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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T18

Ce que la linguistique
doit aux savants allemands 1

S'il existe une « grammaire comparée », c'est-à-dire une linguistique
historique, on le doit à l'esprit d'invention et au travail
discipliné de savants allemands.

Sans doute, le Danemark a participé dès l'abord à la grammaire
comparée. Le Danois Rask s'est rendu compte en même
temps que Bopp de la parenté que les langues de l'Europe ont
entre elles ; il a formulé avant Grimm la règle relative à la mutation
des consonnes indo-européennes en germanique et a
donné par là le premier exemple d'une « loi phonétique », c'est-à-dire
d'une de ces formules de correspondances entre les systèmes
phonétiques successifs d'une même langue aux diverses
périodes de son existence qui sont l'une des bases de toute linguistique
historique. Mais les circonstances n'ont permis à Rask
ni de développer et de poursuivre son idée, ni par suite, de faire
école. Brillant inventeur, Rask n'a rien fondé, rien organisé.

Ce sont des savants allemands qui, au début du XIXe siècle,
ont fondé l'édifice, devenu par la suite imposant, de la linguistique
historique. Et ce n'est pas un accident.

Quand Bopp, le fondateur de la grammaire comparée, est
venu à Paris, en 1815, il y a trouvé un grand arabisant. Silvestre
de Sacy, qui décrivait l'arabe avec une précision magistrale ;
l'indianiste de Chézy traduisait avec art le grand poète
indien Kalidâsa. Mais, il n'était pas question en France d'expliquer
par l'histoire les faits linguistiques ; l'étude de la langue
152était toute dominée par des théories logiques, venues de Condillac.
Ce sont des Anglais qui ont, les premiers, fait connaître
le sanskrit en Europe ; mais ils n'en ont rien tiré pour l'explication
des langues européennes.

Bopp n'a d'ailleurs été que le technicien de la recherche. L'impulsion,
les idées générales sont venues d'hommes qui participaient
alors au grand mouvement de la pensée en Allemagne,
et surtout de Fr. Schlegel, et de Guillaume de Humboldt. C'est
Fr. Schlegel, qui, le premier en 1808, dans son livre fameux,
Ueber die Sprache und die Weisheit der Indier, a indiqué clairement
la parenté du sanskrit et du persan avec le grec, le latin et
le germanique. C'est Guillaume de Humboldt qui, après s'être
muni de la connaissance précise de langues diverses, après avoir
étudié des langues d'Amérique, de Malaisie et le sanskrit, a fourni
d'idées générales la doctrine nouvelle, en mettant en évidence
que le langage n'était pas une chose, un objet créé une fois pour
toutes, mais une action qui se développe, et en montrant par
des exemples, que tout idiome mérite d'être étudié, parce qu'on
trouve partout l'œuvre créatrice d'une originalité nationale. Le
romantisme allemand s'intéressait à un passé indépendant de la
culture gréco-romaine, et il profitait de tout ce que l'histoire du
passé et l'exploration du monde faisaient pour élargir les vues
étroites du classicisme. Pour les langues comme pour la littérature,
pour le droit, pour les institutions, les Allemands ont
alors étudié à fond autre chose que la Grèce et que Rome.

Dans les théories issues du romantisme allemand, il y avait
à vrai dire, à côté d'éclairs qui jetaient un jour brusque sur des
faits essentiels, bien des nuages obscurs. La lecture de Guillaume
de Humboldt est souvent décourageante, et bien que son nom
soit demeuré en honneur, son influence sur les savants paraît
avoir été médiocre par la suite. Mais il fallait un effort comme
le sien pour mettre en marche une science nouvelle qui ne trouvait
aucun modèle à imiter.

Le mérite de Bopp a été de donner une forme précise à des
idées qui, sous leur forme générale, seraient demeurées stériles.
Examinant le sanskrit, le grec, le latin, le germanique, et plus
153tard aussi le slave et le celtique, il reconnaît dans les grammaires
de toutes ces langues les éléments communs, et parcourant
toute la morphologie, il détermine tout le détail des rapprochements
à faire. Au fur et à mesure que les connaissances
se sont complétées, que les données philologiques sont devenues
plus sûres et plus variées, que les correspondances phonétiques
ont été mieux établies, qu'on a disposé d'un plus grand nombre
de dialectes divers, il a été possible de rectifier à bien des égards
les vues de Bopp relatives aux concordances des formes grammaticales
des langues indo-européennes. Mais Bopp a, dès
l'abord, vu le principal. Il y a eu naturellement des détails à
corriger dans son exposé des correspondances des formes grammaticales,
mais le fond du travail était solide ; il demeure.

En revanche, la partie « romantique » de l'œuvre de Bopp
est caduque. Bopp rapprochait les formes attestées afin de parvenir
à une forme assez ancienne pour être susceptible de s'analyser
en ses éléments premiers. Une première personne du singulier
comme asmi « je suis » du sanskrit lui était précieuse, où
l'on discerne du premier coup une « racine » as, exprimant
l'existence, et une désinence mi (étrangement pareille à l'une
des formes du pronom personnel de la première personne du
singulier, ainsi me du latin), caractérisant la première personne
du singulier. Se fondant sur quelques cas (il y en a très peu de
tels) de ce genre, Bopp a posé un système d'explication des
formes grammaticales indo-européennes, comme si l'on pouvait
se rendre compte de la manière dont se sont constitués ces
formes
, et comme si l'on en pouvait saisir l'origine. On sait
maintenant que ce système d'explication de Bopp est chimérique,
et rien n'en a subsisté.

Mais, suivant un sort ordinaire aux idées des linguistes, c'est
la partie ruineuse du travail qui a plu aux contemporains et qui,
sans doute, en a fait la fortune.

Tandis que Bopp créait ainsi une grammaire comparée
presque définitive des langues indo-européennes pour asseoir
dessus une interprétation chimérique des formes, un autre Allemand,
Pott, posait, d'une manière aussi définitive, mais lui sans
154y mêler aucune erreur systématique, les bases de l'étymologie
indo-européenne, en rapprochant les mots des diverses langues
du groupe indo-européen. Les lexiques dont il disposait étaient
imparfaits ; les formes les plus anciennes des mots n'étaient pas
toujours connues ; la suite de leur histoire ne l'était pas non
plus ; Pott, néanmoins, a aperçu la meilleure part des rapprochements
possibles, et après ses Etymologische Forschungen, qu'on
ne cite plus guère parce que la substance en a passé sous une
forme plus commode dans des ouvrages récents, l'élément ancien
et commun des vocabulaires des langues indo-européennes était
reconnu. Des rapprochements posés ressort immédiatement le
fait que les phonèmes des diverses langues se répondent d'une
manière sensiblement régulière. En faisant l'étymologie, Pott
se trouvait avoir reconnu du même coup le système des comparaisons
phonétiques.

Bopp et Pott ont constitué ainsi, durant la première moitié
du XIXe siècle, la grammaire comparée des langues indo-européennes,
avec ses organes essentiels.

En même temps, Jacob Grimm constituait la grammaire historique
de l'allemand en étudiant les textes des diverses langues
germaniques, et surtout de l'allemand, depuis la date la plus
ancienne jusqu'à l'époque moderne. Il mettait en évidence les
correspondances phonétiques d'un dialecte à l'autre, les changements
grammaticaux d'une époque à l'autre. Là aussi, on avait
le premier modèle d'une grammaire fondée non sur des périodes
lointaines préhistoriques, mais sur des textes médiévaux ou
modernes.

Bientôt le modèle était imité, et Diez constituait à son tour
la grammaire comparée et historique tout à la fois des langues
romanes. Car c'est en Allemagne qu'a commencé une étude
vraiment rigoureuse de l'histoire des langues romanes : l'italien
Ascoli, le français Gaston Paris ont été des disciples et des continuateurs
de Diez.

Les savants qui ont posé la grammaire comparée des langues
slaves, et notamment Miklosich, ont tous été des Slaves d'origine,
mais tous ils avaient reçu la culture allemande, et c'est
155sous l'influence de Bopp, de Pott, de Grimm qu'ils ont travaillé.

Entre 1850 et 1870, une nouvelle génération de comparatistes,
partant des résultats obtenus par Bopp, Grimm, Pott, a
serré les problèmes de plus près, et a donné aux conclusions des
formes plus précises. C'est alors que Schleicher, prenant les
formes rapprochées par Bopp, réalise la forme initiale, en posant
une forme indo-européenne : il ne se borne plus à constater que
pour « il est » le sanskrit a asti, le grec esti, le latin est, etc.,
il pose une forme indo-européenne commune asti. De même,
Fick ne se contente plus de rapprocher les mots des diverses
langues, il restitue des mots indo-européens. Ces restitutions systématiques,
faites avec hardiesse, montraient la puissance des
procédés comparatifs et permettaient de faire vraiment l'histoire
des langues depuis l'indo-européen jusqu'à l'époque historique
de chaque idiome. Tout ce travail de « réalisation » de
la grammaire comparée a été encore fait uniquement par des
Allemands.

Ce n'est qu'à partir de 1865 environ que des savants d'autres
nationalités ont commencé de travailler à la linguistique historique.
Et, même depuis, et jusqu'à présent, c'est en Allemagne
que l'on trouve le plus de chercheurs travaillant avec méthode.

Depuis 1870, la recherche a pris, du reste, un caractère nouveau.
On a abandonné l'essai fait pour analyser les formes grammaticales
en leurs éléments premiers, et, au lieu de rechercher
comment les formes se sont constituées, on examine la façon
dont elles se sont modifiées au cours du temps. On a abandonné
les vieilles préoccupations romantiques et l'on se limite
strictement à l'étude positive des faits. On s'efforce, depuis lors,
de formuler des règles aussi rigoureuses que possible et d'éliminer
de la recherche tout arbitraire ; on qualifie de « lois phonétiques »
les énoncés des correspondances régulières qui peuvent
être observées entre les langues d'une même famille. Divers
groupes de savants rivaux travaillent alors tous dans ce même
sens. Les uns, disciples de Schleicher, s'attachent à un examen
minutieux des faits établis par la philologie de chaque langue ;
156c'est l'école de Johannes Schmidt qui a eu la chaire de Berlin ;
de là sont sortis notamment M. Wilhelm Schulze, son successeur
actuel à Berlin, à qui la grammaire comparée doit des trouvailles
remarquables et une précision, une exactitude singulières,
et M. Kretschmer, le professeur de Vienne. D'autres,
disciples d'Ernest Curtius, qui, sans apporter des trouvailles
bien personnelles, avait donné à Leipzig un brillant enseignement,
ont surtout cherché à formuler des règles, à constituer
des systèmes d'explication complets et bien ordonnés, et ont
abouti à donner des manuels clairs et commodes de chaque partie
de la grammaire comparée ; c'est l'école de Brugmann, d'Osthoff,
de Leskien, que continuent, aujourd'hui encore, des
savants comme MM. Thurneysen, Streitberg, Hirt, Sommer,
pour ne nommer que quelques-uns des plus considérables.
D'autres, enfin, se rattachent à l'orientaliste-linguiste érudit,
mais aventureux, Benfey, qui enseignait à Goettingue, et à
l'étymologiste Fick ; ce sont MM. Bezzenberger (mort récemment),
Collitz, par exemple. Le travail de M. Wackernagel, de
Bâle, montre particulièrement bien comment les comparatistes
modernes savent allier la méthode propre de la grammaire comparée,
en ce qu'elle a de plus pénétrant, à la philologie la plus
exacte et la mieux informée.

Malgré ce rapprochement d'une linguistique rigoureuse avec
une philologie non moins rigoureuse, auquel sont dus des progrès
importants, et malgré le nombre imposant des travailleurs
bien formés et ingénieux qui produisent, la grammaire comparée
donne en Allemagne des signes de déclin. Il a été fait,
depuis une trentaine d'années, trop d'hypothèses invérifiables, il
a été combiné trop de théories savamment échafaudées dans le
vide, à côté de trop de recueils de faits qui donnent peu de résultats.
Tout se passe comme si la machine fatiguée par un long
usage perdait de son rendement.

Ce n'est pas que les problèmes linguistiques soient résolus ; le
nombre et l'importance des questions à étudier sont infinis.
Mais il faut élargir les recherches, assouplir les méthodes.

Beaucoup des initiatives qui ont ouvert des voies nouvelles
157depuis 1870 environ sont venues de savants non allemands.

Il fallait introduire l'histoire dans la linguistique : c'est
M. V. Thomsen, de Copenhague, qui a montré combien les
emprunts faits par le finnois au germanique et au baltique
peuvent éclairer l'étude des langues indo-européennes.

Il fallait relier l'étude du passé à celle du présent, abattre les
séparations entre l'étude des langues anciennes et celle des
langues modernes : personne, mieux que l'italien Ascoli, n'a su
associer l'étude des anciennes langues indo-européennes à celle
des langues romanes.

Il fallait sentir que le langage n'est pas une sorte d'être existant
par lui-même, indépendamment des hommes qui l'emploient :
le français Bréal a introduit l'homme dans l'étude de la
langue.

Mais il fallait aussi reconnaître que chaque langue est un
système rigoureusement agencé, où tout se tient, et c'est le genevois
F. de Saussure qui a reconnu le système du vocalisme indo-européen.

Il fallait étudier la grammaire comparée de groupes autres
que l'indo-européen. Or, ce sont des Hollandais (notamment
Kern) qui ont créé la linguistique indonésienne. Ce sont des
Finlandais et un peu des Hongrois qui ont créé la linguistique
finno-ougrienne.

Il fallait constituer une linguistique générale, passant par dessus
les langues particulières. Or, ici, un Américain comme
Whitney, un Slave comme M. Baudoin de Courtenay, un Suisse
français comme F. de Saussure, un Français comme M. Grammont
ont agi particulièrement.

Sans doute à la plupart de ces nouveautés, l'Allemagne s'est
associée, plus ou moins tôt. Mais l'initiative est presque toujours
venue d'ailleurs. Si l'Allemagne a ici un grand nom à
citer, celui de M. H. Schuchardt, à la fois romaniste et linguiste
général, défricheur infatigable de domaines nouveaux et inventeur
d'idées générales, il faut noter que M. Schuchardt, enseignant
dans une Université lointaine de l'Autriche, à Graz, n'a
jamais été de ceux qui ont rien dirigé. Il est demeuré un grand
158isolé et son action s'est exercée autant, et plus, et parfois plus
vite, sur l'étranger que sur les Allemands.

Il n'est pas bon qu'une science soit cultivée d'une manière
trop dominante ou trop exclusive par un seul peuple ; elle risquerait
de se fixer d'une manière trop rigide et de renouveler
trop peu ses idées. Les travaux des linguistes allemands actuels
montrent déjà l'heureuse influence de l'étranger.

Caractérisant le travail récent des hellénistes allemands dans
une intéressante brochure, Griechische Philologie (Gotha, 1920),
un Suisse distingué, M. Howald, écrivait : « Aujourd'hui encore,
ils n'ont pas, ou n'ont que par hasard, une pensée vraiment
historique, c'est-à-dire le sens des possibilités historiques : pour
eux, l'histoire est tout au plus un moyen de préparer les sources
historiques ». Ce qui est vrai de la plupart des hellénistes l'est
aussi de bien des linguistes. Le défaut fondamental des travaux
allemands est que les faits y sont trop considérés en eux-mêmes,
et que trop souvent les auteurs semblent satisfaits quand ils ont
fait la critique des sources et rangé les données dans des cadres
à peu près constants.

Mais, s'il est, pour le bien de la science, nécessaire que la
linguistique soit pratiquée aussi hors d'Allemagne, l'édifice solide
de la grammaire comparée des langues indo-européennes, des
langues romanes, des langues germaniques, a été fondé par des
Allemands, et construit, en très grande partie, par des savants
allemands. La méthode de la comparaison a été élaborée par des
Allemands et des Danois. Là où n'ont pas travaillé des savants
allemands ou formés par des maîtres allemands, le travail est
encore bien peu avancé souvent. Ainsi, jusqu'à ces dernières
années, rien n'était moins fait que l'histoire des parlers aryens
de l'Inde (malgré le beau recueil du Linguistic Survey), ou que
l'histoire du chinois. Et s'il faut parfois s'émanciper des procédés
allemands traditionnels, nécessairement trop étroits pour
l'étude d'un sujet aussi vaste et aussi complexe que le langage
humain, on ne pourra jamais oublier le travail de ceux qui ont
créé de toutes pièces et porté si haut la linguistique historique.159

1. Scientia, 1923, p. 263 sq.