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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T19

Sur l'état actuel
de la grammaire comparée 1

Plus de cent ans se sont écoulés depuis que Bopp, Rask et
Pott ont constitué la grammaire comparée. Ils avaient, du premier
coup, aperçu la plupart des concordances qui existent entre
les langues indo-européennes. Ils ont dès l'abord, entre les
langues alors connues, discerné celles qui sont indo-européennes
de celles qui ne le sont pas. Dès les vingt premières
années de la recherche, le principal des rapprochements utiles
était fait. Depuis on y a ajouté nombre de détails, mais seulement
des détails. Toutefois les conceptions générales ont
changé.

Pour éclairer la structure des langues indo-européennes, il
avait, au début, suffi d'appliquer à l'ensemble des langues indo-européennes
l'analyse que les grammairiens de l'Inde avaient
faite de leur langue savante, le sanskrit. Beaucoup de faits grammaticaux
des diverses langues indo-européennes trouvaient ainsi
une explication immédiate. Même des langues connues à date
assez ancienne, comme le grec et le latin, n'avaient pas fourni
l'analyse des mots en racine, suffixe et désinence, que la dissection
du sanskrit par les grammairiens de l'Inde apportait toute
faite aux comparatistes. On a eu alors l'impression d'un système
linguistique rigoureusement ordonné dont chacune des
langues du groupe aurait conservé des restes plus ou moins
intacts. Mais au fur et à mesure qu'on a observé de plus près les
faits offerts par des langues indo-européennes, on s'est aperçu que
160la grammaire sanskrite n'explique pas tout. Les découvertes
faites de 1870 à 1880 ont révélé que le système vocalique du
sanskrit représentait, par rapport au système indo-européen, une
forte déviation. D'une manière générale, on a été amené à reconnaître
que la grammaire comparée ne se fait pas en confrontant
les langues historiquement attestées avec un système originel
idéal, mais en envisageant des états de langues successifs dont
aucun n'a, par rapport aux autres, une dignité particulière. On
a compris que la grammaire comparée était simplement un procédé
pour tracer, entre deux dates données, l'histoire des
langues appartenant à une même famille.

Or, on avait pu suivre, en partie à l'aide de textes, en partie
grâce à une connaissance de plus en plus précise des parlers
locaux appartenant à un même groupe, l'histoire de plusieurs
langues au cours de périodes historiques. Bien qu'on soit loin
d'avoir une idée complète des conditions qui déterminent le
changement linguistique, on commence à entrevoir la façon
dont évoluent les langues. Il convient de transporter dans l'étude
des périodes préhistoriques les notions générales ainsi acquises.
Par là, il devenait à la fois possible et nécessaire de donner à la
grammaire comparée un caractère réel. On ne pouvait plus se
borner à poser ces formules régulières de correspondances qu'on
appelle lois phonétiques et moins encore à expliquer les faits
grammaticaux par des formules analogiques élémentaires. En
introduisant la rigueur dans l'histoire des langues, l'école de linguistes
qui s'est constituée de 1870 à 1880 a fait faire un progrès
décisif, mais la linguistique ainsi faite demeurait encore
loin de la réalité complexe qu'est le développement des
langues.

La première des complications dont on se soit avisé a été le
manque d'unité de la langue initiale que continuent les langues
attestées à l'époque historique. Par le fait même qu'on avait posé
des correspondances phonétiques rigoureuses entre les langues
attestées, il était apparu que les gutturales présentaient deux
types de traitement : l'un en grec, en italique, en celtique et en
germanique ; l'autre en indo-iranien, en slave, en baltique, en
161albanais et en arménien. On observait donc deux domaines phonétiques
cohérents. Dans le premier de ces domaines on a, par
exemple, d'une part latin centum pour « cent » et latin quis pour
« qui » ; dans l'autre on a, par exemple, dans l'Avesta satəm pour
« cent » et pour « qui ». De là on concluait à l'existence de
deux « dialectes » indo-européens.

Mais il suffisait d'observer les langues connues à date historique
pour apercevoir qu'il n'y a pas de limites précises de dialectes ; il
y a seulement des limites de faits dialectaux. Et en effet, les
langues qui se groupent entre elles au point de vue du traitement
des gutturales ne présentent pas d'innovations communes
caractéristiques à d'autres égards. On est donc amené à déterminer
l'aire propre de chacune des particularités qui s'observent
dans plusieurs des langues indo-européennes. Il était simple de
parler de langues centum et de langues satəm, mais cette simplicité
était imaginaire.

Du moins, il demeurait acquis que l'on ne peut comparer les
faits des diverses langues sans tenir compte de l'aire occupée par
chacun de ces faits. Il est vain de parler de l'augment comme
d'un fait indo-européen commun, alors que cette marque du prétérit
est connue seulement par l'indo-iranien, l'arménien et le
grec, c'est-à-dire par trois langues voisines les unes des autres
et que tout le reste du domaine indo-européen l'ignore. Il est
vain d'enseigner que bhayate du sanskrit et bojitŭ sę du slave sont
des expressions indo-européennes de la notion « il craint »,
alors qu'il n'en existe pas de correspondant en dehors de l'indo-iranien,
du slave et du baltique. Et il n'est pas moins vain d'enseigner
que la racine dwei- du grec et la racine erki- de l'arménien
qui signifient « craindre » seraient indo-européennes, alors
que hors du grec et de l'arménien — langues qui présentent
beaucoup de particularités en commun — il n'y a trace d'aucune
racine pareille. Les aires occupées par les mots sont souvent peu
étendues.

Ainsi, grâce à ce qu'on considère désormais le domaine qu'occupe
chacun des faits étudiés, la grammaire comparée a introduit
la réalité géographique.162

Mais cette complication n'est pas la seule qui soit à envisager.
Si les langues indo-européennes ont depuis de longs siècles constamment
accru leur domaine, c'est parce que des expéditions
d'hommes entreprenants ont établi sur des régions toujours nouvelles
la domination de chefs employant des parlers indo-européens.
La colonisation grecque, la colonisation Scandinave
donnent, à l'époque historique, une idée de ce qu'a été, durant
des périodes pour lesquelles manquent les données historiques,
l'extension des parlers indo-européens. Or, cette extension ne
s'est pas faite d'un seul coup. Les expéditions auxquelles elle est
due se sont nécessairement succédé durant un long temps, au
cours duquel la langue ne pouvait manquer d'évoluer. L'indo-européen
des colons les plus récents ne pouvait être le même
que celui des plus anciens.

Et, en effet, on observe, entre les formes des diverses langues
indo-européennes, des différences qui semblent provenir de ce
que les unes continuent un état relativement archaïque de l'indo-européen
et les autres un état relativement évolué. Les conservations
d'archaïsmes apparaissent surtout dans les domaines périphériques
de l'indo-européen. Ceci se conçoit : les parlers de
la périphérie sont ceux de régions où sont parvenus les continuteurs
des groupes partis à la date la plus lointaine.

Ainsi des deux formes de troisième personne du pluriel du
parfait qu'on rencontre en latin ancien, le type dixerunt et le
type dixere, le premier qui s'explique à l'intérieur du latin par
un développement réalisé en latin est manifestement récent ;
l'autre, dixere, ne peut être qu'ancien. Or, on n'en trouve le
correspondant ou l'analogue dans aucune des langues de la
région centrale du monde indo-européen, ni en grec, ni en germanique,
ni en baltique, ni en slave. En revanche, des caractéristiques
semblables de troisième personne du pluriel du parfait
se retrouvent dans des langues périphériques, dans le hittite,
comme au second millénaire av. J.-C, au fond de l'Asie Mineure,
dans l'indo-iranien et enfin dans le tokharien, dont des débris
de textes ont été trouvés dans le Turkestan chinois. C'est dire
que, entre les expéditions dont le latin, d'une part, le hittite,
163l'indo-iranien et le tokharien, de l'autre, continuent les parlers
et les expéditions dont les langues de la région centrale représentent
l'usage, la désinence spéciale de troisième personne du
pluriel du parfait avait cessé d'être employée.

Les faits de ce genre sont nombreux. Par exemple, la caractéristique
r du médio-passif, qu'on rencontre en italique et celtique,
a longtemps passé pour un trait propre à ces deux groupes.
Mais la découverte du hittite et du tokharien a révélé l'existence
de cette même caractéristique en Orient. L'arménien en a
des restes et on la retrouve dans le peu qu'on possède du phrygien.
Il ne s'agit pas ici de dialectologie, mais de chronologie :
le type en r qu'on voit disparaître à l'époque historique en italique
et en celtique, avait dû disparaître déjà dans le noyau central
de l'indo-européen au temps où se sont détachées les expéditions
que représentent les Grecs, les Germains, les Baltes, les
Slaves.

On a remarqué que certains mots de type archaïque, communs
à l'indo-iranien, à l'italique et au celtique, n'ont pas de
correspondants ailleurs. Le nom du roi, rex en latin, -rix en
gaulois, ne se retrouve nulle part dans les régions centrales de
l'indo-européen. Mais le védique raj- en fournit l'équivalent.
C'est que le monde italique et celtique, d'une part, le monde
indo-iranien de l'autre ont seuls conservé en même temps que
certaines institutions juridiques et religieuses, les mots qui servaient
à nommer ces institutions.

La comparaison des langues indo-européennes laisse donc
apparaître que, dans le domaine où demeuraient groupés les
Indo-Européens, la langue a évolué après le départ des plus
anciennes expéditions, dont des langues conservées attestent
l'action.

Ce n'est pas tout encore. Les faits qu'on utilise en comparant
entre elles les langues indo-européennes sont ceux de la langue
commune. Le comparatiste opère avec ce qui a persisté de l'usage
général des chefs indo-européens. Si l'unité des langues indo-européennes
est demeurée évidente, c'est que les chefs indo-européens
sentaient profondément l'unité de leur nation et
164employaient dans l'ensemble un langage semblable. L'unité des
langues indo-européennes traduit l'unité d'une aristocratie.

Mais cette unité ne concerne que les éléments les plus généraux
de la langue : le phonétisme, la morphologie et, dans le
vocabulaire, les mots qui appartiennent à la langue de tous, les
verbes signifiant vivre et mourir, aller et venir, etc. ; les adjectifs,
comme vieux et jeune, ancien et nouveau, etc. ; les noms
qui indiquent les rapports les plus importants dans une société
patriarcale, comme père, mère, frère, etc. Si cette aristocratie
ignorait ou voulait ignorer l'écriture, elle n'en avait pas moins
un niveau élevé de culture intellectuelle. Son système de numération
décimale, qui s'est conservé partout, était complet et bien
ordonné. Les racines exprimant des actions et des phénomènes
naturels comportaient une forme radicale indiquant la force intérieure
à laquelle était attribué le phénomène : une racine wek
« parler » comportait un nom indiquant la parole conçue en tant
que force ; la vāk védique présente bien visible cette valeur. Il
suffisait de laisser tomber la valeur religieuse attachée au mot
pour avoir un nom qui exprime simplement la notion abstraite.
Cet état est réalisé dans le latin vox. Ainsi le vocabulaire de
l'aristocratie indo-européenne s'est prêté à fournir une expression
satisfaisante aux idées abstraites, et nulle part la pensée rationnelle
n'a trouvé meilleur instrument.

Mais à côté de ce vocabulaire général, qui a été porté partout
par la conquête indo-européenne, il y a eu un vocabulaire de
type populaire, familier ou technique, dont les procédés diffèrent
à beaucoup d'égards de ceux du vocabulaire noble. Ce vocabulaire
populaire est beaucoup moins stable que le vocabulaire
général, mais il a eu un grand rôle, et l'on en rencontre des
traces nombreuses. Par exemple, le nom noble du père, qui est
en sanskrit pitar, en grec pater, en latin pater, désignait proprement
le chef de famille et s'appliquait par suite au principal des
dieux. Mais à côté, il y a eu des noms familiers divers, tels que
atta, tata, appa, papa, etc. Et il est arrivé que seule l'une des
ces formes familières ait survécu : en gotique c'est atta, qui est
le nom ordinaire du père, et fadar figure une seule fois dans les
165textes conservés, avec une valeur religieuse. Les noms des animaux
domestiques, qui composaient la principale fortune du
chef, sont des termes généraux communs à l'ensemble de la
famille indo-européenne ; ils ne comportent pas de distinction
entre le nom du mâle et celui de la femelle. Les termes particuliers
intéressant l'élevage ont un caractère populaire. Ainsi le
grec et le latin ont un nom du taureau, grec tauros, latin taurus,
dont le vocalisme radical a est de caractère « populaire ». Le
mot celtique tarvos présente un déplacement de l'u, qui a aussi
un caractère « populaire ». Le nom germanique représenté
notamment par stiurs du gotique, résulte d'un autre type d'altération ;
ailleurs, en baltique et en slave, les représentants de
tauros désignent des animaux sauvages comme le « bison ». On
voit combien est instable ce vocabulaire populaire.

Ainsi la grammaire comparée n'opère plus aujourd'hui avec
l'indo-européen simple et idéal qu'envisageaient les fondateurs
de cette science, mais avec un ensemble complexe de parlers.
Elle tient compte de différences de dialectes, de différences de
dates, de différences de situations sociales et de manières de s'exprimer.
On se trouve désormais devant une réalité riche et
nuancée.

D'ailleurs, on ne tient plus compte seulement du point de
départ indo-européen. Les groupes indo-européens ont en général
tiré parti de la civilisation des peuples qu'ils s'assujettissaient,
et avec les éléments de ces civilisations ils ont reçu, en grand
nombre, les mots par lesquels ces éléments s'exprimaient. Si en
grec, par exemple, les verbes radicaux, les noms de parenté, les
noms des principaux animaux domestiques, les noms de nombre
sont indo-européens, les termes qui désignent les objets de civilisation
se dénoncent immédiatement comme étrangers à l'indo-européen.
On ne saurait expliquer par l'indo-européen ni le nom
du vin, ni celui de l'olive, ni celui de la rose. Le vocabulaire
grec se compose ainsi, en grande partie, de mots empruntés qui
manifestement proviennent des civilisations rencontrées par les
Hellènes, au second millénaire avant notre ère. Il est remarquable
166que tous les noms qui en grec désignent le chef soient ou
empruntés, comme wanaks et basileus, ou nouvellement formés
comme arkhôn. Au moins en ce qui concerne le vocabulaire, la
part des emprunts à des langues non indo-européennes est considérable
et d'autant plus considérable qu'il s'agit de langues qui,
comme le grec, sont devenues de bons instruments de civilisation.
L'une des forces des chefs indo-européens est venue de ce
qu'ils se sont, avec souplesse, beaucoup assimilé des civilisations
qu'ils rencontraient.

Il y a plus. Partout les chefs indo-européens ont gardé
comme sujets, et ont exploité les hommes chez lesquels ils sont
allés s'installer. La langue des maîtres et la langue des sujets
ont dû coexister plus ou moins longtemps. Dans le développement
de chaque langue indo-européenne, il y a lieu de tenir
compte de ces périodes de bilinguismes. Tel trait qui, dans les
langues indo-européennes connues à date historique, ne s'explique
pas aisément par des usages indo-européens communs,
provient peut-être de là. Ainsi, M. Debrunner a expliqué par
l'action de langues préhelléniques l'introduction en grec du
suffixe -eu- de noms d'agents. En effet, un mot tel que le nom
basileus du roi est sûrement un emprunt. Pareille introduction de
suffixe indique une période de bilinguisme.

En tous cas, là où les langues indo-européennes se sont généralisées,
c'est-à-dire presque partout en Europe et dans plusieurs
régions de l'Asie, les hommes qui les parlent proviennent du
mélange d'un certain nombre de conquérants indo-européens
avec un fonds de population indigène. Les différences profondes
qu'on observe entre les langues indo-européennes s'expliquent,
sans doute pour une part, pour une large part peut-être, par le
fait que des habitudes et des tendances provenant de langues préindo-européennes
se seraient maintenues. Par malheur, ces
langues sont partout inconnues. Mais de notre ignorance, il ne
faut pas conclure que tout, dans les langues indo-européennes,
soit d'origine indo-européenne.

D'une manière générale, toute extension de langue, et toute
influence d'une langue sur une autre, traduisent des actions de
167civilisation. Si les langues indo-européennes se sont répandues,
c'est que les hommes qui les parlaient ont été de grands organisateurs
de sociétés humaines, et si ces langues ont pris dans chaque
région des aspects nouveaux, si elles offrent des vocabulaires
divers, c'est que les chefs parlant des langues indo-européennes
ont rencontré des civilisations diverses, dont ils ont profité. Tout
fait de langue manifeste un fait de civilisation.168

1. Revue de synthèse, 1932, p. 3 sq.