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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T20

Renan linguiste 1

Une exégèse précise ne va pas sans une philologie exacte, ni
la philologie sans l'étude des langues. Parti de l'exégèse, un
esprit philosophique comme celui de Renan aboutissait tout
naturellement à la linguistique ; dès 1847, Renan présentait à
l'Institut, pour le prix Volney, une esquisse de son Histoire générale
des langues sémitiques
, dont la première édition est de 1885 ;
dès 1848, il publiait son ouvrage sur l’Origine du langage ;
et, quand s'est fondée la Société de linguistique, il en a été en
1867 un des premiers présidents et il a donné au volume Ier
des Mémoires de la Société un article, d'un dessin ferme et précis,
sur Les formes du verbe sémitique.

La linguistique de Renan n'a rien à faire avec les théories
logiques et a priori qui avaient cours en France depuis le XVIIIe
siècle ; elle part des faits. Et elle est fondée sur des données
historiques : Renan s'était acquis une connaissance étendue du
domaine sémitique classique, et il use avec sa lumineuse intelligence
d'une grande masse de faits exacts, bien classés. Mais, au
temps où Renan a fixé ses idées, on croyait couramment à la
pérennité des espèces. Et l'on admettait volontiers pour chaque
169groupe de langues un type idéal — situé assez loin dans le passé —
dont les langues attestées même à date ancienne seraient des déformations
plus ou moins prononcées. On était loin de la conception
moderne suivant laquelle tout état linguistique est simplement
un moment de transition entre un état antérieur et un
état suivant, et où l'on constate des changements radicaux du
type linguistique d'une période à l'autre d'une même langue.

Comme tous les savants de son temps, Renan croyait donc à
la fixité des types linguistiques. A cet égard, il va très loin,
allant jusqu'à écrire que « les caractères de famille sont immuables. »
La façon dont Renan illustre cette idée ne la prouve
guère, il est vrai ; car constater « qu'une langue sémitique ne pourra
jamais, par aucune série de développements, atteindre les
procédés essentiels des langues indo-européennes », c'est
reconnaître simplement qu'un individu particulier ne peut être
identique à un autre individu : une langue représente, non seulement
un type, mais aussi un ensemble combiné de faits particuliers
qui ne se commandent pas les uns les autres et dont, par
suite, la rencontre, toute fortuite, ne peut se renouveler. Mais,
de ce qu'une langue ne peut devenir semblable à telle ou telle
autre langue, il ne résulte pas qu'elle ne puisse changer de
type radicalement, devenir tout autre qu'elle n'est.

Outre les idées générales de son temps, les vues générales de
chaque savant sont commandées, en une large mesure, par son
champ particulier de recherches. L'étude des langues indo-européennes
suggère immédiatement l'idée du changement des types
linguistiques au cours du développement historique : il y a loin
du type indo-européen commun au type latin, et du type latin
à celui des parlers romans actuels ; il y a loin du slave au grec
ou au latin. Le domaine indo-européen est celui du changement
et de la diversité. Au contraire, les langues sémitiques classiques :
hébréo-phénicien, araméen et arabe, sont très semblables les
unes aux autres, et les changements qu'on y observe durant la
période historique n'entraînent pas de changements de type.
Sans doute l'étude des parlers locaux a fait apparaître, même
dans ces langues, des changements profonds ; mais au temps de
170Renan elle n'était encore guère avancée. Sans doute aussi, au
moment même où Renan écrivait son Histoire, le déchiffrement
des textes cunéiformes de Babylone et de l'Assyrie révélait un
idiome sémitique singulièrement aberrant ; mais Renan s'est
refusé à faire état d'une langue qui n'était pas écrite avec l'alphabet
sémitique, à tirer parti « de formes et de mots inconnus
dans une famille aussi homogène et aussi limitée que la famille
sémitique ». Ce n'est qu'en 1868, dans l'article sur le verbe
sémitique, qu'il a considéré les formes assyro-babyloniennes
(accadiennes) comme vraiment sémitiques ; mais il n'a plus eu
occasion de remanier à ce point de vue son Histoire des langues
sémitiques
. Et le livre est tout dominé par la conception qu'il
s'était formée de l'unité du groupe sémitique, conception fondée
sur les anciennes langues écrites : hébreu, araméen, arabe
classique. L'hébreu était la langue sémitique que Renan savait
le mieux, et qui avait pour lui un prestige singulier ; c'est sous
la forme de l'hébreu que Renan voit le sémitique. Il a été conduit
ainsi à se représenter l'histoire des langues sémitiques d'une
manière trop schématique, qui, on le sait aujourd'hui, n'était
pas conforme à la réalité.

Néanmoins Renan avait un sens trop délicat des nuances, il
s'attachait trop à la réalité pour ne pas envisager les différences
qui séparent les langues sémitiques les unes des autres et pour
ne pas chercher à expliquer le changement linguistique en général.
Et les vues qu'il expose à cet égard résument l'essentiel de
ce que l'on pourrait aujourd'hui encore enseigner à cet égard.
Trois conditions expliquent, selon Renan, l'espèce d'immutabilité
qu'il reconnaissait aux langues sémitiques.

Il y a d'abord l'immutabilité des usages. « La diversité des
physionomies locales, dans le sein d'une même race, écrit-il, est
toujours en proportion de l'activité qui s'y est déployée : à cinq
cents lieues de distance, le Russe est semblable au Russe ; à dix
lieues de distance, le Grec était complètement différent du
Grec. L'identité de la pensée sémitique n'exigeait pas dans
la langue cette aptitude au changement que réclamaient les
fréquentes révolutions intellectuelles de la race arienne...
171Pour la langue, comme pour les habitudes de la vie, les peuples
nomades se distinguent par leur esprit éminemment conservateur ».

A cette condition d'ordre intellectuel s'en ajoute une autre,
d'ordre technique : l'armature consonantique de la langue est
demeurée intacte. Sans doute Renan exagère quand il écrit que
« le sémitique n'a jamais fléchi sur ses vingt-deux articulations
fondamentales ». Mais il est vrai que les consonnes du sémitique
ont une stabilité que les consonnes des langues indo-européennes
n'ont pas en général. Dès lors, l'aspect général des
mots ne s'est pas modifié. Avec leurs trois consonnes, toujours
aisément reconnaissables, les racines sémitiques ont une physionomie
toujours la même. Cette remarque est d'une singulière
justesse ; mais elle s'applique aussi bien aux langues indo-européennes :
ces langues ont un aspect archaïque dans la
mesure même où elles conservent leur squelette consonantique.
Si les mots du letto-lituanien ou du slave ont encore un air si
archaïque, si indo-européen, c'est, dans une large mesure, parce
que ces langues ont maintenu exactement les consonnes placées
entre voyelles.

Enfin les langues dépendent des gens qui les parlent : « les
langues sémitiques échappèrent à la plus rude épreuve qu'une
langue puisse traverser, je veux dire au changement de prononciation
que subit un idiome lorsqu'il est adopté par des peuples
étrangers ». Et Renan constate que, là où la langue sémitique a
été, par exception, adoptée par des populations étrangères, elle
a subi de graves altérations ; ainsi l'arabe en Espagne ou à
Malte, ou les parlers employés en Éthiopie. Il aurait pu ajouter
les parlers sémitiques de la vallée de l'Euphrate, dont l'altération
dès une date ancienne le surprenait. Quoi qu'on puisse
penser de l'action propre du parler auquel se substitue une
langue nouvelle, il est certain que toute extension d'une langue
crée à cette langue des conditions nouvelles d'où résultent des
transformations, non pas toujours immédiates, mais en général
profondes.

A ces trois considérations, on n'a rien ajouté depuis pour
172expliquer le degré plus ou moins grand de rapidité du développement
linguistique sur les divers domaines.

Le détail d'un livre de linguistique est fatalement caduc après
quelques années écoulées. Mais des principes fondés sur une
vue juste des choses ont une valeur durable. Et, à ce point de
vue, l’Histoire des langues sémitiques, où tant de détails sont
périmés, reste autre chose qu'un monument du passé.173

1. Communication faite à la réunion commune des Sociétés de Linguistique,
de Psychologie, de Philosophie, Ernest Renan, Asiatique, des Études
Juives, à la Sorbonne, le 8 mars 1923. Publiée dans le Journal de Psychologie,
1925, p. 331 sq.