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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T13

Sur les effets
des changements de langue 1

Il arrive souvent qu'une population change de langue. De par
l'effet de la conquête romaine, le latin s'est en Gaule substitué
au gaulois. Le gaulois lui-même ne s'était introduit dans le
domaine où on le rencontre qu'au cours du premier millénaire
avant le Christ ; faute de données historiques on ignore à quelles
langues il s'est substitué ; mais nombre de noms propres ou de
noms d'objets qui ont subsisté dans le pays gallo-roman ne
s'expliquent pas plus par le gaulois que par le latin. Dans le
domaine de la France actuelle on constate donc deux changements
de langue au cours de l'époque historique. Partout où
l'on dispose d'une histoire un peu étendue, on observe des changements
analogues. Aussi les trois langues dont on possède les
monuments les plus anciens, le sumérien et l'accadien aux
bouches de l'Euphrate, l'égyptien dans la vallée du Nil ne sont
représentées dans ces régions par aucun idiome actuellement
parlé.

Longtemps les linguistes observant les langues en elles-mêmes
sans trop penser aux gens qui les emploient ont négligé d'étudier
les effets qu'ont pu avoir ces changements. Maintenant beaucoup
de linguistes s'intéressent à ces effets. Mais on n'est pas
encore arrivé à en faire une théorie complète. On voudrait ici
dégager les principaux de ces effets sans prétendre résoudre la
question d'une manière complète.

Il ne s'agit pas de poser des théories générales. On est ici en
104présence de faits historiques. Or, par nature, les faits historiques
sont singuliers. Les situations qui déterminent certains
changements ne se retrouvent jamais deux fois identiques à
elles-mêmes au cours des temps. Mais il y a des types divers de
possibilités, et ce sont des types qu'on se propose d'indiquer et
de classer. Comme les faits de vocabulaire dépendent des
influences qui s'exercent sur la civilisation et sont pour une
large part indépendants de la structure de la langue, il ne sera
fait état ici que des éléments constitutifs des langues considérées,
c'est-à-dire du système phonique et du système grammatical.
On laissera entièrement de côté tout ce qui concerne le vocabulaire.

I

Une langue nouvelle n'envahit pas d'une manière brusque le
domaine où est parlée une autre langue. Le fait que les éléments
dirigeants de la nation gauloise, reconnaissant la supériorité de la
civilisation romaine et désirant garder leur situation dominante,
ont promptement acquis la connaissance du latin, n'a pas empêché
les parlers gaulois de subsister à côté du latin dans des régions
rurales, sans doute durant plusieurs siècles. Il est résulté de là que
pendant ces siècles beaucoup de gens ont pratiqué à la fois le
latin et le gaulois. Il y a donc eu durant de longues années des
individus bilingues dans l'ancien domaine gaulois, car, d'une
part, les éléments dirigeants ont dû garder quelque connaissance
du gaulois pour se faire entendre des gens qui étaient
restés fidèles au vieil usage, et, inversement, beaucoup de gens
du peuple ont dû acquérir rapidement quelque connaissance du
latin auprès des éléments dirigeants. Sur ces faits on ne saurait
insister faute de données précises.

En revanche, sur une seconde période de bilinguisme, dans la
même région, on possède des faits précis. Après les grandes invasions,
les chefs ont été des hommes de langue germanique,
franque ou burgonde ; l'Église et ce qui restait de gens ayant
une culture intellectuelle avaient conservé l'usage du latin. Deux
105langues ont donc coexisté, et, par tous les individus qui à la
fois approchaient des chefs et conservaient une culture intellectuelle,
la lingua romana et un parler germanique ont été
employés suivant les cas. Donc, dans l'esprit de ces individus,
la forme latine et la forme germanique s'équivalaient souvent,
et ils pouvaient être amenés à parler latin avec des tours germaniques
ou germanique avec des tours latins. Par exemple, en
germanique c'est un moyen de marquer l'interrogation que de
mettre le sujet après le verbe, ainsi en allemand : Kommt er ?
« est-ce qu'il vient ? ». Or pareil usage n'existe pas en latin ;
la plupart des langues romanes ne le présentent donc pas non
plus ; mais le français, qui continue le parler latin d'individus
dont beaucoup étaient bilingues, reproduit le type : Kommt er ?
« vient-il ? ». Dans le français actuel, vient-il n'est qu'une survivance
isolée, mais montre que durant la période du bilinguisme
une part au moins des gens employant la lingua romana qui est
devenue le français y ont introduit des tours germaniques. Le
cas sujet du mot germanique signifiant « homme » a pris d'abord
dans les phrases négatives ou interrogatives une valeur indéfinie
et c'est ainsi que s'est constitué le mot indéfini allemand « man ».
Rien de pareil ni en latin ni dans l'ensemble des langues romanes.
Mais en français, c'est-à-dire dans la langue de gens dont
les ancêtres ont passé par une période de bilinguisme latino-germanique,
le cas sujet « homo » du mot signifiant « homme » a
fourni le pronom indéfini on, équivalent exact de l'allemand
man. Il serait aisé de montrer de même que l'emploi du cas
rem du latin res « chose », emploi d'où est sorti la valeur négative
du français rien, procède de l'imitation d'un usage germanique :
l'allemand nicht représente un ancien ni wiht signifiant
littéralement « pas une chose ».

Des cas de bilinguisme analogues à celui qui vient d'être supposé
pour la période de l'histoire linguistique de la France comprise
entre le Ve et le Xe siècle après J.-C. ont pu être observés
à l'époque contemporaine. Le mieux étudié est celui des parlers
slaves de Lusace connus sous le noms de sorabes, qu'a décrits un
savant russe, M. Schtcherba. La forme en est toute slave. Mais
106comme ces parlers constituent un îlot entouré par l'allemand et
que la culture du pays est allemande, beaucoup de ces Slaves ont
l'allemand présent à l'esprit quand ils parlent sorabe et leur
parler est souvent de l'allemand sous un masque slave. Le cas
est donc tout différent de celui du français et de l'allemand.
Toutefois un trait essentiel est commun aux deux cas : les
formes d'une langue se sont conservées, mais ces formes servent
en partie à reproduire les tours d'une autre langue.

Sauf un certain nombre de mots du reste importants et assez
nombreux, le français est demeuré une langue latine. Si des
verbes comme haïr et choisir, des adjectifs comme bleu et blond,
des substantifs comme guerre et haie, sont de par leur origine
allemands, tous les éléments de la structure grammaticale du
français sont demeurés purement latins et ceci n'empêche pas le
français de continuer le parler d'hommes dont les manières de
s'exprimer ont été pour une part germaniques.

Toutes les formes essentielles du système de la langue sont
demeurées latines dans la France du Nord. Tout au plus les sujets
bilingues ont-ils introduit quelques phonèmes nouveaux. Il n'y
avait plus d'h dans le latin de l'époque romane, tandis que h tenait
en allemand une grande place. Or, non seulement h s'est introduit
dans des mots d'origine germanique comme haïr et honnir,
mais même le mot latin altus a reçu h à l'initiale sous l'influence
du mot germanique correspondant all. hoch. Toutefois il est
curieux de noter que h ne s'est pas maintenu en français et que
depuis longtemps déjà la présence ancienne de h se traduit seulement
par des hiatus : je hais, la haine, etc.

Les effets d'une période de bilinguisme peuvent être plus ou
moins grands ; en aucun cas connu ils n'ont été assez considérables
pour qu'on puisse jamais se demander quelle est de deux
langues en présence celle qui a survécu. Si fort qu'ils pensent à
une autre langue, les individus ont toujours l'intention d'employer
les ressources d'une langue définie. Les Slaves de Lusace,
dont le parler est si plein de tours allemands, ont toujours l'intention
de rester fidèles à leur langue traditionnelle. On a souvent
parlé de langues mixtes. Le terme est impropre parce qu'il
107suggère l'idée que les situations des deux langues considérées
seraient, sinon égales, au moins de nature comparable. Ceci n'arrive
dans aucun des cas qu'on a pu observer. Des deux langues,
l'une est celle que l'on veut parler, l'autre n'intervient que comme
une forme accessoire.

L'étude des cas de bilinguisme n'est encore qu'à ses débuts.
Il importe qu'elle soit activement poussée. Bien des innovations
surprenantes s'expliqueront sans doute par là.

II

Les habitudes linguistiques sont tenaces. Un adulte qui
apprend une langue tend à la prononcer avec des ressources
phoniques offertes par sa langue usuelle. Lorsque se produit un
changement de langue, il peut donc arriver que la langue nouvellement
apprise soit prononcée par les moyens dont disposent
déjà les sujets en question. Ceci se produit surtout quand la nouvelle
langue est voisine de la langue en usage. Si un Saxon de
Transylvanie se met à parler roumain, il n'est pas tenté d'introduire
dans son roumain le phonétisme de son parler saxon.
Mais si un Français du Midi parle le français normal fondé sur
l'usage de l'Île-de-France, il a tendance à se servir par exemple
des voyelles de son parler provençal ou gascon. De là résulte que
dans le Midi de la France, le français est prononcé par beaucoup
de gens avec des voyelles tout autres que celles qui sont normales
dans la région parisienne ou, d'une manière générale,
dans la France du Nord. Par exemple les voyelles nasales des
méridionaux n'ont pas le caractère de pureté qu'ont les voyelles
nasales normales du français.

L'apprentissage d'une langue nouvelle par une population
peut donc comporter dès le moment du changement de langue
— mais ne comporte pas nécessairement — une déviation du
système phonique. Il peut y avoir de même, dès le début, des
différences de formes grammaticales. Ainsi les prétérits simples
tels que je fis, je vins, je jouai, conservés par le français littéraire
et enseignés par les grammaires, mais qui ne s'emploie plus
108dans la région parisienne, et dans les parlers qui concordent
avec ceux de la région parisienne, continuent d'être employés
dans le Midi où les parlers locaux du type provençal ou gascon
en ont l'équivalent-

Ainsi dès le moment où une population change de langue, il
y a chance pour que la langue ainsi introduite offre dès l'abord
certains caractères propres qui la distinguent du modèle imité.

III

Les deux types de faits qui viennent d'être esquissés sont
simples et, si l'on n'est pas sûr de la portée qu'il convient de
leur attribuer pour expliquer les changements linguistiques, on
en possède des exemples nets et sûrs qui en établissent la réalité.
Il y a un cas plus difficile et dont la réalité même est contestée
par nombre de linguistes, celui des changements que subirait,
postérieurement au changement de langue, la langue nouvellement
adoptée. C'est ce que, dans la terminologie actuelle des linguistes,
on appelle le problème des substrats.

Tout d'abord il est difficile de faire le départ entre les changements
qui ont pu intervenir au moment même de la substitution
d'une langue nouvelle à l'ancienne et les changements qui
se sont produits après cette substitution. La plupart du temps
les données dont on dispose ne permettent pas de faire le départ.
Ainsi, c'est un fait que la prononciation aspirée des consonnes
occlusives p, t, c du toscan, qui a eu pour conséquence la prononciation
spirante de ces occlusives entre deux voyelles, s'observe
dans le domaine où le latin s'est substitué à l'étrusque. Or,
on sait que l'étrusque n'avait pas d'occlusives sonores telles que
b, d, g et qu'il a possédé des occlusives sourdes aspirées ph, th,
kh, c'est-à-dire que la prononciation des occlusives étrusques
était d'un type analogue à celui des occlusives germaniques.
Mais si l'action de l'étrusque semble évidente, on n'a pas le
moyen d'en déterminer la date et l'on ne saurait affirmer que la
prononciation aspirée se soit fixée dès la période où le latin a
progressivement remplacé l'étrusque.109

Il y a des cas où certainement le changement n'a abouti
qu'après et même longtemps après l'époque de la substitution.

Entre le temps où le latin s'est substitué au gaulois — cette
substitution a demandé plusieurs siècles, des parlers gaulois persistant
dans les campagnes alors que depuis longtemps les villes
étaient passées au latin — et le moment où commencent
d'apparaître des faits spécifiquement français vers IXe siècle
après J.-C, il s'est écoulé presque partout un long temps. Or les
caractères propres de l'évolution du système phonique latin en
France concordent avec des faits que présentent actuellement les
parlers celtiques. L'un des traits qui caractérisent le français est
le passage de l'ancien u long latin à la prononciation u du
français actuel, ainsi le français pur représente le latin purus.
D'une manière générale, le français a développé des voyelles
moyennes, intermédiaires entre les types extrêmes, entre a et o
il y a eu, entre in et on y a un. Des faits analogues s'observent
dans les langues celtiques. Nulle part dans les langues romanes
les voyelles des syllabes finales des mots latins n'ont subi des
réductions aussi fortes qu'en français ; or les voyelles des syllabes
finales celtiques, qui étaient pleinement conservées en gaulois,
apparaissent fortement réduites dans les formes les plus
anciennement connues des parlers celtiques, soit en Irlande,
soit en Grande-Bretagne dès le VII siècle après J.-C .
Nulle part plus qu'en français les consonnes placées entre
deux voyelles n'ont été altérées : amica est représenté par
amie, spata par épée, medium par mi ; or l'altération des consonnes
placées entre deux voyelles caractérise d'une manière
éminente les langues celtiques. Le développement du français
a donc .suivi la même direction que celui des langues
celtiques.

Comme les innovations considérées ont eu lieu longtemps
après le moment du changement de langue, on ne saurait les
expliquer par une déviation initiale qui aurait eu lieu à l'époque
du changement. Dès lors on est amené à supposer que ces innovations
résulteraient de tendances existant chez des sujets dont
les ancêtres ont changé de langue. Hypothèse hardie qui tend
110à faire croire que certaines habitudes acquises auraient pu être
transmises par l'hérédité. Il ne s'agirait pas de l'hérédité de
caractères anatomiques acquis, mais d'une chose bien différente,
d'hérédité d'habitudes acquises. Cette hérédité serait comparable
à celle qu'on observe dans des races de chiens employés à
des usages particuliers. Ainsi ce doit être en vertu de l'hérédité
d'habitudes acquises qu'un jeune chien de chasse demeure arrêté
devant certains gibiers, sans essayer de les saisir lui-même jusqu'à
ce que parte l'animal. S'il agit naturellement ainsi, c'est en
vertu d'un dressage pratiqué sur les chiens dont il descend.

Dans la mesure où les innovations linguistiques résultent de
tendances héritées d'une langue antérieure, elles fournissent des
exemples remarquables de l'hérédité des habitudes acquises.

Ce n'est pas un hasard que, dans une même langue, des innovations
sinon identiques, du moins d'une même sorte, apparaissent
à plusieurs reprises au cours du développement. Ainsi,
en germanique il y a eu mutation de toutes les occlusives ; c'est
ce que l'on appelle la « mutation consonantique » : mais, chose
remarquable, après la mutation qui caractérise l'ensemble du germanique
a eu lieu en allemand une seconde mutation. De
même en arménien il y a eu à une époque préhistorique une
première mutation consonantique semblable à celle du germanique.
Puis dans une partie des parlers arméniens s'est produite
une seconde mutation. On voit par là que chez certaines populations
des tendances héritées dominent le développement.

Des observations qui précèdent il résulte que d'une part les
langues continuent des types linguistiques uns auquels elles
doivent notamment tous les éléments essentiels de leur morphologie.
Dans la morphologie du français il n'y a rien qui ne provienne
du latin. Mais si le latin a évolué comme il l'a fait sur le
domaine français, c'est en partie parce que la population de langue
latine dont la langue a survécu a hérité de la population
gauloise certaines tendances, en partie parce que la population
de langue gauloise, au moment où elle a changé de langue, s'est
mise à parler latin avec un « accent » particulier, en partie, enfin,
parce que nombre de sujets influents ont pendant plusieurs
111siècles parlé à la fois germanique et latin, et, par suite, parlé le
latin en pensant parfois à des tours germaniques.

Le linguiste qui fait l'histoire des langues en ne pensant qu'à
la langue dont l'usage a été volontairement conservé, risque
donc de présenter le développement d'une manière trop simple :
tous les éléments de la structure du français contiennent des
éléments latins ; mais entre le latin et le français, dès le Xe siècle,
on observe des différences essentielles. Il est malaisé de rendre
compte de toutes ces différences et les données dont on dispose
ne suffisent pas pour qu'on se permette de tout expliquer. Mais
certaines concordances sont trop frappantes pour être attribuées
au hasard et il faut reconnaître que dans les évolutions linguistiques
consécutives à un changement de langue, certains traits
résultent, sous l'une des trois formes indiquées, d'une influence
exercée par la langue qui a été éliminée.112

1. Scientia, 1932, p. 91 sq.