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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T15

La notion de radical en français 1

A l'égard du radical, c'est-à-dire d'un élément commun exprimant
dans plusieurs mots un même sens général, les langues se
comportent de manières diverses. Il y a des langues, l'arabe par
exemple, où il est normal que les mots s'analysent et où, presque
dans chaque mot, on sent une « racine ». En français, au contraire,
les principaux mots de la langue ne s'analysent pas. Ce
trait caractérise le français.

Déjà en latin, l'élément radical est souvent dissimulé par des
altérations phonétiques. Dans carmen, le changement de -nmen
-rm- masque le fait que le radical est celui de cano ; le mouvement
qui a entraîné carmen loin du groupe de cano, canto était
commencé déjà avant la période historique du latin. De même,
le traitement du groupe -gsm- a isolé exāmen de ago, exigo ; si fr.
essaim n'a plus rien à faire avec le groupe de ago, — qui, du
reste, n'est représenté en français que par des formes comprenant
cum- : cailler, catir, cacher, vfr. cuider, — déjà en latin exāmen
n'était plus analysable.

Un trait donne au français un aspect propre, qu'a aussi en
une large mesure l'anglais : le nom d'action n'est pas souvent
un dérivé du verbe correspondant ; le nom de qualité n'est pas
un dérivé de l'adjectif, ni l'adjectif un dérivé du substantif. Ainsi
absolution ne s'explique par aucune forme de absoudre ; vérité n'est
pas fait sur vrai ; oculaire n'est pas fait sur œil. Pour l'historien,
123ceci veut dire que, en pareil cas, l'un des mots est traditionnel,
et l'autre pris au latin écrit. Mais, pour le sujet parlant qui ne
se soucie pas d'histoire, le fait observable est simplement ceci,
que absolution, vérité, oculaire, qui forment groupe sémantiquement
avec absoudre, vrai et œil, ne sauraient s'expliquer, en l'état
actuel de la langue, par ces mots.

Quelle qu'ait été l'action du latin écrit sur le français, pareil
procédé n'aurait pu se répandre aussi largement si quelque chose
dans la structure de la langue courante n'y avait prêté.

En réalité, les altérations violentes que la phonétique a fait
subir aux formes sur le terrain gallo-roman, surtout dans le
Nord, ont miné le sentiment d'un élément radical. Les mots qui,
par eux-mêmes, étaient le mieux faits pour maintenir le sentiment
d'un radical étaient les verbes radicaux. Ils ont été si disloqués
par le traitement qu'ils ont subi qu'il n'y est, en général,
rien resté où l'on ait pu apercevoir un radical.

Soit lego. Les formes françaises sont de l'un des types : je
lis
nous lisonsje lirailu. Le substantif lectionem a abouti
à leçon : Le seul élément commun à tous ces mots est l- qui ne
peut passer pour un radical. Dès lors, rien ne s'opposait à l'adoption
de mots venus de la langue écrite : lecteur, lecture.

Soit scribo. Le français a j'écrisnous écrivonsj'écrirai
écrit, qui, malgré la ressemblance de quelques formes, se comporte
tout autrement que lire. D'où la possibilité de mots pris à
la langue écrite à diverses dates : écriture, scribe, scripteur.

Soit sapio. Le français a je saisnous savonsje saurai
su. Il est résulté de là que, pour rendre la notion nominale, on
a recouru à un mot d'un autre groupe, science, et qu'ainsi aucun
rapport n'apparaît entre science et savant.

Soit debeo. Le français a je doisnous devons - je devrai
, et le substantif dette. Aussi a-t-on pu prendre sans résistance
débiteur.

Soit video. Les formes françaises sont de l'un des types : je
vois
nous voyonsje verraivu. Le seul élément commun
à tous ces mots est v-. Dès lors, rien ne s'opposait à l'adoption
de vision, visuel, viser, etc.124

Soit prehendo. Les formes françaises sont de l'un des types :
je prends (où le d n'est que graphique) — nous prenonsje
prendrai
pris. Le français, qui a fait preneur sur le type prenons
et prise sur le type pris., n'offre évidemment pas un radical
quelconque.

Si encore des formes pareilles du latin avaient abouti en français
à des résultats pareils, il y aurait au moins des traitements
parallèles qui fourniraient, en quelque mesure, l'équivalent de
radicaux. Mais le groupe de rendre n'est pas parallèle à celui de
prendre : je rends (avec d purement graphique) — nous rendons
je rendrairendu. La forme aberrante de rente a séparé ce mot
de rendre.

Là même où l'élément radical est demeuré plus substantiel
que dans les cas précédemment cités, des variations internes
empêchent qu'on ne l'aperçoive clairement. Ainsi dans je
meurs
nous mourronsje mourraimort, où m et r paraissent
donner une caractéristique assez nette, mais où les variations
de la voyelle, eu, ou, o, font qu'on n'aperçoit encore pas une
unité.

Par le fait que je bois, boire, je boirai, s'opposent à nous buvons,
je buvais, etc., on comprend qu'il y ait, d'une part, boisson et,
de l'autre, buveur, qui n'ont pas grand'chose de commun.

A ne voir que les formes personnelles et l'infinitif, naître et
connaître sont pareils (on fait abstraction ici du prétérit simple,
je naquis et je connus, qui, n'existant plus dans la langue parlée,
n'interviennent pas, à l'époque actuelle, dans le sentiment du
radical) ; mais les participes et connu brisent le parallélisme.

Dans la mesure où les noms d'action sont des dérivés de
verbes, ils sont tirés de formes dont le sens ne montre pas de
rapport avec le nom d'action : naissance ou connaissance se rattachent
à naissant, connaissant qui ne font pas penser à des noms
d'action. Du reste, il s'agit souvent d'anciens participes qui ne
sont plus en usage : dette ou recette ne se rattachent à aucune forme
usuelle de devoir, recevoir ; perte, assiette, course à aucune forme
usuelle de perdre, asseoir, courir, et ainsi de bien d'autres.

Il est inutile de multiplier les faits de détail ; le principe est
125acquis : dans les verbes anomaux qui, seuls, devraient conserver
d'anciens types radicaux, le français n'a pu garder aucun sentiment
d'un radical.

Il en va autrement des verbes réguliers. Il n'y manque pas de
groupés, tels que chasse, chasser, chasseurpêche, pêcher, pêcheur
danse, danser, danseurjeu, jouer, joueurvol, voler, voleur
prêt, prêter, prêteurson, sonner, sonneurcri, crier, crieur, etc.
Mais cela ne fait que des groupements étroits et souvent imparfaits :
le lien de parole avec parler est rompu ; goût est loin de
goûter, pour le sens ; et espoir loin d'espérer, pour la forme ; personne,
malgré l'étymologie, ne pense à un rapport entre poisson
et pêcher. Du reste, les rapports sont souvent complexes, ainsi
dans foin et faner, loin et éloigner ; plus encore dans blé et emblaver,
fort et renforcer, plomb et plonger.

Quand un mot obtenu par un procédé général de formation
entre dans l'usage courant, la valeur de ce mot se restreint, et il
ne sert plus qu'à désigner une notion particulière. Il 3* a là un
fait général.

Comme, en français, le sentiment d'un radical est réduit au
minimum, ces restrictions de sens sont fréquentes. Ainsi le verbe
tailler a un sens général ; mais tailleur désigne une profession
particulière. Il n'y a presque plus rien de commun entre le sens
de soupe et celui de souper ; moins encore entre les sens de coiffe
et de coiffer. L'adjectif aimable est devenu indépendant du verbe
aimer ; et, si l'on sent entre aimer et amour quelque parenté, on
ne saurait préciser le rapport entre les deux mots.

Là où ils existent, les rapports sont souvent vagues. On ne
peut voir en français comment chantre et chanson se relient à
chanter ; la formation à laquelle appartient chant n'étant plus
productive, le rapport entre chant et chanter n'est pas net ; enfin
chanteur, dont la formation est transparente, a son usage pour
lui-même et ne dépend plus guère de chanter. On ne voit pas
mieux comment reine est lié à roi ; et la formation de royaume
n'est pas transparente.

Il suffit de rappeler comment l'alternance eu, ou, qui a cessé
126d'être fréquente, et la spécialisation de sens de chacun des deux
mots ont isolé œuvre d'ouvrier.

Plenus et implere ont eu, chacun, leur histoire propre, et plein
s'est séparé d'emplir. Même santé est loin de sain.

On ne sent plus ce qui relie mi (dans à mi-corps, à mi-chemin)
à milieu, à demi, ni surtout à moitié.

C'est que les accidents, phonétiques ou morphologiques, ont
été acceptés par la langue, si bien que les liens des formes se
relâchent ou se dénouent tout à fait. Le fait que le féminin de
vert est verte tend à écarter de l'adjectif le nom de qualité verdeur,
qui n'a qu'une valeur spéciale, et les verbes verdir et verdoyer.
En l'état actuel du français, il n'apparaît plus que grain, grange
et grenier aient fait partie d'un même groupe ; aussi ni la grange,
ni le grenier ne sont limités aujourd'hui au logement du grain.
On ne saurait même soupçonner la parenté de pion, piège, piètre,
avec pied.

Il n'aurait pas été aussi facile qu'il l'a été de donner à poi(d)s
le d du latin pondus, si le nom n'avait été déjà séparé du groupe
de peser auquel il appartenait anciennement. Lais n'aurait pu
recevoir la graphie legs, si l'on y avait senti un nom d'action de
laisser.

Pour donner de ces faits une idée complète, il faudrait parcourir
tout le vocabulaire français. Même abstraction faite de l'action
qu'a exercée le latin écrit, le français tire médiocrement
parti des procédés de formation des mots qu'il possède. Chaque
mot y a, par lui-même, son sens, et la structure du mot y est
plus propre à tromper qu'à instruire sur la signification exacte.
Le vocabulaire y gagne en précision : une formation de mots ne
peut orienter sur le sens que d'une manière vague. Le vocabulaire
est le domaine des faits particuliers ; c'est donc un mérite
du français que d'opérer avec des mots dont le sens est fixé d'une
manière pour ainsi dire individuelle et que défigurent le moins
possible des reflets jetés par d'autres mots.127

1. The Romanic Review, XXI, 1930, p. 291 sq.