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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T23

Robert Gauthiot 1

J'ai une pudeur à parler de Robert Gauthiot. Depuis le jour
où il est venu à mes conférences de l'École des Hautes Études,
en 1896, nous nous étions accoutumés à penser ensemble. Il
n'y a presque pas un de ses travaux que je n'aie discuté avec lui
quand il en formait le premier projet, quand il le préparait,
quand il l'exécutait. Il n'y a presque pas une de mes idées que
je ne lui aie soumise, qu'il n'ait discutée, qu'il n'ait enrichie de
ses observations, précisée par ses objections ou soutenue de faits
nouveaux. Quand j'essaie de parler de lui, il me semble que je
parle un peu de moi-même.

Robert Gauthiot était une nature ample et riche. Il a toujours
souffert de la médiocrité de ses ressources matérielles ; mais il
n'a pas hésité à se marier jeune, et à fonder une belle famille ; et
jamais pourtant il n'a lésiné sur l'achat des livres qui lui semblaient
nécessaires pour son travail. Il savait souffrir de bien des
manques ; mais jamais il n'était étriqué. En tout ce qu'il faisait,
il voyait large. Comparatiste, il a envisagé tout l'ensemble du
domaine indo-européen ; linguiste, il ne s'est pas tenu au domaine
indo-européen seul ; il a étudié, et de première main, les faits
finno-ougriens et les faits turcs. Il avait à la fois le sens des idées
générales et celui de l'observation ; il savait tirer parti des livres,
mais il voulait voir par lui-même, et, quand il s'est intéressé
particulièrement au lituanien, d'abord, à l'iranien, ensuite, il est
194allé sur place étudier des parlers lituaniens ruraux et des parlers
iraniens des montagnes. Théoricien autant qu'on peut l'être, il
s'est fait explorateur pour relever, dans des vallées lointaines et
mal accessibles, des parlers qui l'intéressaient, et il éprouvait
autant de joie à faire de l'alpinisme au Pamir et à risquer sa vie
au bord de précipices dangereux pour relever des parlers iraniens
mal connus ou inconnus qu'il en avait à bâtir les théories les
plus abstraites. Il avait le goût de la technique, et ses publications
ne s'adressent en général qu'à des gens du métier très avertis ;
mais il fréquentait volontiers les réunions politiques ; il y
parlait ; il a même été candidat, de manière toute désintéressée,
une fois que le parti socialiste auquel il appartenait voulait se
compter sur un nom dans son quartier. Il avait horreur de la
guerre ; mais il était, dès le temps de paix, un bon officier de
complément ; et quand, par son âge, il a passé dans l'armée territoriale,
il s'est fait maintenir dans l'armée active pour faire des
périodes militaires plus longues, avec des hommes jeunes. Souvent
silencieux et enfermé en lui-même, il savait parler haut et
net. Brutal parfois vis-à-vis de ceux qu'il n'estimait pas, il était
affectueux pour ceux qu'il avait choisis ; aucun homme n'a aimé
plus tendrement.

De cette nature riche et diverse, la linguistique a eu le
meilleur.

Robert Gauthiot est né à Paris le 13 juin 1876. Son père était
français. Sa mère, allemande d'une famille libérale et cultivée de
Berlin, a exercé sur lui une influence profonde. Ce qu'il y a eu
de varié, d'un peu contradictoire parfois, dans la nature de
Gauthiot a tenu sans doute à la multiplicité des influences qu'il
a subies. Il était vraiment bilingue, chose rare, et précieuse pour
un linguiste, comme il aimait à le faire remarquer.

Aussitôt inscrit à la Sorbonne, il est venu à l'École des Hautes
Études, où il a pris part aux conférences de Duvau et aux
miennes ; en 1898, durant le temps de son service militaire, il se
débarrassait du dernier concours scolaire, en devenant agrégé
d'allemand. Et, dès lors, il se donnait tout entier à la linguistique.
En 1900, il se mariait, et la nécessité de gagner sa vie
195l'obligeait à prendre un poste de professeur d'allemand au lycée
de Tourcoing. Mais il n'abandonnait pas son travail linguistique.
D'une mission en Lituanie, il avait rapporté la matière de travaux
sur le lituanien. En 1902, il recevait le diplôme de l'Ecole
des Hautes-Études pour une étude sur le Parler de Buividze, qui
a paru en 1903, dans la Bibliothèque de l'École. Dans cette
même année 1903, il succédait à L. Duvau. Il semblait que dès
lors ses beaux dons allaient pouvoir se développer. Par malheur,
il traversait une période de dépression maladive qui, durant plusieurs
années, a ralenti, presque paralysé son activité. Et ce n'est
qu'à partir de 1908 que la production redevient abondante. Alors
intervient un événement nouveau qui a exercé sur lui une
influence décisive : la découverte de documents iraniens en Asie
Centrale. Déjà, il s'intéressait à l'iranien. Mais l'occasion qu'il a
eue de déchiffrer les textes sogdiens rapportés par la mission
Pelliot l'a conduit à donner à l'iranien la plus grande part de son
travail. Après une série d'articles sur des faits iraniens, depuis
1910, il apporte en 1913 ses thèses de doctorat, l'une sur une
question de linguistique générale, l'autre sur le sogdien. Il voit
alors que, pour suivre le développement du sogdien, il faut en
connaître les derniers débris subsistant, les parlers de la vallée du
Yagnob, et il y fait, en 1913, un premier voyage d'exploration
linguistique. Frappé de l'importance des résultats obtenus, il
demande une seconde mission ; il part de nouveau en mai 1914 ;
et c'est dans les hautes vallées du Pamir, que, en juillet 1914, il
apprend la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France et à
la Russie. Il part aussitôt pour prendre son poste de combat ; il
traverse l'Asie, la Russie et rentre en France en octobre 1914.
Il est attaché d'abord à la mission française près l'armée belge et
fait en cette qualité la dure campagne des Flandres durant l'hiver
1914-1915. Puis il rentre à son régiment qui fait partie d'une
des divisions les plus actives de notre armée. Il reçoit bientôt le
commandement d'une, compagnie et devient capitaine à titre définitif.
Il prend part à la première offensive d'Artois, au printemps
de 1915 et conduit sa compagnie à l'attaque ; il est cité à l'ordre
du jour pour le courage avec lequel il était allé relever les blessés.
196Dans les jours qui suivent, un obus abat sur lui le toit de son
poste de commandement ; il est relevé sans blessure grave apparente ;
bientôt des crises nerveuses se déclarent ; malgré le soin
avec lequel il les dissimule pour rester à son poste, on doit le
retirer. Des convalescences successives lui permettent de rédiger
quelques travaux qui sont parmi les meilleurs qu'il ait écrits ;
puis, brusquement, au début de septembre 1916, son état s'aggrave,
les crises se multiplient, et il meurt au Val-de-Grâce, le
11 septembre 1916, de la fracture du crâne qu'il avait reçue.

La guerre, qui a pris à l'École des Hautes Études, à la linguistique,
des hommes comme Achille Burgun, comme Acher,
comme Boudreaux, comme le jeune Bonnotte, ne pouvait faire
subir à nos études une perte plus grave. Elle a arrêté Gauthiot
au milieu de sa plus belle période de travail ; elle l'a tué à 40 ans,
au moment où il était arrivé à la maîtrise.

On naît comparatiste : Gauthiot était un comparatiste né. Il
savait se servir de toutes les langues indo-européennes. Il a appris
à utiliser, avec une véritable aisance, tout le groupe des langues
finno-ougriennes. Et, quand il a étudié un groupe dialectal à
l'intérieur de l'indo-européen, ç'a toujours été en comparatiste,
qui sait éclairer les faits d'un parler par ceux des autres parlers.
A l'intérieur d'un même parler, il voyait tout le système des faits,
et n'essayait jamais d'interpréter un détail isolé, sans le situer
dans l'ensemble. S'il posait des conclusions particulières, c'était
toujours en les rattachant à un principe. Les recherches de linguistique
historique n'étaient pour lui qu'un moyen de faire
progresser la linguistique générale.

Son premier article, A propos de la loi de Verner, dans les
Mémoires de la Société de linguistique, XI, 193 et suiy. (en 1899),
le révèle déjà presque tout entier. Le fait germanique est situé
dans l'ensemble de l'indo-européen, éclairé par des rapprochements
avec d'autres faits ramenés à leur principe essentiel, et il
en sort une règle de linguistique générale.

Les directions qu'a suivies Gauthiot sont multiples, et la dispersion
de ses publications dans des périodiques et des recueils
très divers marque bien la diversité des choses auxquelles il s'est
intéressé.197

Tout au début de sa carrière, on trouve des articles de phonétique,
l'un en collaboration avec Vendryes. Les premiers
articles, parus les uns dans la Parole, les autres dans les Mémoires
de la Société de linguistique
, portent sur le lituanien, le serbe, le
tchèque, le persan et l'arménien ; ils ont apporté des données
nouvelles mises en œuvre par un esprit qui en savait montrer la
portée.

Presque en même temps, il y a la série de travaux sur le
lituanien, à la suite des enquêtes faites en Lituanie, non seulement
l'étude, précise et riche d'idées générales, sur le Parler de
Buvidze
, mais aussi les Êtymologies lituaniennes, dans le Sbornik
Fortunatov
, la publication d'un vieux texte dans les Mémoires de
la Société de linguistique
, un article sur le son ë en lituanien, dans
les Mitteilungen der litauischen Gesellschaft (en 1903), etc.

Le grand article sur la Phrase nominale en finno-ougrien, au
tome XV des Mémoires de la Société de linguistique (en 1908) et
l'article sur les Noms de l'abeille et de la ruche au tome XVI (en
1910), montrent le parti que savait tirer Gauthiot de l'indo-européen
pour éclairer les faits finno-ougriens, et inversement.
Gauthiot était sans doute le seul homme capable d'écrire ce
curieux article sur les Noms de l'abeille et de la ruche, et il y a
donné un modèle de ce que peut être l'étude comparative d'une
question de vocabulaire.

La Note sur le degré zéro, en 1902, avait déjà montré avec quelle
pénétration et quelle force de pensée Gauthiot traitait les questions
de linguistique générale. Le livre, sobre et plein, sur la Fin
de mot en indo-européen
(1913) est un des rares exemples que l'on
ait d'une étude où des langues de toutes familles éclairent l'indo-européen
et où le caractère de faits phonétiques délicats soit
expliqué par le type morphologique de la langue.

C'est à l'étude comparative des parlers iraniens que Gauthiot
a donné, dans les dernières années, le meilleur de son activité.
Déchiffrement et publication de textes sogdiens nouvellement
découverts, relevés de parlers montagnards, articles théoriques,
il entreprenait tout avec une ardeur fiévreuse. Des textes sogdiens
qu'il avait déchiffrés, deux seulement ont été publiés ; les
198autres ne sont pas au point. La grammaire sogdienne est inachevée ;
seules sont rédigées ta phonétique et la morphologie du
verbe ; et ce qui était imprimé déjà a brûlé dans l'incendie que
les Allemands ont allumé à Louvain ; il faudra réimprimer le
tout. Les relevés de parlers faits en Asie ne sont pas utilisables
pour d'autres que pour l'auteur ; le dernier sera l'article sur le
yazgulami (numéro de mars-avril 1916 du Journal asiatique).
Les trois articles sur la grammaire comparée des parlers iraniens
qui ont paru dans les deux premiers cahiers du volume XX des
Mémoires de la Société de linguistique sont comme le testament
scientifique de l'auteur ; ils ont été écrits durant un congé de
convalescence obtenu après la blessure reçue en 1915, et l'on y
voit à quelle domination de son sujet Gauthiot était parvenu.
Il était le digne héritier de Burnouf et de James Darmesteter.

Un obus aveugle a frappé. L'œuvre, que personne n'est en
état de reprendre, demeure interrompue.199

1. Bulletin de la Société de Linguistique, XX, 1916, p. 127 sq.