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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T21

Ferdinand de Saussure 1

Parmi les savants qui, de 1875 à 1880, ont renouvelé la
grammaire comparée des langues indo-européennes, il n'en est
pas qui ait apporté plus d'idées neuves que Ferdinand de Saussure,
ni dont l'influence ait été plus profonde sur tout le développement
ultérieur. Après plus de trente ans écoulés, les idées
qu'exprimait F. de Saussure dans son travail de début n'ont pas
épuisé leur fécondité. Et pourtant ses disciples ont le sentiment
qu'il n'a pas, à beaucoup près, tenu dans la linguistique de son
temps la place que devaient lui valoir ses dons géniaux, et il
leur semble que sa mort, prématurée certes, mais survenue
cependant après de longues années d'activité, a privé les linguistes
d'un grand nombre de vues capitales.

Ferdinand de Saussure est né le 26 novembre 1857, dans une
de ces maisons de gentilshommes français réfugiés à Genève où
la plus haute culture intellectuelle est depuis longtemps une tradition :
le célèbre naturaliste de Saussure était son grand-père.

Après avoir fait à Genève ses études secondaires et y avoir
commencé en 1875-1876 ses études universitaires, il a été, par
une heureuse inspiration, conduit à l'Université de Leipzig où
il est resté durant quatre semestres : 1876-1877 et 1877-1878 ;
auprès de G. Curtius, qu'étonnaient les idées nouvelles, se groupaient
alors de jeunes maîtres qui transformaient la grammaire
comparée : M. Leskien, qui venait.de recevoir une chaire de
slave, M. Brugmann, privat-docent et qui devait un jour succéder
à Curtius, Osthoff, Hübschmann, M. Braune. C'est dans ce
groupe jeune et actif que s'échangeaient les idées et que se préparaient
174les travaux qui devaient, en peu d'années, donner à la
grammaire comparée des langues indo-européennes un aspect
tout nouveau. L'étudiant de vingt ans qu'était alors F. de Saussure
pouvait se mêler en égal aux échanges de vues qui se produisaient.
Je tiens de lui qu'il avait déjà reconnu, en apprenant le
grec au gymnase, que l' α, dans les cas tels que grec τατός, ne
pouvait représenter autre chose qu'une nasale : il avait ainsi
deviné la découverte des nasales voyelles, qui est un des premiers
beaux titres scientifiques de M. Brugmann. Dès le
13 mai 1876, il était entré à la Société de linguistique ; dès le
13 janvier 1877, on commençait à donner à la Société lecture
d'une longue communication du nouveau membre ; et les fascicules
du volume III des Mémoires de la Société, imprimés en
1877, renferment plusieurs articles du jeune auteur. Les premiers
de ces articles, celui sur le suffixes indo-européen -t-,
celui sur les verbes latin en -eo, sont encore en partie engagés
dans des théories de l'époque antérieure, et ce sont des œuvres
de jeunesse, maintenant caduques en grande partie. Mais déjà
l'article sur le traitement du groupe -tt- en latin est d'une fermeté
singulière. Et le grand mémoire sur les différents a indo-européens,
qui a été lu dans la séance du 21 juillet 1877 et
publié dans les pages 359-370 du tome III des Mémoires, apportait
une découverte décisive : la preuve de l'antiquité indo-européenne
de l'opposition e et a, o, par le fait que les gutturales sont
représentées en sanskrit par des palatales telles que c devant un
ancien e, par des gutturales telles que k devant un ancien a ou
o ; F. de Saussure ne devait pas être le seul à attacher son nom
à cette trouvaille qui tranchait de manière définitive une longue
contestation et qui donnait une base solide aux nouvelles théories ;
M. Collitz la publiait de son côté vers le même temps ;
d'autres encore la faisaient indépendamment.

Mais ce que seul pouvait un esprit capable d'ordonner toutes
les trouvailles de détail et d'en faire un système, c'était de poser
dans son ensemble la théorie du vocalisme indo-européen. Un
an plus tard, en décembre 1878, au moment où il venait d'avoir
21 ans, l'étudiant de six semestres publiait le Mémoire sur le système
175primitif des voyelles dans les langues indo-européennes
, dont le
titre porte la date de 1879. F. de Saussure suivait alors, à Berlin,
les cours de Zimmer et de M. Oldenberg. Mais l'élève avait toute
la maturité d'un maître.

Voici le principe de la doctrine. Toutes les alternances vocaliques
qu'offrent les anciennes langues indo-européennes sont
ramenées à celles d'une seule et même voyelle qui, tantôt a la
forme e, tantôt la forme o, et tantôt manque tout à fait. Ce que
l'on appelle les voyelles i et u, ce ne sont pas des voyelles proprement
dites ; ce sont les formes vocaliques de sonantes qui
apparaissent ailleurs sous la forme soit de seconds éléments de
diphtongues, soit de consonnes y et w ; les voyelles i et
u ne sont que des y et w voyelles, parallèles à , , ,
, en regard des consonnes r, l, n, m. Même les voyelles
ā, ē, ō des types tels que ἵσταμι, τίθημι, δίδωμι du grec se ramènent
au type général ; tout se passe comme si elles étaient composées
de e (alternant avec 0, zéro) et d'un élément spécial, qui apparaît
à l'état isolé, en sanskrit comme i, en latin comme ă, en
grec ᾰ, ε, ou ο, à savoir le type de skr. pitár-, gr. πατέρ-, lat.
pater-. Le vocalisme indo-européen était ainsi réduit à un système
rigoureux où toutes les alternances régulières employées
dans les formes grammaticales trouvaient leur place naturelle,
et qui s'impose par là même à l'esprit avec la clarté de l'évidence.
La théorie de l'élément qui est représenté en sanskrit par
i, en latin par ă, etc., conduisait à poser des racines dissyllabiques
dont cet élément constitue la seconde tranche ; toute une
série de formes des sonantes, les sonantes « longues », étaient
expliquées par là. Les verbes sanskrits du type punā́ti et grecs du
type δάμνᾱμι étaient tout éclairés par cette doctrine : ils entraient
dans la série du type skr. yunákti, qui, du coup, se dénonçait
comme ayant une antiquité indo-européenne, bien qu'il soit
attesté dans le seul groupe indo-iranien. La découverte du système
des voyelles indo-européennes trouvait sa vérification par
ceci, qu'elle permettait pour la première fois d'interpréter correctement
de nombreux faits et de phonétique et de morphologie.
Rien ne trahit la jeunesse ou l'inexpérience : les faits utilisés
176sont nombreux, et ils sont cités avec une admirable sûreté ;
l'auteur avait dès lors une érudition immense, mais déjà il savait
aussi n'en montrer que juste ce qui était nécessaire pour le sujet
étudié. Jamais, ni avant ni après le Mémoire, il n'a paru sur la
grammaire comparée un livre si sûr, si neuf et si plein.

Le Mémoire a suffi pour classer du coup F. de Saussure parmi les
maîtres de la linguistique de son temps. Mais il n'a pas produit
aussitôt tous ses effets. Des linguistes, qui avaient avant lui étudié
le vocalisme et qui n'y avaient vu que désordre, reprochaient
au système de F. de Saussure d'être fait à la règle et au compas,
comme s'il n'existait pas dans chaque langue un ordre rigoureux.
D'autres empruntaient au système telle ou telle de ses parties,
sans s'apercevoir que tout s'y tient et que les fragments, détachés
les uns des autres, perdent leur signification. Le premier livre de
grammaire comparée, publié en Allemagne, où il soit complètement
tenu compte du Mémoire et où les résultats en soient
estimés à leur prix est l'Ablaut de M. Hirt, en 1900.

La dissertation de doctorat, apportée à Leipzig, en février 1880,
fait un singulier contraste avec le Mémoire. Autant est vaste le
sujet du Mémoire, et autant les théories qui y sont soutenues
ont de portée pour toute la grammaire comparée et, par le caractère
de régularité reconnu aux faits de langue, pour toute la
linguistique, autant la dissertation. De l'emploi du génitif absolu
en sanskrit
, parue à Genève avec la date de 1881, est un simple
article technique. F. de Saussure, s'attache à y déterminer un
emploi particulier, assez peu fréquent, d'un cas en sanskrit classique.
Le travail montre quelle était la solidité des connaissances
de l'auteur et quelle était en sanskrit l'étendue de ses lectures.
Ce devait être le dernier ouvrage publié par l'auteur.

A la rentrée de 1880, F. de Saussure se fixe à Paris, où il trouvait
des linguistes qui développaient aussi les idées nouvelles :
M. L. Havet, James Darmesteter, Bergaigne, d'autres encore.
Dès le 4 décembre 1880, il prend part activement aux discussions
de la Société de linguistique. A la rentrée de 1881, M. Bréal,
toujours empressé à ouvrir la voie aux jeunes talents, abandonnait
sa conférence de grammaire comparée à l'École des Hautes
177Études pour lui faire place ; et le 5 novembre 1881, F. de Saussure
était chargé d'enseigner à l'École la grammaire comparée
des langues germaniques ; son titre a été élargi ensuite, et le
titre de grammaire comparée purement et simplement restitué.
Le 16 décembre 1882, F. de Saussure devenait secrétaire adjoint
de la Société de linguistique, en remplacement de M. L. Havet,
qui abandonnait ses fonctions. Jusqu'à son départ de Paris, les
procès-verbaux des séances ont été rédigés par lui, avec la ferme
élégance qui lui était propre ; mais ces procès verbaux ne rappellent
que trop rarement les observations par lesquelles, avec
une discrétion et une courtoisie exquises, où se devinait souvent
une douce ironie, F. de Saussure indiquait les points
faibles des communications qu'il venait d'entendre ou en marquait
l'intérêt.

F. de Saussure n'a donné à l'École des Hautes-Études que
neuf années d'enseignement, d'abord de 1881 à 1889, puis après
un an d'interruption, une nouvelle année en 1890-1891. Mais,
durant ce peu de temps, son influence a été immense : pour ne
parler que des purs linguistes, L. Duvau, G. Mohl, morts avant
le temps, MM. M. Grammont, G. Dottin, P. Boyer et le signataire
de ces lignes ont fortement subi son action. F. de Saussure
était, en effet, un vrai maître : pour être un maître, il ne
suffit pas de réciter devant des auditeurs un manuel correct et au
courant ; il faut avoir une doctrine et des méthodes et présenter
la science avec un accent personnel. Les enseignements particuliers
que l'étudiant recevait de F. de Saussure avaient une valeur
générale, ils préparaient à travailler et formaient l'esprit ; ses
formules et ses définitions se fixaient dans la mémoire comme
des guides et des modèles. Et il faisait aimer et sentir la science
qu'il enseignait ; sa pensée de poète donnait souvent à son
exposé une forme imagée qu'on ne pouvait plus oublier. Derrière
le détail qu'il indiquait, on devinait tout un monde d'idées
générales et d'impressions ; d'ailleurs, il semblait n'apporter
jamais à son cours une vérité toute faite ; il avait soigneusement
préparé tout ce qu'il avait à dire, mais il ne donnait à ses idées
un aspect définitif qu'en parlant ; et il arrêtait sa forme au
178moment même où il s'exprimait ; l'auditeur était suspendu à
cette pensée en formation qui se créait encore devant lui et qui,
au moment même où elle se formulait de la manière la plus
rigoureuse et la plus saisissante, laissait attendre une formule
plus précise et plus saisissante encore. Sa personne faisait aimer
sa science ; on s'étonnait de voir cet œil bleu plein de mystère
apercevoir la réalité avec une si rigoureuse exactitude ; sa voix
harmonieuse et voilée ôtait aux faits grammaticaux leur sécheresse
et leur âpreté ; devant sa grâce aristocratique et jeune, on
ne pouvait imaginer que personne reproche à la linguistique de
manquer de vie.

A partir de 1891, c'est à l'Université de Genève, sa patrie, que
F. de Saussure enseigne le sanskrit et la grammaire comparée ;
dans les dernières années de sa vie, il avait de plus accepté d'y
enseigner la linguistique générale. Cet enseignement a produit
de nouveaux disciples, dont deux se sont déjà fait un nom :
MM. Bally et Sechehaye.

Quand, en juillet 1908, quelques-uns des anciens élèves de
F. de Saussure, auxquels s'étaient joints d'autres savants, lui ont
offert un recueil de Mélanges publié par la Société de linguistique,
ils n'ont pu indiquer assez par là leur dette vis-à-vis de
leur maître. Pour ma part, il n'est guère de page que j'ai publiée
sans avoir un remords de m'en attribuer seul le mérite : la pensée
de F. de Saussure était si riche, que j'en suis resté tout
pénétré. Je n'oserais, dans ce que j'ai écrit, faire le départ de ce
que je lui dois ; mais je suis sûr que l'enseignement de F. de
Saussure est pour beaucoup dans ce que des juges bienveillants
ont parfois pu trouver à y louer.

Après le Mémoire, qui n'a dû sans doute sa publication qu'à
la belle hardiesse de la première jeunesse, F. de Saussure n'a
plus estimé avoir poussé assez avant la théorie d'aucun fait linguistique
pour l'exposer au public. Il n'était pas de ceux qui se
hâtent de publier leurs idées avant de les avoir mûries, avant
d'en avoir fait un système complet et cohérent et d'avoir rendu
compte de toutes les difficultés. Trop soucieux de faire œuvre
définitive, il n'a plus rompu le silence que pour publier des
179notes assez brèves, souvent de simples bas de pages des Mémoires
de la Société de linguistique
. Ses derniers articles n'ont sans doute
paru que par suite de l'obligation où il se croyait tenu de donner
quelques pages à certains recueils ; le scrupule avec lequel il
tenait sa parole, le zèle avec lequel il s'associait à des manifestations
collectives étaient touchants pour qui savait avec quelle
répugnance il se décidait à toute publication. Ses principaux
articles figurent désormais dans des recueils de mélanges :
Mélanges Graux, Mélanges Renier, Mélanges Leskien, Mélanges
Nicole
, Mélanges L. Havet, Mélanges Thomsen ; et il est permis
de se demander si les belles recherches sur les déplacements de
l'accent lituanien auraient jamais été même indiquées au public,
sans le Congrès des orientalistes de Genève où F. de Saussure,
l'un des organisateurs, se jugeait obligé de faire une communication.
Ce n'est parfois qu'une question posée par hasard qui
laisse entrevoir avec quelle connaissance des choses et avec quelle
fermeté de pensée F. de Saussure envisageait certains sujets ;
ainsi les noms de parenté, sur lesquels on peut lire une note de
lui dans A. Giraud-Teulon : Les origines du mariage et de la
famille
(Genève, 1884, p. 494-502). Ces trop rares publications
arrachées à la conscience scientifique de l'auteur par le sentiment
de certains devoirs, ont été riches de résultats nouveaux
et capitaux.

En 1884, dans les Mélanges Graux, F. de Saussure met en
évidence le principe du rythme des mots grecs : les successions
de trois brèves tendent à être évitées par la langue. L'originalité
de la remarque consiste en ceci, qu'il ne s'agit pas d'une formule
phonétique rigide, mais de la constatation d'une tendance
qui se fait jour par des moyens variés. Il a suffi d'étendre cette
constatation au sanskrit, et sans doute aussi au latin, pour déterminer
le principe, fondamental du rythme indo-européen, qui
était un rythme purement quantitatif.

En 1887, dans les Mélanges Renier, l'article sur les Comparatifs
et superlatifs germaniques de la forme
« inferus, infimus » a
moins de portée ; mais, une fois de plus, l'auteur y présente
un système de faits rigoureusement cohérent, et la précision
180des conclusions, la rigueur de l'exposé, en font un modèle.

La courte note de la page 161 du volume VI des Mémoires sur
Βουκόλος, communiqué à la séance de la Société de linguistique
du 5 décembre 1885, résout élégamment une assez grosse difficulté
de la question des labio-vélaires indo-européennes.

La note des Mémoires, VI, 246-257, communiquée à la
Société dans la séance du 8 janvier 1887 et complétée le 2 avril
de la même année, sur Un point de la phonétique des consonnes en
indo-européen
, montre avec quelle profondeur F. de Saussure avait
réfléchi sur la question, si obscure et délicate, de la syllabe. De
la constitution même de groupes tels que -etro- en indo-européen,
il résulte que -etro- et -ettro- étaient indiscernables, et par
suite que, devant un mot tel que *bhitro-, on ne saurait dire s'il
faut couper *bhi-tro- ou *bhit-ro-, c'est-à-dire si la racine est bhi ou
*bhid-.

La dernière série de petites notes que F. de Saussure ait donnée
aux Mémoires est celle du volume VII, pages 72-93, en 1889 ;
elle est toute pleine d'observations ingénieuses sur les faits les
plus variés.

Au volume IV des Indogermanische Forschüngen, dédié à
M. Leskien, a été donnée une étude Sur le nominatif pluriel et le
génitif singulier de la déclinaison consonantique lituanienne
(p. 456-470).
C'est un modèle de critique des textes lituaniens du
XVIe siècle : « La valeur d'une forme est tout entière dans le
texte où on la puise, c'est-à-dire dans l'ensemble des circonstances
morphologiques, phonétiques, orthographiques, qui
l'entourent et l'éclairent ».

Dès ce moment, F. de Saussure travaillait à la question de
l'intonation et de l'accent en lituanien, dont il projetait de faire
un exposé complet. Le 8 juin 1889, il fait à ce sujet une première
communication à la Société de linguistique, sur les relations
entre l'intonation et la quantité. Une seconde communication,
faite en septembre 1894, au Congrès des orientalistes de
Genève, apportait la règle relative au déplacement de l'accent en
lituanien en fonction de l'intonation. Le livre annoncé n'a pas
paru, et l'on n'a un aperçu du système que F. de Saussure avait
181constitué, et qu'il n'a pas trouvé assez achevé à son gré, que par
deux articles : un article développé, commencé au volume VIII
des Mémoires (en 1894), ou il est établi en quelles conditions
apparaissent à l'intérieur des mots lituaniens les deux intonations,
douce et rude (cet article n'a jamais été terminé, et il est
le dernier que F. de Saussure ait donné aux Mémoires) ; puis un
résumé, très condensé, de toutes les règles relatives aux déplacements
de l'accent lituanien, dans l'Anzeiger annexé aux Indogermanische
Forschüngen
, VI, 157-166. L'article et le résumé ont servi
de base à tout ce qui s'est fait depuis sur l'accentuation lituanienne,
et ils ont illuminé du même coup l'intonation lette et
l'accentuation slave. Mais rien ne remplacera l'exposé que F. de
Saussure aurait pu faire lui-même et qui aurait mis un ordre
définitif dans un sujet particulièrement embrouillé. F. de Saussure
redoutait par-dessus tout de voir gâcher les questions de ce
genre par des indications partielles qui, ne portant que sur des
détails du sujet, présentent tout sous un jour faux. Il n'y a pas
de vérité scientifique hors d'un système complet où tous les faits
sont mis à leur place juste. Faute de l'exposé de F. de Saussure,
l'accentuation lituanienne et l'accentuation slave demeurent dans
une pénombre.

A partir de cette date, les publications s'espacent de plus en
plus. F. de Saussure aborde des sujets nouveaux, en partie étrangers
à la linguistique, comme le poème des Nibelungen ; il y
applique son esprit puissant, perspicace et systématique ; mais
il ne se résout à rien livrer de ses longues réflexions.

Ayant accepté de publier deux inscriptions phrygiennes provenant
de la mission Chantre en Cappadoce, il déchiffre avec un
soin et une pénétration admirables ces monuments mutilés et
inexplicables, et les publie dans la Mission en Cappadoce de
Chantre (Paris, 1898). Perdu dans un volume qui n'a aucun
caractère linguistique, cet article a été peu remarqué. Les observations
qu'il contient sur le suffixe -ηνος (dor. -ᾱνος) de noms de
peuples ont toute la rigueur et la précision qui caractérisent
F. de Saussure : il y reconnaît un suffixe emprunté à une langue
asiatique, sans doute au phrygien. Et il tire incidemment de
182cette remarque des conclusions frappantes : « Absolument le
seul ethnique ancien qui, ne se rapportant pas à l'Asie, finit
pour les Grecs en -ηνός, est Τυρσηνός, dorien Τυρσᾱνός. Du fait
qu'on ait Τυρσηνός en grec, le nom est une extraordinaire confirmation,
pour ce qui concerne les Étrusques, de leur origine
orientale (étant dans la double impossibilité d'avoir été inventé
par les Grecs qui ne connaissaient pas -ηνός, ou par les Latins
qui disaient Etrusci, Tusci). Pour ce qui est de l'origine de -ηνός
lui-même, un nom comme Τυρσηνοί, clairement asiatique et
cependant antérieur à l'influence perse, est la meilleure preuve
que le nom n'avait rapport qu'à l'Asie Mineure seule. »

Les trois derniers articles se rattachent directement aux théories
du Mémoire. C'est la note étymologique : D'Ωμήλυσις à
Τριπτόλεμος (Mélanges Nicole, 1885, p. 503-514), où se trouve
une observation neuve et imprévue sur un fait de vocalisme
grec ; la note Sur les composés latins du type « agricola » (Mélanges
L. Havet
, p. 459-471), et la note de la Festschrift V. Thomsen
(1912), p. 202-206, sur Les adjectifs indo-européens du type caecus
« aveugle », où le vocalisme radical a de nombreux adjectifs
indiquant des infirmités est attribué à une sorte d'action analogique
portant sur le vocalisme.

Des réflexions sur la linguistique générale qui ont occupé une
grande partie des dernières années, rien n'a été publié. F. de
Saussure voulait surtout bien marquer le contraste entre deux
manières de considérer les faits linguistiques : l'étude de la langue
à un moment donné, et l'étude du développement linguistique
à travers le temps. Seuls les élèves qui ont suivi à Genève les
cours de F. de Saussure sur la linguistique générale ont pu profiter
de ces idées ; seuls, ils connaissent les formules précises et
les belles images par lesquelles a été illuminé un sujet neuf.

Déjà la santé de F. de Saussure s'altérait ; dans l'été de 1912,
il devait suspendre son enseignement, et le 22 février 1913 il
mourait. Il avait produit le plus beau livre de grammaire comparée
qu'on ait écrit, semé des idées et posé de fermes théories,
mis sa marque sur de nombreux élèves, et pourtant il n'avait
pas rempli toute sa destinée.183

1. Annuaire de l'École Pratique des Hantes Études (Section des sciences
historiques et philologiques), 1913-1914, p. 115 sq.