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Sechehaye, Charles-Albert. Essai sur la structure logique de la phrase – T02

Appendice
Note sur le classement des disciplines
linguistiques

Nous avons publié en 1908 sous le titre de Programme et Méthodes
de la linguistique théorique
un ouvrage traitant de l'organisation des
disciplines de la science du langage. Dans cet essai nous insistions
sur la nécessité d'emboîter, selon un principe logique, ces disciplines
les unes dans les autres ; nous distinguions l'étude des faits de langage
pris dans leur aspect statique de l'étude des évolutions et nous
posions la nécessité d'établir une science du prégrammatical, c'est-à-dire
de l'expression libre et spontanée antérieure à toute organisation
conventionnelle. Ces idées nous paraissent encore justes et sont
parfaitement d'accord avec les distinctions que F. de Saussure a si
solidement établies dans son Cours de Linguistique générale. En particulier
la science du prégrammatical est impliquée nécessairement
dans toute l'étude de la parole organisée et lui sert de base concurremment
avec la linguistique statique. Une différence essentielle entre la
doctrine saussurienne et la nôtre, c'est que le Cours de Linguistique
générale
ne tire de ses distinctions aucun principe de classement
rigoureux et met plutôt en évidence les relations de réciprocité qui
s'établissent entre les divers aspects du fait linguistique. Ainsi pour
Ferdinand de Saussure la langue existe pour la parole, mais elle naît
aussi de la parole ; elle en émane et elle la rend possible, et rien ne
nous force à mettre l'une devant l'autre ou au-dessus de l'autre. C'est
un complexe que seule l'abstraction analyse. Pour nous, au contraire,
dans cette abstraction même nous apercevons un principe de subordination
et de classement et nous mettons la parole, sous sa forme
prégrammaticale, avant la langue. Il en est ainsi sur tous les points,
et nous croyons toujours qu'il doit en être ainsi. Ce qui a manqué à
219la classification que nous avons proposée, c'est la conception claire
de la science de la parole comme lien nécessaire entre la connaissance
des états de langue et celle des évolutions. Or, c'est par là justement
que le système des disciplines linguistiques trouve son entière perfection
et s'adapte complètement et définitivement à son objet. Cette
vue peut se ramener au schéma ;

image prégrammatical | grammatical | parole organisée | évolution

qui constitue le corps même de toute classification des disciplines
linguistiques.

Le problème que nous avons essayé de traiter dans cet ouvrage,
est donc grammatical. Mais la grammaire, que nous entendons dans
le sens le plus large comme il a été dit page 4, comporte elle-même
des divisions qu'il faut connaître pour bien situer chaque question.

Le premier objet que la science de la langue considérée comme
institution ait à étudier, c'est le signe conventionnel simple et autonome,
le signe qui est par lui-même, à côté d'autres signes également
autonomes, porteur d'une signification ; tels sont (à prendre les
choses en gros) les mots inanalysables de notre dictionnaire comme
chat, maison, deux, souvent, etc. La science doit considérer tout ce qui
concerne leur constitution, tant au point de vue des sons qu'au point
de vue de leur valeur d'idée. Cette première discipline, nous l'avions
appelée « symbolique » (1)1, parce que nous appelions « symbole »
le signe de langue. Mais ce terme a été critiqué comme impropre à
désigner un signe arbitraire (2)2. Pour le signe de langue on se sert
des mots sème ou sémantème et autres semblables ; une désignation de
discipline fondée sur ces termes conduirait fatalement aune confusion
avec les disciplines déjà dénommées : sémantiques, sémasiologie, sémiologie.
Pour trouver un nom exact et commode nous faisons appel à la
distinction juste et féconde établie par F. de Saussure entre le rapport
associatif et le rapport syntagmatique (3)3 et nous parlerons de
grammaire associative. En effet, le signe arbitraire et autonome est celui
qui est significatif uniquement en vertu de différences de sens et de
forme que l'on peut constater entre lui et les autres signes autonomes
220de la langue (1)4. Or ces signes n'ayant aucun contact nécessaire
entre eux dans la phrase, ces différences ne se constatent que par
l'association des idées. La valeur de deux par exemple repose sur une
sorte de comparaison implicite que nous faisons spontanément avec
un, trois, quatre et les signes des autres idées étroitement associées
à celle de deux.

A cette grammaire associative vient s'en ajouter une autre, la
grammaire syntagmatique. Celle-ci a pour objet tout ce que par
opposition à sémantème on appelle des morphèmes. Ce ne sont pas tous
les syntagmes (toutes les successions de signes), mais tous les signes
qui n'existent que par et pour les syntagmes.

Dans les systèmes de signes scientifiques, par exemple dans les
symboles mathématiques, il est relativement aisé de mettre la limite
entre ce qui est signe autonome et signe de combinaison. Les chiffres
1234, etc., sont des signes autonomes, mais les symboles des
opérations + − x etc., n'ayant aucun sens en dehors des chiffres
qu'ils accompagnent, sont par là ipso facto combinatoires. Ce sera le
cas encore davantage pour la barre d'une fraction, pour les deux
parties de la parenthèse qui enferme un polynôme. Impliquant par
leur idée une combinaison de signes, ils l'impliquent aussi dans leur
caractère matériel : une barre est faite pour séparer deux choses, une
parenthèse est destinée à être remplie. Pour des raisons analogues
un exposant, un indice sont combinatoires au premier chef, pas
autant cependant encore que ce signe tout abstrait qui consiste à
marquer les valeurs ou les rôles par les positions réciproques, comme
3 b = 3 x b ou 173 = 1 x 100 + 7 x 10 + 3, etc.

Cette comparaison peut donner une première idée de ce qu'est
l'outil syntagmatique en grammaire. Il y a des termes de liaison et
de combinaison : verbe copule, prépositions, conjonctions, suffixes,
indices divers, il y a aussi des signes qui sont constitués par la seule
position réciproque des termes ; ce sont les règles d'ordonnance et de
construction (2)5. Mais il ne faudrait pas croire que la distinction
221entre ce qui est associatif et ce qui est symagmatique soit toujours
aisée à faire. La langue, produit extrêmement complexe d'une activité
collective inconsciente, ne saurait rien représenter de simple et de
logiquement organisé. Sa fin est pratique, et la perfection théorique
n'est point son fait. On ne saurait la comparer à un système de signes
scientifiques, créé à la suite de spéculations intellectuelles et dont
l'usage est contrôlé par la critique des intelligences les plus lucides.
Il faut donc s'attendre à voir les deux éléments constitutifs de la
grammaire se confondre et s'entrepénétrer. Tout à l'heure, cherchant
à donner des exemples d'unités associatives, nous avons pris des mots
comme chat, deux, souvent ; en le faisant nous avons formulé
quelques réserves, et en effet, à y regarder de près, nous leur aurions
découvert des caractères syntagmatiques.

D'ailleurs une remarque contribuera à élucider cette question.
Ces deux procédés ne se juxtaposent pas et ne sont pas extérieurs
l'un à l'autre. Au contraire, il y a entre eux un rapport très net
d'emboîtement. Le procédé associatif se suffit à lui-même, et rien ne
l'empêche, en théorie, de fonctionner seul. Le procédé syntagmatique,
qui est une complication ajoutée au premier, présuppose toujours
l'existence du procédé associatif, sans lequel il n'a pas de base dans la
réalité. Il est facile de le montrer avec les symboles mathématiques.
Un symbole de relation comme celui de la multiplication, pour
autant qu'il a une valeur propre, la doit à la comparaison faite implicitement
avec d'autres termes de valeur analogue (+ − : etc.) ; et
si cet élément de la comparaison portant sur la matérialité même du
signe vient à manquer, c'est encore par d'autres comparaisons que
le signe syntagmatique devient opérant. L'indice prime existe non
seulement vis-à-vis de l'indice seconde, mais aussi vis-à-vis de l'indice
zéro (a a′ a″). Toute différence se constate par association d'idées, et si
nous prenons le procédé le plus abstrait, celui de l'ordonnance pure,
on peut dire que 173 s'oppose à 371, 137, etc. ; d'ailleurs ces groupes
n'ont point de sens en dehors des valeurs qui s'attachent à 1, 7 et 3
comme signes autonomes, lesquels sont du ressort de l'association.
En grammaire on fera les mêmes constatations qu'il s'agisse de
désinences, de particules, d'ordonnances ou d'alternances phoniques.222

Qui dit donc « grammaire associative », entend par là ce qui dans
la description d'un état de langue est du ressort de l'association pure,
mais par « grammaire syntagmatique » il faut comprendre tous les
faits ou les procédés de combinaison qui, dans la phrase, viennent se
greffer sur les faits associatifs.

Quant à la nécessité de séparer en général et spécialement en
grammaire statique l'étude des valeurs de celle des formes et de
mettre les valeurs en première ligne comme étant logiquement
déterminantes, nous avons essayé d'établir ce point dans notre
ouvrage précédent. Cet ouvrage-ci, où nous avons étudié la construction
logique de la phrase sans nous occuper des procédés mis
en œuvre, est une application de ce principe à la grammaire
syntagmatique, et nous pensons que cette tentative pratique, faite en
conformité d'une théorie spéculative, est de nature à confirmer cette
dernière.

Nous avons dit aussi que l'étude des sons — de la matière dans
laquelle la forme s'imprime — doit venir en tout dernier lieu. Cet
élément passif, bien loin de commander à la langue et à la parole, se
plie à leurs lois. Il y a une phonétique associative, une phonétique
syntagmatique et une phonétique de la parole. Mais nous étendre sur
ces questions, ce serait sortir de notre sujet.223

1(1) Programme et Méthodes, p. 136.

2(2) Cours de Linguistique générale, 2, p. 101

3(3) Idem, p. 170.

4(1) Cours de Linguistique générale, 2, pp. 159, 163, 166.

5(2) Nous entendons donc par ordonnance la règle qui fixe la
position relative de termes approximativement autonomes.
L'usage qui veut qu'on mette le sujet devant son verbe ou celui
qui place régulièrement l'adjectif devant son substantif en
allemand sont des règles d'ordonnance. La construction, en général
beaucoup plus rigide, règne entre un mot et les particules ou les
éléments conjoints sans accent propre qui s'appuient sur lui.
Dans un groupe comme le français : il ne nous a pas très bien vus,
on peut dire que tout est construit, il ne contient qu'un mot proprement
dit (vus) et ne porte qu'un accent.