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Frei, Henri. Grammaire des fautes – T01

[La grammaire des fautes]

Introduction à la linguistique
fonctionnelle

O. Funke (sur Marty) : Innere Sprachform,
36 sv, 128 sv ; Satz u. Wort,
83 sv ; Studien zur Geschichte der
Sprachphilosophie
, 129 sv.

E. Goblot, Traité de Logique,
chap. XV-XVI : « Le raisonnement
téléologique ».

W. Havers, Die Unterscheidung von
Bedingungen u. Triebkräften beim
Studium der menschlichen Rede
,
Germ. Roman. Monatsschrift, 16
(1928), 13 sv.

O. Jespersen, Energetik der Sprache,
Scientia 1914 ; Language, 324 sv.

A) Linguistique fonctionnelle contre grammaire
normative

1) La fonction opposée à la norme

La distinction du correct et de l'incorrect est une des
premières difficultés auxquelles s'achoppe le grammairien
qui étudie un état de langue. Qu'appelle-t-on un fait de
langage « correct » et, lorsqu'on parle d'une « faute », que
veut-on dire par là ?

En somme, ces termes recouvrent des notions assez
vagues. Il suffit de penser aux discussions souvent acharnées
auxquelles se livrent puristes et grammairiens au sujet de la
correction ou de l'incorrection de tel et tel cas litigieux.

Un grand nombre d'auteurs définissent le correct par
la conformité avec la norme sociale : « On entend par langage
17correct le langage tel qu'il est exigé par la collectivité, et par
fautes de langage les écarts à partir de cette norme — abstraction
faite de toute valeur interne des mots ou des formes ».
(Jespersen, Mankind, Nation and Individual from a linguistic
point of view
, 140). Cette conception du correct est la conception
normative : est correct ce qui correspond à la norme
établie par la collectivité ; et la grammaire qui constate et
codifie les règles du commun usage, est dite grammaire normative
(sans que d'ailleurs ce terme suppose qu'elle soit
impérative, comme si elle cherchait nécessairement et toujours
à exercer une pression en vue de leur observance).

Mais est-ce là le seul point de vue possible ? Une autre
conception, que nous appellerons la conception fonctionnelle,
fait dépendre la correction ou l'incorrection des faits de
langage de leur degré de conformité à une fonction donnée
qu'ils ont à remplir. Tandis que le point de vue normatif
caractérise surtout l'école française (Durkheim) et l'école
genevoise (De Saussure), le point de vue fonctionnel est mieux
représenté par les Scandinaves : « le plus correct est ce qui,
émis le plus aisément, est compris le plus aisément » (Tegnér :
Jespersen, livre cité). M. Noreen a proposé une formule
analogue : « ce qui, pouvant être compris le plus exactement
et le plus rapidement par l'entendeur, peut être émis le plus
aisément par le parleur » (ib.).

Il va sans dire — nous y reviendrons plus loin — que la
compréhension aisée n'est qu'une des fonctions, multiples
et souvent contradictoires, que le langage ait à remplir.

Selon qu'on se place au point de vue normatif ou au
point de vue fonctionnel, on tablera donc aussi sur une définition
différente de l'incorrect : 1. est incorrect ce qui transgresse
la norme collective ; 2. est incorrect ce qui n'est pas
adéquat à une fonction donnée (par exemple : clarté, économie,
expressivité, etc.). Dans le premier cas, on parlera de
fautes ; dans le second, de déficits.

La différence radicale qui sépare les deux points de vue
est bien mise en lumière par un double paradoxe :

1) Un fait de langage a beau être correct, il peut ne pas
être adapté à sa fonction. C'est notamment le cas des nombreuses
18équivoques qui surgissent à tout propos dans la langue
parlée. Une petite phrase comme « c'est lui quila fait venir »
est susceptible de plusieurs interprétations entièrement
différentes, entre lesquelles il serait bien difficile de choisir
sans être renseigné par la situation : 1. c'est lui qui l'a fait
venir (= qui a fait venir lui) ; 2. qui a fait venir elle ; 3. c'est
lui qu'il a fait venir ; 4. c'est lui qui la fait venir. — Cet exemple
montre que la formule quila, malgré sa parfaite correction,
constitue un déficit pour la langue.

2) Inversement, un très grand nombre d'incorrections,
peut-être la majorité, servent justement à prévenir ou à
réparer de tels déficits. Les écrivains le savent bien : « Ma
première règle, à moi qui ne me soucie nullement de ce qu'on
pensera de mon style, est de me faire entendre. Toutes les
fois qu'à l'aide de dix solécismes je pourrai m'exprimer plus
fortement ou plus clairement, je ne balancerai jamais » (Jean-Jacques
Rousseau, Lettre sur une nouvelle réfutation…). On
ne fait pas des fautes pour le plaisir de faire des fautes. Leur
apparition est déterminée, plus ou moins inconsciemment,
par les fonctions qu'elles ont à remplir (plus grande expressivité,
plus grande clarté, plus grande économie, etc.). Aussi
est-il aisé de concevoir l'intérêt que présenterait pour le linguiste
une étude fonctionnelle de ces faits : « Ajouterai-je
qu'on devrait étudier systématiquement les incorrections ?
Elles ont leur raison d'être, et répondent tantôt à des nécessités,
tantôt […] aux exigences de l'expression émotive […]
Dresser la liste de ces formes et les décrire, ce serait faire une
besogne des plus utiles pour les linguistes à venir : si, parmi
elles, les unes l'emportent, tandis que les autres restent sur le
carreau, cela ne se fera pas sans raison… » (Bally LV 51-2).

Une des thèses de ce livre sera de montrer que dans un
grand nombre de cas la faute, qui a passé jusqu'à présent
pour un phénomène quasi-pathologique, sert à prévenir ou
à réparer les déficits du langage correct. Partant de faits que
le point de vue normatif taxe généralement de fautes, nous
chercherons donc, en nous plaçant sur le terrain fonctionnel, à
déterminer les fonctions que ces fautes ont à satisfaire. Au contraire,
la question de savoir si, et dans quelle mesure, un fait
19donné est correct ou non, ne nous intéressera que d'une manière
secondaire : les ouvrages de purisme abondent, sur ce point.

2) La finalité empirique

Les linguistes, hantés de la préoccupation de faire de
leur discipline une science aussi rigoureuse que possible,
ont toujours marqué une certaine réluctance à l'égard de la
finalité. Ils n'osent pas l'aborder franchement ; elle leur
semble insaisissable, antiscientifique et presque métaphysique.

Mais tous les savants ne sont pas également réfractaires
à cette notion qui de toutes parts s'infiltre dans leur science.
Le linguiste allemand Marty a beaucoup insisté sur le rôle
joué par la finalité dans le langage (empirisch-teleologische
Sprachbetrachtung, tastende Auslese
 ; v. Funke, livres et
passages cités). Bien que ses vues s'appliquent à l'histoire du
langage et spécialement à son origine, il ne semble pas difficile
de montrer que les forces qui ont présidé à la naissance du
langage se retrouvent, en vertu d'une sorte de « création
continuée », et sans doute avec un dosage différent, dans le
fonctionnement linguistique d'aujourd'hui.

Le dialectologue Gilliéron a orienté la linguistique vers
l'étude du besoin de différenciation qui semble dominer dans
les parlers populaires : « A tous les degrés, le langage est
l'objet de préoccupations où se mêlent à la volonté d'être
pleinement intelligible, la conscience de la diversité des parlers
individuels ou locaux, le sentiment confus d'une hiérarchie
des parlers et des formes, un désir obscur du mieux-dire. »
(Etudes de Géographie linguistique, 73-4).

M. Millardet a admis et montré l'existence de cas « où la
phonétique semble réagir elle-même, par ses propres moyens
et sans sortir de son domaine, contre les dangers que les forces
destructives d'assimilation font courir à la langue ». (Linguistique
et Dialectologie romanes
, 290). « Certaines innovations,
qui ont le caractère le plus général et ne peuvent être considérées
comme des applications de règles plus ou moins artificielles
imposées par une élite ayant la prétention de parler
correctement, dérivent, si l'on y regarde de près, d'une
20tendance collective en vertu de laquelle la langue répare
instinctivement le trouble que les assimilations, les amuïssements
et autres principes d'inertie ont introduit dans son
système. » (ib. 300).

L'idée de finalité est donc bien « dans l'air ». Il reste à
lui accorder la place exacte à laquelle elle a droit dans les
théories linguistiques : Loin de s'ajouter au langage comme
un facteur externe, elle en constitue le principe et la raison
d'être. La définition même du langage (système de moyens
d'expression « destinés à » transmettre la pensée), celle de la
phrase (jugement « destiné à » être transmis à l'entendeur),
celle du signe (procédé « destiné à » transmettre une signification
donnée à un entendeur donné), relèvent du principe
de finalité.

Une propriété d'un phénomène est dite fonction quand
ce phénomène est agencé en vue de cette dernière ; inversement,
un phénomène est dit procédé quand il sert de moyen
destiné à satisfaire une fonction donnée. Le signe, la phrase,
le langage ne sont pas des processus, engagés dans de simples
rapports de cause à effet, mais des moyens, des procédés.

Examinée du point de vue des fautes et des innovations,
la finalité apparaît sous deux aspects opposés, quoique solidaires :

a) La sélection.

La sélection se contente d'opérer un tri parmi les faits
existants, laissant subsister ceux qui répondent à la fonction
exigée, et éliminant les autres. De ce point de vue, les fautes
et les innovations de la parole ne seraient que des « propositions
individuelles », obéissant à des tendances individuelles,
et que la sélection collective accepterait ou rejetterait après
coup. Autrement dit, les fautes et les innovations ne passeraient
que dans la mesure où elles se trouvent coïncider avec
un besoin général, mais cette coïncidence ne serait pas voulue.
C'est peut-être ainsi qu'il faut interpréter ce que F. de Saussure
disait du caractère toujours fortuit d'un état de langue
(CLG 125).

Les linguistes n'ont pas encore insisté suffisamment sur
21le rôle fonctionnel joué dans la vie du langage par l'oubli,
qui est la face négative de la sélection. L'oubli ne frappe pas
n'importe quel élément ; la mémoire laisse tomber les signes
et les formules qui, pour une raison ou pour une autre, sont
inaptes à une fonction donnée (élimination des monosyllabes
homophones, oubli du sens correct par suite de l'absence de
liens formels rattachant le signe à son ancienne famille, oubli
de la forme correcte d'un signe par suite de son irrégularité,
etc.).

De plus, l'élimination des inaptes peut être plus ou moins
consciente et volontaire. Des faits parfaitement corrects
autrefois tendent aujourd'hui, pour des raisons quelquefois
précises, à être conçus comme incorrects, et sont refoulés
(cf. Il a fait un voyage à la Chine ; Il est un avocat ; A cause
que
, en cas que, dans le cas que).

D'une manière générale, c'est l'oubli ou le refoulement
qui donne le champ libre au choix et à la création des procédés
destinés à mieux satisfaire une fonction. Car la sélection
n'est qu'une des étapes de la finalité ; dans bien des cas, elle
se contente de préparer ou d'accompagner

b) L'adaptation créatrice.

M. Goblot a montré (§§ 219, 228 sv) que la finalité comporte
toujours un rapport d'au moins trois termes : un terme
initial, un moyen ou une série de moyens, et une fin. Le terme,
initial ou excitant, né sous l'influence des causes qui compromettent
la fonction, fait apparaître le moyen destiné à satisfaire
la fin : l'excitant crée la fonction, et la fonction l'organe.

Dans nombre de cas, le fonctionnement du langage
relève de la même interprétation. Là aussi, le cycle fonctionnel
est constitué par un excitant : les déficits ; un moyen : les
procédés ; une fin : les besoins linguistiques. Et de même qu'en
biologie l'excitant crée la fonction, et la fonction l'organe,
en linguistique le déficit éveille le besoin (d'ailleurs toujours
latent) et ce dernier déclenche le procédé qui doit le satisfaire.
Nous avons cité plus haut l'équivoque de quila : c'est lui
quila fait venir. Une faute assez fréquente aujourd'hui dans
le langage populaire consiste à accorder l'auxiliaire faire
22lorsque l'objet est un féminin : c'est lui qui l'a faite venir.
Ici, où le besoin de clarté a supprimé toute équivoque, l'incorrect
peut être considéré comme un procédé servant à réparer
un déficit du langage correct.

Terminologie. — Il va sans dire que de tels phénomènes
s'opèrent généralement d'une façon ni consciente ni systématique.
La finalité que nous postulons n'est, la plupart du temps, qu'une
finalité inconsciente et empirique, agissant dans l'obscurité et
comme à tâtons. Aussi le terme de besoin ne devra-t-il pas être
pris trop à la lettre.

3) La loi opposée à la règle

Ces cycles fonctionnels (déficits — besoins — procédés)
sont-ils impératifs et nécessaires ? Il ne s'agit sans doute que
de possibilités. Mais entre ces possibilités, il est loisible d'établir
des lois, énonçant que si l'une de celles-ci se produit telle
autre se réalisera nécessairement aussi. La tâche de la linguistique
est d'expliquer les phénomènes du langage à l'aide
de lois constatant des rapports de mutuelle dépendance entre
les faits.

Cette conception de la loi scientifique concorde avec
les définitions qu'on en donne généralement : Une loi est
une dépendance conditionnellement nécessaire entre deux
termes (Naville, Classif. des sc., 22) ; Une loi naturelle ne
peut être qu'un jugement hypothétique (Goblot § 218) ; Une
loi n'est rien autre chose qu'une relation constante entre des
faits (ib. § 182).

Formules. — La manière de formuler la loi varie : Si le fait A
a le caractère M, le fait B a le caractère N ; Si A a le caractère M,
il a aussi le caractère N ; Le degré de M varie avec le degré de N.
On peut aussi se servir de la formule de la quatrième proportionnelle
A : B = M : N.

Mais la loi ainsi conçue dans le sens constatatif où l'entendent
les sciences naturelles, diffère radicalement de la
règle grammaticale qui, elle, appartient à un tout autre plan
(la conception saussurienne de la loi exposée dans le Cours,
p. 133 sv, intéresse uniquement la règle grammaticale).
23Cette dernière est un principe impératif imposé par la contrainte
de l'usage collectif et par le grammairien qui en est
l'interprète. La règle grammaticale n'a rien de commun avec
la loi linguistique ; la première est conventionnelle (θέσει
ὄν), la seconde naturelle (φύσει ὄν).

La comparaison avec la vie sociale montre aisément la
différence entre les deux ordres. La règle des grammairiens
fait pendant aux lois juridico-parlementaires, aux usages
et coutumes de la société ; la véritable loi linguistique, au
contraire, est parallèle aux lois de la sociologie.

Tandis que le grammairien et le législateur prescrivent
et codifient ce qui doit être, le linguiste et le sociologue constatent
et enregistrent simplement les rapports de mutuelle
dépendance reliant les faits : une Grammaire normative
n'est pas un Traité de linguistique, de même que le Code
civil n'est pas un Traité de sociologie ni le Code pénal un
Traité de criminologie.

En outre, les règles grammaticales et les lois sociales
sont limitées dans l'espace et dans le temps. Ne s'appliquant
toujours qu'à une société donnée et à une époque donnée,
elles changent de société à société et d'époque en époque.
Les lois de la linguistique et de la sociologie, au contraire,
doivent pouvoir se vérifier toujours et partout.

Enfin, les règles de la grammaire ou de la société peuvent
être transgressées et comportent des sanctions plus ou moins
rigoureuses et plus ou moins directes, tandis que les lois
scientifiques sont intangibles. Cette dernière assertion, il est
vrai, n'est exacte qu'en théorie ; mais les exceptions aux
lois scientifiques proviennent en réalité de l'interférence
des lois entre elles, c.à.d. de la difficulté qu'il y a de constater,
à l'intérieur d'un système de valeurs, l'interdépendance
de deux phénomènes abstraction faite des autres facteurs
qui agissent sur eux.

Sciences normatives ou constatatives. — La dualité entre
la règle (norme) et la loi (fonction) pourrait se poursuivre dans
d'autres domaines. Ainsi la logique, dans sa définition ordinaire
(théorie normative de l'entendement), s'oppose à la psychologie
de l'entendement ; la morale s'oppose à la psychologie de réaction,
24la dogmatique à la science des religions, le canon esthétique à la
science de l'art, etc.

L'opposition entre norme et fonction d'une part, règle
et loi de l'autre, entraîne deux conséquences importantes
pour le classement des disciplines.

D'une part, la grammaire normative est une science
purement descriptive ; elle décrit les règles du système, sans
les expliquer. La linguistique fonctionnelle est une science
explicative ; elle prétend expliquer les phénomènes qui constituent
le fonctionnement du langage, par les rapports de
mutuelle dépendance qui les relient, et, du point de vue
spécial qui nous occupe dans ce livre : par les rapports de
mutuelle dépendance entre besoins, procédés et déficits.
C'est la linguistique fonctionnelle qui devrait expliquer, en
dernier ressort, l'existence, le maintien ou le remplacement
des règles du système.

D'autre part, la grammaire normative est une discipline
spéciale ; elle n'étudie toujours qu'une langue donnée, à une
époque donnée : il n'y a pas de « grammaire générale ». La
linguistique fonctionnelle, au contraire, est dans chacune de
ses démarches une science générale.

B) Linguistique fonctionnelle contre linguistique
historique

L'opposition entre description et explication est souvent
présentée sous un autre angle particulièrement important.
On prétend que l'histoire du langage est seule à constituer
une véritable explication, tandis que la linguistique statique
ne serait qu'une discipline descriptive.

1) L'explication fonctionnelle opposée à l'histoire

Chez les adeptes de la « méthode historique », expliquer
veut dire : découvrir le fait ou la série des faits antérieurs.
On « explique » le français père en disant qu'il vient du latin
25pater, on « explique » un tour comme pour l'amour de en le
faisant remonter au latin per amorem ou pro amore. C'est
le sempiternel raisonnement du « post hoc, ergo propter hoc ».

Grâce à cette méthode, la linguistique historique a sur
la linguistique statique l'avantage de prédire à coup sûr, et
d'annoncer toujours les événements après qu'ils sont arrivés ;
cela fait que tout s'y sait assez bien, et ce n'est pas étonnant.

En réalité, description et statique d'une part, explication
et évolution de l'autre, sont des termes qui ne se recouvrent
pas. Qu'il s'agisse de phonétique, de syntagmatique ou de
sémantique, une succession historique, loin de constituer
une explication, est un fait qui demande lui-même à être
expliqué. L'histoire n'est donc pas une méthode, mais une
simple constatation ou reconstitution de faits.

Au lieu d'établir des successions historiques, la linguistique
fonctionnelle, plus modeste, se place d'emblée sur le
terrain statique et cherche à expliquer les faits en les ramenant
aux fonctions (besoins, instincts, etc.) qu'ils sont censés satisfaire.

En principe, besoin et procédé sont asymétriques. Un
procédé ne correspond pas nécessairement à un besoin donné,
mais peut obéir à des tendances diverses ; inversement, un
besoin peut utiliser plusieurs procédés. Il y a donc, par analogie
avec ce qu'on appelle la polysémie du signe, un « polytélisme »
du procédé, ce terme désignant la multiplicité des
fins qu'un même moyen permet d'atteindre, et inversement
(v. Lalande 1047).

Exposant les faits d'une manière déductive, nous partirons
des besoins et diviserons notre étude en autant de parties
que nous croyons reconnaître de besoins fondamentaux.

Cette méthode présente un double avantage. D'une
part, allant du simple au composé, elle permet un exposé plus
clair ; les procédés linguistiques sont en effet si variés que
partir de ceux-ci pour rechercher les fonctions auxquelles
ils répondent serait aboutir au chaos. D'autre part, descendant
du principe à la conséquence, elle est aussi plus probante :
la possibilité de reparcourir dans le même sens les phénomènes
étudiés est l'indice qu'on les a compris.26

Les besoins fondamentaux qui commandent le fonctionnement
du langage sont en nombre relativement restreint
et varient en somme assez peu d'une langue à l'autre ou d'une
époque à l'autre de la même langue. On pourrait les appeler
les constantes du langage.

L'Analogie est un des premiers faits qui attirent l'attention
de celui qui étudie le langage. F. de Saussure a admirablement
montré comment son mécanisme se confond avec
le mécanisme même de la parole. Nous verrons cependant
que le procédé de l'analogie, ainsi compris, est encore plus
vaste que ne le concevait le fondateur de la linguistique
statique. Car, si la création analogique ou, ce qui revient au
même, le jeu quotidien de la parole, « suppose un modèle et
son imitation », les cas si variés qu'on appelle « étymologie
populaire », « contamination », « contagion », etc., doivent
également ressortir, d'une manière ou de l'autre, au principe
général de l'analogie. Et même, prise au sens large, l'analogie
est un fait qui dépasse la portée d'un simple procédé. Nous
parlerons plutôt d'un besoin général qui tend à assimiler
les uns aux autres les signes par leurs formes et par leurs
significations pour les ordonner en un système — et nous
dirons que ce besoin utilise des procédés variés, tels que l'analogie
proprement dite, l'étymologie populaire, etc. (Chapitre I :
Assimilation).

La réduction des signes en une masse homogène a sa
contre-partie dans le besoin de Différenciation ou de Clarté
(Chapitre II). Ce dernier nous fournira quelques-unes des
meilleures illustrations de la finalité linguistique (v. l'exemple
donné plus haut : c'est lui qui l'a faite venir).

Le besoin d'Economie exige que la parole soit rapide,
qu'elle se déroule et soit comprise dans le minimum de temps.
De là les abréviations, les raccourcis, les sous-entendus, les
ellipses, etc., que la langue parlée présente en si grand nombre
(Chapitre III : Brièveté). En outre, pour que les associations
engagées dans le jeu de la parole puissent fonctionner avec
le moindre effort de mémoire, il faut que le signe ne change
27pas ou change le moins possible de forme en passant d'une
combinaison syntagmatique, respectivement d'une catégorie
grammaticale à l'autre (Chapitre IV : Invariabilité). Les
verbes irréguliers, par exemple, sont un défi à la mémoire
(je vais, tu vas, vous all-ez, j'i-rai, que j'aille — en face de :
je chante, tu chantes, vous chant-ez, je chante-rai, que je
chante). Seules la haute fréquence d'emploi et la contrainte
collective réussissent à maintenir de telles anomalies.

Un autre besoin, en grande partie opposé aux précédents,
c'est l'Expressivité (Chapitre V). Le besoin d'agir sur l'entendeur
soit pour le forcer à tenir compte de ce qu'on lui dit
soit pour le ménager, domine tout l'usage de la conversation.
Le déficit qui déclenche ordinairement les procédés expressifs
est l'usure sémantique ou simplement l'absence de signes
suffisamment frappants.

Il faut ajouter que ces besoins tantôt s'associent tantôt
se heurtent les uns aux autres. L'harmonie et l'antinomie
relatives entre les besoins est un fait dont on n'a pas encore
tiré toutes les conséquences, mais qui constitue sans doute
le facteur principal de la stabilité ou de l'instabilité des systèmes
linguistiques. La stabilité d'une langue correspond
à un état d' « équilibre des besoins », dans lequel aucun de
ceux-ci n'est assez fort pour modifier appréciablement le
système ; tandis que la direction dans laquelle une langue
évolue n'est en fin de compte que la résultante du « parallélogramme
des besoins » qui agissent sur elle. S'il est permis
de traduire une notion assez précise par un terme vague,
cette proportion des besoins linguistiques est au fond ce qu'on
appelle le « génie de la langue ».

En attendant des études plus détaillées, nous nous contenterons
d'une première approximation pour considérer
successivement chacun des besoins comme si son action était
indépendante de celle des autres.28

2) Le changement opposé à l'évolution

On s'accorde aujourd'hui à reconnaître que c'est la linguistique
du fonctionnement (« linguistique de la parole »)
qui forme le pont reliant la linguistique statique ou science
des états de langue, à la linguistique évolutive. Mais tandis
que pour le système de la langue la distinction entre statique
et évolutif tend, après les travaux de Marty en Allemagne
et de Saussure à Genève, à être reconnue et admise de
plus en plus universellement, son application à l'étude du
fonctionnement rencontre des difficultés.

« En pratique, un état de langue n'est pas un point,
mais un espace de temps plus ou moins long pendant lequel
la somme des modifications survenues est minime. Cela peut
être dix ans, une génération, un siècle, davantage même…
Un état absolu se définit par l'absence de changements, et
comme malgré tout la langue se transforme, si peu que ce
soit, étudier un état de langue revient pratiquement à négliger
les changements peu importants, de même que les mathématiciens
négligent les quantités infinitésimales dans certaines
opérations, telles que le calcul des logarithmes ». (Saussure
CLG 146).

Il serait utile néanmoins pour étudier le fonctionnement
du langage de disposer d'un critère précis permettant de dire
dans chaque cas particulier si un rapport linguistique donné
appartient au présent ou à l'histoire.

Nous appellerons changement statique, ou changement
tout court, tout passage réversible, c.à.d. dont le terme initial
peut être spontanément rétabli par les sujets. Dans le cas
inverse, nous parlerons d'évolution.

Quelques exemples nous éclaireront. On sait que l'emploi
fautif de fortuné au sens de « riche » est très courant aujourd'hui.
Mais pour la majorité des sujets le passage de fortuné 1
à fortuné 2 reste réversible : « heureux » = « riche ». Pour un
petit nombre d'entre eux, au contraire, le rapport de l'un à
l'autre n'est plus saisi et forme par conséquent une évolution,
29c.à.d. le passage d'un fait du passé à un fait du présent : fortuné
« heureux » → « riche ».

Lorsqu'une abréviation appartient au présent, le rapport
entre le signe plein et le signe abrégé doit être senti spontanément.
Ainsi des raccourcis comme perm', prof', math', etc.,
relèvent de la statique, parce qu'ils se laissent immédiatement
ramener aux originels correspondants : permission, professeur,
mathématiques, etc. L'explication d'un mot comme dèche,
par exemple (être dans la dèche « dans la misère »), appartient
au contraire au passé ; les sujets ne savent plus instinctivement
que dèche a été un jour l'abrégé de déchéance ou le substantif
verbal de déchoir.

Il en va de même pour les figures. Toute figure conserve
son caractère dans la mesure où le sens figuré est rattaché
spontanément au sens propre, c.à.d. dans la mesure où elle
reste statique ; dans le cas inverse, elle perd son caractère de
figure pour devenir un signe plus ou moins arbitraire. Des
mots comme étrange, stoïque, cynique, etc., ont été des figures :
« qui a le caractère de ce qui est étranger, de celui qui appartient
à l'école stoïcienne, à la secte des Cyniques » ; aujourd'hui,
ces signes sont arbitraires, leur sens figuré n'étant plus compris
que par les historiens de la langue.

Pour éviter tout malentendu, il convient d'ajouter que
notre définition du statique et de l'évolutif dérive d'une
interprétation uniquement psychique de ces faits, qu'il ne
faut pas confondre avec la simultanéité et la succession proprement
dites, qui sont des notions physiques. Car au point de
vue physique tout fait linguistique — une phrase, un mot, un
simple phonème — se déroule dans le temps : la statique linguistique
n'a rien de commun avec la simultanéité physique. Dans
ce sens, on pourrait donc appeler la statique un mode de l'esprit,
c.à.d. une manière de concevoir les phénomènes, puisque
l'esprit ne semble pouvoir saisir qu'en les immobilisant les
faits qui physiquement se déroulent dans le temps.

La linguistique du fonctionnement ne peut être que
statique. « La première chose qui frappe quand on étudie
les faits de langue, c'est que pour le sujet parlant leur succession
dans le temps est inexistante : il est devant un état.
30Aussi le linguiste qui veut comprendre cet état doit-il faire
table rase de tout ce qui l'a produit et ignorer la diachronie.
Il ne peut entrer dans la conscience des sujets parlants qu'en
supprimant le passé. » (Saussure CLG 120). La tâche actuelle
de la linguistique est de reprendre les problèmes qui ont
longtemps paru comme le fief de la linguistique historique,
pour les transposer sur le plan du fonctionnement statique ;
car un fait d'évolution reste inexpliqué tant qu'il n'a pu
être ramené à un rapport ou à une série de rapports statiques
de mutuelle dépendance (= loi).

Rôle du latin. — Une objection souvent présentée par les
historiens contre l'étude statique de la langue est qu'il est impossible
de comprendre le français sans connaître le latin. Il s'agit
naturellement des emprunts du français écrit au latin savant :
« … Un Français qui ne sait pas le latin est hors d'état de comprendre
les rapports que soutiennent les mots français entre eux. On
peut parler, entendre, écrire le français sans savoir un mot de
latin ; mais on ne peut se rendre compte des rapports des mots
entre eux si l'on n est pas latiniste. » (Meillet, Les Langues dans
l'Europe nouvelle
, 164).

Cette constatation, d'ailleurs très juste, ne concerne qu'une
variété d'un cas général : le rapport entre une langue qui reçoit
et une autre qui fournit l'emprunt. Or ce rapport est loin d'être
nécessairement d'ordre généalogique, comme entre le français et
le latin. Il suffit de penser au grec, pourvoyeur du latin ; à l'arabe,
fournisseur du persan et de l'ourdou, qui ne lui sont pas apparentés ;
au chinois, réservoir lexical du japonais cultivé, etc.

Le rapport culturel (de langue classique à langue tributaire) ne
doit pas être confondu avec le rapport généalogique : Une
étude approfondie du français exige la connaissance du latin non
pas en tant que ce dernier constitue une étape antérieure de la
langue, mais simplement dans la mesure où il lui fournit ses emprunts.

C) Le choix des faits

Une conception linguistique comme celle que nous venons
d'exposer oblige à tabler de préférence sur des matériaux
qui n'appartiennent ni à la langue normalisée ni au passé de
la langue.31

Nous avons donc procédé à une enquête sur le « français
avancé », en comprenant sous ce terme tout ce qui détonne
par rapport à la langue traditionnelle : fautes, innovations,
langage populaire, argot, cas insolites ou litigieux, perplexités
grammaticales, etc.

Si l'on admet en effet que la faute assume, dans le jeu
de la parole, un rôle fonctionnel, elle aura par là même, pour
le linguiste, une valeur documentaire de premier plan. Destinée
à satisfaire certains besoins, elle devient par ricochet
l'indice de ces besoins et comme l'écran sur lequel vient se
projeter tout le film du fonctionnement linguistique.

1) Correct et incorrect

Une exagération courante consiste à croire qu'une innovation
commence nécessairement par être une faute. Mais
le langage avancé ne comprend pas seulement les faits dûment
constatés comme incorrects.

Dans une langue de grande communication telle que le
français, où la conscience linguistique est très sensible et où
la contrainte collective réprime immédiatement les écarts
trop hardis, les besoins se réalisent souvent d'une manière
plus heureuse sous forme de procédés détournés — semi-corrects
ou corrects — que sous forme de fautes brutales
transgressant violemment les règles reçues. Le langage
populaire manifeste par exemple une tendance très forte à
unifier le radical du verbe. Mais tandis qu'il dit déjà je vas
à la place de je vais (cf. je vas, tu vas, il va, on va), j'est pour
je suis et j'a pour j'ai sont des formes encore très risquées. En
revanche, il construit couramment : c'est moi qui est, c'est moi
qui a (de même pour l'auxiliaire : c'est moi qui l'a vu), il n'y
a que vous qui peut faire ça, c'est pas nous qui peut y aller, etc.
On peut considérer dans ces exemples le tour c'est qui comme
une ruse — façon de parler — permettant, là où la solution
directe serait trop osée, l'unification du radical.

Comme, dans une langue, l'importance de ces procédés
détournés semble croître en raison directe de l'impérativité
de l'usage, il est nécessaire de donner à l'enquête une tournure
32aussi large que possible. Pour se faire une idée claire du langage
incorrect, il faut non pas le distinguer du langage correct
par des caractères arbitrairement choisis, mais l'en rapprocher
au contraire, selon ce principe de Claude Bernard que
le pathologique n'est que l'exagération du normal.

La sociologie connaît des distinctions analogues. Une
innovation sociale ne commence pas nécessairement par une
émeute ; la révolution n'est souvent qu'un feu de paille, auprès
d'évolutions profondes qui passent inaperçues et dont on
n'aperçoit le vrai sens que longtemps plus tard.

2) Mémoire et discours

Pour qu'un besoin linguistique soit général, il doit se
manifester dans tous les compartiments du langage, à commencer
par ce qu'on peut appeler les deux axes de son fonctionnement :
les rapports mémoriels, contractés entre les
éléments donnés dans la chaîne parlée et ceux logés dans la
mémoire, et les rapports discursifs, que soutiennent les éléments
enchaînés le long du discours (c'est ce que F. de Saussure
a appelé, avec une terminologie moins précise, la différence
entre rapports associatifs ou syntagmatiques : CLG
176 sv).

Nous verrons par exemple que la Brièveté (chap. III)
et l'Invariabilité (chap. IV) ne sont pas autre chose que les
deux faces du besoin d'Economie, selon qu'il se réalise dans
le discours ou dans la mémoire. La même division s'impose
pour l'étude d'autres besoins. Ainsi l'Instinct analogique,
qui est un fait de mémoire (Assimilation mémorielle) a sa
contre-partie dans la discours : l'Assimilation discursive
— que nous appellerons le Conformisme — exige que les
éléments qui se suivent dans la chaîne parlée s'adaptent
étroitement les uns aux autres et varient par conséquent
les uns en fonction des autres (et cela, nous le verrons, se
manifeste aussi bien dans le Sandhi, ou conformisme phonique,
que dans l'Accord entre catégories grammaticales, la
Concordance des Temps, etc.).33

3) Grammaire et phonologie

Les besoins généraux qui sont à la base du fonctionnement
linguistique ne se manifestent pas seulement dans la
grammaire (science des rapports entre signes et significations) ;
leur action se prolonge dans tout le domaine de la phonologie
(science des phonèmes et de leur combinaison, abstraction
faite des significations).

L'instinct analogique, par exemple, intéresse autant
la phonologie que la grammaire. Le sandhi n'est que le pendant
phonique de l'accord entre catégories grammaticales
(accord de l'adjectif avec son substantif, du verbe avec son
sujet ; concordance des temps et des modes, etc.). Les faits
de différenciation grammaticale ont leur contre-partie dans
les divers problèmes concernant la différenciation phonique :
délimitation des unités et des sous-unités, dissimilation,
netteté de syllabation, etc. La sous-entente d'éléments significatifs
provoquée par le besoin de brièveté, et les mutilations
de mots et amuissements de phonèmes qui caractérisent
le langage populaire, ne diffèrent pas quant au principe.
Le besoin d'invariabilité, qui se manifesta principalement
dans le domaine des transpositions grammaticales
(transpositions sémantiques et transpositions syntagmatiques),
présente aussi un aspect phonique, problème délicat
que nous effleurerons. De même, il y a une expressivité sémantique
(= figures) et une expressivité formelle.

Phonologie et grammaire sont donc parallèles, en ce
sens que les besoins qui atteignent les rapports entre signes
et significations doivent également se réaliser dans les éléments
matériels pris isolément. En outre, comme il est plus
facile de constater l'action des besoins en grammaire qu'en
phonologie, il y aura avantage à placer l'étude de cette dernière
après celle des autres parties du langage. Agencée sur le modèle
de la grammaire, elle n'en sera que moins rébarbative.

Bibliographie. — L'interdépendance de la grammaire et
de la phonologie a été soulignée par M. Sapir (Language, 196-7).
M. Sechehaye a insisté sur la nécessité de faire intervenir l'étude
de la phonologie après celle de la grammaire (Programme et Méthodes
de la Linguistique Théorique
, 131 sv, 161 sv).34

La recherche, faite d'un point de vue fonctionnel, des
coïncidences entre mémoire et discours d'une part, grammaire
et phonologie de l'autre, est peut-être la meilleure méthode
pour démontrer la cohésion des facteurs en apparence si
divers qui composent l'unité d'une langue.

Le même problème peut être posé sous un autre angle
également important.

4) Langue parlée et langue écrite

Une personne à qui nous exposions notre idée d'utiliser
les fautes de français pour la linguistique, nous avait demandé :
Quel français étudiez-vous : le français populaire ?
le français écrit ? le français de Paris ? celui de Genève ?
le français des petites villes ? etc.

Il est évident qu'une enquête portant sur le français
avancé doit tenir compte de l'« état-civil » des faits de langage.
L'antinomie qui se présente tout de suite est celle entre la
langue écrite et la langue parlée, ou d'une manière plus frappante
entre la langue littéraire et la langue populaire. Où
faut-il chercher le vrai français ? :

… En somme, en fin, en fait, le français, le vrai français,
agréable ou non à l'ouïe, commode ou non pour l'expression de
la pensée, est par essence celui que parle le peuple. Le peuple de
France a créé le français ; il l'a fait, il l'a enfanté en ce qu'il a de
véritablement français ; il l'a mené jusqu'à nos jours au point où
nous l'entendons aujourd'hui ; et les écrivains et les savants, malgré
une très grande influence dans la fabrication des mots nouveaux,
n'ont fait que marcher à sa suite. En réalité, le vrai français, c'est
le français populaire. Et le français littéraire ne serait plus aujourd'hui,
à ce point de vue, qu'une langue artificielle, une langue de
mandarins — une sorte d'argot… (B 30-1).

Bien que le latin vulgaire, dont le français est issu, soit
évidemment un exemple en faveur de cette thèse, certains
sont d'un avis différent :

Le langage littéraire et l'idiome populaire d'aujourd'hui,
tout pétri d'argot, sont […]à peu près impénétrables l'un à l'autre.
Et s'il y a contagion, c'est du premier sur le second, non le contraire.
Quoi qu'en disent certains politiques qui conçoivent encore
35le peuple comme une classe en soi, les gens du peuple sont de plus
en plus imprégnés d'âme bourgeoise, et en ce qui nous intéresse,
de dialecte journalistique. L'école commence cette action que le
journal achève ; et surtout à Paris, la discussion sociale, qu'on
peut surprendre n'importe où, en termes nobles, fût-ce le samedi,
entre deux prolétaires titubants… (Thérive FLM 58).

Les grandes langues modernes de civilisation ont été façonnées
par des élites intellectuelles qui les enrichissent depuis de longues
générations (Meillet, Les Langues dans l'Europe nouvelle, 262).

Pour nous cependant, qui nous plaçons au point de vue
fonctionnel, la langue parlée formera la base de l'étude ;
car les besoins fondamentaux se manifestent le mieux dans
la langue parlée, qui est plus spontanée, moins entravée par
la tradition que la langue écrite. En linguistique, toute vérité
entre par les oreilles, toute sottise par les yeux.

Mais il ne s'agira pas pour cela de renoncer à la langue
écrite. L'essentiel est de considérer l'une comme l'autre en
fonction d'un petit nombre de besoins, en somme identiques,
qui s'y manifestent avec un dosage et des procédés variables.

Voici un exemple qui illustre d'une manière frappante
l'identité de principe des besoins qui commandent les deux
pôles du français avancé. Soit une phrase correcte : Ce qui
importe dans un pays, c'est le nombre
. Le français avancé parlé
dira : Ce que ça importe dans un pays, c'est le nombre ; tandis
que le français avancé écrit aura : Ce qu'il importe dans un
pays, c'est le nombre. Or un seul et même besoin est à la
base de ces deux fautes ; le besoin d'invariabilité demande
que la transposition de la phrase indépendante en une proposition
relative s'effectue avec le minimum possible de changements.
C'est donc le type de l'indépendante qui dans chaque
cas commande la forme nouvelle : Ça importe > Ce que ça
importe
 ; Il importe > Ce qu'il importe.

Par ces sortes de coïncidences, nous tâcherons de montrer
que certains faits du français avancé, malgré l'aspect chaotique
qu'ils présentent au premier regard superficiel, sont
réductibles à des types, dont l'importance dépasse celle des
altérations particulières.

De ce point de vue, la langue parlée et la langue écrite,
36par certains de leurs aspects, diffèrent moins qu'on ne le
croit ; la différence est davantage dans les procédés mis en.
œuvre que dans les besoins. La langue commune, ou langue
de grande communication
, est définie par le besoin biologique
qui en est la raison d'être : la transmission rapide et étendue
de la pensée entre le plus grand nombre d'individus malgré
leur hétérogénéité. Au sein de cette langue, on peut distinguer
la langue courante (parlée) et la langue cursive (écrite). La
seconde, qui est surtout la langue des affaires, de la publicité,
de la presse, etc., ne diffère de la première que par les procédés.
Ce n'est pas un paradoxe de dire que la langue courante est
plus proche de la langue cursive que de l'argot, et la langue
cursive plus proche de la langue courante que de la langue
littéraire et poétique.

Ce sont les journaux surtout qui servent aujourd'hui
de pont entre l'écrit et le parlé ; étudiés dans les limites et
avec les réserves nécessaires, ils nous fourniront un très grand
nombre d'exemples.

Il serait difficile aussi de ne pas tenir compte de l'opinion
des puristes et des grammairiens. Notre attitude à leur égard
est délicate. Placés sur le plan fonctionnel et non, comme eux,
sur le plan impératif et normatif, nous éviterons par cela
même toute polémique. En revanche, nous les utiliserons
largement à titre documentaire. Beaucoup d'entre eux fournissent
en effet de véritables répertoires de faits, qu'il est
très utile de consulter (en prenant garde, toutefois, que la
majorité de leurs exemples appartient à la langue écrite).

Mieux que les journaux et les puristes, c'est l'enquête
parlée et les lettres populaires qui livrent les faits les plus
abondants et les plus sûrs. Outre les lettres publiées par
M. Van Der Molen et par M. Prein, nous avons pu consulter
une partie des lettres parvenues à l'Agence des Prisonniers
de Guerre
(Comité International de la Croix-Rouge, Genève
1914 sv). Rédigées le plus souvent par des personnes de
culture rudimentaire — généralement des femmes du peuple —
expédiées de tous les coins de France, ces lettres reflètent
assez fidèlement l'état de la langue courante et populaire
d'aujourd'hui.37

5) Coïncidences interlingues

L'idéal de la linguistique fonctionnelle serait de poursuivre
la recherche des coïncidences non seulement entre
les différentes parties d'une langue donnée, mais encore d'une
langue à l'autre. Voilà évidemment une tâche de l'avenir,
à laquelle on ne pourra pas encore songer ici.

Mais il ne sera pas inutile de terminer cette Introduction
par une perspective qui dépasse l'étude présente, en montrant
comment notre manière de concevoir la comparaison des
langues s'oppose — radicalement — à la grammaire comparée
traditionnelle.

Tandis que cette dernière recherche des correspondances
de langue à langue, qu'elle interprète en les ramenant à un
type ancestral unique dont elles sont le développement, la
linguistique fonctionnelle recherche des coïncidences, qu'elle
explique en faisant appel à un besoin identique qui les détermine.
Deux conséquences importantes résultent de cette
opposition.

D'une part, la méthode de la grammaire comparée ne
peut être qu'historique et ne peut porter naturellement que
sur des langues de même famille, c.à.d. qu'on suppose dériver
d'une origine commune. La linguistique fonctionnelle, sans
exclure la comparaison entre des langues généalogiquement
ou culturellement parentes, a pour exigence idéale la recherche
de coïncidences entre des langues qui ne soient reliées ni par
des liens généalogiques ni par des emprunts.

D'autre part, la grammaire comparée doit, pour être
fructueuse, tabler sur les éléments les plus archaïques et les
moins spontanés. La linguistique fonctionnelle, au contraire,
ne peut s'intéresser qu'aux faits les plus avancés et les plus
spontanés que puisse présenter un état de langue.

6) Coïncidences inter-sémiologiques

6) Une tâche plus vaste et plus lointaine sera la recherche
de coïncidences inter-sémiologiques, c'est-à-dire entre les
divers systèmes de signes (langage articulé, langage gestuel, art,
cultes, rites symboliques, formes de politesse, signaux, monnaies,
etc.) dont l'ensemble constitue l'objet de la Sémiologie. Cette
science, définie par F. de Saussure (CLG 33), nous dira peut-être
38un jour si les besoins fondamentaux qui sont la raison d'être de
tout idiome, ne forment pas aussi la base de tout système de
signes.

Telle est la méthode que nous soumettrons, dans ce livre,
à une première application.

Arrivé au terme de cette Introduction, le lecteur se
demandera peut-être si la linguistique ainsi comprise est
encore une science autonome, ou si nous ne retournons pas
tout simplement à l'ancienne « psychologie du langage ». On
sait que le Cours de Linguistique Générale de F. de Saussure
se termine par cette phrase, qui en marque l'idée fondamentale :
« la linguistique a pour unique et véritable objet la
langue envisagée en elle-même et pour elle-même ».

Mais dès que l'on considère la langue comme un instrument
agencé en vue de fins données, la conception saussurienne
devient trop étroite. Comment une science pourrait-elle
étudier un instrument envisagé en lui-même et pour lui-même ?
Nous dirons pour notre part que la linguistique fonctionnelle
a pour unique et véritable objet le langage, envisagé
comme un système de procédés qui est organisé en vue
des besoins qu'il doit satisfaire.39

Interdépendance : assimilation
et différenciation

Une langue n'est pas simplement une collection de
signes existant chacun pour soi, mais forme un système de
valeurs
en vertu duquel chacun des éléments est solidaire
des autres, c.à.d. dépend de la structure de l'ensemble et ne
peut être ce qu'il est que dans et par sa relation avec le reste.
Dans un tel système, la création, la modification ou la perte
d'une seule valeur entraîne, l'altération des autres valeurs
et détermine un regroupement général.

Tout système de valeurs suppose un ensemble d'oppositions
formées d'identités partielles et de différences partielles.
Les deux besoins opposés, mais solidaires, qui tendent en
partie à assimiler les éléments les uns aux autres (chap. I)
et en partie à les différencier (chap. II), sont à la base de tout
système de signes.41

Chapitre premier
Le besoin d'assimilation

Tout fait de langage tend à créer et à s'associer les faits
qui peuvent entrer en système avec lui. Le besoin d'assimilation
est la forme linguistique de l'instinct d'imitation,
facteur tout-puissant dans la vie sociale ; tel ou tel élément,
qui s'impose avec plus de force que ses concurrents, fait tache
d'huile. C'est dans ce sens que l'on peut parler d'une « force
d'imitation inhérente au système lui-même » (Systemzwang).

Selon la séparation du fonctionnement en deux axes
établie dans l'Introduction, nous distinguerons l'assimilation
mémorielle et l'assimilation discursive.

La première consiste à modifier ou à créer un élément
par imitation d'un modèle logé hors du discours, dans la conscience
linguistique. On peut appeler cette forme d'assimilation
l'Instinct analogique.

L'assimilation discursive, ou Conformisme, oblige les
éléments — grammaticaux aussi bien que phoniques — qui
se suivent le long de la chaîne parlée, à varier les uns en
fonction des autres (Accord, Concordance des Temps, Attraction
des Modes, Sandhi, etc.).

A) L'instinct analogique

L'instinct analogique ainsi défini est un principe un qui
se manifeste sous des formes variées comprenant, outre l'analogie
proprement dite, tous les faits si divers qu'on appelle
43étymologie populaire, contamination, attraction homonymique,
etc.

On a voulu séparer l'analogie des autres variétés, en ne
reconnaissant qu'à la première un rôle important dans le
fonctionnement du langage. M. Millardet a cependant montré
qu'il n'y a pas antinomie absolue entre analogie et étymologie
populaire. Ce « sont deux phénomènes comparables en ce
sens que, sur une forme A, agit une forme B, par suite d'une
association d'idées plus ou moins complexe, d'où naît une
forme C ». (Linguistique et Dialectologie romanes, 396 sv).

D'autre part, des termes comme étymologie « populaire »,
contamination, contagion, etc., font trop souvent croire qu'il
s'agit de formes essentiellement pathologiques. Cela suppose
un malentendu constant, car l'incorrect (point de vue normatif)
est loin d'être nécessairement un déficit (point de vue
fonctionnel).

Le plus simple sera de distinguer l'instinct analogique
selon qu'il agit sur la signification (Analogie sémantique) ou
sur le signe (Analogie formelle).

1) Analogie sémantique

L'analogie sémantique est l'interprétation nouvelle
donnée à un signe simple ou à un syntagme d'après le modèle
d'un autre signe ou d'un autre syntagme prédominants dans
la conscience linguistique, par suite de l'impossibilité, de
l'ignorance ou de l'oubli de l'interprétation correcte. L'analogie
sémantique s'attaque de préférence aux termes savants
et techniques, et d'une manière générale aux éléments peu
connus :

Abstrus (× abstrait) > « obscur, alambiqué ».

Auspice (× aspect, augure) : La paix se présente sous un auspice
qu'on n'avait jamais vu (Thérive FLM 112).

Le chapeau en bataille « les cornes étant parallèles à la ligne des
yeux » (× bataille) > « porté d'un air provocant » : Elle entra,
le chapeau en bataille (Lancelot 24. 3. 28).

Béat (× bête, bouche bée) : Avoir un air béat (Nyrop IV § 448).

Bénin (× bête, bêta, benêt) > « niais » (ib.).

Casuel < fragile, cassant ».

Compendieusement (× copieusement, dispendieusement) : Et
44peut-être Bourron, détaillant moins compendieusement ses
exploits, en oublie-t-il aussi quelques-uns (Cl. Farrère).

Controuver « inventer de toutes pièces » (× contre) > « démentir » :
Une nouvelle controuvée par les faits ; Nos raisonnements étaient
coupés par un télégramme de la dernière heure controuvant ceux
qui les précédaient (Godet CXXVII).

Coupe sombre « enlèvement d'arbres de manière à laisser la forêt
sombre » (/ coupe claire « id. de manière à faire des clairières ») :
L'Administration a procédé à des coupes sombres dans un
nombre effrayant (jx).

Il n'y a pas péril en la demeure « pas d'inconvénient à attendre » :
Le sens populaire actuel de cette locution, très fréquente dans
la petite bourgeoisie, est « il n'y a pas de danger dans la maison,
ici » (B 165).

Emprise (× empreindre, empiéter, empire) > « main-mise ».

Errement « manière d'agir habituelle » (× erreur) > « erreur,
détour fait au hasard » : Rompre avec les vieux errements.

Etourneau « étourdi, léger ».

Falot (× fade, ballot, pâle) > « terne, vague, effacé, inconsistant ».

Fruste « effacé par le temps » (× rustre, rustique) > « mal dégrossi ».

Hébéler « rendre bête ».

Un pauvre hère « qui erre de lieu en lieu ».

Impétrant « obteneur » (× importun, empêtrer) > « solliciteur » :
Le maire qui a visé la demande doit certifier que l'impétrant
exerce la profession d'agriculteur ; L'impétrant n'est pas encore
sûr du succès de sa demande (Joran n° 155).

Malotru « maladroit ».

Mièvre « vif, malicieux, espiègle » (× mignon, mignard) > « maniéré ».

Minable « qui a mauvaise mine ».

Jours ouvrables « où l'on ouvre les magasins ».

Plantureux « fertile, garni de plantes » (Nyrop IV § 136).

Une émotion poignante « qui empoigne ».

Primordial « venu en premier (du lat. ordiri) » (× ordre) > « de
première importance ».

Ravauder (× rabattre, ravaler) > « marchander, rabattre du
prix » (Plud'hun 26).

Moyen terme « demi-mesure » (× intermédiaire) > « moyen (subst.)
qui est intermédiaire » : Sans doute préférerait-il pour l'instant
une solution terme qui ajournerait la discussion définitive (jx) ;
Il fallut adopter une solution terme (Thérive FLM 113) ; Dans
une séance, quelqu'un propose de s'arrêter à une date terme
(id. NL 25. 9. 26).

Dans certains cas, l'analogie sémantique entraîne une
faute d'orthographe, qui devient par ricochet l'indice du
changement d'interprétation :

Essort (× sortir, év. effort).

De guère lasse.

Péage, prononcé, orthographié et interprété payage « payement
d'une redevance de passage » (D'Harvé, Euph. § 147 A).45

Plaid « plaidoyer », interprété et orthographié aujourd'hui plaie,
dans : Ne rêver que plaies et bosses (Joran n° 221)

Découvrir le pot-au-rose, où l'artiste cache le fard qui fait illusion
sur la fraîcheur de son teint ; interprété et orthographié aujourd'hui
pot-aux-roses (Joran n° 230).

Dans d'autres cas, l'instinct analogique peut avoir pour
effet de faire passer le signe dans une autre catégorie grammaticale.
C'est ainsi qu'un adjectif est interprété pour sa
forme comme un participe (présent ou passé), et ce changement
d'interprétation devient le point de départ d'innovations
formelles qui le signalent par ricochet :

Imminent : Un tremblement de terre immine (Godet CXXVIII).

Indifférent : Cela m'indiffère.

Stupéfait : Cette nouvelle m'a stupéfait (Z stupéfié) ; J'ai été stupéfait
par cette nouvelle,

Urgent : Pour que cela soit possible, il urge d'ajourner les travaux
(jx).

Usité : Ce mot n'est guère usité que par des personnes appartenant
au midi de la France (Littré).

L'analogie sémantique peut aussi s'attaquer aux syntagmes,
notamment à ceux de caractère archaïque, et ces changements
d'interprétation sont, comme toujours, signalés
par les innovations formelles qu'ils déclenchent :

Honni soit qui mal y pense « qui y pense du mal » > « qui y pense
mal (adv.) » ; d'où : qui mal en pense.

S'en donner à cœur joie « s'en donner de la joie au cœur » > à-cœur-joie
« joyeusement » ; d'où : s'en donner à cœur de joie.

Dans haut le coeur, haut tend à être interprété comme un substantif,
d'où : Il m'a pris un haut de cœur (Joran n° 149).

Dans malemort, male- tend vaguement à être interprété comme
un substantif ; d'où : Voilà pourquoi les espérantistes en veulent
mal de mort aux idistes (revue).

Indifférent, interprété comme un adjectif négatif (in-différent),
donne différent « qui intéresse, attentif ». Pour faire entendre
qu'une personne ne vous est pas indifférente, on dit qu'elle
vous est différente (helvétisme : D'Harvé PB § 4). Je viens
d'indiquer, avec brièveté dont le lecteur différent me saura gré
ou m'excusera, une évolution qui me paraît considérable (Valéry,
Variété, 260).

Inflammable « qui ne peut être enflammé » (Joran n° 165).

Un traducteur emploie le néologisme tuition pour designer le
contraire de l'intuition (Seippel, Escarmouches, 266).

L'analogie sémantique peut non seulement occasionner
le changement d'interprétation d'un syntagme, mais encore
transformer un signe plus ou moins simple en un syntagme :46

Avoir affaire à : J'ai à faire à vous (Joran n° 15) ; Et croyez bien
Monsieur que vous n'aurez pas à faire à une ingrate (APG).

Qui : C'est comme qui dirait (« comme celui qui, quelqu'un qui… »),
est aujourd'hui vaguement interprété comme : C'est comme
qu'i dirait (d'où pop. C'est comme qu'on dirait).

Telles quelles : Ces choses sont à prendre telles qu'elles.

Dégagement d'un suffixe péjoratif « -ard » (signalé dans quelques
cas par le fm. -arde) :

Avare, avarde (Nyrop III § 88).

Avatars (cf. × avanies, aventures) : Vous m'avez rendu un
grand service, car j'avais eu avec cette affaire de nombreux
avatars (Godet CXVI) ; Malgré les avatars, notre marine de
guerre conserve tout son prestige (id. CXVIII).

Bizarre, bizarde (B).

Hilare, hilarde.

Ignare : Une personne ignarde (Vincent 90) ; Votre Université
athée, matérialiste et par-dessus tout ignarde (Stapfer 20).
Racontar « -ard » (Vittoz 80).

Syntagmatisation étymologiquement correcte : Je compte sur
votre bien veillante sollicitude pour me dire si… ; Je vient solliciter
à votre bonne veillance à ce que vous ayez la bonté de…
(APG : boulanger).

Signalons pour terminer, un certain nombre de cas où
l'analogie sémantique semble n'être que fortuite, en ce sens
qu'une innovation analogique provenant du parleur (ou du
scripteur) est conçue après coup par l'entendeur (ou le lecteur)
comme un changement d'interprétation, le signe créé
par le parleur existant déjà avec un autre sens dans le
stock traditionnel de la langue. Ce type a une très grande
extension :

Accident : Viande de plusieurs bonnes vaches accidentées (Godet
XCIX) ; N'ai-je pas lu quelque part que vous avez été accidenté
la semaine dernière ? (Lancelot 17. 3. 28).

Arbre : Arborer « planter d'arbres » (D'Harvé, Euph. § 114) ; A
louer villa entourée d'un jardin arboré (Godet XVI).

Affirmer carrément : Il a été parfaitement carré, précis dans ses
affirmations (Vittoz 99).

Cheval : Jeune homme de 20 ans cherche place comme chevalier
chez un paysan (Godet CX).

Conjuguer : L'action conjuguée des radicaux et des socialistes ;
La conjugaison du paquebot et de l'avion (jx).

Définitif : C'est une chause bien dure que d'aprandre la mort
mais j'aime meux savoir la définision car je suis dans la peine
voila 6 mois (APG : Côte-d'Or).

Entendre : Allez rôder à la Joliette, parmi la cohue des sans-travail,
c'est encore ces deux noms d'armateurs qui frappent
votre entendement (Vittoz 96).

Fortune ; Mais je suis sans famille, sans fortune, vous le savez : :
47Moi-même, suis-je donc fortuné ? Je n'ai presque rien (Robert
212).

Honoraires : Le malade honore directement son médecin (Godet
CXVII).

Juste : Voici inclus quelques renseignements justifiés concernant
le jeune A. D. (APG) ; Prix modérés, bien justifiés (Boulenger
et Thérive, Soirées du Grammaire-Club, 4).

Logis : milit. logistique « art de préparer les logements » (Lalande
V).

Passer : Rue passagère.

Prospectus : Non seulement dans la clientèle habituelle des libraires,
que nous prospectons déjà souvent par catalogues et
circulaires, mais surtout chez le grand public (Bulletin des
libraires
, 1927).

Séculaire : L'abandon par la France des droits plusieurs fois
sécularisés que le traité d'Utrecht lui avait assurés (Vittoz 108).

Sommet : Sommer le toit d'un pigeon simplifié, comme prêt à
s'envoler (Van Gennep).

Teneur : Ténoriser une plainte, les conditions (Plud'hun 22) ;
Ainsi se trouvent ténorisés les griefs ; Le récit de l'aviateur dont
la belle randonnée est ainsi ténorisée pour le plus grand profit
de la science (Journ. de G.).

2) Analogie formelle

L'analogie formelle est la forme nouvelle donnée à un
signe simple ou à un syntagme d'après le modèle d'un autre
signe ou d'un autre syntagme prédominants dans la conscience
linguistique, par suite de l'impossibilité, de l'ignorance ou de
l'oubli de la forme correcte :

Honnête et patriote, il trouva une situation par laquelle son
ministère fut vite débordré (débordé × ordre).

Se dégrouiller, dégrouillard (B ; se grouiller × se débrouiller).

A la bonne flanquette (B ; franquette × flanquer).

Des populations assez frustres (Curnonsky et Bienstock, Musée
des Erreurs
, 122 ; fruste × rustre).

Une pantomine (pantomime × mine).

Ils sont parsemenés (parsemés × disséminés).

Plumache (Wissler 799 ; plumes × panache).

Racrocriller (B ; raccroc × recoquiller).

Des feuilles recoquevillées (recoquillé × recroquevillé).

Se revenger (B ; se venger × revanche).

Tourne-soleil (tourne-sol × soleil).

L'action d'un signe sur un autre peut aller jusqu'à substitution
complète : Valoir > Falloir (Il faut mieux que vous
y alliez : Joran n° 130), Voie > Voix (Ayant appris, par la
voix des journaux, que vous vous chargiez de…, APG), etc.48

L'analogie formelle n'intéresse pas seulement le vocabulaire.
Beaucoup de fautes de syntaxe s'expliquent par le
croisement de deux formules ; il en est ainsi pour la négation
explétive et autres faits semblables, d'ailleurs bien connus :
La plus formidable facilité qui n'ait jamais été offerte à la
clientèle, Elle se gêne avec d'autres qu'avec moi, Racontez
cela à d'autres qu'à moi, Il ne l'accepterait de personne
excepté de son fils ; etc.

Outre les croisements, il faut mettre à part les cas d'analogie
formelle dus au besoin instinctif de classer les signes
en un certain nombre de familles plus ou moins logiques.
Cet instinct classificateur, base de tout système linguistique,
se manifeste sous des formes variées.

Les agences parlent de voyages par Terre, Air, Mer et
Fer
. Les transports se font par rail ou par route. Les statistiques
de navigation opposent le moteur et la vapeur. A la
houille blanche produite par les chutes d'eau, est venue s'ajouter
la houille verte (rivières et neuves), la houille bleue (vagues
et marées) et même la houille incolore (vent). Après l'Internationale
rouge, nous avons connu une Internationale jaune,
une noire (Eglise), une verte (agriculture), une blanche (réaction),
etc.

Dans le langage populaire, les éléments marquant une
idée d'origine spatiale ou temporelle sont accompagnés d'un
même préfixe :

Ote-toi de dlà (Joran n° 92), Je viens de dlà, de dpar là (B 69).
L'endroit d'où je deviens (B 88) ; As-tu été à la maison ? : : J'en
de viens (B).

Je ne l'ai pas revue du depuis (Plud'hun 10) ; Nous avons eut
aucunes nouvelles de lui de depuis (APG), etc.

De même, le préverbe dé- tend, avec sa valeur séparative
ou cessative, à servir d'étiquette aux verbes qui entrent
dans cette famille sémantique :

battre des œufs (Wissler 739).

briser (id. 740).

Vous cessez jamais de faire vot'raffût au cintième (B 157) ;
Il ne cesse de… (Plud'hun 26).

La plupart des recensements indiquent le chiffre global des
étrangers, mais sans fournir leur compte par langues. Dans
49ces conditions, nous avons adopté le principe de toujours
compter les étrangers et de les laisser ensuite en dehors de
nos calculs (statistique).

couper un livre.

doubler un train (Z doubler, bisser).

Ça marque mal.

Nous voyons ici l'apparition d'une force décisive au sein d'une
communauté, partager nettement les esprits en deux partis
contraires (brochure).

Il a perdu… (Plud'hun 26).

Désséparer (Wissler 743).

Ils passent sans tourner la tête (Joran n° 284).

Un autre cas d'action analogique due à la signification,
est ce qu'on peut appeler la syllepse de mémoire. Tandis que
la syllepse au sens traditionnel, ou syllepse discursive, est la
prédominance de l'accord sémantique sur l'accord morphologique
dans le domaine du discours (ex. Tout le monde
sont partis), la syllepse mémorielle marque la victoire de
la sémantique sur la morphologie dans le domaine des associations
de mémoire. C'est ainsi que dans le « plurale tantum »,
ou « pluriel sémantique », un objet ou un fait composé de
deux ou plusieurs parties est conçu comme une pluralité,
ce qui oblige le nombre morphologique à passer au pluriel :

Se trouver devant deux alternatives, choisir entre deux alternatives.

Mettre ses chaussures.

Monter, descendre les escaliers.

Porter des lorgnons.

Porter des moustaches, friser ses moustaches.

Il porte des pince-nez (D'Harvé PB § 87).

Cette lutte de la sémantique contre la morphologie se
manifeste mieux encore comme une révolte de la logique
contre l'illogisme de la catégorie morphologique, dans le
« singulier sémantique » — par exemple la revue Les Lectures
pour Tous
désignée dans le peuple La Lecture pour Tous
(B 25 n) — et dans le « masculin sémantique » : Un ordonnance,
Un clarinette (Vincent 35), Il a été le dupe dans cette
affaire (id. 59), etc.

Ce cas excepté, les changements de genre, si fréquents
dans le langage populaire, ne sont guère dus à l'action de la
signification. En laissant de côté les exemples où le genre
50d'un composé est refait sur le modèle du mot simple (une
entrecôte, une interligne, une hémisphère ; cf. les
anciennes uniformes françaises), le genre semble surtout
dicté par la nature de la terminaison. Comme l'a signalé
Remy de Gourmont (ELF 246, PS 180 sv ; v. Grammont,
Vers fr., 357), les suffixes terminés dans la prononciation
par une voyelle (brève) tendent à être interprétés comme
masculins, tandis que les terminaisons à consonne finale
prononcée sont conçues comme féminines :

Auto est généralement masculin en lang. pop. (B 90).

Le dynamo (B 89).

Nous avons dit au fin d'une première étude sur l'essor de l'aviation…
(jx).

Le paroi (Martinon II 27).

Quand je serait remie du toux que je viens d'avoir (Van der
Molen 141).

Les voyelles longues font exception ; elles sont conçues
comme féminines et féminisent le genre du mot : une hyménée,
une grosse incendie, une trophée, etc. Parmi les
terminaisons dont la consonne finale entraîne la féminisation,
on citera les suffixes

-AGE : Maintenant nous sommes trop vieux, car la plus belle
âge
de notre jeunesse est passée (Prein 75) ; Etage ; Héritage ;
Une grosse orage ; De la belle ouvrage, bien faite ; Usage.

-AL(L)E : S'y il serait peut-être dans une hôpital (APG) ; Intervalle ;
Décrire une ovale ; Pétale,

-ELLE : L'appel est faite ; Erésypèle ; Caramel ; Une petite hôtel ;
Une méchante libelle ; A la Noël.

-ÈME : Anathème ; Chrysanthème ; Stratagème.

-ÈRE : L'air est bonne, douce, fraîche ; Ether ; Une ulcère
douloureuse
 ; Les viscères de T. ont été prélevées et analysées
(Godet XV).

-ISSE : Armistice ; Auspices ; Exercice ; Hospice ; Indice ; La fumée
sortait par toutes les interstices du chalet (jx) ; Narcisse ; Office
(de cuisine) ; Orifice ; Vice.

-ULE : Globule ; Opuscule ; La pieuvre a de longues tentacules ;
Tubercule.

-USSE : Autobus ; L'obus elle a tombé dessur lui (B 143) ; Omnibus.

et bien d'autres encore.

L'action féminisante de la consonne finale se vérifie
aussi pour certains adjectifs. Pécuniaire, interprété comme
un féminin (*pécunière), donne un nouveau masculin : L'argument
51Pécunier ne me touche pas (Joran n° 211), Le soldat
N. a-t-il souffert d'embarras pécuniers ? (Godet xxv). De
même, tiède entraîne un masculin tied (B 94), et inversement
bleu un féminin bleuse (ib.).

L'instinct analogique joue un rôle particulièrement
important dans l'absorption, par le langage populaire, des
éléments savants, étrangers ou relativement inconnus. Le
français avancé cherche à s'assimiler ces éléments en les
pétrissant à la populaire, c.à.d. en les ramenant à la norme
la plus commune et la plus fréquente :

De la carbonade (Z du carbonate de soude : B).

Contumace (Gourmont ELF 165 ; Z contumace).

Dilemne (Z dilemme).

Filigramme (Z filigrane).

Une porte hermétriquement fermée.

Maladies infectueuses.

Si vous pouviez lui donner un indice si minible soit-il (APG).

Dans nombre de cas, le signe rare ou inconnu est
tout simplement remplacé par un terme de la langue
courante :

Aune : Cette affaire a tourné en eau de boudin (Joran n° 105).

Caillot : Il a un caillou de sang dans le poumon (lettre).

Chiffe : Mou comme une chique (Vincent 34).

Clapper : Claquer de la langue (id. 35).

Découplé : Bien découpé (Gourmont ELF 179).

Essanger : Echanger le linge (Joran n° 114 bis).

Havir : Ravir la viande (Vincent 147).

Labarraque : Eau de la baraque (écrit par un contremaître).

Lacs : Tomber dans le lac (Vincent 97-8).

Machaon : Macaron (D'Harvé PM § 12).

Noise : C'est-ti Dieu possible qu'on soit assez méchant pour
chercher des niaises à mon pauvre homme (Trib. de police : G).

Réticule : Ridicule.

Taie : Une tête d'oreiller.

Tire-larigot : Rigoler à tire-haricots (jardinier).

On aurait tort de considérer tous ces « accidents » comme
des cas pathologiques ; ils ne méritent pas tant de dédain.
Considérés dans leur ensemble, ils ont leur raison d'être, en
ce qu'ils répondent à une tendance organique du système :
le besoin de ramener l'inconnu au connu.52

Ce processus d'assimilation se poursuit dans le domaine
de la phonologie. A l'aide de procédés divers, les combinaisons
phoniques inconnues ou peu connues sont réduites à la norme
commune. Le mot fuchsia par exemple, qui présente une
phonie füks étrangère au français courant, est assimilé au
modèle de flux-fluxion et devient fiuchsia (Gilliéron, Ménagiana,
6 sv). Le traitement de quelques phonies savantes
mérite d'être examiné à part :

PN : Hypnotisme > hynoptisme ; Pneumatique > pleumatique ;
pneumonie > pleumonie (B).

IN > ẽ : -folio, -quarto.

QUA > ka : kadrant, kadrille, kadriller, kadruple, kadragénaire ;
relikat, adékat.

QUI > ki : ékitation, kinkagésime, kinkennal, kintuple, Kirinal,
korum, ékestre, kesteur, kesture, kidam, kiétisme, kiétude,
kinaire, kinkagénaire.

GUI > gi : inextingible.

GN > ñ : Dans les écoles ou les administrations, on mouille fréquemment
coñat, iñè, iñition, inexpuñable, réñicole, stañant
(D'Harvé, Euph. § 80). Ajoutons mañat, incoñito, et d'autres
encore.

GM : flegme > flemme.

CH (k > š) : Si l'usage est encore partagé pour bronchopneumonie,
bronchotomie, catéchumène ou chiromancie, on n'hésite plus à
chuinter pour brachial, brachycêphale, pachyderme, trachée,
trichine (D'Harvé, Euph. § 74).

Ces procédés d'assimilation atteignent naturellement
aussi les éléments empruntés aux langues étrangères. Boisscout
(boy-scout), lécrelet (leckerli), ponet avec son féminin
ponette (poney), poker d'as (pokerdice), etc., sont des mots
français. Comparez :

-ING > ẽ(g) : swing, smoking, shampooing, meeting, lasting,
building, etc.

-ER > -ère : reportère, startère, dockère, leadère, speakère
outsidère, cornère, watères, keepère, etc.

-ER > -eur : footballeur, reporteur, etc.

AI > è : Daily-Mail, cocktail, qqf. rail.

I > i : side-car, offside, outsider, flirt, five o'clock, etc.

U > ü : club, turf, gutta-percha, upercut, etc.

On peut même dire d'une façon générale que la prononciation
« correcte » (c.à.d. à l'anglaise, à l'allemande, etc.)
des mots empruntés est sentie par les Français comme pédante.
53Qui oserait prononcer knockout, etc. comme les Anglais
(nokaut) ?

La francisation des noms propres, fréquente depuis la
guerre, se fait soit par traduction (Hirsch > Cerf) soit par assimilation
phonique et graphique (Dreyfus > Tréfousse ; Seligsohn >
Zéligzon ; Ullmann > Oulman ; Frey > Fret, etc.).

L'analogie sémantique et l'analogie formelle ont pour
caractère commun l'imitation d'un modèle prédominant
dans la conscience linguistique. Déclenchées l'une et l'autre
par la laxité des associations de mémoire qui rattachent un
élément au reste du système, elles répondent au besoin de
limiter cet arbitraire en motivant l'inconnu par le connu.

Mais le besoin d'assimilation, qui tend à combiner ainsi
les éléments du langage en un vaste ensemble aussi homogène
que possible, ne borne pas son action aux rapports mémoriels.

B) Le conformisme

Le conformisme embrasse tous les procédés par lesquels
le besoin d'assimilation cherche à adapter les uns aux autres
les divers éléments, grammaticaux aussi bien que phoniques,
qui se suivent le long de la chaîne parlée. La linguistique fonctionnelle
ne saurait trop insister sur l'identité de principe
qui relie des faits aussi différents en apparence que l'Accord,
la Concordance des Temps, l'Attraction des Modes, — et
le Sandhi ou Conformisme phonique.

Le conformisme grammatical comprend, outre l'Accord
proprement dit par lequel le genre et le nombre de l'adjectif
ou du verbe varient en fonction du genre et du nombre du
substantif auquel ils servent de déterminant ou de prédicat,
tous les procédés à l'aide desquels les signes sont obligés de
varier catégoriellement les uns en fonction des autres dans
le discours.54

C'est ainsi que le verbe de la proposition subordonnée
se règle temporellement et modalement sur la subordonnante
(concordance des temps et des modes) : Il doute qu'il soit
venu > Il doutait qu'il fût venu ; Je sais qu'il viendra >
Je savais qu'il viendrait. Ces modes et ces temps de concordance
n'ont pas ici de valeur temporelle ou modale par
eux-mêmes ; ce sont de simples procédés d'assimilation discursive.

De même, le subordinatif doit changer de catégorie
grammaticale en fonction de son régime, c.à.d. qu'il est
préposition devant un substantif (après son départ) et conjonction
devant une proposition (après qu'il est parti).

Le déterminant varie d'une manière analogue. Adjectif
quand il accompagne un substantif (une chanson gaie), il se
transforme en adverbe pour déterminer le verbe : chanter
gaiment.

Le conformisme porte d'ailleurs aussi bien sur la coordination
que sur la subordination. C'est lui qui exige que
deux ou plusieurs termes, s'ils sont coordonnés, appartiennent
à la même catégorie grammaticale : Je déteste de boire et
de fumer (et non : *Je déteste la boisson et de fumer).

Il y a bien d'autres cas encore. Il faudrait mentionner
particulièrement les divers phénomènes d'attraction, par
exemple en grec ancien l'attraction du relatif par son antécédent :
ἔσεσθε ἄνδρες ἄξιοι τῆς ἐλευθερίας (ἧς) κέκτησθε
(Xénophon, Anab., I, 7, 3). Certains dialectes allemands
connaissent l'attraction de la conjonction avec le verbe :
obst du hergehst, dassen wir kommen, obben wir gehen,
obt ihr geht (Gabelentz, Sprachwissenschaft, 214, 398). Mais
l'exemple classique en cette matière est fourni par les classificateurs
des langues bantoues : « Le classificateur de chaque
mot a une telle importance qu'il se répète au cours de la phrase
pour tous les mots qui s'y rapportent : on dirait que le mot
principal impose la couleur de son uniforme à tous les mots
qui dépendent de lui » (Vendryes, Langage, 113).

Le conformisme est donc un procédé général d'assimilation
discursive, qui caractérise d'une manière ou de l'autre
la plupart des idiomes. Nous examinerons d'après les matériaux
55du français avancé quelques-uns des problèmes qui
s'y rapportent.

La question des fautes d'accord peut se poser de
deux manières : I. L'accord se fait-il selon la catégorie, et
dans ce cas avec le sujet ou avec l'objet ? (on a prétendu
que dans le langage populaire l'accord tend à se faire spontanément
avec le sujet : Brunot PL 335) ; 2. L'accord se fait-il
« mécaniquement », c.à.d. selon la séquence, et dans ce cas
avec l'élément qui précède ou avec celui qui suit ?

A notre avis, le français spontané tend à faire mécaniquement
l'accord avec l'élément qui précède, peu importe
la catégorie (sujet ou objet) de cet élément. Autrement dit,
l'accord se fait avec le sujet quand le sujet précède, avec
l'objet quand l'objet précède (ce fait semble lié à la tendance
qui entraîne le français vers la séquence progressive) :

Je vous assure que la mort de mon pauvre père les ont bien
frappé (lettre de mineur : Van der Molen 145) ; Leur puissant
génie d'observation les amenèrent à découvrir… (Le Bon) ;

Le besoin d'adoration des foules les rendent vite esclaves (id. ) ;

Le plongeon du rouble français les rendent nerveux (lettre).

Les sentiments que nous inspirèrent la longue lutte dont
nous sortons à peine (Vittoz 160).

Notre Grand Conseil a raison de s'occuper des dangers que
peuvent provoquer un octroi trop facile du diplôme de chauffeur
(Godet XCIX).

C'est du reste à ses membres que reviennent la réussite
de cette soirée (id. c).

Vous me direz ce que vos démarches vous auront coûtées
(APG).

La fréquence et la similarité de ces faits prouvent qu'il
ne s'agit pas de simple lapsus ou coquilles ; on voit aussi par
là que l'Accord continue à répondre, même et surtout sous
des formes incorrectes, à une tendance spontanée et vivante.

Un type de fautes beaucoup plus fréquent, et dont le
caractère est moins accidentel, c'est l'accord du participe
des verbes pronominaux (accord simultané avec le sujet et
avec l'objet réfléchi) :

En Angoumois, il y a bien peu de femmes, même parmi celles
qui ont reçu de l'instruction, qui ne disent encore : Je me suis
faite un chapeau, Je me suis achetée des bottines, C'est ce que
je me suis dite. Mais il s'en faut bien que cette grosse incorrection
56soit spéciale à l'Angoumois. Nous l'appellerons donc ni
du patois ni du jargon, mais du français barbare. M. Bastin
remarque qu'on la rencontre aussi dans le pays genevois, et
je pense qu'on la trouve partout. Elle court les rues. Je lis en
ce moment, dans la traduction du Saint de Fogazzaro : Jeanne
s'était couverte le visage avec ses mains (Stapfer 138).

Elle s'est permise de… (Martinon II 484 n) ; Je me suis permise
de lui faire une observation (Joran n° 215) ; Elle s'y est mal
prise (id. n° 234).

Ces deux députés se sont réciproquement reprochés de mêler à la
politique les potins de la rue (Vittoz 160) ; Six malheureux qui
se sont tirés une balle dans la tête (ib.).

Nous nous en prenons à une institution qui s'est survécue (ib.).
L'Allemagne officielle s'est assurée sans aucun doute des avantages
positifs (ib.). Elles se sont laissées entraîner (Joran
n° 172).

Il y a des langues qui accordent régulièrement certains
adverbes avec le verbe ou l'adjectif auquel ils se rapportent.
L'ancien français offrait de nombreux exemples de ce cas,
et la langue actuelle a gardé de l'usage médiéval plusieurs
survivances plus ou moins correctes : une fleur fraîche éclose,
une fenêtre grande ouverte, les nouvelles-venues, la première-née,
elle est toute surprise (v. Nyrop V § 107). Quelques
faits plus avancés, du langage populaire, montrent que l'accord
de l'adverbe, loin d'être une survivance mécanique, est dû
lui aussi à la tendance d'assimiler les uns aux autres les éléments
qui se suivent dans la chaîne parlée :

Je me suis toute salie ma robe (Bally LV 52).

C'est elle qui est la mieux habillée (B 140). D'entre ces jeunes
filles, c'est la blonde qui est la mieux (Joran n° 177).

C'est sur ce point que la lutte fut la plus sanglante ; C'est avec
cette robe que je vous trouve la plus belle (ib.) ; C'est elle qui
se lève la plus tard (B 140).

C'est chez ce relieur que les livres sont les mieux reliés (Joran
n° 177). C'est eux qui sont venus les plus tôt (B 140).

La concordance des temps, ou conformisme temporel
(assimilation du temps de la subordonnée à celui de la subordonnante),
reste également très vivante. C'est ainsi que la
grammaire normative a beau interdire la concordance là
où la subordonnée exprime un fait vrai en tout temps ou qui
l'est encore (Il disait que les chats sont les meilleurs amis
du savant) ; le français avancé passe outre, malgré la logique :57

Les Anciens ne savaient pas que la terre tournait ; ils
croyaient que c'était le soleil qui tournait autour de la
terre.

Il m'a demandé si tu avais le téléphone là où tu logeais,
car il ne veut pas que tu téléphones de la poste (lettre).

Je voulais savoir s'il existait des rapports entre les groupes
de langues et de dialectes et les anciens types d'habitation
(Dauzat).

Les articles pleins de bon sens signés … nous ont prouvé
que des citoyens s'indignaient et protestaient à juste titre contre
les erreurs commises (lettre à un journ.).

Nous avons pu justifier, par l'exemple de certaines croyances
spirites, qu'en matière de foi la crédulité aussi bien du savant
que de l'ignorant — ne connaissait pas de limites (Le Bon).

Grammatici certant… — L'imparfait est interprété comme
temps de concordance par M. Bally (Germ. Roman. Monatsschrift,
6, 418) et M. Brunot (PL 787). Cette théorie est rejetée par
M. Lorck, qui attribue à cet imparfait, conformément au psychologisme
qui caractérise l'école romaniste allemande, une valeur
sémantique en soi (Erlebte Rede, 45 sv ; v. Neutre Sprachen,
35, 460 sv).

L'attraction des modes, ou conformisme modal, oblige
le mode de la subordonnée à s'adapter à celui de la subordonnante.
Le français avancé, sous sa forme parlée aussi bien
qu'écrite, présente des cas — plus nombreux que l'on pense —
où l'indicatif exigé par la grammaire correcte cède la place
au subjonctif (dans ces exemples, le mode de la subordonnante
peut naturellement être implicite, c.à.d. logé dans la signification
du verbe ou dans la périphérie ; autant, tout, si, etc.) :

Ex. populaires : Je désirerais savoir son adresse car n'ayant entendu
parler de lui, je suppose qu'il soit prisonnier (APG).

Malgré le retard que l'Agence met à me répondre au sujet de
mon fils dont je crois qu'il soit prisonnier, je ne doute pas
que… (id.).

Je vous donne tous les renseignements que je puisse vous
donner (id.).

Je vien donc me recommender à vous si par un effet de votre
bonté vous puissiez arriver à savoir ou il se trouve (id.) ;

Voici le froid la neige et si je savais qu'il soit prisonnier je
pourrais peut-être lui envoyé un petit colis (id.).

Ex. écrits : Le sol était blanc de grêlons ; on eût dit que les prés
fussent neigés (Vittoz 161).

Quels que soient les groupements dont ils fassent partie,
il y a une forme d'intelligence qui est commune à tous les
hommes (Blondel, Introd. à la psychol. coll., 103).58

Il est probable qu'il ne doive pas rentrer ce soir (D'Harvé
PB § 383).

Je le ferai autant que ce soit en mon pouvoir (ib.). Le moi
ne peut subsister qu' autant qu'il soit… (Maeterlinck : Martinon
II 413 n).

Un autre cas de conformisme est constitué par la concordance
des négations. On sait, par l'exemple de la plupart
des langues populaires, que la rencontre de deux ou
plusieurs négations sur un même terme ne donne pas toujours
un sens positif, comme l'exigerait la logique (duplex negatio =
affirmatio
), mais produit souvent soit une négation d'égale
valeur que la négation simple soit une négation renforcée ;
ainsi une petite phrase telle que c'est pas rien peut avoir,
en français du peuple, le sens de « ce n'est rien » (B 140) :

N'ayant pas encore rien reçu de mon frère qui est disparu
depuis… (APG).

Personne ne veut pas ça t personne ne veut ça » ; Personne
m'a pas demandé « personne ne m'a demandé » (fréquents).

Je n'ai pas encore obtenu aucun résultat ; Supposant que mon
marit est prisonnier en Allemagne nayant pas eu aucune
de ses nouvelles depuis le 7 sept. (= APG). Je n'ai pas reçu
aucun colis, Ça n'a pas aucune importance (Prein 55).

Il ne peut pas faire un pas sans que je ne le voie (Vincent 163),
Je ne sortirai pas sans qu'il ne m'ait vu (Martinon II 572),
J'ai filé sans qu'il ne m'ait vu (Joran n° 264).

Psychologisme. — On sait combien, pour ce genre de problèmes,
l'explication psychologiste est chère aux romanistes
allemands, de Tobler à nos jours ; v. E. Lerch, Die halbe Negation
im Französischen
(Die Neueten Sprachen, 29, 6 .sv). Le
besoin d'expressivité a peut-être son mot à dire ici ; mais dans
l'ensemble et quant au fond il s'agit surtout d'un phénomène de
conformisme : la négation se répète au cours de la phrase pour
tous les mots qui s'y rapportent. On peut dire d'elle ce qu'on a
dit des classificateurs bantous : elle impose la couleur de son uniforme
à tous les éléments de la chaîne parlée.

L'attraction du comparatif formait une tournure
correcte en latin : verior quam gratior « plus vrai qu'agréable ».
On la retrouve dans le français spontané : Plus il
vieillit, plus il est meilleur ; La stabilisation sera faite probablement
plus tôt que plus tard (R. Poincaré : Thérive
NL 4. 8. 28).59

Parmi les faits de conformisme, une place à part doit
être réservée à la syllepse. Il y a syllepse lorsque l'accord,
au lieu de se régler sur la catégorie morphologique, se fait
d'après la valeur sémantique : Le reste (« les autres »)
sont partis. La syllepse peut donc se définir comme la prédominance
du conformisme sémantique sur le conformisme
morphologique. Les exemples français les plus fréquents
concernent la lutte entre singulier morphologique et pluriel
sémantique :

Ex. populaires : Malheureusement elle était toute celle [= seule] de
ma famille, le reste son en Belgique et en Hollande (lettre de
mineur : Van der Molen 143).

Tout le monde s'en vont, tout le monde disent, tout le monde
reviennent ; qqf. le monde viennent (B 100). Tout le monde
sont jaloux (Prein 43).

… Car aucun de ses camarades ne l'ont vu (APG).

Ex. écrits : Cinquante pour cent de l'effort des architectes furent
annulés (jx).

Plus d'un ministre n'ont pas caché l'impression produite par
l'ingéniosité des solutions proposées (jx).

La législation de tous les autres pays, y compris l'Espagne, ont
pris les devants (Stapfer 42).

La foule qui remplit les rues observent un silence absolu (Godet
LXXVII).

La syllepse du pluriel est la plus fréquente, mais il y a
d'autres cas. Ainsi l'accord peut se faire au singulier et au
féminin (Plus des trois quarts de sa population est
constituée par la classe paysanne ; all. Das Weib verwandte
ihre ganze Kunst darauf). Nous connaissons même un curieux
exemple de syllepse d'après le temps : Cette ère de mille
ans
supposait un Etat puissant (historien).

Le conformisme phonique — ou sandhi (sens large) —
est l'assimilation qui se produit entre les éléments phoniques
dans la chaîne parlée. Le sandhi, qui comporte de multiples
variétés, peut se faire notamment d'après la sonorité (azaziner,
tranzvormer, etc.), le mode d'articulation (pendant >
pen-n-ant) et le timbre (harmonie vocalique, ex. j'aimais =
jèmè, j'ai aimé = jéémé).60

Pour l'étude détaillée du phénomène, nous renvoyons
le lecteur aux traités spéciaux. Ce qui nous importe ici est
de signaler le parallélisme entre le conformisme grammatical
et le conformisme phonique, que le point de vue fonctionnel
permet de ramener à un principe un.

L'assimilation discursive exige également que les signes
qui entrent en combinaison dans la chaîne parlée, fassent
partie du même stock linguistique. Ainsi, un élément appartenant
au stock populaire ne peut se combiner qu'avec un
élément de même couleur, un élément savant qu'avec un
élément savant : règle-ment / régul-ation ; avant-coureur
/ pré-curseur, etc. (v. Bally LV 203-4). Le
même fait s'étend au domaine de la graphie : rationnel /
rational-isme, donner / don-ation, consonne /
conson-ant-isme, etc.

Ce besoin, que nous appellerons faute d'un terme meilleur
le conformisme lexical, est senti très vivement par la
langue contemporaine. Nous verrons cependant que l'emprise
croissante du besoin d'invariabilité sur les autres besoins
et notamment sur le conformisme, tend à faire abandonner
l'ancienne réluctance du français pour les hybrides.

L'antinomie entre l'invariabilité et le conformisme
éclate d'ailleurs sur toute la ligne. La multiplicité des formes
qu'engendre l'assimilation discursive augmente en effet
l'effort de mémoire à fournir, et provoque par conséquent
des réactions en sens contraire. Selon les idiomes, cette lutte
se résout dans la victoire de l'un ou de l'autre des deux besoins.
Dans le langage avancé d'aujourd'hui, c'est le besoin d'invariabilité
qui semble devoir l'emporter de plus en plus.61

Chapitre II
Le besoin de différenciation
(clarté)

J. Gilliéron : Pathologie et Thérapeutique
verbales
, I-IV, 1915-21.

J. Gilliéron : Généalogie des Mots
qui désignent l'Abeille
, 1918.

J. Gilliéron : La Faillite de l'Etymologie
phonétique
, 1919.

G. Millardet : Linguistique et Dialectologie
romanes
, 1923.

Le besoin de clarté cherche à distinguer les éléments
linguistiques les uns des autres pour éviter les confusions,
latentes ou réelles, qui surgissent dans le fonctionnement
de la parole. Ici comme ailleurs, le rapport de finalité est
constitué par trois termes : le besoin (clarté), le déficit (confusions,
équivoques) et le procédé (différenciation).

Le rôle d'initiateur dans ce domaine appartient à Jules
Gilliéron, dont les études sur la Pathologie et la Thérapeutique
verbales fournissent la meilleure illustration de la finalité
empirique du langage telle que nous la concevons. Il faut
avouer cependant que l'effort de ce dialectologue s'est concentré
presque exclusivement sur les faits de lexique ; tandis
que nous aurons l'occasion de constater que le besoin de
clarté porte sur tous les éléments du langage : signe et signification,
valeurs lexicales et catégories grammaticales, —
jusques et y compris la phonologie.

A première vue, il semblerait que le problème à résoudre
consiste simplement à chercher comment le langage s'y
prend pour détruire les équivoques existantes ; c'est le point
63de vue de la « thérapeutique ». Une vue plus complète devra
tenir compte aussi du rôle très important joué par la « prophylaxie ».
Lorsqu'il s'agit d'une langue de grande communication
telle que le français, parlée avec moins de liberté
et plus de conscience que le patois, et subissant de plus l'influence
conservatrice de la langue écrite, il est à supposer
que dans bien des cas l'équivoque, dépistée dès qu'elle est
sentie sous roche, ne pourra guère monter jusqu'à la surface.
C'est ce genre de faits que Gilliéron appelait dans sa terminologie
pittoresque les « fantômes lexicaux », les « places
gardées », etc. (Abeille, 259 sv) ; nous parlerons plus simplement
d'équivoques latentes et d'incompatibilités que
le besoin de clarté cherche à éviter à l'aide de divers procédés
préventifs.

Dans le livre qu'il a consacré à l'influence du journalisme
sur le vocabulaire, M. Vittoz classe parmi « les principaux
éléments de conservation de la langue… l'obligation de se
faire comprendre, et de se faire comprendre exactement »
(181). Et de fait la « clarté française » a toujours été un des
principaux arguments des défenseurs de la langue. Mais
la question serait de savoir si la langue correcte ne présente
pas elle-même des équivoques intolérables et si quelques-unes
des innovations que l'on reproche au français avancé ne sont
pas dues précisément au besoin de prévenir ou de détruire
les équivoques, latentes ou déclarées, que présente le français
traditionnel. Dans ce cas le besoin de clarté, par les procédés
de différenciation qu'il déclenche, constituerait au contraire
un des facteurs du changement linguistique.

A) Pathologie et thérapeutique

1) L'équivoque

Le principal déficit qui amène le besoin de clarté à recourir
aux procédés de différenciation, est l'équivoque. Celle-ci
peut être constituée, dans le jeu de la parole, soit par la
rencontre sur un signe unique de deux ou de plusieurs significations,
64entre lesquelles l'entendeur ou le lecteur devra
choisir (= bisémie, polysémie), soit par la ressemblance ou
l'identité phoniques de signes incompatibles quant au sens
(= homophonie).

On entend soutenir quelquefois que l'équivoque n'existe
jamais qu'à l'état d'abstraction, par exemple dans les colonnes
des dictionnaires, mais qu'elle ne se produit guère dans l'usage
hic et nunc que l'on fait de la langue.

Il suffit de prêter l'oreille au jeu quotidien de la parole
— dans la rue, au magasin, au téléphone, à table — pour se
convaincre du contraire : J'aimerais acheter des plumes
(des porte-plume ou des becs ?) ; Passe-moi la pomme (pomme-fruit
ou pomme d'arrosoir ?) ; Les indigènes se sont révoltés
(les troupes de couleur ou les autochtones ?) ; On a oublié de
mettre le timbre sur cette lettre (le timbre-poste ou l'oblitération ?) ;
J'ai vu lettres (les lettres de lui ? d'elle ? ces
lettres ?) ; Il a permis à séz ouvriers de partir (à ses propres
ouvriers ? à ceux d'un autre ? à ces ouvriers ?) ; C'est une vue
de loteldülak (une vue de l'Hôtel du Lac ? une vue de l'hôtel
à partir du lac ?) ; et ainsi de suite.

Gilliéron a montré l'étroit rapport de cause à effet qui
bien souvent lie le monosyllabisme à l'homophonie. En effet,
plus le signe est court, et petit le nombre des différences phoniques
qui le constituent, plus le danger de confondre ce
signe avec d'autres signes soumis aux mêmes conditions
augmente. On sait à quels procédés spéciaux les langues
monosyllabiques (chinois) et les langues monosyllabisantes
(anglais) sont obligées d'avoir recours pour remédier à cet
inconvénient : complications phoniques (tons distincts à
valeur sémantique et morphologique, aspirations, etc.),
complications graphiques (orthographe anglaise, idéogrammes
chinois), complications grammaticales (composés formés
de synonymes juxtaposés, suffixes et déterminatifs distincts
pour chaque homophone différent, etc.). On sait aussi que
les signes courts ou monosyllabiques que le besoin de clarté,
pour une raison ou pour une autre, n'a pas réussi à différencier,
sortent de l'usage, vieillissent et finissent par disparaître.

Nous ne nous éloignerons pas trop du sujet de cet ouvrage
65en énumérant ci-après les principaux monosyllabes qui ont
disparu du français ou sont en train de le faire. La linguistique
fonctionnelle s'intéresse aussi bien aux moribonds qu'aux
nouveau-nés : aux uns, pour découvrir les causes de leur
agonie ; aux autres, pour connaître les raisons de leur naissance.
« C'est surtout dans la nécropole des mots qu'il faut
chercher la vérité biologique [= fonctionnelle]. — C'est par
l'étude de ces mots que devrait débuter l'historien de la
langue pour asseoir ses connaissances et ses principes biologiques,
pour savoir les conditions de vie et de mort des mots :
seuls les morts peuvent nous permettre de tracer un tableau
d'une vie lexicale complète, eux seuls nous révèlent infailliblement
la cause qui les a frappés à mort. » (Abeille, 283-4).
Quant aux mots que nous appelons vieillis, « à l'égal des
mots disparus du français, ils ont l'avantage d'étaler devant
nous une vie lexicale complète, mais une vie encore à son
dernier souffle, à l'agonie, et celle-ci est souvent seule à pouvoir
nous révéler la cause de leur mort prochaine, et celle-ci
que dans les mots disparus nous ne pouvons étudier que
d'après les dires de nos aïeux, plus ou moins sujets à caution,
dans les mots vieillis nous pouvons l'étudier sur nous-mêmes,
sur le vif, en pleine connaissance de leur vitalité déclinante. »
(Pathologie et Thérapeutique, III, II).

Les mots disparus et les mots vieillis peuvent se conserver
à la faveur de locutions toutes faites dans lesquelles ils
sont figés, ou en versant dans quelque langue spéciale (exemples
entre parenthèses) :

Ains → mais.

Aire > surface.

Bât (porter son bât, savoir où le bât blesse) > selle.

Bée (bouche bée) > béant.

Biais (prendre un biais, de biais) > oblique.

Bis (du pain bis) → gris.

Bris (constater le bris) > casse.

Bru > belle-fille.

Brut > grossier.

Cap (de pied en cap) → tête.

Caut (un fin et caut renard) → ; cauteleux.

Cens (cens électoral) > recensement.

Chère (faire bonne, maigre chère) > repas.

Chiffe (mou comme une chiffe, papier de chiffe) > chiffon.66

Clair (clair de lune) > clarté.

Clenche (déclencher) > loquet.

Clin (clin d'œil) → clignement.

Coi (se tenir coi) → tranquille.

Coût (coût de la vie) > dépense.

Croc > crochet.

Dam (à son plus grand dam) → dommage.

Dive (la dive bouteille) > divine.

Docte > savant, etc.

Erre « train, allure » (à grand erre, à belle erre, casser l'erre, revenir
à ses premières erres ; suivre, aller sur les erres de qn.) →
errements, qqf. terres, airs.

Etres (les êtres de la maison) → abords.

Faix (plier sous le faix, le faix des ans ; portefaix) > charge.

Fat > prétentieux, etc.

Fin > but.

Font (fonts baptismaux) → fontaine.

For (dans son for intérieur) → juridiction.

Fors (tout est perdu fors l'honneur) → excepté.

Fur (au fur et à mesure) → prix, marché.

Gars > garçon.

Gent (la gent marécageuse ; le droit des gens) → nation, peuple.

Gent (une gente demoiselle) → gentil.

Gré (à son gré, au gré de, savoir gré, de gré à gré, de gré ou de
force) → volonté.

Guise (à sa guise, en guise de) → manière.

Hart (sous peine de la hart, la hart au col) → corde.

Havre (le havre du salut) > port.

Hère > pauvre hère.

Heur (heurs et malheurs, avoir l'heur de) → bonheur, qqf. honneur.

Hoir (conservé comme t. jurid.) > héritier.

Hui → aujourd'hui.

Huis (à huis clos) → porte.

Ire (l'ire de Dieu) → colère.

Jà → déjà.

Jeun (être à jeun) > jeûne.

Lacs (tomber dans le lacs) → lacet.

Lai (frère lai) → laïque.

Laps (laps de temps) > durée, délai.

Las > fatigué.

Leu (à la queue-leu-leu) → loup.

Leurre > illusion, tromperie.

Lice (entrer en lice) > terrain.

Lie (faire chère lie, cf. liesse) → joyeux.

Liesse (en liesse) > joie.

Lot > part, parcelle.

Maint (maintes fois, à maintes reprises) > beaucoup.

Mont (par monts et par vaux, monts et merveilles) > montagne.

Moult (être moult vaillant, avoir moult argent) → beaucoup, très.

Noise (chercher noise) → dispute.

Oing (vieux oing) → onguent.

Oncques (je n'ai vu oncques si méchant homme) → jamais.67

Ores (d'ores et déjà) → maintenant.

Ost → armée.

Pecque (A-t-on jamais vu deux pecques provinciales… Mol.) →
pécore.

Pie (faire œuvre pie) > pieux.

Plaid (ne rêver que plaids et bosses) → plaidoyer.

Plain (de plain pied) → plan, uni.

Prin, prime (de prime abord, de prime saut, prime jeunesse,
algébr. a'b') → premier.

Prou (peu ou prou, ni peu ni prou) → beaucoup.

Queux (maître queux) → cuisinier.

Quiet (une âme quiète) > paisible.

Quint (Charles-Quint) → cinquième.

Rais (les rais du soleil) → rayons.

Rets (prendre qn. dans ses rets) > filets.

Rez (rez-de-chaussée) → à ras de.

Ris (les jeux et les ris) → rire.

Sauf (avoir la vie sauve, l'honneur est sauf, sain et sauf) > sauvé.

Saur (hareng saur) → desséché.

Seing (sous seing privé) → signature.

Sire → sieur → monsieur.

Sot > stupide, etc.

Us (us et coutumes) → usage.

Val (par monts et par vaux) > vallée.

Vis (vis-à-vis) → vue, face, visage.

Voire (voire même ; dites, voyons voire) > donc.

Les verbes, grâce à l'appareil flexionnel complexe qui
contribue à les différencier, résistent mieux à l'homophonie.
Beaucoup de verbes dits défectifs, disparus aux formes courtes
et homophones — généralement les trois personnes du singulier
— se maintiennent aux formes longues, qui prêtent
moins à confusion (ex. faillir, mais je faux) :

Ardre, arder (cf. ardent) → brûler.

Béer (cf. béant), bayer (bayer aux corneilles).

Bailler (la bailler bonne, bailleur de fonds) > donner.

Bruire (bruyant) > faire du bruit.

Buer (cf. buée) > dégager de la vapeur.

Ceindre > entourer.

Celer > cacher.

Chaloir (peu m'en chaut) → importer.

Choir > tomber (v. Gilliéron, Faillite, 50 sv).

Choyer > combler d'attentions.

Clore > fermer (Faillite, 8 sv).

Compter > calculer, dénombrer.

Conster (il conste par les textes que…) → constater.

Conter > raconter.

Courre (chasse à courre) → courir.

Croître > pousser.68

Se douloir (je me, tu te deulx, il se deult, cf. deuil, doléance) →
se plaindre.

Duire → convenir.

Embler (d'emblée) → foncer sur.

Faillir (au bout de l'aune faut le drap) → manquer.

Ferir → férir (sans coup férir, être féru de) → frapper (Faillite, 41 sv).

Frire (je suis frit) → être en train de frire (intr.), faire frire (trang.)
(Faillite, 34 sv).

Fuir > se sauver.

Gésir (ci-gît) > se trouver.

Haïr > détester (Faillite, 69 sv).

Hogner → grogner.

Issir (issu de) → sortir (Faillite, 96 sv).

Leurrer > tromper.

Luire > briller.

Nuire > être nuisible.

Oindre (oignez vilain, il vous poindra) → enduire.

Ouïr (oui-dire) → entendre (Faillite, 63 sv).

Ouvrer (ouvrer du linge, jour ouvrable) → œuvrer, travailler.

Paître > brouter.

Partir (avoir maille à partir avec qn.) → partager.

Poindre (joignez vilain, il vous oindra) → piquer, qqf. pointer
(le soleil pointe derrière les nuages), qqf. poigner.

Quérir > chercher (Faillite, 97 sv).

Seoir (il vous sied mal) > convenir.

Sourdre > surgir.

Vêtir > habiller.

Voyer (voyer la lessive, du papier) → faire écouler, enlever la
poussière.

Cette liste montre que la chute des verbes est provoquée
par deux déficits principaux : leur irrégularité, et leur homophonie
avec d'autres verbes. Que l'irrégularité n'est pas le
facteur principal, les défaillances et l'extinction progressive
d'un certain nombre de verbes réguliers, appartenant à la
première conjugaison, suffisent à le prouver (cf. celer en face
de seller et sceller ; bailler « donner » et bayer « béer » en face
de bâiller ; conter en face de compter, ouvrer en face de ouvrir,
voyer en face de voir, etc.).

2) Les procédés différenciateurs

La distinction entre polysémie et homophonie intéresse
surtout l'histoire ; non pas que les sujets parlants n'en aient
pas eux-mêmes conscience de quelque manière, mais souvent
il serait difficile de dire auquel des deux cas l'on a affaire.
69Ainsi classique « parfait » et classique « scolaire », qui semblent
bien être pour l'historien de la langue deux adjectifs homophones
— l'un emprunté au latin classicus l'autre dérivé de
classe — plutôt qu'un adjectif unique à sens ayant divergé,
sont rangés dans les dictionnaires sous une seule et même
rubrique. En tout cas, et c'est ce qui nous importe ici, le
besoin de clarté ne fait pas de différence entre équivoque par
homophonie ou polysémie, et le choix des divers procédés
différenciateurs qu'il met en action dépend d'autres critères.
Un procédé couramment employé, c'est le grossissement
des mots courts et notamment des monosyllabes par la prononciation,
plus ou moins appuyée sur l'écriture, des consonnes
finales. Ce procédé est surtout important là où il s'agit
de différencier les noms de nombre ; car en sait que ces derniers,
en raison de la clarté qui est particulièrement de mise
en cette matière, sont assujettis dans toutes les langues à des
traitements spéciaux ( — l'administration suisse des téléphones
ne va-t-elle pas jusqu'à recommander septante et
huitante pour distinguer 70 de 60.10 et 80 de 4.20 ! — ). « Pour
nier l'importance de l'homonymie dans la formation de la
langue ou vouloir la réduire au lieu de la généraliser, il faut
n'avoir jamais songé que dans certains parlers sẽsẽ francs
étaient aussi bien 500 francs que 105 francs, ne jamais avoir
songé à toutes les revivifications de consonnes perdues depuis
des siècles et qui se produisent plus particulièrement dans
des mots où toute équivoque doit plus que partout ailleurs
être écartée de l'esprit, tels les nombres. » (Abeille, 204) :

Une deux, une deux, une deux trois… ; ne faire ni une ni deux ;
vingt-et-une, quatre-vingt-une, etc.

A la deuss (B 50).

A la troiss (ib.).

Cinq francs.

Sept sous, sept cents, sept mille ; etc.

Neuf sous, neuf cents.

Vingt, vingt-deux.

Le même procédé s'applique aux autres monosyllabes
et mots courts, comme il appert de la liste ci-après :

Alorss ; souvent, quand ce mot est seul (B 50).

Août.70

Des faits bruts.

La finale de but sonne aujourd'hui, même à Paris (/ Martinon I
344).

Cerf.

Ceuss qu'y a longtemps qu'ils habitent là, Ceuss du fisc.

Clerc, mais cler(c) de notaire.

Coût.

Donc, mais plutôt Allons don(c) ! Faites don(c) !

Euss (qqf., B m).

Le t de fait sonne presque toujours (en fait, au fait, par le fait,
voici le fait, il est de fait que, je mets en fait, prendre sur le
fait, un fait constant, le fait de mentir, le fait qu'il n'est pas
venu).

Fat (D'Harvé PB § 191).

Fret.

Les genss (B 50).

Le heurt de deux consonnes.

Joug.

Lass (Gourmont PS 179).

Leg(s), qqf. lek(s).

Moeurss (B 50).

Moinss (Martinon I 344).

Avoir du nerf, manquer de nerf ; le nerf de la guerre, de l'intrigue,
mais : des ner(f)s, une attaque de ner(f)s.

C'est pluss pire comme un enfant (B 19), On regrette de ne pas
en avoir pluss profité (P) ; Pluss qu'un, Cette table a pluss que
trois mètres, J'en ai pluss que vingt, pluss que le double (Martinon
II 510).

Porc

Sens a repris l's final dans la plupart des cas (se faire du bon sang /
avoir du bon sens).

Soif !

Courir sus (ou suz, devant sonore ou voyelle).

Outre la revivification des consonnes finales, d'autres
procédés encore peuvent intervenir pour grossir le volume
des monosyllabes et différencier les homophones.

C'est ainsi que du verbe haïr, quand ce dernier n'est pas
tout simplement remplacé par détester, les trois formes du
passé (je tu haïs, il haït) sont transportées au présent (au
lieu de je tu hais, il hait).

L'adverbe hier « se distend chez les Parisiens pour paraître
avoir plus de corps : le provincial — celui de l'Est du
moins — est surpris de les entendre dire hi-er. » (Pathol. et
Thérap.
, IV 11). Cette prononciation est même recommandée :
« L'adverbe hi-er a deux syllabes depuis le XVIe siècle, et ne
doit pas se prononcer yèr. » (Martinon I 195).71

Pour distinguer la pomme d'arrosoir de la pomme-fruit,
il arrive qu'on ferme et allonge l'o : Passe voire la paume
pour la mettre à l'arrosoir !

Contrairement aux efforts du français avancé pour
l'unification du radical verbal, le futur populaire du verbe
trouver est aberrant : je trouvérai, tu trouvéras, il trouvéra,
etc. (Martinon I 165, B 119). Cette exception semble attribuable
au besoin d'éviter la confusion avec le verbe trouer,
par suite de l'affaiblissement graduel de la consonne v en
langage populaire : je trou(v)erai > < je trouerai.

On sait depuis les études de Gilliéron (Abeille, 189 et
passim) le rôle important joué par les pseudo-diminutifs
— diminutifs par la forme mais synonymes — dans la différenciation
des monosyllabes homophones : ovisovicula
ouaille, aurisauriculaoreille, acusacucula
aiguille, etc. Dans la langue de nos jours, on dit : un grain de
mil, mais : du millet.

D'une manière plus générale, les pseudo-dérivés — dérivés
par la forme mais synonymes — remplissent la même fonction
différenciatrice. C'est ainsi que le français populaire élargit
fin en finition, plant en planton (Wissler 796), etc.

Un moyen beaucoup plus fréquent, c'est le renforcement
sémantique, à l'aide de procédés syntaxiques ou morphologiques
variés qui précisent le sens du terme équivoque : la
Sainte-Cène, un ouvrage de vulgarisation dans le meilleur
sens du terme
, un ouvrage de haute vulgarisation, etc. ; sa
famille à lui / à elle ; ou bien / où, etc.

Ainsi et et est, dangereusement homophones, sont soumis
à un traitement bilatéral. La conjonction et s'adjoint diverses
particules qui l'étoffent : vivre et puis mourir, et alors, et
ensuite
, et maintenant. Plus personne, d'autre part, n'ose
dire : Vivre est apprendre à mourir ; le remplacement de est
par c'est (sans pause : Vivre c'est apprendre à mourir) est
devenu une condition indispensable à l'intelligence de ce
type de phrases.

Ces procédés servent naturellement aussi en cas de
polysémie. Le cas type est ici fourni par la préposition de :72

de > a partir de (style sav.) : La déduction de la vérité
à partir des faits, La dérivation des choses à partir du principe,
Les tentatives de déduire l'intelligence à partir d'opérations
élémentaires.

de > d'avec : Divorcer d'avec sa femme, La séparation de
l'Irlande d'avec l'Empire Britannique.

de > depuis : Jeter depuis la fenêtre ; pêcher depuis le pont ;
jeter depuis la voiture (Plud'hun 13), Vue de l'hôtel depuis
le lac. On me prie depuis la France de faire les recherches nécessaires
(APG : Neuchâtel). — Et moi, depuis ma niche, les
écoutant, je pensais … (Barrés : D'Harvé PB § 2), Une voisine,
depuis la rue, leur demanda si… (ib.).

Le dernier cas (de > depuis) est davantage une substitution
qu'une explicitation. La substitution est le remède
radical qui s'impose toutes les fois que les autres procédés
sont inapplicables ou inexistants.

Une maison d'édition publie une Collection de Diffusion,
qu'elle appelle ainsi sans doute pour éviter l'import péjoratif
du mot vulgarisation.

Le traitement du comparatif plus par la finale (pluss)
a été souvent signalé. Mais ce procédé, qui n'est qu'un pis-aller,
est senti à la longue comme insuffisant. Le remède
radical est dans la substitution du mot davantage : J'en ai
davantage, Il a davantage de temps, Il en a davantage que
lui, etc.

Le déterminatif quelque n'est plus employé au singulier,
dans la langue parlée : quelque personne ferait équivoque
avec le pluriel. Mais quelque a trouvé des remplaçants, qui
permettent en outre de faire une distinction précieuse, connue
du latin : une certaine personne (lat. quidam) / une personne
donnée (lat. aliquis), et qui répond à l'opposition des lettres
N et X dans les formules scientifiques.

Revivification des finales, renforcements divers, fausse
diminutivité, explicitation, substitution, — telles sont les
principales armes employées par le besoin de clarté contre
l'équivoque. Mais une étude détaillée du problème devrait
tenir compte de bien d'autres procédés encore. Ainsi une
des fonctions actuelles du genre, catégorie en grande partie
inutile au point de vue sémantique, est la différenciation
73des homophones : le père / la paire, le maire / la mère, le livre /
la livre, etc. Le pluriel, quand l'idée s'y prête, réussit également :
avoir des fonds, payer les frais, etc.

Le chinois parlé, langue où le monosyllabisme fait de
l'équivoque une question de tous les instants, a dû se créer
des procédés multiples : composés synonymiques, c.à.d.
formés de monosyllabes synonymes juxtaposés, déterminatifs
(particules numérales) variant pour chaque substantif
homophone, tons différents pour chaque monosyllabe homophone,
etc. On remarquera que l'accent français, par le fait
qu'il porte toujours sur le prédicat, respectivement sur le
déterminant, sert entre autres à différencier le déterminatif
numéral de l'article indéfini : Donnez-moi une pomme
(angl. one) / une pomme (angl. a).

Une étude plus complète aurait encore à mentionner
le côté graphique du problème. Le langage, tirant parti des
hasards et des artifices de l'évolution, distingue en effet les
unités homophones en leur donnant à chacune un « orthogramme »
différent : fond / fonds, du / , dessin / dessein,
conter / compter, différencier (différenciation) / différentier
(différentiation), etc. etc. L'analogie de ces orthogrammes
avec les idéogrammes de l'écriture chinoise a été entrevue
notamment par M. Paul Claudel : « … L'étude de la forme
des caractères français me passionne : j'y trouve autant
d'idéogrammes qu'en japonais. Le mot toit par exemple
est vraiment le dessin de la chose représentée. En écrivant
les mots, je pense leur forme… » (NL 4. 8. 28).

Comme l'a signalé dès longtemps M. Bally dans ses cours,
c'est dans le besoin de clarté qu'il faut chercher la véritable
raison d'être d'une bonne partie des chinoiseries de l'orthographe
française. Celles-ci apparaissent dans la mesure où
le danger d'homophonie est imminent ou, ce qui revient le
plus souvent au même, dans la mesure où le volume des mots
se rétrécit. Et ces procédés de visualisation des signes ne
répondent pas simplement à une tendance artificielle de la
langue écrite. Les auteurs qui connaissent l'écriture populaire
74remarquent « l'habitude d'ajouter des lettres qui n'existent
ni en français correct écrit ni dans la prononciation populaire.
Car le peuple, lorsqu'il fait des fautes d'orthographe,
pèche plus par complication que par simplification ». (B 178).

Certains idiomes marquent à l'égard de ce problème une
coïncidence qui n'est pas due au hasard. Les langues monosyllabiques
comme le chinois et les langues monosyllabisantes
telles que l'anglais et dans une moindre mesure le français,
sont réputées pour la difficulté de leur phonétique et de leur
orthographe. Le chinois différencie les homophones par le
ton, la quantité, l'aspiration, etc. ; l'anglais par le timbre
des voyelles, etc. ; le français, par exemple par la série des
voyelles ouvertes ou fermées, ou par la riche gamme des
voyelles nasales qui font le désespoir des étrangers.

Il s'agit donc d'un conflit entre deux besoins fondamentaux :
la trop grande brièveté entraîne des équivoques, que
le besoin de clarté corrige par des « chinoiseries » de prononciation
et d'orthographe. En figurant la différenciation par D
et la brièveté par B, on peut noter le phénomène par la formule
D = f(B). Cette loi se vérifie pour le chinois, le japonais
savant, l'anglais et, dans une certaine mesure, le français.

Réforme de l'orthographe. — La visualisation du signe
est en désaccord avec la lutte pour la simplification de l'orthographe
et montre combien cette lutte, pour certaines langues du
moins, est artificielle. Aucune des tentatives entreprises tant en
Chine qu'au Japon pour supprimer les caractères chinois n'a
réussi ; pareillement, les tolérances orthographiques autorisées
par l'Académie française depuis 1905 ont échoué, parce que contraires
au génie spontané de la langue : « Concessions fort modérées,
et cependant encore excessives. Latitude dont ni ceux qui l'ont
accordée, ni ceux qui l'ont réclamée, ne songent à se prévaloir.
Qui s'avise en effet, malgré la permission officielle, d écrire et
dévoument, et confidenciel, et enmener, enmitoufler, enmailloter,
et pié, et échèle, et dizième, et sizième, et pous, joujous, chous,
genous, etc., etc. ? On s'était persuadé que l'insurrection contre
l'orthographe traditionnelle avait tout le pays avec elle : l'événement
a tout de suite démontré qu'on n'était en face que
de quelques « intellectuels » en mal d'innovation ». (Joran.
p. 144).75

Après avoir étudié la pathologie et la thérapeutique
linguistiques en prenant comme point de départ le cycle
fonctionnel, c.à.d. sous l'angle successif des équivoques et
des procédés différenciateurs mis en œuvre pour y remédier,
nous allons passer à l'examen d'une série de faits montrant
comment le besoin de différenciation se réalise dans tous
les principaux éléments du système : valeurs lexicales et
catégories grammaticales, signe et signification, mémoire et
discours, grammaire et phonologie.

B) Différenciation mémorielle

1) Différenciation formelle

Les cas de différenciation étudiés par Gilliéron concernaient
surtout le lexique ; dans la suite, nous insisterons
davantage sur la différenciation des catégories. Il arrive
souvent en effet que les hasards de l'évolution phonétique
et grammaticale finissent par mêler, dans une partie ou
dans la totalité de leurs emplois, des catégories grammaticales
distinctes. Le besoin de clarté est sans cesse à l'affût
pour éviter toute équivoque dans ce domaine.

La langue moderne tend par exemple à ne plus distinguer
les finales longues et les courtes, et cela entraîne des
confusions entre le singulier et le pluriel (il croit > ikrwa <
ils croient) ou entre l'indicatif et le subjonctif (qu'il croit >
kilkrwa < qu'il croie). La tendance populaire à ajouter un
yod aux formes du pluriel et du subjonctif ne doit pas être
étrangère à ce fait : Ikrwa (croit) / ikrway (croient), Ivwa
(voit) / ivway (voient), Il n'est pas possible qu'un homme
ne krway pas ce qu'il krwa, qu'il ne vway pas ce qu'il vwa, etc.

Outre ces cas, il y en a où l'indicatif fait normalement
équivoque avec le subjonctif (sans que cela soit dû à l'évolution
76phonétique moderne). Des formes comme qu'il ouvre,
qu'il s'y intéresse peuvent appartenir aussi bien au subjonctif
qu'à l'indicatif. Les auxiliaires qui supplantent peu à peu
le subjonctif traditionnel peuvent intervenir utilement ici
pour faire la différence : Et voici qu'il est question que la
mariée doit ouvrir le bal (Thérive FLM 94), Il n'y a qu'un
public restreint qui peut s'y intéresser (Van Der Molen 97).

De même, le présent et l'imparfait sont identiques dans
certaines de leurs formes : nous croyons > nukrwayõ < nous
croyions, et c'est une des raisons qui favorisent l'emploi de
on : Nous on croit / nous on croyait.

Une source fréquente d'équivoques, dans tout le domaine
de la langue, c'est la fermeture progressive de l'e final (è > é) :
L'é fermé de mes, tes, ses, ces, les, des (qui se prononçaient
autrefois avec è ouvert) appartient désormais à la « bonne
prononciation » ; billet, désormais, excès, gai, geai, jamais,
mai, mais, quai, je tu il sait, succès, sujet, etc., sont en train
d'installer l'é fermé. Cette évolution entraîne de fâcheuses
confusions entre certaines formes de la conjugaison. Le passé
simple ne se distingue plus de l'imparfait (je mangeais >
imàžé < je mangeai), ce qui crée un motif de plus au remplacement
du temps simple par le composé (j'ai mangé). Le
conditionnel ne se distingue plus du futur (je mangerai >
žmãžré < je mangerais), d'où création et extension de formes
de futur et de conditionnel composées : j'aimerais manger,
je voudrais manger, etc., opposés à je veux manger, je vais
manger
, etc. Le passé composé de l'indicatif ne se distingue
plus du subjonctif passé (que j'ai mangé > žé < que j'aie
mangé), et cette équivoque nécessite la prononciation : que
j'aye (ey, qqf. ay) mangé.

Dans la langue écrite, l'homophonie de plusieurs formes
du passé et du présent motive la création de passés incorrects :
Je jouissai d'avance du supplice que j'allais faire subir à ma
victime et je choisissai mon moment (Curnonsky et Bienstock,
Musée des Erreurs, 17), Le Conseil fédéral les exclua
(Godet XXIII), Il conclua bientôt que… (id. LVII) ; v.
B 117. Tous ces cas se rapportent à la langue écrite, ou à la
langue parlée de teinte écrite. Pour la langue parlée courante,
77c'est une raison de plus en faveur du remplacement définitif
des formes simples du passé par des formations composées.

Une équivoque particulière à la langue parlée a été
signalée dès l'Introduction : c'est lui quila fait venir (qu'il
a ? qui la ? qui l'a ?). L'accord du participe intervient ici
d'une façon heureuse pour distinguer le passé du présent :
C'est lui qui l'a faite venir, Il l'a faite manger, La joie l'a faite
changer de couleur.

L'évolution phonétique a amené la confusion de certaines
formes de l'indicatif passé et de l'imparfait du subjonctif
(qu'il aimastqu'il aimât > < qu'il aima ; qu'il reçust
qu'il reçût > < qu'il reçut ; qu'il fistqu'il fît > < qu'il
fit
, etc.). Cette confusion entraîne, dans la langue écrite de
nos jours, la création de certaines fautes destinées à différencier
ces deux catégories grammaticales : Il n'y avait pas
un homme de la caserne qui ne riât aux larmes (Curnonsky
et Bienstock, Musée des Erreurs, 17).

La confusion entre le passé simple et l'imparfait du
subjonctif est parallèle à celle entre le passé antérieur et le
plus-que-parfait du subjonctif : Il eut aimé > < Il eût aimé
(cf. surtout les fautes du type : Dès qu'il eût…, Dès qu'il
fût…, Après qu'il fût…). On sait que le remplacement du passé
antérieur composé par le surcomposé est une simple unification
analogique (il eut > il a eu = il eut mangé > il a eu
mangé
) ; mais l'état de confusion entre le passé antérieur
et le subjonctif passé motive d'autant plus ce remplacement.

La question du passé antérieur surcomposé peut se poser
d'une tout autre manière encore. Soit l'équivoque il est mort =
parfait (« état consécutif à un procès » : τέθνμκε, all. er ist
tot
) > < prétérit (« procès logé dans le passé » : all. er ist gestorben).
Quelques exemples recueillis dans les lettres populaires
montrent comment la forme du passé antérieur surcomposé,
se substituant au passé simple, est utilisée pour
distinguer le prétérit (procès) du parfait (état) :

Nous avons su qu'il a été disparu du 3 au 4 septembre (APG).

A été disparu le 7 de 7bre au combat de R. (id.).

Le soldat P. a été disparu le 20 7bre après le combat de… (id.).

Ayant reçu du … d'infanterie Orléens Loiret que le soldat G. A.
d'infanterie… a été disparu le 24 septembre au combat de… (id.).78

On sait que dans le français avancé le verbe disparaître
ne prend pas l'auxiliaire avoir, ce qui explique l'équivoque
de il est disparu « état consécutif à un procès > < procès
logé dans le passé ». Il va sans dire que dans ces emplois le
passé antérieur, au lieu de fonctionner comme un temps
relatif (« passé dans le passé »), sert de temps absolu.

Mais nous ne sommes pas encore au cœur du problème.
M. Meillet a montré dans son étude sur la disparition des
formes simples du prétérit (Linguistique Historique et Lingu.
générale
, 149 sv) comment le français parlé a remplacé
le passé simple par le composé. Cependant, « il est fâcheux
que le français moderne ait réduit à un seul les deux temps
passés dont il disposait, le passé défini et le passé indéfini :
la différence qui les séparait était réelle, et l'on pouvait en
les employant rendre de fines nuances, qui aujourd'hui disparaissent
faute d'expression. » (Vendryes, Langage, 411).
Quelle était cette nuance ? Les grammairiens s'accordent
en général à reconnaître que le passé simple marquait « un
fait entièrement achevé à une époque antérieure, plus ou
moins déterminée, sans aucune considération des conséquences
qu'il peut avoir dans le présent : à telle époque il
aima
, il reçut, il écrivit. C'est le temps naturel du récit historique
ou de la narration ». (Martinon II 347). Le passé
composé marquait « un fait achevé à une époque indéterminée,
généralement récente, et dont on considère les conséquences
dans le présent : j'ai terminé mon travail ; je suis arrivé à
mon but
 ». (ib.). De ces définitions, qui sont complexes, nous
ne retiendrons que ce qui nous paraît l'essentiel : le Passé
défini marquait le « passé déterminé », le Passé indéfini le
« passé indéterminé ». (v. D'Harvé PB p. 262 n).

Mais en même temps qu'il remplaçait le passé simple
par le composé, le français avancé semble s'être créé petit à
petit une nouvelle catégorie grammaticale qui lui sert à traduire
la notion de « passé indéterminé » ; c'est le passé antérieur
surcomposé employé absolument : J'en ai eu mangé. Dans
la plupart des exemples que nous donnons ci-dessous, cette
notion d'indétermination pourrait être marquée tout aussi
bien — il arrive d'ailleurs qu'elle le soit superfétativement —
79dans la périphérie du verbe : J'en ai mangé des fois, Il m'est
arrivé d'
en manger, J'en ai mangé dans le temps, etc. etc. :

J'ai eu vendu des cartes à 5 sous la douzaine. — Hélas, je ne les
vends plus à ce prix-là.

J'en ai eu acheté des fois, du fromage qui…

J'ai eu fait mon service avec des types du dép. de l'Ain.

Je l'ai eu apprise, cette poésie.

Il a eu coupé, ce couteau.

I ne font pas de bon café, il a eu été meilleur.

On s'est eu connu dans le temps (Plud'hun 10).

J'ai eu vu (id. 24, Z Il m'est arrivé de voir…).

J'ai eu fini de bonne heure aujourd'hui.

J'y ai eu été chanter = Il m'est arrivé (autrefois) d'y aller.

I s'est eu vendu des marchandises qui…

Je me suis eu déplacé des fois (pour aller trouver un acheteur
éloigné).

Ça m'est eu arrivé (de doubler ma paye en changeant de maison)

M. Foulet, à qui nous empruntons la plupart de ces
exemples (Romania, 51, 203 sv) a signalé les notions de recul
dans le passé et d'indétermination quant à la date que cette
forme surcomposée est chargée de rendre. Mais il importe
de bien distinguer l'emploi de ce passé comme temps absolu
(« passé indéterminé ») ou relatif (Passé antérieur = « passé
dans le passé »).

Le français traditionnel distingue le participe présent
marquant un procès, du participe pris au figuré comme qualificatif,
en accordant ce dernier avec son substantif : Une
femme causant (« procès ») / Une femme causante (« qualité »).
Mais pour le participe passé, le français traditionnel n'a
pas de procédé signalant formellement la différence ; seuls,
la situation et le contexte permettent d'établir si un
participe passé est pris au sens propre (« état consécutif à
un procès ») ou s'il est transféré en un qualificatif.

Dans certains cas, le type « tronqué » permet de faire
utilement la différence : un bâton courbé / un bâton courbe ;
une corde lâchée / une corde lâche ; il est calmé / il est calme,
etc. Le français avancé a tiré parti de cette amorce :

Elle doit avoir bu, elle a les yeux gonfles (P).

Etre enfle (B 78), gonfle (id.), trempe (= Plud'hun 37).80

Des chaussures uses (G).

On est bons, on est sauves (joueurs de cartes, G).

Il y a des gens qui sont piques, tout de même ! (P).

Il est un peu toc !

Trape (Z trapu ; G, Wissler 742).

On verra plus loin qu'un des procédés les plus courants
dont se sert le besoin d'expressivité est de s'emparer des
adjectifs de relation (qui appartiennent en grande partie à
la langue écrite) pour les employer au figuré comme de simples
qualificatifs : un problème vital « qui concerne la vie » (sens
propre) > « très important » (sens figuré). Les deux emplois
sont différenciés par la place de l'accent, qui est oxyton sur
les adjectifs de relation (vital), initial sur les mêmes adjectifs
transfigurés en qualificatifs (vital), mais ce procédé
semble insuffisant. Le « galvaudage » des adjectifs de relation
par la langue expressive oblige le langage précis de la science,
de la technique et de l'administration à des néologismes incessants,
qui trouvent ainsi leur explication. Les dictionnaires,
et surtout les dictionnaires spéciaux, auraient avantage à
distinguer rigoureusement, en leur consacrant au besoin
des rubriques particulières, l'adjectif qualificatif et l'adjectif
relationnel :

Des théories actuelles / contemporaines.

Un paysage agreste / le parti agraire.

Un paysage alpestre / le Club alpin.

Un jugement appréciatif / axiologique.

Un teint, air, visage cadavéreux, une pâleur, odeur cadavéreuses /
une autopsie, lésion cadavériques (D'Harvé PB § 500).

Des différences catégoriques / catégorielles.

Des paroles cérémonieuses / cérémonielles.

Des livres classiques / de classe, scolaires.

Une exposition cynique / canine.

Une doctrine énergique / énergétique.

Un caractère entier / la somme intégrale.

Une attitude familière / le domaine familial.

Une image funèbre / funéraire.

Un caractère général / générique.

Un fait historique / diachronique.

Une vue idéale / idéelle (Lalande 314).

Intelligent, spirituel / intellectuel, mental, psychique.

Des efforts méthodiques / des remarques méthodologiques.

Un air moyenâgeux / médiéval.

Une formule normale / normative.81

Un produit original / originel. Cf. l'usage n'a pas encore éteint
la valeur (originale / originelle) de ce mot.

Les vues principales / principielles (Lalande 621) d'un auteur.

Une pédagogie réelle / réale « qui concerne les choses » (id. 691).
Cf. école réale.

Un garçon semblable ne réussira jamais / Rappeler ce numéro
pour avoir un article similaire.

Sensé, sensible, sensuel, sensationnel / sensoriel.

Un jugement singulier / singulatif.

Théories sociales (réformes, etc.) / sociologiques.

Un caractère spécial / spécifique.

Une attitude stoïque / les théories stoïciennes.

Une théorie symbolique / sémiologique.

Une information tendancieuse / les grands mouvements tendanciels.

Un exemple typique / un exemple type.

Unitaire « homogène » / les tendances unitaristes « vers l'unité ».

Un problème vital / biologique.

Un acte volontaire « énergique » / volitionnel.

Les mêmes réactions différenciatrices se constatent
dans le domaine des adjectifs de procès, sans cesse guettés
par la transformation en qualificatifs : un élément décisif /
décisoire, des mesures conservatives / conservatoires, une théorie
réfléchie / réfiexive (Lalande 693), un jugement relatif / relationnel,
etc. Les adjectifs potentiels négatifs surtout, finissent
fatalement par verser dans la qualification (incommensurable,
intolérable, intangible, etc. sont employés comme de simples
évaluateurs), ce qui oblige le langage à les recréer sans cesse
soit dans le parler (pas comparable, pas mesurable ; pas à
comparer
, pas à mesurer) soit dans l'écrit (non-comparable,
non-mesurable…).

Tout ce problème peut d'ailleurs être élargi encore. En
sortant des limites de la qualification opposée à la relation
ou au procès, on peut parler plus généralement de différenciation
entre évaluation (plus ou moins subjective) et qualification
(plus ou moins objective). Une bonne terminologie
scientifique dépend de ce décantage :

Archaïque / les terrains archéens (t. de géol., Lalande 626).

Un caractère / une caractéristique « signe distinctif ».

Choisir, choix / sélectionner, sélection.

Contrariété / contrarité.

Distinguer, distinction / différencier, différenciation.

Douter / suspendre son jugement.

Egoïsme, égoïste / égocentrisme (Lalande 1009), égocentrique
(ib.), moiïté (id. 480).82

Empirique / expérientiel (id. 202, 231).

Expérience (cf. l'expérience religieuse, all. Erlebnis) / expérimentation.

Finaliste, finalité / téléologique, téléologie.

Indice / critère.

Individualité / eccéité (Lalande 183).

Intelligence / intellection.

Lâche, lâcheté / laxe, laxité (les mœurs sociales des animaux
supérieurs sont trop laxes pour agir notablement sur leur
plasticité : A. Forel).

Nuisible / nocif.

Objet / objectif (Lalande 1071).

Oubli / amnésie.

Pédagogie / pédologie (id. 567 sv).

Poison (adj.) / toxique.

Positif / expérientiel (id. 1011).

Préjugé / prénotion (id. 1048).

Reconnaissance / récognition (id. 686).

Savoureux, insipide / sapide, insapide.

Solidarité / interdépendance (id. 392).

Valeur, nuance (d'un mot) / import (id. 354).

En général ces procédés de différenciation s'opèrent au
petit bonheur et sans liaison d'un cas à l'autre. Il n'en est
pas partout de même. Ainsi, lorsqu'il s'agit de distinguer le
déterminatif et le qualificatif, le français dispose d'une formule
correcte qu'il emploie assez régulièrement :

Une autre idée / une idée autre.

D'une certaine façon / d'une façon certaine.

Différentes personnes / des personnes différentes.

Diverses réclamations / des réclamations diverses.

Une nouvelle théorie du langage / une théorie nouvelle du langage.

Différenciation explicite. — Les langues qui ne peuvent
se servir de la séquence distinguent par la forme : Eine neue
Methode / eine neuartige M., eine einzige Sammlung / eine einzigartige
S., eigene Beobachtungen (des observations personnelles) /
eigenartige B. (des o. originales).

2) Différenciation sémantique (bifurcation
des synonymes)

En disant que l'équivoque est le principal déficit qui
déclenche les procédés de différenciation, nous n'avons tenu
compte que d'un côté du phénomène.

Un déficit qui forme la contre-partie de l'équivoque,
83la synonymie, est l'objet de vues contradictoires. On affirme
ou nie tour à tour l'existence de synonymes dans le langage.
La linguistique fonctionnelle pose la question autrement.
Il y a des synonymes, mais cette synonymie étant conçue
comme un déficit, le langage cherche à s'en débarrasser.
Deux solutions sont alors possibles : ou bien la langue ne
conserve que l'un des deux concurrents et abandonne l'autre,
ou bien — et c'est ce qui nous intéresse ici — elle conserve
les deux en revotant chacun d'une signification distincte
(ex. âpreté / aspérité, avoué / avocat, chaire / chaise, col / cou, etc.).

Bibliographie. — Bréal, Sémantique, 26 n. (loi de répartition) ;
Erdmann, Bedeutung des Wortes, 28 sv. (Bedeutungsdifferenzierung
des Gleichwertigen, Gabelung des Plurals) ; Gabelentz,
Sprachwissenschaft, 238, 254 (Entähnlichung der Bedeutungen
bei Doubletten).

Quand on n'étudie des signes que leur histoire, il est
difficile d'établir dans chaque cas s'il y a eu différenciation
formelle ou sémantique (voir les exemples donnés plus haut).
Il est donc nécessaire d'observer le phénomène sur le vif,
dans les fluctuations de l'usage présent.

Au sens étroit, la bifurcation porte sur les doublets,
c.à.d. les formes distinctes d'un signe conçu comme identique.
C'est ainsi que recouvrer et récupérer, qui coexistent dès le
XVIe siècle, admettent aujourd'hui des emplois distincts :
on recouvre une somme due, une taxe, un impôt, mais on
récupère ce qu'on a perdu (v. Gilliéron, Abeille, 267). Un
acquéreur est celui qui achète pour son propre compte, tandis
que l'acquisiteur le fait pour le compte d'une maison (Godet
VI, VII).

La notion de doublet ne recouvre d'ailleurs pas seulement
la différence entre mot savant et mot populaire ; au
sens large, des couples comme cristals-cristaux, émails-émaux,
bétails-bestiaux, etc., sont également des doublets et susceptibles
du même procédé de différenciation sémantique :

Mener les bestiaux à l'abreuvoir / élever les bétails (« races »).
On dit, au magasin : Donnez-moi du cristau, mais on continue
à se servir du mot cristal lorsqu'il est question de verres ou
de vaisselle.84

Emaux s'applique aux produits ouvrés, émails aux enduits :
Société des peintures industrielles, peintures, couleurs, vernis,
émails, mastics (D'Harvé PB § 157).

Dans un sens encore plus large, la bifurcation s'attaque
non seulement aux doublets, mais à n'importe quels synonymes :

Cité « noyau de la ville, avec les bureaux » / ville « la partie habitée ».

Dans les milieux d'entrepreneurs et d'ingénieurs, le matériel
désigne les objets qui servent à la construction sans y être
incorporés (outils, échafaudages, grues, etc.), tandis que les
matériaux en font définitivement partie : la brique X est un
très bon matériau (D'Harvé PM § 13).

Ménagère (all. Hausfrau) / femme de ménage (all. Putzfrau).

Du moins, s'il y a mésentente (« divergence d'opinion ») n'y aurat-il
pas malentendu (jx).

Plier une étoffe, du linge, un papier / la branche ploie : Plier et
ployer, que le XVIIe siècle ne distinguait pas, se différencient
aujourd'hui de plus en plus (Vincent 136-7).

Proche « sens spatial » / prochain « temporel » : Prochain-Orient,
formé naguère par opposition à Extrême-Orient (Vittoz 99),
a cédé la place à Proche-Orient.

Il faut avoir l'esprit systématique, sans tomber dans l'esprit de
système
(v. Lalande 858).

La bifurcation est un procédé courant de la langue
savante. La majeure partie de l'effort terminologique des
savants et des philosophes, si l'on fait abstraction des néologismes
formels, repose sur la différenciation des synonymes.
Pour ne citer qu'un exemple, l'opposition des préfixes négatifs
latin in- et grec a-, est souvent utilisée pour distinguer
les contraires et les contradictoires : Le génie est a-moral et
non immoral, le langage est a-logique et non illogique, etc.

La langue administrative se sert également de la bifurcation.
Ainsi la poste suisse ne distingue pas entre une lettre
chargée ou recommandée ; en France, l'administration a
différencié les deux mots : lettre recommandée (all. eingeschrieben)
/ chargée « valeur déclarée ».

Les suffixes peuvent asssi bifurquer :

Etudes culturelles, centre culturel « concernant la culture intellectuelle »
/ études culturales, centre cultural « concernant la culture
agricole ».

Le livre qui n'est pas lisable est trop ennuyeux pour être lu ;
s'il n'est pas lisible, c'est qu'il est mal imprimé ou que le caractère
est trop petit (B 64 n).85

Ces gens-là ne sont pas voyables « qu'on ne peut pas voir, fréquenter
/ visibles » (ib.).

et même les catégories grammaticales : une femme bonne /
une femme bien.

On notera que le français avancé, tirant parti de la
coexistence de deux auxiliaires, être et avoir, au passé des
verbes intransitifs, tend à leur donner des valeurs distinctes
selon qu'il s'agit du parfait (« état consécutif à un procès » :
être) ou du prétérit (« procès dans le passé » : avoir) :

Il est mort (all. er ist tot) /il a mouru le 31 de décembre (cela seulement
dans le plus bas peuple, complètement inculte : B 132 ;
all. er ist gestorben). Cf. il a décédé, il a passé.

Ils aurait partie sur le front le 18 novembre et ils à arrivé en
belgique le 27 ; Il a parti sur le front le 3 août (APG).

Mais comme depuis ce temps je n'ai plus de nouvelles et j'ai
parvenu
à avoir votre adresse (id.).

Le soldat D. a resté entre les mains de l'ennemi (id.).

… Et il na pas revenu à sa Cie depui (id.).

L'on nous a dit qu'il avait tombe sur le champs de bataille (id.).
Nous avons su par les chefs de son régiment qu'il avait tombé
blessé à R. (id.). Vu que l'armée française se retirait et que les
blessés et ambulances ont tombé entre les mains des Allemands
(id.).

Cf. Nous avons convenu (/ sommes convenus) de faire telle et telle
chose.

La bifurcation peut aussi s'exercer sur l'import du signe,
dans ce sens que de deux synonymes l'un sera pris en bonne
l'autre en mauvaise part, ou que l'un appartiendra à un
langage plus poli l'autre moins, etc. Ainsi les couples traditionnels
voici-voilà, ici-là, çui-ci - çui-là, ne correspondent
plus à la différence entre « proche » et « éloigné », mais à celle
entre « relevé » et « populaire ». De même, la formule des
magasins est Et avec ceci ?, tandis que sur le marché en plein
air on entendra Et avec ça ? ; la numération en centimes (cinquante
centimes
) est plus relevée que celle en sous (dix sous) ;
de suite est plus poli que tout de suite, etc. Cf. mou / mol (sens
péjoratif et archaïsant : l'humanitarisme mol) ; fou / fol (un
fol adorateur du peuple), etc.

Casuistique. — La manie des puristes et des grammairiens
de chercher dans certaines fluctuations de l'usagé des nuances
sémantiques subtiles, relève du même besoin que là bifurcation
86des synonymes et n'en est que l'exagération. C'est ainsi qu'ils
veulent voir une différence entre je suis allé (« aller simple ») et
j'at été (« aller-retour »), entre désirer de (« désir dont l'accomplissement
est incertain ») et désirer tout court (« désir dont l'accomplissement
est certain »), entre avant que et avant que ne (« sens
légèrement dubitatif »), entre après-dîner et après-dînée, etc. etc.
Personne au monde n a jamais su où ils prenaient tout cela.

C) Différenciation discursive

1) Différenciation syntagmatique

Bien téméraire celui qui dénierait
à la syntaxe moderne des états
pathologiques et des états restaurés.
Je dirai même : à quand la syntaxe
réparatrice ? (Gilliéron, Pathol. et
Thérap.
, III, 55).

La différenciation syntagmatique embrasse tous les
problèmes qui se rattachent au degré de cohésion et à la
portée respective des signes enchaînés sur la ligne du discours.

Au point de vue du degré de cohésion des signes agencés,
il faut distinguer le lexique (signes simples) et la syntagmatique
(signes agencés) ; la syntagmatique se divise à son tour
en syntagmatique plus ou moins étroite (morphologie) et
syntagmatique plus ou moins lâche (syntaxe). Il est important
pour la clarté de la chaîne parlée que ces divers
éléments soient bien distingués les uns des autres, qu'un
syntagme par exemple ne puisse être interprété comme
un signe lexical (ex. nous apprenons d'ailleurs / par ailleurs
que…), ni un groupe syntaxique comme un composé, etc.

Le figement du préfixe r(e)- avec le mot suivant en un
signe simple ayant le même sens qu'auparavant (rajuster
« ajuster », rentrer « entrer », rarranger « arranger », etc.)
entraîne divers procédés différenciateurs :

Le affinement des élites (jx, / raffinement).

Le réajustement des salaires (/ rajustement « ajustement »).

élargir (Vincent 148, / rélargir « élargir »).

Les salons ouverts (Thérive NL 28. 4.28) ; ouverture est correct.87

Rerarranger (B, / rarranger « arranger ») ; on dit aussi arranger.

Rerentrer (Thérive FLM 47, / rentrer « entrer »).

D'autres procédés servent à distinguer le composé et
le groupe syntaxique : avant-hier / avan(t) hier ; une loge-de-jardinier
/ la loge du jardinier. Un type particulièrement
intéressant pour la question de méthode qu'il soulève, est
le suivant :

tableau composés | groupes syntaxiques | couvert de neige (all. schnee-bedeckt) | (re)couvert par la neige (vom Schnee bedeckt) | noirci de fumée | noirci par la fumée | connu de tous (all. allbekannt) | connu par tous (von Allen) | accablé de douleur, de honte | par la douleur, la honte | détesté de tous | par tous | aimé de tous (allbeliebt) | par tout le monde (von Allen)

Les grammairiens cherchent à voir dans ces oppositions des
différences de signification, souvent très subtiles (v. Brunot
PL 371) ; mais les nuances sémantiques, si même il y en a,
doivent ici passer à l'arrière-plan : le but poursuivi est la
distinction entre composition et syntaxe.

Un des problèmes les plus importants, dans le domaine
de la différenciation syntagmatique, est celui du de dit explétif,
par lequel le français distingue le prédicatif du simple déterminant :
une chambre libre / une chambre de libre. Ce de, qui
est à peu près admis aujourd'hui dans certains cas, constitue
dans d'autres une incorrection plus ou moins forte.

Les exemples les plus fréquents jusqu'à présent semblent
se rattacher à la formule substantif actualisé + de +
participe passé
(ex. C'est un grand pas de fait). Pourquoi
dit-on dans certains cas : un franc perdu, trois livres reliés, et
dans d'autres : un franc de perdu, trois livres de reliés ? On
a l'impression nette que un franc perdu et un franc de perdu,
trois livres reliés et trois livres de reliés, etc., répondent à des
valeurs syntagmatiques distinctes. Perdu, reliés sont de purs
déterminants, qui s'appliquent à des signes virtuels (franc,
livres), tandis que de perdu, de reliés sont des prédicatifs,
portant sur des termes actualisés (un franc, trois livres).88

La différence entre prédicatif et déterminant s'accompagne
d'une différence dans la délimitation des éléments.
Les combinaisons virtuel + déterminant ont une cohésion
assez forte : un | franc perdu, trois | livres reliés ; les combinaisons
actuel + prédicatif, au contraire, présentent à peu
près deux termes : un franc | de perdu, trois livres | de reliés.
Les premières se rapprochent, à des degrés infiniment divers,
de la composition, tandis que les secondes sont du côté de
la syntaxe.

Voici quelques exemples du de signalant le prédicatif
à l'intérieur d'une proposition substantive :

Proposition-sujet :

Vingt francs de perdus, c'est pas encore la faillite (= le fait que
20 fr. sont perdus).

Mais je ne sais pas si le mot de disparu veux dire mort ou prisonnier
(APG).

Proposition-prédicat :

C'est un point important d'acquis.

C'est de l'argent de perdu.

Ce sera toujours quelques francs de gagnés.

Proposition-objet :

J'ai déclaré 20 fr. de perdus.

J'ai une lettre d'écrite (= habeo litteras scriptas).

J'ai trouvé la lampe d'allumée.

C'est un travail qui vous laisse du temps de libre.

Il a sa femme de malade. J'ai ma sœur de malade.

J'ai trouvé une caisse de vide.

A partir de mercredi j'aurai de libre une très bonne chambre
à 1 lit.

Après une subordonnante condensée ou représentée (il y a,
pop. ya, voilà, etc.) :

Dans cette commune, il y a 20 habitants de cabaretiers (Martinon
II 193).

Il y a deux lettres d'arrivées depuis ce matin.

Voilà mon crayon de cassé !

Je ne peux pas dormir, avec la fenêtre de fermée.

Il y a deux appartements de libres, On m'a répondu qu'il n'y a
pas de salle de libre, etc.

Il y a une erreur de commise au sujet du n° Matricule (APG).

C'est désolant voilà 6 mois d'écouler plusieurs lettres écrites et
rien de nouveau (id.).

Voila huit mois de passé que je suis dans le plus noir chagrin (id.).

Différenciation par la séquence. — La distinction du
déterminant virtuel et du prédicatif n'est pas une subtilité particulière
au français, mais il s'agit là d'un fait général, que l'on retrouve
89dans d'autres langues ; il est vrai, avec d'autres procédés.
L'allemand, l'anglais et le chinois parlé utilisent, comme procédé
de différenciation, la séquence :

All. : Ein freier Platz (une place libre) / Hätten Sie einen
Platz frei ? (auriez-vous une place de libre ?).

Angl. : Four killed men (4 hommes tués) / There are four
men killed (il y a 4 h. de tués) ; v. Jespersen, Philosophy
of Grammar
, 122 sv.

Chin. : laîti šu (le livre arrivé) / yeù ípen šu laîti (il y a un
livre d'arrivé).

Dans ces trois langues, la place de l'adjectif déterminant est
assez rigoureusement fixe. Il sera reparlé de la fin toute différente
à laquelle sert la place mobile de l'adjectif français.

Après les nominaux tels que rien, personne, quoi, quelque
chose
, etc., le de est devenu à peu près obligatoire (quelques-uns
condamnent encore personne de et rien de) ; cet emploi
ressort de la nature même de ces signes, qui sont des actualisés
par définition (rien « pas une chose », aucun « pas un homme »,
quelque chose « une chose donnée », etc.).

Il en est de même naturellement après un nominalisé.
Le langage peut nominaliser les déterminatifs au moyen
d'une ellipse (mémorielle ou discursive) :

Il est seul d'officier ici (Martinon II 193 n).

Déjà deux, de parapluies, que tu perds !

Pour un de perdu deux de retrouvés.

J'en ai trois de gilets ; Combien en as-tu de gilets ? ; En voila une
d'idée ; En voilà une de chance.

Il y en a eu deux de tués.

Il fallait en prendre plusieurs, de petits pains.

Des membres de cette assemblée, il y en a trois de ministres (Martinon
II 192).

Je me demande se que ma mère va faire avec mes 3 sœurs dans
[= dont] une de veuve de guerre (Van der Molen 144).

Une place occupée et une de libre (de ne représente naturellement
pas le mot place, mais ce dernier vient cumuler sur l'article
indéfini une pour en faire un nominal).

Autres langues. — Ici encore, il ne s'agit pas de subtilités
particulières au français, mais d'une différence fondamentale
(déterminatif + signe virtuel / nominalisé + actualisé), faite peu
ou prou par la plupart des langues.

L'allemand distingue en combinant l'accord et le non-accord :
Ich habe eine reife (< eine reife Traube, j'ai une mûre) /… eine
reif
(< eine Traube reif, j'ai une de mûre).90

L'anglais distingue en préposant ou postposant le représentant
one : I have a ripe one (< a ripe grape) / I have one ripe
(< a grape ripe).

Mais si en français l'article indéfini est interchangeable
avec son nominal, il n'en est pas de même pour l'article
défini ; on ne saurait dire *la de libre. La langue parlée a
recours, dans ce cas, au démonstratif celui : Je vais vous
donner celle de libre « la chambre qui est libre », On mettra
de côté celles de véreuses « les pommes qui sont véreuses », etc.
La formule est donc : une libre / une de libre = la libre / celle
de
libre.

Une autre série de problèmes concerne la portée respective
des signes dans la chaîne parlée. Il suffit souvent d'un
détail, pour que la topographie de la phrase en soit modifiée
du tout au tout. Il n'est pas difficile de voir, par exemple,
pourquoi l'usage exige que les adjectifs de couleur composés
ne soient pas accordés :

Une étoffe gris-doux = adjectif composé (déterminé + déterminant).

Une étoffe gris-douce = adjectif composé (déterminant + déterminé)

Une étoffe grise douce = substantif composé + adjectif.

Une couleur gris-violet / une couleur gris-violette / une couleur
grise
violette.

Une robe vert-mousse / une robe verte mousse.

Une robe brun-marron / une robe brune marron.

Dans beaucoup de cas, le français correct ne peut se
débarrasser de l'équivoque. Ainsi, un Monument aux morts
pour la patrie
, est-ce un monument aux morts dédié à la patrie,
ou un monument érigé en l'honneur de ceux qui sont morts
pour la patrie
 ? Le français est ici vraiment à un point tournant,
si l'on considère les nombreux cas de syntagmatique
équivoque appartenant à ce type ; le sujet vaudrait une étude
détaillée, et les observateurs du langage spontané devraient
guetter tous les procédés mis en œuvre par le langage avancé
pour tourner la difficulté.

Il arrive que la liaison serve correctement à différencier
91les deux formules : Un marchand de drap(s) anglais / un marchand
de draps-z-anglais (Martinon I 377), une fabrique
d'arme
(s) anglaise / une fabrique d'armes-z-anglaises (id. 380).
Mais il faut bien avouer que ce procédé est actuellement
plus que fragile.

Un autre procédé, d'un usage fréquent, est l'intercalation :
une fabrique anglaise d'armes. Exemples :

Une voirie faite dans des conditions normales d'hygiène
(lettre à un journ.).

L'on demande à grands cris la mise rapide en état de la
gare de triage (id.).

Ce questionnaire est une base très utile de discussion (jx).

Une table très détaillée des matières est placée à la fin
du volume (jx).

« Société d'utilité publique des femmes suisses » (Godet
XLV).

Des instruments commodes de travail.

Les langues slaves de civilisation.

Le latin est une langue profane de civilisation.

La condition la plus abstraite de possibilité du langage
(sav.).

Pour bien saisir la valeur de ce procédé, il ne faut consulter
naturellement que l'oreille et faire abstraction de l'écriture.
Bref, la recherche des moyens par lesquels le langage
essaye de différencier la portée respective des signes agencés
dans le discours, devrait être poursuivie dans tout le domaine
de la grammaire syntagmatique. Cf. 26 dossiers de
2000 numéros (total) / 26 dossiers à 2000 numéros (chacun) ;
elles sont toutes différentes (all. alle) / elles sont tout différentes
(all. ganz), etc.

Une autre face du problème est ce qu'on peut appeler
la différenciation séquentielle. Si le langage ne se servait de
procédés spéciaux pour signaler l'inversion — notamment
l'accent et l'usage de séparatifs — il serait difficile souvent
de savoir si tel syntagme représente la séquence normale ou
constitue une inversion. Dans les deux types : C'est un bijou
que cet enfant ! (inversion expressive de : Cet enfant est un
bijou !) et : un bijou d'enfant ! (inversion expressive de :
un enfant bijou !), l'inversion est signalée par l'accent, qui
92porte sur le prédicat, respectivement sur le déterminant
originels (bijou), et par les séparatifs de et que.

Un type d'équivoques fréquent porte sur la difficulté
de déterminer le sujet d'un infinitif-régime. En principe, la
règle héréditaire exige que le sujet de l'infinitif placé après
un verbe soit le même que celui du verbe qui régit cet infinitif :
J'espère venir demain = J'espère que je viendrai demain.

Mais la langue actuelle marque une telle préférence pour
l'infinitif (en général aux dépens du subjonctif) qu'elle l'emploie
même lorsque le sujet du verbe subordonnant et le
sujet de l'infinitif subordonné sont différents. « L'emploi
de l'infinitif est tellement commode, il allège tellement les
phrases où il se trouve, qu'on en use volontiers même pour
renvoyer à un complément, pourvu qu'il n'y ait aucune
équivoque possible : le roi l'a choisi pour commander ; les
électeurs l'ont nommé pour faire leurs commissions
. On peut
même dire, en renvoyant à un sujet indéterminé : pour faire
sa fortune, le théâtre vaut mieux que le roman
 ; la marche est
excellente pour s'entretenir en bonne santé
 ; ceci est excellent
pour manger
ou pour boire. Mais on voit sans peine le danger
de cette syntaxe, et on sait que le français évite volontiers
l'équivoque. » (Martinon II 447).

Le français avancé évite toute confusion dans ce domaine
par l'insertion du pronom personnel entre la préposition
pour et son régime l'infinitif : Va chercher le journal
pour moi lire. Au premier abord, cette construction semble
du petit-nègre ; mais elle est si bien attestée que son existence
est hors de doute.

Bibliographie. — B 124. — Thérive FLM 47. — Marouzeau,
Linguistique, 74. — D'Harvé PB, suppl. belge, § 171. — Prein,
15-6. — Van der Molen, 107-9, plus qqes ex. dans les lettres de
mineur de l'Appendice.

Les auteurs localisent ce type dans la région du Nord-Est,
y compris la Wallonie. Les exemples recueillis dans les
lettres de l'Agence des Prisonniers confirment cette distribution
(sauf quelques exemples périphériques) :93

Pour moi : Je vous demande si vous voulez être assez bons si
possible m'envoyez son adresse pour moi lui écrire (APG :
Pas-de-Calais).

Je vous serez très reconnaissante de bien vouloire vous occuper
un peu pour moi savoir si mon mari ne serait pas… (ib.).

J'aie honneur de vous écrire pour moi vous demandez ci vous
voulez pas faire recherge de mon frère… (APG).

Je me permée de vous écrire pour moi savoir la ville ou il pourrait
ce trouver (APG : Saint-Omer).

Je serait très heureux de recevoir son adresse pour moi lui subvenir
dans sa triste situation (APG : Paris).

Pour toi : Tu me demandes une longue lettre pour toi savoir ce que
j'ai écrit de faire (Prein, 15 : Saint-Denis).

Pour lui : Où trouver l'argent pour lui voyager ? (D'Harvé PB,
suppl. belge, § 171).

J'ai été aubligé d aller voir un camarade pour lui mavancé l'argent
pour moi rentre en chambre (Van der Molen 141, lettre de
mineur).

Car pour lui mourire il a souffaire orriblement (ib. 143).

J'ai écrie a mon cousin L. pour lui me donner la marche a suivre
ou pour lui faire le nésaissaire s'il pouvait (ib. 145).

On lui demande pour lui s'occuper de moi (Prein, 15 : Amiens).

J'ai fais des démarches pour lui me faire changer (ib. : Amiens).

Pour vous : Je conte sur vous pour vous me donner quelques
renseignements de sur lui (APG : Finistère).

Je conte donc sur votre bon cœur pour vous meder a savoir a
quel endroit il peu être (APG : Seine).

Ci-joint un timbre pour vous avoir la bonté de repondre (APG :
Béthune).

Je m'adresse à vous pour vous me donner un renseignement sur
une personne que je recherche (APG : Pas-de-Calais).

Il ne vous donne pas des nouvelles pour vous me le faire savoir
(Prein, 15 : Auxerre, Yonne).

On voit par ces exemples que l'insertion du pronom
personnel entre la préposition et l'infinitif a lieu non seulement
en cas d'équivoque, mais qu'elle constitue maintenant
un type général qui s'étend analogiquement. Ce procédé, il
est vrai, ne s'applique pas aux prépositions autres que pour.
Mais que le besoin de différencier le sujet de l'infinitif-régime
existe, d'autres procédés (plus ou moins corrects) sont là
pour le prouver :

Je vous remercie pour vos autres conseils ; à les suivre par moi
malheureusement c'est trop tard (lettre à un journ.).

Faute par le gouvernement allemand d'avoir rempli les conditions
ci-dessus… (note diplomatique).

Faute par lui de remplir cet office, ces puissances deviennent
hostiles (sav.).94

Faute donc aux Alliés de s'être adressés en temps utile au Conseil
de la SdN, l'Allemagne… (jx).

L'infinitif-régime présente une autre équivoque encore.
Il s'agit du type Nous les ferons retirer « nous ferons qu'on
les retire » > < « nous ferons qu'ils se retirent ». Le rôle différenciateur
joué par la faute de l'infinitif pronominal après
faire, voir, entendre, etc., est évident : Nous les ferons se
retirer. Exemples :

Nous l'avons fait se taire, s'échapper.

On les a fait s'asseoir, se lever, s'en aller.

Je l'ai fait s'enfuir (Martinon II 302).

Je l'en ai fait se souvenir (ib.).

Le participe présent entraîne les mêmes équivoques que
l'infinitif et, parallèlement à lui, des procédés différenciateurs
analogues : Mes parents vous ayant écrit, mais moi n'étant
pas très bien avec, je ne sais ce que mon frère devient (APG).

Parallèlement aussi, il y a un participe passé à sujet
(agent) ou à régime explicités :

Je sais que votre dévouement n'a pas de bornes et les grands
services par vous rendus sont inapreciables (APG).

Et depuis malgré toutes les recherches par elle entreprises elle
n'a pu obtenir d'autres renseignements que… (id.).

Je reçois à l'instant une lettre d'une famille à moi inconnue me
demandant de… (APG : infirmière).

Depuis lors, toutes les lettres, mandats-cartes et colis postaux
à lui adressés sont retournés à l'envoyeur (APG).

Sur l'adresse d'un colis à lui envoyé par ses parents (id.).

Les marchandises à nous fournies (lettre commerc.).

Ce type, caractéristique de la langue cursive, est un latinisme
déjà ancien, qui semble aujourd'hui admis.

Tous ces procédés, plus ou moins parallèles — pour moi
écrire
, moi voulant écrire, la lettre par moi reçue — ont leur
origine dans la langue du droit et de l'administration : …Et
lour donna rentes pour elles vivre (Joinville : Van Der Molen
108) ; Item, le 4e de feuvrier, vint Gargantuas loger en la sala
et pour deux jours, tant de son cheval que dépance par lui
faite
, V sols (Registre des comptes, XVe siècle : D'Harvé
PB § 359). De fait, la langue juridico-administrative est
caractérisée par la place prépondérante accordée au besoin
95de clarté et aux procédés de différenciation qu'il déclenche ;
ce qui achève de démontrer le parallélisme de ces diverses
constructions.

2) Différenciation phonique

La phonologie mémorielle et la phonologie discursive
sont soumises l'une et l'autre au besoin de clarté.

D'une part, dans les rapports de mémoire, les phonèmes
doivent être suffisamment distincts pour qu'on ne les confonde
pas entre eux. D'autre part, les éléments phoniques
enchaînés sur la ligne du discours doivent être eux aussi
nettement différenciés les uns des autres.

Nous laisserons de côté la différenciation mémorielle,
question délicate qu'il faut réserver à des études spéciales,
— pour ne considérer que l'aspect discursif du problème,
sur lequel le français avancé fournit des renseignements
plus abondants.

a) Délimitation.

Dans une langue donnée, la séparation des syllabes ne
coïncide pas nécessairement avec la délimitation des entités
grammaticales. En français notamment, « la séparation
des syllabes est absolument indépendante de la séparation
grammaticale des mots. » (Grammont, Prononciation fr.,
101) :

image je | comp | te | a | gi | r | e | n | ho | nnê | homme

Il est arrivé que des linguistes, tirant argument de ce
fait, ont voulu nier « l'unité psychologique du mot ». Mais
à défaut d'une correspondance exacte entre la séparation
des syllabes et la délimitation grammaticale, telle qu'elle se
rencontre dans les langues monosyllabiques, les procédés
variés par lesquels les divers idiomes cherchent à séparer
la finale du mot de l'initiale du suivant, et l'initiale du
mot de la finale du précédent, semblent indiquer que la
« conscience du mot » est bien une réalité linguistique.96

Tout problème de délimitation (discours) est d'ailleurs
lié à un problème d'identification (mémoire). Ainsi le fait
qu'en français la séparation syllabique et la délimitation
grammaticale ne correspondent pas, amène une multitude
d'inconvénients ; le calembour n'est pas un des moindres :
Il est trop osé (> < trop posé), Il a une tentation (> < une
tante à Sion), Ah non (> < ânon), etc.

Quels sont les procédés employés par le français pour
faire coïncider la coupe de syllabe avec la limite de mot ?

Un procédé courant, et d'ailleurs à peine perceptible,
est la non-liaison. Un syntagme comme avoir honte, par
exemple, pourra se prononcer « syllabiquement » (a-vwa-rõt),
ou au contraire « grammaticalement » (a-vwar-õt). Telle est
la vraie raison d'être de l'h dit aspiré, qui est en réalité un
séparatif destiné à faire correspondre la coupe de syllabe
avec la limite de mot ; le langage populaire tend à l'étendre :
un | huissier (B 44).

Un autre procédé, lié au précédent, consiste à insérer
un e muet :

Quelque chose də ample (B 44).

Avoirə honte (Martinon I 249).

Je crois quə oui (D'Harvé, Euph. § 121) ; Des 800.000 membres
du parti, il n'y a quə environ 350.000 qui sont des ouvriers (jx).

Də une heure à deux ; Lə huit ; Lə onze, lə onzième (D'Harvé, ib.).

Lə iode, du iode (Plud'hun 71) ; Lə ouistiti ; Lə hiatus, la crainte
du hiatus.

La hyène (Joran n° 151) ; De la ouate (Plud'hun 71).

On va essayer də huiler la machine.

Ici encore, la délimitation et l'identification marchent
de pair. Le problème de la délimitation des unités est souvent
mêlé à des questions de différenciation sémantique :

Lə un (/ l'un).

Plus də un million (/ plus d'un).

Une somme də 1 million, un total də 1 milliard (/ d'un, simple
déterminatif non numéral). Cf. angl. one / a.

Dans quelques cas, le français avancé va encore plus
loin et favorise la coupe des mots par l'insertion de consonnes
97séparatives : un vhuissier, de la vouate, une choupette (houpette
à poudre, B).

Au pluriel, la liaison peut intervenir utilement pour
indiquer le commencement du nouveau mot ; le z est alors
conçu non comme le suffixe du mot précédent, mais comme
le préfixe du suivant : les hommes = lé zom. Exemples :

Quat'zyeux, quat'zenfants ; Cinq'zhommes (B 96) ; Six'zhommes
(B 97) ; Sept'zhommes (/ cet homme) ; Huit'zhommes, hui(t)
zhommes (B 97) ; Neuf'zhommes, neuf'zenfants (ib.) ; Douze
zinvités (B 57).

J'ai chez moi une dizaine de zouvrières (B 85).

Beaucoup d'zyeux dans l'bouillon (ib.) ; Mal de zyeux (Plud'hun 32).

Les mauvaises zaffaires, les mauvaises zentreprises, les mauvaises
zarmes, les mauvaises zannées, etc.

Les mœurs' zantiques (Martinon I 377).

Les Français ne sont pas plus beaux, comme zhommes (P).

Nous sommes obligés de nous surveiller pour ne pas dire tout
naturellement : des chefs d'œuvre zadmirables, les chemins do
fer zalgériens (Martinon II 30).

Le même rôle différenciateur semble dévolu, dans le
domaine du verbe, au préfixe re-, dont le langage populaire
fait un si large emploi. Sans doute, ce qui relève de la différenciation
dans l'usage de ce préfixe n'est pas nécessairement
son origine, due souvent à de tout autres raisons, mais le fait
que ce re- peut si facilement perdre sa signification distincte
et prendre la place du verbe simple :

Raiguiser (« aiguiser ») ses outils (D'Harvé PB § 112).

Ramasser « amasser » (B).

Ramener « amener » (B).

Monsieur le juge, j'en rappelle (Plud'hun 21) ; Il en a rappelé de
l'arrêt (Vittoz 82).

Le pauvre enfant s'était rapproché du fourneau (id. 81).

Rarranger « arranger » (B).

Il rarrête et ne ravertit pas (cocher ; D'Harvé PB § 112).

I m'a raugmenté de 50 centimes ; Le beurre il a encore raugmenté ;
La vie raugmenté tous les jours (B).

En réchapper, réchapper de (B).

Un rélargissement nécessaire ; le rélargissement de cette rue
s'impose (lettre à un journ.).

Je m'en vais le poser là-bas dans le corridor pour le renfermer
(jardinier).

Les deux locomotives sont littéralement rentrées l'une dans
l'autre (Vittoz 81) ; Je ne connaissais pas cette maison, j'y
rentrais pour la première fois ; Ah c'est vous, monsieur :
rentrez donc, je vous prie (Godet XII).98

Si l'on jette un regard sur l'histoire, on constate que beaucoup
de verbes à initiale vocalique sont tombés en désuétude et
ont cédé la place aux dérivés en re- : accourcir, affiner, alentir,
apetisser, éjouir, emplir, encontrer, épandre, étrécir, etc.

La tendance à l'initiale consonantique se manifeste
d'une manière tout aussi vive dans le domaine des sous-unités.
C'est ainsi que le suffixe -ie a perdu sa force productive et
se trouve remplacé par la forme plus nette en -rie :

Bonhomme-rie (Nyrop III § 394).

Bourgeoise-rie.

Idiote-rie.

Jalouse-rie (ib.).

Maire-rie.

Pharmace-rie (B 83).

Sa Seigneure-rie (iron.).

D'autres affixes manifestent la même tendance :

Ouverr-ier > ouverre-rier (B).

Goss-ine > gosse-line (B).

É- > dé- : dé-brancher, dé-grener, dé-moustiller (Wissler 740), se
tirer (B), dé-triper (Wissler ib.).

De même, -tier a supplanté -ier (lait-ier → lai-tier), -ter
a remplacé -er (abri-er → abri-ter), et ainsi de suite. Pareillement,
« pour la conscience linguistique actuelle, le signe du
futur est -rai et non plus -ai » (Bally LV 74) : J'aimer-ai
j'aime-rai.

Les changements de délimitation amenés par la tendance
à l'initiale consonantique sont particulièrement visibles dans
les groupes article + substantif. Deux cas sont possibles.

Tantôt la consonne précédente est annexée par l'initiale
du mot suivant :

Le lévier.

Un nange, un nenfant, un nœil, un petit noiseau ( = B).

Mon zoiseau.

Cf. Au premier rabord, d'où : au second rabord (cuisinière).

(Tous ces faits sont des accidents. Mais la sélection linguistique
conserve de tels accidents, lorsqu'ils répondent
à la tendance du français vers l'initiale consonantique. C'est
à cette conservation par sélection que nous devons des mots
comme lendemain, lierre, lingot, loriot, luette et tante).99

Tantôt au contraire l'initiale vocalique du mot est
annexée par l'article. Exemples historiques : l'agriotela
griotte
 ; m'amiema mie. Le même fait, sous des formes
diverses, se reproduit dans le français avancé :

Elle va toucher sa location à la mairerie (B).

Passe-moi les lastiques.

Les pluchures.

Un nigmatique petit bateau.

Cf. Je le délie de démentir son entrevue plutôt rageuse avec son
courageux subordonné (jx ; < orageuse).

b) Dissimilation.

Le sandhi et la dissimilation sont des principes contradictoires.
Leur opposition n'est qu'une des faces de l'antinomie
générale entre les deux besoins organiques du système,
l'assimilation et la différenciation, et l'on ne saurait dire
avec précision pourquoi c'est l'une ou l'autre qui triomphe
dans tel ou tel cas. Voici quelques exemples de dissimilations :

L∣R : Cérébral > célébral ; Corridor > collidor ; Le lendemain >
le rendemain.

S∣Š : Chercher > sercher ; Chichi > sichi (B).

S∣Ž : Changer > sanger (B) ; Chirurgien > sirurgien.

E∣à: Enfant > éfant ; Instant > estant (= B).

Tout au plus peut-on noter certaines préférences. Le
français évite autant que possible la rencontre des k, en contact
ou à distance. C'est à cette réluctance que nous devons
la perte de formations telles que dans le cas que et au cas
que
 ; dans le cas où et au cas où sont, au fond, des dissimilations.

Dans la langue de nos jours, on a recours aux procédés
les plus divers pour éviter les rencontres de k. Ainsi, comme
on ne saurait dire : *J'aime mieux qu'il s'en aille que qu'il reste,
on a la tournure : J'aime mieux qu'il s'en aille que s'il reste.
(D'autre part, on dit assez correctement, pour éviter la répétition
de deux si : Si vous travaillez et que quelqu'un vient
vous déranger…).

Le français avancé remplace quel qu'il soit par tel qu'il
soit
pour éviter la répétition cacophonique du k. Les grammairiens
regrettent la disparition de cette tournure, qui est
100ancienne (Martinon II 136 n ; Nyrop V § 420) ; mais on la
retrouve dans les lettres populaires :

Sitôt qu'il vous sera possible de me faire parvenir des nouvelles
telles qu'elles soient, je vous serais très obligé de… (APG).

Je vous prie de me faire parvenir les renseignements demandés
tels qu'ils soient, bons ou mauvais (id.).

Je vous prie de me donner des nouvelles telles qu'elles soient (id.).

Le type cacophonique *l'homme que je crois qui (ou qu'il)
est venu, est évité à l'aide de divers procédés plus ou moins
heureux ; notamment par dont (l'homme dont je crois qu'il
est venu) et par l'emploi de la proposition infinitive :

L'homme que je crois être venu.

Il n'était pas fâché de jouer un bon tour aux bourgeois qu'il
croyait exploiter la misère publique
(Joran n° 240).

Il doute de son père qu'il reconnut le tromper (ib.).

Mais ces tournures ont un import « écrit ».

La dissimilation, sous ses diverses formes, porte naturellement
aussi sur les répétitions de voyelles. Une des phobies
du français, par exemple, c'est la répétition de plusieurs
e muets : *Jə nə mə lə suis pas rappelé ; d'où la thérapeutique :
Je (ne) m'en suis pas rappelé, appuyée sur l'analogie de je
m'en souviens
.

c) Netteté de syllabation.

« La tendance à alléger autant que possible la syllabe
en supprimant les éléments qui entravent le mécanisme
normal des explosions et des implosions successives, n'est
pas illusoire. Sans aller aussi loin que l'arabe qui n'admet
pas le contact de deux consonnes à l'intérieur de la même
syllabe, les idiomes romans tendent plus ou moins nettement
à réaliser un type de syllabe satisfaisant à la fois le sens articulatoire
et le sens acoustique par une gradation aussi nette
que possible des apertures. » (Millardet, 317).

Cette tendance différenciatrice qui cherche à rendre la
syllabation aussi nette que possible, se manifeste sous deux
formes principales, le besoin d'éviter les blocs de consonnes
et celui d'éviter les rencontres de voyelles (hiatus).101

Un des procédés les plus courants pour éviter les blocs
de consonnes est l'insertion d'une voyelle-tampon (dans le
jargon : anaptyx, svarabhakti) qui a pour but de scinder le
groupe en deux syllabes :

Bə-rouette (B 54).

Sə-velte (Martinon I 183-4).

Atelier : [at-lyé] > a--lier (Nyrop, Manuel phonét., § 83).
Même type : chan-dé-lier, ou-vé-rier ; vous me-ttə-riez ; vous
vou-də-riez, etc.

Lor-ssə-que.

E-xə-près.

Oues-tə-Ceinture (Martinon I 183).

Our-sə-blanc (ib.).

L'Es-tə-d' la France.

On-zə-sous.

La prosthèse est particulière aux groupes ouvrants
s + occlusive + phonème d'aperture plus élevée (ex. sta-, spé-,
etc.). Ces groupes, par la succession d'apertures qu'ils présentent
(1+o + phonème d'aperture plus élevée), sont
en effet contraires à une bonne syllabation (principe des
apertures régulièrement croissantes dans les groupes ouvrants,
régulièrement décroissantes dans les groupes fermants :
Saussure CLG 88 sv). La prosthèse a pour but de transformer
l's en une fermante suivie d'une limite de syllabe :
scu-tumis-cutum (→ escuécu) ; spi-ritumis-piritum
(→ esprit). Exemples actuels : u-nəs-tatue, u-nəs-tation, etc.
Cette prononciation est taxée de méridionale.

Il faut bien avouer d'ailleurs que le traitement des blocs
de consonnes par l'insertion d'un e dit muet est entravé de
plus en plus dans la langue de nos jours par la chute générale
et progressive de cet ə même dans les cas où la netteté de
syllabation exigerait son maintien. « Il nous paraît que les
Français sont en train d'acquérir peu à peu une plus grande
aptitude à prononcer des groupes de consonnes qui étaient
autrefois réservés aux gosiers germaniques. Les gens qui,
à l'heure actuelle, prononcent tout naïvement une estatue,
une estation, excitent la risée des Français qui ont passé par
l'école… Mais les modernes peuvent dire sans broncher, non seulement :
un' statue, mais : un' grand' statue, tourn'-toi, rest'-là,
un' solid' structure, etc. » (Nyrop, Manuel phonét., § 92).102

Un autre procédé, là où l'insertion vocalique ne réussit
pas, est l'interversion des phonèmes (métathèse). Le langage
populaire se sert de cette dernière notamment pour réduire
l'x final. Le groupe fermant voyelle + x constitue en effet une
succession d'apertures irrégulière (voyelle, donc aperture
élevée, +o + i). L'interversion (ks > sk) a pour but de
régulariser la succession des apertures :

Félix > Félisque (B 51).

Luxe > lusque (Gourmont ELF 157).

Prétexte > prétexe > prétesque (B 51).

Une rixe > une risque (ib.).

Sexe > sesque (Martinon I 347).

Texte > texe > tesque (B 51).

Dans d'autres cas, l'interversion sert à transformer une
syllabe ouverte en une syllabe fermée, afin de répartir le bloc
de consonnes sur deux syllabes :

BRE : Bər-bis.

FRE : Fan-fər-luche, pal-fər-nier (Gourmont ELF 152).

PRE : Pim-pər-nelle (ib.), pro-pər-té.

TRE : Au-ter-fois, en-tər-mise, en-tər-preneur, en-tər-tenir.

TLE : Je-təl-dis, etc.

En dernier ressort, quand aucun des moyens indiqués
n'est applicable, c'est le besoin de brièveté, toujours à l'affût,
qui intervient pour supprimer la difficulté phonique, en faisant
tomber l'une ou plusieurs des consonnes en présence (amuissement).

Les blocs de consonnes ont leur contre-partie dans les
rencontres de voyelles ou hiatus.

Le procédé généralement employé pour supprimer
l'hiatus est l'insertion d'une consonne-tampon (liaison :
velours, cuirs, etc.). Le velours, c.à.d. l'insertion d'un z, est
le plus fréquent :

Moi-z-et lui (B 108) ; Menez-moi-z-y ; Donnez-moi-z-en ; Moi-z-
aussi.

Donne-lui-z-en ; Prends-moi çte brique et fous-lui-z-y sur la
gueule (B 108).

Va-z-en chercher (Martinon II 294) ; Va-z-y chercher mon habit
(id. 299).103

Malgré-z-un rapport du conseiller fédéral (G) ; Malgré-z-eux
(B 142).

Parmi-z-elles (ib.).

Donnez m'en-z-un peu.

Peu-z-à peu (B 29).

Les-z-haricots, les-z-hors-d'œuvre (B 43).

J'ai-z-été aimé ; qqf. j'ai-z-été-z-aimé (B 133) ; J'ai-z-eu quat'
zenfants (B 29) ; Grâce aux maîtres que j'ai-z-eus.

Le cuir, ou insertion d'un t, est beaucoup moins fréquent
que le velours : Il va-t-et vient, Il faudra-t-aller (B 57),
I va-t-en ville.

Voici d'autres exemples de consonnes transitoires dues
au besoin de combler l'hiatus :

YOD : Il a cri ; Encriyer, etc.

C'est toi qui lui ziya écrit (B 103) ; J'lui ziyai dit (B 29).

Bahut > bayut (Martinon I 249) ; Cahute > cayute (D'Harvé
Euph. p. 203).

Cayoutchouc (ib.).

(Ex. historiques : sauce mahonnaise → mayonnaise ; théière,
caféier).

VÉ : Là où > là-v-où (Martinon I 341).

J'ai eu > J'ai-v-eu. — Ce cas est appuyé sur une analogie :

J'ai vu bien des malheurs (B).

Voilà deux mois que j'en ai vu aucune nouvelles (APG).

Je pense qu'il a était fait prisonnier car je nais pas vue

de ses nouvel depuis le 12 août (id.).

Quand l'insertion d'une consonne, pour une raison ou
pour une autre, ne réussit pas, il arrive que l'une des deux
voyelles soit transformée en consonne. Le cas à peu près
correct, ou du moins qui passe inaperçu, est celui où une
semi-voyelle vocalique passe à la fonction de consonne :

J'y ai dit > žyédi.

Celui qui est là-bas > sɥikyèlaba.

Ça y est > sayè ; Tu y as reçu > tüyarsü.

Il habite à Lyon > alyõ.

Passons les places s'il vous plaît > syuplè (trams, P.).

Hier > yèr ; phonie contrecarrée par la tendance à étoffer les
monosyllabes.

Te le souhaite > žəlswèt.

Ils ont tué > izõtɥé.

On sait que la langue de la poésie garde l'ancienne prononciation
vocalique : ambiti-on, délici-eux, di-amant, passi-on, etc.
Lorsque la seconde voyelle est moins ouverte que la
104première, la consonification atteint la seconde : abbaye >
abèy (B 54).

Souvent d'ailleurs, il y a plutôt diminution d'aperture
que consonification véritable : Agr(i)able, p(u)ète, c(u)incidence,
(u)asis.

Citons pour terminer, le cas où l'hiatus est éliminé à la
faveur de synonymies grammaticales : fainéant > feignant ;
au hasard de la fourchette > à l'hasard de la fourchette
(Martinon I 249) ; il n'a été fait d'exception pour personne
(Joran n° 84).

Et là encore, comme pour les blocs de consonnes, c'est
l'amuissement (dont il sera reparlé) qui a le dernier mot
quand aucun autre procédé ne réussit.105

Économie : brièveté et
invariabilité

Le besoin d'économie, bien qu'il puisse être tenu en
échec par des influences opposées, est un facteur indéniable
dans la vie du langage.

Pour le parleur et l'entendeur pressés, le jeu de la parole
et de l'interprétation doit se dérouler aussi rapidement que
possible. Le parleur abrège ou supprime plus ou moins inconsciemment
tout ce qui dans une situation donnée va de soi,
c.à.d. tout ce qui, étant connu de l'interlocuteur, forme le
fond commun de leur conversation. L'entendeur, de son
côté, au lieu de soumettre la parole de son interlocuteur à
une analyse serrée, cherche à comprendre avec le minimum
d'effort et de temps.

L'économie linguistique se manifeste sous deux aspects
opposés, selon qu'on la considère dans l'axe du discours ou
dans celui de la mémoire. Le besoin de brièveté (chap. III),
ou économie discursive, cherche à abréger autant que possible
la longueur et le nombre des éléments dont l'agencement
forme la chaîne parlée. Le besoin d'invariabilité (chap. IV),
ou économie mémorielle, cherche à alléger autant que possible
l'effort de mémoire à fournir, en conservant toujours la
même forme à un élément linguistique donné, malgré la
variété des combinaisons dont il est amené à faire partie.107

Chapitre III
Le besoin de brièveté

Bally, Copule zéro et faits connexes
(Bull. Soc. Lingu. 23, 1 sv).

Brunot PL 63 sv (nominaux), 171 sv
(représentants).

Nyrop IV § 77-97 ; V § 10-28.

Saussure CLG 248 sv (agglutination).

A) Figement (brachysémie)

Le mécanisme de la brachysémie ou brièveté sémantique,
qui est le figement d'un syntagme, c.à.d. d'un agencement
de deux ou plusieurs signes, en un signe simple, a été décrit
par F. de Saussure sous le terme d'agglutination ; celle-ci
« consiste en ce que deux ou plusieurs termes originairement
distincts, mais qui se rencontraient fréquemment en syntagme
au sein de la phrase, se soudent en une unité absolue ou
difficilement analysable ». (CLG 249). Exemples : ce ciceci ;
tous jourstoujours ; dès jàdéjà, etc. « Cette synthèse
se fait d'elle-même, en vertu d'une tendance mécanique :
quand un concept composé est exprimé par une suite d'unités
significatives très usuelle, l'esprit, prenant pour ainsi dire
le chemin de traverse, renonce à l'analyse et applique le
concept en bloc sur le groupe de signes qui devient alors
une unité simple. » (250).

Le phénomène présente deux faces successives, une
face sémantique et une formelle, qu'il importe de bien distinguer.
Au point de vue sémantique, la brachysémie est le
remplacement d'une suite de deux ou plusieurs significations
109par une signification unique ; au point de vue formel, l'ancien
syntagme, considéré désormais comme trop long en tant que
signe simple, est soumis après coup aux effets de l'agglutination
matérielle (abréviations, mutilations, etc.). Ainsi
bonhomme, avec son pluriel correct bonshommes, est figé dès
longtemps, tandis que l'agglutination matérielle qui consacre
ce processus n'est qu'une innovation récente (des bonhommes).
Il va sans dire que si la science se donne la liberté de
dissocier les phénomènes, comme nous le ferons ici, pour les
étudier séparément, dans la réalité concrète les deux aspects
— brachysémie et brachylogie — sont trop solidaires pour
se concevoir séparément.

Les principaux indices de la brachysémie sont la difficulté
des substitutions partielles et, corrélativement, la facilité
des substitutions totales. Ainsi bon marché est partiellement
figé, car d'une part il est difficile de substituer mauvais marché,
etc., et d'autre part il devient d'autant plus facile de
substituer des synonymes (économique, etc.) ou des contraires
(cher, etc.).

De même, la facilité de déterminer globalement et
la difficulté de déterminer partiellement, sont aussi des
indices corrélatifs. Dans des exemples populaires tels que :
c'est plus bon marché, une marchandise plus bon
marché
qu'une autre, trop de bonne heure (Joran
n° 289), le qualificatif s'applique à l'ensemble du bloc (au
lieu de meilleur marché, de trop bonne heure).

Certaines fautes signalent très bien, par l'incohérence
ou le pléonasme qui résulteraient d'une analyse réfléchie,
l'oubli du sens des éléments :

Passe-moi le pain s'il vous plaît.

Dans son ensemble, ces salonnets sont fort intéressants (jx).

Les bureaux de l'État-civil militaire (Brunot PL 55).

La femme du peuple qui achète un bois de lit de fer ne décompose
plus : le bois de lit, pour elle, c'est la carcasse du lit, le
châlit (ib.).

Travaux publics privés (enseigne : Thérive FLM 164).

Les soi-disant préparatifs allemands, Cette soi-disant faute n'en
est pas une, etc.110

Défrayés de leurs frais (Vittoz 91), Une inspection locale des
lieux (ib.), Les intempéries du temps (ib.).

Ces monnaies romaines sont bien conservées, l'effigie est
nette et le millésime lisible (Godet LXIX).

Les bruits tendancieux qui avaient couru à ce sujet s'avèrent
complètement inexacts (jx).

Embrasser quelqu'un sur la joue.

Dans tous ces exemples, l'incohérence et le pléonasme
sous roche ne percent qu'à l'analyse, et c'est précisément
l'oubli du sens des éléments constitutifs du syntagme qui
rend ces fautes concevables.

L'accord fautif peut être également un indice de brachysémie.
Dans une phrase comme : elle a l'air méchante, l'accord,
aujourd'hui toléré, signale le figement de avoir l'air en un
verbe transitif d'inhérence : « elle paraît méchante ». Cf. Ces
deux choses n'ont rien de comparables (n'avoir rien de >
« n'être nullement »). Inversement, le non-accord des éléments
bloqués sert à son tour d'indice : Elle s'est fait fort de réussir.

Le cas de des plus suivi du singulier mérite d'être examiné
à part. L'absence du pluriel signale la brachysémie : Il est
des plus amical ; Un accueil des plus glacial. Là où la
forme de l'adjectif ne révèle rien à l'oreille, c'est l'orthographe
qui sert d'indice : Je vous serai des plus obligé
de bien vouloir m'indiquer… ; Je vous serais des plus
reconnaissante si… (APG). Ainsi des plus se fige en un signe
compact à éléments de moins en moins compris et de moins
en moins remplaçables, ayant la valeur unique et indécomposable
d'un signe de superlatif absolu : « très, extrêmement »,
et par extension ce nouveau signe sert à former des superlatifs
d'adverbes :

Travailler des plus attentivement (Martinon II 102 n).

Participer des plus efficacement à quelque chose (ib.).

Quatre hors-texte en couleurs complètent cet ensemble qu'une
couverture cartonnée relie des plus heureusement (jx).

Cf. aussi la formation populaire : Ça va des plus mal.

Bien que le figement ne soit pas directement un procédé,
mais un processus, la finalité y a son mot à dire, car ce processus
dans l'ensemble ne s'attaque pas à n'importe quels
syntagmes, mais de préférence à ceux qui pour une raison
111ou pour une autre sont difficilement analysables, donc déficitaires.

La condition essentielle qui domine toute brachysémie
est en effet, nous le savons déjà, l'incompréhension plus ou
moins forte des éléments. Cette incompréhension se produit
notamment lorsque l'invariabilité est en défaut, c.à.d. lorsque
la mémoire ne parvient pas à rattacher les éléments du syntagme
au reste du système, puisque l'entendeur tend toujours
à interpréter les syntagmes en les ramenant à l'usage le plus
communément reçu.

Le figement, considéré de ce point de vue, constitue
donc un cas limite de la finalité (sélection par élimination
des inaptes). Il s'attaque de préférence aux formes fossiles,
qui, ne se laissant pas rattacher au reste du système, sont
difficilement analysables. Exemple : Cette information s'est
avérée inexacte (l'alternance vrai/ver- est un défi à la mémoire).

L'exemple classique est fourni par le traitement des
comparatifs du type ancien. Dans le langage populaire,
mieux, meilleur, pire, etc., sont conçus comme des mots
simples :

C'est bien plus mieux qu'avant (B 140).

C'est lui le plus meilleur de tous les autres (B 95) ; C'est bien pluss
meilleur
(ib.).

Il est aussi pire comme l'autre (ib.) ; C'est bien plus pire (B 96) ;
C'est le plus pire de tous (ib.) ; La plus pire des deux méthodes
(P).

On peut citer le cas de nombreux préverbes qui, par
suite de leur non-interchangeabilité avec les adverbes correspondants,
ne sont phis analysés comme tels, et finissent par
se noyer dans les verbes qu'ils déterminent. De là les « pléonasmes » :

Accoupler ensemble, Ces ruines commerciales s'accumulent les
unes sur les autres (Vittoz 89).

Collaborer ensemble, avec, etc. ; confondre ensemble.

Les relations s'enchevêtrent les unes dans les autres (ib.).

Prévoir d'avance, prématuré pour l'instant, pressentir d'avance,
prédire d'avance.

L'armée progresse en avant.

Des planches superposées les unes sur les autres.

Cf. la série désagrafer, désatteler, désencombrer, persuader
(Z dissuader) (Wissler 736).112

Le figement bloque naturellement de même manière
les syntagmes qui résistent à l'analyse par le fait qu'ils sont
empruntés à une langue étrangère : bifteck de veau (← beef-steak
« grillade de bœuf ») ; five o'clock à toute heure, etc.

Après ce regard jeté sur la Brachysémie, ou brièveté
sémantique, nous allons considérer la Brachylogie proprement
dite, ou brièveté formelle, qui peut être obtenue à l'aide
de deux procédés principaux : la représentation et l'ellipse.

B) Représentation

Au lieu d'énoncer les mots et les syntagmes tout au
long de la chaîne parlée, l'esprit cherche sans cesse à les représenter
à l'aide de signes plus brefs et plus maniables.

Le cas classique de la représentation est fourni par les
pronoms. La grammaire traditionnelle désigne sous ce terme
« un mot qui tient la place du nom » : Pierre est parti, mais
il reviendra. M. Brunot a élargi d'une manière heureuse cette
conception étymologique du pro-nom. « Le mot pronom,
comme il a été employé, donne des idées fausses. On l'a appliqué
à des mots qui remplacent tout autre chose que des noms.
Ils représentent des adjectifs : belle, elle l'est ; le savant que
vous êtes ; des verbes : allez-y, il le faut ; des idées entières :
elle défit sa chevelure, et cela avec la simplicité d'une enfant ;
je bois de l'eau, ce qui me réussit très bien. Il faudrait donc
distinguer des pronoms, des proadjectifs, des proverbes, des
prophrases. Pour éviter ces mots équivoques ou barbares,
nous dirons représentants… » (PL 173).

Il convient d'ajouter que ces divisions établies d'après
la catégorie du signe représenté — représentation du nom,
de l'adjectif, du verbe, de la phrase, etc. — sont surtout
formelles. Si au contraire on se place au point de vue du
fonctionnement, la première constatation montre que la
représentation peut mettre en jeu deux sortes de rapports
fort différents quoique parallèles ; selon que le signe représenté
113se trouve logé dans la mémoire ou dans la chaîne parlée
même, nous parlerons de représentation mémorielle ou de
représentation discursive.

Or la représentation telle qu'elle est définie et exemplifiée
par M. Brunot ne s'applique qu'aux rapports discursifs ;
les représentants qu'il étudie sont des anaphoriques (annonces
et reprises) : Pierre est arrivé, je l'ai vu ; Elle l'a manqué,
son train.

Mais il est intéressant de constater d'autre part que les
nominaux de M. Brunot ne sont pas autre chose qu'un cas
de représentation mémorielle. « A côté des noms véritables,
il y a des noms ou des expressions qui ont été généralement
classées soit parmi les noms, soit parmi les pronoms, parce
qu'on répugnait à changer le nombre des « parties du discours ».
De toutes provenances, ces mots ne sont pas arrivés à avoir
tous les mêmes caractères ; il est cependant nécessaire de les
réunir, et il m'a paru que le nom d'expressions nominales
ou de nominaux leur convenait assez bien, car, on le verra par
la suite, ils se rapprochent des noms sans se confondre avec
eux… » (PL 63). Exemples : moi, nous, lui ; quelqu'un, quelque
chose
, rien, tout, cela ; etc. etc.

M. Brunot a d'ailleurs signalé les fréquents échanges
qui se produisent entre représentants et nominaux : « … La
plupart des représentants peuvent devenir des nominaux.
Une femme fait des reproches à son mari : Tu ne travailles
pas, tu es toujours à causer avec celui-ci, avec celui-là, avec
l'un, avec l'autre. » (PL 63-4). Cela revient à dire qu'un signe
qui représente normalement un autre signe agencé dans la
chaîne parlée, peut occasionnellement servir à représenter
un signe logé dans la mémoire.

1) Représentation mémorielle

Il va sans dire que ce terme de nominal — parallèlement
au pronom, qui ne représente pas exclusivement un nom
mais peut remplacer tour à tour un adjectif, un verbe, une
phrase, etc. — devra lui aussi être élargi.

Ainsi l'infinitif n'est pas autre chose que le représentant
114d'un verbe conjugué et par conséquent d'une proposition :
Il est temps de partir (Z Il est temps que nous partions), Je
veux mourir (Z *Je veux que je meure), v. De Boer, Revue
de Lingu. romane
, 3, 307.

Les vocatifs et d'une manière générale les exclamations
et interjections, sont des prophrases, c.à.d. des signes tenant
lieu de phrases : Pierre ! (Z Viens ici !), Debout ! (Z Levez-vous !),
Au feu ! (Z Il y a un incendie), Feu ! (Z Tirez !), etc.
Les présentâtes sont des signes représentant une subordonnante,
c.à.d. un sujet suivi d'un verbe transitif : Voilà le
paquet (Z Je vous remets le paquet), pop. Y a une maison
là-bas (Z J'aperçois, je constate, je vous montre…), etc. En
principe, tous les adverbes peuvent, par transitivation, fonctionner
comme des présentatifs :

Sans doute qu'il viendra (Z je ne doute pas qu'il viendra).

Probablement qu'il a perdu la clef (Z il est probable que…).

Peut-être qu'il la retrouvera.

Heureusement que j'étais là.

Enfin vivement que je soit démobilisé pour aller vivre un peu en
paix (Van Der Molen 144).

Sa compagnie a eu des prisonniers alors sûrement que lui doit en
être du nombre (APG).

Naturellement que s'il y a des frais vous me les indiquerez (id.).

Plus souvent que je vous les rende, vos 15 fr. ! (P).

Bien sûr que oui, que non, etc.

Nous indiquons ci-dessous quelques types qui intéressent
particulièrement le français avancé.

Un groupe verbal peut être représenté par un verbe
simple :

Il est impoli de fixer les gens (Z fixer du regard, regarder fixement ;
Joran n° 135).

M. M. intentionnerait de… (Z avoir l'intention ; Godet LX).

L'entrée en vigueur du nouveau code illégitimerait leur union
(Z rendre illégitime ; Vittoz 59).

La société a rechargé auprès du gouvernement pour obtenir le
crédit (Z faire une nouvelle charge).

Le président a été attenté (Z subir un attentat).

Il n'a point accepté de candider contre M. C. (Z être candidat ;
Vittoz 59).

Notre but, nous l'avons aussitôt spécifié nettement : nous
abstraire de toute discussion scientifique (Z faire abstraction de).

Une commission a été nommée pour enquêter le cas (Godet XV).

Il m'indiffère (Z être indifférent).115

La règle, la discipline l'insupportaient (Z être insupportable ;
Joran n° 162).

Imminer, récalcitrer, stagner, urger (Z être imminent, etc.).

Le nouveau sens octroyé à certains verbes ne saurait
s'expliquer autrement que par le fait qu'ils remplacent le
composé correspondant :

Elle ne visite jamais personne (Z faire visite à).

J'ai entrevu T. (Z avoir une entrevue avec).

Le président discourt à B. (Z prononcer un discours).

Il se licencia d'abord en droit puis en sciences naturelles (Z prendre
sa licence ; Godet LXXXV).

Ce type de remplacement peut être décelé aussi par
l'analogie, le représentant héritant de la syntaxe du représenté :

Je saurai me reconnaître de ce bienfait (Z être reconnaissant de ;
Vincent 148).

Nous nous congédiâmes de l'évêque (Z prendre congé de ; Vittoz 86) ;
Encore faudrait-il qu'un passé notoire nous garantisse de la
qualité de son jugement (Z donner des garanties de).

La Grande Presse avait consigné d'ignorer son nom (Z prendre
pour consigne de).

Que ceux qui sont à l'avis de suivre à l'affaire lèvent la main
(Z donner suite à ; Plud'hun 44).

Rapporter sur un projet (Z présenter un rapport sur).

L'affaire ressort de tel et tel domaine (Z être du ressort de).

Les mêmes procédés de représentation s'appliquent
aux temps. Bien que le passé simple ait disparu à peu près
complètement de la langue parlée, les agences de presse et
les journaux le conservent soigneusement, pour faire l'économie
de la forme composée : Il débarqua (Z il a débarqué).

La langue moderne aime à abréger les relatives (Legrand,
Stylistique française, 113-40, indique les procédés corrects
qui permettent de se passer du relatif). « En vertu du moindre
effort à faire, on abrège des locutions : une pièce mouvementée,
pour : une pièce qui a du mouvement ; un style imagé, pour :
un style qui a des images ; un événement sensationnel, pour :
qui fait sensation. » (Vincent XXIV). Le sens actuel de conséquent
(« important », ex. une ville conséquente, une affaire
conséquente) s'explique par le fait que cet adjectif représente
Une expression plus longue : de conséquence.116

Les adjectifs en -ionné remplacent les relatives en
qui a… : bien relationné (Z qui a de bonnes relations).
Exemples :

Très actif, très débrouillard, et très bien relationné, A. V. ne
reste jamais en plan (Godet XXIV).

Colette est très bien relationnel (Lancelot 28. 7. 28).

Industriel recherche personnes bien relationnées pour présentation
produit nouveau (ib.).

Dans le domaine de la langue cursive, on notera surtout
le rôle abréviateur du participe présent :

Les violences de la police et les souffrances en résultant (Stapfer
87), L'assemblée se réjouissant de l'entente cordiale existant
entre les gouvernements (ib.), Des annonces offrant aux jeunes
gens possédant un capital des situations leur permettant de…
(ib.).

Mander, pour les interroger, les juges d'instruction et les avocats
ayant occupé dans l'affaire (Vittoz 163), Je tenais mon renseignement
de deux des députés ayant assisté à l'entretien (ib.),
A propos des polémiques ayant suivi la cérémonie de Notre-Dame
(ib.).

Ceux désirant (Z ceux qui désirent ; Martinon II III).

Le participe présent de relation a pour fonction de
représenter les relatives qui ont un autre sujet que l'antécédent :
un café chantant (Z où l'on chante), un thé dansant
(Z où l'on danse). Cf. un quartier commerçant, une rue passante,
un parquet glissant, un sol roulant, W. C. payants,
etc.

Les circonstancielles s'abrègent pareillement : Ayant
(Z comme nous avons) jeudi prochain notre fête de Noël, vous
nous feriez grand plaisir d'y assister (Godet XLV). Cf. Quoique
recevant…, Quoique ayant reçu…, Parce que n'étant pas chez
moi à ce moment… Le gérondif français (en + participe présent),
qui fonctionne correctement tantôt pour indiquer
la simultanéité (Il se promène en lisant) tantôt pour exprimer
le moyen (On se nourrit en mangeant), peut traduire aussi
une conditionnelle en si (faute très courante) :

L'âme collective ne peut être dirigée qu'en la pénétrant (Le Bon).

Ces dispositions disparaissent en se remémorant les points suivants
(ib.).

En brisant la glace, la porte s'ouvre (sur les avertisseurs d'incendie ;
Joran n° 109).117

ou une temporelle (quand on, etc.) :

La clarté est, en écrivant, une des formes de la probité (Stapfer
229).

On est prié de payer en servant (B 166).

En attendant l'arrivée des pompiers, l'incendie prit un grand développement
(Martinon II 468).

De telles phrases, est-il besoin de le dire, ne sont équivoques
qu'à la réflexion ; leur rôle est de représenter des circonstancielles
qu'il serait trop long d'énoncer explicitement.
D'ailleurs, cette syntaxe rejoint celle en usage autrefois,
telle qu'elle s'est conservée dans quelques proverbes : L'appétit
vient en mangeant, La fortune vient en dormant.

L'équivoque apparaît davantage dans certains emplois
hardis de l'infinitif :

Ce moyen l'eût tiré d'affaire, au lieu de s'apitoyer sur son sort
(Joran n° 164).

On l'amena devant le roi pour juger son crime (id. n° 231), Le
lait n'est pas assez abondant pour en avoir suffisamment, La
différence est trop forte pour ne pas s'en apercevoir.

Il m'a demandé de rester (que je reste > < qu'il reste).

Telle mesure sera prise après avoir demandé l'avis de… (Martinon
II 448).

Je l'ai vu avant de mourir (ib.).

A vous lire (Z dans l'attente de vous lire).

J'ai pris la liberté d'écrire à son capitaine commandant qui
me dit être disparu (Z qu'il est ; APG).

Nous avons vu ailleurs comment le français avancé
se débarrasse, s'il y a lieu, de certaines de ces équivoques
(type : Passe le journal pour moi lire).

Les substantifs s'abrègent d'une manière analogue.
Ainsi le substantif composé fait place au simple (tremblement
de terre
> séisme, qqf. sisme), et le participe passé sert
souvent à remplacer un substantif abstrait et ses dépendances :

Au reçu de votre lettre (Z réception).

Au vu, au su, etc.

Nous ne manquerons pas de vous tenir au courant du suivi
(Z de la suite de cette affaire ; Godet CXII-I).

Il faut ajouter que la représentation n'opère pas seulement
sur des ensembles de signes, mais porte aussi sur des
unités et des sous-unités simples. Dans ce dernier domaine,
118le rôle de l'abréviatif -o doit être mentionné à part. Partant
de simples sous-ententes telles que photo(graphie), auto (mobile),
vélo(cipède), etc., le français avancé a fini par interpréter
la terminaison -o comme un véritable suffixe, auquel
il a conféré entre autres la fonction de représenter des éléments
trop longs ou trop difficiles à manier :

Dico (dictionnaire), proprio (propriétaire), populo (populaire),
hérédo (héréditaire), prolo (prolétaire).

Apéro (apéritif), la Copo (Copérative).

Camaro (camarade).

Branco (brancardier, milit.).

Convalo (convalescence, convalescent).

Benzo (benzine), turbo (turbine), coco (cocaïne).

Socialo, socio (socialiste), anarcho (anarchiste ).

Mécano (mécanicien), musico (musicien), pharmaco (pharmacien).

Naturellement, l'abréviation attaque d'autant plus un
élément qu'il fait partie d'un ensemble plus long :

Moteur : Moto-culture, moto-pompe, etc.

Turbine : Turbo-compresseur.

Electricité, électrique : électro-moteur, électro-aimant, etc.

Machine rotative : Roto-gravure.

Benzine : Benzo-moteur.

Mots par initiales. — L'usage d'abréger les syntagmes en
les représentant par les initiales des mots qui les composent, est
aujourd'hui très étendu, mais ces créations n'ont le plus souvent
qu'un caractère local et éphémère : erpéiste (partisan de la Représentation
Proportionnelle) ; le Bite (Bureau International du
Travail), etc.

2) Représentation discursive

Par la représentation discursive, un signe plus court
ou plus maniable reprend ou anticipe un autre signe qui
figure dans la chaîne du discours : Pierre est parti, mais
il reviendra, La maison de Jean est plus petite que celle
de Pierre.

Au lieu de donner une étude complète de ces anaphoriques
il, elle, ça, le ou pop. y, dont, en, , etc. — on se
contentera de citer deux ou trois faits qui intéressent le français
avancé.

Que sert correctement à reprendre certaines conjonctions
119dont la répétition ferait longueur : Si vous travaillez et que
quelqu'un vient vous déranger ; Quand on travaille et que
quelqu'un vient vous déranger ; Quand je me repose ou que
je dors. Cet emploi si commode est étendu à d'autres conjonctions,
où il passe pour incorrect : C'est pourquoi…, et que…
(Martinon II 402 n).

La langue familière emploie si pour reprendre est-ce que :
Est-ce que tu restes ou si tu pars ?

L'emploi de faire comme anaphorique du verbe est
classique, mais on ne le tolère pas toujours. « Un des pires
abus du verbe faire consiste à l'employer à la place d'un
autre verbe » (Albalat, Comment il ne faut pas écrire, 49) :
Je le reconnus mieux que je n'avais fait sa femme (A. Hermant).
Dans la langue parlée d'aujourd'hui, cet usage se
limite à l'emploi de faire avec le. Tandis que la langue écrite
tolère un exemple du type : Le pire est que nous ne pouvons
soupçonner Joubert d'aucune ironie, comme nous faisons
notre bon maître Anatole France (A. Hermant : D'Harvé PM
§ 795 A), la langue parlée aurait comme nous le faisons de…

Cas limites. — Entre représentations mémorielle et discursive,
il n'y a pas toujours de limite nette. Ainsi les prophrases
qui servent de réponses (Oui, Non, Volontiers, etc.) supposent
la combinaison d'un élément donné dans la question avec un
autre élément logé dans la mémoire (affirmation, négation, acquiescement,
etc.) : Est-ce que Pierre est rentré ? Oui (Z P. est rentré) ;
Non (Z P. n'est pas rentré) ; Voulez-vous du thé ? Volontiers
(Z J'en veux bien).

C) Ellipse

Au lieu de représenter l'élément dont on veut faire
l'économie, on peut aussi le passer sous silence. C'est ce qu'on
appelle communément l'ellipse.

Comme nous l'avons fait pour la représentation, nous
distinguerons du point de vue du fonctionnement deux sortes
d'ellipses : l'ellipse mémorielle et l'ellipse discursive.

L'ellipse mémorielle consiste à sous-entendre un élément
qui doit être suppléé par la mémoire : un documentaire
120(Z un film documentaire), tandis que l'ellipse discursive est
l'anticipation ou la reprise d'un élément donné dans le
discours : illustrations dans et hors texte (Z dans texte) ; les
pommes cueillies et les tombées
(Z et les pommes tombées).

Terminologie. — La terminologie grammaticale n'est pas
fixée. Tandis que M. Nyrop (V § 14 sv) appelle l'ellipse mémorielle
ellipse proprement dite, M. Bally (Copule zéro) voudrait réserver
le terme d'ellipse à la seule ellipse du discours. — Nous nous
conformerons à l'usage le plus communément reçu en gardant le
mot d'ellipse comme terme générique, pour désigner le phénomène
dans son ensemble. On peut réserver le terme de sous-entente à
l'ellipse mémorielle et celui d'haplologie (non répétition) à l'ellipse
discursive.

1) Ellipse mémorielle

Selon que l'élément ellipse est grammatical ou seulement
phonique, c.à.d. selon qu'il est porteur ou non d'une signification
immédiate, nous parlerons de sous-entente ou d'amuissement.
En principe, il n'y a pas de fossé entre ces deux procédés,
qui se laissent rattacher au même besoin.

a) Sous-entente.

On distingue généralement la sous-entente du déterminé,
celle du déterminant et celle du signe de rapport chargé de
relier le déterminé et le déterminant. Il est difficile de dire
dans chaque cas pourquoi c'est l'une ou l'autre de ces trois
possibilités qui l'emporte ; tout au plus peut-on supposer
à première vue que la sous-entente du déterminé (sujet, etc.)
et celle du signe de rapport (verbe transitif, copule, préposition,
conjonction) sont plus fréquentes que celle du déterminant.
« Le langage est presque toujours très elliptique :
ce qui est sous-entendu, ce n'est pas l'accessoire et l'accidentel
[prédicat, déterminant], qui ne se laisseraient pas deviner ;
mais ce qui est si essentiel qu'on ne manquera pas de le suppléer
[sujet, déterminé, signe de rapport] ». (Goblot § 96).

La liste ci-après énumère les principaux cas de sous-entente
que présente le français avancé.121

Sujet :

Regrette, n'ai plus. — Bien fâché, n'y pouvons rien. — Monsieur
X ? Connais pas.

Les lettres populaires : Les jours sont durs et voudrais bien que…

Voudrais bien de tes nouvelles, suis toujours ici, te prie… Hier
sommes allés… Aujourd'hui avons reçu… (= Prein).

Journaux intimes : Aujourd'hui dîné chez X… Rentré tard… etc.

Sujet impersonnel. : Là-bas faut que vous alliez. — Ya un bureau
de poste à côté.

Substantif déterminé :

On vous le fournira fin (du mois) courant.

L'épreuve du kilomètre (avec départ) lancé.

Vente pour cas (de force) majeur(e), Départ pour cause d'occupation
(par force) majeure (Vittoz 92).

Transit par (chemin de) fer entre la Suisse et les ports français.

Faubourg (Saint)-Antoine (B).

Chaussures extra en (cuir) double veau.

Subordonnante (sujet + signe de rapport) :

Vous avez volé ça : : J'ai volé ça ? (Vous prétendez que, Vous
dites que…)
.

Où veux-tu aller ? : : Où je veux aller ? (Tu demandes où…).

Il est déjà venu ? : : S'il est déjà venu ? (Vous demandes si…).

Que si, Que oui, Que non (Je vous dis que…).

Dans leur maison, pas un seul tapis.

Quand il y a divergence, permis à chacun de faire à sa guise.

Tu iras à tel et tel endroit : : Entendu.

J'essayerai de le faire : : Trop tard maintenant.

Qui, quand, comment, où (c'est) ça ?

Subordonnante dans une circonstancielle :

Donc c'est entendu : si beau je viens, si pluie je reste.

Le cortège aura lieu pluie ou pas pluie.

Besoin ou pas besoin, je te défends de l'acheter.

Son œuvre, commencée alors que jeune étudiant.

Aussitôt que lavé et nourri à l'hôtel, il alla… (Nyrop V § 17).

Bien que déprimées, elles sourirent jusqu'à la fin (ib.).

J'ai acheté ce cheval, quoique un peu cher (ib.).

Celui qui aime les primitifs parce que primitifs (ib.).

Le commandant E., bon catholique, puisque zouave du pape,
mais déplorable Français (ib.).

Nous espérons que ces indications vous faciliteront pour faire
les recherches, c'est pourquoi aussitôt reçu nous nous empressons
de vous les communiquer (APG).

Nous croyons, ainsi que ses camarades le disent, que malgré blessé,
il aura pu être fait prisonnier (id.).

La neige fait son apparition sur les montagnes avoisinantes, et
dès une couche suffisante, nous pourrons bientôt voir les nombreux
fervents des « planches » s'adonner à leur sport favori
(Godet c).122

Qui est, etc. :

Par divers renseignements recueillis, j'apprends que tous ceux
morts
sur le champ de bataille ont pu être enterrés (APG).

Cette revue dépassera en gaîté celle montée à pareille époque
l'année dernière ; Ceux donnés par la nature (Joran n° 54).

Paul, (qui est de) retour de Pans, m'a annonce cette nouvelle
(Vincent 152-3).

Que (+ régime) :

Tu veux je vienne ? Faut je m'en alle ? Il a dit i viendrait
(viendra, veut venir). Je veux pas tous ces types i soyent toujours
à me courir (B 142).

Il nous a dit comme blessure il avait reçu une balle dans le dos,
traversé sa cartouchière et sorti par devant (APG).

Tu hécrira si tu veux au dépôt pour il manvoi un paquet de fait
[= d'effets] de soldat (Prein 76).

Cf. Je languis (d'être) à l'année prochaine (Plud'hun 71).

Préposition d'inhérence (+ prédicatif) :

Une dissolution du Reichstag est considérée impossible par tous
les milieux politiques ; M. C. considérerait excessive la réduction
projetée du programme naval ; On le considère très habile
(Martinon II 497).

Nos prix déjà connus excessivement bas ne seront rien à côté de…
(réclame).

L'écueil à éviter, c'est que les personnages inventés par l'auteur
n'apparaissent plutôt des représentations d'idées abstraites que
des êtres bien vivants.

Préposition :

Le fils Dupont, la fille Durand (Joran n° 134).

Voyez caisse ! Voyez terrasse ! Voyez guichet 5 !

Mallette placage, doublure fantaisie, coloris mode, modèle luxe,
cousu main, etc.

Œuf coque, œuf plat, fine Maison (B 167).

La partie texte, fer, maçonnerie, etc.

Le facteur temps, argent, etc.

La question approvisionnement, ravitaillement, etc.

Le trafic marchandises, le mouvement marchandises du PLM, les
chiffres de la circulation voyageurs, etc.

Préposition composée > simple :

C'est en face la Sorbonne ; Continental Hôtel, face les Bains.

Le pavillon est placé hors la vue des promeneurs.

Au point de vue enseignement ; Placez-vous au point de vue relief ;
Au point de vue formation de l'infanterie (Thérive NL 10. 4. 26).

Rapport à ces nuages-là, il va pleuvoir.

Jusque deux heures, Jusque maintenant, Jusque la Madeleine.

Crainte de vous nuire, qu'on ne vous nuise (Vincent 47-8).

Je vous l'apporte d'ici la semaine prochaine.

Cause départ ; Cause santé (annonces).

On vous le fournira courant avril.

C'est vis-à-vis l'église ; Vis-à-vis la porte de gauche.

Près le pont ; Près la porte Maillot.123

Déterminant :

Rompez ! (les rangs).

Allons, ouvre ! (la porte).

Aujourd'hui, tout le monde veut avoir sa voiture (automobile).

Le garçon n'annonce pas : un café, deux cafés, mais : Versez pour
un, pour deux, etc. (B 167). — Versez, au premier !

La copie (ci-)incluse (Martinon II 477 n).

Un essuie(-mains) (B).

Avoir le dernier (mot).

A la première belle (occasion).

b) Amuissement.

Il n'y a pas de fossé véritable entre l'ellipse proprement
grammaticale ou sous-entente, dans laquelle le signe passé
sous silence est toujours accompagné d'une signification
distincte, et l'ellipse phonique ou amuissement. Par ce dernier
terme, nous désignons tous les cas d'ellipse mémorielle qui
intéressent le signe — phonèmes, syllabes, groupes de syllabes
— à l'exclusion de la signification.

Que l'amuissement porte sur le commencement, le milieu
ou la fin des mots, sa fréquence et son étendue sont d'autant
plus grandes que le mot est plus long ; le resserrement est
surtout fonction de la longueur de l'ensemble. La loi « pâte /
pâtissier / pâtisserie », qui constate qu'un phonème est prononcé
d'une manière d'autant plus brève que l'ensemble dont
il fait partie est plus long (ā/a/ă), ne se vérifie pas seulement
pour la durée des phonèmes isolés, mais encore pour les
groupes de phonèmes (syllabes) et les groupes de syllabes
(mots). Exemples :

Début :

(au rev)oir m(on)sieur.

(bon)jour m(on)sieur.

(pas) du tout.

Dites-moi où est-ce qu'il a passé > où s'qu' il a passé > où qu'il
a passé.

(sa) cré bon Dieu !

(n'est-)ce pas ?

(mar)chand de vin ; cf. chandail (← marchand d'ail).

Ce sera (bien)tôt plus qu'un souvenir.

(Qu'est-ce que) c'est que ça ?

(Qu'est-ce) que ça fait ?

Milieu :

Fêtes gymn(ast)iques.

V(oi)là l'affaire.124

(Mer)ci m(ademoi)selle, (au rev)oir m(ademoi)sélle, etc.

S'(il vous) plaît (ex. Passons les places splè).

Ba(taillon) d'Af(rique), Chass' d'Af'.

Vél(odrome) d'Hiv(er).

Auto(mobile omni)bus.

Mar(échal des lo)gis ; mar(gis-)chef.

Ciné(mato)graphique ; ciné-a(rti)ste, puis avec analogie : →
cinéaste.

Radio(télé)phonie.

Marie-Louise > Marise.

Fin :

Arti(llerie).

Bénef(ice).

Fantaise (< fantaisie).

Fortif(ications).

Occase (< occasion).

Perme (< permission).

Redingue (< redingote).

Transat(lantique).

Faire des magnes (<manières).

Adieu, bon app(étit).

L'immense majorité des amuissements populaires porte
sur la terminaison des mots. On remarquera aussi que la
coupure se fait très souvent sans qu'il soit tenu compte de
la limite entre radicaux et suffixes ; ces sortes d'abréviations
s'attaquent en effet de préférence à des ensembles tous déjà
plus ou moins figés, et qui par cela même font une impression
de longueur. C'est en même temps un indice du peu de valeur
que le français avancé attache aux suffixes traditionnels :

Apé(r-itif).

Elle est dans un san-a(torium).

Un collabo(r-ateur).

Un accu(mul-ateur).

Un mémo(r-andum).

Un transfo(rm-ateur).

Entre l'amuissement qui frappe des groupes entiers
de phonèmes et de syllabes (ex. photo, auto, apé, etc.) et celui
qui ne porte que sur des éléments isolés (ex. peut-être > ptèt'
bien), il n'y a pas non plus de fossé bien profond. Voici une
liste des principaux amuissements de phonèmes :

p) Peut-être : ptèt' bien qu'il est malade > tèt' bien…
Petite : Tït'fille, tit'maison, etc.
Septembre > qqf. settembre (B 176).
Ostiner, ostiné (Martinon II 583), oscur, nonostant (B 48),
qqf. ostacle (ib.).125

m) Cataplasse, catéchisse, rhumatisse (Martinon I 275).
Certains ensembles d'une forme verbale et d'un autre
mot se prononcent rapidement de façon à ne plus former
qu'un mot : J'aime-mieux > j'aimieux (B 48).

t) Augusse, busse (Z buste) ; dentisse, artisse, anarchisse, etc.
(B 51 : règle générale pour tous les mots en -uste et
en -iste).
Illusse ; indigesse, orchesse (B 51).
Insèque, architèque ; strique, intaque, compaque, etc. (ib.).
Congession (B 18), sugession (B 28).

d) Madame > Maame > Marne Durand.
Clotilde > Clotile (B 91).
Est-ce que c'est nous qu'on (d)vient plus intelligents, ou
si c'est eux qui (d)viennent plus bêtes ?

n) Donne-moi > domoi (B 48).

k) Ave(c) lui, ave(c) toi, etc.
Réduction du groupe ks à s : escursion, estraordinaire,
esprès, esplosion, esquis, escuses, etc. etc.
Accent > l'assent de Marseille.

g) Examen > examen (B 46).
Sugession.

s) Dans l'autobu.
Cassi, syphili (B 50).
Bicep (B 54).
Bissectile (B 176).

v) Ca-àlier, a-oir, au re-oir (B 46) ; a-ec (B 141).
Voyons voir : wayõwar.
Dépêche-toi, viens vite : yẽit.

r) Su l'dos, su l'banç, su l'journal, su l'boulevard, etc.
Pou les pauvres ; Poutant je l'ai vu.
Lossque, passque.
Mécredi.
Elimination de la finale -re : 1) pauv'femme, une liv'de
sucre, quat'francs, une aut'fois, etc. etc. ; 2) tous les
infinitifs de la 4e conjugaison : mett', combatt', défend',
prend', etc. etc.

l) E(lle) vient, è vient pas ; Ez ont…, Iz ont…
Qué sale métier !
Yen n'a p(l)us, ça n'est pus ça.
Emp(l)oyé (B 49).
Quéquefois, quéque chose, quéqu'un, quéques-uns.
Cela > ça ; celui-là > çui-là.
J'lui dirai ça > j'ui dirai ça.
Elimination de la finale -le : aimabe, vignobe, meube,
ensembe, trèfe, sièque, simpe, impossibe, mufe, etc.
Elimination de l devant yod : miyon, miyard, miyer ; miyeu,
souyer, escayer, biyeux, famiyer ; au yeu de (Z au lieu
de) ; yeutenant (B).126

yod) Peut-être bien que oui > tètbẽ. Eh bien > èbẽ. Bien dit >
bẽdi. C'est bien vrai > bẽvrè.
Gruyère > gruère (B 55 ; Joran, p. 135) ; Tuyau (tɥiyo) >
tüo (Joran p. 135).
Guillemet > guimet.
Relatifs tronques : C'est déjà toi qu'as pas voulu qu'on
les prenne, C'est une petite qu'aime à s'amuser, C'est
lui qu'est pas venu, J'ai ma femme qu'est malade.

) Et pis. — Pissque. — Depis.
T'es pas gentil.
J'lui dirai ça > j'ui dirai ça > j'i dirai ça. — Cet i, résidu
de (l)ui, est interprété après coup comme y : J'y ai
flanqué une gifle, Dis-lui que j'y rendrai ça.

i) Çui qui m'a dit ça, 'l a menti, Çui-là qu'est pas là, 'l en
aura pas (B 102) ; 'l a pas vu ça, lui (B 109).

u) S'coupe.
C'est pas t't à fait vrai ; Je reviendrai t't à l'heure.
Vlez-vous v'taire. Nous n's en allons.

é) Lz hommes, mz enfants, dz autres (Nyrop, Manuel phonét.,
§ 97)

è) Çte femme, çt'homme ; çt'un fou ; çt-à-dire.
Oui m(ais) enfin.
App'tit.
Il est d'jà venu.
Apr'midi, çllule, srrure, la lssive, etc.
'coûte un peu ! 'coûte voir un peu !

o) Alcol, alcolisme ; zologie, Copérative.

ö) Peut-être > ptètr.
Déj'ner.
Monsieur > oui msyõ.

a) M'man, man.
'dieu ! 'ttention ! 'ttends un peu ! 'vec qui ?
Qqf. qu'rante (B 97).
C(a)outchouc, extr(a)ordinaire.

ä) 'core un peu. — 'core une fois.

2) Ellipse discursive (haplologie)

L'ellipse discursive est l'omission d'un élément logé
dans la chaîne du discours. Comme pour la sous-entente,
l'élément ellipse peut être un déterminé :

Je m'arrête, ( ) finirai demain (Prein 4) ; Voilà quelque temps
que je leur ai pas écrit mais ( ) m'en occuperai prochainement
(ib.) ; Mon impression est qu'elle vous rejoindra cet hiver mail
() ne manque de rien (id. 5).127

On pourrait envoyer des cartes postales… Des ( ) en couleurs
et des ( ) en noir (Nyrop V § 21) ; Eh bien ! tu sauras qu'les chasseurs
à pied et les chasseurs à cheval, ça fait deux : : Zut,
j'oubliais les ( ) à cheval (ib.).

un déterminant : Illustrations dans ( ) et hors texte, ou un
signe de rapport : Sous peine d'échouer et même ( ) périr
(Joran n° 84).

Ces exemples ne se distinguent guère de l'haplologie
proprement dite. Celle-ci, au sens étroit, est la non-répétition
de syllabes en contact :

de de : Les poésies de Musset.

un un : Le papier destiné à l'imprimerie se vend en feuilles plus
ou moins grandes selon qu'on les destine à être pliées un
peu plus ou moins grand nombre de fois (éditeur).

l… l… : Ex. correct : la plus jolie carte ; cf. la carte la plus jolie,
où les deux la sont distingués.

Si joint un mot pour lui en vous priant M. le Directeur d'avoir
la bonté de lui faire parvenir je vous en serais reconnaissant
(APG) ; Je joins à cette lettre, une lettre pour mon
mari, si vous pouvez avoir son adresse, je compte sur vous
pour lui faire parvenir (id.) ; Depuis la lettre que tu m'as
envoyé ta photo pour notre fille je n'en ai pas reçu d'autres,
je lui ai porté dimanche dernier (Prein 8) ; Je lui hai fait
une (n)otre carte et je lui hait envoihée (ib.).

que que (all. als dass, angl. than that) : Rien n'est plus sûr
que vous vous êtes trompé ; Je ne saurais dire autre chose
qu'il a commis une faute (Martinon II 415) ; Je ne crains
rien tant qu'il s'en aille (ib.), etc.

Pris dans un sens plus large, le terme d'haplologie peut
aisément servir à désigner l'ellipse discursive en général,
c.à.d. toute non-répétition (h. progressive) ou non-anticipation
(h. régressive), en contact ou à distance, sous une forme
identique ou approchante, d'un simple phonème, d'une
syllabe ou d'un mot.

Cette extension du terme d'haplologie est conforme aux
faits. Livrées à elles-mêmes, les langues manifestent une
répulsion plus ou moins vive pour la répétition fortuite des
phonèmes, des syllabes et des mots ; et cette répulsion est un
des cas où l'instinct collectif semble d'accord avec la grammaire
impérative : tous les écoliers de France et de Navarre
connaissent la règle qui interdit les répétitions de mots.
128Seulement, la tendance spontanée porte sur les phonèmes
isolés et les syllabes autant que sur les mots entiers, et en
contact comme à distance.

La cacophonie des k est particulièrement sensible aux
oreilles françaises :

quelque… que : Quel âge qu'on, ait, Sous quelle forme que
ce soit, A quelle époque que ce soit, Pas de politique ni de politiciens
de quelle couleur que ce soit (jx), Les citoyens à quel
parti qu'ils appartiennent (jx), Monsieur quelle nouvelle que
vous puissié me dire nesité pas car… (APG), Nous vous serions
tous très reconnaissants de bien vouloir nous faire parvenir
un renseignement de quelle façon puisse être son sort (id.).

quand… que : Quand c'est tellement grand et il y a tant de
choses, Comme quand on coupe une ficelle et ce qu'il y a au
bout tombe, Comme quand un tuyau crève et ça gicle dehors,
Pendant qu'on décharge les mulets et on range les paquets.

que… que : Madame S. pourrait s'adresser là-bas le corps
n'en sait pas plus que je viend de dire (APG, Z que ce que) ;
Il paraît avoir compris que la stérilisation du labeur paysan
pouvait conduire à la même catastrophe que les réquisitions
et l'impôt en nature ont produite dans la Russie soviétique
(jx, Z que celle que) ; Nous étions nourris de musique et nos
têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage presque les
mêmes effets que les causes purement sonores produisaient
sur nos êtres nerveux (P. Valéry, Z que ceux que).

Après avoir énuméré quelques variétés d'haplologie
verbale et d'haplologie syllabique, il nous reste à examiner
l'haplologie phonique. Entre cette dernière et les autres,
il n'y a qu'une question de degré : Qu'est-ce que c'est que ça ?
> kèkksa. > kèsèsa ; Qu'est-ce que ça fait ? > kèksafè >
kèsafè.

La même réluctance pour la répétition fortuite explique
la suppression d'un grand nombre de liaisons : Un attenta(t)
affreux, po(t) à tabac, to(t) ou tard, aussitô(t) après, bientô(t)
après, est-ce que vous ire(z) aux eaux, etc. etc. On voit donc
que l'haplologie va jusqu'à l'emporter sur la tendance, si forte
par ailleurs, à réduire l'hiatus.

La question de l'e muet intervient également ici. On
sait le sort que réserve à cet ə le français avancé ; la langue
correcte même n'admet pas sa répétition dans une suite de
deux ou plusieurs syllabes, et la « loi des trois consonnes »
pourrait s'appeler tout aussi bien la « loi des deux voyelles ».
129Exemples : *ça nə mə fait rien, *veux-tu tə ləver, *on
sə dəmande, *il restə dəbout, *tu mə rəssembles, *vous rədəvənez
jeune, *on mə lə donne, *si jə lə savais. — A plus forte
raison, la répétition multipliée de la même voyelle entraîne
une bouillie imprononçable : *jə nə mə lə rappelle pas (d'où :
je ne m'en rappelle pas), *jə nə tə lə rəfuse pas (d'où pop.
je t'y refuse pas), *jə nə tə lə rədəmanderai pas, etc.

Le traitement traditionnel est la dissimilation (ə/è),
dont il a été parlé : ləver / lèvərai ; chapəlier / chapellərie ;
brəvet / brèvəté, etc. Mais la langue moderne se sert de préférence
de l'amuissement, selon deux séries qui semblent
bifurquer socialement :

Série populaire : : Veux-tu təlver, on sədmande, il restədbout,
tu mərsembles, on məldonne, si jəl savais, çtəfnêtre, etc..

Série plus relevée : Veux-tu tləver, on sdəmande, il restdəbout,
tu mrəssembles, on mlə donne, si jlə savais, cettfənêtre, etc..

Cette tendance brachylogique est si forte qu'elle s'étend
même aux cas où il n'y a pas répétition d'un e muet : atlier,
dmain, rnoncer (Plud'hun 16), amner, enlver ; lmarchand
n'avait pas ça ; du 60 à l'heure qu'i f'saient !

Ce point de phonologie est très important ; le parler
populaire amène ainsi le français à connaître des consonnes
à fonction vocalique (r l m n voyelles) telles qu'en possède
l'allemand et telles qu'elles existaient probablement en indoeuropéen.
Le français y avait répugné jusqu'à présent.

Les abréviations sémantiques et formelles étudiées dans
ce chapitre montrent que si le français était, sur ce point,
livré à lui-même, il ne tarderait pas à devenir une langue
monosyllabisante ou monosyllabique du type de l'anglais ou
du chinois, avec tous les avantages et inconvénients qui s'y
rattachent. Nous avons signalé les multiples dangers d'homophonie
qui résultent de la marche vers le monosyllabisme,
et nous renvoyons à la loi que nous avions formulée : la différenciation
est fonction de la brièveté.130

Chapitre IV
Le besoin d'invariabilité

Bally LV 205 sv ; Bull. Soc. Lingu.,
23, 119 n.

Bergson, Evolution créatrice, 171 sv.

Nyrop III § 638 sv. (Dérivation impropre).

Sechehaye, Structure logique de la
phrase
, 102 sv.

Langues où l'invariabilité du signe
est particulièrement avancée :
l'anglais, et surtout le chinois.

C'est un philosophe, M. Bergson, qui a le mieux aperçu
le principe qui constitue le trait essentiel du langage humain,
la mobilité du signe :

« Les sociétés d'insectes ont sans doute un langage, et ce
langage doit être adapté, comme celui de l'homme, aux nécessités
de la vie en commun. Il fait qu'une action commune devient possible.
Mais ces nécessités de l'action commune ne sont pas du tout
les mêmes pour une fourmilière et pour une société humaine.
Dans les sociétés d'insectes, il y a généralement polymorphisme,
la division du travail est naturelle, et chaque individu est rivé
par sa structure à la fonction qu'il accomplit. En tout cas, ces
sociétés reposent sur l'instinct, et par conséquent sur certaines
actions ou fabrications qui sont plus ou moins liées à la forme des
organes. Si donc les fourmis, par exemple, ont un langage, les
signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien
déterminé, et chacun d'eux rester invariablement attaché, une
fois l'espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération.
Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire,
dans une société humaine, la fabrication et l'action sont de forme
variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle,
131n'y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage
qui permette, à tout instant, de passer de ce qu'on sait à ce qu'on
ignore. Il faut un langage dont les signes — qui ne peuvent pas
être en nombre infini — soient extensibles à une infinité de choses.
Cette tendance du signe à se transporter d'un objet à un autre
est caractéristique du langage humain. On l'observe chez le petit
[172] enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et
naturellement, il étend le sens des mots qu'il apprend, profitant
du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie
pour détacher et transporter ailleurs le signe qu'on avait
attaché devant lui à un objet […]. Ce qui caractérise les signes
du langage humain, ce n'est pas tant leur généralité que leur
mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent
est un signe
mobile. » (Evolution créatrice, 171-2).

Le même problème peut être posé en d'autres termes.
L'opposition bergsonienne du signe adhérent et du signe
mobile correspond à l'opposition faite par F. de Saussure
entre le symbole et le signe arbitraire (CLG 103) : Le symbole
a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il y
a un rudiment de lien naturel entre le signe et la signification.
Autrement dit, le signe adhère à la signification. Le symbole
de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par
n'importe quoi, un char par exemple. — Le signe arbitraire,
au contraire, est immotivé, c.à.d. que rien ne le rattache
naturellement à la signification (= signe mobile).

Il est aisé de voir pourquoi le signe linguistique est
mobile. Logiquement, il faudrait qu'à chaque signe corresponde
1 signification. C'est là le point de vue du signe
adhérent ou du symbole, et c'est bien à peu près ce que l'on
constate dans les langues dites primitives, qui consacrent
un signe spécial à chaque signification particulière mais n'ont
pas de termes pour rendre les idées abstraites. Il en résulte
une multiplication des signes à l'infini, et un effort de mémoire
inouï. Le besoin d'économie pousse le langage à remplacer la
multiplicité des signes particuliers par des signes mobiles
pouvant traduire tour à tour un grand nombre de significations
distinctes. Cette généralisation ne s'arrête pas au
signe générique (ex. arbre, maison, véhicule, colis, etc.) ; elle
va jusqu'au signe catégoriel (signes désignant le concept de
chose, d'être, de qualité, d'action, etc.).132

Dans le camp des logiciens et des psychologues aussi
bien que dans celui des linguistes, on a abandonné de plus
en plus la croyance au parallélisme psycho-linguistique,
pour reconnaître l'alogisme des catégories grammaticales.
Les « parties du discours » sont loin d'être un simple décalque
des catégories de la pensée ; les correspondances établies entre
le Substantif et la « substance », l'Adjectif et la « qualité »,
l'Adverbe et la « manière », le Verbe et le « procès », la Préposition
et la « relation », etc., ne conviennent que trop souvent
aux manuels de grammaire et de logique à l'ancienne
mode. Un substantif, par exemple, n'est pas rivé à la notion
de « substance », il peut supporter une idée de « qualité »
(ex. la beauté) ou de procès (la venue) ; un adjectif peut
contenir une idée de « substance » (la production livresque
de l'Allemagne), un verbe une idée de « qualité » (rougir), etc.

Dès qu'on pénètre dans la réalité du langage vivant
pour observer sur le vif le déroulement des phrases dans la
parole, on voit bien vite combien est risquée la tentative
d'établir un parallélisme rigide entre les cadres de la pensée
et les moules de la grammaire. Le besoin de disposer de signes
mobiles et maniables tend au contraire à permettre qu'une
seule et même catégorie grammaticale supporte tour à tour
des valeurs et catégories de pensée différentes.

Le problème de la traduction, dont la théorie pourrait
tenir en quelques lignes, montre très bien la différence entre
les deux ordres de faits. La traduction « littérale » .consiste
à traduire à l'aide des mêmes catégories grammaticales,
mais aux dépens de l'identité sémantique ; exemple : zuletzt
ging sie nach Hause zurück > finalement elle retourna chez
elle. La traduction « libre » cherche à obtenir l'identité sémantique
aux dépens de l'identité des catégories grammaticales :
elle finit par retourner chez elle.

La croyance au parallélisme psycho-linguistique donne
lieu à des erreurs fréquentes ; parce que des signes sont identiques
de forme, on croit qu'ils appartiennent nécessairement
à la même catégorie. Le mélange du substantif et de l'adjectif
en une catégorie unique est un exemple de cette erreur :
« Substantifs et adjectifs échangent leurs rôles dans toutes
133les langues ; grammaticalement il n'y a pas entre eux de
limite tranchée. On peut les réunir tous deux dans une catégorie
unique : celle du nom. » (Vendryes, Langage, 138). Ou
bien, parce que dans une langue le pronom possessif est interchangeable
avec le pronom personnel (ex. ma venue = je
viens), on appellera cette langue une langue à « conjugaison
possessive » ; parce que dans une langue le nom est interchangeable
avec le verbe (jap. la neige tombe = la chute de
la neigé
), on appellera cette langue une langue à « conjugaison
nominale », etc. etc. Autrement dit, on déduit faussement
de l'identité des signes celle des significations, sans se douter
que le besoin d'économie n'efface les différences formelles
superflues qu'en gardant strictement la différence des fonctions.

Historique. — Le parallélisme psycho-linguistique est
soutenu par le logicien Keynes et par l'école de linguistes qui va
de Humboldt et Steinthal jusqu'à Wundt et Cassirer. Ont réagi :
chez les logiciens, Goblot (§ 96 et passim) ; chez les linguistes :
H. Paul, Marty, Jespersen, et l'école de Saussure. Cf. 0. Funke,
Studien zur Geschichte der Sprachphilosopie, Bern 1928.

Cette mobilité du signe dépend non seulement de l'arbitraire
du signe par rapport à la signification, mais bien
plus encore de celui de la signification, c.à.d. de la pensée,
par rapport à la réalité pensée. De même que le langage n'est
pas un simple décalque de la pensée, notre pensée, elle non
plus, n'est pas un simple décalque du donné, c.à.d. des perceptions
qui nous viennent du monde extérieur et de nos
sensations du monde subjectif (v. Bally LV 148-9 ; Contrainte
sociale
 : Revue Intern. de Soc, 35, 218 sv).

Il est aisé aussi de voir pourquoi la pensée est mobile par
rapport à la réalité pensée. Les faits que nous percevons et
sentons ne sont toujours que singuliers, individuels, détaillés.
Pour les « penser », le besoin d'économie nous pousse à simplifier
la multiplicité du perçu, à la classer en un certain
nombre de groupes et de sous-groupes. La pensée élabore
la variété formidable du donné en y substituant des représentations
134génériques : le concept est une signification générique,
c.à.d. une signification interchangeable d'une signification
particulière à une autre (le concept « maison », par
exemple, peut se substituer à tour de rôle à un nombre énorme
de perceptions de maisons singulières, aucune n'étant identique
à l'autre ; v. Sapir, Language, II-2).

Le passage de la réalité au langage suppose donc un
double décalage, entre la réalité et la pensée d'abord, ensuite
entre la pensée et le langage. De ces deux arbitraires, seul
le second intéresse directement la linguistique, le premier
ressortit à la psychologie.

Nous insistons sur ce dernier point, parce qu'on a cherché
à transporter dans le domaine du langage des distinctions
qui n'appartiennent ni à la langue ni à la pensée. Ainsi celle
proposée par Brentano et Marty entre les prédicats (et les
déterminants) qui enrichissent leur sujet (leur déterminé) et
ceux qui le modifient (v. Brentano, Psychologie, II 62 n) ;
ex. Pierre est savant (enrichissement du sujet) / Pierre est
mort (modification du sujet). La pensée et le langage sont
indifférents à cette distinction, qui n'appartient qu'à la
réalité. « Quand nous disons l'enfant devient homme, gardons-nous
de trop approfondir le sens littéral de l'expression.
Nous trouverions que, lorsque nous posons le sujet enfant,
l'attribut homme ne lui convient pas encore, et que, lorsque
nous énonçons l'attribut homme, il ne s'applique déjà plus
au sujet enfant. La réalité, qui est la « transition » de l'enfance
à l'âge mûr, nous a glissé entre les doigts […] La vérité est
que, si le langage [et la pensée] se moulait ici sur le réel, nous
ne dirions pas l'enfant devient homme, mais il y a devenir de
l'enfant à l'homme
. Dans la première proposition, devient est
un verbe à sens indéterminé, destiné à masquer l'absurdité
où l'on tombe en attribuant l'état homme au sujet enfant. »
(Bergson, Evolution créatrice, 338).

Comme nous l'avons indiqué plus haut, le besoin d'économie
pousse le langage et la pensée à escamoter tout détaillage
superflu, toute distinction qui n'est pas nécessaire à la
compréhension. Même pour le professeur qui enseigne dans
ses livres et de sa chaire que la terre tourne autour du soleil,
135il est plus commode dans la vie quotidienne de dire et de
penser « le soleil se lève, le soleil se couche », etc.

Le défaut de correspondance, dû à la mobilité du signe,
entre catégories grammaticales et catégories de pensée a
conduit quelques savants à une conclusion que l'on pourrait
appeler défaitiste. Puisque les catégories grammaticales ont
un caractère aussi nettement trompeur, à quoi bon les étudier
et pourquoi ne pas les laisser en dehors même de la recherche
scientifique ? « Après épreuve, après des années passées à
chercher la solution du problème, j'ai été amené à penser
qu'aucune retouche à l'ancien plan ne pouvait suffire, qu'aucun
reclassement des phénomènes grammaticaux ne saurait
échapper aux défauts inhérents à la classification d'Aristote.
Les parties du discours ont fait leur temps. C'est une scolastique
qui doit à son tour disparaître. » (Brunot, Revue universitaire,
29, 166 ; v. dans le même sens, Sapir, Language, 125).

Il n'en est pas moins vrai que les catégories grammaticales,
loin d'être une invention d'Aristote, sont réellement
conçues comme telles par les sujets parlants, en vertu des
rapports de forme et de fonction qui servent à classer les
signes entre eux dans la mémoire et dans le discours.

La sociologie livre ici un parallèle frappant. Le cas du
linguiste qui voudrait étudier le langage sans tenir compte
des institutions grammaticales ressemble à celui du sociologue
qui ferait fi des institutions de la société — Etat, Administration,
Parlement, Partis, Armée, Droit, Mariage, Eglise,
etc. etc. — sous prétexte que ce sont là des cadres imparfaits
et trompeurs (ce qu'ils sont en effet).

Or cette mobilité du signe, cette faculté de pouvoir être
transposé d'une valeur sémantique ou d'une catégorie grammaticale
à l'autre, au lieu de faire le désespoir du linguiste,
sont précisément ce qui devrait l'intéresser le plus. « Si la
langue fait passer si aisément les signes d'une catégorie dans
une autre, c'est par un ensemble de procédés transpositifs
qu'elle met au service de la parole, et qui prouvent par contrecoup
la réalité des catégories entre lesquelles se fait le passage.
136Mais la transposition n'a jamais été l'objet d'une étude méthodique
[v. aujourd'hui Sechehaye, Structure logique de la
phrase
, 102 sv] ; elle plonge pourtant très avant dans le mécanisme
de la langue, et souvent la manière dont un idiome
opère ces échanges fonctionnels suffit à le caractériser. »
(Bally, Bull. Soc. Lingu., 23, 119 n).

L'arbitraire du signe, et la mobilité qu'il permet, étant
admis en principe, il faut bien reconnaître qu'en pratique
cette mobilité est chose toute relative. La faculté de transposer
un signe d'une valeur sémantique ou d'une catégorie
grammaticale à l'autre peut être plus ou moins aisée ou
difficile selon le degré d'invariabilité du signe

La variabilité du signe apparaît sous des formes très
diverses. La variation peut être régulière ; ainsi le radical
des verbes de la 2e conjugaison est variable, mais il se modifie
en vertu d'une alternance régulière qui vaut pour l'ensemble
des verbes de cette conjugaison (je fini-s / nous finiss-ons, etc.).
La variation peut être partiellement ou totalement irrégulière ;
dans ce dernier cas, on parlera de supplétion (ex. je vais,
tu vas, nous all-ons, j'i-rai). La séquence peut être également
variable ou invariable ; le dérivé compte-rendu jure avec le
verbe composé dont il est tiré (rendre compte).

Le même problème peut se poser sur le plan du discours.
Les diverses significations n'ont pas toujours une expression
distincte, mais peuvent être exprimées cumulativement,
pléonastiquement ou discontinûment. Leur, du, au, dont, etc.,
sont des signes mixtes cumulant deux ou plusieurs fonctions
(leur « à eux », du « de le », au « à le », dont « que de lui », etc.),
l'accord oblige au contraire à exprimer plusieurs fois ce qui
n'est pensé qu'une fois (belle petite chatte blanche), et la
discontinuité détruit la succession logique des éléments :
les langues slaves de civilisation.

Le fait que le signe est obligé, en vertu des rapports qui
le lient à d'autres signes logés dans la mémoire ou dans le
discours, de changer constamment de forme, nécessite de
la part des sujets parlants et entendants un effort supplémentaire
137de mémoire et d'attention. Le besoin d'invariabilité,
un des plus impérieux du langage, tend à toujours conserver
à un signe, en dépit des rapports mémoriels et discursifs
qu'il soutient avec le reste du système, la même forme afin
d'alléger autant que possible l'effort de mémoire et d'attention
à fournir. Le moindre effort de mémoire est la raison
d'être du signe mobile et invariable.

La marche des langues de grande communication vers
l'invariabilité de plus en plus forte des pièces du système a
été soulignée par divers auteurs. M. Bally a signalé et esquissé
le problème en se plaçant au point de vue de la transposition,
et a consacré quelques pages à montrer « l'interchangeabilité
toujours plus aisée des fonctions avec un minimum de changement
des signes ; les mots, parties de mots, membres de
phrases et phrases entières qui sont appelés à d'autres fonctions
que celle qui leur est habituelle, assument leur nouveau
rôle sans modifier leur forme, ou en la modifiant très peu.
Le phénomène se vérifie, par exemple, lorsqu'un verbe peut
être indifféremment transitif ou intransitif (cf. anglais he
stops a watch
et the watch stops), quand un verbe devient,
dans les mêmes conditions, un substantif (to stop, a stop) ou
un élément de composé (a stop watch). Il suffit de comparer
des passages semblables en grec et en latin pour voir que
dans ces langues la transposition est fortement caractérisée,
et par conséquent plus difficile (grec γαμέο « épouser » et
γαμίζω « faire épouser », ἵππος, τρέφω et ἱπποτρόφος « qui nourrit
des chevaux », etc.). Même constatation dans le régime de
la phrase : c'est par des modifications toujours plus légères
qu'une proposition indépendante peut devenir terme d'une
phrase, ou phrase subordonnée (cf. d'une part latin erras et
puto te errare, d'autre part anglais You are wrong et I think
you are wrong
). » (Bally LV 205-6).

Nous étudierons dans ce chapitre comment le besoin
d'invariabilité, en réduisant les modifications formelles à
un minimum, cherche à rendre la transposition linguistique
138aussi aisée que possible. Nous distinguerons trois types de
transposition : la transposition sémantique, la transposition
syntagmatique et la transposition phonique.

La transposition sémantique est le passage d'une valeur
sémantique à l'autre. Par exemple, le passage d'une personne
à l'autre (je/tu/il ; moi/toi/lui) est une transposition sémantique ;
de même, le passage d'un nombre à l'autre (je/nous ;
tu/vous ; il/ils).

La transposition syntagmatique est le passage d'une
catégorie syntagmatique à l'autre. Par exemple, le passage
du sujet à l'objet (je/me ; tu/le ; il/le ; ils/les) est une transposition
syntagmatique ; de même, le passage de la syntagmatique
libre (syntaxe) à la syntagmatique plus ou moins
condensée (morphologie), par exemple la transformation d'un
prédicat en un déterminant (la maison est à moi > ma
maison) ou celle d'une phrase en un substantif abstrait (la
rosé est belle > la beauté de la rosé), et ainsi de suite.

La transposition phonique est le passage d'une sous-unité
à une unité, et inversement. Ainsi je et moi, tu et toi,
il et lui, ils et eux, ne sont pas interchangeables ; nous, vous,
elle, au contraire sont invariables à ce point de vue : ils peuvent
fonctionner tantôt comme sous-unités (nous-allons,
vous-allez, elles-vont) tantôt comme unités (nous, nous-allons ;
vous, vous-allez ; elles, elles-vont).

Nous étudierons donc successivement : les transpositions
sémantiques, abstraction faite de toute transposition syntagmatique
ou phonique ; les transpositions syntagmatiques,
abstraction faite de toute transposition sémantique ou phonique ;
les transpositions phoniques, abstraction faite de
toute transposition sémantique ou syntagmatique — en
examinant chaque fois comment le besoin d'invariabilité
cherche à rendre le passage aussi aisé que possible.

A) Transposition sémantique

La langue familière et la langue populaire aiment à se
servir d'expressions vagues, dès que la compréhension n'exige
pas de termes plus précis ; elles se dispensent de marquer par
des termes spéciaux toutes les différences de signification. Il
139suffit, pour se rendre compte de ce fait, de comparer le vocabulaire
journalier avec la terminologie technique et scientifique.
Les langues spéciales tendent à restreindre l'extension
sémantique des signes qu'elles emploient, les langues de
grande communication tendent à la généraliser. Cette généralisation
du signe comporte diverses variétés, telles que le
signe générique, le signe indifférent, la figure effacée, la
fausse figure.

Le signe générique — appelé aussi signe passe-partout
ou signe à tout faire, par exemple homme, chose, faire, etc. —
est un signe interchangeable d'une signification particulière
à l'autre à l'intérieur d'une catégorie grammaticale donnée.
Un mot comme véhicule peut fonctionner tour à tour à la
place de char, voiture, camion, roulotte, auto, wagon, etc. ; le
colis désignera selon l'occurence un paquet, une caisse, un
panier, une valise, un ballot, et ainsi de suite. Parallèlement, dans
le domaine du verbe la copule (par exemple être, avoir, devenir,
faire) n'est pas autre chose qu'un verbe transitif générique.

Les grammairiens qui opèrent avec des jugements de
valeur appellent le signe générique un terme « vague » et
parlent de « confusions », d'« ignorance », etc. Comme nous
l'avons signalé dans l'Introduction déjà pour la notion de
l'oubli, le vague, la confusion et l'ignorance peuvent avoir
leur raison d'être ; elles servent inconsciemment le besoin
d'invariabilité. La fonction économique du signe générique
est évidente : il dispense la mémoire de retenir une foule de
signes particuliers dont l'emploi serait superflu, et forme
ainsi la contre-partie, dans le domaine des associations de
mémoire, de ce que nous avons appelé la brièveté sémantique.

Les signes indifférents (dans le jargon : voces mediæ)
réalisent l'interchangeabilité des contraires, en permettant
de faire l'économie des antonymes. Ainsi sentir est un verbe
indifférent, parce qu'il permet de marquer aussi bien un
procès qui part du sujet qu'un procès qui va vers lui : Tu
sens comme ça sent ? Beaucoup de mots peuvent être pris
indifféremment en bonne ou en mauvaise part (fr. av. grâce à
cet échec, commettre un acte héroïque, jouir d'une mauvaise
réputation, risquer de réussir, etc.) ; v. Nyrop, IV § 199 sv.140

La transposition sémantique ne doit pas être confondue
avec la figure. Cette dernière, dont il sera reparlé, est un
procédé expressif obtenu par l'association voulue de deux
valeurs, la valeur première (ou sens propre) et la dérivée
(ou sens figuré) ; la transposition sémantique pure postule
au contraire l'oubli ou le refoulement du sens premier. Commettre
des vers
est une figure plaisante, dont l'expressivité
repose sur le rappel de la valeur proprement péjorative du
verbe commettre (commettre un crime, un pécher) ; commettre
un acte héroïque
est une simple transposition, rendue possible
par l'oubli du sens premier.

On voit bien par là comment le point de vue descriptif
(statique ou historique) et le point de vue fonctionnel diffèrent.
Le premier se contente de signaler des « extensions de sens »
et les conditions où elles se produisent. Le second va plus
loin ; il considère ces extensions sémantiques comme des procédés
dont il s'agit de rechercher la ou les fonctions. La transposition
sémantique a pour fonction de faciliter l'effort de mémoire
à fournir ; la figure, de satisfaire le besoin d'expressivité.

Cette distinction établie, il faut avouer qu'en pratique
il peut être difficile de savoir si l'on se trouve en présence
d'une transposition pure ou d'une figure. Il importe cependant
de bien les délimiter, au moins en théorie.

Et d'abord, au point de vue évolutif, il y a souvent
passage de l'une à l'autre, dans ce sens qu'une figure qui a
commencé par répondre au besoin d'expressivité peut s'effacer,
changer de fonction et verser finalement dans le domaine
de la simple transposition. Le cas est banal ; il n'est plus
question de métaphore, quand on parle du pied d'une table,
ou d'une feuille de papier.

Plaçons-nous maintenant au point de vue statique ; au
lieu d'avoir une « figure effacée », comme dans le cas précédent,
on peut avoir une « fausse figure ». Cette dernière, due
généralement à l'absence dans la langue d'un terme propre,
suppose non pas l'oubli mais le refoulement du sens premier :

La grève de l'alimentation a commencé officiellement hier matin
à Paris (Vittoz 98) ; Dépôts officiels de la Société d'Apiculture
(ib.).141

Les automobiles allaient au pas (id. 93).

Sur un rayon de cent mètres des deux côtés de la route (id. 103).

Est-ce que c'est bien amarré là ? (ouvrier sur un échafaudage).

La plupart des personnes descendent à contre-voie (« contre le
sens de la marche des voitures », receveur de trams).

Les encombrements causés dans les rues étroites par la location
aux boutiquiers riverains des trottoirs servant à leurs étalages
extérieurs (jx) ; Aucun écoulement d'eau provenant des immeubles
riverains n'est toléré sur les trottoirs (service d'hygiène,
G.).

Les valeurs sémantiques que le langage est appelé à
exprimer se classent en un certain nombre de catégories
fondamentales dont la liste est difficile à dresser. Le lecteur
ne trouvera pas, dans les rubriques rangées ci-après, une
Table des Valeurs complète et détaillée. On se contentera
de quelques points de vue, d'après les matériaux qu'offre
le français avancé.

1) La substance et ses déterminations

Les exemples qui montrent comment le français avancé
cherche à accroître l'extension sémantique des substantifs
sont nombreux :

La librairie, vous saurez ça Monsieur, c'est du papier, des crayons,
des plumes, de l'encre (employée des postes).

Un feu « un incendie » (Martinon II 585).

La Température « baromètre, thermomètre, hygromètre, vents,
etc. » (rubrique permanente des jx).

Couvert, étendu au sens de « couvercle » et de « couverture » : le
couvert d'un pot ; le couvert d'une maison (Vincent 47).

Le loyer vient à désigner : le prix de location d'un appartement,
d'une maison ; le gage des domestiques ; le fermage ; le louage
(cheval, voiture, bateau).

Le salaire désigne non seulement la rémunération d'un ouvrier,
mais encore le traitement d'un employé, même d'un directeur
(qqf. les honoraires de médecin, etc.).

Un substantif peut accroître ainsi le nombre de ses
emplois jusqu'à devenir un signe générique. « J'écoute parfois
une jeune personne qui gagne sa vie en cousant. Tout en
cousant, elle parle, mais elle n'invente pas de mots ; au contraire,
elle les supprime presque tous. Un seul vocable lui
suffit à désigner cent objets. Elle dit : chose, machin, truc, et
142ces mots représentent presque toute la nature, telle du moins
qu'elle l'aperçoit de ses yeux… Un jour, quelqu'un lui riposta :
Mais quelle chose, quel machin, quel truc ? — Eh bien quoi !
dit la midinette agacée, vous ne comprenez donc pas le français ?
Et cette jeune fille prenait sincèrement en pitié l'interlocuteur
qui avait besoin d'un mot pour désigner chaque
chose et chaque machin. » (J. Lefranc, Tribune de Genève,
28. 9. 26). D'autres mots, comme fourbi, bricole, etc., remplissent
la même fonction.

On remarquera que les pronoms sont tous des signes
génériques ; leur fonction est non seulement de remplacer
un signe long par un signe plus court (économie discursive),
mais encore de pouvoir se substituer à n'importe quel signe
à l'intérieur d'une catégorie donnée (économie mémorielle).
Dans bien des cas d'ailleurs, le signe générique fonctionne
comme pronom ; ainsi ce qui est remplacé par chose qui : II
n'a pas réussi, chose qui m'étonne beaucoup.

Il est intéressant d'examiner comment le français avancé
cherche à supprimer les barrières formelles qui séparent les
déterminations inhérentes à la substance.

La différenciation des êtres animés et des choses inanimées,
qui a joué un grand rôle dans le passé des langues indoeuropéennes,
semble perdre de son importance peu à peu.
Le neutre, signe de l'inanimé (opposé à l'animé : masculin
ou féminin), a disparu des langues les plus évoluées ; le français
ne le conserve guère qu'à l'état de survivance (cf. pis, opposé
à pire ; ceci et cela, opposés à celui-ci/celui-là et celle-ci/celle-là ;
quoi, opposé à qui ; quelque chose opposé à quelqu'un, etc.).

Conformément à la tendance à étoffer les monosyllabes,
et parce que la distinction de l'animé et de l'inanimé a perdu
de son importance dans la conscience des sujets parlants,
pis a fait place à pire :

Il y a pire ; Il ne fera jamais ni pire ni mieux ; Il n'a jamais rien
fait de pire ; S'il n'a pas fait pire que cela ! ; Je m'attendais
à quelque chose de pire ; Crainte de pire ; Le pire qu'on puisse
faire, c'est de… ; Mettons les choses au pire ; C'est bien pire ; Ça
va de mal en pire.143

Les grammairiens se sont efforcés de maintenir — ou de
reforger — la distinction formelle entre les « êtres » et les
« choses ». Ainsi la règle de qui et de quoi. « Dans la langue
moderne, qui employé comme complément prépositionnel ne
représente ordinairement qu'un nom de personne ou d'être
personnifié. Quelques grammairiens proscrivent expressément :
la table à qui vous avez fait une réparation. On peut
pourtant signaler quelques exemples qui présentent l'emploi
archaïque de qui par rapport à un nom de chose » (Nyrop V
§304) :

La dorure du baromètre sur qui frappait un rayon de soleil
(Flaubert).

Le lopin de terre pour qui vous assassineriez (Zola).

Ce robuste appétit pour qui toute musique est bonne (R. Rolland).

Bien que cet emploi rejoigne la syntaxe en usage autrefois,
ce n'est pas par désir d'archaïsme que les auteurs emploient
qui rapporté à un nom de chose. Inversement d'ailleurs,
quoi peut s'appliquer à un nom de personne : C'est Monsieur
quoi ? (au téléph.).

Dans la langue moderne, ça se rapporte souvent à une
personne :

Qui c'est ça ? (ce monsieur, celui-là).

Les femmes, ça veut toujours plus qu'on leur en donne (B 84).

Car d'après toutes les demandes que j'ai faites voilà ce que ça
me répond (« on » ; APG) ; J'ai écrit partout mais ça n'a rien
répondu (id.).

Dans la langue familière, le générique chose est employé
comme nominal pour désigner une personne déterminée, et
s'oppose donc à quelqu'un : C'est Chose qui a sonné.

Enfin, divers faits de vocabulaire montrent comment
le français avancé cherche à surmonter la différence formelle
entre l'animé et l'inanimé :

Je suis très patriotique (B ; Z un homme patriote / un discours
patriotique).

Un livre, une étude véridiques (Vincent 188 ; Z une parole vraie
/ un homme véridique).

La véracité d'un fait (Joran n° 292 ; Z l'authenticité d'un fait / la
véracité d'un historien).

En bras de chemise.144

Une salle de spectacle abandonnée et décrépite (A. France :
D'Harvé PB § 506) ; Une antique mazière toute décrépite sous
les herbes (Châteaubriant, La Brière ; Z une vieille femme
décrépite / une vieille maison décrépie).

Il connaît ses lettres, ses notes, le grec et le latin (Joran n° 71 ;
Z connaître qn. / savoir qch.).

La même tendance à l'invariabilité se constate entre les
diverses catégories de l'animé. Des signes que la grammaire
normative ne permet pas d'appliquer indifféremment à un
homme ou à un animal, à un animal ou à un végétal, etc.,
sont souvent confondus :

Il fait sa mue (en parlant d'un enfant ; Vincent, 110-1 ; Z mue
pour les animaux et muance pour les enfants).

Un serpent vénéneux.

Une écaille de noix (Z une écale de noix / une écaille de poisson)

Le genre masculin ou féminin, en tant que répondant
à une différence de sexe, est trop important pour être escamoté.
Même les langues qui n'ont ni masculin ni féminin, comme
le chinois et le japonais, et celles qui ont perdu le genre, comme
l'anglais, disposent de procédés spéciaux pour marquer la
différence. Le français actuel, il est vrai, présente des cas
où la différence de genre est supprimée par nécessité
un professeur, un écrivain, un maître de conférences, un
docteur
, un auteur, etc. en parlant de femmes — mais ces
exemples constituent plutôt une gêne.

Les langues tendent à laisser indifférent le genre des
pronoms personnels de la première et de la deuxième personne,
car il est suffisamment indiqué par la situation : je
« moi l'homme ou la femme qui vous parle », tu « toi l'homme
ou la femme à qui je parle ». Pour la troisième personne au
contraire, qui peut désigner quelqu'un d'absent, les formes
du masculin et du féminin sont généralement différentes
(il/elle, er/sie, he/she). En revanche, cette distinction formelle
est inutile là où un substantif déjà caractérisé en genre est
repris par un représentant : mon père, il est malade ; ma
femme, elle est malade. Et de fait, le français avancé supprime
souvent la différence dans ce cas :

Ma femme il est venu (B 109 n).

Les vieilles femmes ils sont (ou il est) toujours à causer (ib.)145

C'est pas malheureux qu'note peau, il est imperméabe, passque
les capotes, il l'est pas (soldat sous la pluie, B 27 n).

La date il n'était pas dessu (Prein 11).

Ses chaussures il son mauvaises état (ib.).

Je souhaite que la lettre il vous trouve toujours de même (ib.).

Les vieilles i pondent pa encore (vieil h. à Viroflay : Cohen,
Bull. Soc. Lingu., 27, 203).

Voilà des lettres il y a 3 jours qu'i sont dans ma poche (en Normandie,
ib.).

Les cellules, quels moyens possèdent-ils (à Saint-Cyr, ib.).

Parallèlement, soi sert de réfléchi à genre mobile, remplaçant
tour à tour lui ou elle. D'après la règle traditionnelle,
soi est le réfléchi de on : Ce qu'on laisse derrière soi ; mais
l'usage actuel tend à employer soi pour reprendre une personne
déterminée : ce qu'il laisse derrière soi, ce qu'elle laisse
derrière soi ; v. Nyrop V § 214 :

Il se sentit plus maître de soi (Huysmans) ; Maxime marchait
devant soi (M. Prévost) ; Pris, comme un malade, d'une grande
pitié de soi, il chassait les images pénibles (A. France) ; Il était
enfermé en soi (R. Rolland) ; En quittant le Saadi, Chassagnes,
d'abord était rentré chez soi (Farrère).

Elle avait en soi cette facilité (C. Mendès) ; Elle s'attristait de
rencontrer, si près de soi, des personnes de cette espèce (R. Bazin) ;
Dans cette attitude instable prolongée, elle semblait avoir
une sorte d'oubli animal de soi-même (Barrés) ; Pour se forcer
à pleurer, elle se replia sur soi-même (M. Prévost) ; C'est vrai,
si clair ! fit la jeune fille comme pour soi seule (Farrère) ; Christiane
prit soudain par les deux épaules la fiancée secrète de
Jean de Sainte-Foy et l'attira à soi (id.).

La différence entre les trois personnes (je, tu, lui) n'est
pas marquée formellement par toutes les langues ; le chinois
et le japonais notamment, sauf en cas d'emphase, laissent
toujours à la situation ou au contexte le soin de déterminer
la personne. Les langues indo-européennes n'en sont pas
encore là ; on y remarque toutefois la tendance à se passer
de l'expression précise de la personne lorsqu'elle est superflue.

En français, on « remplace très fréquemment tous les
autres pronoms, même dans la langue parlée. C'est ainsi
qu'on dit volontiers on pensera à vous pour je penserai à vous,
qu'on s'en aille pour va-t-en ou allez-vous-en, on m'a vu pour
il ou elle m'a vu ou ils ou elles m'ont vu, où va-t-on pour allons-nous,
etc. » (Martinon II 258). Le grammairien hollandais
146Robert (104-15) a réuni une riche collection d'exemples de
cette tendance de on à servir de pronom personnel mobile.

L'emploi le plus fréquent jusqu'ici est celui de on à la
place de nous : Ce qu'on a fait enrager nos maîtres, quand
on était gosses ! (Joran n° 199). Mais il faut naturellement
bien distinguer les emplois figurés, où le sens premier est
associé encore au sens dérivé — par exemple on « je », on
« vous », on « tu » — de l'emploi décidément autonomisé de
on « nous ». C'est sous cette réserve que nous donnons les
exemples qui suivent :

on « je » : Je vous apporte la bière : : C'est ça, on y va (« j'y vais »).

Je suis bien content de vous trouver ; on ne vous dérange pas ?

on « ils, elles » : Les vieux, on fait moins de chichi que les jeunes,
mais on a les bonnes méthodes.

Voilà qu'après dîner, tous ces messieurs on était là à fumer en
rond autour de moi.

Le grand avantage de ce on mobile est de réaliser, outre
l'interchangeabilité des personnes, celle des genres et des
nombres. Il remplit d'autres fonctions encore ; il évite par
exemple la répétition fortuite des mêmes syllabes : nous,
nous nous amusons > nous on s'amuse. Et surtout, il permet
de faire l'économie de la terminaison verbale : nous nous
amusons > on s'amuse.

Parallèlement, le français avancé s'est créé un réfléchi
mobile par l'extension de l'indéfini se, employé correctement
pour la troisième du singulier et du pluriel, aux autres personnes.
Les formes les plus fréquentes se rattachent au
pluriel :

se « nous » : Nous s'en foutons, nous s'en allons, nous s'arrêtons,
nous se reconduisons, nous devons se laisser exploiter (B III).

Nous s'avons fait exploiter (B 133).

On nous prie de s'adresser à vous (APG).

Je ne peu pas vous dire la joie que nous etion tous de se revoir
sain et sauf (Van Der Molen 145, lettre de mineur).

Nous se reverrrons (Prein 19).

Je reste toujour pour la vie votre fils dévoué et dans lespoir
de bientôt se revoir votre fils et Frère dévoué (Prein 71).

se « vous » : Vous s'en foutez, vous s'en allez, vous se feriez mal
(B III).

Veuillez Monsieur nous faire le plaisir de s'en occuper (APG).

Vous se privez (Prein 19).147

Les formes du singulier sont plus rares, mais elles existent :
Je s'arrête, je s'en fous, tu se feras bousiller (B III-2),
Je s'ai trompé, tu s'en vas, je se fous de tout ça (B 133).

On peut ramener au même besoin la tendance à invariabiliser
le pronom possessif (il leur est défendu de donner
de ses nouvelles : APG), ainsi que le possessif nominalisé
(c'est une bien grande peine pour nous d'être sans nouvelles
des siens : id.).

2) Espace et temps

Il arrive souvent qu'un même signe puisse s'appliquer
tour à tour à une notion d'espace ou de temps.

Une préposition spatiale, par exemple, est étendue au
temps : aux environs de Pâques, de 8 heures ; d'ici là « jusqu'alors » ;
je vois ça d'ici « d'avance », etc.

Ou bien une préposition temporelle est appliquée à l'espace :

Jeter depuis le pont, regarder depuis la fenêtre.

Aller à son avance, à l'avance de qn. (Stapfer 152).

Va vite, et ne sois pas long ! ; Comme tu as été long ! (Joran n° 180).

Voici comment on peut classer les principales notions
spatiales et temporelles que le langage est amené à exprimer :

tableau espace | temps | lieu (espace situé) | état (temps situé) | ici | présent | là | passé | là-bas | futur | mouvement (esp. parcouru) | procès (temps parcouru) | centrifuge (aller) | aspect inchoatif | centripète (venir) | aspect terminatif | passage (passer par) | aspect cursif (procès en cours)

Ce classement est général et abstrait ; nous n'indiquons
ci-dessous que quelques-uns des faits qui s'y rapportent.

Le français est très pauvre en matière de démonstratifs,
et les traducteurs sont obligés de rendre indirectement des
nuances comme hic, iste, ille, is. Il ne connaît plus que deux
séries, la série en -i (ici, voici, ceci, celui-ci, cette maison-ci)
et celle en (, voilà, cela, celui-là, cette maison-). Le
français avancé semble devoir éliminer peu à peu la série
148en -i, mais sans pour cela abandonner la différence, qui est
exprimée dès lors par la situation (gestes, etc.) ou le contexte :
Laquelle vous voulez ? celle-là ou celle-là ? Cf. Voilà
ce que j'avais à vous dire, Voilà ce que j'ai à vous dire.
Ici tend à se faire remplacer par , et (sens premier) par
là-bas (ici/là > là/là-bas).

La préposition à sert de « locatif » générique et remplace
plusieurs autres prépositions (dans, sur, etc.) :

Ils restèrent aux bras l'un de l'autre, anéantis (Zola : D'Harvé PB
§ 245).

Dans le volume que vous avez aux mains (Faguet : ib.).

Confinée à l'Europe (Vittoz 85).

Inclus au dossier, Contenu au procès-verbal (Joran n° 161).

Le fenêtres éclairaient à dos les femmes (Thérive FLM 74).

Les parties se trouveront mardi à l'étude du notaire (D'Harvé PB
§ 5).

Tous les ouvrages indiqués à ce catalogue sont…

Des repos à la chaise longue (ordonnance méd.).

Des œufs au plat.

Les accidents à la rue (jx).

Demeurer à une rue (Martinon II 578).

Dans l'histoire des langues, les signes qui marquent le
lieu (verbes locatifs, prépositions locatives) et ceux qui marquent
le mouvement (verbes directifs, prépositions directives)
s'échangent fréquemment. En général, c'est le sens
locatif qui est étendu au directif.

Le latin parlé connaissait l'emploi du verbe être à la place
des verbes de mouvement (ire, uenire) : cum ad me bene
mane Dionysius fuit, ut essem ad urbem, fui hodie in funus,
fui ad episcopum (Hofmann, Lat. Umgangssprache, § 152).
Cet usage se retrouve en français (dès les classiques) :

Je fus m'asseoir sur un banc ; Nous nous en fûmes ; Ils s'en
furent bientôt après.

J'ai été me promener ; Elle a été chercher sa sœur ; Il a été me
voir hier.

Je suis été à Lausanne ; Et lorsque je suis été pour aller le
voir, les allemands me long enlevés (APG) ; Je n'y suis pas
été ce soir.

La préposition à, que nous avons vue fonctionner
comme locatif générique, sert aussi à désigner le mouvement
vers un lieu et remplace un certain nombre d'autres
prépositions (vers, sur, chez, dans, pour, etc.) :149

Aussitôt il avait été dirigé à une ambulance (APG).

Partir à Paris, à la campagne, à la guerre, au front, etc.

J'ai mené au coiffeur les petits de ma tante ; J'irai au coiffeur en
arrivant.

M. M. attendait les visiteurs pour les conduire à la mère de l'aviateur
(jx).

Mettre son mouchoir à sa poche (Martinon II 579).

En revanche, on ne trouve en français ni préposition
ni verbe désignant indifféremment un mouvement centripète
ou centrifuge ; la langue oblige à marquer la différence par
la forme : venir (de) / aller (à).

Quant au temps, l'idéal de l'invariabilité exigerait l'existence
d'un temps mobile pouvant désigner tour à tour les
notions de passé, de présent et de futur. « Il suffit d'ouvrir
les oreilles, et, au cours d'un récit où notre attention ne se
détourne pas de l'observation du langage au profit du fait
raconté lui-même, nous remarquerons vite combien peu
se soucie le narrateur des finesses d'emploi des temps, et
qu'au milieu de son discours s'installe en maître un temps
presque unique, le présent… Le présent est employé surtout
comme temps universel, substitut général de toutes les autres
formes verbales… » (Buffin, Moyens d'expression de la Durée
et du Temps en Français
, 52-3) :

présent « passé » : Tout le monde se lève, on ouvre la portière,
on appelle le conducteur qui arrive bientôt, et on lui demande
ce qui se passe ; L'enfant arrive à la porte de la chaumière,
elle frappe, le loup crie : Entrez, l'enfant en entrant dit…

présent « futur » : Alors c'est entendu : je vous réveille si vous
ne l'êtes pas ; Aussi tôt que j' ai des nouvelles de ma famille
je vous les fairait parvenir (Van Der Molen 143) ; Aussi[tôt] que
j'ai des nouvelles d'eux tous je vous le fairait savoir (id. 142).
A près que jai un peu de tabac je te l'envoirait tout suitte
(Prein 72).

3) Quantité et qualité

La distinction formelle du singulier et du pluriel n'appartient
pas à toutes les langues ; beaucoup — par exemple
le chinois et le japonais — s'en passent aisément, laissant à la
situation ou au contexte le soin de déterminer la différence.150

Le français avancé cherche à éviter l'expression explicite
du nombre là où un signe déjà caractérisé numériquement
est repris par un représentant :

Les soldats il est malheureux (B 109 n) ; Les vieilles femmes il
est
toujours à causer (ib.) ; Tous i vient, tous i viendra (B 107) ;
C'est pas malheureux qu'note peau, il est imperméabe, passque
les capotes, il l'est pas (soldat sous la pluie : B 27 n).

Les femmes, ça veut toujours plus qu'on leur en donne (B 84).

Nous autres, on aime le vin.

Tous ceux qui ont devant soi un long avenir (R. Rolland : Nyrop V
§214).

Et qu'il fait des chaleurs accablante les petit sa doit les touché
fait si [= fais-y] prendre des Bains une fois parcemaine sa leur
feras du bien sa y donneras de l'appétit (Prein 82).

Recoie de ta sœur et Neveu toujours set Meleur a mitier (Prein 22) ;
Tous te font bien des compliments et t'envoient ces [= ses]
bonnes caresses inssi que… (Prein 80).

La différence traditionnelle que fait la langue entre
objets « comptables » (ex. 30 personnes) ou non (ex. un certain
nombre de gens) se trouve quelquefois effacée formellement :
Il faut avoir pitié des personnes, Il ne faut pas médire des
personnes (Martinon II 20).

De même, la différence entre le singulier et le collectif
n'est pas toujours rendue formellement : Manger un raisin
(« une grappe ») ; Quand la feuille vient, quand vous voyez
la feuille (« le feuillage, la verdure »).

Les signes qui marquent la qualité ou la quantité s'échangent
fréquemment :

quantité > « qualité » : C'est beaucoup meilleur (familier), C'est
beaucoup moche, Il est beaucoup paresseux (B 138).

qualité > « quantité » : Ça vaut mieux que 100 fr., mieux de 100 fr.
(plus, davantage ; Martinon II 500).

Bien des gens (correct) ; Pas mal de gens (fam.).

Mal a souvent le sens de « peu » (correct).

J'ai bu assez bien de bière ; J'ai vu assez bien de monde ; Il a mangé
assez bien de fromage ; Avez-vous pris beaucoup de poisson ?
: : Assez bien (belgicisme).

Même échange entre la manière, ou qualité d'un procès,
et le temps : Les tombes trop vite creusées de nos soldats
(Godet XIII), Je suis venu trop vite (id. XIV), Elle s'est
mariée trop vite (ib.).151

Enfin, les diverses catégories de la qualité sont échangeables,
dans ce sens qu'un signe qui s'applique à tel ou tel
aspect de la qualité est étendu à d'autres cas : Un enfant
plus vieux qu'un autre (Martinon II 585) ; Elle est petite
« mince » (B) ; et ainsi de suite.

4) Transitivité : inhérence et relation

L'inhérence est un rapport de transitivité intrinsèque,
par exemple entre une substance et sa qualité (une rosé jolie),
un procès et sa manière (il chante joliment), une substance et
une substance dans l'état (Pierre est avocat) ou dans le
temps (l'enfant devient homme). La relation est un rapport
de transitivité extrinsèque entre deux substances, qui sont
conçues par conséquent comme extérieures l'une à l'autre :
Pierre frappe Paul, la maison du jardinier, etc. Cf. Sechehaye,
Structure logique de la phrase, 54 sv, 66 sv.

L'inhérence et la relation, qui sont des catégories sémantiques,
ne doivent pas être confondues avec les procédés
grammaticaux de l'accord et de la rection, bien que dans un
très grand nombre de cas ces deux couples soient synonymes.
Dans le tour une boucherie chevaline, l'adjectif est accordé
(procédé grammatical), mais le rapport sémantique est un
rapport de relation (boucherie où l'on vend du cheval).

La plupart des signes de rapport (verbes, prépositions,
etc.), dans toutes les langues, se laissent ramener, soit à un
rapport d'inhérence du type être (état) ou devenir (procès),
soit à un rapport de relation du type avoir (état) ou faire
(procès). Les verbes avoir et faire sont les verbes de relation
génériques par excellence. Voici quelques exemples qui signalent
l'extension sémantique du dernier :

C'est pas vrai, qu'il me fait (Z dit) ; On le faisait mort (Z disait ;
Martinon II 452).

Se faire une entorse (Z se donner ; Vincent 67-8 ;.

J'ai fait le Mont-Blanc (id. 78).

Faire les vins, les draps (Z vendre).

Faire la banque (Z exercer).

Mon fils fait du latin (Z étudie ; Joran n° 129).

Faire de l'argent (Z gagner).

Ça fait 10 francs (Z coûte).152

Faire la vaisselle (Z laver), les couteaux (Z nettoyer), les souliers
(Z cirer), la chambre (Z balayer, nettoyer) (Joran n° 129).

Il arrive souvent dans la langue de nos jours, notamment
dans la langue cursive, qu'un adjectif d'inhérence soit transposé
directement dans le domaine de la relation :

Le samedi anglais : Voici les résultats des matches joués hier
en Angleterre.

Ce serait là un crime scientifique (contre la science).

Les inquiétudes marocaines (au sujet du Maroc).

Il faut exercer et grandir sa force volontaire ; Selon le degré de
pouvoir volontaire qu'on a acquis (volitionnel).

Paris charitable, bienfaisant et social (au point de vue des institutions
de charité, etc.).

Le langage enfantin ; la psychologie enfantine, amoureuse, etc.

Mutualité silencieuse (Union des sourds-muets).

Géographie pittoresque et monumentale (des sites pittoresques
et des monuments).

Les colonies étrangères ou naturalisées (d'étrangers ou de naturalisés).

Il est sans doute prisonnier allemand ; Pourriez-vous me dire si
le soldat R. Z. est prisonnier allemand ? ou s'il a succombé à
ses blessures ? ; Cet officier que l'on croyait tué, a été paraît-il
grièvement blessé au Combat de H. et on le croit actuellement
prisonnier allemand (APG).

Il va sans dire que, comme la transposition peut se déployer
dans plusieurs directions, ce qui est invariabilité dans
un sens peut être variabilité dans l'autre. Ainsi la transposition
sémantique d'un adjectif d'inhérence en un adjectif
de relation peut être un déficit pour la transposition syntagmatique :
il devient d'autant plus difficile de passer de la
syntagmatique libre (syntaxe) à la syntagmatique condensée
(il est prisonnier en Allemagne / prisonnier allemand).

Un autre cas d'interchangeabilité entre inhérence et
relation est constitué par le passage de la préposition d'inhérence
comme dans le domaine de la relation : Cet article est
mauvais comme style ; Je vais bien comme santé et comme
position (Martinon II 497 n).

5) Corrélation

La relation, qui est le rapport entre deux substances
conçues comme extérieures l'une à l'autre, ne doit pas être
confondue avec la corrélation. Cette dernière se développe
153toujours, directement ou indirectement, entre deux jugements.

Les rapports entre jugements peuvent être très variés.
Des idées comme parce que, puisque, pour que, au point que, etc.,
trouvent leur expression dans la plupart des langues, et là
encore le besoin d'invariabilité cherchera à rendre ces rapports
à l'aide de procédés aussi simples que possible. Un même
terme, par exemple, servira à l'expression de la causalité et
de la finalité (J'espère que vos recherches ont eu un but
« un résultat » : APG), et ainsi de suite.

La langue écrite, sous l'action du besoin de clarté, tend
à exprimer les diverses corrélations au moyen de procédés
explicites : parce que, puisque, pour que, pendant que, au point
que
, sans que, etc. La tendance populaire, au contraire, est
de remplacer tous ces signes par un instrument unique — le
corrélatif générique que :

parce que : Reprends donc vite le petit, que je suis tout trempé
(Monnier, Scènes pop.) ; Vous me ferez l'amitié de rentrer votre
petit fourneau dans votre chambre, qu'il encombre le carré…
de ne plus faire le jardin sur votre croisée, que ça fatigue le
toit (ib.) ; Je vient implorée votre bon cœur s'y vous pouviez
nous renseignée, que nous sont bien malheureux de ne pas
recevoir de nouvelle des soldats de notre famille… (Ardennaise,
APG). — Dans l'usage familier, c'est que remplace c'est parce
que
 : c'est que j'étais bien fatigué.

puisque : Vous êtes donc brouillés, que vous ne vous parlez
pas ? Qu'est-ce qu'il a donc, qu'il ne dit plus rien ?

pendant que : Je parlais qu'il n'avait pas encore fini ; Il est
venu que j'étais malade (Martinon II 411 n).

pour que : Allume donc une bougie, qu'on voie clair ! ; Approchez
que je vous cause ! ; Il n'y a pas de raison qu'il vienne
(Martinon II 409 n).

sans que : Je ne sors jamais qu'il ne pleuve ; Il ne touche pas
a un objet qu'on ne reconnaisse immédiatement sa main.

depuis que : Il y a dix ans qu'il est parti ; Voilà bien longtemps qu'il
est venu ; Il y a très longtemps que je vous ai pas rencontré.

au point que : Elle est bête que c'est à pas y croire ! ; Il était
beau que cela faisait plaisir ! ; Mon père en a vu jusqu'à des
soixante par jour, dans la révolution, qu'les ruisseaux en étaient
tout rouges (Monnier, Scènes Pop.).

Plus généralement la langue parlée, dans tous les idiomes,
tend à exprimer la corrélation par la juxtaposition pure et
simple des phrases, laissant au contexte et à la situation
154(gestes, mimique) le soin de faire les distinctions utiles : Il
est venu (,) j'étais malade ; Je parlais (,) il n'avait pas fini ;
Dépêche-toi (,) ça presse ; Elle est vilaine (,) ça fait honte.
Ce procédé atteint son plus haut degré dans une langue comme
le chinois parlé, où une suite de quelques mots, par exemple
tʿā laî wò kʿiü (lui venir moi partir), peut traduire les corrélations
les plus diverses : S'il vient, je pars ; Je partirai
quand il viendra ; Il vient ou je pars ; Il vient et je pars, etc.

Parmi les divers cas de corrélation, le rapport de comparaison
mérite d'être examiné à part. La comparaison n'est
pas une simple relation entre substances ; on peut comparer
des qualités (Elle est plus grande que lui) et des manières
(Elle joue mieux que lui). En réalité ce rapport, malgré la
forme plus ou moins condensée que le langage en donne, est
toujours contracté entre des jugements.

Le régime ancien des langues indo-européennes pour
l'expression du rapport de comparaison est la supplétion,
c.à.d. la variation complète : bon/meilleur, bien/mieux,
mauvais/pire, mal/pis, petit/moindre, etc. La langue moderne
tend de plus en plus à remplacer ces couples primitifs où
le rapport entre les deux termes est masqué formellement,
par des signes qui permettent de reconnaître facilement le
passage : meilleur > plus bon, mieux > plus bien, pire > plus
mauvais
, pis > plus mal, moindre > plus petit, etc. :

A l'époque qu'on est i devrait faire plus bon, ya pas à tortiller
(B 27 n).

C'est bien plus bien comme ça (B 140).

C'est bien plus mal depuis quelque temps (ib.).

Quant au signe de rapport qui relie les termes comparés,
beaucoup de langues le différencient selon que la comparaison
marque un rapport d'égalité ou d'inégalité : lat. pulchra ut
rosa / pulchrior quam rosa ; fr. belle comme une rosé / plus
belle qu'une rosé ; ital. come / che (di) ; esp. como / que ; angl.
as / than ; all. wie / als ; etc. Le langage avancé cherche au
contraire à installer un signe de comparaison invariable,
c.à.d. valable dans tous les cas :155

On m'a fait une robe pareille comme la sienne (B 96 n).

Il est aussi grand comme lui ; il est aussi beau comme lui ; il n'est
pas si beau comme lui ; il n'est pas autant beau comme lui ; il
n'est pas si pire comme l'autre (B 96).

C'est pluss pire comme un enfant (B 19).

J'arriverai aussitôt comme vous (Vincent 38).

La comparaison peut aussi porter sur les jugements de
nombre (ordinalité) et de temps (temps relatifs).

L'ordinalité n'est autre chose que la numération comparée.
Tandis que un homme, deux hommes, trois hommes, etc.,
répondent à de simples jugements de nombre, le premier,
le deuxième, le troisième, etc., supposent la comparaison de
tels jugements.

En face de la série compacte des ordinaux en -ième,
premier et second sont irréguliers : un/premier, deux/second.
Le français avancé abandonne second au profit de deuxième ;
dans la mesure où second continue à exister, l'ancienne différence
second « de deux seulement » / deuxième « de plusieurs »
disparaît et fait place à une nouvelle : second « import relevé »/
deuxième « import commun ». Premier est remplacé par
unième (le unième, la unième : B).

En outre, le substantif numéro peut fonctionner comme
signe de l'ordinalité : le numéro un « le premier », la ligne
numéro cinq « la cinquième ligne », et réalise ainsi avantageusement
l'interchangeabilité entre le signe notionnel (substantif
numéro) et le signe catégoriel (préformante numéro).

Enfin, l'ellipse permet d'atteindre l'interchangeabilité
complète entre cardinal et ordinal : le un « le premier », le
deux
« le deuxième », le trois, etc.

On peut distinguer les mêmes trois traitements quand
il s'agit de transformer l'interrogatif combien en un ordinal :
1. ça fait la combientième tourte qui vient nous barber ?
(B 98) ; 2. le numéro combien ? ; 3. on est le combien aujourd'hui ?
le combien es-tu ? la combien es-tu ? (Martinon II 503).

La comparaison des temps peut se marquer soit par des
adverbes (avant / en même temps / après) ou des conjonctions
(avant que, etc.), soit par des temps relatifs, marquant l'antériorité,
la simultanéité ou la postériorité.

Comme les temps relatifs se forment à partir des temps
156absolus, la création de temps absolus composés entraîne
naturellement celle de temps relatifs surcomposés : Quand
il eut terminé, je lui donnai son argent > Quand il a eu terminé,
je lui ai donné son argent. Cf.

S'il avait manqué, on aurait eu vite fait d'en trouver un autre.

C'est après que les magasins ont eu fermé.

Aussitôt après que la cause d'empêchement a eu disparu.

Après qu'on les a eu mis dans le panier.

Chaque fois que l'empereur a eu traité avec des vaincus.

L'idée de corrélation peut être rendue concurremment
par une conjonction et par un temps relatif : Après qu'il a
eu terminé
. Il est donc naturel de trouver des cas où le besoin
d'interchangeabilité provoque l'emploi du temps absolu à la
place du relatif :

Après qu'il a terminé, il est parti.

Je vous avertirai quand j'ai fini.

Dès qu'il est parti, il s'est rappelé que…

Il se serait donné la mort… si les oncles ne joignaient tous leurs
efforts pour le retenir (Thérive FLM 94).

6) Modalité

La modalité est l'attitude adoptée par le sujet à l'égard
de l'énoncé. On peut distinguer une modalité plus ou moins
intellectuelle, par exemple l'affirmation et la négation, ou
la détermination et l'indétermination, et une modalité plus
ou moins affective : l'interrogation, l'ordre (impératif, vocatif),
l'évaluation (péjoratif / laudatif), etc.

Comme pour la comparaison, le français présente des
cas de supplétion entre affirmation et négation : bon/mauvais,
joli/vilain, une fois/jamais, quelqu'un/personne, cher/bon marché,
pareil/différent, etc. Le français avancé transforme ces
couples en oppositions régulières : mauvais > pas bon, vilain
> pas joli, jamais > pas une fois, personne > pas un, différent
> pas pareil, etc. Le même passage se remarque pour
les verbes : savoir / ignorer > ne pas savoir.

Dans une phrase française du type toutes les recherches
n'ont pas abouti
, l'interprétation correcte ne fait pas porter
la négation directement sur le verbe mais sur le déterminatif
157toutes : « pas toutes ont abouti ». La négation véritable de
toutes les recherches ont abouti est aucune recherche n'a abouti.
Il y a donc supplétion entre toutes et aucune, et cela vaut
naturellement aussi pour une fois / jamais, quelqu'un / personne,
et ainsi de suite. Une langue comme le chinois, où
l'interchangeabilité des pièces du système est moins entravée
qu'en français, ignore ces exemples de supplétion ; dans les
deux cas, elle emploie tous (une fois, quelqu'un, etc.), suivi du
verbe affirmatif ou négatif. C'est ce que fait le français
avancé, parlé et écrit :

Tous ces faits font qu'il est impossible à tout le monde et à tous
les habitants de rien comprendre à ce qui s'est passé (professeur,
P.).

Toutes les recherches que nous avons fait jusqu'à présent n'ont
pas réussies (APG).

Tous les os ont disparu et n'ont pas, jusqu'à présent, été retrouvés.
Il ne reste qu'un amas de chair hachée (jx).

Au surplus, toute la civilisation de ce peuple, dont la base terrienne
et morale est la propriété familiale, ne peut s'adapter
au communisme (jx).

Toutes les restrictions qu'on peut lui imposer ne procèdent pas
de son essence, mais seulement des intentions et des décisions
particulières de l'écrivain (P. Valéry) ; Il suffit de savoir une
fois pour toutes que toutes les manipulations où ils figurent,
ne sont d'aucune conséquence définitive (ib.).

Dans chaque langue la forme concrète des catégories grammaticales
varie profondément. Dans chacune il est impossible de
ramener les catégories grammaticales à un système logique
(sav.).

Dans la langue parlée, la phrase interrogative semble
aujourd'hui, de par le pullulement des formes concurrentes,
extraordinairement compliquée : Qui est-ce qui est venu ?
Qui c'est qui est venu ? Qui c'est-i qui est venu ? Qui que c'est
qui est venu ?
etc. Si la phrase interrogative traverse une
crise, tout ce désarroi s'explique cependant par les essais
multiples que tente le langage avancé pour supprimer l'inversion,
c.à.d. pour obtenir la même séquence que dans la phrase
affirmative (affirmative = interrogative).

Un premier procédé, correct, consiste à supprimer l'inversion
à l'aide de l'interrogatif est-ce que : Où habite-t-elle ? >
Où est-ce qu'elle habite ? Mais cet interrogatif est senti à son
tour comme une inversion et ramené au type de l'affirmation :158

c'est qu'elle habite ?

Pourquoi c'est qu'il vient ?

Qui c'est qui vient ? Qui c'est que tu vois ?

Qu'est c'est que tu vois ? Quoi c'est que tu vois ?

L'interrogatif en -ti, né de l'agglutination du t de liaison
avec le il de la 3e personne (vient-il) puis étendu aux autres
personnes, sert également à éviter l'inversion :

Tu l'aimes-ti ? On peut-ti entrer ? T'es-ti là ?

J'en aie t il pas donné à tes Oncles et Tantes ? (Prein 38).

Vous avez ti pas reçu ma carte ? (ib.).

Vous avez t-y été voir ma sœur Victorine ? (ib.)

Le même besoin de régler la séquence de la phrase interrogative
sur celle de l'affirmative se manifeste dans le traitement
des pronoms et des adverbes interrogatifs. Dans la
phrase interrogative traditionnelle, la place de ces pronoms
et adverbes ne concorde pas avec celle qu'ils occupent dans
la phrase affirmative :

est-ce qu'il habite ? / Il habite là, à tel endroit.

Quand est-ce qu'il est parti ? / Il est parti à telle date.

Pourquoi est-ce qu'il est fâché ? / Il est fâché parce que, pour
telle raison
.

Comment va-t-elle ? / Elle va ainsi.

Or le français avancé a cherché, et à peu près réussi, à
créer un type d'interrogatives où la séquence est interchangeable
avec celle de l'affirmative :

Il habite  ? (= Il habite ).

Il est parti quand ? (= Il est parti à telle date).

Il est fâché pourquoi ? (= Il est fâché pour telle raison).

Elle va comment ? (= Elle va comme ça).

C'est qui qui est venu ? (= C'est N qui est venu).

Il t'a dit quoi ? (= Il m'a dit ça).

C'est le numéro combien ? (= C'est le numéro n).

Ils sont combien ? (= Ils sont tant).

Ce type d'interrogation est le plus avancé de tous, mais
en général il frappe peu, et de fait grammairiens et linguistes
n'en parlent guère (v. M. Boulenger, Figaro, 7. 7. 28). Les
évolutions les plus profondes se consomment parfois sans
révolution apparente.

Si l'on fait abstraction de l'élément non-articulatoire, il
suffit d'ailleurs de l'intonation pour obtenir l'interchangeabilité
159complète entre affirmation et négation : Elle vient =
Elle vient ? La langue parlée possède aujourd'hui des signes
qui peuvent être, selon l'intonation, affirmatifs ou interrogatifs
(Parce que = Parce que ? ; A cause de = A cause ? ;
Comme çaComme ça ? ; Ainsi = Ainsi ?), et qui remplacent
heureusement l'ancien type supplétif : Parce que / Pourquoi ? ;
A cause de / Pourquoi ?

Parmi les cas de modalité plus ou moins affective, il
faut ranger la différence entre laudatif et péjoratif. Dans
ce domaine aussi, le besoin d'invariabilité cherche à effacer
la distinction formelle des deux catégories :

Pour éviter toute chance de discontinuité (Vittoz 116) ; Combien
d'écrivains ont des chances d'être oubliés (D'Harvé PB § 549).

Des témoins oculaires nous ont raconté des actes sublimes commis
par des Japonais appartenant à toutes les classes (jx).

Gagner une mauvaise réputation, une maladie.

Grâce à la guerre, tout a renchéri (Godet XVII), Grâce à sa mort
prématurée (ib.).

On donne pour imminente la candidature à l'Académie de…
(Lancelot, 3. 3. 28).

La défaveur dont jouissent les vins artificiels (Vittoz 114) ; Jouir
d'une mauvaise santé, réputation, etc.

C'est une maison construite à la légère (Joran n° 176).

Daudet risque de demeurer un de nos écrivains les plus français ;

S'il travaille comme ça, il risque de devenir riche, de réussir, etc.

Télépathie « communication de la pensée (heureuse ou malheureuse)
à distance ».

L'interchangeabilité entre l'import péjoratif ou laudatif
a souvent pour origine une antiphrase, effacée par la suite :
ennemi intime, se détester cordialement, etc.

On peut appliquer aux sujets qui parlent et écrivent
le français avancé — en somme à chacun de nous lorsqu'il
ne se surveille pas — ce passage d'un grammairien concernant
le langage écolier : « Ecoutez-le parler et dressez l'inventaire
de tous les mots qu'il emploie. A peine atteindrez-vous
à un total de deux cents. Ce lexique rudimentaire lui suffit
à la rigueur pour se faire comprendre, pour exprimer en gros
toutes ses idées. A chaque moment reviennent sur ses lèvres
ou même sous sa plume les termes les plus incolores et les
160plus vagues, être, avoir, faire, dire, mettre, pouvoir, vouloir,
chose, homme, gens, ceci, cela, qui, que, quand, beaucoup, très,
fort, toujours, souvent, tout à fait, etc. » (Legrand, Stylistique
Française
, V).

En résumé, le besoin d'invariabilité, en cherchant à
faciliter la transposition des signes d'une valeur sémantique
à l'autre, diminue le nombre des signes existants et travaille
donc pour la « pauvreté du vocabulaire ». L'idéal de l'économie
linguistique est en effet de restreindre le nombre des formes
et en même temps d'accroître leur sphère d'emploi. Inversement,
le besoin de différenciation cherche sans cesse à
augmenter le nombre des formes existantes et à spécialiser
leur usage. Ainsi, la pauvreté ou la richesse du vocabulaire
ne font que refléter l'antinomie de deux besoins fondamentaux :
le besoin de différenciation et le besoin d'invariabilité
(économie mémorielle). Selon la langue considérée, selon
le compartiment de la grammaire qui est envisagé, selon
l'étage social, c'est l'un ou l'autre de ces deux besoins
qui l'emportera.

B) Transposition syntagmatique

Tout syntagme suppose un rapport de transitivité, c.à.d.
un terme déterminé et un terme déterminant reliés par un
signe de rapport (explicite ou non). Qu'il s'agisse de linguistique
statique ou de linguistique évolutive, la base de toute
syntagmatique est la phrase, c.à.d. le rapport sujet (déterminé)
+ verbe (signe de rapport) + prédicat (déterminant).
Les autres syntagmes dérivent, statiquement aussi bien
qu'historiquement, de ce rapport primaire, par tout un jeu
de transpositions que nous allons étudier.

1) Prédication (la phrase indépendante)

La fonction primaire du verbe est de servir de signe
de rapport entre le sujet et le prédicat. Mais en dehors de
ce rôle transitif, le verbe peut assumer d'autres fonctions
encore : celle de prédicat, exprimée par le radical (ex. domus
161uac-at « la maison est vide ») ; celle de sujet, exprimée dans la
terminaison (ex. uaca-t « elle est vide »).

Le besoin d'invariabilité exige : 1. que ces divers éléments
soient exprimés distinctement et non en cumul ; 2. qu'ils
soient invariables les uns à l'égard des autres ; 3. qu'ils se
suivent dans un ordre constant et qui réponde à celui des
significations.

a) Le sujet.

L'évolution des langues indo-européennes de l'antiquité
à nos jours, est marquée par le passage graduel de la séquence
régressive (prédicat + verbe + sujet) à la séquence progressive
(sujet + verbe + prédicat). Le verbe latin, par exemple,
où la personne, c.à.d. le sujet, est représentée par la terminaison,
appartient au type régressif : canta-t « chante-il », qui
répond à son tour à la phrase régressive : Canta(t) Petrus.

Le passage à la séquence progressive dans le régime de
la phrase (Cantat PetrusPierre chante), a entraîné le
même renversement dans l'ordre des éléments de la molécule :
cant-oje-chante, canta-til-chante, etc. Et la précession
du sujet dans la molécule verbale (je-chante, tu-chantes,
il-chante, etc.) provoque par ricochet l'élimination des terminaisons
personnelles du verbe ; ces terminaisons, là où elles
existent encore, sont en effet contraires à l'ordre progressif
des éléments de la phrase : le besoin d'invariabilité exige
que la séquence reste la même dans la phrase (Pierre chante)
et dans la molécule (il-chante).

Cette élimination des anciennes terminaisons personnelles
du verbe, désormais inutiles et irrégulières, s'opère par
amuïssement (ex. nous, nous chantons > nous, on chante)
ou par figement. Les deux phénomènes sont plus ou moins
solidaires ; les terminaisons verbales se conservent à la
faveur de la tradition, c.à.d. de la force d'inertie du matériel
linguistique existant, mais le fait qu'elles ne sont plus
« pensées » les transforme en poids mort et favorise souvent
leur chute.

On peut citer, comme exemples frappants, quelques cas
où le radical et la terminaison, fondus en un corps unique,
162sont conçus comme un tout invariable qui se combine avec
n'importe quels personne ou nombre :

Il va, tu vas, je vas. — Si tu fermes pas la porte, les moustiques
va rentrer (B 154).

Il a, tu as, j'a : Je soussigné a l'honneur de solliciter de votre
bienveillance une demande de renseignements (APG) ; A aussi
te répondre a la lettre du 5.6.17 et je les reçue le 23 juillet
(Prein 81).

Il est, tu es, j'est : J'y est « j'y suis » (B 126 n) ; Car je n'est resté
que 6 heurs au Dépôt (Van Der Molen 136). — Très fréquent.

Ils sont, nous sons : Nous sons pas des vieux ; Nous son bien toulai
droi [= tous les trois] (Prein 66).

Je tu il sait, nous sais : Si letan raite comme sa nous saipa
comman on vera (Prein 66).

Souvent, le langage a recours à des « ruses » pour éviter
la terminaison ; tels l'emploi de on (nous on s'amuse) et celui
de qui :

Vous n'aurez pas à me remercier de ce don, c'est moi qui sera
infiniment reconnaissante envers vous (APG).

Il n'y a que vous qui peut le faire ; C'est pas nous qui peu(t) y
aller.

Au lieu qu'c'est nos hommes qui boit, c'est nous qui s'soûle, à
çt'heure (B 27 n).

J'aime pas les femmes qui boit (B 154).

Et nous qu'on est des clients sérieux, voilà qu'on nous sort.

b) Le prédicat.

Accord et invariabilité répondent à des principes contraires ;
le besoin d'invariabilité exige que le prédicat reste
invariable par rapport au sujet.

« Il est encore bien rare d'entendre dire : cette maison
est bien beau. Mais on entend souvent : elle est furieux ; elle
est très franc ; elle est gros comme tout ; elle est trop gros ;
elle est tout petit. » (B 94-5) ; et aussi :

Ma femme est jaloux.

Cette maladie-là, elle est trompeur.

Elle est bien trop bon pour lui.

Elle est gras comme un cochon.

Elle est devenu fou l'année dernière.

Ma robe est tout neuf.

Ma fillette est craintif.

Cette femme-là, elle n'est pas franc.163

Ah la voleuse, ce qu'elle est menteur !

Elle est bien trop vieux pour se marier, etc. (= B 95 n).

La tendance à l'invariabilité du prédicat est particulièrement
forte dans certains verbes pronominaux :

Elle s'est plaint ; elle s'est plaint de vous.

Je (fm.) me suis dédit.

Elle s'est enquis.

Elle s'y est mal pris.

Elle s'est mépris.

Elle s'est repris (= Martinon II 483 n).

L'invariabilité tend également à prévaloir dans les
phrases à sujet postposé :

C'est des braves gens (correct auj.).

Reste 20 francs ; Prévu 3000 visiteurs, etc.

L'avoué qu'enrichira des complications de procédure (Le Bon).

Le bon rire à gorge déployée, le rire que n'éteint pas soudain
d'obsédantes préoccupations (Vittoz 160).

La place que prend, dans la détermination de la sensibilité européano-américaine
d'aujourd'hui, ces cadences symétriques et
brûlantes (Elie Faure).

Une âme qui n'est point faite pour supporter beaucoup d'idéal
et que satisfait quelques avantages matériels (Godet LXXXVII).

Nous vous remercions d'avance de la peine que va vous donner
ces recherches ; Ayant été blessé au pied le 24 Août se fut
les Allemands qui le relevèrent (APG).

Dans la phrase, le français ne fait pas de différence formelle
entre le sujet et l'objet (prédicat de relation) : Pierre
me voit = Je vois Pierre ; la langue moderne ne connaît donc
plus de cas-sujet et de cas-régime morphologiques. Mais il
n'en est pas de même pour la molécule : Il me voit / je le
vois ; je le vois / il me voit. A l'exception de nous et de vous,
qui peuvent servir indifféremment comme sujets ou objets,
les pronoms personnels sont rigoureusement distingués par
la forme : je/me, tu/le, il/le, ils/les. Dans ce domaine l'évolution
est particulièrement lente, et l'exemple suivant n'est
peut-être que dialectal : Vous mavé parlé de Pheulipp mais
je vous dit ci vous chicanne de tros vous navé que lui envoyé
promené (Bret. : Prein 69).

En outre, la place de l'objet dans la molécule n'est pas
interchangeable avec celle qu'il occupe dans la phrase :
Je vois Pierre / Je le vois. Le besoin d'invariabilité tend à
164remplacer petit à petit le type je le vois par un nouveau type
dans lequel l'objet est exprimé après le verbe, conformément
à la séquence de la phrase : Je vois ça, Tu crois ça ?, Oui,
elle paraît ça, etc. Mais cette formule ne vaut que pour les
choses et les abstractions, et ne s'applique pas aux personnes.
Lorsqu'il y a deux objets, l'un direct l'autre indirect,
l'évolution présente trois étapes : 1. On a dit, jusqu'au
XVe siècle : Je le vous donne, et on a aujourd'hui encore : Il
le lui donne ; 2. On dit aujourd'hui : Je vous le donne ; 3. La
solution d'avenir est : Je vous donne ça. A chaque étape, le
pronom représentant l'objet 1 avance d'un cran :

1) Sujet + objet 1 + objet 2 + verbe

2) Sujet + objet 2 + objet 1 + verbe

3) Sujet + objet 2 + verbe + objet 1

Là où le pronom indirect est lui ou leur, le français traditionnel
en est resté à la première étape : Il le lui donne,
Il le leur donne (exemples qui jurent avec : Il me le donne,
Il vous le donne, Il te le donne, etc.). Quelques fautes populaires
montrent la tendance à invariabiliser la séquence :

Je lui l'ai dit ; Il lui l'a donné ; Ne lui le dites pas (P).

Ce qui me fait croire qu'on la forcé à me demander cette somme
pour lui la prendre (APG).

S'il y a des frais à solder faites moi le savoir, je me tiens à votre
entière disposition ; Si il vous ai possible de savoir l'origine
de sa blessure faite moi le savoir ; Je pense Monsieur que si
vous avez des renseignements à son sujet je vous en prie faites
moi les connaître ; Aussitôt que vous aurez des nouvelles de
mon fils faites-moi le savoir (APG).

On trouve aussi : Il lui zy donne, Il leur zy donne, Faites-moi
zy savoir, etc. Mais la solution radicale est : Il lui donne
ça, Il leur donne ça, Faites-moi savoir ça, Lui dites pas ça !,
etc.

La place de l'objet 2 dans la molécule tend également
à se conformer à celle qu'elle occupe dans la phrase. En face
de : J'ai pensé à cette chose, la formule : J'y ai pensé est irrégulière,
et le type d'avenir est : J'ai pensé à ça. Voici quelques
exemples qui montrent comment la tendance à l'interchangeabilité
séquentielle cherche à se réaliser pour les pronoms
personnels :165

On donne rien à moi (prononcé d'une traite).

Et merci et a R. auci davoire me donné du tabac [Z de m'avoir
d.] maitenen je pourrai allumé ma pipe (Bret. Prein 68).

Tu diras a elle que jai reçue sas lettre dimanche prochaine je
Ecriverait ancore a elle (Bret. id. 66) ; Fêtte [= faites] mais.
compliment a elle en attendant (Bret. id. 68) ; Et qui a [= et
qu'il y a] lontent que je nais pas écri a elle carre je cest que
vous qui donne de mais nouvelle a elle (Bret. id. 69).

Cher fils je te dirais que javais vous envoyez un colit (Prein 17).
Cf. que je vous avais envoyé > que j'avais vous envoyé > que
j'avais envoyé à vous.

Le pronom en, qui représente tantôt un objet partitif.
(J'en connais), tantôt le génitif de l'objet (J'en admire la
couleur), jure également avec la place qu'occupent dans la
phrase les signes qu'il représente : J'en connais / Je connais
de ces gens ; J'en admire la couleur / J'admire la couleur de
ce dessin
. Les tentatives pour réaliser l'interchangeabilité
sont diverses :

Je ne peux vous rien dire en (Prein 17) ; Comme tu m'as en déjà
envoyé une paire (ib.).

Tu en veux ? > Tu veux de çà ? ; Je m'en occuperai > Je m'occuperai
de ça.

J'aime ce roman, je suis curieuse d'en voir la fin > de voir sa
fin ; Cette dame est bien mise, j'admire sa robe ; Cette robe est
belle, j'admire sa couleur.

En français correct, le verbe est obligé de prendre un
auxiliaire différent (être ou avoir) selon qu'il est réfléchi ou
non, c.à.d. selon que le sujet et l'objet sont identiques ou
différents : Il s'est amusé / Il a amusé la société. Le besoin
d'invariabilité oblige le français avancé à garder le même
auxiliaire : Il s'a amusé = Il a amusé la société. Exemples :

Je m'ai fait mal (forme constante) ; Je m'ai acheté un costume ;
J'm'ai foutu la gueule en bas (forme constante, B 118) ; Je
m'ai trompé, Je m'ai rendu, Je m'ai dit que… (B 133) ; Voyez
si je m'ai réjoui beaucoup (Prein 45).

Je vous rappelle, cher Monsieur le Directeur du Comité de la
Croix Rouge, que je m'avais adressé à… (APG).

Tu t'as laissé tromper (B 133).

Voila bientôt plus de trois mois que je n'ai pas eût de nouvelles
de lui j'ai déjà écrits plusieurs fois au dépôts qu'il sa rendu
[= où il s'a rendu] mais je n'ai pas eût de réponse ; Il s'a rendu
à Rosny sous Bois (APG).

Si qu'on s'aurait laissé tomber sur leur bazar, ils seraient été
chocolat ; On s'aurait jamais décidé à faire ça ! (B 122).166

Nous nous avons foutu la gueule en bas (B 118).

Vous vous avez fait mal (forme plus rare) ; Vous vous avez ti fait
mal ? (forme plus fréquente, ib.).

M'ayant informé partout au sujet de mon mari… ; M'ayant adressée
au dépôt du Ier Bon actuellement à … (APG).

c) Tendance au verbe à radical invariable.

Dans tous les verbes français irréguliers et dans tous
les verbes autres que ceux de la première conjugaison, le
radical est obligé de varier en fonction des déterminations
de personne, de nombre, de temps et de mode qui l'accompagnent :
nous faisons / vous faites ; il vient / ils viennent ;
elle coud / elle cousait / elle coudra ; il peut / qu'il puisse.
Aussi a-t-on proposé de distinguer entre la conjugaison
vivante, formée par les verbes de la première conjugaison,
et la conjugaison morte, comprenant tous les autres ; mais
il ne faut pas être trop absolu, car seuls les syntagmes que
la conscience linguistique ne reconnaît plus ou ne sait plus
analyser peuvent être dits morts : souloir, tistre, issir sont
des verbes morts.

La variabilité du radical comporte des degrés. Dans les
verbes de la 2e, de la 3e et de la 4e conjugaison, les formes
du radical sont variables, mais prévisibles ; ainsi nous finissons
entraîne tu finis, que vous finissiez, etc., autrement dit
les correspondances traditionnelles et conventionnelles permettent
de dérouler sûrement toute la conjugaison, même
si tel verbe en -ir n'a jamais été appris par un sujet parlant.
La régularité des formules favorise donc l'effort de mémoire
à fournir pour retrouver les diverses formes. C'est ce qui fait
que ces verbes, malgré leur productivité réduite, résistent
mieux que les irréguliers à l'action du besoin d'invariabilité.

Il n'est pas exagéré de prétendre que la grande majorité
des fautes de conjugaison est dictée par le besoin d'unifier
le radical du verbe ; il faut que ce dernier reste inchangé en
dépit de toutes les déterminations de personne, de nombre,
de temps et de mode qui l'atteignent. Cela revient à dire
que le français tend à ramener tous ses verbes à la première
conjugaison.167

Une étude complète des unifications analogiques à l'aide
desquelles le français avancé cherche à réaliser l'invariabilité
du radical — effort qui se poursuit depuis des siècles — dépasserait
les dimensions d'un simple paragraphe. Mais le lecteur
saura ajouter de son gré à nos cadres une multitude d'exemples.

Une première série de faits concerne quelques verbes
de la première conjugaison. Dans les verbes en -yer et dans
ceux qui présentent un e muet fermé à la dernière syllabe,
le radical est variable : il noie / nous noyons ; il achète / nous
ach'tons ; il feuillette / nous feuill'tons. Le parler courant et
davantage le parler populaire ramènent le radical à une
forme unique :

Je noye (nway), tu noyés, il noyé, ils noyent ; je noy'rai, etc.

Elle se décoll'te, elle épouss'te les meubles, elle décach'te la lettre,
elle empaqu'te.

Je le feuill'trai.

Quand tu te l'veras ; j'ach'trai (P).

La grammaire traditionnelle distingue un certain nombre
de « temps primitifs » à partir desquels les formes de la conjugaison
se groupent en séries de formes prévisibles. Ainsi
l'Indicatif présent servirait de point de départ à l'imparfait,
au subjonctif présent, à l'impératif, et au participe présent
(j'aime : j'aim-ais, que j'aime, aime !, aim-ant) ; l'Infinitif
commanderait le futur et le conditionnel (aimer : j'aimer-ai,
j'aimer-ais) ; le Passé simple formerait le subjonctif imparfait
(j'aimai : que j'aima-sse) et le Participe passé les temps
composés.

Or, toutes les fautes de conjugaison semblent se laisser
ramener à ceci : le français moderne tend à ne plus reconnaître
qu'un seul radical invariable comme base sur laquelle viennent
se greffer directement tous les temps. Quelle est cette base ?
Là où le verbe appartient à la première conjugaison, le radical
ressort de la simple comparaison des formes, de sorte qu'il
n'est dès lors plus possible de parler d'un thème donné,
par exemple l'indicatif présent, ou le participe présent, ou
l'infinitif, dont seraient tirées les autres formes.

Mais il n'en va pas de même lorsque le verbe appartient
à une conjugaison autre que la première ou lorsqu'il est
168irrégulier, c.à.d. là où le radical est obligé de varier d'un
temps ou d'un groupe de temps à l'autre. En cas d'unification,
on tend alors à partir du radical tel qu'il se présente dans
une forme de conjugaison donnée, pour l'étendre analogiquement
aux autres formes. Et ce radical-étalon n'est pas emprunté
au petit bonheur à n'importe quelle forme : on peut
poser comme principe d'explication que dans le 99% des
cas d'unification c'est le radical du pluriel de l'indicatif présent
— donc en général (mais pas toujours) le radical élargi —
qui est transporté analogiquement au reste de la conjugaison.

Quelques exemples nous éclaireront. Le présent de
défaillir (je défaus !) est refait sur le pluriel : nous défaill-ons,
ils défaill-ent (elle défaille entre ses bras, Joran n° 88). De
même pour mouvoir (je mouve, tu mouves, etc., B 132) et boire
(nous boiv-ons, vous boiv-ez, formes rares). Faisez, disez et
leurs dérivés, qui sont refaits sur la première du pluriel,
n'appartiennent pas seulement au langage enfantin : Ceux
qui satisfaisent à ces conditions (Godet XLVI).

L'imparfait, là où il est aberrant, se remodèle sur le
présent : j'acquiers, ils acquièrent > j'acquiér-ais.

Le pluriel de l'indicatif présent fournit aussi le radical
de l'infinitif :

Buver, cuiser, pleuver (Gourmont ELF 176).

Mouler le café (id. PS 263).

Quand c'est qu'on va romper ? (soldats).

Bruisser, et le ppe bruissant (roman).

Lotisser une propriété (Vittoz 59).

Pour concluer (Le Gai, Ne dites pas, 24).

C'est au futur que le nouveau statut de la conjugaison
transparaît le plus nettement : « Le futur traverse une crise
en langage populaire. Mais les Français cultivés eux-mêmes,
exception faite des écrivains, grammairiens, orateurs de
métier, sont parfois gênés pour former un futur. » (B 119).
On tend en effet à ne plus former le futur sur un thème spécial
(qui était l'infinitif : aimer-ai), mais à le greffer directement
sur le radical invariable (aime-rai) : « pour la conscience linguistique
actuelle, le signe du futur est -rai et non plus -ai. »
(Bally LV 74). Les fautes sont ici particulièrement significatives,
de la nouvelle délimitation d'une part et de l'autre
169de la tendance à extraire le radical-étalon des formes plurielles
du présent :

Verbes en -eter, -ener, etc. : On ne se jete-ra plus d'un pont ou sous
un train (jx). On t'en ach'tra (Joran, p. 134) ; J'ach'trai, je
men'rai (Joran n° 11).

Verbes en -yer : Nous nettoy'-rons, il noy'-ra, il aboy'-ra, il
envoy'ra.

Verbes réguliers en -ir : On ne surprend pas encore le nouveau
type, qui serait : *il finisse-ra.

Je connaisse-rai, qqf. je paraisse-rai, je joigne-rai, ainsi que la
série : je cuise-rai, je couse-rai, je confise-rai, elle éclose-râ
(B 131-2).

Cela nous réconforterait et mettrait un peu de baume sur la plaie
de notre cœur (APG).

Irréguliers en -ir : elle bouille-ra, il souffre-ra, ouvre-ra, couvre-ra,
offre-ra, cueille-ra (correct), tressaille-ra ; ils assaille-ront
(Joran n° 128).

Verbes en -oir : Le langage pop. n'ose pas encore généraliser
le radical du présent pluriel (*je voy'-rai), mais part du singulier :
je voirai, etc. Je ne crois pas que nous le voirons encore
ce soir (Van Der Molen 93) ; Tu voira bien ce qui va te répondre,
Enfin tu voira bien (Prein 72).
Cf. cependant : nous pouv-ons > elle pouv-ra (id. 77) ; ils reçoivent
> je reçoive-rai (id. 76) ; nous écriv-ons, etc. > j'écrive-rai
(id. 66).

Enfin, tout cela s'applique naturellement aussi au conditionnel :
je voudrais que vous m'écrive-riez le plus vite possible
(lettre, Van Der Molen 57).

Le participe passé, et dans la langue écrite le passé
simple, tendent, là où ils étaient formés sur un thème spécial,
à se greffer directement sur le radical invariable du présent
pluriel : les moutons ont paiss-é (Vincent 118) ; pouvoir fait
quelquefois pouv-u et mourir mour-u (B 132). On rencontre
dans la langue écrite : je riai, je concluai, les fièvres s'étaient
résolvées, son appréhension se dissolva, ils se dissolvèrent ;
un accueil aussi chaleureux que celui que nous recevâmes
(Godet CVII), etc. Il y a là une masse de fautes, plus ou
moins éphémères sans doute, mais qui ne se font pas n'importe
comment.

Le subjonctif nous ramène à la langue parlée. Les verbes
qui ont au subjonctif un thème à part (aller / qu'il aille ;
falloir / qu'il faille ; pouvoir / qu'il puisse ; savoir / qu'il sache ;
valoir / qu'il vaille ; vouloir / qu'il veuille) cherchent à s'en
170défaire pour adopter le radical invariable de l'indicatif :

Aller : Où voulez-vous que y alle ? (Van Der Molen 58) ; Faut
que les enfants y allent (id. 73) ; Il faudrait que j'alle, pourvu
qu'il y alle, etc.

Falloir : Qu'il falle (B 132).

Pouvoir : Que voulez-vous que j'y peuve ? (Van Der Molen 58) ;
C'est dommage que je ne peuve pas vous accompagner (id. 78) ;
A Bonnières, il n'y a pas de logement qu'on peuve habiter
(id. 95) ; Avez vous besoin d'un j. h. énergique, connaissant
les langues et le commerce, en qui vous pouviez avoir confiance ?
(Godet XXV).

Savoir : Il aurait fallu que je save (Van Der Molen 74).

Valoir : Te ne crois pas que ça vale grand'chose, il faudrait que
ça vale la peine, etc.

Vouloir : Il est venu me demander que je veule bien communiquer
(id. 62).

Les tentatives d'unification de la conjugaison, dont
nous avons donné quelques exemples caractéristiques, signalent
une tendance qui se dessine nettement : effacer tout
ce qui pourrait rappeler la répartition des radicaux entré
plusieurs « temps primitifs » ou « bases » ou « thèmes de
flexion » — pour ne laisser subsister qu'un radical unique et
invariable, accommodable à n'importe quelle détermination
de personne, de nombre, de temps ou de mode.

Dans les exemples cités jusqu'à présent, l'invariabilité
du radical est obtenue par une unification analogique, les
verbes étant ramenés à la première conjugaison (empuantir
> empuanter, matir > mater « rendre mat », mouvoir > mouver,
défaillir > défailler, etc.). Il y a d'autres cas, où le verbe
à radical variable est oublié et fait place à un autre verbe,
néologique ou existant, conçu comme synonyme. Cette évolution
se poursuit sans fracas, depuis des siècles, et vise à la
suppression lente et définitive de tous les verbes autres
que ceux de la première conjugaison :

Aller > Marcher.

Choir > Tomber.

Clore > Fermer.

Enchérir > Miser.

Ensevelir > Enterré sous la neige, sous des feuilles (Vittoz 117).

Faillir > Manquer : Il a manqué tomber (Martinon II 144 n).

Faire > Effectuer.

Flétrir > Froisser.171

Jaillir > Gicler.

Lotir > Parceller.

Provenir > Emaner : Des aciers émanant de… (Godet LXXXIII).

Reconnaître > Identifier.

Subir > Endurer.

Unir > Unifier en un document commun (Vittoz 119).

Vendre > Solder sa bibliothèque (ib.) ; Débiter : Alors je vous
débite ça (magasins).

Vouloir > Désirer.

Ces substitutions peuvent être décelées par l'analogie,
le remplaçant héritant de la syntaxe du remplacé :

Dire qch. > Parler qch. : Tu vois ce qu'i parle, il y a toute une
histoire sur… (en tendant le journ.) ; Il a entendu parler que… ;
Cher frère tu me parle que tu viendra (Prein 68). — Par ricochet,
causer remplace parler 1 et adopte sa syntaxe : causer à qn.

Partir de > Quitter de : Il quitte de sa place (Plud'hun 12) ; Je
ne quitterai pas d'ici avant que…

Se souvenir de > Se rappeler de.

En outre, le nouveau sens octroyé à certains verbes ne
saurait s'expliquer autrement que par le fait qu'ils servent
à éliminer par assonance un verbe à radical variable :

Agonir > Agoniser : Elle m'a agonisé tout le temps « elle n'a pas
cessé de m'insulter » (B).

Correspondre > Corroborer : Ce témoignage ne corrobore pas
avec les indications fournies (Godet LXXIII) ; Tous les témoignages
corroborent sur ce point (id. LXXIX).

Echoir > Echouer : Celui a qui échoue ce strapontin (Thérive
NL 5.6.26).

Empreindre > Imprégner (id. FLM 100).

Poindre > Pointer : On voit pointer aujourd'hui les mêmes difficultés
(Vittoz 109).

d) Tendance au verbe à radical interchangeable.

Ce n'est pas tout. L'économie linguistique demande non
seulement que le radical du verbe demeure invariable en
dépit des déterminations de personne, de nombre, de temps
et de mode qui l'accompagnent, mais encore il exige que
le substantif, réel ou abstrait, qui est contenu par transposition
dans le verbe reste facilement reconnaissable, de manière
à obtenir un passage aisé d'une catégorie à l'autre :

Agression = agresser (Godet XLVIII).

Aérer / air = airer (Gourmont ELF 168, Wissler 735).

Bivaquer / bivouac = bivouaquer.172

Choir / chute = chuter : La neige a chuté sur la ville, Il a chuté
sur une pierre.

Colorer, colorier / couleur = couleurer (Gourmont ELF 181).

Thésauriser / trésor = trésoriser.

Les dénominatifs du type solutionner sont attaqués par
les grammairiens comme « inutiles et malsonnants ». Puisque
les substantifs qui servent de base à ces néologismes sont
eux-mêmes tirés de verbes, pourquoi la langue ne se contente-t-elle
pas des verbes héréditaires ? Or c'est le plus
souvent le besoin d'invariabilité et le besoin d'interchangeabilité
qui poussent à ces créations ; leur fonction est d'éliminer
les verbes qui n'appartiennent pas à la première conjugaison,
et d'en créer qui soient interchangeables avec le substantif :

Auditionner (Z entendre).

Collisionner.

Collationner (donner une collation).

Compassionner, se (Z compatir).

Concessionner.

Confusionner (Z confondre).

Contusionner (Z contondre).

Déceptionner (Z décevoir ; Thérive FLM 99 sv, Godet m).

Démissionner (Z se démettre).

Dilectionner.

Emotionner (Z émouvoir).

Excursionner.

Fusionner (Z fondre).

Impressionner.

Inspectionner.

Intentionner (Godet LX).

Missionner.

Positionner (t. de banque, Lancelot 24. 3. 28).

Réactionner (Z réagir ; t. de finance).

Réceptionner (Z recevoir).

Réfectionner (Z refaire).

Réflexionner (Z réfléchir ; Stapfer 10).

Relationné (Lancelot 28. 7. 28).

Révisionner.

Sécessionner.

Sélectionner (Z choisir).

Solutionner (Z résoudre).

Tractionner.

Visionner (Z voir ; t. de cinéma).

Ces dénominatifs ont de plus l'avantage de faire système
avec les adjectifs de procès, les adjectifs de relation et les
adjectifs potentiels correspondants : sélectif = sélectionnel =
sélectionnable, etc.173

Les verbes décompositifs sont formés à partir de substantifs
composés : circonstances atténuantes > circonstancier avec atténuation
« accorder les c. a. » (Thérive NL 30.7. 27) ; court-circuit >
court-circuiter (Lancelot 24. 3. 28) ; gelée blanche > geler blanc
(Nyrop V § 110) ; répétition générale > répéter généralement ;
vice-président > vice-présider (Thérive NL 31. 10. 25).

e) Tendance au verbe analytique et progressif.

Il faut ajouter que le verbe français héréditaire ne répond
plus à l'analyse actuelle des termes dans la phrase, selon
l'ordre sujet + signe de rapport + prédicat, Ou bien le signe
de rapport et le prédicat sont confondus en un signe indécomposable
(craindre « avoir peur », recourir « avoir recours »,
répondre « faire réponse »), ou bien, lorsque les éléments sont
reconnaissables, leur séquence est archaïque (grand-ir « devenir
grand », vieil-ir « devenir vieux », etc., banal-iser « rendre banal »).

Le français tend à remplacer graduellement les formules
traditionnelles héritées du latin, par des formules analytiques
(à copule et à prédicat distincts) et progressives (à séquence
copule + prédicat) :

Existence : Exister > être là (les médecins sont là pour les malades
et non les malades pour les méd.) ; domus uacat → la maison
est vide ; stare → être debout ; iacere → gésir → être couché, etc.

Possession : Craindre > avoir peur ; souffrir > avoir mal ; supposer
> avoir idée ; recourir > avoir recours, etc.

Evolution : Passage graduel du type régressif (2e conjugaison :
-ir) au type progressif (devenir-) : Il vieill-it > devient-vieux,
gross-it > devient-gros, grand-it > devient-grand, etc.

Action : Impressionner > faire impression ; thésauriser > faire
trésor
(faire trésor de toutes les acquisitions de la science moderne) ;
rapporter > faire rapport ; tirer > faire feu ; répondre
> faire réponse, etc.

Il va sans dire que le degré de cohésion de ces combinaisons
est beaucoup moins fort que celui des verbes traditionnels ;
elles vont jusqu'à admettre l'intercalation d'adverbes :
cette rosé est très foncée. Cependant, quelques
fautes des plus fréquentes illustrent assez nettement la tendance
du français à traiter ces combinaisons comme des
groupes serrés. Tel est l'emploi de très (qui ne peut s'appliquer
correctement qu'à un adjectif, un participe ou un adverbe)
174avec un substantif :

C'est très dommage (Z grand dommage).

Vous nous auriez fait très plaisir, Il fait très attention. Ce coup
m'a fait très mal.

Avoir très faim, soif, sommeil, peur, etc.

Ces exemples, peu corrects mais courants, montrent
que les groupes être + substantif, avoir + substantif, faire + substantif
sont conçus comme des ensembles, modifiés globalement
par l'adverbe. La même remarque s'applique aux
fautes de si : J'avais si faim (Z une telle faim) et de beaucoup :
J'ai beaucoup faim, Cela m'a fait beaucoup plaisir (Z grand
faim, grand plaisir), qui achèvent de signaler la cohésion de
ces syntagmes.

C'est d'ailleurs la même tendance au verbe analytique
et progressif qui commande l'emploi de la formule être + adjectif
transitif
, si fréquente dans le français cursif et courant :
Cet homme est représentatif de son époque (Z représente),
cette lettre est symbolique de son état d'esprit (Z symbolise).

2) Condensation (phrase > mot, syntaxe > morphologie)

Logiquement, c.à.d. si le langage était rivé à la pensée,
toute phrase se résumerait dans un rapport unique de sujet
à prédicat. En réalité, une seule et même phrase peut, à
l'aide de condensations variées, porter l'expression de ce
rapport au multiple. Ainsi le verbe réciproque permet de
condenser au moins deux phrases : Pierre et Paul se battent =
Pierre bat Paul, et Paul bat Pierre. La comparaison porte
toujours sur deux jugements, mais le langage peut résumer
ce rapport en une phrase unique : Pierre est plus grand que
Paul
= Pierre a telle grandeur, Paul a telle grandeur, le rapport
de grandeur de l'un à l'autre est tel
. Dans tout le domaine du
langage, le besoin d'économie remplace la série monotone
de phrases simples alignées bout à bout, par des ensembles
complexes dans lesquels les propositions sont subordonnées
les unes aux autres pour former des phrases uniques.

La condensation a pour fonction de transposer une
phrase en un membre de phrase, qui peut fonctionner dès
lors à son tour comme terme dans une phrase complexe.
175Exemple : la rose est rouge > la rose rouge ; la phrase ainsi
transposée en membre de phrase fonctionne à son tour
comme sujet dans une phrase plus complexe : la rose rouge
s'est ouverte, etc.

La condensation comporte naturellement des degrés
variés, que nous examinerons. Mais on peut poser dès le
début un trait commun à l'ensemble de la syntagmatique :
le caractère dichotomique de tout syntagme. Précisément
parce que toute syntagmatique se ramène, statiquement
aussi bien qu'historiquement, au rapport initial de sujet à
prédicat, les syntagmes, quel que soit leur degré de condensation,
s'analysent toujours de deux en deux. Il y a toujours
un terme déterminé, un terme déterminant, et un signe de
rapport qui les relie ; le déterminé est un sujet ou un sujet,
condensé, le déterminant un prédicat ou un prédicat condensé,
le signe de rapport un verbe transitif ou un verbe transitif
condensé. Exemple : la femme a le panier > la femme qui a le
panier > la femme avec le panier > la femme au panier. Cet
exemple provisoire montre que la préposition a pour fonction
de condenser un verbe transitif, et que le régime de la préposition
n'est autre chose que l'objet condensé de ce verbe.
Nous dirons en résumé : Rien n'est dans les syntagmes étroits
qui ne soit d'abord dans la phrase, rien n'est dans la morphologie
qui ne soit d'abord dans la syntaxe.

Ce passage de la phrase au mot sera considéré, dans les
pages qui suivent, du point de vue statique et notamment
sous l'angle du besoin d'invariabilité ; ce dernier demande
que la condensation s'effectue avec le minimum de changements
dans la forme et dans la séquence des éléments.

Dans la forme. — L'idéal serait que le même élément
puisse fonctionner dans la syntagmatique libre et dans la
syntagmatique condensée. Cf. un homme politique (un politicien),
une étoffe genre bleu (bleuâtre), la partie machines (la
machinerie), manière d'agir (agissement), le fait de diminuer
(la diminution), etc.

Dans la séquence. — Si l'on ne considère que le français
traditionnel, il y a divergence séquentielle, sur la plupart
des points, entre syntagmatique libre (syntaxe) et syntagmatique
176condensée (morphologie) : Cet homme fait de la
politique > un politic-ien ; cette partie comprend les machines
> la partie qui comprend les machines > la machine-rie, etc.
Le français avancé cherche à établir au contraire le parallélisme
sujet + prédicat > sujet condensé + prédicat condensé.
Cf. un homme politique, la partie machines, etc.

L'interchangeabilité séquentielle peut être obscurcie par
plusieurs faits. C'est par exemple l'intervention d'un autre
besoin, comme en anglais ou en chinois, où le besoin de clarté
oblige à différencier par la séquence la phrase et le groupe
nominal : the man is great, chin. jên tá / the great man, chin.
tá jên. Mais c'est aussi le fait que les diverses parties d'un
système linguistique n'évoluent pas avec la même rapidité.
Quand une langue adopte un nouveau type de séquence — et
l'on sait que l'évolution de l'indo-européen aux principales
langues modernes est en partie dominée par le passage de
la séquence régressive (prédicat + sujet) à la séquence progressive
(sujet + prédicat) — elle l'introduit d'abord dans la
syntagmatique libre, et c'est ensuite seulement que le besoin
d'invariabilité l'étend graduellement aux éléments de phrase
condensés. Il en résulte que dans une langue donnée la
morphologie peut être en retard sur la syntaxe : beaucoup
de syntagmes du français traditionnel reflètent un type de
phrase qui devait être celui de l'indo-européen.

a) Le subordinatif.

La préposition, avons-nous dit, est un verbe transitif
condensé. Quelques distinctions sont à faire.

De même que le signe de rapport reliant le sujet et le
prédicat peut être plus ou moins différencié (verbe transitif)
ou générique (copule), la préposition reflétera à son tour cette
différence ; il y a des prépositions plus ou moins « pleines » ou
« vides » (cf. possédant, pourvu de, ayant, avec, à).

En outre, le signe transitif condensé, que nous appellerons
désormais d'une manière générale le subordinatif, varie
selon la nature de son régime : suivi d'un substantif ou d'un
adjectif, le subordinatif est une préposition (après son départ) ;
177suivi d'une proposition, il se mue en conjonction (après
qu'
il est parti).

Si la préposition est bien un verbe transitif condensé, le
besoin d'invariabilité exigerait que le passage de l'un à l'autre
puisse s'accomplir avec le minimum de changements dans la
forme et dans la séquence. Mais dans nos langues indo-européennes
où le verbe et la préposition sont généralement séparés
par une barrière formelle rigide, cette exigence ne se
réalise que fort imparfaitement. Commencerions-nous à
douter de la solidité de notre hypothèse ? L'exemple du
chinois parlé, qui représente à peu près l'idéal de ce qu'une
langue peut atteindre dans ce domaine, est là pour nous
rassurer. La grande majorité des prépositions chinoises
courantes (plus d'une cinquantaine) sont interchangeables
avec le verbe correspondant. Selon le rôle qui leur est assigné
dans la phrase, elles fonctionnent tantôt comme des verbes
transitifs tantôt comme des prépositions : yèu « avoir, avec,
à » ; yóṅ « se servir de, au moyen de » ; « comparer, comparativement
à », ; taí « remplacer, à la place de » ; wàṅ « aller,
vers (ad) » ; etc..

A défaut d'une solution aussi idéale, trouverait-on en
français des cas montrant au moins la tendance à garder
le contact entre la préposition et le verbe ? Les procédés
traditionnels sont le participe présent (votre réclamation
concernant la livraison), le pronom relatif (votre réclamation
qui concerne…), l'adverbe transitif (il a agi inconsciemment
de
son acte) ou une préposition composée. Le rôle principal
de cette dernière est de garder le contact avec le signe plein :
à partir de, à cause de (= ayant pour cause), etc. Et de fait
le sort de la préposition composée est lié à celui du verbe ou
du substantif (verbalisé) correspondant. Ainsi fin dans la
langue parlée ayant cédé la place à but, le lien entre fin et
à fin de s'est effacé : le passage de fin à but entraîne celui de
afin de à dans le but de (qqf. à but de).

Subordinatifs d'inhérence. — Si le subordinatif condense
un transitif (verbe ou copule), il doit y avoir, parallèlement à la
distinction entre transitifs de relation et transitifs d'inhérence
(ex. être, se trouver, sembler, paraître, devenir), des subordinatifs
178de relation et d'inhérence. On aurait tort de croire que les prépositions
et les conjonctions servent exclusivement à l'expression
du rapport de relation. Cf. une chambre de libre (< qui est libre) ;
on l'a engagé comme contremaître ; il a fait cela comme je le voulais ;
il parle en connaisseur ; le vin s'est changé en vinaigre, etc.

Prépositions et postpositions. — Le besoin d'interchangeabilité
(entre le v. transitif et le subordinatif) porte non seulement
sur la forme mais encore sur la séquence. Si le v. transitif d'une
part, le subordinatif de l'autre, sont parallèles, il en résulte une loi
importante : Dans la mesure où l'interchangeabilité séquentielle
est respectée, les langues à phrase progressive (v. transitif + prédicat)
sont des langues à prépositions (et à conjonctions préposées),
les langues à phrase régressive (prédicat + v. transitif) des langues
à postpositions (et à conjonctions postposées).

Cette loi semble se vérifier grosso modo. La plupart des langues
à verbe médial (l. européennes, l. bantoues, chinois, etc.) sont
des langues à prépositions. L'hindoustani, le japonais et les langues
turco-mongoles au contraire, où le verbe transitif est postposé au
prédicat et termine la phrase, sont des langues à postpositions.

Un autre parallélisme, qui ne se vérifie en général qu'à très
longue échéance, est celui entre le verbe postposé et la flexion
terminale d'une part, le verbe préposé et la flexion initiale de
l'autre. En effet, de même que le verbe transitif se joint à son
prédicat en un groupe plus ou moins serré (domus uac-at, la maison
est-vide), le subordinatif fait corps avec son régime (groupe
prépositionnel ou postpositionnel : il travaille avec-moi, me-cum
laborat). De là à l'affixation (préposition > préformante ; postposition
> postformante), il n y a qu'une question de plus ou de
moins. Le japonais et l'hindoustani d'un côté, le français et l'anglais
de l'autre, fournissent l'exemple de langues dont l'évolution
est arrivée à l'étape qui précède la flexion terminale, respectivement
la flexion initiale.

On sait qu'un très grand nombre de langues indo-européennes
ont perdu ou sont en train de perdre la flexion terminale héritée
de l'indo-européen, et qu'elles l'ont remplacée, ou sont en train
de le faire, par l'usage de prépositions. Le français a perdu la
flexion casuelle. Deux théories se sont heurtées et se heurtent
encore pour expliquer ce changement de front.

Les uns prétendent que c'est l'usure phonique (débilité des
finales) qui a provoqué, par réaction, le développement des prépositions
destinées à suppléer les terminaisons déficientes. Or il
est remarquable que dans les états de langue les plus anciens,
où le passage du type de phrase régressif (prédicat + verbe transitif)
au type progressif (verbe transitif + prédicat) ne s'était
sans doute pas encore opéré, les particules ajoutées aux cas débiles
ou équivoques n'ont pas été des prépositions mais des postpositions
179(ci. le renforçant les locatifs sanscrits et iraniens ;
le -de du directif ajouté à l'accusatif grec : πόλιν-δε « ad urbem »).

D'autres prétendent que c'est au contraire la création des
prépositions et la fixation de la séquence sujet + verbe + prédicat
(servant de signe) qui a fait disparaître les terminaisons casuelles
désormais inutiles (Sechehaye, Programme et Méth. de la Lingu.
Théorique
, 175 sv ; Horn, Sprachkörper u. -funktion, 112).

Il semble que l'élimination des terminaisons casuelles et la
création des prépositions soient en gros des faits concomitants
entre lesquels on ne peut voir ni dans un sens ni dans l'autre un
rapport historique de cause à effet, mais que l'une et l'autre se
laissent ramener à un seul principe : le passage de la séquence
régressive (prédicat + verbe) à la séquence progressive (verbe + prédicat).
La nouvelle séquence des éléments de la phrase a
rendu archaïques les subordinatifs postposés (postpositions et
terminaisons) et provoqué la création de subordinatifs préposés
(répondant aux verbes préposés), en même temps que les postpositions
disparaissaient et que les terminaisons casuelles se
dévaluaient et tombaient à leur tour.

Si la préposition, comme la conjonction, condense un
verbe transitif, il en résulte qu'il n'y a pas au fond de différence
catégorielle entre ces deux sortes de subordinatifs,
de même qu'il n'y en a pas entre un verbe suivi d'un substantif
(ex. J'attendrai son départ) et un verbe suivi d'une
proposition (J'attendrai qu'il parte). La distinction formelle
de la préposition et de la conjonction est d'ailleurs loin de
se rencontrer dans toutes les langues, et dans certaines qui
la possèdent elle peut n'exister qu'en partie (angl. during his
absence / while he was absent, en face de : after his arrival
= after he had arrived). C'est au fond un cas de conformisme
grammatical : un seul et même signe est obligé de changer
de forme et de catégorie grammaticale en fonction de son
régime. Il n'est pas étonnant dès lors que le besoin d'invariabilité
cherche à renverser cette barrière formelle, ou
du moins à faciliter le passage :

Malgré > Malgré que (les conjonctions traditionnelles correspondantes
diffèrent formellement de la préposition : quoique,
bien que, encore que / malgré).

Moyennant > Moyennant que (Martinon II 430 n).

A force de > A force que : A force qu'il est fatigué (id. 523 n).

Dans le but de > Dans le but que.

En signe de > En signe que : …Et roulait ses prunelles en signe
qu'
il allait exprimer une pensée (A. France : D'Harvé PM p. 377) ;
180L'autre alors détourne ses prunelles vers les lointains en signe
qu'
il a compris (Loti, ib.).

Formule ce que : Je suis fâché de ce qu'il est parti (= de son départ).

Je tiens à ce qu'il vienne (= à sa venue) ; Arrangez-vous de façon
à ce qu'il vienne.

Tous les milieux semblent s'accorder sur ce que certaines mesures
devront être prises (= sur la nécessité de prendre).

Le progrès social a consisté en ce que les sociétés ont rétrogradé
dans l'échelle de l'animalité.

Il faut la féliciter pour ce qu'elle a eu du courage.

Je viens de nouveau à cause de ce que j'ai trouvé sur le journal
que… (APG). Cf. à cause de / parce que.

Rapport à ce que (Martinon II 403 n).

La « Structure des Alpes » paraît en anglais grâce à ce que M. C.
a allumé l'enthousiasme des géologues anglo-saxons (jx.).

Le passage inverse, de la conjonction à la préposition,
est moins fréquent : quoique ça. On peut mentionner cependant
le cas où la transposition d'une phrase en un substantif abstrait
entraîne parallèlement celle de la conjonction en une préposition :

Aussitôt que la guerre a été déclarée > Aussitôt la déclaration
de guerre ; Aussitôt la constitution de la société.

Aussitôt cette affaire réglée ; Aussitôt le soleil levé ; Une fois la
chose faite.

Il faut noter à part le cas, assez rare, où la conjonction
est transposée en préposition à la suite d'une ellipse (mémorielle
ou discursive) : Elle a été opérée quand moi « quand j'ai
été opéré » > « en même temps que moi ».

Le subordinatif devant un infinitif est une préposition :
le traitement de cette dernière est varié : Tantôt elle est rapprochée
de la conjonction (avant de venir × avant qu'il vienne > avant
que de
venir), tantôt elle est solidaire de la préposition suivie d'un
substantif (à force de travail > à force de travailler), tantôt elle
manque (à cause de /… ; tout au plus a-t-on avec le passé : il a été
puni pour avoir désobéi).

b) Les déterminants du substantif.

Tout prédicat peut être condensé en un déterminant de
substantif ou de verbe (ex. la chanson est jolie > la jolie
chanson, elle chante joliment). C'est le subordinatif qui donne
la clé de ces catégories, car c'est lui qui sert à les former ; le
schème est :181

verbe transitif : prédicat = subordinatif : déterminant.

Le besoin d'invariabilité demande : 1. que le prédicat
ne change pas de forme en devenant déterminant (exemple
négatif : cette maison est ici > cette maison-ci) ; 2. que le
verbe transitif ne change pas de forme en devenant subordinatif
(ex. négatif : avoir du courage> courag-eux) ; 3. que
la place du subordinatif (avant ou après le déterminant)
corresponde à celle du verbe transitif (avant ou après le
prédicat) (ex. négatif : faire impression > impression-nant).

Une phrase indépendante peut être transposée en un
déterminant à l'aide de deux procédés : la proposition
participiale (type ancien) et la relative (type moderne).
Exemples : Il apporte le pain > Le garçon apportant le pain
est arrivé, ou : Le garçon qui apporte le pain est arrivé. On
aperçoit aisément la différence de séquence entre la participiale
et la relative : apportant / qui apporte ; la première répond
au type régressif (déterminant + subordinatif), la seconde
au type progressif fsubordinatif + déterminant). Et de fait
la proposition participiale a aujourd'hui un import écrit et
archaïque ; le type vraiment moderne est la relative. On remarquera
que pour transposer une phrase en un déterminant
de verbe, le français n'a pas encore dépassé le stade de la proposition
participiale (gérondif français) : le garçon est arrivé
en apportant le pain (le nouveau type serait : *le garçon est
arrivé qu'il apportait le pain).

Dans les propositions relatives « réfléchies », c.à.d. dans
les phrases où le substantif que la relative détermine est en
même temps l'objet du verbe de la relative (ex. la lettre que
j'ai écrite
), les grammairiens, à la suite d'un usage ancien, ont
établi la règle que le participe passé doit s'accorder avec cet
objet (la lettre qu'il a écrite).

On a beaucoup ferraillé sur ce problème, qui est en somme
très simple. L'accord du participe passé est au fond un procédé
de conformisme grammatical, qu'on peut mettre sur
le même plan que la concordance des modes (Je veux qu'il
182vienne) et la concordance des temps (Je croyais que
Genève était une belle ville). Seulement, et voilà le point
important, l'accord n'est nullement indispensable à l'intelligence
de la phrase, et le besoin d'invariabilité, qui exige
que la transposition s'effectue avec le minimum de changements
formels, cherche naturellement à se défaire de ces
procédés qui augmentent inutilement l'effort de mémoire à
fournir : Je veux qu'il vient, Je croyais que Genève est une
belle ville, La lettre qu'il a écrit.

Que la suppression de cet accord s'imposera tôt ou tard,
les faits qui le montrent ne sont plus à compter. Pour ne pas
dire ou écrire : la peine qu'on a pris, la boîte qu'elle a ouvert,
après toutes les injures qu'on s'est dit, les conséquences qu'il
a craint, la personne que j'ai plaint, la récompense qu'il a
promis, etc. etc., il faut savoir aujourd'hui d'avance, et
uniquement en vertu des règles enseignées à l'école et dans
les livres, que de tels tours sont incorrects.

On sait d'autre part que là où l'accord n'est marqué
que par une particularité phonique — la longueur de la finale
(la lettre qu'il m'a adressée, la lettre que j'ai reçue) — la
langue parlée, à Paris tout au moins, n'allonge plus guère
cette finale : la lettre qu'il m'a adressé, la lettre que j'ai reçu.

Une autre entrave au besoin d'invariabilité est dans la
séquence. La proposition relative correcte présente des cas
où le verbe, contrairement au type de séquence établi dans
la phrase indépendante, précède son sujet, notamment lorsque
ce dernier forme un groupe assez long : les gares que traverse
la ligne directe de Paris à Lyon. Le français avancé tend à
écarter cette survivance ; il ne dira jamais, par exemple : les
propos que tiennent tous ces gens-là, ni guère : le travail que
fait votre ami.

Le traitement du pronom relatif dans le langage populaire
mérite une étude spéciale. Le français traditionnel n'a
pas de pronom relatif invariable, applicable indifféremment
à tous les cas, mais il est obligé de se servir de signes distincts,
qui varient en fonction de leur contexte : la chose dont j'ai
besoin / la rue l'accident a eu lieu / l'homme qui est venu /
183le monsieur que j'ai vu / une chose à laquelle il faut faire attention,
etc. Dans chacun de ces cas, le pronom relatif est obligé
de changer de forme en fonction de la phrase qu'il est chargé
de transposer en déterminant.

Mais le langage populaire s'est créé un instrument invariable
en généralisant l'usage du pronom relatif que à la place
de tous les autres relatifs. Les exemples les plus fréquents
montrent le que employé avec le sens de dont :

Nous voudrions le savoir afin d'avoir de ses nouvelles au plus tôt
et de lui envoyer ce qu'il peut avoir besoin (APG) ; C'est ce
qu'on a besoin, C'est ce que j'ai le plus besoin, C'est pas ce que
j'ai le plus besoin (Prein 29).

Tu me diras si tu m'as envoyé le colis que tu me parlais (id. 28) ;
J'ai également reçu celui que tu me parles (id. 29).

Je voudrais bien savoir dans quel hôpital il a été évacué et s'il
y est encore, ce que je doute fort car il aurait donné de ses
nouvelles (APG).

Ma demande du 2 sept, au sujet des renseignements que je vous
ai demandés et que vous avez bien voulu vous charger pour
le militaire R. (id.).

Je viens vous solliciter une deuxième demande d'information sur
la personne de mon mari que je viens de vous transmettre
l'adresse ci-dessus (id.).

Me donner quelques renseignements sur… porté comme disparu
le … et que malgré mes recherches je n'ai jamais pu retrouver
la trace (id.).

Je vous écris ces quelques lignes pour vous demander des nouvelles
de mon fils que nous n'avons plus rien reçu depuis le
24 sept, (id.)

Voici l'adresse du corps d'armée que mon fils fait partie (id.).

Je vous envoi par la même occasion un mandat de trois francs
que vous ferez l'usage que vous jugerez (id.).

Ma troisième demande sur la personne de mon mari que je suis
toujours sans aucune nouvelles (id.).

Dans certains cas, ce que s'est installé par assimilation
au que de l'objet direct, grâce au caractère locutionnel du
groupe auquel il se rapporte : une chose que j'ai peur (× que
je crains), une chose qu'il faut faire attention (× qu'il faut
remarquer). Mais cette explication n'a qu'une valeur limitée ;
la généralisation du que répond au besoin de disposer d'un
instrument invariable remplaçant tous les autres relatifs.

Ainsi, indépendamment des exemples où le que est
étendu au cas-sujet à la faveur d'une apocope (relatifs
tronqués : l'homme qu'est venu, c'est elle qu'est venue,
184etc.), le français avancé montre quelques exemples de que
sujet :

Dimanche que vient je lui écrit ma carte (Prein 28).

Je vous donne des nouvelles de ma santé que pour le moment
m'est assez bonne (ib.).

Notre beau-père que j'espère se porte bien pourrait… (id. 30).

Dites bien le bonjour à Mlle Rose que j'espère est toujours en
relations avec vous (id. 31).

Je vous ai écrit une lettre que je pense vous fera plaisir (ib.).

L'emploi de que à la place de est très fréquent :

Il doit aitre dons un endroit quil ne peut pas écrire du tou (APG)

Je vous emprie dan faire la recherche le plus tôt possible pour
men avisé de la situation quil se trouve (id.).

Pourriez vous savoir si réellement mon Mari est prisonnier dans
les camps qu'ils n'ont pas le droit d'écrire ou bien sil est mort
(id.).

Une bonne qui est à notre service depuis quatre ans et devait se
marier les jours que la guerre est déclarée (id.) ; Il a été nommé
sergent le jour qu'il est parti (id.).

Tu as reçu lautre photo que je suis seule, J'ai reçu ta carte que
tu me parles de Marie, Dans la filiale que je suis, Voilà deux
lettres que ma femme me dit que…, C'est dans les moments
que je suis resté si longtemps sans nouvelles, etc. etc. (Prein 29).

Le pronom relatif lequel est obligé de varier non seulement
en fonction du cas (duquel / auquel / sur lequel, etc.), mais
encore en fonction du genre et du nombre : la seule chose
avec laquelle il ait à compter / le seul fait auquel il doive faire
attention, etc. La langue écrite, littéraire ou cursive, remplace
avantageusement ce relatif par le pronom invariable quoi ;
v. Nyrop V § 328 :

Lequel : Ce regard net, précis et sondeur, avec quoi il regardait
alors toutes gens (Mirbeau).

Laquelle : La seule réalité avec quoi j'aie à compter (Bourget).

Lesquels : Deux vrais sous avec quoi il pouvait acheter du
pain (Mirbeau).

Lesquelles : Les pénibles observances par quoi l'on mérite
d'entrer dans le ciel.

Auquel : Un chaînon grâce à quoi se fermait la chaîne (Gide).

Auxquels : Les vers de Voltaire, à quoi fait allusion Quicherat,
ne sont pas pires que les autres.

Auxquelles : Nous choisissons des matières à quoi il faut incorporer
beaucoup de travail (P. Hamp).

Cet usage rappelle la syntaxe du passé, mais il est inconnu
du langage populaire, qui ignore à peu près complètement
185le relatif lequel. Là encore le que s'avère comme le procédé
le plus répandu :

Il y a une chose qu'il faut faire attention, une chose que je n'ai
pas fait attention (Z à laquelle, Plud'hun 13) ; Tu me diras
la date que tu me l'envoies (Prein 29) ; Dites-moi la date que
vous les envoyez (ib.).

Je le sai par son sergent que jait écri et il ma répondu (Z auquel,
APG), Tu trouves drôle que ma fille touche l'argent qu'elle a
droit (Prein 29).

C'est ça qu'il faut faire attention (Z à quoi, Martinon II 128).

Je me permet de nouveau de vous écrire pour venir vous demander
des renseignements sur mon fils que je viens de recevoir
officiellement par son lieutenant-colonel qu'il avait disparu
depuis le 30 août de sa compagnie (Z sur lequel, APG).

Il y a certaine chose qu'il aimerait de vous donner conseils (Z sur
laquelle ; lettre).

Mais la création et l'extension de ce que invariable ne
satisfait pas encore pleinement le besoin d'interchangeabilité.
Les matériaux que livre sur cette question le français avancé
ont une portée plus étendue ; la définition et l'existence
mêmes du pronom relatif sont en jeu.

On remarquera tout d'abord ce fait significatif que le
pronom relatif n'est pas un rouage indispensable au fonctionnement
du langage. Sans parler des langues où le relatif
peut être sous-entendu (angl. the man I saw yesterday ; there
is a man wishes to speak with you
), certains idiomes, tels que
le chinois et le japonais, ne le connaissent même pas.

C'est que le pronom relatif, par sa constitution, est
contraire au besoin d'invariabilité. D'une part, en effet, il
suppose le cumul d'un subordinatif (que) avec un pronom
qui représente l'antécédent à un certain cas ; exemples :
l'homme dont je n'ai pas de nouvelles « que (je n'ai pas de
nouvelles) de lui » ; la maison il habite « que (il) y (habite) » ;
la femme qui est venue « que-elle (est venue) ». Ainsi donc, un
seul et même signe tantôt a sa forme indépendante (de lui,
y, elle), tantôt est logé par cumul dans ûri autre signe (dont,
, qui). Il y a cependant des cas où le relatif est bien un
syntagme : lequel, duquel, auquel, à quoi, etc. ; même alors,
il est contraire au besoin d'invariabilité. Car d'autre part
il entrave l'interchangeabilité séquentielle entre la phrase
186indépendante et la proposition relative : l'homme dont (duquel,
de qui) je n'ai pas de nouvelles / je n'ai pas de nouvelles de lui ;
la maison (dans laquelle) il habite / il y habite.

Le français avancé décumule le pronom relatif pour
obtenir entre l'indépendante et la relative la même forme et
la même séquence :

Il été un groupe de 7 dont un sergent que voici son nom (APG) ;
M. F. qui a était blessé le 27 sept, et ramassé par les Allemands
que de puis nous sommes sans nouvelles de lui (id.) ; Mon mari
que je sui sans nouvelles de lui depuis le 28sept, (id.) ; J'en n'ai
encore deux fils que je voudrais bien être renseignée d'eux (id.) ;
Il y en a beaucoup que leurs femmes leur écrivent si souvent
(Prein 30) ; Chose que tu peux en être fier (ib.).

C'est un magasin qu'on n'y trouve jamais rien.

Un monsieur que je lui ai vendu ça ; La femme qu'il lui causait
toujours, etc.

La jeune fille qu'il doit se marier avec ; Le pont qu'il est passé
dessus ; La caisse que c'est mis dedans ; Je n'ai pas reçu le colis
qu'elles étaient dedans (Prein 30) ; Nous t'expédions un colis
que nous avons mis dedans du riz (ib.).

Je souhaite que cette lettre que je voudrais être à sa place vous
trouve tous de même (Prein 29).

Après avoir signalé le décumul du pronom relatif aux
cas obliques, nous allons constater la même tendance dans
le traitement des cas directs. On aurait tort, par exemple,
de parler de pléonasmes à propos de phrases du genre : C'est
des types que le malheur des autres les amuse, Ceux que ça
les intéresse pas n'ont qu'à s'en aller ; Vos enfants que j'ai
toujours bien hâte de les voir (Prein 29). — Que doit être
interprété ici non pas comme un accusatif (lat. quos), mais
comme une simple conjonction vide. Sans doute, ces exemples
sont empruntés à un étage de la langue taxé de trivial ; mais
qui pourrait se vanter de ne jamais commettre de ces fautes,
dans le parler déboutonné de tous les jours ? Et le type répond
à une tendance si profonde qu'il vient s'introduire subrepticement
jusque dans la prose de quelques grands écrivains : II
est certaines choses que, une fois que nous les avons sues,
nous les savons toujours (Malherbe, Stapfer 59) ; Sous ce
nom, difficile à porter, et qu'il fallait tant d'espoirs pour oser
le prendre, il a conquis la faveur de l'univers (Valéry, disc.
de réception à l'Acad.).187

Le français avancé s'attaque aussi au qui : Quel respect
veux-tu que mes deux chers petits garçons auront encore
pour moi que je les aime tant (Prein 30) ; Moi que je le lui
ai dit bien des fois (id. 62). Le paradigme est parlant :

C'est moi que je paie.
C'est toi que tu paies.
C'est lui qu'il paie.
C'est nous que nous payons.
C'est nous qu'on paie.
C'est vous que vous payez.
C'est eux qu'ils payent.

On voit nettement que le décumul du relatif et le libre
échange entre l'indépendante et la relative se conditionnent
réciproquement.

On notera aussi l'interprétation de qui par qu'il : Le
vase qu'il est sur le piano, C'est eux qu'ils sont les riches
(B 103), Le voilà qu'il s'amène (Joran n° 22). Ce décumul de
qui en qu'il est notamment une des causes de l'll redoublé,
si caractéristique du langage populaire : Celui qui ll'a paumé,
Celui qui ll'a fait venir (B 110) ; le découpage est en réalité :
Celui qu'il l'a paumé, Celui qu'il l'a fait venir.

On sait d'autre part que la langue familière et surtout
la langue populaire omettent souvent l'l : i vient. Il est donc
permis de supposer que la conscience linguistique, là où la
langue écrite découpe : C'est lui qui vient, analyse en réalité :
C'est lui qu'i vient, Je les ai entendus qu'i discutaient, Je
les ai vus qu'i venaient. La fausse liaison dans : Ils sont là
qui-z-attendent, peut s'expliquer par le décumul : Ils sont là
qu'i(l)s attendent.

L'orthographe populaire est assez significative ; elle tend
à rétablir l'l amuï dans la prononciation :

Un sergent que voici son nom M. L. quil est disparu aussi ; Pour
vous demander des nouvelles de mon frère quil est disparu
depuis la fin du mois d'Août (APG).

Car c'est un camarade qu'il l'a aidé à marcher et qui lui a fait
son pansement il a refait 1 kilomètre toujours à pied soutenu
par son camarade qu'il l'a mené à l'ambulance ; Des nouvelles
sur mon fils qu'il est disparu de sa Cie le 24 août ; Il a dut faire
le combat qu'il a eu lieu vers Arras au mois de déc. (id.).

Ses camarades n'ont pas pu le ramasser et ce sont sans doute les
Allemands qu'ils l'ont fait (id.).188

Le décumul du féminin est plus hardi et plus rare ; mais
on le rencontre, néanmoins :

Elle est là qu'elle attend.

Pour repondre a ton Emable quelle mas fait beaucoup de plaisir.
C'est la mère d'Eugénie qu'elle fait le ménage, Ce n'est pas ma
sœur qu'elle écrit, J'ai reçu une lettre qu'elle m'a fait bien
plaisir, J'ai reçu une lettre de ma sœur quelle me dit… (Prein
24-6).

Elles sont là qu'elles attendent ; Les voici qu'elles viennent, Les
v'là qu'elles viennent (Martinon II 582).

Maman me charge de te faire savoir de ces nouvelles quelle sont
toujours très bonnes, Je viens aujourd'hui te donner de nos
nouvelles quelles sont toujours bonnes, Vous recevez de mes
nouvelles quelles sont très bonnes pour le moment (Prein 24-6).

Il y a un cas encore plus hardi. Lorsque l'antécédent est
une chose ou une abstraction représentée par cela (ça), le
décumul ne se fait plus en qu'il ou en qu'elle, mais en que ça :

Une celle [= seule] chose que sa me rend le cafard c'est que je
n'est plus de nouvelles de ma pauvre R. (lettre de mineur,
Van Der Molen 136).

Je suis toujours son [= sans] nouvelles de ma pauvre famille
choses que sa me fait bien mal au cœur (id. 139).

Ma bien chère Marraine vous me demande se que sa me fairait
plaisir dans un colis (id. 140).

L'équivalent écrit du populaire ça étant l'impersonnel
il (Ça arrive que… / Il arrive que…), la faute que ça fait
place, dans la langue familière et dans la langue écrite, à la
faute qu'il :

Qu'est-ce qu'il vous arrive ? (Martinon II 238 n).

Dites-moi ce qu'il vous reste d'argent ? Apprenez-moi ce qu'il
s'est passé (id. 118).

Ce qu'il arrive est affreux, Ce qu'il me dégoûte c'est de… (Thérive
FLM 114).

Tout ce qu'il est resté de socialiste dans le bolchévisme (id.
NL 9. 4. 27).

Ce qu'il importe dans un pays, c'est le nombre (ib.).

Tout ce qu'il dépend du gouvernement, c'est de prévenir
le public contre… (ib.).

Ce qu'il advint du monde mycénien après l'invasion de 1200
n est nullement comparable a ce qu'il était advenu de la Crète
deux cents ans auparavant (historien).

Ce décumul en qu'il impersonnel est artificiel dans la
mesure même où le il impersonnel est devenu artificiel en
189face de cela (ça) : Il m'ennuie de… > Ce qu'il m'ennuie,
c'est de…

En résumé, le décumul et la suppression du pronom
relatif traditionnel est donc la condition logiquement nécessaire
pour réaliser l'interchangeabilité entre la phrase indépendante
et la subordonnée :

Qui : Il est disparu = Mon frère qu'il est disparu.

Elle est disparue = Ma sœur qu'elle est disparue.

Que : Le malheur des autres les amuse = Ceux que le malheur des
autres les amuse
.

Dont : Je n'ai pas de nouvelles de lui = Mon mari que je n'ai pas de
nouvelles de lui
.

 : On n'y trouve jamais rien = Un magasin qu'on n'y trouve
jamais rien
.

Lequel, etc. : Je voudrais être à sa place = Je souhaite que cette
lettre que je voudrais être à sa place vous trouve tous en bonne
santé.

Mais à côté de cette solution, le français avancé possède
quelques autres types concurrents, d'application moins étendue,
qui répondent au même besoin :

Dont mobile : Je vient d'apprandre qu'il a disparu le 20 Août
à la Bataille de Chicourt en Alsace dont il a été blessé et fait
prisonnier (APG) ; Je réponds à ton aimable carte dont tu me
parles que tu as reçu un colis au complet (Z où, Prein 27).

Voici les derniers combats dont il a pris par dans l'Aisne (APG) ;
Tu voudras bien me remplacer près des frangins dont tu me
donneras de mes nouvelles (Z auxquels, Prein 27).

Voici tous les renseignements dont je m'empresse de vous donner ;
Donnez-moi renseignements et dites-moi je vous prie le sort
dont il a pu subir (Z que, APG).

Dont « que », avec décumul : Si vous pouviez connaître des nouvelles
de Mon Cher Emile dont je suis sans nouvelles de lui
depuis le Ier nov. (id.).

Je m'empresse de vous supplier de soulager notre grande inquiétude
de notre fils disparu de son régiment dont je vais vous le
désigner ci-dessous (id.).

mobile : Les inconvénients il n'y a point de remède (Montaigne),
Un mal mes amis ne peuvent porter remède (Montesquieu)
= emploi classique.

Si différents que soient les gestes elle se témoigne (Barrés) ; Je
les crains pour le trouble elles jettent la régularité de mon
travail (Gourmont) ; L'étoffe légère elle se drape (P. Adam).

Ta petite gosse ou tu aime temp [= tant] (Z que, Prein 77).190

« que », avec décumul : Un pot il y a quelque chose d'écrit
dessus, Un pot il y a de ia confiture dedans (M II 490 n).

On sait que l'allemand dialectal a fait du sa conjonction universelle
(avec ou sans décumul) ; exemples (en transcription) :
der Mann wo ich gesehen habe (que j'ai vu).
wo ich (mit ihm) geredet habe (que j'ai parlé avec lui)
wo gekommen ist (qui est venu).

Qui mobile : Espérant avoir par votre Comité des renseignements
de notre Cher disparu qui depuis le 7 août nous sommes sens
nouvelles (APG).

Qui « que », avec décumul : Veuillez avoir l'obligeance de me
renseigner sur le sort de mon frère et beau-frère qui depuis le
mois de sept, je n'ai reçu aucune de ses nouvelles (id.).
Ayant de l'inquiétude beaucoup au sujet de mon fils qui jusqu'à
la bataille du 29 août nous avais toujours écris et qui depuis
nous nen n'avons jamais entendu parler (id.).

Ces exemples de dont, et qui n'ont sans doute pas
grand avenir, à côté de l'extension universelle du que. Ils
montrent du moins les tâtonnements qui accompagnent
d'ordinaire l'installation définitive d'un nouveau type.

Si les idées émises dans ces pages sont conformes à la
réalité, le cas du pronom relatif est un bel exemple de la
manière dont une tendance — ici le besoin d'invariabilité —
en arrive à ses fins à travers une série de petits faits particuliers,
dont chacun pris isolément reste inexplicable tant
que tous n'ont pas été rattachés à un principe un. La suppression
du pronom relatif est un moment de l'évolution irrésistible
qui entraîne le français vers le libre échange des signes
et des syntagmes d'une fonction à l'autre.

L'adjectif traditionnel peut être variable en genre et
en nombre (un homme veuf / une femme veuve ; un effort
moral / des efforts moraux), et par la liaison (vieux mur /
vieil arbre).

L'adjectif en français avancé marche par des voies
diverses vers l'idéal de l'invariabilité.

Un certain nombre d'adjectifs se terminant par c ou j
sont invariables, qu'ils soient prédicats ou déterminants :
une femme maladif, une balle explosif, une boisson sec, une
191femme veuf (B 94). Cette tendance se manifeste aussi pour
d'autres espèces (ex. une femme perdue, Martinon II 270 n),
notamment pour le type en -al/aux ; le français semble se montrer
de plus en plus réfractaire au pluriel en -aux : v. D'Harvé
PB § 156 (de banals parfums, des experts médicals, etc.).

La tendance à la non-liaison est tout aussi accusée : un
gran artiste, un vieu arbre, un gro achat, un beau édifice,
un nouveau immeuble, etc. Le besoin d'invariabilité l'emporte
ici sur la répulsion du français traditionnel contre l'hiatus.
Ce dernier n'est d'ailleurs que théorique : « A la vérité, en
français il y a toujours liaison ; seulement, dans un cas comme
celui-ci, la liaison n'est plus consonantique, elle est vocalique. »
(Grammont, Prononc. fr., 136). La « liaison vocalique » ou
« prononciation liante » représente donc un compromis entre
le besoin d'invariabilité et la tendance à éviter l'hiatus.

La tendance à l'invariabilité de l'adjectif se manifeste
aussi dans la réluctance du français avancé à décomposer les
finales nasales : un bon (bõn) auteur, en plein (plẽn) air, etc.
( = bõn, plẽ = plẽn, au lieu de / bòn, plẽ / plèn).

Il ne suffit pas que l'adjectif soit invariable par rapport
à son entourage dans la chaîne parlée. Si l'adjectif déterminant
est bien un prédicat condensé, il faut qu'il soit interchangeable
avec ce dernier, et cette interchangeabilité doit
porter aussi bien sur la forme que sur la séquence.

Beaucoup de langues, en effet, différencient le prédicat
(ex. la rosé est rouge) et le prédicat condensé (la rosé rouge)
l'un de l'autre, soit par la forme, à l'aide de terminaisons
spéciales, soit par la séquence (anglais, chinois).

La place mobile de l'adjectif français, que tout le monde
a signalée et décrite, sert à des fins toutes différentes. L'adjectif
normal tend à être postposé (la rosé rouge, un brouillard
épais, etc.), conformément à la séquence sujet + prédicat (la
rosé est rouge, le brouillard est épais). Cette tendance est
très forte ; même dans des combinaisons qui paraissaient se
figer, le français cherche à supprimer l'antéposition de l'adjectif :
la fois prochaine, la fois dernière (× la semaine prochaine,
dernière), d'un accord commun (Vittoz 87), s'arrêter à un
terme moyen (ib.), etc.192

L'adjectif préposé, au contraire, quand il n'est pas un
simple préfixe (tit'fille, tit'maison, etc.), est considéré comme
une inversion expressive : un épais brouillard, une verte prairie,
une colossale entreprise, etc.

De même que tout prédicat est lié à son sujet par un
verbe transitif, tout déterminant est lié à son déterminé par
un subordinatif (verbe transitif condensé), exprimé ou non.
Tel est le cas pour la préposition de chargée de former le lien
entre un substantif actualisé et son prédicatif : une chambre
est libre > une chambre qui est libre > une chambre de libre.

Le besoin d'invariabilité demande que le passage de la
phrase (sujet + verbe transitif + prédicat) au membre de
phrase (déterminé + subordinatif + déterminant) s'effectue
sans changement de séquence : les suffixes des adjectifs
français héréditaires répondent à un type de phrase qui
était celui du latin et mieux encore de l'indo-européen. Le
français avancé tend, par des voies diverses, à remplacer
les suffixes traditionnels par des subordinatifs préposés
(prépositions à, en, etc.) :

Débitif (participe d'obligation) : Occasions à profiter (Z profitables),
marchandises à payer en 30 jours (Z payables), linge
à laver, à repasser, etc.

Potentiel : Des choses pas à comparer (Z non-comparables),
pas à croire (Z incroyables), pas à manger (Z immangeables), etc.

Participe futur : Ouvrages parus ou à paraître.

On aboutit ainsi à une sorte d'à mobile, le pendant du
que mobile dans le domaine de la proposition relative :

T'ai plusieurs endroits à aller (Z ).

Je sais parfaitement bien que vous n'avez pas que moi à vous
occuper (Z de qui, APG) ; Je n'ai rien à m'occuper (Z de quoi,
Joran n° 198).

Terrain à bâtir (Z sur lequel).

J'ai bien autre chose à penser (Z à quoi), Je n'ai que moi à penser
(Z à qui, Joran n° 213).

Les adjectifs tirés de substantifs marquent la même
tendance à préposer le subordinatif : une femme en pleurs
(Z éplorée ; type intermédiaire : épleurée, faute fréquente),
un arbre en fleurs (fleuri), etc.

Particulièrement intéressants sont les cas où un suffixe
193semi-concret (ex. -âtre, -oïde) fait place à une préformante
tirée directement du substantif, réalisant ainsi l'interchangeabilité
séquentielle et formelle : une couleur genre bleu (Z bleuâtre),
une teinte genre rouge (Z rouge-âtre), une forme genre
œuf (Z ov-oïde), une courbe genre ellipse (Z ellips-oïde), etc.

Les adjectifs qualificatifs, qui sont des déterminants
d'inhérence, doivent être distingués des compléments de
relation
. Tandis que les premiers remontent à un prédicat
d'inhérence (la rosé est rouge > la rosé rouge), les seconds
condensent un prédicat de relation (objet) ; ex. il commande
le navire > le commandant du navire.

Le complément de relation (ou génitif objectif) est donc
au prédicat de relation (ou : objet direct ou indirect, accusatif
ou datif) ce que le déterminant d'inhérence (adjectif
qualificatif, etc.) est au prédicat d'inhérence. Dans les deux
cas, le besoin d'invariabilité demande que la séquence reste
la même : le brouillard est épais > le brouillard épais ; il
commande le navire > le commandant du navire ; le livre
est à Pierre > le livre de Pierre.

Le même rapport vaut pour les langues en général, et
pour leur histoire. Dans la mesure où l'interchangeabilité
séquentielle entre phrase et membre de phrase est respectée,
les langues à objet postposé sont des langues à complément
de relation postposé, et inversement les langues qui comme
l'hindoustani, le japonais et les langues turco-mongoles, préposent
l'objet au verbe transitif, préposent aussi le complément
de relation au substantif déterminé (et sont par conséquent
aussi des langues à postpositions). De même, si l'on
se place sur le terrain historique, l'évolution du génitif préposé
(en indo-européen et en latin) au génitif postposé (l. romanes)
apparaît en résumé comme le retentissement, sur la syntagmatique
condensée, de l'évolution de la séquence accusatif + verbe
transitif
(en indo-européen et en lat.) à la séquence
inverse : verbe transitif + accusatif.

Contradictions. — a) Cette théorie est en contradiction
avec celle du P. W. Schmidt (Sprachfamilien u. -kreise der Erde,
194491-4), qui explique le passage du génitif préposé au génitif postposé,
et en même temps le passage de la flexion terminale aux
prépositions, par l'intervention d'un facteur externe : le contact
avec des langues non indo-européennes. — La linguistique fonctionnelle,
sans rejeter en principe l'explication externe, ne la fait
intervenir qu'après avoir épuisé les possibilités d'explication par
le fonctionnement même du système et par les besoins qui le commandent.

b) Lorsque l'interchangeabilité séquentielle est en défaut,
c'est qu'elle est contrecarrée par la tradition (« puissance du matériel
linguistique existant »), ou par l'action d'autres besoins,
notamment du besoin de clarté. Un facteur important, dans ce
dernier cas, est la prédominance de l'emploi de subordinatifs
formels (désinences, prépositions, etc.) ou de la juxtaposition
pure ; cette dernière pousse l'anglais à différencier par la séquence
la phrase (my father is good) et le groupe nominal (my good father),
tendance qui devient règle absolue en chinois (sujet + prédicat /
adjectif ou complément de relation + substantif).

Mais l'idéal linguistique serait d'obtenir non seulement
l'interchangeabilité séquentielle, mais encore l'interchangeabilité
formelle entre l'objet et le complément de relation. C'est
ce que réalisent certaines langues, sous leur forme parlée
plus ou moins populaire (latin de Plaute, bas-latin, etc.) :
Quid tibi nos tactio 'st ? Quid tibi hanc curatio 'st rem ? Iusta
orator « celui qui demande des choses justes » ; Peccatorum
ueniam promittor « celui qui promet la grâce des pécheurs »,
etc. (v. Vendryes, Lang., 150-1). Cf. : J'ai fait des demandes
aux Commandants les Dépôts et le 3e Corps, il m'a été répondu
présumé en bonne santé (APG).

Quant à l'objet indirect (datif), le type le canif à Pierre
(< le canif est à Pierre) est dès longtemps attesté. C'est la
même tendance à unifier la rection qui crée la construction
si fréquente aujourd'hui : l'élection au Conseil National
(Plud'hun 64), les contrevenants au présent arrêté, un
adhérent à la Société (Joran n° 3), les morts pour la patrie.

Les adjectifs de relation, qui sont une autre manière
de condenser le prédicat de relation (un témoin qui l'a vu
de ses yeux
> un témoin oculaire ; un concours qui a lieu sur
route
> un concours routier), intéressent la langue cursive.
195La langue parlée ne les favorise pas, car ils contrarient le
besoin d'invariabilité.

D'une part, en effet, le passage du mot « populaire » au
mot « savant » que nécessite la création de l'adjectif de relation,
est souvent très abrupt : œil / témoin oculaire, sucre /
teneur saccharine de la betterave, coupon / impôt cédulaire,
poumon / pulmonaire, etc. D'autre part, l'adjectif de relation
s'écarte presque toujours de la séquence des éléments de la
phrase : le concours a lieu sur une route / routier.

Le français avancé cherche à conserver le radical invariable,
malgré les exigences contraires du « conformisme
lexical » (radical savant + suffixe sav., radical populaire + suffixe pop.) :

Poumonique (Martinon II 583 n).

Matche interville (Z interurbain, *entreville) ; les éclaireurs tiennent
des séances inter-troupes (Godet LXXXVIII) ; un tournoi interbanques.

Sansfiliste.

Un élève ordré (Z ordonné, Plud'hun 36).

En outre, la langue parlée tend, ici comme pour les
adjectifs d'inhérence, à remplacer les suffixes par des prépositions,
afin de ne pas changer de séquence dans le passage
du prédicat de relation au complément. Les exemples de cette
transformation ne sont d'ailleurs guère incorrects : un concours
sur route (Z routier), des soldats à casques (Z casqués),
un homme à courage (Z courageux), un voyage sur mer
(Z maritime), par air (Z aérien), etc. Néanmoins, l'évolution
est capitale.

Le déterminatif cumule un actualisateur (article)
avec un déterminant (adjectif) de manière à former un
signe unique, c.à.d. un syntagme non-analysable dans sa
forme. Exemples : mon chapeau « le chapeau de moi », quatre
personnes « des personnes au nombre de quatre », cette maison « la maison
qui est là, » etc.

La création du français moderne est marquée par le
passage, commun aux idiomes indo-européens (v. Bally LV
76-7), de l'actualisation implicite à l'actualisation explicite.
196La vieille langue ne se servait pas encore de l'article pour
actualiser les noms de pays (France), les substantifs abstraits
(ex. Faire de nécessité vertu) et les substantifs désignant des
êtres et des choses uniques (Dieu, ciel, nature, etc., et les noms
propres). L'évolution n'est pas encore achevée, et le français
héréditaire conserve l'actualisation implicite pour les noms
propres et les pronoms, notamment. Le parler populaire
actualise explicitement les prénoms :

Le Charles est toujours dans la fournaise (Prein 82).

Et bien moi avec le Jean la santé va bien (id. 80).

La maman est en bonne santé ainsi que la Joséphine (id. 42) ;

les pronoms :

Les ceuss qui est venu (B 50) ; Les ceuss de d'par ici, c'est pas
comme les ceuss de d'par là-bas (B 101).

C'est la celle au père Armand (B 101) ; La celle qui s'en va, une
aut'y vient à sa place (B 102) ;

et certaines indications d'époques et de temps :

Le déjeuner est pour le midi (B 176).

Hier au soir est plus fréquent que hier soir (ib.).

La Noël, la Pentecôte, la Pâques.

Le partitif français est obligé de varier en fonction de
son entourage, selon qu'il précède immédiatement le substantif
(du pain, du vin, des fleurs) ou qu'il en est séparé par
un autre mot (de bon pain, de bon vin, de belles fleurs), bien
qu'il n'en résulte aucune différence de signification. Le français
avancé, sous l'action du besoin d'invariabilité, ne reconnaît
plus cette règle et dit :

Manger du bon pain, boire du bon vin, faire du bon travail.

De la bonne viande.

Des excellents auteurs, des grosses larmes, des bons livres, des
fausses dents, des beaux fruits ; In'a fait des bien belles choses
(B 44) ; Je ne peux pas te donner des autres nouvelles (Prein 72).

Des autres ; J'en ai trouvé des plantées ; Il y en a des grands ;
Des moins chers ; Des jaunes, des violets ; Des fort jolis.

Une autre entrave au besoin d'invariabilité est la crase,
par laquelle le déterminatif est fondu avec la préposition en
un signe unique : au « à le », aux « à les », du « de le », des « de
les ». Malgré la difficulté de la lutte, on rencontre des cas où
l'invariabilité l'emporte :197

Au : Jusqu'à le temps qu'il meure, il me donnera une petite fortune
(f. de ménage, Van Der Molen 106) ; Du 20 juillet j'avai
une lettre et pui appres je suis été jusqua le 24 août sans en
avoir (Bret., Prein 65) ; De pui le Ier Février jusqua le Ier octobre
(ib.).

Le fr. algérien, aidé par le substrat arabe, évite la crase : Je vais
à le môle ; à le restaurant ; à le bout du doigt.

Aux : Donne-le voir à les types qui sont là (B 86) ; Je vient par la
présente lettre renouvelle une demande a les Messieur du
Comité au sujet de… (APG) ; Et Bon courage a vous tous et
a les enfants (Bret., Prein 70) ; Ma femme est toujour bien
malade à l'hôpital Mixte Salle 9 à les Bouches du Rhône (Nice,
Prein 83).

Du ; L'auteur de « Le Coupable » ; Adaptation de « Le Ventre de
Paris » ; La représentation de « Le Menteur », etc.

Les Français approchent de le Catelet ; les Anglais viennent de
s'emparer de le Cateau (Godet 1) ; Un convoi de 60 enfants de
Le Cateau va quitter Lausanne (id. LXXXV).

Des : Jai reçue une lettre avec Jérome l'autre jour et d'avec
Anna je reçoit aussi mes [= mais] pas de les autres (Bret.,
Prein 67) ; Et bien le bonjour de M. et O. et de lais petit enfants
ainsi que de ton père et mère (Pas-de-Calais, Prein 72).

D'une manière plus générale, les déterminatifs français
pèchent doublement contre le besoin d'interchangeabilité,
à savoir par le cumul de l'actualisateur avec le déterminant
en un signe non-analysable, et par la séquence : dans une
langue où le prédicat est placé après son sujet, la tendance
à l'invariabilité exige que le déterminant qui condense le
prédicat soit également placé après son déterminé. Le français
avancé tend à décumuler les déterminatifs traditionnels,
et à postposer le déterminant (adjectif ou adverbe) ainsi
obtenu. La tendance à la postposition est moins forte que la
tendance au décumul :

Quantificateurs : De nombreuses personnes > Des personnes
nombreuses ; Il y a beaucoup du monde, On est si peu du monde ;
J'ai autant d'l'argent dans ma poche comme vous (B 27 n) ; J'ai
assez de l'argent ; Ayant de l'inquiétude beaucoup au sujet de
mon fils (APG) ; Assez des bonnes nouvelles, assez des misères,
beaucoup du chagrin, beaucoup des soldats, beaucoup des malades,
etc. (Prein 39-40).

Une crème renversée une ! Une pommes-nouvelles une ! (restaurants,
P.).

Indéfinis : Quelque personne > Une personne donnée ; Quelque
problème > un problème donné, etc.

Avoir du goût pour telle chose, Si vous rencontrez telle personne
> une chose déterminée, une personne déterminée.198

A l'étalage il y avait plusieurs manteaux de la même couleur,
Il y avait dans ce bocal des insectes de la même espèce (Nyrop V
§414 p. 437). Le fr. courant ne distingue plus entre de même
espèce (entre eux) et de la même espèce (que les autres).

Certaine personne m'a dit > Une certaine personne m'a dit.

Nombre de camarades affirment l'avoir vu blessé de certains
disent à la main d'autres au front (APG) ; A de certaines époques ;
Dans de certaines limites. (Le besoin de clarté, si l'on fait abstraction
de l'écriture, intervient aussi ici : sing. / plur.).

Je vais vous écrire de quelques lignes (Prein 40, 2 ex.).

Il ne reçoit pas de nouvelles (all. keine Nachrichten) > Il ne reçoit
pas des nouvelles : Je n'est pas reçu des nouvelles de lui depuis
le 17 août, Depuis deux mois que nous n'avons pas des nouvelles
de notre fils, etc. etc. (APG). De même : Je n'ai plus eu des
nouvelles de mon cher fils, Un père bien éprouvé qui ne reçoit
plus des nouvelles de son fils (APG).

Démonstratifs : Cette lettre > la présente lettre > la lettre
présente, la lettre en question, la lettre ici ; Cette maison > la
maison ici.

Possessifs : Mon chapeau > le chapeau à moi, un chapeau à
moi
. Au dire de camarades à lui il aurait été blessé ; J'ai appris
par un camarade à lui qu'il avait été blessé (APG).

c) Les déterminants du verbe.

C'est à l'aide du gérondif que le français condense une
phrase en une proposition déterminant le verbe : Il courait >
Il est arrivé en courant. Un autre procédé est la proposition
circonstancielle, introduite par une conjonction : Il est arrivé
en même temps qu'il courait, pendant qu'il courait. Le gérondif
et la proposition circonstancielle, qui déterminent le verbe,
sont parallèles à la proposition relative qui détermine le
substantif. Comme pour cette dernière, le besoin d'interchangeabilité
cherche à rendre aussi aisée que possible la transformation
de la phrase en une circonstancielle, et entre ainsi
en conflit avec les exigences du conformisme grammatical,
qui demande au contraire que le verbe varie en fonction de
la conjonction qui le régit (cf. l'imparfait après si, le subjonctif
après certaines conjonctions, etc.). On ne fera ici qu'effleurer
ce vaste sujet.

L'indicatif tend à triompher du subjonctif : Il est pas
> Quoiqu'il est pas là ; On ne sait pas pourquoi > Sans
qu'on sait pourquoi. Le subjonctif à valeur volitive et désidérative
199persiste davantage, notamment parce qu'il est soutenu
par l'analogie des formes supplétives de l'impératif : Qu'il
vienne
 ! > Il faut qu'il vienne, Arrange-toi pour qu'il vienne,
etc. C'est ce qui explique la prédominance de la proposition
infinitive après certains subordinatifs (notamment après
pour où le subjonctif est particulièrement tenace : pour prendre,
pour aller, etc.), afin d'éviter le subjonctif. Le français
avancé présente cependant quelques exemples d'indicatifs
même après pour que :

Faut fermer votre porte, pour qu'on vous prend pas autre chose
(Van Der Molen 114, f. de ménage).

Comptant Monsieur sur votre obligeance pour que j'ai une réponse
affirmative au plutôt recevez… (APG).

Je prierai donc Madame la présidente de bien vouloir avoir égard
à ma demande et de bien vouloir s'occuper où il est et de son
adresse exacte pour que je peux lui écrire (id.).

Je vous remets son adresse afin que vous pourrez continuer vos
recherches (id.).

Pour que je reçois, Pour que je me mes [= mets] à l'œuvre (Prein
50).

L'imparfait après si est un procédé de conformisme
inutile à l'intelligence de la phrase, et qui entrave l'interchangeabilité
entre l'indépendante et la subordonnée. En
même temps, il empêche l'expression du mode quand ce dernier
demande à être exprimé ; dans ce cas, le langage populaire
se sert du conditionnel d'éventualité, absolument comme
dans la phrase indépendante : Je pourrais peut-être le voir >
Si je pourrais peut-être le voir (Z Je pourrais peut-être le
voir/ Si je pouvais…).

La conjonction peut être également obligée de varier,
en fonction de son entourage : Quand () je suis venu /
Quand (kãt) il est venu. Le français populaire, poussé également
par le besoin dé conservation des monosyllabes, unifie
par la forme longue dans les deux cas : Quand' je suis venu,
Quand' nous sommes venus, Quand' je te dis que ce n'est pas
vrai !

Les adverbes relatifs (conj. + adv. cumulés) sont
parallèles aux pronoms relatifs. On commence à rencontrer,
dans la langue parlée, des cas de décumul qui rappellent
ceux du pronom relatif : Je serai parti quand vous viendrez >
200Je serai parti que vous viendrez alors ; Juste au moment où il
sortait de chez lui, la lettre est arrivée > Juste qu'il sortait
de chez lui à ce moment, la lettre est arrivée ; Il est parti sans
qu'on
sache pourquoi > Il est parti qu'on ne sait pas pourquoi.

L'adverbe est à la proposition circonstancielle ce
que l'adjectif est à la proposition relative. Par métaphore,
on peut dire que la fonction de la proposition relative est
de condenser une phrase indépendante en un adjectif,
tandis que celle de la circonstancielle est de condenser une
ndépendante en un adverbe.

Les règles de séquence sont aussi parallèles. De même
que le prédicat est postposé à son sujet, la relative et la circonstancielle
sont postposées à leur déterminé ; le type régressif
latin et pré-latin a été abandonné (filium amans pater
→ le père qui aime son fils) ; la circonstancielle placée avant
le verbe est aujourd'hui désuète et littéraire, sauf dans les
constructions absolues : Pour vivre, il faut travailler.

La place de l'adjectif déterminant le substantif et celle
de l'adverbe déterminant le verbe, sont soumises au même
sort. L'adverbe français tend à être postposé : Tu es maboule
un peu ! On m'a dit même qu'il avait été transporté dans
une ferme (APG), Je renouvelle aujourd'hui ma demande
faite le g octobre, dont nous n'avions eu pas de réponse
(id.), etc.

Un des faits qui montrent la tendance à potsposer l'adverbe
est le traitement des adverbes de négation, ne … pas,
ne… que, ne… guère, etc., où la valeur négative a passé conformément
au nouveau type de séquence sur le second élément :

Pas « ne » : Les puristes condamnent encore : Il y a longtemps que
je ne l'ai pas vu, Je ne sais pas s'il est venu (Joran n° 193).

Que « seulement » : Non monsieur, il n'y a pas que lui (Lancelot
29. 10. 27).

Il a fait que ça (Martinon II 560 n).

Si j'étais que toi (mi-familier mi-populaire, B 24).

Prénom Jean-Baptiste ou que Baptiste (formulaire, APG).

Je (ne) l'ai vu que (Thérive FLM 99) ; La meilleure marché des
petites éditions de luxe : que des chefs-d'œuvre (ib.).

Il faut que je me crève que pour les autres (Prein 61).201

Guère « peu, a peine » (← « beaucoup ») :
Il s'en est guère fallu, Il s'en est fallu de guère (Vincent 86).

Rien moins que « nullement » : Il est rien moins que riche.

En raison de la même tendance, le subordinatif chargé
de former l'adverbe et de le relier au verbe viendra se substituer
en tant que « préformante » aux suffixes traditionnels.
En effet, la plupart des adverbes de manière de la grammaire
courante étant au fond des adverbes d'inhérence, ayant
pour base la copule être, la place du suffixe -ment jure avec
celle de la copule devant son prédicat : être joli / joli-ment.
De là divers types nouveaux en voie de formation eu de développement.

On a cité comme remplaçants éventuels des adverbes
en -ment « des formations telles que marcher d'un pas tranquille,
d'un pied rapide, parler à voix basse, crier à tue-tête, etc. »
(Bally LV 75). Le renversement de la séquence est frappant :
claire-ment > d'une manière claire. Le type semble avoir
pour le moment un import « écrit », mais il répond à la courbe
d'évolution de la langue et il suffirait qu'un ou deux exemples
se généralisent pour qu'on obtienne ainsi un préfixe de manière :
d'un air…, d'un ton…, d'une manière…, d'une façon

Parmi les types moins concrets, et par conséquent plus
généraux, citons la préformante en, qui fournit des adverbes à
peu près corrects : en héros (héroïquement), en douce (doucement),
en moins fort, en grand, en clair, etc., et par extension
en tête-à-tête et en sous-main (Lancelot 21. 7. 28). La
préposition pour forme également des adverbes : pour sûr
(sûrement).

Mais le type qui semble devoir l'emporter est celui des
adverbes en de- :

Monsieur, n'approchez pas de trop (P) ; C'est peut-être parce que
vous vous amusez un peu d'trop (P) ; Je me recommende à vous
pensant que je vous ennuie pas de trop car… (APG) ; Voua
mavé parlé de Pheulipp mais je vous dit ci vous chicane de
tros vous navé que lui envoyé promené (Prein 69) ; Tout de
même, elle est tourte de trop (B 139).

Je te le dis de sûr (Z sûrement, Plud'hun 60).

De vrai ? De vrai (Z vraiment).

De fait (Z effectivement).

Merci beaucoup : : De rien (Z nullement).202

J'exposerai d'ensemble tous les documents que j'ai pu rassembler ;
Ce fait est accepté d'ensemble par le lecteur.

Ce type d'adverbes est d'ailleurs déjà ancien ; beaucoup
sont corrects : de même, qui a supplanté mesmement, d'habitude,
d'ordinaire, de coutume, de pair, etc.

Les circonstanciels et adverbes de relation condensent
des prédicats de relation pour en faire des déterminants de
verbes. Ainsi les adverbes de lieu et de temps sont des adverbes
de relation ; on peut toujours leur substituer un verbe suivi
d'un prédicat de relation ou une préposition de relation suivie
de son régime : ailleurs « à un autre endroit », ici « à cet
endroit », toujours « à chaque instant », etc. C'est surtout
la préposition à qui sert à former les adverbes de relation :
Vendre en ayant des pertes > avec des pertes > avec perte >
à perte ; fermer avec une clef > à clef ; à deux mains, à quatre
pattes, etc. Ce type est entièrement correct.

On peut citer toute une série d'adverbes analytiques
(d'inhérence ou de relation) qui viennent se substituer à un
certain nombre d'adverbes traditionnels où le rapport entre
le subordinatif et son complément était invisible ou archaïque :
après / ensuite, avant / auparavant, comme / ainsi. Le français
avancé décumule ces adverbes pour garder le contact entre la
préposition et l'adverbe :

*A là (Z y).

Après ça (Z ensuite).

Avant ça (Z auparavant).

Avec ça (Z de plus, en outre).

Comme ça (Z ainsi).

Dans ça, dedans ça (Z là-dedans, séquence fossile).

De ça (Z en).

Dessus-ça, dessus-là (Z là-dessus, séquence fossile).

Cf. pendant ce temps (Z ce-pendant).

d) Adjectif = adverbe.

Bien que dans beaucoup de langues, surtout dans les
nôtres, l'adjectif et l'adverbe soient nettement différenciés par
des oppositions formelles, ces deux catégories ne constituent
pas une distinction essentielle à toutes les langues. Ainsi le
203chinois ne les distingue guère : dans la plupart des cas, la
différence ressort simplement du fait que le déterminé est
un substantif ou un verbe. De ce point de vue, la différence
adjectif / adverbe rappelle l'opposition préposition / conjonction ;
ces cas, et beaucoup d'autres, ressortissent au conformisme
grammatical, en vertu duquel une seule et même catégorie
grammaticale (déterminant, subordinatif) est obligée de varier
en fonction des éléments qui l'accompagnent dans le discours.
Le type des adverbes « courts » permet de passer sans
changer de forme de l'adjectif à l'adverbe : voir clair, frapper
fort, compter double, etc. L'usage de subordinatifs préposés
réalise également l'interchangeabilité :

Exposer d'ensemble = Un exposé d'ensemble.

De fait, c'est la vérité = Une vérité de fait.

Vendre à perte = Une vente à perte.

Affirmer comme ça = Une affirmation comme ça (Z ainsi / tel,
semblable).

Dans bien des cas, c'est la transposition globale d'une
phrase en un substantif qui entraîne parallèlement la substantivation
du verbe et l'adjectivation de l'adverbe :

Etre presque certain > La presque certitude (Z quasi-certitude).

Voyager loin > Un voyage loin (Z lointain).

Courir vite > Un coureur vite, une marche vite, un moteur vite
(t. sportif, Z rapide).

Etre tout(e) jeune > La toute jeunesse.

La délégation est arrivée directement à Genève > L'arrivée
directement à Genève de la délégation.

Le problème budgétaire n'est pas encore résolu > La non-solution
encore du problème budgétaire.

La disparition autant que possible des lignes téléphoniques aériennes.

Les partisans quand même d'une gare terminus.

La transposition directe, dans la langue écrite, d'un
circonstanciel en un complément de relation ressortit au
même type de faits :

Avoir du goût l'un pour l'autre > Notre goût l'un pour l'autre
(Robert 122 ;.

Passer les unes dans les autres > Ce passage des classes les unes
dans les autres
(ib.).

Se battre l'un contre l'autre > Le duel des deux sexes l'un contre
l'autre
(ib.) ; La haine des citoyens les uns contre les autres.

Empiéter les unes sur les autres > Ces empiétements de pensées
les unes sur les autres (ib.).204

e) Déterminants affixés.

A un degré de condensation ultérieur, le déterminant est
affixé à son déterminé de manière à former avec lui plus ou
moins un seul mot : très-grand, si-joli, in-connu, etc. Le
besoin d'invariabilité demande naturellement que le passage
du déterminant lâche au déterminant étroit s'effectue avec
le minimum de changements dans la forme et dans la séquence
des éléments.

Le français avancé présente des cas où un adverbe lâche
est employé comme adverbe serré (Ici joint quelques timbres
pour la réponse, Ici joint vous trouverez dix francs, APG),
et inversement un adverbe serré (adverbe de déterminant)
comme un adverbe lâche : On a très applaudi sa causerie.
Je me suis très amusé ; Tu t'ennuies si de ne pas avoir de mes
nouvelles (Prein 75).

Le traitement des préfixes négatifs doit être mentionné
à part. Le préfixe traditionnel in- contrecarre de diverses
manières le besoin d'invariabilité. D'abord, il est obligé
de varier en fonction de l'initiale du mot : in-capable,
im'-mangeable, in'-négociable, il-lassable, ir-remplaçable.

Le français avancé tend à le maintenir inchangé d'un
cas à l'autre :

-mangeable, -manquable, -mariable.

-négociable.

-lassable (semble auj. définitivement admis).

-recevable (Joran n° 154).

En outre, le préfixe négatif s'écarte par sa forme de
l'adverbe de négation (pas / in-). Nous observons là une différence
générale, sur laquelle il vaut d'insister. Dans la plupart
des langues, le besoin de clarté et le besoin d'invariabilité
sont ici en conflit, et ce conflit est en même temps un conflit
entre la langue écrite héréditaire et la langue parlée populaire.
Dans tous les idiomes, la langue écrite plus ou moins traditionnelle
cherche à séparer par la forme la syntaxe et la
morphologie ; cela s'aperçoit notamment au traitement des
signes de négation, qui diffèrent selon qu'ils sont adverbes
ou affixes :205

Grec ancien : οὐ, μή / ἀ-
Latin : non /in-
Français : ne… pas / in-, non-, mal-,
Allemand : nicht / un-
Anglais : not / un-
Chinois : / (w)û-
Japonais : conjugaison négative / préfixe fu-

La langue populaire, où le besoin d'interchangeabilité
prévaut, réagit en généralisant l'une des deux négations,
ordinairement l'adverbe libre. Ce type d'unification, que
n'ignorent pas les autres langues, est absolument courant
dans le français familier et populaire : un homme pas content,
un élève pas attentif, une fille pas adroite, etc.

Mais ce n'est pas tout. Selon les langues, les déterminants
affixés précèdent ou suivent les signes qu'ils déterminent.
Pourquoi ? Dans la mesure où l'invariabilité séquentielle
est respectée, la place de l'affixe dépend de la place du déterminant
libre, et en dernier ressort de celle du prédicat. On
peut donc admettre que les langues à phrase régressive
tendent à préfixer les déterminants, et les langues à phrase
progressive à les suffixer :

Type régressif :
prédicat + sujet > déterminant + déterminé > affixe + déterminé
(adjectif + subst.) > (préfixe + subst.)
(adverbe + verbe) > (préverbe + verbe)

Type progressif :
sujet + prédicat > déterminé + déterminant > déterminé + suffixe
(subst. + adjectif) > (subst. + postfixe)
(verbe + adverbe) > (verbe + postverbe)

Il ne faut pas oublier que ces schèmes n'ont qu'une
valeur théorique, car à mesure que l'on descend dans la morphologie
l'invariabilité devient de plus en plus difficile.

Les langues indo-européennes qui ont adopté la séquence
progressive pour la phrase, conservent le type régressif dans
le domaine des syntagmes étroits ; ce sont des langues à
préfixes et à préverbes. Mais les langues les plus évoluées,
telles que l'anglais et le français, tendent à remplacer les
affixes héréditaires par des postfixes et des postverbes (to be
in « être dedans », to climb up « grimper dessus », etc.) :206

Postfixes : Le jour après, marche avant, marche arrière, l'étage
dessus, un centre avant, un centre demi, etc.

Postverbes : Verser dessus 1 litre d'eau, il s'est caché dessous, il
y a mis dedans ses affaires (Z introduit), mettre en avant (Z proposer),
mettre dessous (Z supposer), etc.

f) La substantivation.

Tout syntagme peut être condensé en un substantif :
être blanc > la blancheur, marcher > la marche, faire de la
politique
> un politicien, beau > le beau, etc. Cette fonction
que le substantif a de condenser les syntagmes, est essentiellement
économique ; la concrétisation et l'abstraction
facilitent la manipulation des signes. Mais il faut naturellement
que la substantivation, pour être économique, puisse
jouer avec le minimum de changements dans la forme
et la séquence des éléments.

Nous examinerons successivement le substantif réel,
désignant un être ou une chose, et le substantif abstrait.

Tandis que le radical du verbe, en français traditionnel,
est obligé de fortement varier, le radical du substantif, plus
évolué, est devenu à peu près invariable. Il résiste encore à
l'invariabilité dans certains cas, notamment par le nombre
et le genre, mais il s'agit là de survivances : cheval / chevaux,
fou / folle, etc. Malheureusement, l'élimination de ces vestiges
est extrêmement lente ; les formes divergentes se disputent
pour servir de modèle à l'analogie (bals, chacals, régals, mais :
bateau, chapeau, seau), et les fautes actuelles dues au besoin
d'unifier le radical appartiennent à plusieurs types. Ainsi
l'on trouve non seulement des amirals, des caporals, élever
des bétails
, et même : des journals, des œils, mais encore un
bestiau
, un animau, un hopitau, etc.

Le pluriel des monosyllabes est soumis à un traitement
conséquent : le français avancé adopte dans tous les cas la
forme à consonne finale prononcée (un œuf = des œuf', un
bœuf = des bœuf', un os = des os') ; le besoin d'invariabilité
207marche ici de pair avec le besoin de différencier les monosyllabes
en les étoffant.

Qu'il s'agisse du nombre ou du genre, le français tend
donc à abandonner les vieilles différences formelles (cheval /
chevaux, fou / folle), pour marquer les idées de détermination
en dehors du radical.

En français traditionnel, les pronoms également sont
souvent obligés de varier en fonction de leur entourage ; tel
est le cas pour le pronom ça : Regardez-ça / ce n'est pas vrai /
c'est vrai. Le français avancé cherche à le maintenir invariable :
On verra voir si ça est vrai, ça (B 153) ; ça n'est pas
vrai ; ça n'est pas ça ; c'est pourquoi faire, ça qu'il a derrière ?

Les substantifs composés et dérivés ont pour fonction
de condenser une phrase en un substantif : il fait de la politique
> un politicien, il cultive la terre > un cultivateur, le
pot est pour le lait
> le pot à lait, ce timbre sert de réclame >
un timbre-réclame, etc. Pour rendre aussi aisé que possible le
passage de la phrase au composé ou au dérivé, il est clair que
le besoin d'invariabilité cherchera à réaliser, d'une manière
plus ou moins approchante, l'identité formelle et séquentielle
de l'une à l'autre.

L'invariabilité formelle, ici comme dans d'autres compartiments
du langage, est entravée par le conformisme
lexical : tel préfixe attire tel radical, tel radical exige tel
suffixe, etc. Le français avancé cherche à se libérer de cette
contrainte :

Antipoison (Z antidote, contre-poison).

Arriérage (Z arrérage, Wissler 735).

Beurrière (Z baratte).

Histoiretie (Z historiette).

Sous-tasse (Z soucoupe).

En outre, puisque le point de départ des composés et
des dérivés est la phrase, la séquence sujet + prédicat devrait,
en vertu du besoin d'invariabilité, fournir l'ordre radical +
affixe (postfixe ou postverbe). Nous avons donné plus haut
quelques exemples de cette tendance : progresser > marcher
en avant, rétrograder > marcher en arrière, poursuivre >
courir après, etc. ; roue avant, roue arrière, centre demi, etc.208

Cette évolution est en gros parallèle à la marche du
verbe français vers le type analytique et progressif : vieill-ir >
devenir vieux, recourir > avoir recours, banal-iser > rendre
banal, etc. Seulement, le français ne dispose pas encore de
substantifs génériques suffisamment généralisés (cf. homme,
femme, chose, être), comparables à ce que sont des copules
comme être, devenir, avoir, faire dans le domaine du verbe.
Comparez cependant :

Buande-rie > chambre à lessive.

Lavand-ière > femme de lessive.

Littér-ateur > homme de lettres, sav-ant > homme de science ; le
guichet-ier > l'homme au guichet ; un politic-ien > un homme
politique, etc.

Hémor-ragie > Coup de sang.

La langue cursive s'est créé un type qui permet l'interchangeabilité
entre syntagmatique libre ou étroite : les produits
miniers méditerranéens
, la science chimique allemande,
le mouvement poétique moderne, etc. (v. Thérive FLM 109 sv).
Il ne s'agit pas là d'adjectifs accumulés, mais de groupes
nominaux (substantif + adjectif) fonctionnant comme des
composés qualifiés en bloc par un adjectif suivant, et ainsi
de suite. Par exemple, un groupe comme des théories sociologiques
révolutionnaires
s'analyse en un composé (théories
sociologiques
) suivi d'un adjectif qui le qualifie globalement.
De la sorte, un même syntagme peut fonctionner tantôt
comme un groupe syntaxique (les langues isolantes, all. die
isolierenden Sprachen
) tantôt comme un composé (les langues
isolantes
monosyllabiques, all. die einsilbigen Isoliersprachen).

Les substantifs décompositifs sont formés à partir de
substantifs composés ; ce sont des dérivés de composés : linguistique
générale > linguiste général ; statistique du travail >
statisticien du travail ; pomme à couteau > pommier à couteau ;
accident du travail > accidenté du travail ; médaille militaire >
médaillé militaire, etc. Ces formations sont caractérisées formellement
par le fait que le substantivateur est infixé dans le
syntagme (statisticien du travail, médaillé militaire) ; mais le
langage populaire tend à supprimer les discontinuités qui se
présentent dans l'agencement des signes : chemin-de-ferr-ier
(Z cheminot).209

Le substantif abstrait, au lieu de désigner une chose
ou un être réels, a pour fonction de condenser une phrase
en une entité fictive : la mort « le fait de mourir », la beauté
« le fait d'être beau », le professorat « le fait d'être professeur »,
etc.

Ce procédé favorise éminemment la maniabilité des
pièces du système. Le fait n'est pas une chose, ni un être,
mais un condensé de phrase construit par le langage ; il
n'existe pas tout fait dans la nature : ce sont les sujets pensants
et parlants qui le créent pour des raisons de commodité.

Mais cette économie est soumise à des limites ; en français,
le substantif abstrait héréditaire pèche doublement —
par la forme et par la séquence — contre le besoin d'invariabilité.

Le substantif abstrait traditionnel se forme au moyen
de suffixes qui appartiennent généralement au vocabulaire
savant et qui demandent, selon le conformisme lexical, à être
précédés de radicaux savants : aimable / amabil-ité, sourd /
surd-ité, volontaire / volontar-iat, etc. Il n'est donc pas étonnant
de rencontrer des exemples du français avancé montrant la
réaction du besoin d'interchangeabilité :

Autoritarisme, unitairisme, utilitairisme (Nyrop III § 48) ; défaitisme,
jemenfichisme, sansfilisme ; secourisme (œuvres de secours,
Godet XXX, LIII).

Je compte sur votre aimabilité pour nous renseigner sur son sort
(APG) ; sourdité (d'une consonne, d'une personne) ; singuliarité
(Wissler 735).

Exprimation (ib.).

Soulographie.

Parlomanie, verbomanie.

Missiologie « étude des missions » (Thérive NL 15. 9. 28).

Le problème se présente sous beaucoup d'autres faces
encore. Ainsi il comporte un aspect phonique : babil est prononcé
babiy pour garder contact avec le verbe dont il est
tiré. D'autre part, le substantif abstrait héréditaire, pour
être compris, suppose souvent la connaissance d'un verbe
qui n'existe pas dans la langue même : acception ← lat. accipere,
médication ← lat. medicare, etc. ; le français avancé
refait ces substantifs à partir de bases connues : dans l'acceptation
défavorable du terme, médicamentation, etc.210

Le préfixe comme le suffixe peut être obligé de varier
en fonction du radical : enflammer / inflammation, d'où :
inflammation (Joran n° 165). « La plupart de nos suffixes
ont peu de valeur intrinsèque ; il en est même qui sont interchangeables,
sinon au regard du linguiste, du moins dans la
pratique : et les étrangers ne sont pas seuls à hésiter sur tel
mot qui peut se terminer en age, en erie, en ement, en ité,
en ion, en ure… » (Vittoz 55). Et de fait, qui n'a entendu
parler de la conformité (Z conformation) d'un objet, de la
dentition (Z denture) d'une personne, etc. ?

Le substantif abstrait traditionnel, avons-nous dit,
pèche contre l'interchangeabilité par la forme et par la séquence.
Par la séquence : l'abstracteur — c'est ainsi qu'on
peut appeler le signe chargé de condenser la phrase en
un substantif abstrait — est en effet un suffixe (beau-,
professor-at, ven-ue, etc.)

Les propositions qui périphrasent le substantif abstrait
sont seules conformes à la séquence actuelle des éléments
de la phrase : le fait d'être beau, le fait d'être professeur, le
fait d'être
venu, ou : de venir, etc. L'abstracteur peut naturellement
être plus ou moins générique ou spécialisé ; cf. ac-tion
/ agisse-ment, le fait d'agir / la manière d'agir (« le fait d'agir
ainsi »).

La proposition substantive est en effet l'équivalent
moderne du substantif abstrait héréditaire ; elle suppose,
explicitement ou à l'état latent : 1. un abstracteur ; 2. un
subordinatif (que + proposition fléchie, de + proposition
infinitive) ; 3. une proposition, à verbe fléchi ou non.

La linguistique fonctionnelle semble ainsi pouvoir résoudre,
par l'étude du langage spontané contemporain, un
problème qui était réservé jusqu'ici à la linguistique de
musée : l'antériorité historique du substantif abstrait ou
de la proposition substantive. Au point de vue du chargement
de séquence, le remplacement graduel des substantifs
abstraits héréditaires par des propositions substantives peut
d'ailleurs être mis en parallèle avec le passage de la proposition
participiale traditionnelle à la relative moderne : ex. la préparation
du pain > le fait de préparer le pain = le boulanger
211préparant le pain > qui prépare le pain. Il s'agit là, comme
pour tant de choses dans le langage, d'une évolution longue
et lente, où le remplaçant et le remplacé coexistent pendant
des siècles.

Un des faits qui prouvent que la proposition substantive
est bien le successeur du substantif abstrait, c'est la tendance
du français avancé à expliciter l'abstracteur :

Je voudrais voir ça qu'on me fasse descendre !

Vous voyez ça qu'il faille ouvrir toutes ces valises !

J'aimerais voir ça qu'on me fasse payer !

Tu crois ça qu'il est malade ?

La présence de l'abstracteur est d'ailleurs normale dans
le domaine des conjonctions de subordination, car chacune
au fond transforme son régime en un substantif abstrait :
Elle est fâchée de ce qu'il est parti = du fait qu'il est parti =
de son départ ; cf. à ce que = au fait que, en ce que = dans
le fait que, etc.

On remarquera — nous insistons sur ce point que les
manuels ignorent — le parallélisme des subordinatifs de et
que, chargés de relier l'abstracteur à la proposition qu'il
substantive : Je promets que je viendrai demain = je promets
de venir demain (théoriquement : le fait que, le fait de). La
seule différence est d'ordre normatif ; le que est obligatoire,
tandis que le de n'est pas encore toléré devant tous les
infinitifs.

L'infinitif précédé de de a été condamné par divers grammairiens.
« Si l'infinitif-su jet est parfaitement admissible et
s'il est excellent de dire : Pleurer est lâche, Faire sa soumission
eût été logique, nous ne conseillerons jamais d'écrire :
De pleurer est lâche, De faire sa soumission eût été logique,
D'aller à pied est hygiénique » (Albalat, Comment il ne faut
pas écrire
, 41-2). Cette tournure rejoint pourtant l'usage
classique, et répond à la tendance profonde de marquer explicitement
les rapports grammaticaux.

Voici quelques exemples de de + infinitif que l'on peut
recueillir dans le français avancé :

Il aime de japper. Nous irons où vous aimeriez d'aller, Je crois
que vous aimez d'être seul.212

Ma mère et mon frère osent rien de dire à eux (Prein 17).

Je me préfaire de rester (Prein 52), Je préfère d'aller tout nu (ib.).

Je te laisse de faire tout comme tu voudras (ib.)

J'entends d'être suivi (Vincent 67).

Penses-tu de sortir dimanche ? (Vincent 129-30), Je n'ai pas pensé
d'acheter les journaux (B 154).

Veuillez je vous en prie de me faire savoir si quelquefois il était
prisonnier (APG).

Je croyais toujours de recevoir une lettre d'un jour à l'autre (id.).

Par ricochet, ce de s'étend aux prépositions, à commencer
par pour : C'est pour de rire (Joran n° 84), et plus explicitement :
Je pense toujours à vous tous pour ça de travailler
les chevaux enfin faites votre mieux (Prein 68).

Parallèlement, le que s'étend correctement du verbe
à la conjonction ; toutes les conjonctions de subordination
se terminent en que, à l'exception de si, quand et comme.
D'où unification analogique :

Fais toujours comme si que tu n'en savais rien (Prein 60) ; Si
qu'
on irait, comme si qu'on serait des bourgeois (B 143) ; Si
que
vous pourriez me donner des renseignements sur… (APG).

Quand'que j suis venu (B 143) ; L'omonnier qui est venu rendre
visite a l'opital quand que je suis été (Prein 71) ; Je le ferais
quand que j'aurais le temps (id. 60).

Juste comme qu'il passait devant sa porte (B 143).

Quand même, conjonction récente, aujourd'hui à peu près figée,
admet aussi le que : Quand même qu'il se serait égaré, étant en
France, il nous aurait donné de ses nouvelles (APG).

Note. — Le parallélisme des subordinatifs de et que est
d'ordre général ; on en trouve l'équivalence dans d'autres langues :
all. dasszu ; angl. that = -ing, etc.

Le besoin d'invariabilité demande que la condensation
d'une phrase indépendante en une proposition substantive
s'effectue avec le minimum de changements dans la forme
et la séquence des éléments. En français traditionnel, l'interchangeabilité
de l'une à l'autre peut être entravée : par la
concordance des modes (Il viendra / Je veux qu'il vienne),
par celle des temps (Genève est une belle ville / Je croyais
que Genève était une belle ville), par la séquence (Il est parti
quand ?
/ Je ne sais pas quand il est parti), etc. Nous ne ferons
pas ici l'étude détaillée des procédés à l'aide desquels le besoin
d'interchangeabilité réagit contre la tradition :213

Je suis son père et je désirerais que vous me feriez parvenir des
nouvelles (APG).

Je voudrais qu'il serait avec toi (Prein 47).

On ne doute pas qu'il fera froid demain.

Je n'aurais jamais cru que c'est si dur.

Je me demande est-ce que nous connaiteron quel que s un (Z si
Prein 62).

Vous ayant déjà écrit au sujet de mon Mari je me demande tout
de même ques qu'il ai devenu (Z ce que, APG).

3) Transposition linéaire

Les types transpositifs étudiés dans les pages qui précèdent
sont des procédés permettant de condenser la densité
des syntagmes. La transposition linéaire consiste à modifier
l'étendue ou la direction syntagmatiques des éléments agencés,
leur densité et leur signification étant censées rester les mêmes.

a) Changements d'étendue : élargissement et rétrécissement.

Tout verbe intransitif, c.à.d. tout verbe fonctionnant
comme prédicat, peut être élargi en admettant un prédicat
à sa suite, c.à.d. en devenant à son tour un signe de-rapport
ou verbe transitif ; ex. le troupeau sort > on sort le troupeau.
Inversement, tout verbe transitif peut être rétréci en un
verbe intransitif absolu, par l'ellipse (mémorielle ou discursive)
de son prédicat ; ex. il boit du vin > il boit.

Le verbe intransitif absolu diffère du verbe intransitif
neutre par le fait que ce dernier constitue toujours plus ou
moins un syntagme dans lequel le rapport de copule à prédicat
n'est pas analysable par la forme. Exemples : vivre
« être en vie », exister « être là, être qch. », évoluer « devenir
qch. », agir « faire qch. », etc. etc. Dans le domaine de la
syntagmatique étroite, nous verrons que les adverbes synthétiques
sont parallèles au verbe neutre (ensuite « après ça »,
néanmoins « malgré ça », ainsi « comme ça », etc.) et les adverbes
absolus parallèles au verbe absolu (après « après ça »,
malgré « malgré ça », avant « avant ça », etc.).

Essence et existence. — Les discussions des scolastiques
et des modernes sur la différence entre essence et existence ou entre
214être et exister (v. Lalande 217, 222, 228), ne sont qu'un problème
de langage projeté dans la philosophie. Il s'agit simplement de
la distinction entre le verbe transitif (Dieu est grand), le verbe
intransitif absolu (Dieu est « existe » ; Je pense donc je suis « existe »)
et le verbe intransitif neutre (Dieu existe). De même : devenir /
évoluer « devenir qch. » ; avoir / posséder « avoir qch. » ; faire / agir
« faire qch. ».

Le besoin d'interchangeabilité demande naturellement
que l'échange entre transitif et intransitif puisse s'effectuer
avec le moins possible de changements. Ainsi un verbe pourra
fonctionner indifféremment comme intransitif ou comme
transitif :

Bouger la table, les pieds.

Contribuer des nouvelles (Vittoz 86).

Plusieurs trains furent déraillés (ib.).

Descendre un tableau (ib.).

Documenter son sujet (ib.).

Entrer des marchandises par fraude.

Essaimer ses idées (ib.).

Invectiver qn. (Lancelot 28. 4. 28).

Une équipe parisienne va en province, pour jouer les locaux
(Z jouer contre eux, Lancelot 17. 3. 20).

Les autres seront rétrogrades (Vittoz 86).

Réussir une affaire, une fête, etc.

Sortir la voiture, les plantes, son mouchoir.

Tomber un arbre, un objet, un adversaire.

Trembler un arbre (Plud'hun 26).

A ces exemples, qu'il faut mettre à l'actif de l'interchangeabilité,
et dont plusieurs sont d'ailleurs à peine incorrects,
le lecteur saura facilement ajouter d'autres.

Le verbe transitif peut être élargi à son tour en admettant
à sa suite un second régime : Apprendre quelque chose
(objet 1) > Apprendre quelque chose à quelqu'un (objet 2).
Dans nombre de cas, la grammaire traditionnelle exige que
la transformation du transitif 1 en transitif 2 soit marquée
par un changement de forme ; le français avancé, obéissant
au besoin d'invariabilité, cherche à esquiver ces distinctions
formelles inutiles et qui entravent la mémoire :

Apprendre quelque chose à quelqu'un (correct, Z enseigner).

Je vous serais très reconnaissante si vous pouviez m'avoir des
nouvelles, Voudriez-vous avoir l'obligeance de m'avoir l'adresse
des prisonniers suivants (Z fournir, procurer ; APG).215

Consentir quelque chose à quelqu'un (Z permettre, accorder).

Eviter une peine à quelqu'un, s'éviter du chagrin (Z épargner).

Je lui ai observé que…, Je vous observerai que…

Papa ! récite -moi cette leçon (Plud'hun 23).

Je lui ai remarqué que…, Je vous remarquerai que…

Le même mécanisme d'élargissement ou de rétrécissement
peut s'observer dans le domaine de la syntagmatique
condensée. De même que tout verbe intransitif peut devenir
transitif par l'adjonction d'un prédicat, tout déterminant
(adjectif ou adverbe) peut devenir à son tour, par addition
d'un complément, un subordinatif ; inversement, tout subordinatrf
peut, par ellipse (mémorielle ou discursive) de son
régime, fonctionner comme un déterminant.

Le français traditionnel possède tout un stock d'adverbes
et de prépositions qui diffèrent par la forme : à / y « à qch.,
à un endroit », après / ensuite « après cela », dans / dedans
« dans cela », de / en « de qch., de qn. », sur / dessus « sur qch. »,
etc. etc. Dans une langue à interchangeabilité suffisamment
développée, on verrait le même signe fonctionner tour à tour
comme préposition ou comme adverbe (cf. certains emplois
de of « de = en » et de to « à = y » en anglais).

On sait d'ailleurs que dans l'ancienne langue des mots
comme dehors, dedans, dessous, dessus, etc., pouvaient figurer
indifféremment comme prépositions ou comme adverbes :
dedans la sépulture, dessus le toit, dehors la ville, gîté
dessous un maître chou (La Font.), etc. La muraille de Chine
qui dans la langue d'aujourd'hui sépare un grand nombre
de prépositions et d'adverbes a été dressée par le purisme
néfaste du XVIIe siècle et au delà. La célèbre règle du P. Bouhours
— la distinction de autour et à l'entour — est le modèle
du genre. La langue populaire, et dans une certaine mesure
la langue familière, n'a jamais accepté ces distinctions inutiles
qui, par l'effort de mémoire qu'elles imposent, ne font qu'entraver
le libre jeu de la parole :

Auparavant le jour.

J'ai su indirectement qu'il a dû être blessé aussitôt la retraite
de Charleroi (APG).

J'ai mis le linge dedans le panier, Est-ce que c'est dit dedans vos
papiers ?

Le livre est d'ssus la table, L'outil est dessus la caisse.216

Comme il est présumé disparu ou prisonnier, en avant Godot, je
serais très contente si… (APG).

Tomber en bas les escaliers.

Dans une attaque qu'ils ont eue en face le bois de…, Blessé sur
la Sambre en face Charleroi (APG).

Regarde-voir en haut le rayon !

Sans vous, je m'habillerais kif-kif même chose les singes de la foire
(Farrère).

Il l'a insulté, et, non seulement cela, il l'a frappé (Joran n° 196).

La transitivation de l'adverbe peut aussi se faire explicitement,
à l'aide d'un signe de liaison (de) :

Toute notion que l'on considère à part des représentations où
elle est donnée.

Auparavant d'y aller.

Quand j'ai été en bas, en haut de la montagne (Joran n° 110).

En outre de ces cas particuliers.

En plus de son infanterie, le commandant avait un peloton de
cavalerie (Joran n° 226).

Le cas de l'adjectif transitif est parallèle, théoriquement,
à celui de l'adverbe transitive en préposition ; pratiquement,
les adjectifs que nous citons ci-dessous se rapprochent davantage
du participe. C'est une différence de degré :

Jamais peuple plus admiratif des armes et de la caserne (Vittoz 86).

Une politique exclusive de tout dessein de conquête (ib.).

Depuis cette date nous n'avons reçut aucun bulletin indicatif du
lieu d'hospitalisation où peut se trouver ce militaire (APG).

Une politique, un homme, une guerre néfaste au pays.

Des mesures préventives de troubles (Vittoz 86).

Un homme représentatif de son époque.

La préposition et la conjonction étant des catégories
parallèles, l'adverbe peut naturellement aussi être élargi
en une conjonction, dès que le régime est une proposition :

Vous descendrez d'abord qu'il sera arrêté (dans le train).

Je lui ai préparé ça des fois qu'i viendrait.

Je l'ai rencontré juste qu'i descendait.

Je serais bien heureuse si vous pouviez faire prendre des nouvelles
quelquefois que mon mari serait prisonnier et blessé (APG).

J'irai m'amuser une fois que j'aurai fini.

Autrement que (correct).

C'est des choses qu'on traite différemment des autres, que les
autres.

Egalement propre à enseigner les syntaxes les plus compliquées
que les plus étonnantes culbutes (Martinon II 500 n).

Indépendamment que (id. 501 n).217

Inversement, le subordinatif (préposition ou conjonction)
peut se rétrécir en un déterminant (adjectif ou adverbe) ;
le cas est parallèle à celui du verbe absolu. Voici quelques
exemples de prépositions fonctionnant comme des adverbes,
libres ou affixés (postverbes) :

Je vais m'habiller, mais avant il faut que je me lave (Joran n° 32).

Il a pris avec tous ses bagages ; On peut marcher avec.

Courir après ; Elle est après à raccommoder.

C'est tout comme (G).

Voter contre ; Le soleil tape contre ; Laisser la planche contre.

La pièce est tombée entre (dans la fente).

Il s'est promené le long.

On s'est rigolé parmi « entre nous » (G).

Voter pour ; Tu n'as pas travaillé pour (B 141).

Je ne reçois plus vos colis, il y a environ 3 mois que je suis sans
(Prein 56) ; Prends ton chapeau, je ne veux pas que tu sortes
sans (Martinon II 290 n).

C'est selon ; C'est suivant (Plud'hun 13).

Les grammairiens qui combattent ces adverbes font
souvent intervenir l'argument du « germanisme » (Est-ce que
vous venez avec ? < Kommen Sie mit ?, etc.) ; mais il s'agit
bien plutôt de coïncidences, car le besoin d'unifier la préposition
et l'adverbe est commun à toutes les langues.

Le passage de la conjonction à l'adverbe n'est pas aussi
fréquent : Il est venu quand même (l. familière, Z tout de même,
néanmoins) ; Pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu ? Parce que.

Les cas d'élargissement ou de rétrécissement syntagmatiques
étudiés jusqu'à présent portent sur l'échange entre un
signe de rapport (verbe transitif, subordinatif) et un terme
(prédicat, déterminant). Une étude complète du sujet devrait
tenir compte d'autres cas encore ; le plus important est l'interchangeabilité
entre le substantif et l'adjectif, ou d'une
manière plus générale entre le déterminé et le déterminant.

Tout déterminant peut être transformé en un déterminé
par l'ellipse de ce dernier, qui est pour ainsi dire absorbé par
son déterminant. Exemples : un (homme) politique éminent,
un (soldat) porte-drapeau, le vrai (Z ce qui est vrai), surveiller
le mental d'un malade (Z l'état mental), la ligne des avants
218(Z des joueurs avants), etc. Ces quelques exemples montrent
qu'en réalité ce n'est pas l'article, malgré l'opinion vulgaire,
qui substantive le déterminant ; il ne le fait que par ricochet,
en signalant le substantif sous roche.

Le français héréditaire peut créer des substantifs abstraits
en partant de l'infinitif : le grimper « le fait de grimper », le
sauter
« le fait de sauter », le lever « le fait de lever », etc. Ce
type a perdu sa productivité ancienne, car l'infinitif ainsi
transposé en substantif abstrait est venu se confondre phoniquement
avec le substantif réel, par suite de l'amuissement
de l'r de la finale -er : le manger > < le mangé, le tuer >
< le tué, etc. En revanche, le français plus ou moins avancé
dispose de plusieurs types à l'aide desquels il peut transformer
avec le minimum de changements un groupe syntaxique en
un substantif abstrait :

Un verre pris à jeun évite la constipation (« le fait de prendre »).

C'est son porte-monnaie perdu qui la fait rager (Z la perte de son
porte-monnaie
).

Une blessure mal soignée peut être fatale (Z le mauvais traitement
d'une blessure
).

A propos d'un concours supprimé (Z de la suppression d'un concours).

On accuse les mœurs corrompues (Z la corruption des mœurs).

Il s'agit là du type latin bien connu Post urbem conditam
« après la fondation de la ville ». Cf. aussi : Ce succès fort modeste
ne l'a pas empêché de continuer ; On a fêté les cinquante
ans de la société X (Z le cinquantenaire), etc.

Les groupes prépositionnels ou conjonctionnels précédés
d'une préposition sont tous plus ou moins elliptiques :

Dès avant l'achèvement de la gare (« la période avant… »).

Pour dans une année (« pour le délai qui s'écoulera dans… ») ;
Jusqu'à dans huit jours.

Il a pu se sauver de dedans la boîte.

On entendait du bruit depuis derrière la maison.

Ote voire la main de d'ssus le journal, Enlève ça de sur la table.

C'est selon comme on s'y prend (« la manière dont… »).

J'ai pris ça avec pour quand on sera arrivés (« pour le moment
… ») ; Comme quand ça fait du vent.

C'est pour si elle venait (« pour le cas où… ») ; Je m'adresse à votre
bonté pour si vous pouviez me donner des renseignements au
sujet de
… (APG).219

Il y a également substantivation lorsque le déterminatif
chaque est suivi d'un groupe déterminant + déterminé :
Chaque dix minutes « chaque intervalle de… », chaque vingt
mètres
« chaque espace de… », etc.

En outre, tout déterminatif peut être transformé en un
nominal par l'ellipse, mémorielle ou discursive, du substantif
accompagnant :

Beaucoup « beaucoup de gens » : Comme beaucoup, je viens
solliciter votre concours dont je récompenserai dans la mesure
du possible (APG), A moins qu'il ne soit blessé et prisonnier
en Allemagne comme beaucoup (id.).

Certains « certaines personnes » : Beaucoup pensent que Charles
IX a tiré sur le peuple, certains montrent même le balcon
(Joran n° 36).

Chaque « chacun » : Quatre volumes, chaque dix francs ; et tant
que pour mes cartes je vous en envoy une chaque votre tour
(Prein 75) ; Combien les avez-vous payés chaque ? (Joran n° 57).

Des « des gens » : Il en connaissait des et des, qui avaient rencontré
le bonheur (Richepin, Nyrop V § 118).

Quelques « quelques-uns » : Tu en as acheté beaucoup ? Quelques.

Un « quelqu'un » : Il faisait des zigzags, comme un qui a trop
bu ; Voilà une qui n'a pas froid aux yeux.

Ces nominalisés, comme les substantivés examinés plus
haut, servent simultanément le besoin de brièveté et le besoin
d'interchangeabilité, le même signe pouvant fonctionner
soit comme un déterminant ou par ellipse comme un substantif,
soit comme un déterminatif ou par ellipse comme
un nominal.

On pourrait comparer les changements d'étendue étudiés
dans ce paragraphe, à l'élasticité physique : un seul et même
syntagme se distend et se resserre à tour de rôle ; et mieux
encore à la contractilité physiologique, en vertu de laquelle
la substance organisée se raccourcit dans un sens pour augmenter
de dimension dans un autre et vice-versa : le syntagme
qui se rétrécit formellement s'enrichit sémantiquement (par
absorption de l'ellipse), et inversement le syntagme qui
s'élargit formellement s'appauvrit sémantiquement.220

b) Changements de direction : Conversion.

Un autre type de transposition linéaire contribue également
à accroître la maniabilité des signes. Nous désignerons
sous le terme de conversion l'ensemble des transpositions
qui supposent un changement de direction entre les
signes agencés, notamment entre le sujet et le prédicat.

Le passif n'est pas une catégorie sémantique. C'est un
simple instrument syntagmatique servant à transposer l'objet
en sujet, la signification de la phrase étant censée rester la
même : Pierre bat Paul Z Paul est battu par Pierre.

Ici comme ailleurs le phénomène de la supplétion induit
en erreur. On prétend par exemple que le verbe avoir n'a pas
de passif (Brunot PL 362) ; mais si en effet le passif formel
du verbe avoir est inusité ou en tout cas artificiel (être eu
par…)
, c'est qu'en réalité il y a supplétion. Le véritable
passif du verbe avoir est, au fond, le tour être à : Pierre a le
livre Z le livre est à Pierre. Il y'a cependant une nuance :
avoir est généralement suivi d'un régime indéterminé (Pierre
a un livre), tandis que être à demande un sujet déterminé
(le livre est à Pierre). Nous retrouverons ce « décalage logique »
a propos de l'impersonnel : les dieux existent Z il y a des dieux.

Le passif en se, qui constitue un gallicisme admis aujourd'hui
par la plupart des grammairiens (la maison se construit,
cela ne se refuse pas, etc.), n'est pas l'équivalent exact du
passif traditionnel ; il sert à convertir un actif à sujet indéterminé :
les maçons bâtissent la maison Z la maison est bâtie
par les maçons
 ; mais : on bâtit la maison Z la maison se bâtit,
on dit ça Z ça se dit, on le saurait Z ça se saurait, etc.

Au lieu du passif en se, il arrive que la langue moderne
se serve directement de la forme active : les meilleures voitures
graissent à la Kervoline, l'huile qui s'impose (Z on
graisse…) ; ce corsage boutonne par derrière (Z on boutonne…).
Cette tournure, qui réalise l'interchangeabilité complète,
221rejoint le type anglais : the book reads well « l'ouvrage se lit
aisément », qui sert également à convertir le sujet indéfini.

L'agent du verbe passif est le sujet converti : Pierre
bat Paul Z Paul est battu par Pierre. Certaines langues
marquent une tendance à confondre formellement l'agent
et l'objet 2 (datif). En japonais par exemple, le cas du datif
sert correctement à marquer tantôt l'objet indirect tantôt
l'agent du verbe passif. Ce fait, au moins à l'état de tendance,
se retrouve en français :

Laisser manger un habit aux vers > un habit mangé aux vers
(Martinon II 458 n) ; Cette étoffe est mangée aux mites (Joran
n° 6).

Inapprivoisable même aux gâteries tendres (Brunot PL 371).

Je le lui ai entendu dire.

J'ai fait faire un vêtement à mon tailleur.

Nous avons vendu Caprice nous le conduisons demain et en même
temps nous le ferons visiter à un vétérinaire (Prein 77).

Le grand désir qui monte devant ce Paradis pas à vous aperçu,
où sont l'oiseau, l'air du ciel, les ruisseaux à l'eau bonne à
boire (Ramuz, Signes parmi nous, 79).

Ex. littéraires : J'en ai ouï parler à des gens instruits (P. L. Courier),
J'ai entendu dire à un médecin (Goncourt ;, Je me laissai
conduire à cet aimable guide (Racine ; Il avait entendu parler
de ces bandits à des voyageurs (Barbey d'A.).

La confusion formelle de l'agent et de l'objet 2 favorise
évidemment l'économie, mais il ne semble pas qu'elle constitue
un échange naturel pour le langage : l'agent et l'objet 2
ne sont pas des catégories grammaticales complémentaires.

Il est naturel de retrouver la distinction entre actif et
passif dans le domaine de la syntagmatique condensée : une
mère soignant ses enfants Z une mère soignée par ses enfants.
Mais au passé la différence est surtout écrite : ayant soigné
Z (ayant été) soignée par ses enfants.

Le passif à agent indéterminé peut être condensé dans
un participe présent : On tache facilement cette étoffe Z Cette
étoffe se tache facilement > Une étoffe tachante. Ce type est
très employé (une couleur tachante, voyante, salissante, etc.)
et n'entraîne guère d'équivoques.222

Le passif 2 sert à convertir l'objet 2 (datif) en un sujet.
On a souvent nié l'existence d'un passif de l'objet indirect.
Ici encore, c'est le défaut d'interchangeabilité qui cache la
réalité du phénomène : Pierre a donné une pomme à la jeune
fille
Z La jeune fille a reçu (ou : a été gratinée d') une pomme
de Pierre. Dans certaines langues, le verbe actif et le passif 2
sont à peu près interchangeables ; cf. chinois maì « acheter » Z
maí « vendre » et, sans différence de ton : tsié « emprunter » Z
« prêter ». Cet idéal se réalise rarement dans nos langues ; cf. le
propriétaire a loué l'appartement au locataire Z le locataire
a loué l'appartement au propriétaire.

En anglais, la forme du passif 1 sert à exprimer également
le passif 2 : The boy promised an apple to the girl Z
The girl was promised an apple from the boy ; The boy
showed the gentleman the way Z The gentleman was shown
the way from the boy.

Le français possède diverses tournures qui lui permettent,
tant bien que mal, de convertir l'objet 2 en un sujet :

Il a eu la mâchoire fracassée par une balle (Z une balle lui a fracassé
la mâchoire).

Il s'est vu confisquer tous ses biens par l'Etat (Z l'Etat lui a
confisqué tous ses biens), Il s'est vu infliger une contravention
par le gendarme (Z le gendarme lui a infligé une c.).

Il s'est laissé escroquer 50 francs par un filou (Z un filou lui a
escroqué 50 fr.).

Elle les a déjà eu enlevées (Z On les lui a déjà enlevées).

J'ai su pur sa sœur qu'il était parti (Z Ma sœur m'a fait savoir
qu'il était parti).

Il a eu deux mille francs de son oncle (Z son oncle lui a fait avoir,
lui a procuré deux mille francs).

Les mobilisés ont été enjoints de se munir de vêtements chauds
(Godet LXXXVII).

J'espère vivement que ces prix seront à votre convenance et
qu'ils me vaudront l'honneur d'être confié de vos transports
(Z que vous me confiiez vos tr. ; Godet CXXXVII).

Ces tournures, correctes ou non, permettent au français
de transposer assez facilement l'objet 2 en sujet, et doivent
donc être mises à l'actif de l'interchangeabilité.

L'échange entre objet 1 (accusatif) et objet 2 (datif)
est lié de près au problème du passif 2. Exemple (avec verbe
non-interchangeable) : Il lui a donné une montre Z Il
l'a gratifié d'une montre. Là encore, l'interchangeabilité est
223chose toute relative, selon les langues. L'allemand possède
dans le préfixe be- un transpositeur assez régulier : Er hat
ihm eine Uhr geschenkt Z Er hat ihn mit einer Uhr beschenkt,
qui lui permet en même temps d'avoir un passif 2 : Er ist
mit einer Uhr beschenkt worden.

Il est curieux de constater que la conversion de l'actif
en passif ne peut se faire qu'avec les verbes de relation.
Pourquoi n'y aurait-il pas aussi un passif de l'inhérence ? Or
le rôle du verbe dit impersonnel est précisément de convertir
un prédicat d'inhérence en un sujet : Une maison est
Z Il y a une maison, Quelqu'un est-il ici ? Z Y a-t-il
quelqu'un ici ? De l'argent m'est nécessaire Z Il me faut
de l'argent, Une parole imprudente vous a échappé Z Il
vous a échappé
une parole imprudente, Mentir est honteux
Z Il est honteux de mentir, Vivre n'est plus possible Z Il
n'y a plus à
vivre, etc.

Selon la curieuse distribution signalée à propos de la
conversion du verbe avoir (Pierre a un livre Z le livre est à
Pierre), on dit : la neige tombe, mais : il tombe de la neige,
Dieu existe Z il y a un Dieu, etc. Ce décalage logique ne doit
pas masquer la véritable fonction de l'impersonnel, qui est
d'être le passif de l'inhérence.

De même que l'objet 2 d'un verbe de relation peut
être converti en sujet par le passif 2, le français avancé peut
aussi convertir l'objet 2 d'un verbe impersonnel :

Vous avez plus facile de passer par là (Z Il vous est plus facile…).

Vous avez facile à dire, On a bien difficile à lui faire comprendre
(D'Harvé PB § 64).

Il a trop facile de se défendre contre une accusation que personne
n'a jamais formulée contre lui (jx).

Vous n'aurez pas facile à vous tirer d'affaire.

J'ai rare quand je passe là (Z Il m'arrive rarement de…, Il m'est
rare quand
…).

Nous n'avons cité dans ces pages que les principaux
types de conversion. Signalons pour terminer, la conversion
du complément de relation en un sujet : Ses cheveux sont
224foncés Z Il a les cheveux foncés, Ton estomac est faible Z
Tu as l'estomac faible, etc.

Le type des adjectifs en de (rouge de teint, belle de taille,
faible d'estomac, pauvre d'esprit, etc.), qui semble être une
innovation de la fin du XIXe siècle (D'Harvé PB § 45, suppl.
§ 222), permet de convertir une relation possessive : Elle a
le teint joli
Z Elle est jolie de teint. Ce type est absolument
courant et, bien que la littérature l'affectionne, n'a rien de
particulièrement littéraire ; cf. Quand on est bas de vue, dit
le cycliste, on porte des lunettes (Trib. de police, G.). On
remarquera, si l'on tient compte de l'ensemble, qu'entre les
deux termes de la transposition il n'y a pas de véritable différence
sémantique (teint joli « inhérence » > joli de teint « relation ») ;
elle est compensée par le passage inverse de avoir à
être (« relation > « inhérence »).

Suppléments

Après avoir étudié les principaux types de transposition
grammaticale, nous indiquerons ici les directions dans
lesquelles le problème de la transposition peut être élargi
encore.

La coordination est un rapport de sujet à prédicat entre
deux phrases indépendantes ou leurs équivalents (termes
coordonnés), tandis que la subordination ne forme au contraire
un rapport de sujet à prédicat qu'entre les parties d'une seule
225et même phrase. Le critère de la différence entre subordination
et coordination réside donc dans la portée des signes,
l'élément subordonné ne portant jamais que sur une partie de
la phrase, tandis que l'élément coordonné s'applique toujours
à une phrase entière. Exemple : Je suis resté chez moi parce
qu'il pleut
(parce qu'il pleut ne porte que sur le verbe : rester
parce qu'il pleut
= subordination) / Je suis resté chez moi,
car il pleut (car il pleut porte sur l'ensemble de la phrase précédente
= coordination).

Le rapport de coordination n'est pas autre chose qu'une
sorte d'élargissement de la subordination et l'on peut retrouver
dans celle-ci, transportés sur une autre échelle, les principaux
mécanismes transpositifs valables pour la subordination ;
condensation, transitivation, etc.

La coordonnée-prédicat, ou prédicat psychologique,
peut être définie comme un prédicat dont le sujet est une
phrase indépendante : Il est parti, c'est malheureux. Par
condensation, ce prédicat peut être logé dans un adverbe
(« adverbe de phrase ») : Il est parti, malheureusement — adverbe
séparé de son déterminé par une pause marquant qu'il
porte sur la phrase entière.

Le coordinatif, ou conjonction de coordination, a pour
fonction de relier deux coordonnées sujet et prédicat l'une
de l'autre. Le coordinatif peut être latent, c.à.d. un signe
zéro ou sous-entendu. Dans les coordinations du type Il est
parti
(,) malheureusement, c'est la pause qui remplit l'office
de coordinatif. Pour expliquer la formation du coordinatif
explicite et pour comprendre son rôle, il faut faire appel aux
notions de condensation et de transitivation.

α) Le coordinatif condense une phrase-copule. Exemple :
Je suis allé chez lui — c'est malheureux — il n'était pas là >
Je suis allé chez lui — malheureusement — il n'était pas là.
La condensation de la phrase copule rappelle les condensations
examinées précédemment dans le domaine de la subordination.
Mais tandis que le subordinatif (préposition ou
conjonction) condense un verbe transitif, la conjonction de
coordination condense une phrase qui fonctionne comme signe
de rapport (phrase-copule). Ainsi tout subordinatif est réductible
226à un verbe transitif, et tout coordinatif se ramène, par
représentation, condensation, etc., à une phrase :

Il a échoué (cela) n'empêche qu'il a bien travaillé (« mais, cependant,
néanmoins ») ; Il pleuvait (cela) n'empêche qu'on s'est
bien amusés.

J'ai du travail ça fait que je ne peux pas sortir (« de sorte que).

C'est difficile avec ça ce n'est pas amusant (« et »).

Il ne m'aime pas ajoutez qu'il m'ennuie (« et »).

Il faudra le faire tôt ou tard (alors il vaut) autant le faire tout
de suite ; Ce n'est pas une honte (alors il vaut) autant qu'il le
sache.

Ecrivez-lui : : J'aimerais bien c'est que je n'ai pas l'adresse (« mais »),

Je l'ai averti (la question est de) savoir s'il viendra.

β) Le coordinatif transitive un adverbe de phrase. Là
encore, il y a parallélisme avec ce que nous avons vu dans
le domaine de la subordination. De même qu'un adverbe de
verbe, si on le transitive, devient par cela môme un subordinatif
(préposition ou conjonction), un adverbe de phrase
devient par transitivation une conjonction de coordination :
Il est parti, malheureusement (phrase + adverbe de phrase)
> Il est parti, malheureusement je n'ai pas pu le revoir
(phrase-sujet + coordinatif + phrase-prédicat). Le français
permet en principe de transitiver ainsi tout adverbe de
phrase en un coordinatif :

La porte était fermée, heureusement que j'avais la clef.

Je lui adresse une lettre, au hasard que vous voudrez bien la lui
faire parvenir (APG).

Ce qu'il a fait est très mal, surtout que j'étais son ami (Joran
n° 276).

Cf. peut-être que, bien sûr que, etc.

La formation du coordinatif par transitivation d'une
prophrase constitue un cas limite : Ils sont jaloux, pire, ils
s'en veulent à mort ; Il ne veut pas se repentir, bien plus, il
récidive ; cf. lat. magismais. L'adverbe de phrase étant
lui-même une prophrase, les deux cas sont au fond identiques.

Après un certain nombre de conjonctions de coordination,
le français héréditaire exige l'inversion de la phrase :
Il n'est pas riche, tout au plus peut-il se soutenir.
Le besoin d'interchangeabilité cherche à se débarrasser
227de cette inversion, qui est un vestige de la langue du passé
où elle était fréquente, afin de réaliser le passage invariable
de la phrase non-coordonnée (Il peut se soutenir) à la coordonnée
(tout au plus qu'il peut se soutenir) :

Il va pleuvoir, aussi il faut nous dépêcher.

Je n'admets pas cela, encore est-il que ce n'est pas vrai > et
encore
, ce n'est pas vrai.

Je lui ai écrit, peut-être qu'il viendra.

Il n'est pas riche, tout au plus peut-il se soutenir > (c'est) tout
au plus s'
il peut se soutenir.

Je l'ai rencontré, à peine étais-je sorti > à peine que j'étais sorti.

Le fait que la coordonnée, en français héréditaire, doit
subir une inversion, est au fond un de ces nombreux exemples
de conformisme grammatical que nous avons signalés dans
les parties précédentes du livre : le signe est obligé de varier
en fonction du rapport grammatical qui le lie au reste de
la chaîne parlée. La lutte contre l'inversion n'est ici qu'un
épisode du conflit qui met aux prises le conformisme et le
besoin d'invariabilité.

Les phrases coordonnées peuvent être condensées d'une
manière plus ou moins étroite en termes coordonnés. Il y a
par exemple des groupes coordinatifs (Pierre et Paul sont
partis ; Il a examiné, fouillé et retourné tous les tiroirs), des
substantifs coordinatifs (père et mère), des adjectifs coordinatifs
(rouge-blanc-bleu ; franco-suisse), des ordinaux coordinatifs
(le un deux et troisième jours de novembre ; c'est
la cinq ou sixième fois qu'il recommence), etc.

Le conformisme exige que les termes coordonnés appartiennent
à la même catégorie grammaticale : Il aime manger
et la boisson
est incorrect. Mais le français avancé est loin
d'obéir à cette règle sur tous les points. L'adaptation réciproque
des catégories grammaticales coordonnées demande
souvent un gros effort de mémoire ; il n'est pas toujours aisé
de passer directement d'une proposition infinitive à un substantif
abstrait, d'un complément de relation à un adjectif
de relation, et ainsi de suite. Bref, nous voyons là une nouvelle
phase de la lutte menée par l'invariabilité contre le
conformisme :228

Substantif et proposition : Je vous serais bien reconnaissante
d'avoir l'obligeance de rechercher si mon mari est prisonnier et
le lieu de son internement (APG) ; Je m'adresse à vous afin de
savoir si il ne serait pas prisonnier et l'endroit où il serait interné
(id.).

Ex. littéraires : Elle comprit tout de suite ce qu'il voulait dire et
qu'il la craignait maintenant (A. France, D'Harvé PB § 364) ;
Il retrouva la suite oubliée des choses et qu'elle n'était plus à
lui
(A. France, ib.) ; Nous avons connu aussi toutes les circonstances
qui l'ont déterminé
et que ces circonstances n'étaient point
surnaturelles
(Maeterlinck, ib.).

Substantif et proposition infinitive : Ce n'est pas le modeste
abri qui fait l'ornement d'une place plutôt que de la déparer (jx).

A part qu'il y a bien aussi la fabrication des échalas ou soigner
le vin
, mais c'est tout (Ramuz, Passage du Poète, 15).

Après de nombreuses démarches et interroger de nombreux soldats
de sa même compagnie (APG).

Adjectif et complément relationnels : Les forces de police et
militaires, Maisons ouvrières et de campagne, Arts exotiques et
des primitifs.

Régimes de syntaxe différente : Voici les renseignements que
je puis fournir pour faciliter et aider aux recherches (APG).

Comptant sur votre bon cœur et que vous ferez diligence pour avoir
des nouvelles
(id.).

On s'attend et on souhaite une bonne petite averse (lettre).

Que ce soit malgré ou conformément à votre désir, il faut en passer
par là (Joran n° 184).

Autres exemples : Martinon II 332.

Comme on le voit, la coordination asymétrique est fréquente
dans le langage courant et cursif de nos jours ; mais
il va sans dire qu'on en trouve des exemples tout au long de
l'histoire du français.

Quant à l'échange entre subordination et coordination,
il est relativement aisé. En principe, le français permet de
transformer au moyen d'une simple pause n'importe quel
adverbe de verbe en un adverbe de phrase : Il est parti rapidement
(subordination) > Il est parti (,) rapidement (coordination).
Parallèlement, toute conjonction de subordination
peut être transposée en une conjonction de coordination au
moyen d'une pause précédente : Il est parti parce que vous
l'avez voulu
> Il est parti (,) parce que vous l'avez voulu (on
voit pourquoi car tend à disparaître de la langue parlée). Dans
la langue écrite, la pause qui permet cette transposition est
229signalée soit par une virgule soit par un point (procédé de
style) : Il est parti. Rapidement | Il est parti. Parce que vous
l'avez voulu
.

Transposition discursive. — La transposition telle
que nous l'avons étudiée, et telle qu'on la rencontre ordinairement,
est un procédé d'ordre mémoriel ; la catégorie
de base n'est pas énoncée précédemment dans le discours,
mais se trouve logée dans la mémoire. Il y a des cas cependant
où le point de départ est dans la chaîne parlée même
et vient à être transposé, à l'aide d'une représentation ou
d'une ellipse discursives, dans une autre catégorie. Voici
quelques exemples de cette curieuse alliance entre la brièveté
et l'interchangeabilité.

En cas de représentation, le signe peut être repris par
un anaphorique qui le transpose simultanément dans une
autre catégorie :

Déterminant > prédicat : L'argent bienvenu dans un pays
appauvri, et toute l'Europe l'est (jx).

Substantif sujet > prédicat : Les autres blessés ne le sont
que légèrement (jx) ; Le principe est d'accorder la préférence
aux fabriqués nationaux, qu'ils l'aient été avec des matières
nationales ou importées (jx) ; Les menteurs croient volontiers
que les autres le sont (Martinon II 281).

Singulier > pluriel : Entre le pauvre et vous, vous prendrez
Dieu pour juge… Comme eux, vous fûtes pauvre (Racine).

Actif > passif : Je le traiterai comme il le mérite ; Le Ministère
de l'Instruction publique en Russie a décidé d'admettre dans
les Universités tous les Israélites en faisant la demande (Stapfer
87) ; Je veux qu'on les fasse comme ils doivent l'être (Martinon II
283).

Virtuel > actuel : Je vis en paix avec tout le monde pourvu
qu'on me la laisse ; Ce comité et ses séides se composent de
gens inconnus aux ouvriers du pays et de quelques-uns qui
le sont trop (Vittoz 165) ; Elle a pris une femme de ménage, ne
pouvant le faire elle-même (Martinon II 310) ; Nous sommes
sortis de la ligne de feu depuis quelques jours, et en repos, que
nous goûtons avec joie après près de deux mois de tranchées
(APG).

Le même fait peut se présenter en cas d'ellipse discursive ;
230le signe non-répété est transposé simultanément dans
une autre catégorie :

D'une personne a l'autre : Elle a été opérée quand moi ; Tu
me gratteras le dos et moi toi, Il m'aide et moi lui (B 108
n) ; Tu partiras quand nous (Martinon II 493 n).
C'est toi ou moi qui (qu'on) se trompe, C'est ni toi ni moi
qui (qu'on) peut le dire.

D'un nombre a l'autre : Dieu est bon et les hommes méchants
(correct).

D'un temps a l'autre : Puissiez-vous ne pas souffrir autant que
moi (id.).

Action > état : Qu'est-ce qu'il fait ? Avocat (« il est avocat »).

Objet 1 > objet 2 : Je vous ai toujours vénéré et porté une vive
affection (Nyrop V § 182) ; Il m'a élevée, nourrie, tenu lieu de
tout ce que j'avais perdu, et mariée enfin (id. § 233).

Personnel > impersonnel : Je puis me tromper et que les
autres ne se trompent (Martinon II 333 n).

Virtuel > actuel : Les deux navires entrèrent en collision,
peu sérieuse d'ailleurs (Vannier, Clarté fr., 126).

Préposition > conjonction : Mais c'est en vain que j'attends
un mot de lui pour qu'il me donne son adresse et lui faire parvenir
ce dont il aurait besoin
(APG) ; Afin qu'il vienne et de lui
dire (Martinon II 451).

Considérée du point de vue normatif, la transposition
discursive choque en général comme une incorrection des
plus grossières. Les gens bien parlants ont de la peine à admettre
ce double rôle accordé simultanément à un seul et même
signe. Mais du point de vue fonctionnel on aurait tort de
voir un fait pathologique dans cette alliance de la brièveté
et de l'invariabilité, qui constitue au contraire un des points
culminants de l'économie linguistique

Transposition phonique. — Le problème de la transposition
comprend tout un aspect phonique, qu'une étude
plus complète que la nôtre ne devrait pas négliger. Il s'agit
notamment de l'échange entre unités et sous-unités ; selon les
cas, le passage de l'une de ces catégories phoniques à l'autre
peut supposer un changement de forme ou non : moi / je,
toi / tu, lui / il, eux / ils, soi / se, quoi / que, etc. ; mais :
231nous = nous (ex. nous, nous nous amusons), vous = vous
(ex. vous, vous vous amusez). On voit que nous et vous,
au rebours des autres pronoms, peuvent fonctionner correctement
tantôt comme unités tantôt comme sous-unités.

Le français avancé présente des exemples montrant le
besoin de supprimer la barrière formelle entre unité et sous-unité :
Dépêche-te ! Le passage inverse est plus fréquent ;
ainsi dans le type : Je ne sais pas quoi faire, Il ne savait pas
quoi répondre, le quoi — normalement une unité — fonctionne
en qualité de sous-unité (quoi = quoi, au lieu de quoi / que).

Transposition interlingue. — L'emprunt de mot, et
le calque ou emprunt de syntagme, ne sont pas autre chose
que des transpositions de langue à langue. D'un point de
vue large, on pourrait appeler soit l'emprunt une transposition
interlingue, soit la transposition (sémantique ou syntagmatique)
un emprunt intralague. Car le besoin d'invariabilité
tend non seulement à faciliter le passage des signes
d'une catégorie à l'autre à l'intérieur d'une même langue,
mais encore à permettre leur passage invariable d'une
langue à l'autre : immense sujet, dont nous ne faisons qu'indiquer
le principe, et la place dans l'ensemble.

Dans le domaine de la transposition intralingue, le besoin
d'économie cherche à créer des signes invariables et mobiles,
c.à.d. interchangeables d'une case de l'échiquier à l'autre.
Dès lors que l'on considère l'ensemble des langues de grande
communication comme un tout unique — et cette considération,
au train dont va la civilisation moderne, semble devoir
s'avérer — on peut s'attendre à une marche parallèle vers
l'invariabilité d'une langue à l'autre : les emprunts et les
calques, si fréquents dans les langues modernes (européennes
ou non), marquent la préoccupation de créer un vocabulaire
de caractère international, formé de signes internationaux.232

Chapitre V
Le besoin d'expressivité

Les besoins étudiés dans les chapitres qui précèdent
peuvent tous se grouper plus ou moins sous un chef unique :
le besoin de communication. Les signes qui servent à la communication
doivent être assimilés les uns aux autres et classés
en catégories, en même temps ceux qui ne sont pas du même
ordre doivent pouvoir être aisément distingués lés uns
des autres ; en outre, ils doivent être économiques, c.à.d. brefs
et invariables. Mais « la pensée tend vers l'expression intégrale,
personnelle, affective ; la langue cherche à communiquer
la pensée vite et clairement : elle ne peut donc la rendre que
dans ses traits généraux en la dépersonnalisant, en l'objectivant.
Plus les échanges se multiplient, plus la communication
travaille à l'encontre de l'expression personnelle. » (Bally
LV 148).

Examiné du point de vue de l'évolution, le langage présente
un passage incessant du signe expressif au signe arbitraire.
C'est ce qu'on pourrait appeler la loi de l'usure : plus
le signe est employé fréquemment, plus les impressions qui
se rattachent à sa forme et à sa signification s'émoussent. Du
point de vue statique et fonctionnel, cette évolution est
contre-balancée par un passage en sens inverse : plus le signe
s'use, plus le besoin d'expressivité cherche à le renouveler,
sémantiquement et formellement.233

Bally, Traité de Stylistique Française,
19213.

Bally, Mécanisme de l'expressivité
linguistique
(LV 139 sv).

Lorck, Die Erlebte Rede, 1921.

Ogden and Richards, The Meaning
of Meaning
, 19272, chap. VII :
The Meaning of Beauty.

Paulhan, La double fonction du langage
(Rev. Philos., 1927, 22 sv).

Terminologie. — L'antinomie entre la communication et
l'expressivité est bien connue, mais la terminologie diffère d'auteur
à auteur : Verstandesrede/Phantasierede (Lorck), langage-signe/
langage-suggestion (Paulhan), symbolic/evocative (Ogden and
Richards), etc. — Nous opposerons le signe arbitraire et le
signe expressif.

Le besoin d'expressivité n'est pas un besoin simple ; il
comporte de multiples aspects. D'une manière générale, on
peut distinguer le besoin d'agir sur l'interlocuteur et le besoin
de le ménager, c.à.d. le langage actif et le langage passif. Le
langage actif embrasse surtout les divers procédés dus à
l'exagération ; le langage passif comprend les expressions qui
tendent à atténuer la pensée ou le sentiment, les euphémismes,
les signes de politesse, etc. Une autre opposition est celle
qu'on peut faire entre l'expressivité du langage populaire et
celle de la langue littéraire ; leurs procédés sont parallèles,
de ce point de vue, et se laissent ramener au même besoin
général. — Il va sans dire que dans ce chapitre, qui ne doit
constituer qu'une première approximation, on n'insistera
qu'incidemment sur ces divers aspects sous lesquels le besoin
d'expressivité peut se présenter ; on s'attachera à considérer
le phénomène dans sa généralité.

Quand on définit la stylistique comme l'étude du langage
affectif, on entend par là d'une manière générale l'étude des
sentiments, des émotions, des volontés qui se dégagent des
faits de langage. Mais cette affectivité peut être de deux
235espèces. Elle est fortuite lorsqu'elle est dégagée uniquement,
et à l'insu du parleur ou malgré lui, par la situation. Ainsi
les faits d'évocation de milieux (tels que la prononciation
d'un étranger, les termes d'argot échappés accidentellement
à un homme de bonne société, la lecture d'un exploit d'huissier,
etc.) rentrent souvent dans cette catégorie. L'affectivité
par la situation doit être nettement séparée de l'expressivité ;
cette dernière, c'est l'affectivité que le parleur cherche à
transmettre à son interlocuteur d'une manière plus ou moins
volontaire. Tandis que l'affectivité, fortuite, ne relève que
de la causalité, l'expressivité suppose au contraire un acte
de finalité, c.à.d. un rapport de moyen à fin (de procédé à
besoin). La linguistique fonctionnelle ne peut naturellement
s'occuper que de cette dernière, qui seule répond à la finalité
du signe : le langage simplement affectif n'est pas un langage.

La même opposition peut être formulée en d'autres
termes, plus généraux : tout ce qui est affectif n'est qu'un
processus, tout ce qui est expressif au contraire est un procédé.
La création même du langage — création qu'il ne faut pas
chercher à surprendre dans la nuit lointaine des origines mais
dans le fonctionnement quotidien de la langue d'aujourd'hui —
n'est pas autre chose que le passage du processus au procédé.
Un phénomène reste un simple processus fortuit tant qu'il
n'a pas été mis, par un acte de volonté du sujet parlant,
au service d'un besoin donné. C'est ce qu'a clairement vu
M. Grammont à propos des combinaisons de sons expressives :
« … Un moyen d'expression n'est jamais expressif qu'en puissance,
et ne devient impressif que si l'idée le lui permet et le
met en évidence. Sans l'idée qui le féconde et le vivifie, le moyen
matériel n'est qu'une possibilité irréalisée. » (Vers fr., 31-2 ;
v. Bally LV 277). Ainsi tictac et tinter sont expressifs, tactique
et teinter, composés des mêmes phonèmes, ne le sont pas.

La même distinction s'applique naturellement aussi
aux oppositions sémantiques. Pour qu'une opposition de ce
genre soit expressive, il faut qu'elle réponde à l'intention du
sujet parlant d'être expressif, sinon elle reste un pur processus
(à moins de correspondre à un autre besoin). Ainsi,
parmi les exemples de figures que donne la rhétorique, beaucoup
236ne sont pas des procédés expressifs ou ne le sont plus :
une voile (bateau), le pied d'une table, les bras d'un fauteuil,
etc.. sont aujourd'hui de simples transpositions (« fausses
figures »).

Comment définir le procédé expressif ? On sait que
d'après la théorie de Saussure le langage est constitué par
un système d'oppositions, c.à.d. d'identités et de différences.
Or le besoin d'expressivité tend constamment à remplacer
les oppositions usuelles, à mesure qu'elles deviennent automatiques
et arbitraires, par des oppositions neuves, chargées
par leur imprévu de mettre en éveil l'attention de l'interlocuteur
et de faire jaillir chez lui un minimum au moins de
conscience. Ces oppositions inédites qui font l'essence du
procédé expressif, peuvent atteindre aussi bien la signification
que la forme des signes. En résumé, les faits qui constituent
le langage expressif peuvent être considérés comme
un ensemble de déformations plus ou moins fortes et plus
ou moins conscientes que le parleur fait subir au système
normal de la langue ; il n'y a donc pas deux grammaires,
une grammaire intellectuelle et une grammaire expressive
(v. Sechehaye, Structure logique de la phrase, 212).

L'essence de l'expressivité est de jouer avec la norme —
sémantique ou formelle — exigée par la logique ou la grammaire
normatives. Quand on dit d'un homme : c'est un chiffon,
on remplace la notion de qualité demandée par la logique
(« il est mou ») par celle de substance ; mais si l'on dit de lui :
c'est un ramolo, au lieu de : c'est un ramolli, on ne heurte
plus la norme de la signification mais celle du signe.

Les grammairiens protestent souvent contre l'« illogisme »
de certaines tournures. Exemple : « Promettre, comme espérer,
suppose l'avenir. On ne dira donc pas : Je vous promets qu'il
s'est bien amusé
 ; mais, Je vous assure qu'il s'est bien amusé.
Il est vrai que promettre, pour assurer, est une expression
familière, citée par l'Académie et employée par de bons
auteurs. Elle n'en reste pas moins illogique, promettre signifiant
faire une promesse. » (Vincent 141-2). En réalité, promettre
pour assurer est une figure, et rejeter une figure comme
237illogique, c'est rejeter toute figure, car toute figure est illogique
par définition.

Parleur et entendeur ne sont naturellement pas dupes
de ces illogismes et de ces agrammatismes : le contraste entre
la signification logique, c.à.d. conforme à la norme de la
logique, et la signification illogique, respectivement entre le
signe grammatical, c.à.d. conforme à la norme de la grammaire,
et le signe agrammatical, constitue précisément le
secret de l'expressivité.

A) Expressivité sémantique (figures)

La transposition sémantique et la figure ne doivent pas
être confondues ; elles diffèrent par deux caractères importants.

Dans la figure, les deux valeurs sémantiques, le sens
propre et le sens figuré, sont associées l'une à l'autre, et d'une
manière plus ou moins implicite. La simple transposition
sémantique postule au contraire l'oubli (ou, dans le cas de la
« fausse figure », le refoulement) du sens premier. Le pronom
on fournit des exemples intéressants des deux emplois. Dans
des tournures comme Nous on aime le vin, ou : Venez voir : :
C'est bon, on y va, le pronom on est une sorte de pronom personnel
interchangeable d'une personne à l'autre, et relève
de la transposition plus ou moins pure. Dans d'autres emplois,
les valeurs propre et dérivée sont au contraire associées l'une
à l'autre et forment figure ; tel est souvent le cas lorsque on
est substitué à tu ou à vous : On n'a pas été sage à l'école, on
est rentrée tard
, on ne fait plus ses devoirs, qu'est-ce que cela
veut dire, tout ça ?

En outre, et cela ressort en partie de ce qui vient d'être
dit, il faut faire intervenir le facteur téléologique, car tout
dépend en effet de l'intention du parleur. Si l'on admet que
toute opération linguistique est accompagnée d'un jugement
de valeur — généralement inconscient — porté sur elle par
le sujet parlant, on peut, de ce point de vue, définir la transposition
sémantique comme le déplacement « réel » d'un signe
d'une valeur à l'autre, et la figure comme l'interversion
238« irréelle » (ludique) de deux significations. Cette attitude
des sujets à l'égard des opérations linguistiques qu'ils effectuent
devient d'ailleurs consciente en cas d'équivoque :
« Comment entendez-vous cela, au propre ou au figuré ? »

Bref, on transpose par commodité, et d'une manière
aussi mécanique que possible : la transposition est un instrument
au service de l'automatisme grammatical. Si l'on transfigure,
c'est au contraire pour frapper l'attention de l'interlocuteur
et la tenir en éveil, ce qui oblige les parleurs à des
innovations incessantes et les entendeurs à un effort d'interprétation
ininterrompu. Mais on aurait tort, évidemment,
de croire que ces procédés sont artificiels, comme si l'étude
du langage expressif tenait tout entière dans l'énumération
des figures de rhétorique et des recettes de style : ces dernières
ne sont que la contre-partie littéraire des figures que crée la
langue parlée plus ou moins spontanée.

Selon le besoin à satisfaire, l'expression linguistique
des catégories de la pensée peut donc différer du tout au
tout. S'agit-il du besoin de différenciation, on exprimera
autant que possible les valeurs à l'aide de signes distincts
(ex. « homme / bêtes » : cheveux / poils, nez / museau, pied /
patte, mourir / crever, etc.). S'agit-il du besoin d'invariabilité,
on traduira les valeurs différentes par des signes identiques
(ex. le nez d'un chien, le pied d'un animal, etc.). S'agit-il
d'être expressif, on intervertira à dessein les valeurs (ex.
Enlève tes pattes !, Quel vilain museau il a !, Ah il te
caresse le poil ?, On finira par tous crever !, etc.).

Nous essayerons ici de passer en revue les principales
espèces d'interversions sémantiques que l'on peut observer
dans le français familier et dans le français avancé, en
étudiant en même temps leur retentissement sur la grammaire.
M. Bally a montré « combien ce côté de la théorie grammaticale
est encore peu poussé, et quelle étude féconde s'offre
à qui veut raccorder systématiquement la grammaire et la
logique, plus exactement : les transpositions grammaticales
et les échanges logiques. » (LV 171). Quant au classement
des faits, nous garderons les rubriques adoptées pour la Transposition
sémantique.239

1) La substance

Nous examinerons d'abord les échanges que le besoin
d'expressivité fait subir aux divers s variétés de la substance ;
ensuite, nous passerons à l'étude des interversions qui se
produisent entre la substance et une autre catégorie.

La différence entre animé et inanimé donne lieu à une
série de figures familières ou vulgaires : Va donc, eh outil !
(personnage maladroit) ; Quel colis, cette fille ! etc. Citons
l'emploi de ça à la place d'un pronom personnel :

En parlant d'enfants : Ça joue, ça rit, ça s'amuse, c'est gentil.

En parlant d'une jeune fille : C'est jeune et ça ne sait pas !

En parlant d'une femme : Regardez-moi ça, on ne sait pas d'où
ça sort et ça veut faire des manières !

On emploie aussi, dans l'usage plaisant, l'impersonnel en
parlant d'une personne ; exemple : Il fait soif !, à quelqu'un
qui boit.

Inversement, la langue a de tout temps, et à tous les
étages du langage, personnifié les choses de la nature ; l'animation
de la nature est un des procédés les plus courants du
langage expressif. La poésie en fait un usage constant, mais
le langage populaire ne l'ignore pas non plus (cf. un cadavre
pour désigner une bouteille vide, les noms d'animaux donnés
aux outils, etc.).

L'interversion des notions d'homme et d'animal alimente
la plus grande partie des injures et des expressions fortes
de la langue familière et populaire : cochon, vache, chameau,
bécasse, corbeau (prêtre), singe (patron), etc. Le procédé
s'étend naturellement aussi aux attributs de ces notions :
« On entend fréquemment dire cuir ou couenne pour « peau »,
lard pour « graisse », vêler ou fondre pour « accoucher », etc.,
avec l'intention évidente de comparer l'homme à la bête. »
(B 26). Cf. gueule, museau, faites, poils ; crever, etc.

Le même procédé peut d'ailleurs comporter une valeur
caritative, car tout dépend de l'intention du parleur. Certains
noms d'animaux semblent particulièrement portés à fournir
les termes de l'amitié et de l'amour : mon chien, mon loup,
mon rat, mon lapin, ma chatte, mon poulet, etc.240

L'interversion des notions d'homme et de plante fournit
et des injures (Vous me prenez pour une poire ; Faire le
poireau « attendre longtemps, comme un imbécile ») et des
termes caritatifs (mon chou, ma vieille branche, sucer la
pomme à qn., etc.).

Beaucoup de termes caritatifs reposent en outre sur
l'interversion des sexes. C'est par figure, par exemple, qu'on
dira à une personne du sexe féminin : mon petit, mon chéri,
mon mignon, etc. Le cas inverse, qui est plus rare, frise le
sarcasme Dépêche-toi, ma belle ! De même, on peut substituer
un suffixe masculin à un féminin, d'où l'expressivité plus
ou moins forte des noms propres féminins en -on : Madelon
(Madeleine), Louison (Louise), Margot, Margoton (Marguerite),
Jeannot (Jeanne), etc. La même figure joue pour les
noms communs en -on, corrects pour la plupart : une bougillon,
une demoisillon, une frétillon, une graillon, une grognon,
une laideron, une louchon, une souillon, une tâtillon,
etc. Toute l'expressivité de ces termes repose sur le chassé-croisé
entre féminin et masculin, et c'est dans la mesure
où celle-ci s'efface qu'ils tendent à admettre le suffixe féminin :
une tatillonne, etc.

Un procédé très fréquent, et qui de ce fait a perdu
beaucoup de son expressivité originelle, est l'emploi de la
3e personne à la place de la 2e :

Dites donc, la vieille !

les enfants, pas de tapage !

Allez la mère Michel, vot'chat n'est pas perdu.

C'est toi, la jolie, qui c'est que tu cherches ?

Au revoir, la chérie !

Embrassez sa mémère, Embrassez sa petite femme (langage
caritatif, B 76).

Le cas classique dans ce domaine est d'ailleurs la 3e personne
de politesse : Madame veut-elle…, Monsieur désire-t-il
Cf. : J'ai déjà eu le plaisir de rencontrer ces dames ; Et ces
jeunes gens
, ils parlent sport, je parie !, etc.

Pour s'adresser à quelqu'un plaisamment, on peut aussi
se servir de la 1re personne ; cette figure s'accompagne d'un
changement de nombre (singulier > pluriel) :241

Il paraît que nous n'avons pas été sage, hier, on nous a puni ;
serons-nous plus attentif désormais ? (Martinon II 312).

Ne nous gênons pas, prenons la part des autres (ib.).

Nous allons au théâtre toute seule (ib.).

Enfin, le langage populaire emploie bibi avec la 3e personne
quand il s'agit de quelqu'un qui se désigne soi-même :
Bibi aime bien le bon vin, C'est pour bibi (B).

Le « style indirect libre » de M. Bally (v. Lips, Le Style
Indirect Libre
, 1926) consiste à employer par figure le style
direct à la place du style indirect : « Etant donné le style
direct, Pierre dit à Jean : Je fais…, j'ai fait…, je ferai…, si on
subordonne le discours à ce qui précède, on obtient, à la
troisième personne au lieu de la première : Pierre dit à Jean
qu'il faisait…, qu'il avait fait…, qu'il ferait
… ; si on sous-entend
la proposition principale, il reste : il faisait…, il avait
fait…, il ferait…
, qui est le style indirect pur, dont les romanciers
naturalistes ont singulièrement abusé. Même style sans
qu'il y ait dialogue ; un personnage réfléchit sur lui-même
et au lieu de se dire : Ah je suis bien toujours le même ; jamais
je n'ai compris que…, toujours je serai dupe de…
, il se dit :
Ah il était bien toujours le même ; jamais il n'avait compris
que…, toujours il serait dupe de…
 ; sous-entendez : il songeait
que…, il se disait que…
 » (Martinon II 343 n). Le mieux serait
donc d'appeler ce procédé, qui a été affublé, de linguiste
à linguiste, des noms les plus divers, le style direct figuré.
Il n'est d'ailleurs que le retentissement grammatical, et littéraire,
d'une figure sémantique courante dans la langue parlée :
l'interversion des interlocuteurs. Le parleur met dans sa
propre bouche les opinions de son interlocuteur :

Bien sûr, je suis incapable de faire ça t

Arrange-toi pour retrouver mon chapeau : : Naturellement, c'est
encore moi qui l'ai perdu !

Tu n'aurais pas dû agir de cette manière : : C'est toujours moi
qui ai tort, je sais bien ; je ne cède jamais, je ne m'occupe jamais
des autres !

Dans la langue écrite, l'interversion se fait entre l'auteur
et ses personnages ; mais la racine du procédé — comme
d'ailleurs de tout procédé littéraire — doit être cherchée
dans l'idiome parlé. C'est là ce qui placera le problème dans
242sa vraie lumière (v. E. Richter, compte-rendu de l'ouvrage
de Mlle Lips : Herrig's Archiv, t. 153, 149 sv).

En français, l'article placé devant un nom propre « caractérise »
la personne désignée. Cela peut se faire de différentes
manières. Devant un prénom par exemple, l'article
donne un ton de familiarité : la Louise, la Jeanne, la Marie,
etc. Devant un nom de famille, il exprime généralement le
mépris, procédé bien connu des polémistes : le Clemenceau,
le Caillaux, le Poincaré, etc., … et des concierges : Voilà encore
une lettre pour le Martin. La forte expressivité qui se
dégage de cet emploi est due à l'interversion des notions
de nom commun et de nom propre, ce dernier étant assimilé
par figure à un nom commun. On sait que dans le langage
populaire et rural, cet usage de l'article avec un nom propre
a perdu en grande partie sa valeur expressive.

Un autre groupe de figures consiste à intervertir la substance
avec la qualité, la manière, l'évaluation (mode), etc.

L'interversion de la substance et de la qualité, et son
retentissement grammatical la substitution du substantif à
l'adjectif, est une des figures favorites du langage expressif ;
elle se rencontre dans toutes les couches du langage (ex. historiques :
bête, brute, etc.) :

Langue parlée (pop. et famil.) : Je suis enthousiasme, asthme,
tuberculose (B 78), malaise (B).

Etre désordre, chagrin, colère, etc.

Vous avez agi d'une façon cruche (Gourmont ELF 172).

Des manières peuple, Un article populo.

Etre tout chose « déconfit, penaud ».

C'est pas sorcier.

Une histoire farce.

Un procès, un concert, un dîner monstres.

Un succès bœuf.

Tu es enfant, etc..

Langue écrite : Un portrait, un livre, un style, un récit natures.

Il était très sport d allures et de manières.

Ce n'est plus la mode des couleurs esthètes (Goncourt).

Des détails artistes (Vittoz 84).

Siècle épicier et bourgeois (Goncourt).

Une très jolie femme, très brune, très flirt (Gyp).243

Le substantif peut être aussi un composé :

Un ménage dernier cri (roman de Gyp).

Mœurs fin de siècle ; vengeance très fin de siècle (Gyp).

Un roman vieille France (litt.).

Une musique conte de fées (frères Tharaud).

Pop. et famil. : Elle est belle femme, jolie fille, etc.

On remarquera que le substantif ainsi transfiguré dans
le domaine de la qualité s'accompagne volontiers de l'adverbe
tout, à la place de très : un style tout nature, il est tout chose,
tout enthousiasme, etc.

Il peut y avoir chassé-croisé entre la transposition de
l'adjectif en un substantif et la figure qui prend la substance
pour la qualité : Pierre est un timide. Autrement dit, l'adjectif,
en même temps qu'il est transposé en substantif, est transfiguré
en sens inverse dans le domaine de la qualité. Les
exemples de ce type sont multiples, et en général corrects
(pendant plus ou moins « écrit » : son étude la préférée, les
soldats pour qui la mort est la toujours présente, etc.).

Les pronoms, qui représentent des substantifs, et les
déterminatifs qui contiennent une idée de substance — par
exemple les démonstratifs (cette maison « qui est à l'endroit
ici »), les possessifs (ma maison « qui est à moi »), etc. — sont
souvent pris au figuré ; le langage expressif les transfigure
du domaine de la substance dans celui de la qualification plus
ou moins subjective (évaluation) :

Elle est tout pour lui !

Ça ! Çui-là ! Celle-là !

Ça c'est bien lui ! C'est bien elle, ça !

Marié et déjà quatre enfants, c'est quelque chose !

C'est quelqu'un, cette petite !

Il fait son malin, son grand seigneur ; Elle fait sa moue ; Elle a de
nouveau sa migraine, ses douleurs, etc. Un renard, sentant son
renard d'une lieue (La Font.).

Voilà bien mes gens de la campagne ! Voilà bien mon maladroit !
Voilà mon imbécile qui…, Voilà mon Charles qui se sauve !
J'ai tout mon temps, Je lui fais ma cour, J'ai fait ma paix
avec lui, Je fiche mon camp (Robert 203). Possessif de politesse :
Oui mon général, Oui mon maire, Oui mon président.

Il faut fermer votre porte (à celui qui la laisse ouverte). Vous
avez votre tête, Mélanie !244

Un autre type de figures consiste à remplacer un adverbe
de manière par une expression nominale (ce que à la place
de comme, comment, combien) :

Ce qu'on s'est amusé ! Ce qu'il est ioli !

Ce que je suis vexé, vous ne l'imaginez pas !

Ce qu'il m'a envoyé promener, imagine-toi !

Ce que j'ai été heureux ! Ce qu'il écrit mal !

Ce que j'ai soif ! Ce que je t'aime ! Ce que je le giflerais !

J'ai marché ce que j'ai pu (all. Ich lief was ich konnte).

Qu'est-ce que vous tardez ? Que tardez-vous ? (correct).

L'adverbe ou le circonstanciel est donc remplacé par un
objet figuré (« substance Z manière »).

L'emploi figuré des pronoms personnels permet au français
de créer des tours qui rejoignent à peu près la valeur
qu'avait la voix moyenne dans les langues indo-européennes
anciennes (grec, indo-iranien). La valeur du moyen était celle
du « sujet intéressé », c.à.d. prenant part subjectivement au
procès énoncé par le verbe. Cf. en français l'expressivité
tout analogue des pronominaux :

Quand on a mangé, on ne peut plus se bouger.

J'ai de la peine à me bouger.

Et les poules, est-ce qu'elles ont eu ? : : C'est fait : : Alors pourquoi
ça se rentre pas ?

Rentre le linge, il pleut. Rentre-toi !

Il se fait vieux (type expressif général, à la place de : il vieillit, il
devient vieux).

L'expressivité du pronominal éclate davantage encore
lorsque le pronom est un objet indirect (il est vrai que dans
ce cas la différence entre O 1 et O 2 est souvent difficile à
déterminer) :

Il ne sait pas ce qu'il se veut (Plud'hun 14) ; Les hommes aiment
les chefs qui savent ce qu'ils se veulent (milit. G.).

Viens t'aider (Plud'hun 22) ; Il s'aide à vendanger (ib.) ; On
denande j. f. sérieuse pour s'aider au ménage.

Se veiller au grain (id. 23) ; Il faut que je me veille.

Pense-toi voir ! (id. 50). Cf. : Pense-te voir !

Ce sont surtout les pronominaux des verbes de pensée
et de sentiment qui rappellent la valeur du moyen ancien.
Un tour de phrase comme Je me pense que est à peu près
l'équivalent du sanscrit manye. Exemples :245

Je me préfaire mieux de resté sans demandé… (Prein 65) ; Je me
suis très heureux
de vous donner de mes Nouvelles (id. 66) ;
Mais je me suis heur eu que mon santé est toujour bonne (id. 69)
= lettres de Bretagne.

Je m'étais bien pensé qu'il pleuvrait (G).

Vous me ferez un sensible plaisir car je ne sais quoi me penser
de son état (APG) ; N'ayant pas de nouvelles de mon fils je me
suis pensé
de vous écrire pour que vous ayez la bonté de me
donner quelques renseignements (id.).

Le Midi et l'Algérie affectionnent particulièrement ce procédé :
Je me le suis pensé, je me le mange, je me l'ai mangé, je me le
ramasse, je me l'ai pensé, tu te le bois, il se les fait peur à tous
(= il leur fait peur à tous).

Le même procédé sert à exprimer le mode de l'« interlocuteur
intéressé » (datif éthique) :

Regarde-moi voir çt' idiot-là ! Prends-moi çte brique et fous lui
zy sur la gueule ! (B 108 ;.

Tu vas voir çque j' te vais lui passer ! J'te lui ai dit la chose, qu'il
en était bleu ! (ib. ; J'te lui ai foutu une bâfe ! (B 153) ; Je te
travaille toujours a la même place (Prein 16).

Ça vous a un de ces fumets !

Pour t'en finir, Pour vous en finir (B 137).

Gestes figurés. — Le pendant du datif éthique (mode de
l'interlocuteur intéressé) dans le langage gestuel, tel qu'il appert
des petits faits de la vie quotidienne, est le geste qui consiste à
prendre l'interlocuteur par le bouton de son gilet, ou à lui poser
la main sur l'épaule ! — Cette remarque ne doit pas être une simple
parenthèse amusante. Une des tâches de la sémiologie, ou science
générale du signe (s. linguistique ou non), une fois que cette science
aura été constituée (v. Saussure CLG 33), sera de montrer les
correspondances existant entre le fonctionnement des divers
systèmes de signes (langage oral, langage gestuel, signaux, rites,
cultes, arts, etc.).

2) Espace et temps

Les déterminatifs contenant une indication spatiale sont
souvent transfigurés dans le domaine de la qualité :

Cette question ! (« la question que vous me posez est bizarre »).

Oh ces hommes ! (« que les hommes sont drôles ! »).

Je vous en supplie si vous pouviez savoir ce qu'il est devenu
depuis ce temps que je suis sans nouvelles de lui (APG).

Je ne suis pas de ces gens qui se laissent tromper par le premier
venu.

Oh la bonne blague ! — Ah le soleil ! la plage ! les sables !246

L'idée spatiale peut aussi se traduire par un adverbe.
Ainsi le sens de « ici », rendu populairement par , donne
par figure la locution être là, être un feu là, c.à.d. « solide,
fort, avec qui l'on doit compter » : Moi ? je pense que je suis
un peu là pour me défendre ! — Cf. ces autres sens :

Qu'est-ce que tu me racontes  ?

, franchement, j'en ai assez !

Franchement , que pensez-vous ?

Je ne veux pas qu'on sorte,  ! Je n'y crois pas,  !

Enfin, si l'idée spatiale est logée dans une préposition,
le besoin d'expressivité peut, par métaphore, lui donner un
sens abstrait :

La terre est petite à côté du soleil (Vincent 43 ; « en comparaison
de »).

Elle a autour de 5000 fr. de revenu.

Elle a dans les 5000 fr. de revenu ; Demande-lui une ampoule
dans la plus petite qu'il ait (Van Der Molen 99) ; Il paraît que
ça va faire dans les un degré par jour… : : Oui : : 39 aujourd'hui,
40 demain, 41…, 50…, 100… Diable ! (Ramuz, Présence de la
Mort
, 56) ; C'est de la folie de mettre trente francs dans un chapeau
de paille (ou : cent francs dans une paire de bottines ;
Joran n° 187).

Cette mesure a été prise en dehors de moi, je n'y suis pour rien
(id. n° 91).

Il est brouillé avec tout le monde, jusqu'à ses meilleurs amis.

« Comme nous nous intéressons généralement beaucoup
plus à ce qui se passe aujourd'hui qu'à ce qui s'est
passé autrefois, un narrateur ne manque pas de substituer
le présent au passé dans le cours de son récit, pour intéresser
davantage son auditeur ou son lecteur : c'est ce qu'on
appelle le présent historique, qui donne en effet plus de vivacité
au récit quand il interrompt à propos la série des
passés » (Martinon II 339) : Pendant que je marchais, j'entends
tout à coup un bruit de dispute près de la porte, je m'approche,
je regarde ce qui se passe, etc.

L'expressivité du présent historique est due à son opposition
avec le passé attendu par la logique. « Mais si nous
tenons compte du présent pour le passé, remplaçant la lacune
247laissée par le prétérit dans le langage logique [= transposition
sémantique], on peut voir combien, en matière de récit
parlé, les nuances sont difficiles à distinguer, et avec quelle
prudence il faut parler de « présent historique ». Il y a présent
historique quand son emploi correspond à une certaine intensité
d'images motrices, affectives, ou visuelles, quand il y a
représentation et illusion, au moins partiellement [= figure].
— Il existe pourtant une région en France où le présent historique
a conservé son rôle de temps de représentation [= de
temps figuré] : c'est la région où le passé défini continue à
vivre, le Midi de la France, et spécialement la Gascogne, où
j'ai pu recueillir le récit suivant : « Je fouillais un champ
avec mon chien, quand tout à coup je fus saisis de voir qu'il
était à.l'arrêt, la tête haute ; je me fis cette réflexion que le
gibier devait être loin ; en effet, je vois l'oiseau s'envoler à
25 mètres, je tire, il tombe… », le tout accompagné de l'expressive
mimique du chasseur qui épaule un fusil imaginaire.
Ici donc la langue parlée a conservé toutes les ressources de
la langue écrite. » (Buffin, Durée et Temps en Fr., 62).

Dans le langage familier, l'imparfait est souvent substitué
figurément à un autre temps, notamment au présent.
Ainsi, « la mère qui fait boire son enfant déclare : comme
il avait soif, mais en lui montrant un objet qui l'intéresse,
elle déclare aussi : comme c'était joli. » (Buffin, id. 35). Les
usages auxquels peuvent répondre les temps figurés sont
d'ailleurs multiples ; il y a par exemple aussi un imparfait
de politesse (Je voulais vous dire que…, Je pensais que vous
feriez peut-être bien de…, Monsieur, je venais vous dire
que…), un plus-que-parfait qui sert à marquer la retenue
(Monsieur, j'étais venu vous dire que…, J'avais pensé que
vous feriez bien de…), etc.

Dans la langue parlée, le futur donne lieu à deux figures
également correctes : le futur de politesse (Je vous prierai
d'avoir la bonté de m'avertir, Je vous dirai que…, Vous me
permettrez de…) et le futur d'éventualité (Ce sera sa sœur
qui est venue, Il sera à Paris à l'heure qu'il est). Le futur
historique, qui se combine souvent avec le présent historique,
appartient à la langue écrite :248

A la mort de Théodose le Grand, l'empire romain formait les
deux empires d'Orient et d'Occident, qui ne seront plus réunis
(Strohmeyer, Stil d. franz. Sprache, 312).

Les Turcs ne manquent pas de diriger sur lui un feu nourri. Il
riposte en lançant quatre bombes qui — on l'apprendra plus
tard de prisonniers — causent de grave dommages (ib.).

Car cet homme d'action exposait volontiers d'avance tout ce qu'il
comptait faire… Durant deux années, il ne passera jamais
à l'acte sans avoir prévenu les intéressés longtemps à l'avance,
sans leur avoir fixé l'heure, le lieu et le mode de son intervention.
Il appellera tour à tour fonctionnaires turcs et officiers grecs…
Il enverra ses embarcations ou ses piquets de marins distribuer
des proclamations… (ib.)

Il va sans dire que les déterminations temporelles, au
lieu d'être rendues par les temps de la grammaire, peuvent
s'exprimer également au moyen de procédés plus ou moins
lexicaux ; l'adverbe maintenant exprime l'idée du présent,
le verbe promettre s'applique normalement à un procès logé
dans le futur, etc. Ces signes se prêtent au même jeu de figures
que les temps de la grammaire :

Est-ce que tu veux obéir, à présent !

Vas-tu te taire, maintenant ! ; Dites-moi maintenant, est-ce que
c'est vrai que…

Voilà-ti pas qu'i me demande de l'argent, à çt'heure ! (B 177).

Je vous promets qu'il est venu, Je vous promets qu'on s'est bien
amusés, Je vous promets qu'on l'a rossé (« je vous assure » ;
futur Z passé).

Le langage familier remplace souvent avoir, verbe d'état,
par faire, verbe de procès, afin de rendre la phrase expressive :

Faire une maladie, une bronchite, une pneumonie, etc.

Si tu continues à manger des fraises, tu vas faire de l'urticaire.

Faire de la neurasthénie, de l'infection, etc.

C'est toujours la plérésie que j ai fait qui me tient (Van Der
Molen, 138).

Il fait de la température.

Oh le beau petit ! : : N'est-ce pas. Savez-vous combien il pèse ?
Il fait déjà ses 5 kilogs : : Pas possible !

Plus généralement, un rapport de procès peut être transfiguré
en un rapport d'état, et par là même le verbe ou son
dérivé devient, par figure, un qualificatif. Tel est le cas pour
le participe présent : Une femme charmant son entourage
249(emploi propre) > une femme charmante (emploi figuré) ;
le participe devient ainsi l'équivalent d'un adjectif qualificatif ;
la grammaire normative a sanctionné cet usage en le
signalant par la différence entre accord et non-accord (une
femme causant / une femme causante).

Il va sans dire que cette figure peut être liée, secondairement,
à d'autres faits ; ainsi dans l'exemple de palpitant
(une question palpitante d'intérêt), le participe est transposé
en causatif (qui fait palpiter) et transfiguré en même temps
en qualificatif (« importante, passionnante, etc. ») ; ou bien
aussi il peut être transposé en passif : une salade croquante
(« qui se croque bien »), une teinte très portante, etc.

En revanche, la transfiguration du participe passé en
qualificatif, qui est pourtant parallèle à celle du participe
présent, n'a guère été reconnue par la grammaire traditionnelle ;
elle constitue cependant un des procédés favoris du
langage expressif :

C'est une nation qui n'est pas encore évoluée ; les sociétés déjà
évoluées, etc. (Joran n° 120).

Une fête réussie (« brillante »).

Un livre passionné, ému, etc.

Une teinte très habillée.

C'est couru (« certain », B).

C'est tout réfléchi (Martinon II 121).

Il est entendu « habile, intelligent » (G).

Une chose vécue (« réelle, positive » ; correct).

Sa sœur aussi est bien profitée (Stapfer 153).

Je suis tout sué ; Comme il est pâli, grandi, etc. ; Elle n'est jamais
couvée (= elle n'a jamais fini de couver : Brunot PL 458).

Il est bu, se dit de qn. qui a trop bu (B) ; Il est cuit (« il a une cuite »).

Cf. la série plus ou moins correcte : un homme réfléchi, avisé,
décidé, résolu, appliqué, etc.

La même figure atteint les adjectifs transitifs. Au propre,
un travailleur est conscient de ses droits ; le jargon syndicaliste
ne connaît que les travailleurs conscients. De même, relatif à,
qui est un adjectif de procès (« qui se rapporte à »), devient
un pur qualificatif dans :

Le régime, du moins relatif, pourra être continué (méd.).

Un succès relatif « restreint, limité, contesté » (Plud'hun 42).

Cf. En voici relativement la réponse (« à peu près », APG).

Ce type de figures est très étendu. Quant aux adjectifs
250potentiels servant de qualificatifs, ils sont innombrables :

C'est un homme capable « intelligent, instruit » (Joran n° 46).

Potable « convenable, approprié » (une chambre potable).

Incroyable « fantastique ».

Intangible « inviolable, sacré ».

Dans l'atmosphère d'une transparence impeccable (Vittoz 100).

Incommensurable, incomparable « immense ».

Tous ces procédés, faut-il le dire, déclenchent par ricochet,
de la part du besoin de clarté, une série de réactions pour
parer aux équivoques qui peuvent résulter de ce « galvaudage »
incessant ; nous les avons étudiées dans un autre chapitre.

3) Quantité et qualité

Le numéral un peut être pris au figuré et servir de
qualificatif. Cet emploi, qui est correct, se rencontre notamment
dans la prose scientifique : Si un que soit le groupe social
où une langue est parlée, Il y a langue une là où…, La liste
n'a pas été faite suivant un principe un, etc. Le sens est alors
celui de « simple, homogène ».

Le pluriel s'emploie souvent au figuré, là où la logique
attendrait le singulier :

Il a montré la plus invraisemblable des prudences (Martinon II,
vin).

Il a montré dans cette affaire la plus grande des maladresses, ou :
le plus incroyable des génies (id. 102).

Elle se tenait là avec le cœur qui lui sautait, quand Henriette
répéta, d'une voix dure : D'où viens-tu ? Aline dit : J'ai été
chez Elise : : C'est bien les heures de rentrer (Ramuz, Aline, 43)

Il n'y a pas là de quoi effrayer les populations.

La carrière du radium est à ses aubes ; elle est déjà triomphale (jx).

On prétend qu'il y a gagné quelques ors (emploi plaisant) ; Ça
coûte des ors, Il faudrait des ors (Nyrop V § 91, p. 433).

Pour quelques minimes argents.

Mais il ne parle plus de vider les poches de l'Allemagne : au contraire,
il veut remplir ses estomacs (jx).

Le cas classique dans ce domaine est d'ailleurs le pluriel
de politesse (vous à la place de tu ; dans les livres : nous à la
place de je) ; plus près du langage spontané, le français emploie
nous à la place de je dans le soliloque : Courage ! n'ayons pas
peur !251

La notion du collectif, que le français traditionnel forme
à l'aide de divers suffixes (-ade, -aille, -asse, -is, -ée, etc.), est
également susceptible d'être prise au figuré. Le français a
tiré de là une série de formations péjoratives : mangeaille,
canaille, victuaille, valetaille, prêtraille, ferraille, etc. ; paperasse,
tignasse, etc. ; fouillis, gâchis, ramassis, etc. ; populace,
etc. On peut comparer cet usage traditionnel avec l'emploi
expressif que fait le français avancé des « préfixes » modernes
correspondants : tas de…, amas de…, bande de…, etc. (bande
de vaches
peut s'adresser à une personne seulement : B). —
Populo, en français populaire, désigne quelquefois un nouveau-né.

Le déterminatif tout, substantivé (le tout), peut être
transfiguré dans le domaine de la qualité : Le tout, c'est de
faire très très attention ; Le tout, maintenant, c'est d'arriver
à une solution (« le principal, l'essentiel »).

La valeur aspective de l'adverbe tout a été signalée par
M. Bally (Mélanges Boyer, 22 sv) : Je n'hésite plus, je suis
tout décidé. L'aspect exprimé est celui de l'état consécutif au
procès marqué par le verbe. Il faut ajouter que c'est par
figure que s'explique ce passage de l'idée de totalité à celle
d'aspect « parfait ». Les fautes qui se rattachent à cet emploi
expressif sont fréquentes : Il a tout mangé son chocolat, tout
fini ses comptes, On lui a tout volé ses affaires (Plud'hun
13-4), Elle a tout mangé la confiture, tout rangé sa chambre
(id. 53).

On peut rapprocher de ce type l'emploi expressif de tout
avec un substantif adjectivé : tout colère, tout chagrin, etc.
Cf. aussi : Votre œuvre est toute de charité (APG), etc.

Normalement, on quantifie un procès à l'aide d'adverbes
tels que parfois, quelquefois, souvent, toujours, etc. Par figure,
ces adverbes de quantité peuvent s'appliquer à un procès
singulier. C'est ainsi que l'idée d'éventualité est souvent
exprimée, dans le français avancé, par ces adverbes (à des
degrés d'incorrection variables : parfois est presque admis ;
quelquefois est populaire ; des fois, qui est lui-même une
252faute à la place de parfois ou de quelquefois, est d'autant
plus vulgaire au figuré) :

Je vous en serait très reconnaissante si parfois vous pouviez me
faire savoir quelque chose ; Je serai content Monsieur si vous
pouviez retrouver mon Cher Frère dans les camps de concentration
allemands, si parfois il a été fait prisonnier (APG).

Je désirerai savoir où il se trouve actuellement si quelquefois
il était prisonnier ou mort ; Je vous serai très reconnaissant
si quelquefois vous pouviez le faire ; Ce petit renseignement
pourra quelquefois vous être utile, pour les recherches que je
vous est sollicité (APG).

Si desfois vous en aviez eu connaissance vous seriez bien aimable,
Afin de me dire si il est desfois prisonnier en Allemagne (APG) ;
Ça vous ennuyerait, des fois ? ; Dans les réponses : Des fois « ça
dépend, peut-être » ; Cf. Non mais des fois !

Le cas de l'adverbe souvent est plus complexe ; son
emploi expressif s'explique en effet non seulement par application
à un procès singulier, mais encore par antiphrase (négation
figurée). On obtient ainsi l'idée d'un procès qui ne se
réalise pas ou qui tarde à le faire (« guère ») :

Plus souvent que je vous les rendrai, vos quinze francs ! (« jamais »).

Il ne part pas souvent ! (f. du peuple, dans un train arrêté).

Il n'arrive pas souvent ! (« il tarde à venir »).

L'adverbe toujours, pris au figuré, exprime l'aspect du
procès qui se continue (Lisez toujours, je reviens tout de
suite !) ou qui n'est pas différé : Je m'en vais toujours y aller,
quant au reste on verra ; Partez toujours, je vous rejoins
dans deux minutes ! Il peut aussi exprimer une idée modale
(« cependant ») :

Ça lui ressemble rudement, toujours !

Tu n'iras pas lui reprocher ça, toujours !

Vous avez votre profession, un gagne-pain, toujours !

C'est toujours ça !

C'est toujours pas en se tournant les pouces qu'on arrivera à
faire quoi que ce soit !

Cf. la conjonction modale correspondante : toujours est-il que…

Dans le langage expressif, les signes qui marquent la
qualité sont souvent intervertis : être bleu « surpris, étonné,
stupéfait », etc. On intervertit surtout la qualification objective
253avec l'évaluation plus ou moins subjective (caritative,
laudative, péjorative) :

Pour aider vos recherches et vous remercier, bien modestement,
de tout ce que vous faites pour nos petits soldats (APG ; petit
Z « cher »).

Pourquoi veut-on à toute fin que la maman d'un homme jeune
qui atteint à la célébrité soit une vieille maman ?

Il en va de même de l'habitude que nous avons d'écrire, en parlant
également des jeunes célébrités : son pauvre père.

Entre écoliers : Oui mon vieux, Vieux raseur, etc.

Mamans et papas ne s'embarrassent pas de plus de logique vis-à-vis
de leurs enfants : mon grand ou mon petit n'ont rien à voir
avec la taille, non plus que : mon bon gros, ou : ma petite mignonne,
avec la corpulence.

Ils ont fait de rudes affaires (« excellentes »).

L'idée de « manière », qui n'est pas autre chose que la
qualité appliquée au procès, donne lieu à des emplois expressifs
du même type. Ainsi, en parlant d'une personne malade,
le français populaire dit : Elle va tout doucement « pas bien
du tout », elle va bien doucement « très mal » (B 129), etc.

4) Transitivité : inhérence et relation

La substitution, par figure, d'un rapport de relation à
un rapport d'inhérence fournit quelques-uns des procédés
les plus intéressants du langage expressif.

Ainsi quand on dit : Ça donnera un énorme édifice, ou :
Ça fera une excellente ménagère, on remplace le verbe devenir
(qui marque par opposition au verbe être le développement
du rapport d'inhérence dans le temps) par un verbe de relation.

Pareillement, substituer à la copule être la copule faire,
c'est encore déguiser un rapport d'inhérence sous un rapport
de relation :

Ça fait bon (p. ex. en parlant d'une compresse).

Ça fait cher de vivre en Suisse.

Montre si ça fait joli (en parlant d'une bague).

Ça fait gentil, Ça fait jeune, Ça fait distingué (modiste).

Le chapeau de paille, ça fait pauvre et ordinaire.

C'est des meubles qui font riche.

Quel triste compagnon il faisait !254

La voiture a heurté un échafaudage où il y avait six ouvriers,
ah, ceux-là alors, ils ont fait vilain, car ils ont vu le moment
où ils allaient tous dégringoler (récit de témoin).

Cet emploi constitue doublement une figure, puisqu'en même
temps on présente un état sous l'aspect d'un procès.

La permutation du sujet et de l'objet fournit une formule
expressive courante dans le parler : Les chiffres, ça me connaît !
(Les artichauts, ça me connaît ! La taille des arbres, ça me
connaît ! La couture, ça la connaît !). Le verbe passionner
se prête au même renversement : Il passionne le jeu (la chasse,
les fraises, la musique, etc.).

L'objet figuré est un retentissement grammatical de la
figure qui consiste à intervertir la relation et l'inhérence. Le
jargon l'a affublé de termes divers (objet interne, figura
etymologica
, etc.) et les exemples qu'on en donne sont souvent
artificiels : seruitutem seruire, dormir son dernier sommeil,
etc. Mais on aurait tort de voir là un procédé exclusivement
littéraire. Au lieu de crever de faim, le français
populaire dit : crever la faim, d'où il tire la locution : On la
crève
 ! et le composé un crève-la-faim. Voici d'autres exemples
de cette figure qui apparaît grammaticalement sous l'aspect
simultané d'un circonstanciel déguisé en objet et d'un intransitif
déguisé en transitif :

Trembler, grelotter, brûler la fièvre.

La classe des travailleurs dont nous vivons la vie depuis plus de
trente ans (jx) ; Agir et savoir agir, entrer en contact avec la
réalité et même la vivre (Bergson).

Haletant nos émotions (litt.).

Dormir un cours, bâiller sa journée, causer une valse (Z pendant,
Brunot PL 312-3).

Blasé et puant l'ivresse (Flaubert).

Le type du réfléchi figuré s'apparente au précédent et
sert à traduire des nuances plus ou moins aspectives :

L'enfant se vient bien (Plud'hun 22).

A ce qui se paraît (à ce qu'il paraît, B 162).

Se rigoler, etc.

Pendant litt. : Elle se meurt de chagrin ; Le fleuve se descend
dans la plaine ; Un immense étonnement qui se finissait en
tristesse, Des nappes violettes s'alternaient avec le fouillis des
arbres, Le sujet se tarissant…, Des enfants qui s'amusaient
à se jouer entre eux (Flaubert, Stapfer 52).255

L'emploi d'un complément de relation à la place d'un
qualificatif a un import surtout « écrit » (littéraire ou journalistique) :

Un spectacle de beauté.

Voitures de qualité.

Un homme d'esprit, une femme de cœur, etc.

Une séance de fièvre à la Bourse.

Ces paroles de vérité et de franchise.

Une chose de risque (pop.).

L'emploi de ce complément peut être aussi prédicatif :
Je sais très bien que votre œuvre est toute de charité (APGJ ;
L'harmonie pour l'oreille est de spectacle, elle suppose que le
poète s'écoute lui-même (Alain) ; Dans ce genre de danse, la
draperie est d'artifice et étrangère (id.).

Cette figure est d'essence littéraire, mais il en existe un
pendant familier et populaire : Une beauté de spectacle, une
énormité de
maison, etc. Les substantifs préposés sont ici doublement
expressifs : d'une part, ils constituent l'inversion du
type un spectacle de beauté ; d'autre part, ils déguisent un
qualificatif (beau, énorme, etc.) sous un rapport de relation
(le de y a une fonction différenciatrice : c'est un séparatif
servant à signaler l'inversion).

On sait que dans la langue écrite le complément de
relation peut être condensé en un adjectif de relation. Ces
adjectifs intéressent tout particulièrement l'expressivité ; ils
sont guettés sans cesse par le passage du propre au figuré : Je
n'aime pas ce ton paternel qu'il prend toujours avec moi
(« humiliant »), le moment psychologique approche (« critique,
décisif »), on a admiré son jeu scientifique (« méthodique »,
lang. des sports), etc. Les mêmes figures se produisent avec
les désignations géographiques ; Il m'a raconté une histoire
bien parisienne ; selon la situation, l'adjectif qualifiera ou
évaluera ici des notions telles que « savoureux, piquant,
scandaleux, » etc. Le peuple dit : avoir l'œil (ou le coup d'œil)
américain (« avoir du flair »). Pour des adjectifs comme unique,
singulier, primaire, secondaire, moyen, etc., le passage dans
la qualité est incessant :

La mentalité primaire de ces gens « simpliste ».

Une chose secondaire « de peu d'importance ».256

Un élève moyen « médiocre ».

Primordial « principal ».

Le critère de l'adjectif de relation étant l'impossibilité
de l'employer comme prédicat, inversement son emploi prédicatif
révèle sa prise au figuré : Le moment est psychologique !
(« poignant »), Son jeu est scientifique (« méthodique »).

D'autre part, un adjectif de relation ne peut être qualifié,
ou modifié en comparaison, sans qu'il soit ipso facto transfiguré
en un qualificatif ; c'est une loi rigoureuse :

C'est notre écrivain le plus actuel.

Cette histoire ne date pas d'un siècle, elle est très contemporaine
(Vittoz 115).

Cf. le plus universel « le plus large » (à peu près admis auj.).

Enfin, les adjectifs de relation sont toujours postposés.
Aussi leur place devant le substantif signale d'une manière
particulièrement vive la prise au figuré. Un journal écrit que
la Diète s'applique sur le féodal Japon comme un costume
de coupe occidentale. Exemple littéraire : L'autre nuit, à la
Grand'Rue, parmi le minéral paysage de hauts murs, de
maisons, de trottoirs pavés…

Les adjectifs de relation appartiennent en très grande
partie à la langue écrite, en tout cas c'est elle surtout qui les
crée (lang. scientifique, administratif, technique) ; mais la
langue parlée, en les empruntant, les transfigure sans cesse
en qualificatifs. Nous avons vu comment ce processus d'assimilation,
qui est à peu près constant, oblige par contrecoup
le besoin de différenciation à des néologismes toujours renouvelés.

Un des procédés favoris du langage expressif consiste à
employer un substantif abstrait à la place d'un substantif
réel ; par là même, le rapport de transitivité logé dans le
substantif abstrait est transfiguré en une substance (personne
ou chose).

Dans la plupart des langues, par exemple, un substantif
tel que connaissance désigne tantôt « le fait de connaître »,
tantôt, par une figure plus ou moins expressive selon que les
257deux sens sont encore associés ou non, « la chose ou la personne
que l'on connaît ». En français populaire, une jeunesse peut
désigner une « jeune fille », une innocence une « jeune fille
innocente », une réjouissance une « femme maigre », etc.

L'emploi au pluriel est un indice sûr de ce procédé, qui
est extraordinairement fréquent aussi bien dans l'écrit que
dans le parler :

Toutes les notabilités étaient convoquées.

De nombreuses sagacités s'exercent à trancher le différend (Vittoz
33).

Les compétences hésitent à se prononcer (id. 85).

On a rassemblé toutes les capacités (Vincent 27).

Les humanités qui s'agitent et vivent là ; cf. la pauvre humanité
qu'il fut n'est plus qu'une pincée de cendres (jx).

Courages Français, Intelligences Françaises (titres de livres).

Les plus hautes personnalités, les sommités médicales, les célébrités
scientifiques, etc.

Sa femme, il paraît que c'est une beauté.

Beaucoup de ces termes sont d'ailleurs corrects. Il en est
de même pour les noms de choses : une curiosité (chose curieuse),
une douceur (chose douce), une gourmandise, des
économies, etc.

5) Corrélation

Il y a un emploi expressif de autre (Ça n'a pas d'autre
importance ; C'est un autre idiot !) et surtout de autrement :

Je ne m'en occupe pas autrement.

Je n'y fais pas autrement attention.

C'est autrement difficile, intéressant, joli, etc.

Elle a autrement d'intelligence que lui.

L'expressivité de cet emploi, qui semble admis, repose
sur l'interversion des notions de « comparaison » et de « qualité » ;
autre et autrement deviennent des intensifs.

Dans le langage de la réclame, un produit supérieur
n'implique pas comparaison véritable avec d'autres produits :
le sens n'est pas relatif, mais absolu. Si la grammaire traditionnelle
usait d'une terminologie conséquente, elle distinguerait,
parallèlement aux deux superlatifs, un comparatif
relatif (sens propre) et un comparatif absolu (sens figuré).
On a prétendu que plutôt, au sens de « très » (un discours
258plutôt banal, une histoire plutôt malpropre, une fille plutôt
bruyante, etc.), est un anglicisme (< rather, Brunot PL 689) ;
en réalité, c'est une coïncidence fortuite amenée par le phénomène,
propre à toutes les langues, de la transfiguration des
comparatifs. Le procédé peut naturellement se manifester
avec plus ou moins d'ampleur selon les idiomes.

Ainsi le comparatif absolu n'est inconnu ni du latin
(ex. Senectus est natura loquacior) ni du grec ancien ; mais
parmi les langues modernes c'est l'allemand surtout qui
l'affectionne : Aus besserer Familie (de famille distinguée),
Zu verkaufen grösseres Landgut (propriété étendue), etc.
En français, l'emploi figuré du comparatif a contribué et
contribue encore à transformer les comparatifs de formation
traditionnelle en des signes à valeur simple (pire, meilleur,
mieux ; moindre « chétif, indisposé »). Mais ce procédé expressif
peut naturellement atteindre aussi les comparatifs du type
moderne :

Une intelligence plus qu'ordinaire (Vittoz 88).

Ces communications ont une portée plus qu'ordinaire (ib.).

Les relations entre l'empereur et son beau-frère sont moins
que fraîches
(ib.).

Le superlatif figuré réside dans l'emploi absolu du superlatif :
Un homme le plus aimable « très aimable ». Comme le
superlatif relatif, puisque d'une collection de faits il isole
un fait unique et déterminé, ne peut être accompagné que
d'un article défini, l'emploi de l'indéfini signale la prise au
figuré :

Cet écrivain joint au style le plus net une bonne grâce la plus
exquise
(cet emploi rejoint l'usage classique : Vous avez fait
une sottise la plus grande du monde, Mol.).

Les offres de la culture se sont maintenues dans des limites
les plus restreintes (lang. Commerc.).

La reconstruction du port de Yokohama selon des principes les
plus modernes
(jx).

A des prix les plus avantageux (réclame).

Ce sont là des indices les plus frappants de cette si heureuse
transformation de la situation (discours).

Je suis dans une désolation la plus cruelle (APG).

On voit donc que le plus, la plus, les plus sont employés
par figure comme des signes marquant le superlatif absolu.
259Ajoutons que la transfiguration du relatif en absolu peut
également dégrader les rares superlatifs synthétiques que
possède le français : Bien des années avant la guerre et par
le seul moyen de déductions, mais principales, il annonçait
l'Allemagne de 1914 (jx).

Il y a bien d'autres cas encore. Ainsi il existe un comparatif
d'égalité pris au figuré : C'est pas si mal que ça, C'est pas
si mauvais, etc. — Citons aussi l'emploi figuré du positif
à la place du superlatif : Je fis pour mes cinq ou six sous un
des bons dîners que j'aie faits de mes jours (Rousseau), Je lui
écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être écrites
(id.). La présence du subjonctif dans ces phrases décèle le
superlatif sous roche : « un des meilleurs dîners que j'aie
faits », « une des plus fortes et des plus vives lettres que j'aie
écrites ».

Les temps relatifs, qui marquent en général le rapport
entre les temps où les procès se déroulent, appartiennent
également pour la plupart au domaine de la comparaison,
et se prêtent au même jeu de figures.

Soit l'idée d'antériorité : Il partira quand il aura reçu la
lettre ; pris au figuré, le futur antérieur exprime une valeur
modale :

Eventualité, supposition : Il aura téléphoné ; Il sera revenu à
pied ; Il sera venu en mon absence et n'aura trouvé personne ;
Il aura mal pris ce que je lui ai dit.

Assurance, confiance (« je trouve que… ») : Cette année aura
eu
ça de bon que… ; Le beau temps n'aura pas duré longtemps ;
Lui seul m'aura compris !

L'expressivité de ces tournures repose sur l'interversion
des notions de temps relatif ou absolu.

L'imparfait fournit plusieurs emplois figurés, dont le
plus connu est l'imparfait historique. Là encore, l'expressivité
repose sur la substitution d'un temps relatif (présent
dans le passé) à un temps absolu (passé) : Deux minutes après,
le train partait ; Il est arrivé au soir, et le lendemain il repartait
pour Paris ; Il est tombé malade le matin, et le soir même,
à huit heures, il mourait, etc.260

Cet imparfait, qui est parallèle au présent historique,
constitue un des procédés favoris de la langue écrite narrative :
« Certains écrivains, notamment les écrivains sportifs, et
peut-être en général les hommes de sport, abusent singulièrement
de l'imparfait dans le récit, lis ne disent pas qu'un
cheval partit, passa, arriva, ni même est parti, a passé, est
arrivé
, mais partait, passait, arrivait. On trouve pareille chose
dans le style Goncourt » (Martinon II 344 n) ; et c'est en effet
l'école naturaliste qui a mis cet imparfait à la mode : « L'usage
des romanciers naturalistes a conféré une valeur artistique
à l'imparfait de l'indicatif ; ils l'ont constamment substitué
aux autres temps du passé, et au présent, souvent employé
par leurs devanciers pour le passé comme donnant plus de
vivacité au récit » (Lanson, Art de la Prose, 266) :

Rapidement, on dressait une tente, tandis qu'on déballait du
fourgon le matériel nécessaire, les quelques outils, … (Zola).

Enfin, les deux batteries de l'artillerie de la réserve arrivaient (id.).

Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter à ses joues
le sang des gifles qu'elle avait reçues. Mais elle ne se rebutait
pas, elle l'obligeait a jeter la hache, elle l'entraînait par les deux
bras, avec une force irrésistible (id.).

Cf. Bally, Stylist. Fr., § 254, p. 263.

L'imparfait, et d'une manière générale l'indicatif, peut
se substituer au conditionnel. Cet emploi est fréquent dans
la langue d'aujourd'hui, mais son expressivité s'est affaiblie ;
il se rapproche de la transposition pure et simple où les deux
sens ne sont plus associés pour faire contraste :

Si tu avais avancé, je frappais (Martinon II 346).

Sans vous, je partais (ib.).

Si tu avais avancé, tu étais mort (id. 353).

Sans vous, j'étais mort (ib.).

Si je joue cœur, j'ai gagné (Z si j'avais joué cœur, j'aurais gagné,
id. 349).

Le conditionnel, employé au propre, n'est pas un mode,
comme le désigne la grammaire traditionnelle, mais un
temps relatif. Il fonctionne dans une proposition conséquentielle
faisant pendant à une conditionnelle : Si j'étais
venu, il serait parti
. Mais par figure il peut s'employer absolument,
et exprime alors une valeur modale : Il serait
parti
(sens dubitatif, éventuel). Cet emploi, attesté dès la
261vieille langue, est aujourd'hui admis (Voltaire protestait
encore contre cet usage : Vittoz 3-4), mais il est inexact
de le considérer comme une catégorie grammaticale propre
— comme le fait M. Brunot en l'appelant l'éventuel —
car son expressivité est due au contraste qui résulte de la
substitution d'un temps relatif (le conditionnel) à un temps
absolu.

Au lieu d'être exprimée à l'aide des procédés grammaticaux
que nous avons vus, la corrélation peut être rendue
par des adverbes et par des conjonctions.

Ainsi l'idée d'antériorité peut être marquée par un
adverbe ; au lieu de dire : Il partira quand il aura téléphoné,
on peut dire : D'abord il téléphonera, ensuite il partira. Par
figure, cet adverbe s'emploie pour désigner un procès absolu ;
il prend alors une valeur expressive et traduit la réalisation
prochaine du procès marqué par le verbe : Il téléphonera
d'abord ! (immédiatement), Il sera d'abord arrêté ! (tout de
suite), Attendez-moi, j'ai d'abord fini !, On est d'abord à
Genève, tu sais (dans le train), etc. Comme dans tous les
autres cas de figure, c'est ce contraste de deux notions logiquement
contraires — ici le procès relatif et le procès absolu
— qui produit l'import expressif.

Les idées de « déjà » et d' « encore », c.à.d. du procès
effectué avant ou après terme, constituent un autre aspect
de la corrélation : le procès qui a lieu à un moment imprévu
est comparé au même procès tel qu'il devrait se réaliser au
moment prévu, plus tard ou plus tôt. Par figure, déjà exprime
l'idée de « bien » (all. schon « wohl » ; ex. Donnez-le moi tel
quel, je m'en arrangerai déjà, Joran n° 109), ou un sentiment
d'oubli (ex. Comment s'appelle-t-il déjà ? Quel numéro déjà ?),
ou encore le sentiment qu'un fait diffère de ce qu'on attendait :
C'est déjà pas si mal que ça (ça pourrait être pis).

Ce dernier sentiment notamment est rendu par l'emploi
figuré de l'adverbe encore :

Il est encore assez riche (plus riche qu'on ne le croirait).

C'est encore cher (plus cher que je n'avais pensé).

Tu es encore naïf, toi ! (je ne te croyais pas si naïf).262

Tu es encore gentil, toi ! (avec antiphrase : je te croyais plus
gentil que ça).

C'est encore ce qu'il y a de mieux (malgré les avantages des
autres).

Enfin, toute une série de procédés expressifs porte sur
les adverbes corrélatifs de quantité, tels que encore, excessivement,
trop, assez, seulement, plus ou moins, etc. :

Encore un qui a de la chance ! Encore une qui a du toupet !

On s'est amusés excessivement ! C'est trop joli !

Nous ferons assez sans vous, Ils veulent assez venir (D'Harvé PB
§ 4, helvétisme).

Et lui qui nous avait donné rendez-vous, il n'est pas là seulement
(même pas).

Ce livre est plus ou moins intéressant (il n'est guère intéressant) ;
Son voyage a été plus ou moins pénible (très).

Dans tous ces cas, une idée de corrélation est prise au
figuré et sert à rendre une nuance modale. Il en est de même
lorsqu'une conjonction de temps comme quand, du moment
que
ou pendant que vient à prendre le sens de puisque (« car,
comme vous le savez… ») ou de tandis que : Pourquoi est-ce
que vous n'êtes pas parti, quand je vous le disais ! Pourquoi
est-ce que tu le bats, quand il n'a rien fait ! Pourquoi le grondes-tu,
du moment qu'il n'y peut rien ! Vous l'avez insulté, pendant
que
vous lui deviez le respect (Joran n° 212).

6) Modalité

Beaucoup de figures reposent sur l'interversion des
notions modales. On présente par exemple comme une chose
heureuse ce qui logiquement devrait avoir un sens péjoratif :
Avec cette méthode, il risque de réussir (« il a chance de »).
Ou bien on emploie l'espoir pour la certitude : J'espère que
vous êtes belle aujourd'hui ! (Martinon II 391 n, « je crois
bien ») ; Oh le beau petit garçon, j'espère qu'il a poussé
depuis les vacances (Thérive NL 30. 6. 26). Ou bien encore,
on intervertit la possibilité et la certitude : J'ai le droit de
faire ce que je veux, peut-être !

L'emploi expressif du verbe vouloir consiste à intervertir
la modalité (« vouloir ») et le temps (« futur ») :263

Il veut être joli quand il sera fini (Plud'hun 23).

Il veut assez s'en tirer (ib.).

Il veut mal finir (ib.).

Il ne veut pas faire de vieux os (P).

Le tramway il veut s'arrêter ici (B 154).

Cf. Il était pour partir « sur le point de » (Joran n° 231), J'étais
pour le faire « j'allais le faire » (ib.).

L'interrogation figurée est simplement la substitution
du mode interrogatif au mode déclaratif (affirmatif ou négatif) :
Crois-tu ! Pensez-vous ! Est-ce que tu vas te taire ! Qu'est-ce
qu'ils nous ont envoyé, comme spécimens !
De même, l'interrogatif
s'emploie correctement au figuré : Quelle jolie maison !
L'interrogation figurée est connue de toutes les langues.

Il y a un emploi exclamatif de l'interrogatif -ti qui est
caractéristique du langage populaire : C'est-ti beau ! Nous
en avons-ti vu des blessés ! Ça peut-ti être moche ! (B 135).

Citons également le cas où une interrogation, posée au
propre, est reprise au figuré par l'interlocuteur :

Est-ce que c'est vrai ? : : Si c'est vrai ! (« je crois bien que c'est
vrai ! »).

Vous vous en souvenez ? : : Si je m'en souviens !

Est-ce que tu y es allé ? : : Si j'y suis allé !

Tous ces procédés semblent à peu près admis. En revanche,
la grammaire combat la combinaison de l'interrogation
et de la négation figurées : Que de sottises n'a-t-il pas
faites !
Que de projets n'a-t-on pas faits ! Que de fois ne l'ai-je
pas vu se tromper !
Avec quelle intrépidité n'ont-ils pas marché !
La langue parlée aussi bien que la langue écrite abusent de
cette tournure (Martinon II 538 n).

Citons enfin l'emploi expressif de l'impératif à la place
d'une proposition conditionnelle :

Cherchez et vous trouverez.

Soyez aimable avec lui, il vous rit au nez.

Touchez-y, vous verrez ce qui vous arrivera.

Faites ceci, faites cela, allez-y, n'y allez pas, le résultat sera le
même (Martinon II 375).

Obligez cent fois, refusez une, on ne se souviendra que du refus.

Cette figure est admise par la grammaire traditionnelle, et
se retrouve d'ailleurs dans beaucoup d'autres langues.264

Dans le domaine de la modalité intellectuelle, l'interversion
des notions de « déterminé » et d' « indéterminé »
donne lieu à plusieurs figures intéressantes. Il y a un emploi
expressif de l'article défini à la place de l'indéfini : C'est la
bonne place ! C'est le bon tuyau ! (Nyrop V § 130), qui a son
retentissement dans la langue écrite : Ce fut la catastrophe,
fatale, violente, sans appel (jx).

L'actualisation d'un nom commun pouvant se faire
par la situation, l'article fait généralement défaut sur les
affiches, les avis et annonces, et les menus (Maison à louer ;
Entrée interdite ; Tomates farcies). L'usage s'est établi récemment
d'adjoindre l'article, sur les menus « chics » :

Le Consommé « Viveur » En Tasse.
Avec le vieux Xérès 1848.

La Poularde Farcie Nancéenne…
Avec le Haut-Brion 1898.

Le Biscuit glacé « Montmorency »…
Et le Champagne brut indispensable.
Tous les Fruits.

L'article défini semble ici tirer son expressivité de l'opposition
avec l'indéfini, marqué ordinairement par la situation.

L'emploi expressif du pronom on a été signalé plus haut,
à propos des interversions de personnes ; cette figure est doublement
expressive, puisqu'on intervertit en même temps
la personne indéterminée (on) avec une personne déterminée
à laquelle on s'adresse : On n'a pas été sage à l'école, on est
rentrée tard, qu'est-ce que cela signifie tout ça ?

Enfin les chiffres se prêtent, dans toutes les langues, à
des procédés expressifs très divers : Je lui ai répété ça déjà
36 fois ! Voir quelqu'un de 7 en 14 ; S'en moquer comme de
l'An 40, etc.. Grammairiens et amateurs discutent à perte
d'encre sur l'étymologie de telles expressions, qu'ils cherchent
naturellement à ramener à des raisonnements logiques et à
des faits historiques précis. Mais le langage a sa logique à lui :
en l'espèce, il s'agit généralement d'une figure qui consiste
à présenter comme numériquement déterminé ce qui ne
comporte pas de détermination définie (v. Nyrop V § 116 sv).

L'antiphrase (affirmation ou négation figurées) est également
courante, dans toutes les langues : C'est du joli !,
265C'est du propre !, Plus souvent ! (jamais), C'est un beau monsieur !,
Il a de belles manières ! (il est mal élevé), Vous êtes
gentil, vous !
C'est rien mauvais !, etc… Dans un sens
étendu, d'ailleurs, toutes les figures peuvent se ramener à
l'antiphrase, c.à.d. à l'interversion des contraires.

B) Expressivité formelle

Jespersen, Language, ch. XX : Sound
symbolism
, 396 sv.

Grammont, Onomatopées et mots expressifs
(Rev. des l. romanes,
44, 97 sv).

Dans la réalité concrète du langage, l'expressivité formelle
et l'expressivité sémantique sont fréquemment liées
l'une à l'autre ; d'autre part, l'expressivité formelle se combine
très souvent aussi avec le procédé de l'emprunt expressif
(évocation de milieux), que nous étudierons plus loin. Mais
le droit d'abstraire permet à toute science d'étudier les phénomènes
séparément, les uns après les autres. C'est ce que nous
ferons ici : nous considérerons les faits d'expressivité formelle
abstraction faite des autres facteurs — figures, emprunts
expressifs — avec lesquels ils se combinent dans la réalité.
Aucun lecteur ne sera dupe de cette analyse volontairement
artificielle commandée par les besoins de l'étude.

Le procédé auquel le besoin d'expressivité fait constamment
appel est la substitution d'un élément inattendu à un
élément imposé par la norme sémantique (logique normative)
ou formelle (grammaire normative). Toute figure repose sur
la substitution, à la signification qu'impose la logique,
d'une signification inattendue ; toute expressivité formelle
repose sur la substitution d'un élément formel inédit à la
forme attendue par la grammaire normative : les éléments
formels ainsi intervertis peuvent être des phonèmes, des
syllabes, des groupes de syllabes, des mots et des syntagmes
entiers, — sans parler des éléments non-articulatoires
266tels que la quantité, l'accent d'intensité et l'intonation.
Comme pour les chapitres précédents, nous distinguerons
ici entre les rapports mémoriels et les rapports discursifs, selon
que le : contraste des formes opère dans la mémoire ou dans
le discours. Nous n'avons pas cru devoir faire cette distinction
pour les figures, parce que la grande majorité de ces
dernières — à l'exception de la comparaison, qui est la forme
discursive de la métaphore — fonctionnent dans le domaine
des rapports de mémoire.

1) Procédés mémoriels

a) Substitutions expressives.

Le signe normal est retenu par la mémoire et remplacé,
dans la chaîne du discours, par un signe imprévu qui se charge
d'expressivité grâce à cette opposition plus ou moins consciente.

Il existe ainsi toute une synonymie expressive : le terme
expressif frappe en grande partie en vertu du contraste qu'il
présente avec un synonyme neutre logé dans les associations
de mémoire. Ainsi, pour ne prendre d'abord que des exemples
appartenant au langage traditionnel, frêle est expressif en
fonction de fragile, populo s'oppose à peuple, mercanti à
marchand, malingre à maigre, malotru à maladroit, mirobolant
à admirable ; hurluberlu rappelle éberlué, mastoc massif et
bimbeloterie bibelot. Il en est de même pour les signes du
langage avancé, qui sont en général d'autant plus expressifs
qu'ils sont associés par contraste à un terme appartenant
au système traditionnel de la langue :

Abalobé, abafointé (abasourdi).

Agnoti (abruti).

Clampin (lambin).

Cupesse (culbute).

Dégueulasse (dégoûtant).

Ecrabouiller (écraser).

Greboler de froid (grelotter, Plud'hun 26).

Itou (idem).

Mouise (misère).

Neurasthingo (neurasthénique).267

Il existe aussi toute une morphologie expressive. Dans
ce cas, le terme, au lieu d'être remplacé par un synonyme
expressif, est simplement modifié dans sa forme (la différence
entre les deux cas n'est pas toujours bien tranchée) :

Rigouiller (rigoler), dégringouiller (dégringoler), bagouiller (bagouler
« bavarder »).

Patouiller (patauger).

La pluie dégouille (dégouline, dégoutte).

J'espère qu'i clapseta bientôt (claquera).

Embistrouiller (embrouiller).

La morphologie expressive réside surtout dans des substitutions
de suffixes. Par exemple, un suffixe expressif est
substitué à un suffixe neutre ; ainsi tintamarre, qui est d'ailleurs
correct, doit son expressivité au contraste de sa finale avec
le suffixe de tintement. Comparez :

Saligaud, salopiaud (salaud), mendigot (mendiant), Parigot (Parisien),
rondo (rondement « vivement » : Vincent, 160), boscot,
boscotte (bossu), cuistot (cuisinier), dégueulando, etc.

Fripouille (fripon), Bidouille (bidon, sobriquet).

Républicard (républicain), chauffard (chauffeur), revanchard,
(revanchiste), profitard (profiteur), galonnard (galonné), etc.

Godasses (godillots), feignasse (feignant « fainéant »), grognasse
(grognon).

Capiston (capitaine), frometon (fromage).

Grinchu (grincheux, G.), crottu (crotté, id.).

Troufion (troupier).

De traviol(l)e (de travers).

Vigouste, vigousse (vigoureux), nigousse (nigaud).

Adjupète (adjudant).

Aminche (ami, B).

Arbi (Arabe), dégueulbi, adj. (dégueulasse), fromegi (fromage).

Camplouse (campagne), galtouse (galette), partouse (partie, B),
académouse (académicienne).

Campluche (campagne), Ménilmuche (Ménilmontant).

Epicemar (épicier), officemar (officier).

Ou bien aussi, des suffixes qui ne sont pas expressifs
par eux-mêmes et qui appartiennent à la langue normale,
sont mis à la place les uns des autres. L'effet qui résulte de
ces interversions est particulièrement frappant :

-ance : Mes proposances d'étymologie (linguiste) ; la vie des
sociétés est en perpétuelle mouvance ; consolance, manifestance,
becquetance (becquetée), cuistance (cuisine), la Préfectance (la
Préfecture de Police) ; toutes mes salutances à…268

-eux : Un journaleux (journaliste), vengeux (vengeur), râleux
(râleur « avare »), royaleux (royaliste).

-té : Cochonceté, friponceté.

-atif : Ce n'est pas très tentatif (Plud'hun II), c'est fort tentatif
(id. 35) ; dégueulatif, dégoûtatif, un mets bourratif (ib.) ; c'est
consolatif.

L'expressivité peut aussi résulter de ce qu'un terme
simple est affublé d'un suffixe : accueillant, aidance, doutance,
oubliance ; dégoûtation ; foultitude, etc. Ce cas appartient
d'ailleurs au même type que le précédent, car il s'agit en
réalité de la substitution d'un suffixe explicite à un suffixe
zéro (guérir : guéris-on = accueillir : accueil-o).

Tous les euphémismes sont des substitutions expressives :

Château (Z charogne).

Emmieller (Z emm…).

Engeler (Z engueuler).

Enguirlander (Z id.).

Mince (Z m…).

Allez-vous faire photographier (Z foutre).

Je l'ai envoyé skier.

Graphie expressive. — Signalons en passant que le procédé
de la substitution s'applique également à la graphie. Il y a une
graphie expressive, dont font usage le langage plaisant (la phynance
internationale, un phynancier sous les verrous ; les automobiles
et le physc fédéral) et surtout le langage de la réclame : les
Z'arts, cabaret artistique ; Bouillon KUB, Poudre KINETTOY
(Z qui nettoie), etc.. v. B 169.

b) Brièveté expressive.

La brièveté expressive est une variété de la substitution :
le signe qu'on attendrait est « suggéré » par un signe plus
court (représentant) ou par l'absence de signe (sous-entente).
Il est bon de rappeler ici qu'un procédé donné peut servir
souvent aux fins les plus diverses ; la sous-entente et la
représentation ne sont pas toujours au service du besoin
d'économie. Tout dépend de l'intention du parleur.

La sous-entente expressive s'attaque aux éléments linguistiques
les plus divers. A l'égard d'un ami que nous connaissons
bien, nous nous servons de la formule mécanique :
Bonjour cher ami, comment ça va ? Chose curieuse, s'il s'agit
269d'un ami plus intime, nous l'interpellerons, avec un ton de
bonhomie : Bonjour ami, comment va ? De même dans une
lettre familière : Alors votre santé ne veut donc pas aller de
l'avant, qu'y a-t-il ? pas grave, je l'espère…

Un type bien connu consiste à supprimer la fin d'une
phrase, en l'accompagnant d'une intonation montante caractéristique :
Il fait un vent… ! C'est d'un triste… ! Elle est
d'une politesse… !
Le soin de remplir la fin de la phrase est
laissé intentionnellement à l'entendeur : « vous n'avez pas
idée », « vous pouvez vous l'imaginer », « c'est inconcevable »,
etc.

Quand une personne montre un goût marqué pour une
certaine chose, etc., on lui dit : Toi et ton cinéma ! (sous-entendu :
tu nous ennuies, tu nous cramponnes, etc.), Toi
et ton tabac !
Vous et vos cartes ! (B 158). L'emploi expressif
et exclamatif de avec, qui est le pendant du coordinatif et
dans le domaine de la subordination, est parallèle : Avec
ton cinéma !
(sous-entendu : tu nous ennuies), Avec ton tabac !
Avec vos cartes !, etc.

La plupart des exclamations d'ailleurs supposent, pour
commencer, une sous-entente expressive (accompagnée naturellement
d'une intonation particulière) :

Tu parles (si j'étais content) !

Vous pensez (comme ça doit l'amuser) !

Et comment (qu'elle est rusée) !

J'comprends (que vous avez raison) !

Puisque je vous le dis (pourquoi le faites-vous pas ?) !

Si vous croyez que ça l'a changé (eh bien vous vous trompez) !

Si on allait se promener (qu'en dites-vous ?) !

Encore s'il n'avait fait que ça (je ne dirais rien) !

Si ça avait été permis, je ne dis pas (qu'on n'aurait pas dû) !

Quand vous m'aurez tout dit (je finirai par comprendre) !

La représentation expressive est un des procédés favoris
du langage familier et populaire. Les anaphoriques (le, la,
les, y, en), qui normalement servent à reprendre ou à anticiper
un terme placé dans la chaîne du discours, sont détournés
de leur usage habituel et chargés de « suggérer » des signes
logés dans la mémoire. L'imprécision dont s'accompagnent
ces cas de représentation est le plus souvent voulue ; très
souvent aussi elle est due à la haute fréquence d'emploi de
270ces procédés, qui finit par en faire de simples formules stéréotypées :
le mettre à qn. (avoir le dessus), la perdre (la tête),
se la rigoler, les mettre (se dépêcher), s'y veiller, en avoir
contre qn., etc..

c) Séquence expressive.

La séquence expressive est, elle aussi, une variété de
la substitution ; elle consiste, les valeurs sémantiques et les
catégories grammaticales restant les mêmes, à substituer à
la séquence normale attendue par la grammaire une séquence
imprévue : la suite des éléments placés sur la chaîne du
discours s'oppose à la suite des éléments logés dans la mémoire,
et c'est sur cette opposition, plus ou moins consciente,
que repose l'expressivité de la séquence. Le type syntagmatique
inédit frappe dans la mesure où il est associé au type
virtuel exigé par la norme grammaticale. C'est ce qu'on
appelle, au sens étroit, l'inversion, et dans un sens plus large,
la « dislocation » de la phrase ; mais il est bien entendu que
cette dislocation n'est pas un simple effet de l'affectivité
(rapport de cause à effet), mais un procédé destiné à satisfaire
le besoin d'expressivité (rapport de moyen à fin).

La phrase française normale est caractérisée par le fait
que le prédicat, l'objet (prédicat de relation), le circonstanciel
et l'adverbe se placent aussi régulièrement que possible après
le verbe. La phrase expressive, en français familier et populaire,
repose sur l'inversion du type de phrase normal :

Très chic, ce mariage-là ! Jolie, cette fleur !

Le lâche qu'il est ! Imbécile que je suis ! Fous que vous êtes !

Pas un seul mot qu'elle comprend !

Ma carte, je l'envoie à Pierre ! Sa grossièreté, je la connais ! Du
temps, est-ce que j'en ai !

Tard, très tard vous venez !

Ici qu'elle habite, ma cousine !

« Certaines phrases qui conviennent, à l'écriture, seraient
molles à entendre, elles ne marqueraient pas assez, elles
couleraient, avec trop de fluidité, on n'y ferait pas assez
attention… Et l'on est obligé de morceler son texte, de lui
faire subir des inversions de propositions, des déplacements
271de valeurs, afin de mieux appuyer sur tel ou tel tronçon de
la phrase, qui, plus que les autres, doit avoir de l'importance »
(B 156) :

Elle n'y a pas encore voyagé, ta cousine, en Afrique ! (Z Ta cousine
n'a pas encore voyagé en Afrique).

L'a-t-il jamais attrapé, le gendarme, son voleur ! (Z Le gendarme
a-t-il jamais attrapé son voleur ;.

Le chien, je l'ai vu, il le mordait à la jambe, le petit ! (Z J'ai vu
le chien mordre le petit à la jambe).

Jamais il n'aurait pu, cette femme-là, l'aimer comme la première !
(Z Il n'aurait jamais pu aimer cette femme-là comme la première).

L'inversion peut s'appuyer sur un représentant ou sur
des procédés analogues :

De tous nos faubourgs et des communes de banlieue, ils viendront

Hommes et Femmes (proclamation communiste).

Pour être honnête, ça il l'est ! (Z il est honnête).

C'est mon père qui l'a vu (Z Celui qui l'a vu est mon père).

C'est mon père que j'ai vu (Z Celui que j'ai vu est mon père).

D'une manière générale, c'est l'intonation, les anaphoriques
et le séparatif que — sorte de pause prononcée — qui
servent à opérer et à signaler l'inversion. Les petites phrases
en que c'est, qu'il y a, qu'il fait etc.. abondent dans la langue
parlée familière et populaire : Un seul qu'il y a ! Ce raffût
qu'ils font !
Une chic idée que c'est ! L'ennui que c'est d'avoir
pas d'argent !
Ce que c'est ? Du maïs que c'est ! — Le que se
rencontre même où il ne serait pas indispensable, devenant
alors de simple outil d'inversion qu'il était, un signaleur
expressif : Dans quel état qu'ils sont tous ! On ne pouvait
plus circuler tant qu'y avait du monde !

Note. — Il n'y a pas lieu de supposer une ellipse du verbe
être dans des phrases telles que : c'est une belle fleur que la rosé,
c'est un trésor que cet enfant-là, c'est un plaisir que de lui entendre
raconter des histoires
, etc. M. Nyrop analyse artificiellement : C'est
une belle fleur (ce) que (est) la rose (V § 23). En réalité, le que
est un simple signe d'inversion : la rosé est une belle fleur Z
(c')est une belle fleur (que) la rose.

Nous avons signalé ailleurs la création de la phrase
interrogative de type progressif, où la séquence est interchangeable
avec celle de la phrase déclarative : C'est qui qui
272est venu ? (= C'est Pierre qui est venu), Il t'a dit quoi ?
(= Il m'a dit ça), C'est le numéro combien ? (= C'est le numéro
tel et tel), etc. C'est par contraste avec ce type, qui
tend à devenir la norme, que les interrogations du type
régressif sont toutes plus ou moins expressives (surtout quand
elles sont pourvues de l'intonation voulue : voix câline,
bonhomie, etc.) :

Qui c'est qui est venu ?

Quoi qu'il t'a dit ?

Quel numéro que c'est ?

Pourquoi qu'il refuse ?

Quand qu'il est parti ?

qu'il habite ?

On remarquera ici encore la présence du séparatif que,
dans l'interrogative directe aussi bien que dans l'indirecte
(Dites-moi comment que ça va).

Les mêmes procédés d'inversion s'attaquent à la proposition
relative. A première vue, on pourrait croire que la
formule antécédent + relative soit le seul type de relatives
que possède le français. Il n'en est rien ; à côté de ce type
normal, le français possède un autre type, que nous appellerons
la relative expressive, où le déterminant précède : Le
grand philosophe
qu'a été Descartes est le vrai fondateur de
la science moderne. Dans cet exemple, le grand philosophe
détermine Descartes ; analyser qu'a été Descartes comme le
déterminant de le grand philosophe serait artificiel et faux.

La relative expressive doit son expressivité à un double
rapport. D'une part elle est l'inversion de la relative normale,
avec laquelle il suffit de la confronter pour s'apercevoir du
rôle que joue ici le renversement de la séquence comme procédé
expressif : Descartes, qui a été un grand philosophe, est
le vrai fondateur de la science moderne Z Le grand philosophe
qu'a été Descartes
est le vrai fondateur de la science moderne.
D'autre part, la relative expressive peut être interprétée
aussi comme la condensation de la phrase expressive
(prédicat + sujet) en un rapport de déterminant à déterminé :
Un grand philosophe qu'a été Descartes ! > Le grand philosophe
qu'a été Descartes
est le vrai fondateur de la science moderne.

Chose curieuse, ces relatives expressives, qu'aucune
273pause ne sépare du substantif auquel elles s'appliquent, ne
correspondent jamais, malgré les apparences, à la relative
déterminative (sans pause), mais toujours à la relative explicative
(précédée d'une pause) : Descartes (,) qui a été un grand
philosophe
… (Cela a des raisons dont la logique peut rendre
compte ; la relative déterminative condense toujours une
phrase hypothétique, et s'applique par conséquent à un
substantif virtuel : L'homme qui est un philosophe n'a pas
peur du sort = logiquement : Un homme, s'il est philosophe,
n'a pas peur du sort).

Les relatives expressives sont par excellence des produits
de la langue parlée. Il est aisé de constater avec quelle facilité
le français peut invertir la relative normale ou, ce qui
revient au même, peut condenser une phrase expressive
(prédicat + sujet) en une relative :

Le lâche que c'est n'a pas eu le courage de rester.

Le fripon qu'est cet enfant m'a de nouveau tout mis sens dessus
dessous.

Le tyran qu'est mon mari ne me permettra jamais ça.

Tu ne salues jamais personne, distrait que tu es !

Les relatives expressives se rencontrent également dans
la langue écrite : L'éminent homme d'Etat que fut Bismarck
a créé l'Allemagne impériale ; Connaissez-vous ce monde
flottant qu'est un navire ?
— Quelques grammairiens les attaquent :
« Il sera toujours inélégant et prétentieux d'écrire :
Le grand observateur qu'était Balzac… ; Le grand philosophe
que fut Kant…
 ; Il ne nous a pas regardé, distrait qu'il était ;
Il faut aimer ces idées, imprégnées qu'elles sont par ce pur
idéalisme… » (Albalat, Comment il ne faut pas écrire, 44).

L'inversion expressive n'intéresse pas seulement la
phrase indépendante et la relative ; on la rencontre aussi
dans le domaine de l'apposition, de l'adjectif, de l'adverbe, etc.

Soit le type un fripon d'enfant, mon bourreau de maître, etc.,
que Littré interprétait comme suit : « Le nom construit avec
de ne fait que déterminer le nom précédent, comme Paris
détermine ville (la ville de Paris) ; un fripon d'enfant, c'est
un fripon qui est un enfant ; mon bourreau de maître, c'est
mon bourreau qui est mon maître, et ainsi de suite. » (Dictionnaire,
274sous De). Il faut interpréter au contraire un fripon
d'enfant
comme un enfant qui est un fripon, mon bourreau
de maître
comme mon maître qui est un bourreau, etc. Un
indice de cette analyse, c'est que dans certains cas le genre
« fautif » non seulement ne détonne pas, mais encore s'impose :
Cette poison de fumée qui nous empeste de nouveau ! L'apposition
française, pour répondre au besoin d'expressivité, tend
à être préposée : un enfant fripon (arbitraire) Z un fripon
d'enfant
(expressif).

Ici comme ailleurs, la valeur arbitraire ou expressive
des éléments dépend d'un double rapport : de leur contraste
respectif, et de leur condensation à partir de la phrase. Ainsi
un fripon d'enfant est expressif non seulement parce qu'il
s'oppose à un enfant fripon, mais encore parce qu'il condense
une relative expressive, respectivement une phrase expressive
du type prédicat + sujet : Un fripon qu'est cet enfant ! > Le
fripon qu'est cet enfant
m'a tout démoli > Ce fripon d'enfant
m'a tout démoli.

On remarquera que le de n'est plus ici qu'un procédé de
différenciation. Il accompagne nécessairement le changement
de séquence, car l'absence de ce moyen supplémentaire
entraînerait presque automatiquement la transposition en
substantif + adjectif : *un fripon enfant. Il faut donc considérer
ce de comme un séparatif, parallèle au que : un fripon
d'enfant = un fripon que cet enfant !

Quant à la place mobile de l'adjectif, elle a été signalée
et décrite par la plupart des grammairiens et des linguistes.
Soit l'opposition des deux phrases : les courageux soldats ont
résisté
/ les soldats courageux ont résisté. Au point de vue
logique, l'adjectif postposé restreint l'extension du substantif,
il la divise en deux groupes : les courageux et les autres ;
l'adjectif préposé, plus ou moins expressif, ne différencie pas
l'extension du substantif, mais s'applique au contraire à
tous les sujets qui la composent. Au point de vue linguistique,
la valeur respective des deux adjectifs ressort, comme dans
les cas précédents, d'un double rapport : d'une part, contraste
réciproque, et d'autre part condensation à partir de
la phrase.275

En ces matières, il faut particulièrement se méfier du
« psychologisme » et s'en tenir au principe de l'arbitraire du
signe, qui veut qu'un signe ne soit significatif qu'en vertu
des rapports d'identité et de différence qu'il soutient avec
le reste du système. Or la séquence est un signe comme les
autres ; en soi, abstraction faite d'un état de langue donné,
la place de l'adjectif avant ou après son substantif ne prouve
rien quant à sa valeur expressive ou non-expressive. Ainsi
en allemand et en anglais, où l'adjectif est normalement
préposé, l'adjectif postposé est au contraire fortement expressif :
Sister dear ! ; Schurke verfluchter ! Sau Jude drecketer !, etc.
D'ailleurs le français même semble fournir quelques cas
particuliers où, l'adjectif normal étant préposé, c'est sa postposition
qui est expressive :

Veuillez me permettre cette liberté grande que je prends de m'adresser
à vous (APG).

En voulez-vous une preuve jolie ? (Vittoz 166).

Quand donc me laissera-t-on la paix avec toutes ces choses vilaines ?
(ib.).

La même remarque s'applique aux adverbes. A côté de
l'inversion expressive du type familier, ou littéraire (Lentement
sombra le navire), il arrive de rencontrer l'usage inverse,
là où l'adverbe usuel précède : « C'est souvent un moyen de
mettre l'adverbe en relief que de le mettre après le mot dont
il modifie le sens : … Vous êtes aimable infiniment. » (Martinon
II 486). Cf. Tu es maboule un peu !, etc.

Comme les combinaisons expressives se dégradent vite,
et tôt ou tard finissent par verser dans la langue arbitraire de
tout le monde, ces adjectifs et adverbes expressifs du type
postposé travaillent en dernière analyse en faveur de la
séquence progressive.

Citons, pour terminer, quelques exemples d'un type
qu'affectionne la langue écrite, mais qui a sa source dans le
parler :

Le public a du bon, qui sait encore vibrer de la sorte (Vittoz 166).

Il est peu probable que, d'ici longtemps, le vide soit comblé qu'il
laisse derrière lui (ib.).

Le nombre était grand des produits entre lesquels le fisc pouvait
choisir (Strohmeyer, 79).276

Le chiffre est effrayant des faits jadis considérés comme des vérités
établies et reconnus au bout du compte pour des erreurs
accréditées (ib.).

La relative, ou le complément de relation, sont ici projetés
derrière le prédicat qui, placé immédiatement après le sujet,
est en quelque sorte coincé entre deux. Cela montre une fois
de plus que ce n'est pas telle et telle position en soi qui est
expressive, mais l'opposition du normal et de l'inédit.

2) Procédés discursifs

a) Répétitions expressives.

La répétition assume une valeur plus ou moins expressive
dans toutes les langues. Elle peut symboliser l'activité
répétée, l'alternative, l'intensité, la progression, etc. Cf. comme
que comme
« dans les deux cas », kif-kif « pareil », coûte que
coûte
« absolument », du tac au tac, flafla, froufrou, daredare,
etc.

La répétition peut être « brisée », dans ce sens que le
langage expressif combine tantôt une alternance consonantique
avec une répétition de voyelles (se carapater ; pataphar
« copie », chez les journalistes ; raplapla « amolli, fatigué »,
ramedame « potin »), tantôt une alternance vocalique avec
une répétition de consonnes (papouille « caresse », tatouille
« raclée », farfouiller des papiers, ratatouille « soupe, bouillie »).

Dans beaucoup de cas aussi, l'alternance vocalique est
enchâssée dans un motif consonantique qui se répète : en
cinq secs
(que plus personne n'analyse « en cinq secondes »),
prendre ses cliques et ses claques, micmac, payer ou arriver
ric-rac (Plud'hun 50), et patati et patata, tic-tac, zigzag, pifpafpoum
etc.. On remarquera que dans ces séries, conformément
à la loi de M. Grammont (Onomatopées et mots
expressifs
), les voyelles ne se suivent pas d'après un ordre
quelconque, mais se conforment généralement à la séquence
i + a + u.

Le chiasme, ou répétition croisée, est la contre-partie,
dans la syntagmatique, de la répétition brisée (formule :
277a+b/b+a). Ce procédé s'emploie notamment dans la langue
écrite, pour rompre la monotonie qui résulterait de l'emploi
répété des mêmes types séquentiels (Robert 180-5) :

Sujet banal de banale poésie.

Cet acte est en même temps une sublime opposition et un raccourci
sublime.

Le partage éternel de l'homme et l'éternel combat que l'ange et
la bête se livrent en lui.

Au scandale public, il faut la publique humiliation.

Les pensées sont légères, et légers sont les rythmes.

Une nation contente de soi est une nation forte ; c'est aussi une
heureuse nation.

Passer sa vie à toujours chercher, désirer toujours.

De longues heures, tristes parfois, et parfois enchantées.

Mais le chiasme n'appartient pas exclusivement à la
langue écrite. Il apparaît dans les chansons populaires (Mon
ami Robin
, Robin mon ami), il accompagne le clairon qui
annonce le repas des officiers (La soupe aux choux se fait
dans la marmite
, Dans la marmite se fait la soupe aux choux :
Nyrop V § 2, p. 431), il sert à insister : Je veux partir, partir
que je veux !
, Il est stupide, et stupide tout ce qu'il fait !, etc.

Souvent, la répétition s'accompagne d'un contraste
de catégories grammaticales, et la rhétorique a affublé ces
combinaisons de désignations multiples (figura etymologica,
copulatio, etc.), sur lesquelles on nous dispensera d'insister.
Un cas fréquent est celui où un substantif est répété sous la
forme d'un adjectif (Le saut redresse les jambes en une raideur
rigide
, Goncourt : D'Harvé PB § 487 ; un mulâtre au
nez épaté et aux lèvres lippues, A. France : id. § 490) ou
d'un participe (Robert 142 sv) :

Un Parisien parisiennant, un Flamand flamingant, un Breton
bretonnant, etc.

Un bourgeois bourgeoisant.

Il fut un temps où la terre française a appartenu presque tout
entière aux laboureurs labourants.

J'étais un enfant très enfant, un getit garçon garçonnant, un
petit animal vif et joyeux (A. France).

Des chaussures inégalables en chaussant ; Les coiffures luttaient
d'élégance et de coiffant (réclames).

La répétition d'un même terme qui figure d'abord comme
sujet, ensuite comme prédicat, est un procédé analogue : La
278vie c'est la vie
, Les enfants sont les enfants, Les affaires sont
les affaires
, Un père est toujours un père (cf. all. Wer weiss
der weiss
, Wer hat der hat, etc.). En réalité, ce procédé se
double d'une figure sémantique ; l'emploi prédicatif transfigure
en même temps le substantif dans le domaine de la
qualité : Un père est toujours un père « paternel », Les affaires
sont les affaires
« dures, impitoyables », etc.

Conventionalisation. — Selcn les langues, la répétition
peut devenir un procédé plus ou moins conventionnel, servant
régulièrement à l'expression d'une catégorie grammaticale déterminée,
et perdre ainsi en partie ou totalement sa valeur expressive.
Tel est le cas pour les langues qui expriment régulièrement par
ce procédé le superlatif absolu, le pluriel, le parfait, etc.

b) Allongements expressifs.

La répétition, dans le domaine des syllabes et des groupes
de syllabes, et l'allongement, dans le domaine des seuls phonèmes
(voyelles ou consonnes), sont des procédés parallèles.

L'emploi expressif de l'allongement vocalique est bien
connu : C'est loin… !, C'est grand… !, C'est immense… ! ; Allons
donc
 ! (dans les dénégations), etc. Quant à l'allongement
expressif des consonnes, c'est proprement ce qu'on appelle
la gémination. Cette dernière est définie par le fait que la
limite de syllabe, placée avant ou après la consonne, se trouve
déplacée et vient porter sur l'intérieur de la consonne, dont
la tenue se prolonge ipso facto.

Il est intéressant de constater le rapport de mutuelle
dépendance qui lie l'accentuation et la gémination expressives :

Viens voir, j'te dis c'est ép-patant !

Il fait un temps, c'est ép-pouvantable !

Des procédés comme ça, c'est honteux, c'est d-dégoûtant !
(observez le changement de timbre : dè > dé).

Ah les m-misérables ! les b-bandits ! les s-sauvages !

Il est t-toujours là à m'em-m… !

Tu es emb-bêtantl

Il faut remarquer que la gémination expressive ne se produit
pas seulement avant l'accent, mais encore après : « Un grand
279nombre de Parisiens […] font sonner certaines consonnes
doubles. Cela se produit notamment lorsqu'ils placent l'accent
tonique juste avant cette consonne double : L'ad-dition !
(dans les restaurants), C'est af-folant !, At-tention ! » (B 47).
Cf. ces autres exemples, qu'il nous est arrivé d'entendre :

Un im-mense édifice !

Un il-lustre savant !

Un em-minent politicien !

Evidem-ment, il ne fallait pas faire ça, mais que voulez-vous !

Viens voir, j'te dis c'est ep-patant !

A mon avis, il est tot-talement fou !

La gémination expressive, et sa liaison avec l'accent
expressif, est un fait propre à tous les idiomes ; dans toutes les
langues aussi, ce sont les mêmes types de mots qui sont susceptibles
d'être atteints par la gémination. Elle a été signalée par
exemple en latin : tutustottus, etc. (Meillet, Esquisse d'une histoire
de la langue latine
, 166-9). Mais il y aurait intérêt à étudier
ces faits en premier lieu sur les langues vivantes avant de les chercher
dans les idiomes morts. Pour l'italien, v. Spitzer, Ital.
Umgangssprache
, passim (ebbene, suvvia, magariddio, sissignore,
etc.). En sémitique, la gémination sert normalement à exprimer
la catégorie grammaticale de l'intensif. Pour le japonais, cf. ces
exemples : mina > min-na (tous), bakari > bak-kari (seulement),
amari > am-mari (trop), etc.

c) Combinaisons expressives.

Parmi les rencontres expressives qui ne relèvent pas de
la répétition, citons surtout le choc de i + -ouille :

Bistouille (alcool, B).

Citrouille.

Gribouiller.

Pinouiller (courir les femmes, B).

Trifouiller (tripoter, rosser).

Zigouiller (tuer).

et de a + -ouille :

Arsouille (voyou).

Bafouiller (bredouiller).

Barbouiller.

Cafouiller (s'emmêler : t. sportif).

Chatouiller.280

Ecrabouiller.

Gadrouiller (barboter, Plud'hun 25, Wissler 813).

Gafouiller (salir, Wissler 813).

Grafouiller (gratter).

Panouille (imbécile, rustre).

Patouille (petite caresse).

Tafouilleux (chiflonnier).

Tripatouiller (tripoter, modifier contre gré).

Vadrouiller (excursionner).

Une autre série de termes expressifs repose sur la combinaison
d'une voyelle nasale avec une gutturale sonore (-ingue,
etc.), sans qu'il soit possible de démêler avec précision les
différents cas :

Bastringue (bal de guinguette).

Bizingue (bizarre).

Bourlinguer (être balloté, trimer, B),

Etre dans les brindezingues (ivre).

Une grande bringue (femme).

Chelinguer (puer).

Débringuer (déchirer).

Etre, tomber dans la déglingue (misère), déglinguer.

Dingo (maboule).

Drelinguer (flâner, perdre son temps, B).

Flingot (fusil).

Fringue (habit, B).

Louftingue (maboule).

Ribouldingue (fête, noce).

C'est une loi que dans toutes les langues le phonème
rare, et surtout les phonèmes employés rarement dans une
position ou une combinaison données, se prêtent d'autant
plus, en vertu de leur aspect inédit, aux créations expressives.
Cette loi n'est d'ailleurs qu'une variété de la loi plus
générale que nous avons indiquée, dès l'introduction de ce
chapitre : la loi de l'expressivité par l'inédit.

Ainsi, si l'on fait abstraction de quelques exceptions
(chemin, cheval, etc.), le groupe initial š + consonne est exclu
de la phonologie traditionnelle du français ; or ce sont précisément
ces combinaisons qui, en français avancé, fournissent
quelques-uns des termes les plus expressifs :

Chebèbe (beau, admirable).

Chelague (coups ; emprunt à l'all.), Chelasse (soûl, ivre), Chelemme
(à l'origine t. de jeu, auj. : ruiné, etc.), Chelinguer, Chelipoter
(puer).281

Chenique (alcool), Chenoque (imbécile, nigaud), Chenu (riche,
beau, supérieur), Chenasse (fm. mauvaise figure), Chenailler
(engu…, emm…).

Chepile (beau, réussi), Chepiler (réussir), Faire du chepromme
(tapage) Faire du cheproute (id.).

Monter un chetosse (mystification), Chetouille (maladie vénér.),
Chetouille (misère).

Ajoutons un cas particulièrement intéressant, qui vient
confirmer la loi de l'inédit. La consonne ñ, qui n'est pas
expressive par elle-même (cf. agneau, peigne, oignon, etc.),
donne en français des mots d'autant plus expressifs que la
langue traditionnelle ne connaît guère le ñ initial (à l'exception
de nièce, et de nielle, t. spécial) :

Gnaf (imbécile).

Gnafron (glouton, Guignol lyonnais).

Gnangnan (mou, paresseux, niais) ; gnagnard (id.).

Mon gnasse, ton gnasse, etc.. (moi, toi, etc… B).

Gnauque (chipie, malicieuse : Plud'hun 43).

Faire gniâce « caresser » (Wissler 835) ; Il ne connaissait des hommes
que leur caresse et que leur baiser. La vie lui faisait gniâce (Monnier,
Livre de Biaise, 21).

Gnognot (niais) ; gnognotte (niaiserie, camelote).

Gnole (eau-de-vie) ; Qu'est-ce qui vous a pris, de vous sauver,
espèces de gnolles (nigauds).

Gnon (coup, horion).

Gnouf (Martinon I 283).

Gnarguer (prononciation populaire et expressive de narguer) :
On rentrait un soir avec ma fillette, alors ces deux particuliers
nous ont suivis en nous gnarguant (Tribunal de police,
G.) ; Il n'y a pas de plus mal élevée que la petite B., car c'est
sa mère la concierge qui l'élève et qui lui a appris à faire
les cornes, à faire la nique, à gnarguer les locataires, à leur
tirer la langue (ib.).

L'expressivité de niais et de ses dérivés semble liée au même
procédé.

Il en est de l'hiatus comme de la répétition. Nous avons
vu ailleurs combien l'hiatus fortuit et la répétition fortuite sont
combattus par le français avancé (quelquefois au prix d'incorrections
graves) ; mais autant le français spontané bannit l'hiatus
et la répétition quand ils sont accidentels, autant il aime
à les utiliser comme procédés expressifs. Le français possède
une série de termes (d'ailleurs corrects pour la plupart) dont
l'expressivité plus ou moins forte repose en partie sur l'hiatus :282

Ahuri, Béant, Béat, Brouhaha, Cahin-caha, Cahot(er), Chahut,
Chaos, Cohue, Ebahi, Ebloui, Ehonté, Frio, Huer, huée, Inouï,
Ma-ouss « gros, important » (B), Naïf, Tohu-bohu.

Dans ces exemples, l'hiatus, abstraction faite naturellement
de tout autre procédé pouvant se combiner avec lui (ex. tohubohu
= répétition brisée ; éblouï, inouï, etc. = participes
figurés ; frio = emprunt expressif à une autre couche sociale),
est surtout expressif en vertu de sa valeur d'onomatopée.
Il fait jaillir une sensation de rupture phonique, et cette impression
sensorielle, plus ou moins désagréable si elle était fortuite,
est associée ici à une impression de rupture sémantique
(étonnement dans la sensation, le sentiment ou la pensée).

C) Emprunts expressifs

Un signe peut être expressif en ce qu'il évoque, par
contraste avec le langage du milieu auquel appartient le
parleur, un milieu socialement ou nationalement étranger.
Ainsi, pourquoi un mot tel que l'allemand ersatz, transplanté
dans un contexte français, a-t-il une valeur expressive ? Il
frappe parce qu'il évoque d'une manière spéciale, péjorative
depuis la guerre, le monde de la chimie allemande, des doktors
à lunettes, distillateurs d'aliments frelatés etc..

Nous atteignons là un nouvel aspect de l'opposition
entre transposition pure et transposition expressive. Selon
l'intention que le parleur y met, un emprunt peut être une
simple transposition de langue à langue, ou au contraire il
devra, en vertu du contraste des deux milieux associés l'un
à l'autre, frapper plus ou moins fortement le sentiment et
l'imagination de l'entendeur.

Là encore, il est important de bien distinguer entre affectivité
et expressivité, c.à.d. entre évocation fortuite et évocation
voulue. Dans le premier cas, l'évocation n'est qu'un
processus accidentel, indépendant du parleur ou même contraire
à son intention. La plupart des exemples d'effets par
évocation de milieux que l'on donne généralement appartiennent
à cette première catégorie (prononciation des étrangers,
283emploi des locutions d'argot, des termes techniques,
effets provoqués par la langue administrative et la langue
judiciaire, etc.). Dans le second cas, l'évocation est due au
contraire à un procédé, elle est destinée à être éveillée chez
l'entendeur ; seul ce dernier cas nous intéresse.

1) Déplacement dans l'espace

Les variétés du procédé sont si nombreuses qu'on
n'essayera guère ici que d'en donner une idée approximative.
La majorité de ces emprunts expressifs semble aujourd'hui
résider dans les anglicismes :

Les plaisirs du home.

Footing, camping, touring, etc.

Un des bals les plus réussis de la season (Vittoz 45),

Efficience (titre de livre).

Lavatory (enseignes de coiffeurs).

Baby (prononcé babi, Martinon I 43).

Cinéma Novelty.

Inutile de s'appesantir sur tous ces faits si connus, tous
chargés d'évoquer d'une manière ou de l'autre (prestige,
admiration sportive, moquerie, etc.) les divers aspects du
monde anglo-saxon. Il faut citer à part, cependant, ce qu'on
pourrait appeler les cas de « séquence anglaise » :

Modern-Bibliothèque, Modern-Cinéma, Modern-Hôtel, Modern-Style,
etc.

Elysée-Palace Hôtel, Pont-Royal Hôtel, Pont-Royal Restaurant, etc.

Montparnasse-Cinéma.

Bastill'car (autobus pour les champs de course, Boulenger et Thérive,
Soirées du Grammaire-Club, 92).

American glaçag' (ib.).

L'emprunt peut être lié à des faits graphiques. Il y a
une graphie expressive par emprunt ; il s'agit notamment de
l'y (City-Hôtel, Normandy-Hôtel ; Table Moderny, Appareil
Economy
, etc.), du c final (Adriatic Hôtel, Majestic Hôtel ;
massage hygiénic, électric, B 166) et de l' s « saxon » : Orléan's
Marché
(Boulenger et Thérive, ib.), Chez Maxim's, Orchestre
Bernard's
, etc.

Quant au k, il est destiné à caricaturer la kulture germanique
284et tout ce qui s'y rattache : kolossal, kamelote, délikatesse,
inkoncevable, etc.

On voit par là même que les mobiles qui dictent ces
procédés d'évocation peuvent être très divers : prestige et
snobisme d'un côté, dénigrement et haine de l'autre.

L'emprunt intersocial s'effectue dars deux directions
opposées. Dans un cas, la « langue inférieure » emprunte à
la « langue supérieure » des termes plus ou moins savants ou
littéraires, auxquels elle confère ainsi, par évocation de milieu,
un import spécial. C'est ce qu'on peut appeler avec M. Bauche
le « style noble » :

Dame (femme « épouse »), Demoiselle (fille), Potage (soupe).
Immeuble (maison), Décéder (mourir), Collaborateur (employé),
etc… v. B 151 sv.

J'ai dressé procès-verbal à cet homme dont auquel j'ai l'honneur
de vous causer ; Cette personne dont auquel la supérieure m'a
dit d'aller la voir (B 104).

Nocif (nuisible), Toxique (poison, adj.), Dyspeptique (malade de
l'estomac), Spécimen (échantillon), Coryza (rhume de cerveau),
Céphalgie (mal de tête), Esthétique (beau).

Je vais à la mairie et j'explique mon cas pour la n ième fois ;
Voilà n fois que je vous ai expliqué ça !

Donne m'en epsilon, J'en prendrai à dose infinitésimale, L'erreur
est de l'ordre du millionième (Brunot PL 133).

« Ce plat, dit-il en terminant, exige une très lente coction… »
Cuisson lui semblait trop vulgaire (cuisinier : Boulenger et
Thérive, 9).

Il faut tenir compte de la psychologie des gens. — C'est que tu ne
connais pas encore la psychologie de ces gens-là ! (mentalité,
caractère).

Cela gâte le style (cliché de tapissier-décorateur, etc.).

Dans le même ordre de faits, on peut signaler l'emploi
expressif (plaisant ou affecté) que fait du passé simple la
langue parlée familière. On peut dire, en sortant de table ou
d'une réunion : Ce fut bon ! Ce fut intéressant !, etc. Cet emploi
est expressif dans la mesure même où le passé simple est sorti
de la langue parlée et n'appartient plus qu'au langage écrit.

Il arrive de même que la langue parlée relevée et la
langue écrite cursive empruntent à la langue littéraire un
certain nombre d'inversions dont la correction est souvent
douteuse, mais qui comportent un effet expressif indéniable.
285Chez les grammairiens, ces inversions pseudo-littéraires font
partie du chapitre des « fausses élégances » :

Aussi étourdi soit-il ; Soit-il un grand homme (Martinon II VIII n).

Si grand soit-il, Si solidement fût-il établi (id. 270).

Il faut lui pardonner, soit-il beaucoup plus coupable ; Dans une
situation donnée, la plus agréable soit-elle (id. 367 n).

Si étourdi soit-il, Si hardiment marchent-ils !, le plus étourdi
soit-il (id. 419 n).

Nous vous serions bien reconnaissant ainsi que notre enfant si
vous aviez le bonheur de nous faire savoir de ses nouvelles
aussi mauvaises peuvent-elles être nous les accepterons avec
résignation (APG).

Mais souvent n'opère-t-on pas avec beaucoup de précision (Foulet,
Romania, 52, 147 sv).

Dès lors ne serait-il plus à la merci d'une rupture de ses communications
et trouverait-il… (ib.).

Déjà apercevait-il nettement la manœuvre à laquelle L. s'exposait
(ib.)

Quel bibliophile, en sa cachette, ne conserve-t-il pas… (ib.).

Et qui sait si un jour la géométrie non-euclidienne ne sera-t-elle
pas
aussi utile que l'autre l'a été (ib.).

Quand bien même nos hypothèses seraient-elles tout à fait fausses
(ib.), Une richesse dont on ne peut qu'être fier, quand même
serait-elle minime (ib.).

C'est pourquoi l'illustre Pasteur a-t-il pu écrire… (ib.).

Notre jeunesse a peut-être un penchant excessif à s'imaginer que
le français ne s'apprend pas, que, parce qu'elle en a l'usage
journalier, elle en connaît les finesses et les secrets. Parfois
même va-t-elle plus loin, et il y a… (Alb. Sarraut : Joran, p. 4).

Ces exemples montrent que l'emprunt, pour être expressif,
ne doit pas nécessairement être exact ; il s'agit avant tout
d'une impression à donner.

Inversement, la « langue supérieure » peut emprunter
à la « langue inférieure ». Tel est le cas, par exemple, lorsqu'on
dit d'une exposition, d'une fête, etc. : C'est bon pour le populo,
ou lorsqu'on adopte, dans un but plaisant, la prononciation
d'une certaine couche du peuple (« accent voyou ») : C'est
poure rien, Pour qu'on souèye frais le lendemain, Les affaires
qu'on envouèye, De Montmèrtre à Montpèrno etc..

Citons pour terminer un cas d'ordre un peu plus spécial :
l'emprunt expressif de termes appartenant au langage des
enfants, des nourrices, des vieillards. On imite volontairement
286les solécismes et les déformations du langage enfantin : Disez
bojou à son père
(B 76 n) ; Allons, allons, faisez pas le méchant,
ouvrez vite la tibouche !, etc. Appartient ici également l'imitation
si répandue des procédés de répétition et de réduplication
qui caractérisent le langage enfantin : chienchien,
quiqui, bébête, pépère, fanfan, etc.

2) Recul dans le temps (archaïsme)

Quand l'emprunt est fait au propre passé de la langue,
l'évocation jaillit non plus par déplacement dans l'espace,
mais par décalage dans le temps : c'est l'archaïsme expressif.
Les deux procédés — déplacement dans l'espace et recul dans
le passé — répondent parallèlement au même besoin. Seulement,
l'archaïsme exigeant une certaine connaissance de
la langue d'autrefois, ce dernier procédé est utilisé de préférence
par la langue écrite et notamment par la langue littéraire.

La variété la moins artificielle du phénomène est l'archaïsme
plaisant :

Battre sa coulpe.

Devant une nombreuse assemblée qui semblait s'esbaudir considérablement
à ce spectacle (jx).

Au fond des pays estranges ou notre fantaisie nous entraîne.

Ma démarche n'a pas eu l'heur de lui plaire (ici le sens de heur
est rattaché analogiquement à honneur).

Hostellerie rustique (réclame).

Grand directeur des bibliothèques et grand destructeur d'icelles.

Un mari idoine.

L'ire d'un abbé vertueux.

Un mien ami.

Après moult recommandations, elle m'a laissé partir.

Occire un chat.

Vous croyez que c'est fini, oyez plutôt la suite.

Je l'ai rencontré avec une sienne petite connaissance.

Une amitié longue et souventes fois éprouvée.

Cf. les noms propres : Jehan, Jehanne, Magdelaine (auteurs),
Johannès D. (éditeur).

Le latinisme expressif est de même essence que l'archaïsme
proprement dit : Une fleur gracile, les cogitations de
l'esprit, sa haute sapience, etc.

Enfin, comme nous l'avons déjà vu pour l'emprunt dans
287l'espace, il n'est pas nécessaire que l'archaïsme, pour développer
son effet d'évocation, soit absolument exact ; il suffit
qu'il soit conçu comme archaïsme. Et de fait, certains archaïsmes
qui passent pour des incorrections, figurent parmi les
procédés les plus expressifs de la langue écrite. Tel est le cas
de ès (« dans les ») employé avec le singulier :

Plus d'un maître ès langue latine (Maxime Du Camp).

Au parfait Magicien ès langue française (Ire dédicace des Fleurs
du Mal
).

Bachelière ès charité (roman, Vincent 70).

Robespierre, son maître ès jacobinisme (jx).

Savant ès droit, Docteur ès poker (Martinon II 40).

Maître ès science (Lancelot 21. 7. 28).

Les grammairiens signalent « la substitution pédantesque
de en le à dans : Et la cloche du soir appelle en le vallon ; ce
n'est point un archaïsme, comme on le croit, c'est une sottise ;
jamais, même au moyen âge, cela n'a été français. » (Stapfer
214). Le fait montre une fois de plus que l'emprunt, spatial
ou temporel, ne demande pas à être correct pour dégager
son effet expressif ; en le, qui n'appartient pas à la langue du
passé, est conçu comme tel :

En le désespoir, en les terreurs où cette mort l'avait plongé (Martinon
II 578).

Tant qu'il conservera une lueur d'espoir en la loyauté de l'Angleterre
(K. Rolland, Gandhi) ; Mais il ne doute point, il croit
en l'Inde (ib.), Sa foi en le Mahatma (ib.).

En le clair-obscur des jardins, En le silence des forêts, En le jardin
embaumé de roses, etc.

La souffrance du prisonnier, le parti pris loyal et franc de la guerre,
la volonté farouche d'intelligence se fondent ici en le métal
dur d'un glaive de l'esprit (A. Thibaudet).

L'archaïsme expressif comporte diverses autres variétés
encore. Ainsi, il existe une syntaxe archaïque, par exemple
le « style Brunetière » :

C'est une chose que je pensais qui lui ferait plaisir.

Les écrivains qu'il faut avouer qui sont les plus médiocres.

De la sorte, nous encourrons peut-être le reproche d'écrire le
français comme une langue morte, que je consens qui est en
partie justifié (Boulenger et Thérive, Soirées, 110, texte).

L'emploi simultané de plusieurs adjectifs épithètes, que je crois
bien qui est en partie interdit par notre plus jeune collègue
(ib. 258).288

ou l'inversion archaïque :

Je me hâtais de les aller voir, Je les voulais interroger (Albalat,
Comment il ne faut pas écrire, 131) ; Il ne faut pas se connaître
aux délices pour les désirer séparer de l'anxiété (Valéry).

Patientons donc et l'attendons (Boulenger et Thérive, 264, texte) ;
Une génération dont M. Jérôme pourrait être le témoin, et
dont en tout cas je le prétends être (ib. 159).

Il ne pouvait deviner dans quelle partie du jardin se pouvait
trouver en ce moment le comte (Albalat, 131) ; Il se voulait
moquer de lui (ib.).

Heureux et triomphant de ne le craindre plus, Il dut se faire violence
pour n'interrompre pas son discours, Il s'était promis de
ne répondre pas à ses provocations (id. 132).

Si nos ancêtres grecs ne se sont pas trompés quand ils ont confondu
la beauté, voire la vertu avec la mesure, Sophocle
est la même vertu et la même beauté (A. Hermant, Nouvel
Anacharsis
).

une sémantique archaïque :

Un style lyrique et nombreux, une phrase nombreuse (figure empruntée
au latin : « harmonieux »).

Un livre sans malice (« sans méchanceté » : Thérive FLM 69).

Ce que je reproche plus aux nombreux, ainsi que Platon mon
maître les appelle, c'est leur prétention extravagante au privilège
de la sensibilité (A. Hermant, Art d'écrire, 70, texte ;
« le plus »).

M. Cassignol avait montré jusqu'en l'extrême vieillesse une sévère
propreté dans ses habits (« décence sans luxe » ; A. France :
Stapfer, 193).

Et voila comment les langues s'énervent, par l'abus des superlatifs
ou des expressions outrées (Lancelot 7. 1. 28, texte).

et même une graphie archaïque :

Une loy, Une foy, Un roy.

Les camelots du Roy ; Papier du Roy (réclame).

Pierre Louÿs (l'y et le tréma sont une innovation de l'écrivain,
v. Valéry, Réponses, 32).

Axël (œuvre posthume de Villiers de l'Isle-Adam).

L'emprunt expressif, par déplacement dans l'espace ou
dans le temps, n'appartient pas exclusivement à la sphère
du langage ; c'est un des procédés de l'art en général. Les
objets d'art peuvent avoir, indépendamment de leur valeur
propre, une valeur expressive par évocation : exotisme ou
antiquité.289

En résumé, le procédé essentiel par lequel le besoin
d'expressivité en arrive à ses fins est le jeu avec la norme
sémantique ou formelle exigée par la logique ou la grammaire.
En même temps, la grande tendance de l'expressivité est
de retourner, inconsciemment et à des degrés infiniment divers,
aux procédés primitifs du langage ; elle remplace les signes
arbitraires par des symboles plus ou moins motivés, présentant
un rudiment de lien naturel entre le signe et la signification.
Dans l'ensemble, le besoin d'expressivité travaille
donc contre la mobilité du signe par rapport à la signification,
et partant contre le besoin d'interchangeabilité.290

Conditionnement social
des besoins

Nous avons constaté dans ce livre l'existence d'un
certain nombre de besoins qui sont la raison d'être du langage,
qui par leurs actions sur lui et par leurs réactions réciproques
le créent et le recréent sans cesse et font de l' « origine du
langage » une réalité pour ainsi dire permanente. Signaler
l'existence de ces besoins, dresser leur liste, en faire le classement,
examiner leur interaction (alliances et conflits),
rechercher à l'aide de quels procédés ils se réalisent, telles
sont les tâches de la linguistique fonctionnelle.

Aller plus avant et se demander d'où viennent ces besoins
et dans quelles conditions et pour quelles causes ils peuvent,
d'un idiome à l'autre ou d'une époque à l'autre de la même
langue, varier dans leur dosage, c'est aborder les problèmes
de la linguistique externe.

Avant de terminer, nous jetterons un coup d'œil sur
les rapports de la linguistique fonctionnelle avec la sociologie.
Si les besoins que nous avons appelés les « constantes » du
langage varient néanmoins dans une certaine mesure d'une
langue à l'autre ou d'une époque à l'autre du même idiome,
cette variation a lieu en fonction de l'état social des collectivités
qui emploient les langues.

« Le seul élément variable auquel on puisse recourir
pour rendre compte du changement linguistique est le changement
social dont les variations du langage ne sont que les
conséquences parfois immédiates et directes, et le plus souvent
291médiates et indirectes. » (Meillet, Lingu. historique et Lingu.
générale
, 17). La société agit sur le langage principalement
par la manière dont elle détermine le dosage des besoins linguistiques,
— d'une langue, d'une classe sociale ou d'une
époque à l'autre.

Le facteur essentiel semble être la plus ou moins grande
étendue spatiale (milieux étroits ou étendus) et sociale (milieux
fermés ou ouverts). C'est en somme ce que F. de Saussure
appelait l'opposition entre l'esprit de clocher et la force
d'intercourse (CLG 288 sv).

On remarquera, dans les langues de petite communication
— civilisations anciennes (peuples de langue indo-européenne),
sociétés inférieures (sauvages), milieux professionnels, sectes,
etc. — le rôle énorme joué par le besoin de différenciation et
le conformisme : pullulement des différences lexicales, rareté
des termes génériques, surabondance et complication des
catégories grammaticales, etc. Les langues de grande communication,
employées par les civilisations que caractérise la
force d'intercourse (Chinois, Européens modernes), manifestent
au contraire une tendance très forte à l'économie
(brièveté et invariabilité) : appauvrissement graduel du
lexique et extension parallèle de l'emploi des signes, nombre
plus restreint et simplification des catégories grammaticales,
interchangeabilité des pièces du système, monosyllabisme,
etc.

Rien n'est plus remarquable que le langage pour montrer
cette opposition, que l'on constate également dans les autres
institutions sociales.292