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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T17

Sur l'étymologie du français 11

L'objet d'un dictionnaire étymologique est d'expliquer le
vocabulaire d'une langue. Mais il faut définir ce qu'on entend
par « expliquer ».

En principe, il n'y a pas de lien entre la forme du mot et la
notion qu'évoque le mot. Soit une phrase comme celle-ci : le
voisin vanne son blé
. Rien, dans les formes de voisin ou de blé, n'a
avec les notions qu'évoquent ces mots un rapport. Le signe linguistique
est arbitraire ; la valeur qu'il a est due, non au signe
lui-même, mais à une tradition. Si l'on a recours à un mot
donné, c'est que tel est l'usage.

Il y a un rapport de dérivation entre le nom et l'instrument :
le van, et le verbe vanner, qui indique l'opération. Mais ce nom
de l'instrument, le van, est aussi arbitraire que le nom du voisin
ou celui du blé.

Ce caractère arbitraire, et par suite purement traditionnel, du
mot ne satisfait pas l'esprit des hommes qui emploient la langue,
ils réagissent souvent contre le fait que le signe linguistique ne
s'explique pas directement. Ainsi, dans le cas indiqué, comme le
vent, en enlevant les balles, joue un rôle dans le vannage, les
gens du peuple tendent à dire : le voisin vente son blé. L'expression
n'a pas grand sens ; mais on y aperçoit un effort pour échapper
au caractère immotivé du signe. C'est ce que l'on appelle une
« étymologie populaire ».138

Quand il veut serrer le sens d'un mot, Platon le met souvent
en rapport avec d'autres mots. Ce n'est pas à dire que le mot
interprété procède du mot rapproché : Platon constate seulement
un rapport. Du reste plusieurs rapprochements peuvent être envisagés,
dont l'un n'exclut pas l'autre ; les rapprochements du
Cratyle sont de cette sorte. Le mot etymologia, qui apparaît à
l'époque hellénistique, indique l'art de trouver par des rapprochements
de ce genre le « vrai » sens du mot. Il n'implique pas
une histoire du mot.

L'étymologie du linguiste est autre chose. Constatant que le
mot est arbitraire et n'a sa valeur qu'en vertu d'une tradition,
le linguiste se propose de déterminer quelle a été en chaque cas
cette tradition. Le linguiste moderne qui fait une étymologie ne
cherche pas le sens réel du mot, ni même le sens qu'il a eu dans
le passé, mais s'efforce de suivre l'enchaînement des faits de
diverses sortes par lesquels le mot a pris sa forme et sa valeur.
En pareille matière, le linguiste est historien et n'est qu'historien.

Toute histoire s'entend naturellement entre deux dates :
l'usage des dictionnaires étymologiques français est de partir du
latin de l'époque impériale pour aboutir au français moderne.
L'étymologie du latin relève de la grammaire comparée des
langues indo-européennes, celle du français de la grammaire
comparée des langues romanes, donc de deux disciplines distinctes.
Ce n'est qu'une convention commode. Car on ne réussit
à faire l'étymologie du latin que par la comparaison avec des
langues diverses, souvent lointaines ou mal connues. On connaît
bien l'histoire du latin credere, d'où le français croire. Mais pour la
faire, il faut rapprocher des formes du vieil irlandais et du sanskrit.
La tâche des romanistes est assez lourde pour qu'on ne leur
demande pas de manier les anciens textes celtiques et les anciens
textes indo-iraniens. D'ailleurs les rapprochements de ce genre
seraient inaccessibles à la plupart des lecteurs. Pour faire comprendre
des rapprochements sûrs comme celui de granum du latin
(français grain) avec korn de l'allemand et corn de l'anglais, et
avec zerno du russe, ziarno du polonais, il faudrait trop d'explications.
On renverra donc aux dictionnaires étymologiques du
139latin le lecteur curieux de l'histoire ancienne des mots latins : un
dictionnaire étymologique du latin d'A. Ernout et d'A. Meillet
est maintenant paru.

Assurément il est dommage que des considérations pratiques
ne permettent pas de tracer jusqu'au passé le plus lointain qu'on
puisse atteindre — dans les meilleurs cas le troisième millénaire
avant l'ère chrétienne — l'histoire des mots français. Il aurait été
intéressant de montrer comment le latin pater que continue le
français père est un mot du plus ancien vocabulaire indo-européen
et comment ce mot désignait moins l'homme qui a engendré des
enfants que le chef de famille. A propos de hors (de-hors) qui
représente foris du latin, il n'aurait pas été inutile de montrer
que le latin fores ne désignait pas la porte matérielle, mais l'entrée
de l'ensemble que constituait la maison indo-européenne
avec son enclos : être hors, c'est être de l'autre côté de l'entrée de
l'enclos ; on voit que c'est le sens du mot indo-européen représenté
par fores du latin qui rend compte de la façon dont s'est
constituée une expression adverbiale du français. Bien des lecteurs
auraient appris avec curiosité que le mot vin, qui continue vinum
du latin, n'est pas du vieux fonds du vocabulaire indo-européen
et que, avec la culture de la vigne, les Romains ont reçu ce mot
des vieilles civilisations méditerranéennes que révèlent les fouilles
récentes. Ces civilisations ont enrichi de nombreux mots le vocabulaire.
Il suffit de l'indiquer ici une fois pour toutes.

Nombre de mots latins ont été pris au grec qui a fourni à
Rome une large part des usages de la vie civilisée et, par emprunt
pur et simple ou par traduction, le principal du vocabulaire de
la culture intellectuelle. Des mots comme peine ou comme
machine sont en français d'origine latine ; en latin, ils étaient
d'origine grecque. La valeur philosophique du latin causa se
retrouve dans le français cause ; en latin, elle était due à ce que
causa avait absorbé les sens d'un mot grec, de même que le mot
parlement du français est de formation française, mais doit le sens
politique qu'il a d'ordinaire aujourd'hui à l'emploi du mot
anglais correspondant.

De même que l'histoire du vocabulaire français, l'histoire du
140vocabulaire latin est compliquée. Le présent dictionnaire fait, en
général, abstraction du passé des mots latins qu'il prend comme
points de départ. Mais c'est seulement pour des raisons de commodité,
des lecteurs comme des auteurs, que l'on a ainsi, suivant
une habitude établie, limité l'exposé.

Les faits historiques sont par nature singuliers ; ils résultent
de concours de circonstances qui ne se reproduisent pas deux fois
d'une manière identique et dont, par suite, on ne peut faire état
que si des témoignages les font connaître. On ne devine donc pas
une étymologie ; on la détermine par des témoignages exprès sur
le passé des mots ou grâce à la méthode comparative qui permet
de suppléer, en partie, à l'absence de témoignages.

Sans les procédés comparatifs, l'histoire des mots serait dans
la plupart des cas impossible.

Soit le mot français jeu. On sait que le français est une forme,
considérablement altérée, du latin, et que le provençal, l'italien,
le roumain, l'espagnol, le portugais sont des formes, plus ou
moins altérées, et autrement altérées, de la même langue. Les
mots de même sens sont en provençal joc, en italien giuoco, en
roumain joc, en espagnol juego, en portugais jcgo ; tous ces mots
font apparaître une consonne médiane de type guttural et plusieurs
d'entre eux une voyelle finale articulée du côté arrière du
palais ; la concordance avec le latin iocum en devient évidente.
Le traitement de -ocum est le même que dans le cas de focum :
français feu, provençal foc, italien fuoco, roumain foc, vieil espagnol
huego, portugais fogo. Quant au fait que l'i consonne initial est
représenté en français par j-, il est général dans notre langue :
iumentum est représenté par jument, iuncum par jonc, et ainsi
toujours. Comme le sens du latin jocus subsiste dans le français
jeu et que le mot jeu se lit dès les plus anciens textes français, il
n'y a pas à douter que jeu ne continue simplemet le latin jocum.

Si l'histoire de tous les mots se développait dans les mêmes
conditions, le problème serait relativement simple. Mais, en réalité,
chaque mot a son histoire qui lui est propre.

Soit le latin folium ; ce mot est représenté par feuille en français,
141folha en provençal, hoja en espagnol, folha en portugais ;
pour rendre compte de la forme et du sens de ces mots, il faut
considérer que la forme du nominatif-accusatif pluriel neutre
latin, folia, concordait avec celle des féminins en -a ; folia
« feuilles » a servi en français à désigner la feuille.

Soit maintenant le mot latin oleum, qui aboutissait en roman
à olium ; le français a huile, le provençal oli, l'italien olio, le portugais
oleo (l'espagnol a olio et oleo, mais le mot populaire est
aceite, d'origine arabe). C'est qu'il s'agit d'un objet de commerce
dont le nom s'est transmis autrement que le terme folium de la
langue courante. On est ici en présence de deux mots dont les
histoires ne sont pas comparables entre elles.

Le latin oleum désignait l'huile extraite de l'olive. Or, en
français, dès le début, huile a désigné tout produit gras liquide,
quel que soit le corps d'où il est issu : peu de Français du Nord
ont connu autrefois l'huile d'olive. Aujourd'hui huile désigne de
plus des produits gras, extraits du pétrole et qui servent à graisser
des machines. Huile a donc en français un sens beaucoup plus
étendu que le latin oleum. En latin oleum et oliva sont des mots
d'origine grecque ; et, en grec, elai(w)on et elai(w)ā désignent,
l'un un produit, l'autre, le fruit dont le produit est extrait. Qui
ne connaîtrait pas les faits grecs et latins ne saurait expliquer les
origines lointaines du nom de l' « huile ».

Dans des cas tels que ceux-ci, on aperçoit une continuité de
forme et de sens. Mais, souvent, il s'est produit des accidents que
rien n'autorise à supposer si quelque témoignage historique
n'avertit de ce qui est arrivé.

Ainsi le nom du « foie » ne continue pas le nom latin iecur,
qui, du reste, n'a survécu dans aucune des langues romanes. Or,
si l'on cherche le mot foie dans le Dictionnaire étymologique des
langues romanes
de M. Meyer-Lübke, on constate qu'il figure sous
le mot grec sykōton, bien qu'aucune forme d'aucune langue
romane ne repose directement sur sykōton et bien que ce mot
grec signifie « fourré de figues », ce qui, à première vue, n'a rien
de commun avec le nom du « foie ». Il faut savoir que, à l'époque
impériale, il y a eu un mets consistant en foie farci de figues.
142C'est un terme de cuisine qui a été généralisé pour désigner le
« foie ». Mais le mot a été latinisé de manière à faire apparaître
le nom ficus de la « figue » ; cette latinisation, qui ne date pas
de l'époque du latin classique, a eu lieu de façons diverses dans
les diverses parties du domaine latin : l'ī de ficus n'apparaît que
dans une partie de l'Italie, si bien que l'italien classique a fégato,
et, de même, le français a foie, qui exclut un ancien ī ; au contraire,
les parlers italiens du Nord ont le représentant de ī, ainsi
en piémontais fídik, et l'on a de même dans les parlers sardes,
calabrais, siciliens fikatu, et, dans la péninsule hispanique, en
espagnol higado, en portugais figado ; l'accent est sur la seconde
syllabe de la forme ancienne du mot dans le vénitien figáo et le
roumain ficát. Si l'on jette les yeux sur la carte « foie » de l'admirable
Atlas linguistique de l'Italie et de la Suisse méridionale de
MM. Jaberg et Jud, on comprend comment le nom du « foie »
peut être fourni par le nom d'un plat cuisiné : le foie est souvent
nommé dans l'Italie du nord-ouest frikasa (dont on trouve le
correspondant de ce côté-ci des Alpes, d'après l'Atlas linguistique
de la France
de Gilliéron) et fritüra dont le sens originel est évident
et qui, du reste, ne désignent encore parfois que le foie des
animaux.

En se transmettant d'une langue à l'autre ou de la langue
commune à des langues techniques ou inversement, les mots
prennent des sens nouveaux. Un mot grec comme parabolē a
servi à indiquer le fait de mettre un objet à côté d'un autre. La
langue de la rhétorique y a recouru pour désigner les comparaisons.
Or, dans l'Évangile, ce mot a été employé pour désigner
les allégories par lesquelles, en nombre de cas, le Christ donne
son enseignement. Les chrétiens de langue latine en ont fait parabola,
mais il est apparu ainsi que parabola est la « parole » du
Christ. La langue commune a donc employé le mot avec le sens
de « parole » du Christ, et, comme c'est la « parole » par excellence,
avec le sens général de « parole ». L'accent tombant sur
ra, l'o de bo a cessé de se prononcer, et parabola a passé à la prononciation
parabla, où, en latin de basse époque, le b était spirant ;
ainsi s'expliquent paraula du provençal, parola de l'italien
143et parole du français. De là est sorti le verbe dérivé parler. Dans
beaucoup de parlers, l et r ont interverti leurs places, et l'on a
ainsi palabra en espagnol et palavra en portugais. Le mot espagnol
a été pris par les coloniaux pour désigner les conversations
tenues avec les indigènes des pays colonisés, d'où palabre en
français. L'histoire de ces mots s'explique ainsi par l'action de la
rhétorique grecque ; et elle manifeste la grandeur du rôle qu'a
joué le christianisme dans le développement des langues romanes.

Il y a des cas plus singuliers, surprenants. L'un des plus imprévus,
connus depuis Ménage, est celui du mot lésine. C'est la
francisation du mot italien lesina « alène de cordonnier ». Mais,
en italien, lesina ne s'emploie pas exactement au sens d'avarice
sordide qui est celui du mot français, et, en français, lésine n'a
jamais le sens technique du mot italien. Ce qui rend compte du
sens, c'est qu'un écrivain italien a publié au cours du XVIe siècle
une sorte de satire sur l'avarice ; il y feint qu'un groupe d'avares
aurait fondé une société et aurait fait en commun l'achat d'une
alène pour ravauder les chaussures des membres de la compagnie,
d'où le nom de Compagnia della lesina. Le livre a été traduit
en français, et de là vient lésine ; le satiriste Régnier a
encore la forme italienne lesina. Quand des aventures de cette
sorte arrivent à des mots, sans qu'on en soit averti par des
témoignages, on ne saurait évidemment les deviner.

Sans doute il y a quelques onomatopées évidentes comme coucou.
Mais il est exceptionnel qu'elles aboutissent à fournir des
mots à la langue générale. Sans doute le type cocorico, dont des
langues diverses ont l'équivalent, paraît avoir donné coq qui, dans
une partie de la Gaule romane, et de là en français littéraire, a
remplacé le représentant du latin gallus ; maison n'aperçoit que
peu de cas pareils. Sans doute aussi, l'usage populaire joue avec
les mots, et il résulte de là des variations qui ont lieu suivant
des modèles plus ou moins vagues, comme bouffer, bâfrer, brifer ;
mais ces formations sont pour la plupart instables et en général
n'arrivent pas à se fixer ; il faut des circonstances spéciales pour
qu'elles soient admises dans la langue générale.

Ce ne sont là que des exemples sur lesquels, par une heureuse
144fortune, on est renseigné. Mais il y a beaucoup de cas sur lesquels
manque toute donnée.

Tout mot résulte d'une tradition, connue ou inconnue. Il est
rare que des mots soient jamais créés arbitrairement. On a souvent
cité comme exemple d'un mot fabriqué de toutes pièces
gaz qui est en effet dû au Flamand Van Helmont ; mais Van
Helmont ne l'a pas inventé, il a employé le mot chaos pour
donner un nom à une notion particulière, celle de « substance
subtile unie aux corps » ; et en effet, dans la prononciation flamande
de g, gaz est près de chaos, avec un ch prononcé spirant.
Depuis que l'on a trouvé le témoignage de Van Helmont lui-même,
il n'y a sur l'origine de gaz aucun doute ; mais avant la
découverte du témoignage, personne ne s'était avisé de cette
hypothèse 12.

Il y a donc, derrière chaque mot, un passé complexe ; mais ce
passé est souvent inconnu. A lire certains dictionnaires étymologiques,
on croirait que les auteurs ont été condamnés à donner
pour chaque mot une étymologie. Rien de moins scientifique. Il
faut louer l'auteur du présent ouvrage d'avoir souvent professé
qu'il ne connaissait pas l'histoire de tel ou tel mot.

Tout vocabulaire exprime une civilisation. Si l'on a, dans une
large mesure, une idée précise du vocabulaire français, c'est qu'on
est informé sur l'histoire de la civilisation en France.

Dans l'ensemble, le vocabulaire général du français continue
simplement le vocabulaire du latin, parce que, à la suite de la
conquête romaine et de la christianisation qui s'en est suivie, la
civilisation romaine a été adoptée en Gaule. C'est pour cela que
pater et mater, que bibere et dormire, que canis et bos (accusatif
bovem) se sont maintenus sous les formes père et mère, boire et
dormir, chien et bœuf, et ainsi de la plupart des principaux termes
de la langue commune. Il n'y a presque aucun mot de ce genre
dont l'histoire ne soit pas connue.

Par suite de la ruine de la civilisation antique, il est arrivé
145que des termes du vocabulaire familier ou même vulgaire aient
prévalu sur les mots de la langue littéraire.

Comme on a, sur ce vocabulaire, nombre de données, on
s'explique une forme telle que oreille : la langue de niveau élevé
avait auris, mais des textes de caractère populaire montrent que
leur parler avait auricula, oricla : c'est cette forme « vulgaire »
que continue le français oreille comme l'italien orecchia. Le verbe
du latin classique esse (ou vulgairement edere) n'est pas représenté
en français ; mais le terme vulgaire, presque argotique, manducare,
a subsisté sous la forme manger, et il est devenu le terme
normal.

Gardant ce qu'elle pouvait de la civilisation romaine, mais
dominée pendant plusieurs siècles par des envahisseurs germaniques,
la France a passé par une période de bilinguisme chez
beaucoup de sujets, et les plus influents. Le latin s'est maintenu,
avec des changements profonds. Mais il a pénétré des mots
germaniques ; jusqu'à des verbes comme choisir, haïr ont été pris
au germanique. Et même des mots latins ont subi l'influence
germanique : si l'initiale de altus n'est pas traitée comme celle de
alter, et si l'on dit : le haut pays, un haut personnage, tandis que
l'on dit : l'autre pays, un autre personnage, c'est que, à l'époque
franque, altus a subi l'influence du synonyme germanique commençant
par h : hoch de l'allemand, high de l'anglais.

Même après que le français s'est écrit pour des usages profanes
et mondains, le latin ancien est demeuré la langue de l'Église,
du droit, de la culture intellectuelle. Aussi les mots qui se rapportent
aux choses de la pensée ont-ils des formes prises au latin
écrit, d'abord fortement adaptées comme dans siècle ou empire,
puis de plus en plus proches de la forme écrite. Le latin causa a
survécu dans la langue courante sous la forme chose ; mais, en
tant qu'il est terme de philosophie ou de droit, il est de la forme
cause, légère francisation de la forme de langue écrite causa. Ainsi
la plus grande part du vocabulaire pour les notions d'ordre intellectuel
se compose de mots latins légèrement francisés, comme
nation ou nature ; et même un grand nombre de verbes, maintenant
usuels, ont été pris au latin écrit : agir ou dominer par
146exemple. A côté des verbes qui ont été conservés sous les formes
qu'ils avaient prises dans la langue parlée, les noms d'action et
d'agent ont ordinairement des formes provenant de la langue
écrite : en face de lire, on a ainsi lecture, et lecteur ; en face de
recevoir, réception, récepteur, réceptacle ; en face de joindre, jonction ;
en face de vaincre, victoire ; en face de devoir, débiteur, etc. Le
français est allé jusqu'à faire du substantif personne, venu de la
langue écrite, l'un de ses mots négatifs, à côté de rien et de
jamais.

Intime au moyen âge et encore aux XVIe-XVIIe siècles, le contact
du français commun avec le latin écrit ne s'est relâché qu'à
l'époque moderne ; il n'a pas été perdu jusqu'à présent, et, pour
désigner une invention récente, on recourt encore à un dérivé
en -ation, de type latin littéraire, du nom latin de l'oiseau avis,
d'où aviation. On ne saurait rien tirer de oiseau.

L'action du latin écrit est allée si loin que, en plus d'un cas, le
mot traditionnel tend à sortir de l'usage et ne survit que dans la
langue des gens cultivés ou dans la littérature, tandis que le mot
venu de la langue écrite est courant : le représentant frêle de
fragilis est aujourd'hui un mot littéraire ; la forme à peine francisée
de fragilis, fragile, est un mot que tout le monde emploie.
Un verbe pris au latin écrit, pensare, d'où penser, est devenu en
français si usuel qu'il a pris une importance supérieure à celle
de peser, resté toujours un peu technique. Idée, qui vient du grec,
est, dans bien des cas, un mot vulgaire : faire à son idée.

Les mots traditionnels ont perdu de leur vitalité parce que les
déviations de formes voisines ont tenu à les isoler : on pense si
peu a un rapport entre poids et peser — qui formaient anciennement
un groupe — que les clercs ont pu, d'après un rapport
imaginaire avec pondus du latin, orner le mot pois de son d purement
orthographique.

Comme les noms d'action ou de qualité sont en général pris
à la langue écrite, un adjectif comme frêle n'est accompagné
d'aucun nom de qualité. Mais, à côté de fragile, on a pris au
latin écrit fragilité.

Il résulte de là que les mots français ne se groupent guère en
147familles. Le substantif cause et le verbe causer sont aujourd'hui
indépendants l'un de l'autre. Il faut être latiniste pour apercevoir
qu'il y a un rapport entre l'original latin du mot cause et les originaux
de accuser, excuser, récuser. Il y a chance pour que le proverbe
qui s'excuse s'accuse ait été forgé par des gens qui savaient le
latin. L'isolement est l'état normal du mot français. En règle
générale, il faut se reporter au latin pour comprendre les rapports
que soutiennent entre eux les mots français. Le français
d'aujourd'hui ne saurait dire quel rapport il y a entre devoir et
dette, dette et débiteur, débit (d'un compte). Aussi les mots qui
remontent à un même groupe du latin écrit perdent-ils souvent le
contact les uns avec les autres : la langue du droit a maintenu le
contact entre transiger et transaction, mais exaction est loin de
exiger.

Le français n'en éprouve guère de gêne. Car même les mots
traditionnels, où le latin écrit n'est pas intervenu, se sont dissociés
les uns des autres par suite des changements profonds de la
prononciation. On ne pense guère que graine et grain sont, étymologiquement,
presque le même mot ; et l'on ne pense pas du
tout que grenier et grange sont des dérivés du mot qui est devenu
grain et graine. Si les mots lecteur et lecture, pris au latin écrit,
sont loin de lire, le mot de vieille forme traditionnelle leçon n'en
est pas plus près pour la forme, et il en est loin pour le sens. Il
y a en français aussi peu de « familles de mots » qu'il est possible.
Tel est l'enseignement le plus clair qui ressort d'un dictionnaire
étymologique.

Les mômes mots du latin écrit ont souvent été pris plusieurs
fois, et avec des sens différents : impressio a fourni une impression
qu'on ressent et l'impression d'un imprimeur. Ce sont en français
deux mots indépendants, et dont ni l'un ni l'autre n'a rien de
commun avec empreinte. Exprimer est pris à l'exprimere du latin ;
mais il y a deux verbes distincts dans exprimer un sentiment et
exprimer le jus d'un citron. Chaque technique a recouru au latin
pour son compte sans se soucier de ce que faisaient les autres.
Dans chaque technique, un même mot initial prend une valeur
particulière qui va jusqu'à en faire proprement un mot nouveau.
148Un même mot latin nota fournit au français une série de termes
techniques qui n'ont de commun les uns avec les autres que la
forme note : ainsi, dans prendre une note, une note de bas de page,
prendre note, remettre une note diplomatique, la note du plombier, une
note musicale
(d'où une note personnelle). Ces valeurs techniques
sont toutes entrées dans la langue commune, sans se rapprocher
les unes des autres.

En somme, le vocabulaire français est un vocabulaire intellectuel
dont le latin écrit a fourni la plus grande part. Depuis la
Renaissance il s'y est joint des formations grecques : en face d'œil,
les formations sont les unes tirées du latin écrit, ainsi oculaire,
oculiste, les autres du grec, ainsi ophtalmie, ophtalmique. Il faut descendre
bas dans la langue populaire pour trouver un dérivé tiré
du mot français œil, yeux, à savoir zyeuter. Dans le français de
niveau littéraire, les dérivés nouveaux s'obtiennent en recourant
à des formations latines ou grecques. Il faut penser au latin pour
comprendre le lien entre cœur et cordial, au grec pour le rapport
entre cœur et cardiaque. On voit par là combien le français est
par essence une langue de civilisation.

Mais le fond traditionnel du français appartient à des hommes
qui vivaient à la campagne et de la campagne. Plusieurs verbes
qui avaient en latin un sens général : ponere, cubare, trahere,
exclaudere (remplaçant excludere) n'ont plus en français qu'un
sens particulier propre à la vie rurale : pondre, couver, traire,
éclore. Le seul sens tout à fait usuel du représentant saillir de
salire est un sens rural : le représentant cheptel (où le p, écrit
mais qui ne doit pas se prononcer, est dû à un pédantisme de
juristes) de capitale s'applique à une notion rurale. Sans la
masse des emprunts au latin écrit, le vocabulaire français serait
mal fait pour les choses de l'esprit. Mais, grâce au fait que le
latin lui a apporté tout prêt un vocabulaire philosophique et
juridique, le français s'est trouvé propre à rendre à peu près
toutes les idées.

Des emprunts aux langues voisines ont complété ses ressources.
L'arabe avait fourni à l'espagnol des termes savants que le français
a adoptés, ainsi un mot comme algèbre. L'italien a fourni des
149mots comme camp, infanterie, fantassin on ambassade. Plus tard,
l'anglais a enrichi la langue de la politique : un mot tel que
budget — que l'anglais avait pris au français avec le sens de
« bourse » — est dû à l'anglais. A côté du vocabulaire savant
d'origine latine, le français a ainsi acquis beaucoup de termes à
demi-techniques qui sont entrés dans la langue courante. Des
langues lointaines n'ont fourni que peu de noms d'objets, et en
grande partie à travers des influences étrangères, espagnoles,
portugaises ou anglaises, notamment.

On sait comment tous ces mots ont pénétré dans la langue.
Beaucoup des influences de civilisation dont ils procèdent sont
connues dans le détail. Le vocabulaire courant se nourrit de
termes pris aux diverses techniques, souvent aux techniques
intellectuelles : théologie, droit, médecine, rhétorique, sciences.

Grâce à cette circonstance, la plupart des mots essentiels d'une
langue comme le français ont une histoire plus ou moins complète.
Mais les termes des métiers et les mots provenant de la
langue populaire sont souvent sans histoire : si l'on ne savait
que les alchimistes se servaient du bain-marie et que Marie la
Juive a passé pour pratiquer l'alchimie à l'époque alexandrine,
personne ne pourrait expliquer le terme bain-marie. Dans son
dictionnaire, qu'on admire d'autant plus qu'on le connaît davantage,
Littré s'est posé la question sans la résoudre. On trouvera
ici l'explication du terme. Faute de renseignements sur l'alchimie,
tout essai d'explication serait vain.

Un dictionnaire étymologique du français est, on le voit,
prématuré. M. von Wartburg a dépouillé tout ce qu'il a pu trouver
sur le vocabulaire des parlers locaux français et un nombre
considérable de dictionnaires français ; on trouve dans son grand
Etytmlogisches Wörterbuch, en cours de publication, maintenant
chez Winter, Heidelberg, 1922 et suiv., mais dont la fin se fera
longtemps attendre, les résultats de ce travail immense. Mais le
reste est à faire.

Il faudrait d'abord un dépouillement des textes français médiévaux
et modernes équivalant, au moins, à ce qui a été fait pour
150le dictionnaire anglais de Murray. Depuis l'œuvre grandiose,
mais toute individuelle, de Littré, il n'a été fait aucun dépouillement
d'ensemble. Il est scandaleux qu'il n'ait pas été mis à la
disposition des historiens français les ressources nécessaires pour
faire un dictionnaire. Le précieux dictionnaire du XVIe siècle de
M. Huguet n'est publié qu'en petite partie.

Il faudrait, de plus, un dépouillement complet des textes latins
du moyen âge, de la Renaissance et même du XVIIe siècle : personne
ne peut prévoir quand simplement le dictionnaire de Du
Cange aura été refait.

Il faudrait, enfin, un relevé de tous les termes de la civilisation
européenne, avec les formes particulières prises dans chaque
langue, car cette civilisation est une, et au fond elle a un vocabulaire
un : le travail n'est pas commencé. L'extension du moulin
à eau que n'a pas connu l'antiquité a donné au groupe de molinus
une importance qu'on n'aperçoit que si, en même temps
qu'à français moulin et meunier, on pense à Mühle et Müller de
l'allemand, à mill de l'anglais.

L'auteur de ce dictionnaire s'est efforcé d'indiquer l'état actuel
des connaissances et, par là, de répondre à un besoin pressant du
public français. Personne ne sait mieux combien ces connaissances
sont actuellement insuffisantes et quel travail reste à faire.
Il faut espérer que la présente publication, en mettant en évidence
les lacunes de la science actuelle, imprimera un élan à la
recherche.151

11. Préface au Dictionnaire étymologique de la langue française d'O. Bloch,
Paris, 1932.

21. Voir maintenant de nouvelles précisions dans l'article de R. Loewe,
KZ., LXIII, 1936, p. 118 sq. [Note de correction.]