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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T25

Maurice Cahen 1

Né le 18 avril 1884, à Saint-Quentin, Maurice Cahen venait
à peine d'achever sa quarante-deuxième année quand il est mort,
à Fontenay-aux-Roses (Seine), le 18 mai 1926. Et voici que,
après Robert Gauthiot, je dois encore honorer aujourd'hui l'un
de mes anciens élèves, devenu un maître.

Son œuvre est admirable. On sait ce qu'il a publié : la liste
de ses publications suit cette notice. On verra sans grand délai,
je l'espère, ce qu'il a laissé prêt à être imprimé ; mais, édité ou
non, ce qu'il a écrit ne donne encore pas la mesure de l'homme.

Sur toute sa vie a pesé le sentiment douloureux qu'il n'accomplissait
pas sa destinée. Comme tous les jeunes universitaires
français, il a commencé par préparer l'agrégation : dès 1907, il
était agrégé d'allemand, après des études poursuivies partie à
Paris, partie en Allemagne, à Berlin (J. Roethe) et à Leipzig
(Ed. Sievers). Ses maîtres de Paris, M. Andler à la Faculté des
Lettres, Robert Gauthiot et moi-même à l'École des Hautes
Etudes, avaient vu tout aussitôt la valeur de son esprit et avaient
reconnu en lui un futur savant.

Il faisait alors ses débuts dans l'enseignement secondaire.
Puis, décidant de se consacrer au Scandinave et, en particulier,
d'étudier le développement du vocabulaire religieux au Danemark,
il s'installait durant trois ans (1909-1912) à Copenhague,
il y apprenait les langues nordiques, anciennes et modernes,
206auprès des professeurs illustres de la grande université danoise ;
en même temps il dépouillait les textes où se trouvent les données
dont il avait besoin pour ses recherches. Quand, en 1912,
il est revenu de Copenhague, il n'avait rien publié, mais il avait
tout ce qui fait un maître : la rigueur de la méthode, l'ampleur
des connaissances et, avec cela, sur un sujet capital, une documentation
immense qu'une longue vie n'aurait pas suffi à
épuiser. Si à ce moment on lui avait fait confiance, comme on a
fait autrefois aux fondateurs de l'École des Hautes Études, à
Gaston Paris, à Gabriel Monod, plus tard à Louis Havet, plus
tard encore à Sylvain Lévi et à moi-même, et si on l'avait
invité à donner un enseignement scientifique et à se consacrer
tout entier à la recherche, on aurait aujourd'hui plus qu'une
série de mémoires originaux, on aurait toute une méthode
neuve dont la valeur serait établie par les résultats qu'elle aurait
donnés. L'habitude qui s'est prise de n'accorder de postes
scientifiques, même les plus modestes, qu'à des savants qui ont
déjà fait ce qui s'appelle leurs preuves, et, même quand ces
preuves sont faites, de placer des médiocres qui attendent
depuis longtemps avant les hommes rares qui sont des créateurs
faits pour diriger, n'a pas permis à Maurice Cahen d'avoir, dès
lors, la situation qu'il aurait fallu lui donner pour lui permettre
de travailler. Maintenant qu'il est mort prématurément, nous
mesurons ce que la science a perdu. Si l'on veut avoir des
savants, il faut leur donner le moyen de se consacrer jeunes à la
science. L'exemple de la vie et de la mort de Maurice Cahen
est tragique.

Après cinq années consacrées à l'apprentissage de la science
pure et à la recherche personnelle, il a estimé qu'il devait commencer
à gagner sa vie et il est parti enseigner l'allemand dans
de lointaines provinces. Il se proposait d'y mettre en ordre ses
matériaux, d'y élaborer ses idées, d'y écrire ses thèses. Par
malheur, il avait une conscience scrupuleuse, et son enseignement
le prenait. On sait le rude effort que l'enseignement
secondaire exige d'un jeune professeur ; pour travailler, Maurice
Cahen n'avait que ce que cet effort laissait de force à son
207organisme en apparence robuste, en réalité frêle, et que la
maladie était sur le point d'abattre.

Quand est venue la guerre, sa santé était déjà si atteinte que
ses amis le croyaient peu apte à faire campagne. Il a néanmoins
pris part, en qualité de sergent d'infanterie, à des combats
pénibles ; ce n'est qu'en juin 1916 qu'il a été réformé pour
maladie.

Pendant cinq ans, Maurice Cahen a dès lors partagé son
temps entre l'enseignement qu'il donnait avec un zèle singulier
et la rédaction de ses thèses. En 1921 les deux thèses étaient
enfin achevées et publiées. D'autres, sans doute, auraient pu
aboutir plus vite, en produisant quelque travail hâtif. Mais lui
n'admettait rien que d'approfondi et de définitif. Parti pour
faire une histoire du vocabulaire religieux Scandinave, Maurice
Cahen arrivait à donner une étude sur La libation, c'est-à-dire
sur les mots qui servent à la désigner, et une petite monographie
des noms de « dieu » en Scandinave. On pouvait juger par là de
l'immensité des matériaux qu'il avait rassemblés, de la fermeté
avec laquelle il posait ses idées, de l'art avec lequel il les exprimait,
art qui traduisait la lumineuse clarté de son esprit et la
possession qu'il avait de l'ensemble de son sujet. Aussitôt les
savants qui ont lu ces ouvrages et en ont rendu compte ont
reconnu que la linguistique germanique comptait un maître
nouveau et un maître original.

Mais si ces publications classaient Maurice Cahen parmi les
germanistes les plus informés, elles ne lui valaient pas encore
une place dans l'enseignement supérieur. A 37 ans, ce savant,
fait pour la science pure, demeurait professeur de lycée et usait
à enseigner les éléments de l'allemand ce que la maladie, qui le
minait, lui laissait de force. Il acceptait alors d'aller à Upsal
comme lecteur de français. Il y gagnait de se trouver parmi des
germanistes éminents qui l'appréciaient ; mais la fonction de
lecteur n'avait rien de commun avec ses recherches personnelles.
En février 1923, il était chargé d'une suppléance pour la langue
et la littérature allemandes à l'Université de Strasbourg ; mais
on sait que, dans une Faculté des lettres, la charge des professeurs
208est de préparer des élèves à des examens professionnels :
licence d'enseignement, agrégation ; de nouveau, et malgré la
bienveillance de collègues plus anciens qui s'efforçaient de le
ménager, Maurice Cahen se trouvait empêché de donner toutes
ses forces à la science. En janvier 1925, il quittait sa suppléance
de Strasbourg pour une conférence temporaire sur la religion
des Germains à la section religieuse de l'École des Hautes
Études ; l'indemnité affectée à cette conférence était misérable ;
l'avenir n'était pas assuré ; mais, pour la première fois, il avait
un enseignement purement scientifique et pouvait donner à la
science toute sa force. Désireux de pouvoir travailler, il s'installait
alors de manière définitive à Fontenay-aux-Roses, aux
environs de Paris, et les soucis de cette installation, qu'il voulait
exactement adaptée à ses besoins de travail — car en rien
il n'admettait l'a peu près — occupaient encore en partie
l'hiver 1925-1926. Enfin, en novembre 1925, il était désigné
pour une direction d'études de philologie germanique à notre
section ; nommé peu après, il commençait son enseignement
de gotique et de Scandinave. J'ai vu les notes du cours de
gotique qu'il a donné ; un sens profond du germanique s'y
allie au sens de l'histoire ; d'un tel enseignement on pouvait
attendre la formation d'un groupe de germanistes. La carrière
que depuis vingt ans Maurice Cahen souhaitait s'ouvrait devant
lui ; en mai 1926, il mourait d'une crise subite, au moment où
il avait posé sa doctrine, fixé sa méthode et où il allait mettre
en œuvre la masse des données qu'il avait recueillies et des
connaissances qu'il avait acquises.

Il avait épousé, jeune, une cousine, amie d'enfance, à laquelle
le liait une affection profonde, qui le comprenait et qui était la
compagne de son travail comme de toute sa vie. Il avait trouvé,
chez tous ceux qui méritaient de le comprendre, l'estime,
l'amitié, l'admiration. Quand a été vacante la chaire de langues
et littératures germaniques au Collège de France, tout le monde
savait que le titulaire universellement désigné, M. Andler, serait
heureux de voir la seconde ligne de la présentation occupée par
Maurice Cahen, comme elle l'a été en effet. Le maître de
209l'ancienne philologie germanique et des études runiques qu'est
M. Magnus Olsen a volontiers accepté de mettre au point la
publication d'un petit texte runique en vieil anglais, trouvé en
Normandie, que Maurice Cahen avait préparée et qu'il devait
achever cette année. Mais bien qu'il ait été apprécié de ceux
qui le connaissaient et dont l'estime lui importait, la vie a été
douloureuse et amère à Maurice Cahen parce que, vivant pour
la science, il ne pouvait vivre de la science. Et, le jour où il a
eu la situation matérielle modeste qu'il attendait, où son bureau
de travail a été installé parmi ses livres, la mort l'a pris, comme
si ce qu'il avait toujours souhaité devait lui être toujours
interdit.

Néanmoins il laisse une œuvre. D'autres ont pressenti que,
phénomène social, le langage s'explique par les conditions de la
société où il se développe. D'autres ont compris que le moment
est venu d'étudier les faits de vocabulaire où l'action de la
société se manifeste avec le plus d'évidence. Mais personne n'a
tiré de ces idées le parti qu'il faut. Maurice Cahen les a approfondies
et démontrées. Grâce à lui, on sait maintenant que le
sens d'un mot est un phénomène de civilisation ; le sens se
définit et s'explique par certaines conditions historiques qu'il
convient de préciser pour chaque cas. Perdant de vue le fait que
l'essentiel de l'étymologie est l'histoire complète du vocabulaire,
les linguistes se sont acharnés à la poursuite, souvent illusoire,
du point de départ de chaque mot. Maurice Cahen ne se souciait
pas de l'étymologie ainsi comprise à laquelle on doit tant de
notes inutiles ou fâcheuses ; mais il montrait, par un examen
complet, comment « les changements intervenus dans la civilisation
et la société expliquent les développements sémantiques ».
Il illustrait, par des faits précis, le passage chez les Germains de
la civilisation indigène à la civilisation européenne.

Le vocabulaire ne comprend pas seulement des mots tout
faits ; il y a les mots qui se font au moyen des procédés de formation
de chaque langue. Ici encore les conditions de civilisation
commandent le développement. Les langues modernes vivent
de suffixes grecs ; les -ismes et les -istes nous sont familiers, et
210les professions féminines s'expriment par un suffixe grec comme
-esse. Le suffixe -arius des noms de professions en latin s'est
étendu à toute l'Europe. L'étude des adjectifs en -kunda-, dont
les articles des Mélanges Andler et des Mélanges Vendryes
apportent de premières esquisses, montre, pour la première fois,
comment l'examen de la valeur sociale des mots éclaire la
théorie de la dérivation. Elle fera sentir à ceux qui ne le connaissaient
pas encore la perte que la philologie germanique et
la linguistique ont faite par la mort de Maurice Cahen. Ce
qu'ont perdu ceux qui l'aimaient, je ne saurais le dire.211

1. Annuaire de l'École pratique des Hautes Éludes (Section des sciences historiques
et philologiques), 1926-1927, p. 3 sq.