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Frei, Henri. Grammaire des fautes – T02

A mon lecteur

Cher lecteur,

Le titre de ce livre doit vous surprendre. « Comment ?
Prétendre faire de la grammaire avec ce qui en est la négation ! »
C'est que la plupart des gens, considérant communément
les fautes soit comme des faits sans intérêt, dus à la
négligence ou au hasard, soit comme des symptômes critiques
annonçant le déclin de la langue, croient pouvoir juger des
incorrections de langage sans être initiés à la linguistique.

Comme l'a dit si bien votre maître « Lancelot » : « La grammaire,
qui n'a rien à voir avec la raison pure, ressemble en
deux points à la géométrie qui n'est que raison. Des gens fort
sains d'esprit et à qui le bon sens a été partagé, qui ont fait
leurs études, voire leurs humanités, demeurent entièrement
fermés à la grammaire, de même que certaines intelligences
supérieures aux mathématiques ; et d'autre part les premiers
venus se flattent de s'entendre à l'une ainsi qu'aux autres… »
(Figaro, 19. II. 27).

L'attitude des puristes est impérative : ce qui les intéresse
n'est pas ce qui est mais ce qui doit être ; et empirique : des
jugements de valeur portés sur de petits faits particuliers enfilés
bout à bout, sans principe d'ensemble qui les relie. Après avoir
entendu tant de fois leurs doléances sur ce qu'ils appellent la
crise du français, vous vous familiariserez cette fois-ci avec
le point de vue du linguiste. Adoptant l'état d'esprit de l'observateur
qui se refuse à corriger ce qui est, je me suis penché sur
la vie des signes avec le seul souci de l'objectivité, pour rechercher
en quoi les fautes sont conditionnées par le fonctionnement
du langage et comment elles le reflètent ; car il est bien improbable,
ami lecteur, que vous fassiez des fautes pour le simple
plaisir d'être incorrect.9

Bien entendu, si je me suis appliqué à recueillir, sans
les condamner, les façons de parler les plus spontanées et par
suite les plus barbares, ce n'est pas davantage pour vous les présenter
comme des modèles à imiter : le linguiste qui observe un
état de langue se met sur un autre plan que le puriste qui prétend,
à tort ou à raison, agir sur les faits.

Ces matériaux m'ont obligé à regarder sous un jour nouveau
des problèmes rebattus, et aussi à en soulever quelques
autres. Considérant les écarts de langue à langue comme des
différences plutôt de dosage que de nature, j'ai été amené, contrairement
aux tentatives entreprises jusqu'à présent pour dégager
les caractères distinctifs de telle ou telle langue, à vous
proposer une méthode applicable à l'étude de n'importe quelle
langue. La linguistique générale n'est pas une science théorique,
sorte de « philosophie » qui se superposerait à l'étude des langues
particulières, mais tout problème de détail que pose une langue
donnée demande à être abordé sous l'angle général.

Bien que le langage constitue l'institution sociale par
excellence, son étude scientifique n'est guère sortie jusqu'à ce
jour du cercle étroit des professionnels. J'aimerais contribuer,
par ma façon de regarder et de formuler les problèmes, à vous
rendre moins rébarbatives des matières dont la tradition a su
faire une des plus tristes disciplines. Et comme je serais
heureux si mon livre, pauvre lecteur lassé des rabâchages de la
grammaire traditionnelle, réussissait à vous communiquer un
peu de cet intérêt et de cette sympathie que réclame l'étude
intelligente des choses du langage !

Cher lecteur ! Ne vous effrayez pas si dans ce livre, qui est
le résultat d'études conduites par grandes masses de fiches,
j'ai réservé une part aussi large aux exemples (les listes en
petits caractères intercalées dans le texte remplacent les notes
au bas des pages). La linguistique d'aujourd'hui tend à substituer
à la science du renfermé la vue directe de la vie, et une
simple liste de faits sélectionnés prouve souvent mieux que de
longs développements théoriques. Au reste, ouvrez l'œil et l'oreille
10au langage qui s'écrit et se parle quotidiennement autour de
vous : il forme le bain de vie de ce livre.

La terminologie linguistique, dans tous les pays, est en
pleine anarchie. Pour éviter les malentendus, j'ai incorporé
à l'Index de cet ouvrage la définition des principaux termes
techniques : vous vous y reporterez, à toute difficulté rencontrée
en cours de route.

L'Index remplace en outre les renvois d'un passage du
livre à l'autre. Quand un même fait ou une même théorie sont
considérés à diverses reprises à des points de vue différents, il
n'est pas établi de renvois, mais l'Index vous permettra de
consulter les passages respectifs ; de la sorte, les faits et les
théories, en se recoupant, vous donneront une idée plus souple
des phénomènes.

Pour rendre l'exposé plus clair et en même temps plus
commode, je n'ai pas craint de recourir à un certain nombre de
symboles, en m'inspirant des sciences exactes, « sur le modèle
desquelles l'avenir saura construire un langage pour l'intellect »
(Paul Valéry) :

Passage statique (= Changement) :
passe à | >
à partir de | <

Passage historique (= Evolution) :
est devenu | →
tire son origine de | ←

Actions analogiques | ×

Equivoques (homophonie, bisémie) | > <

Différenciation, variabilité, contrarité | /

Invariabilité, interchangeabilité | =

Conversion, inversion, substitution
(à la place de, au lieu de, pour…), figures | Z

Signe d'interlocution, marquant le passage
du discours d'un interlocuteur à l'autre | : :

Eléments accentués en | petites capitales

Eléments hypothétiques | précédés de l'astérisque *

Significations | entre « guillemets »

Quand il y a lieu, les catégories morphologiques sont distinguées
par des majuscules, les catégories sémantiques par des guillemets
(ex. le Présent n'exprime pas toujours le « présent »).11

Il me reste à vous dire, cher lecteur, que si je crois être le
premier à avoir élaboré une méthode linguistique qui consiste
à ranger les faits non plus d'après l'ordre des signes (grammaire
traditionnelle) ni d'après l'ordre des significations (Bally,
Brunot), mais d'après celui des besoins fondamentaux qu'une
langue quelconque est appelée à satisfaire, je serais le dernier
cependant à vouloir ignorer les nombreux encouragements reçus
d'autrui.

Ma gratitude s'adresse à tous ceux qui, de près ou de loin,
m'ont été utiles. Elle va en premier lieu à M. Charles Bally,
qui, après avoir approuvé le choix de mon sujet en 1922, m'a
soutenu de sa critique jusqu'à la présente rédaction.

Sur la suggestion de feu M. Edouard Naville, et grâce
à l'intermédiaire de la Bibliothèque publique et universitaire de
Genève, j'ai pu consulter une partie des lettres adressées à
l'Agence Des Prisonniers De Guerre (Comité International
de la Croix-Rouge, Genève 1914 sv.) et réunir ainsi
une précieuse collection de faits.

Je remercie aussi puristes, littérateurs et amateurs pour
les abondants matériaux fournis par leurs écrits, dont la lecture
est souvent plus profitable que celle des théoriciens ; ils opèrent
au moins sur des faits. Me pardonneront-ils d'avoir interprété
ces faits dans un autre esprit ?

En terminant je vous invite, ami lecteur, à me communiquer
les observations que la lecture de mon livre vous aura suggérées :
vos contributions seront reçues et utilisées avec reconnaissance.

Bellegarde (Ain), le 2 décembre 1928.12