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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T24

Louis Havet 1

Né le 6 janvier 1849, Louis Havet était encore trop jeune en
1868 pour être l'un des fondateurs de l'École des Hautes Études.
Mais il a été des premiers élèves de notre section : dès le
30 octobre 1869, il était élève titulaire, pour le latin et la
grammaire comparée. Dès 1872, il rejoignait les amis un peu
plus âgés, Gaston Paris et Gabriel Monod, qui avaient pu débuter
dans l'enseignement scientifique à l'origine même de l'École.
Avec Louis Havet, devenu après G. Monod président de la
section, a disparu, le 26 janvier 1925, le dernier des maîtres qui
ont été associés à la fondation de l'École ; jusqu'au bout il en
avait gardé fidèlement l'esprit.

Chacun de ces maîtres a eu son originalité propre, mais tous
avaient en commun un respect religieux de la méthode scientifique ;
ils n'estimaient possible de rien sacrifier de la rigueur
de cette méthode ; ils étaient convaincus qu'en l'appliquant
exactement on est assuré de parvenir à la vérité.

Ils étaient jeunes quand la France a subi ses revers de 1870-1871.
Leur patriotisme était profond. Mais ils auraient cru
commettre un sacrilège en mêlant à la question de patriotisme
la question de science, et, parce que leur pays avait été mutilé
après avoir été vaincu, ils n'ont rien retiré de l'estime profonde
qu'ils avaient pour le travail allemand.

Fils et successeur au Collège de France d'un grand humaniste,
200il a été un homme d'une culture riche et diverse. Les
mathématiques et l'astronomie l'ont toujours attiré. Et c'est
l'un des traits originaux de son esprit que d'avoir pratiqué avec
une rigueur mathématique l'étude des langues et des textes
anciens.

Aussi la linguistique historique qui, au moment où L. Havet
venait à la philologie, devenait une science précise, l'a-t-elle
fort intéressé. Il y a, au début de sa carrière, une période où il a
été l'un des membres les plus fidèles et les plus actifs de la
Société de linguistique nouvellement créée. A côté de Michel
Bréal, secrétaire inamovible de la Société, il a été le secrétaire
adjoint, de 1870 à 1882. Et les sept premiers volumes des
Mémoires de la Société de linguistique, de 1868 à 1889, renferment
de lui une série de notes qui sont des chefs-d'œuvre de pénétration,
d'invention et de rigueur. Si l'on voit clair dans la
phonétique latine, c'est pour une large part à L. Havet qu'en
revient le mérite.

Un exemple de détail qu'il vaut la peine de citer malgré sa
technicité suffit à caractériser l'invention pénétrante de L. Havet.
Tout le monde sait que Siculus, famulus s'opposent à Sicilia,
familia, et uolo à uelim. Mais il a fallu le sens phonétique de
L. Havet pour reconnaître qu'on avait ici les effets de deux
prononciations distinctes de la voyelle l, telles qu'on les observe
nettement en russe et en polonais, et telles que les signalent,
avec l'obscurité habituelle de leurs descriptions, les grammairiens
latins. D'autres se seraient laissé arrêter par le fait que l'on
a uolebam, uolens en face de uelim et scelus, gelu en face de
(h)olus représentant un ancien helus. L. Havet a vu que l était
vélaire, devant e comme devant o et u, et que e passait à o
devant l vélaire, mais que, d'autre part, une gutturale précédant
un e en syllabe initiale entravait l'action de l vélaire. De par la
théorie de l vélaire, des graphies surprenantes, telles que l'opposition
de mille et de milia s'expliquent : l géminée n'était jamais
vélaire ; la graphie ll de mille indique que ll de mille, quoique
simplifiée après voyelle longue, n'est pas devenue vélaire ; la
graphie mile aurait suggéré une fausse prononciation de l
201vélaire devant e ; devant i, en revanche, on a pu écrire milia,
avec l simple, suivant la prononciation. Tout cela, L. Havet
l'a saisi, et il ne lui a fallu que quelques lignes pour l'exposer ;
si peu de lignes que beaucoup de latinistes n'ont pas aperçu la
portée de la trouvaille, et que, longtemps encore après la découverte,
les phonéticiens les plus experts étaient encore hésitants,
sinon sur le principe, du moins sur le détail, là où L. Havet
avait vu entièrement clair dès l'abord.

Par son don puissant de combinaison joint à un sens affiné de
l'observation des faits actuels, L. Havet avait tout ce qu'il faut
pour demeurer l'un des maîtres de la linguistique. Mais, par
conscience, il s'est détaché de l'étude des langues.

Devenu professeur de philologie latine — titre créé pour lui —
au Collège de France, L. Havet croit devoir se consacrer tout
entier, depuis 1889, à la philologie latine stricte. A vrai dire,
il avait toujours donné à cette philologie une large part de son
activité. S'il avait, en 1875, traduit le livre de Bücheler sur la
déclinaison latine, ses thèses, de 1880, sur le Querolus et le vers
saturnien, étaient de pure philologie. Mais depuis 1889, L. Havet
a cessé de faire œuvre personnelle en linguistique, et il faut
avoir été son élève, avoir travaillé près de lui, pour savoir ce
que la linguistique y a perdu.

Néanmoins, il a été pour beaucoup dans la formation du
groupe français de linguistes qui, grâce à M. Bréal et à F. de
Saussure, s'est constitué à Paris depuis 1870.

En effet, il avait été chargé d'enseigner la métrique. Et il la
concevait en linguiste, qui voyait la réalité des mots et des phrases
rythmées derrière la lettre des règles. Tous ceux qui, comme
moi, ont suivi cet enseignement à la fois rigide et délicat y ont
pris d'inoubliables leçons de méthode linguistique. Le petit
Cours élémentaire de métrique grecque et latine qui a été rédigé par
L. Duvau et qui, depuis la première édition de 1886, a subi
plusieurs remaniements, dus à L. Havet lui-même, donne une
idée de la rigueur et de la précision de cet enseignement qui
était nourri d'une connaissance profonde des résultats et des
méthodes de la linguistique.202

La conscience de L. Havet aurait suffi à faire de lui le plus
précis des maîtres. Il me souvient qu'il m'avait chargé, durant
une année d'études où je n'ai cessé de le suivre, de rédiger un
cours qu'il faisait sur la métrique de Plaute. Après avoir rédigé
une leçon sur une question difficile, je lui ai soumis, un jour,
avec ma rédaction, une objection qui me semblait décisive ;
immédiatement L. Havet a accepté l'objection que lui faisait
avec timidité un jeune étudiant et, pour un détail qui ne le
satisfaisait pas, un cours fortement étudié n'a jamais paru.

Grâce à sa rigueur et à son don de manier les combinaisons
arithmétiques, L. Havet a pu ouvrir des voies nouvelles : il a
vu que les poètes anciens n'ont pas été seuls à tenir compte de
la quantité en écrivant ; les orateurs soumettent leurs fins de
phrase, leurs clausules, à certaines observances au point de vue
de la quantité. Le livre sur la Prose métrique de Symmaque et les
origines du cursus
, en 1892, a servi de point de départ à toute
une série de recherches.

D'autre part, personne n'a fait plus que L. Havet pour montrer
que la métrique ne consiste pas seulement à déterminer des
successions de longues et de brèves ou des places de coupe,
mais que l'essentiel est de reconnaître la façon dont sont
employés les mots et les groupes de mots aux diverses places des
vers.

Mais, si importante qu'ait été cette part de l'activité de
L. Havet, celle à laquelle il a, peu à peu, attaché le plus de prix
a été la critique des textes. Dans cette critique, L. Havet pouvait
faire jouer toute la logique de son esprit jointe à sa pénétration
et à son don de combinaisons. Et c'est à critiquer les textes
latins — et quelquefois les textes grecs — qu'il a employé ses
dernières années. Des notes critiques prennent alors la place des
notes phonétiques qu'il rédigeait autrefois. Il prépare alors des
éditions, souvent en collaboration avec les élèves qu'il formait,
ainsi cette édition de l'Amphitruo à laquelle il avait associé des
disciples dont quelques-uns sont devenus des maîtres.

Le livre où se concentre sa doctrine est ce grand Manuel de
critique verbale
, paru en 1911, merveille de combinaisons, à la
203correction duquel L. Havet a travaillé des années, où les principes
de la critique sont exposés d'une manière lumineuse, et
où ils sont illustrés d'exemples presque tous découverts par
l'auteur. Il y a là un tour de force que peu de gens auraient pu
accomplir. Il est permis peut-être de regretter cette virtuosité ;
des exemples moins originaux, mais plus sûrs, auraient sans
doute rendu la lecture et la consultation du livre plus aisées.
Mais, à lire ce livre, on reste frappé d'admiration devant l'ingéniosité,
la pénétration de l'auteur et la puissance d'un esprit qui
a tout combiné, tout prévu, et qui, dans un manuel de 1.638
paragraphes serrés, chargés d'abréviations, n'a presque rien dit
que de neuf et n'a pas laissé au hasard un seul signe.

L. Havet a donné la mesure de la confiance qu'il avait dans la
méthode quand, étudiant l'Asinaria admise par Varron parmi
les comédies de Plaute, il a osé mettre en doute les conclusions
de Varron et affirmer que l'Asinaria, loin d'être une œuvre
authentique de Plaute, serait bien postérieure, et sans doute
assez peu antérieure à l'époque de Varron. L'édition a paru par
les soins d'une fidèle élève, et l'on y admire la précision singulière
des arguments.

Linguiste, métricien, critique, L. Havet a partout marqué sa
trace parce qu'il avait une méthode exacte et strictement logique
et parce qu'il n'hésitait jamais à aller jusqu'au bout d'une idée
qu'il tenait pour juste.

Cette inflexible logique de son esprit ne faisait pas tort à
l'amour qu'il avait pour la vie. Personne n'a, plus que lui, aimé
à recevoir ses amis et ses collègues ; nulle maison n'a été aussi
accueillante que la sienne ; une compagne dont la grâce et
l'affection éclairaient sa demeure — et dont une cruelle maladie
a attristé ses dernières années — l'y aidait avec un charme que
ne pourront oublier les survivants de ces temps devenus pour
les hommes d'aujourd'hui si lointains. Personne, je l'ai éprouvé,
n'a plus aimé ses élèves : jusqu'au bout, L. Havet a été entouré
de jeunes, et deux jours avant sa mort, alors que le mal qui
l'emportait ne lui permettait déjà plus de se lever, il recevait
encore une élève avec laquelle il travaillait. C'est par les jeunes
204gens qui devaient travailler chez lui et qui n'ont pu être reçus
qu'on a appris, un jour, que L. Havet était à l'agonie.

Quand il a estimé qu'une vérité d'ordre judiciaire était
méconnue, il a quitté ses travaux, il a participé à des réunions
publiques, il s'est exposé à des dangers pour dire à son pays ce
qui lui semblait être la justice, et il s'est retiré de la lutte mal
satisfait parce que la solution, conforme en fait à ses vœux, n'était
pas strictement logique.

Et, avec cela, pas de cœur plus sensible, pas de nature plus
délicate : il faut l'avoir vu assembler des fleurs pour savoir
jusqu'où il poussait le sens de la nature et de l'art.

Il a travaillé sans relâche, il a pensé sans répit, il a enseigné
jusqu'à son dernier jour, il a rempli avec scrupule toutes les
tâches qu'il avait acceptées. Quand, à la fin de sa vie, il s'est vu
menacé de cécité, il a, malgré la maladie, qui minait son organisme
et dont il allait mourir, travaillé davantage pour achever
les œuvres entreprises. Il ne laisse pas seulement ses découvertes
et ses écrits, mais l'exemple de sa vie et, avec son enseignement
et ses publications, le souvenir de sa droiture et de sa générosité.205

1. Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences
historiques et philologiques), 1925, p. 1 sq.