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Gardiner, Alan. Langage et acte de langage – T01

[Langage et acte de langage]

Avant-propos

§ 1. La crise de la grammaire

Les tensions permanentes entre l'autorité et les idées progressistes
ont toujours tendance à s'exacerber dans les périodes de
transition comme celle d'aujourd'hui. La foi en l'ordre établi
ébranlée, on voit grandir le nombre des partisans d'une liquidation
systématique de ce qui, pour eux, n'est qu'un fatras de traditions
encombrantes. Se crée alors automatiquement un parti
d'opposition rassemblant ceux qui tremblent pour les réalisations
du passé. Cette situation, à laquelle nous somme habitués
en politique, se reproduit dans ces microcosmes que sont le
monde de la science et celui de l'art. Peut-être les profanes
pensent-ils que la science grammaticale, petit domaine apparemment
bien paisible, est à l'abri d'affrontements aussi violents.
Dans ce cas, ils ont tort, car la science du langage semble être
plus que jamais un lieu de tensions et de querelles. C'est là une
évidence pour qui a travaillé assez longtemps dans les milieux
linguistiques pourtant réputés si paisibles. On y trouve, d'une
part, les « révolutionnaires », ces chercheurs pour qui la grammaire
traditionnelle n'est qu'un amoncellement d'absurdités. Il
faut au moins leur reconnaître le mérite d'avoir montré combien
la plupart des définitions et des explications véhiculées par nos
manuels scolaires, si excellents soient-ils, sont inadéquates, voire
même absolument fausses. On peut cependant leur reprocher de
se défaire un peu trop vite de catégories grammaticales aussi
bien établies que le verbe et le nom, le sujet et le prédicat, l'adverbe
et la conjonction, en y substituant parfois une terminologie
de leur cru dont les défauts leur échappent complètement.
D'autre part, il y a les traditionalistes, dont les plus ouverts
acceptent, de plus ou moins bonne grâce, les critiques du camp
adverse et tentent de porter remède à la situation en proposant
une analyse logique des faits plus précise et plus rationnelle.
9Citons Brunot 11 et Jespersen 22 comme représentants du mouvement
progressiste, les chefs de file tout aussi distingués du parti
conservateur étant le Professeur Sonnenschein 33 et le grammairien
allemand John Ries 44. La seule façon d'accorder ces chercheurs
éminents serait, me semble-t-il, de faire appel à une théorie
linguistique générale. Mais ni Brunot, qui intitule pourtant
son remarquable ouvrage La pensée et la langue, ni Jespersen,
auteur d'une Philosophie de la Grammaire ne sont de véritables
systématiciens ou théoriciens. Ce sont des spécialistes de la
science grammaticale qui se sont donné pour tâche d'interpréter
les faits linguistiques. Sonnenschein aurait sans doute accepté
cette définition pour lui-même. Quant à Ries, il est moins théoricien
de la langue ou du langage que théoricien de la grammaire.
Il suggère d'ailleurs que, plus qu'aux psychologues, aux
logiciens ou aux théoriciens de la grammaire, dont le point de
vue est nécessairement plus philosophique, c'est aux praticiens
que doit revenir le premier rôle dans cette controverse. Pour ma
part, je théorise à partir de problèmes grammaticaux spécifiques
et mon souhait est que la théorie s'élabore exclusivement à partir
des données empiriques. Malheureusement, la plupart des
grammairiens de métier sont trop pris par des problèmes particuliers
pour vouloir ou pouvoir s'intéresser aux mécanismes du
langage. Leur attitude n'est pas sans rappeler celle de Delbrück 55
qui estime possible la coexistence pacifique du praticien avec les
deux branches rivales de la Sprachpsychologie représentées respectivement
par Paul 66 et Wundt 77. Ce n'est pas tout à fait
impossible en effet. Il est vrai qu'on peut encore réaliser des
progrès considérables dans des champs de recherche particuliers
sans recourir à une théorie générale. Mais le vrai problème est
ailleurs. Il s'agit de savoir si les acquis de la philologie ne
seraient pas mis en valeur et transcendés si l'on disposait d'une
théorie d'ensemble du langage que tout le monde puisse accepter
10au moins dans ses grandes lignes. Le désaccord actuel semble
être dû à l'absence d'une telle théorie.

Il est indéniable qu'aujourd'hui les questions de théorie intéressent
de plus en plus. Tous les deux ou trois mois paraît un
nouveau livre sur ce sujet 88 et le problème de la nature du langage
semble en passe d'être résolu. Mais à quelques remarquables
exceptions près — comme par exemple Wegener 99, Saussure 1010,
Erdmann 1111, Sheffield 1212 et Kalepky 1313 — la majorité des
théoriciens du langage sont des psychologues et des logiciens.
Parmi les psychologues qui ont traité de théorie linguistique,
Karl Bühler 1414 est l'auteur avec lequel j'ai le plus d'affinités. Bien
des conclusions auxquelles il aboutit, par un cheminement tout à
fait différent du mien, s'accordent presque en tous points aux
vues qui seront exposées ici.

§ 2. Données du problème

Qu'est donc cette « théorie linguistique » dont il est question
dans tout le paragraphe précédent et à laquelle le présent
ouvrage doit son titre ? Je tiens d'emblée à préciser que je n'ai
aucunement l'intention de traiter des origines du langage. S'il
s'est avéré difficile, ou tout au moins inopportun, d'exclure toute
spéculation à ce sujet, la question n'est pas au centre du débat et
n'a sur lui aucune incidence directe. Le spécialiste des hiéroglyphes
que je suis est particulièrement bien placé pour savoir
que la langue sur laquelle portent ses recherches ne peut rien lui
apprendre de valable sur les origines du langage. Tout bien
considéré, l'égyptien ancien, comme le sanskrit et le chinois, est
11une langue très développée et très complexe, presque aussi
moderne que le français ou l'anglais. Si l'égyptien peut fournir
des données susceptibles de nous éclairer sur la nature du langage,
c'est moins à cause de son ancienneté historique qu'en raison
de sa structure, différente de celle des langues le plus souvent
étudiées par les spécialistes de linguistique générale. Ce
n'est pas à cette langue, en tout cas, que sont empruntés la plupart
de mes exemples. J'ai eu en fait recours à ma langue maternelle,
l'anglais. Je suis convaincu que tout être humain adulte a
une connaissance intime de sa langue. Non seulement il possède
un stock considérable de mots, mais il est capable de manifester
dans leur emploi un réel talent de créateur, même si sa culture
est des plus frustes. Ainsi, tout individu est le dépositaire d'un
immense trésor d'informations dont on peut se servir pour élaborer
une théorie linguistique solide.

La comparaison suivante devrait permettre d'exposer le problème
sans équivoque. Soit un écolier intelligent, curieux de
connaître le fonctionnement du téléphone ou de la radio. S'il
s'adresse à une personne compétente, il obtiendra des réponses
qui, sans entrer dans le détail des lois de la physique, pourront
satisfaire sa curiosité et le convaincre. Qu'en serait-il si les questions
de cet écolier portaient sur le langage et s'adressaient au
premier philologue venu ? Obtiendrait-il une réponse claire et
cohérente à la question de savoir ce qu'est la langue et comment
fonctionne le discours ? J'ai lu assez d'ouvrages de linguistique
pour penser le contraire et ce n'est pas faute d'avoir cherché si
je ne me souviens pas d'avoir jamais vu le problème posé et, a
fortiori
, traité de façon systématique.

§ 3. Méthode à suivre

Le problème à étudier est donc le suivant : comment fonctionne
le discours ? Pour aborder ce problème, il nous suffit de
prendre modèle sur la méthode employée par d'autres sciences :
en étudiant des exemples concrets particuliers. Mais les praticiens
de la grammaire vont sûrement objecter qu'ils n'ont jamais
procédé autrement. A mon avis, ce n'est pas tout à fait exact :
certes, le grammairien étudie des mots et des types de phrases
spécifiques, mais c'est seulement lorsqu'il assume le rôle de commentateur
qu'il s'intéresse véritablement à des occurrences de
discours particulières. Afin de bien voir en quoi la méthode que
12je préconise diffère de celle du grammairien orthodoxe, tournons-nous
vers le botaniste. Les mots étant constitués de façon à
pouvoir être réutilisés indéfiniment, on peut les assimiler, non
pas à des plantes individuelles, mais à l'espèce botanique dont
ces plantes constituent des spécimens. De même, on peut comparer
les formes et les règles syntaxiques, non pas aux particularités
observées chez certaines fleurs ou certains arbres, mais plutôt
aux inférences générales qu'une observation étendue de ces
particularités a permis d'établir. Mais quel botaniste songerait à
entreprendre une étude générale sans se livrer, au préalable, à
un examen détaillé de spécimens individuels, en tenant compte
du sol dans lequel ils ont poussé, du climat, en fait de tout ce
qui constitue leur environnement ? A ma connaissance, rares
sont les philologues qui ont suivi cette voie. Certes, Kalepky 1515
et quelques autres linguistes se sont parfois intéressés à des
échantillons de discours observés dans leur cadre naturel, mais je
ne connais personne qui ait essayé, comme moi, d'analyser un
acte de langage particulier de façon exhaustive ou précise.

Telle est donc ma méthode : replacer des actes de langage
particuliers dans leur cadre original, celui de la vie de tous les
jours, et, à partir de là, découvrir les mécanismes et les facteurs
en jeu. Pour des raisons dont on pourrait discuter, il m'a semblé
préférable de faire précéder l'étude d'un acte de langage simple
(Ch. II) par un examen de ses principaux facteurs (Ch. I). J'ai
été conforté de façon inattendue dans mon analyse lors d'une
conférence récemment donnée à Londres par le Professeur Karl
Bühler, de Vienne. Les quatre facteurs qu'il a inscrits au tableau
(1) locuteur, (2) auditeur, (3) choses auxquelles il est fait référence
et (4) matériau linguistique, sont en effet précisément
ceux dont j'avais déclaré presque dix ans plus tôt que leurs rapports
mutuels constituaient tout le mécanisme du langage 1616.
Aucun autre signe que j'étais sur la bonne voie n'aurait pu me
réjouir davantage que ce témoignage indépendant d'un homme
qui est avant tout, non pas grammairien, mais psychologue.

Selon la thèse que je défends ici, le langage est une activité
humaine nécessitant au moins deux individus qui possèdent la
même langue et se trouvent dans la même situation. La science
à laquelle la théorie linguistique doit finalement obéissance n'est
13donc ni la logique ni la psychologie, mais la sociologie 1717. La
logique s'intéresse aux relations entre les propositions et les
faits, et la psychologie aux états subjectifs, observés ou inférés.
La sociologie, elle, étudie essentiellement les phénomènes intersubjectifs,
les rapports de l'homme avec ses semblables, relations
dans lesquelles le langage joue un rôle essentiel. Que le logicien
ou le psychologue ne croient pas qu'en définissant ainsi le statut
du langage, je cherche à leur contester le droit de considérer certains
aspects de la linguistique comme étant de leur ressort.
Bien plus contestable serait en fait l'attitude du philologue qui
aurait la prétention de construire une théorie linguistique sans
l'aide de spécialistes dans ces domaines très abstraits. Simplement,
je pense que le philologue a non seulement le droit de
donner sa conception générale de la nature du matériau sur
lequel il travaille, mais que c'est aussi son devoir. On ne saurait
bien sûr attendre de lui qu'il puisse expliquer en détail les phénomènes
psychologiques ou les vérités philosophiques qui sous-tendent
le mécanisme du langage, de même qu'on n'attend pas
du simple technicien qu'il connaisse tout de la radio ou du téléphone.
Mais il est évident que tout ouvrier intelligent, quelle
que soit sa spécialité, se doit d'avoir une idée claire de la façon
dont fonctionne le mécanisme auquel il s'intéresse en particulier.
C'est à partir de techniques élémentaires et d'observations de
simple bon sens que le philologue élaborera ses thèses, et il les
rédigera dans un langage courant, exempt de tout jargon philosophique.
Tels sont donc le sujet et la méthode de mon livre.

§ 4. Résultats pratiques escomptés

Si ce projet d'une théorie linguistique générale viable aboutit,
on peut en espérer plusieurs bénéfices. D'abord, on pourra faire
le tri des catégories grammaticales traditionnelles, en déterminant
celles qui doivent être retenues et celles qui, au contraire,
doivent absolument être modifiées ou même exclues. Je crois
qu'en général, on constatera que la plupart des termes traditionnels,
bien qu'ils soient souvent décriés, correspondent à des faits
et à des distinctions existant réellement dans le langage. On voit
14mal comment on pourrait un jour écrire une grammaire pratique
sans jamais avoir recours à des termes comme nom ou
verbe. Mais le deuxième bénéfice que j'espère tirer de cette théorie,
c'est que les définitions courantes de ces catégories seront
substantiellement modifiées. A mon avis, ce ne sont pas tant les
termes traditionnels qui sont inacceptables que les explications
qu'on en donne généralement. Ecoutons le simple bon sens. Est-il
a priori vraisemblable que des générations de grammairiens
praticiens aient continué à utiliser des termes n'ayant aucun rapport
avec les faits ? Pour écrire ma grammaire de l'égyptien 1818,
j'ai pu sans problèmes me servir de la grammaire que j'ai
apprise à l'école. Mais les termes révisés et même les définitions
fournies par le Joint Committee on Grammatical Terminology
m'ont été très utiles. Malgré tout, dans de très nombreux cas, les
définitions traditionnellement acceptées ont plus que besoin
d'être sérieusement révisées. Même un grand savant comme
Meillet a pu déclarer il n'y a pas si longtemps que le nom est un
moyen d'indiquer les choses tandis que le verbe sert à indiquer
les procès 1919. Ces définitions contiennent, certes, une part de
vérité mais, telles quelles, elles sont soit ambiguës, soit complètement
fausses. La seconde définition de Meillet se trouve invalidée
par le fait que assassination (meurtre), flight (fuite), pressure
(pression) sont incontestablement des noms d'actions ou de
procès sans être pour autant des verbes mais des noms. En ce
qui concerne sa première définition, les verbes dénominatifs
comme, en anglais, (to) cage, (to) motor, et (to) censure rendent
à tout le moins la formulation inadéquate. Je pense que la
théorie linguistique exposée ici permettra non seulement d'expliquer
les raisons pour lesquelles ces définitions sont très discutables,
mais montrera aussi comment on peut les améliorer. On
verra que tous les mots, quels qu'ils soient, sont des noms de
« choses », ce terme étant entendu ici au sens le plus large possible
comme incluant des objets matériels, des personnes, des
actions, des relations, des concepts et des créations imaginaires.
Ce qu'on appelle les parties du discours, ce sont des distinctions
15entre les mots, ayant trait non pas à la nature des objets auxquels
il est fait référence, mais à la façon dont ils sont présentés.
Ainsi, tout ce qui est représenté en tant que chose est
appelé un nom et tout ce qui est présenté en tant qu'action, ou
si l'on préfère l'expression de Meillet, en tant que procès, est
appelé un verbe. Dans le verbe anglais to cage (encager), il est
fait référence à la chose appelée cage (cage), mais présentée
comme une action et non pas comme une chose. Dans le nom
assassination (meurtre) il est fait référence à une action, mais
une action qu'on présente comme une chose et non comme une
action. C'est dans mon second volume que je devrai exposer les
détails relatifs à ce sujet ; ici, je me contenterai de préciser que
les termes « verbe » et « nom » ne sont pas incompatibles et
qu'une seule et même chose peut fort bien être présentée simultanément
comme action et comme chose, même si l'un des deux
aspects est toujours plus ou moins privilégié. La grammaire
anglaise a donc raison de faire une distinction entre les noms
déverbatifs, par ex. (the) murder, et les noms verbaux, par ex.
(the) murdering.

Certains philologues approuveront sans hésiter ma recherche
d'une théorie linguistique satisfaisante. Mais beaucoup, j'en suis
sûr, ne voient là qu'une entreprise inutile et nébuleuse. Il me
faut donc faire miroiter aux yeux de ces derniers quelques
appâts supplémentaires pour les dissuader de mettre trop hâtivement
mon livre au rebut. Les élèves entendent souvent leurs
maîtres parler de « nom utilisé comme adjectif » ou « d'adjectif
utilisé comme nom ». Si ces termes désignent la fonction, nos
écoliers peuvent se demander pourquoi leur maître n'appelle pas
tout simplement le premier un adjectif et le second un nom.
Une des choses que je m'engage à expliquer concerne précisément
les raisons pour lesquelles il est non seulement légitime,
mais impératif, de conserver le mode d'expression traditionnel.
Appât numéro deux : Wundt nous dit que la frontière entre le
mot et la phrase est mouvante et incertaine 2020. Je récuse totalement
ce point de vue. Je prouverai qu'une seule et même
expression verbale peut être simultanément mot et phrase, aussi
facilement qu'un rat est à la fois un rongeur et un animal nuisible.
16Appât numéro trois : n'est-il pas étrange que, en particulier
dans des lettres et autres documents anciens, le lecteur ne parvienne
pas à comprendre de quoi parle vraiment le document,
alors même que le sens de chacune des phrases est parfaitement
clair ? A première vue, cette situation semble presque une
contradiction dans les termes. La thèse défendue dans mon livre
permettra, je l'espère, d'élucider 2121 complètement cette question.

§ 5. Le volume actuel — perspectives d'avenir

Les critiques qui ont lu les traités de linguistique générale de
Steinthal 2222, Paul 2323, von der Gabelentz 2424, Marty 2525, Wundt 2626 et
bien d'autres, seront peut-être indignés de m'entendre dire que
la recherche d'une théorie du langage est quelque chose de nouveau.
Loin de moi l'intention de mettre en doute la valeur indiscutable
des ouvrages remarquables écrits par tous ces grands
savants. Cependant, la méthode que je préconise ici n'a pratiquement
jamais été expérimentée, et je suis convaincu qu'elle nous
permettra d'aller beaucoup plus loin que des tentatives antérieures,
en raison de son caractère plus concret et de sa prise en
compte de tous les facteurs du discours. Le pionnier dans cette
voie est le chercheur Philipp Wegener, que je n'ai jamais eu
l'honneur de rencontrer, mais à la mémoire duquel je me permets
de dédier mon livre. A ma connaissance, Wegener 2727 a été
le premier à insister sur l'importance de la « situation » et à
déterminer la véritable raison de la dichotomie entre « sujet » et
« prédicat ». Son analyse du « verbe » est tout aussi judicieuse, et
on trouve, disséminées à travers son livre succinct et peut-être
trop vite écrit, des remarques dont la justesse prouve qu'il était
très en avance sur ses contemporains dans le domaine linguistique.
Personne, si je ne m'abuse, n'aurait été mieux à même d'exposer
une théorie du langage systématique et exhaustive. En un
17sens, il a peut-être effectivement exposé une telle théorie, bien
que je ne trouve pas dans ses écrits cette analyse d'un acte de
langage particulier, qui me semble être le point de départ
nécessaire.

Mes propres réflexions antérieures sur ce sujet se limitent à
quelques remarques générales publiées dans Man et à un article
sur la phrase envoyé au British Journal of Psychology 2828. Mes
travaux en égypytologie ne m'ont, en effet, laissé que peu de
temps pour tout autre domaine de recherche plus général. Le
présent volume, écrit à raison d'environ un chapitre par an,
essentiellement pendant mes vacances d'été, est au sens propre
du terme, un « para-ergon ». J'ai parfois été effrayé de la témérité
de cette incursion dans un domaine où j'avoue n'être qu'un
aventurier. Mais divers collègues et amis m'ont encouragé à
continuer. Ce premier volume expose les grandes lignes d'une
théorie générale du discours et de la langue, et il propose une
analyse assez détaillée de la phrase, du point de vue formel et
notionnel. Le second volume projeté qui, en tout état de cause,
ne pourra paraître avant plusieurs années, aura pour thème central
le mot et ses variétés ainsi que les diverses extensions du
mot, en particulier le syntagme et la proposition. Je suis bien
sûr conscient d'avoir presque complètement passé sous silence
des aspects importants du discours et de la langue. Mon intérêt
étant avant tout d'ordre sémasiologique, c'est-à-dire relatif à la
fonction du discours en tant qu'instrument servant à véhiculer
du sens, je n'ai prêté qu'une attention minime à son aspect
sonore ou esthétique.

Quelles que soient les imperfections de mon travail, je suis
convaincu que ma méthode est bonne et qu'elle marque un véritable
progrès dans la façon d'aborder les problèmes linguistiques.
Tout recours à une nouvelle méthode, comme c'est ici le
cas, contraint à procéder par tâtonnements et interrogations.
Comme, selon ma théorie, tout acte d'écriture (tout discours
écrit) présuppose un auteur s'adressant à son public, je n'ai pas
jugé préférable d'adopter un ton impersonnel. Mais je songe à
trois autres livres, plus objectifs, à écrire dans la même optique,
dans un avenir peut-être relativement proche (a). Le premier de
ces livres sera une grammaire élémentaire destinée aux enfants,
exempte de ce caractère abstrait et artificiel que les critiques les
18plus sévères et les plus sensés sont si prompts à déceler et à
condamner. La première leçon expliquera ce que les hommes
cherchent à réaliser au moyen du discours et comment celui-ci
doit être distingué de la langue. On opposera le mot et la phrase
comme deux choses fondamentalement différentes et on les fera
reconnaître à l'élève comme des données de l'expérience quotidienne.
Elles cesseront ainsi d'être ressenties comme des inventions
imaginées dans l'unique dessein de torturer les jeunes cervelles.
Aux mains d'un bon professeur, même des entités aussi
rébarbatives que les noms et les adjectifs pourront devenir
acceptables, ou tout au moins ne seront plus considérées avec
hostilité. Le second livre que j'ai en vue sera un bref traité d'introduction
à l'intention des jeunes philologues : il leur apprendra
l'attitude à avoir vis-à-vis du discours et de la langue en
général, et leur évitera bon nombre de ces illusions et de ces
erreurs qui défigurent une grande partie des travaux linguistiques
actuels. Le dernier livre auquel je songe aura un thème
beaucoup plus ambitieux, et je ne sais pas encore exactement
quelle en sera la teneur. Son auteur sera non seulement un
grammairien accompli, mais aussi un homme de grande intelligence
et de vaste culture. Ce livre s'adressera impartialement à
tous les hommes de science, tous les philosophes et tous ceux
qui cherchent la Vérité, et il aura pour point de départ un argument
très simple. Il n'existe aucune science ou philosophie qui
ne soit présentée sous forme de discours écrit. Mais les phrases
et les mots utilisés ne sont pas plus identiques à la philosophie
ou à la science en question que le tableau du paysage accroché à
votre mur n'est identique au paysage que vous pouvez voir de la
colline. Tout peintre est parfaitement conscient des différences
entre son tableau et l'objet qu'il a entrepris de peindre, et
connaît plus ou moins les lois de la perspective. Tout ce qui est
exprimé sous une autre forme est nécessairement transformé et
imprégné de subjectivité. Une distorsion similaire à celle de l'art
pictural n'est-elle pas inhérente à toute description verbale, et
une théorie linguistique solide ne devrait-elle pas constituer les
prolégomènes nécessaires à toute réflexion sérieuse ? La question
est la suivante : les logiciens disposent-ils actuellement
d'une théorie linguistique sûre ou non ? Si la réponse est non, le
projet auquel j'ai décidé de me consacrer sans plus attendre
pourrait bien se révéler être le germe, la semence qui donnera
naissance à une nouvelle Logique.19

Première partie
Théorie générale21

Chapitre I
Le discours et ses facteurs

§ 6. Critique de la définition traditionnelle

Si les définitions formelles sont rarement tout à fait inexactes,
on peut leur reprocher de n'être dans la plupart des cas d'aucune
utilité, voire même d'induire en erreur. La définition courante du
discours comme utilisation de symboles sonores articulés servant
à exprimer la pensée en est un exemple typique. C'est cette définition
qu'on trouve, avec de légères variantes verbales, dans
toute la série des traités généraux sur le langage, anciens ou
récents 129. Et il est vrai que, si l'on prend le terme « pensée »
dans un sens suffisamment large, rien dans cette définition ne
peut être catégoriquement rejeté. Tout ce dont il est parlé doit,
tout au moins métaphoriquement, passer par l'esprit du locuteur
avant d'être traduit en mots. Dans ce sens, on peut dire que le
discours favorise effectivement l'expression de la pensée. La
principale objection dont est justiciable la définition usuelle du
discours, c'est donc, non pas qu'elle est erronée, mais plutôt
qu'elle ne mène à rien, qu'elle ne contient aucun principe
fécond. Appliquée à de nombreux actes de langage, elle devient
même grotesque. Prenez une mère qui demande avec inquiétude
des nouvelles de son fils, ou un commerçant en train de négocier.
Ou bien encore, imaginez un voyageur courroucé invectivant
un pauvre portier un peu borné, ou un juge prononçant la
condamnation à mort d'un assassin. Dirons-nous que tous ces
gens expriment une pensée ? Ce ne serait pas faux bien sûr,
23mais ce serait absurde. Il existe toutefois des cas auxquels cette
description s'applique parfaitement, comme, par exemple, lorsqu'un
conférencier explique une découverte scientifique ou analyse
quelque subtilité philosophique. Cet exemple nous révèle
l'origine de la définition en cause ici. Il est évident que c'est là
une définition d'intellectuel, qui reflète les habitudes du professeur,
si différentes de celles de l'homme de la rue. Tout le
monde sait que la méditation intellectuelle n'a jamais été le
passe-temps favori des foules, et pourtant le discours est l'une
des occupations humaines les plus courantes. Si l'on demandait à
un individu ordinaire, moyennement instruit, à quoi sert le discours,
il répondrait probablement qu'il permet aux gens de parler
des choses qui les intéressent, tout en admettant que, dans
bon nombre de conversations, on ne parle de rien en particulier.
A coup sûr, l'idée que la fonction essentielle du discours serait
de permettre l'expression de la pensée le ferait bien rire. Pour
découvrir la véritable nature du discours, il faut donc observer
les faits d'un point de vue plus général et plus commun que
celui du philosophe ou de l'homme de science. Dans un premier
temps, définissons le discours comme l'utilisation, entre les
hommes, de signes sonores articulés, pour communiquer leurs
désirs et leurs opinions sur les choses. Notez que je ne cherche
pas à nier la présence de l'élément-pensée dans le discours ;
simplement, ce n'est pas cet élément qui est au centre de ma
définition. Les points sur lesquels je souhaite insister sont, premièrement,
le caractère co-opératif du discours et, deuxièmement,
le fait qu'il se rapporte toujours à des choses, c'est-à-dire
aux réalités du monde extérieur et à celles du vécu intérieur de
l'homme.

§ 7. L'origine sociale de l'acte de langage : l'auditeur

D'une manière générale, il n'est pas conseillé, avec raison
d'ailleurs, de tirer des conclusions d'une portée considérable de
théories relatives à l'origine. Celles-ci sont vouées à rester très
hypothétiques, en particulier dans le cas de la langue et du discours.
Cependant le philologue peut difficilement se passer
d'une hypothèse de travail sur la genèse du langage, et il me
semble opportun de souligner ici qu'on ne peut concevoir l'acte
de langage autrement que comme la résultante de conditions
sociales. Sans doute a-t-il son origine première dans le cri involontaire
24de l'animal isolé. Ce cri, je suppose, n'était au départ
que le résultat audible de mouvements musculaires provoqués
par l'incidence d'un stimulus extérieur. Le cri du lapin pris au
piège en est l'exemple même. Mais un tel monologue émotionnel
est très loin d'un acte de langage, de même que, si variés
qu'aient pu être les stimuli ou les réactions, ils n'auraient jamais
pu engendrer quoi que ce fût qui ressemblât à un véritable langage.
Le développement du langage suppose nécessairement un
emploi délibéré de sons articulés dans le but d'influencer la
conduite d'autrui. Un langage d'un certain type existe sans nul
doute chez de nombreuses espèces d'animaux. Des naturalistes
ont observé et enregistré les cris d'alerte ou d'amour des oiseaux
et des singes, et d'autres cris ayant trait à la nourriture ou à la
construction de l'habitat. C'est au moyen de tels signaux qu'un
membre de la volée ou de la famille peut aider un autre membre,
ou, à l'inverse, se faire aider par son compagnon. Actuellement
les chercheurs sont de plus en plus réticents à admettre
ou, tout au moins, à supposer, le caractère délibéré de ces
signaux. Mais il est généralement reconnu qu'ils marquent une
étape dans l'évolution du langage et qu'en fait, ils remplissent
bien les fonctions qui leur sont attribuées 230. L'utilité des cris
d'animaux comme moyen de communication n'est donc pas mise
en doute, bien que leur caractère intentionnel reste à prouver. A
part cela, la principale différence entre le langage animal et le
langage humain réside dans la pauvreté et l'imprécision extrême
du premier. Le cri d'alerte, par exemple, informe de la présence
d'un danger sans le spécifier, et il incite en même temps à résister
à ce danger. Certains cris humains comme Au feu ! ont gardé
quelque similitude avec le cri des animaux pour ce qui est du
dernier point, mais ils sont beaucoup plus explicites en ce qui
concerne le premier. Sans se laisser aller à des spéculations douteuses,
on peut être certain d'une chose : le vocabulaire étendu
que possèdent même les hommes les plus primitifs s'est constitué
progressivement, parallèlement à l'évolution de la vie tribale,
et pour répondre aux exigences toujours croissantes de
l'homme, désireux d'avoir plus de précisions sur les faits perçus,
sur les sentiments éprouvés et sur les réactions attendues.

L'interaction réciproque du locuteur et de l'auditeur est donc
présupposée à tous les niveaux. On voit combien il est futile de
25décrire la fonction du discours comme l'expression de la pensée :
Pourquoi, d'ailleurs, les hommes iraient-ils exprimer leurs pensées ?
Pour leurs besoins intellectuels, la simple réflexion suffit.
Pour la satisfaction des désirs qui ne nécessitent pas d'aide extérieure,
ils ont à leur service des muscles et des membres. Et au
cas où leurs émotions auraient besoin d'un exutoire vocal, ils
peuvent crier, rire, hurler ou gémir. Mais on ne saurait en aucun
cas rendre compte du discours, qui attire l'attention sur les
choses de façon délibérée et calculée, par l'expression personnelle.
En revanche, l'explication devient très claire si l'on reconnaît
que l'humanité est grégaire et qu'elle est fondée sur le principe
de la coopération. L'instinct qui nous pousse à rechercher
l'aide de nos semblables est à la fois puissant et universel. Personne
ne niera non plus que le discours est le principal moyen
qui, en fait, permet d'obtenir cette aide. Le problème doit donc
nécessairement être posé en ces termes : l'emploi du discours à
des fins de coopération constitue-t-il sa fonction première et
fondamentale ou n'est-il qu'une fonction secondaire et dérivée ?
Une école de philosophie très en vogue actuellement défend la
thèse selon laquelle l'Esthétique et la Linguistique sont une seule
et même chose ou, en d'autres termes, affirme l'identité du discours
et de l'expression personnelle. Mais il est significatif que
l'auteur de cette théorie (Croce) ne se livre à aucune recherche
approfondie sur la nature du mot et de la phrase, se contentant
d'assertions dogmatiques et, pour tout dire, bâclées 331. A un stade
plus avancé (§ 66), je serai contraint de faire d'importantes
concessions au point de vue expressionniste, mais ceci ne doit
pas éclipser le fait que l'acte de langage est fondamentalement
une activité sociale. Ceux qui auront la patience de lire mon
livre jusqu'au bout devront admettre, plus loin, que la langue
n'est pas une création personnelle, mais une science codifiée,
bâtie par des millions de cerveaux en vue d'une compréhension
mutuelle. Si le langage s'est révélé nécessaire pour la pensée de
type abstrait et l'expression intellectuelle, cette fonction n'est
que secondaire ; elle n'est, pourrait-on dire, qu'un sous-produit.
Il est évident que la fonction première du discours a été de faciliter
la coopération dans les cas où un simple index pointé ou
tout autre geste ne pouvaient suffire. Son caractère vocal est
décisif : pourquoi nous exprimerions-nous à voix haute si ce
26n'est parce que nos pensées intérieures sont inaccessibles aux
autres individus alors que les signes sonores articulés le sont ? 432.
Je laisse le soin à ceux qui refusent d'accepter ce point de vue
d'expliquer comment, si le langage est né du besoin individuel
d'expression, il en est venu à être employé, ensuite et secondairement,
à des fins de coopération. Pour mettre un terme à cette
discussion, notons que la théorie expressionniste ne parvient à
rendre compte ni des questions, ni des ordres. En demandant
des informations, le locuteur essaie d'exploiter les connaissances
de l'auditeur et, en donnant un ordre, il exerce son autorité sur
l'auditeur pour lui faire accomplir une action que lui-même
désire. La nécessité de l'attitude sociologique vis-à-vis de l'acte
de langage apparaît ainsi définitivement justifiée, et l'auditeur se
présente comme l'un des facteurs essentiels dans les conditions
normales de production 533.

§ 8. Les choses dont on parle

Un défaut encore plus grave de la définition courante du discours,
c'est qu'elle ne fait aucune allusion aux « choses ». Pourtant,
aussi bien le simple bon sens que la langue nous disent que
nous pouvons parler de « choses », et qu'en fait, les énoncés qui
ne font pas référence à « quelque chose » ne sauraient en aucun
cas relever du discours. Affirmer que le discours sert à exprimer
la pensée, c'est tout simplement méconnaître le fait que je peux
parler du crayon avec lequel je suis en train d'écrire, de ma maison,
de mes livres, de ma famille, bref, de toutes les autres
choses qui existent au monde. Si l'on veut que la théorie linguistique
touche un jour un vaste public, il est clair qu'elle doit être
fondée sur une base plus réaliste qu'actuellement. Le paysan le
plus rustique sait qu'il lui est possible de parler de toutes les différentes
choses qu'il peut voir ou toucher. Dès lors, pourquoi
faudrait-il que le théoricien du langage taise cette vérité ? Mais
soyons juste. Les auteurs responsables de la définition mise en
cause ici sont des chercheurs dont la finesse et la compétence
ont été prouvées par des travaux dignes d'admiration. Essayons
donc de comprendre pourquoi ils n'ont pas fait mention des
27« choses ». Je discuterai de ce qui, à mon avis, constitue la principale
de ces raisons dans le prochain paragraphe. Ici, je m'intéresserai
seulement à certains des arguments de défense les plus
évidents qui pourraient être invoqués. En premier lieu, il est
vrai, comme nous l'avons souligné plus haut, que tout ce dont le
locuteur parle doit, dans un certain sens, passer par son esprit ;
que tout doit d'abord, pourrait-on dire, être transformé en pensée.
En second lieu, les objets matériels et les phénomènes visibles
ne sont pas les seules choses auxquelles nous pouvons faire
référence. Nous pouvons tout aussi bien parler d'abstractions, de
sentiments ou de créations imaginaires. Il pourrait donc sembler
nécessaire d'avoir recours au terme « pensée » pour couvrir tout
le champ des thèmes du discours. Et, enfin, on ne doit pas
oublier que toutes les écoles de grammaire s'accordent aujourd'hui
pour reconnaître que l'unité de discours, ce n'est pas le
mot, mais la phrase. Par conséquent, lorsque nous nous interrogeons
sur le thème d'un énoncé, notre question ne concerne pas
seulement les noms de la phrase, mais la signification de la
phrase tout entière. Or, cette signification ne saurait se réduire à
un simple objet concret. Prenons, par exemple, la phrase
Minette est bien belle 634. Du point de vue que nous venons d'exposer,
il n'est pas seulement question ici de Minette mais de la
beauté de Minette. Donc, même si l'on admet que le discours
peut, éventuellement, faire référence à des choses concrètes, on
sera au moins obligé de préciser que c'est toujours un aspect
particulier de ces choses qui est évoqué et (pourrait-on arguer) il
est préférable de décrire ces aspects comme des « pensées » ou
des « pensées sur les choses » que comme de véritables « choses ».
Je vais maintenant examiner, en commençant par le dernier,
les trois arguments de défense possibles. 1) La vérité générale
de l'argument concernant les « aspects » est indéniable, mais elle
est hors de propos ici. Dire que Minette est belle peut en effet
se ramener à exprimer une pensée sur quelque chose, mais il n'y
a aucune raison de nier qu'une pensée sur quelque chose soit en
soi une chose. Car non seulement l'usage courant nous autorise à
décrire la référence d'une phrase entière comme une chose, mais
c'est en plus une nécessité absolue si l'on veut établir une théorie
28satisfaisante du discours. On peut dire : Que Minette est
belle est une chose qu'on peut exprimer de nombreuses façons
.
Ou encore : Minette, belle ? Je n'ai jamais entendu dire une telle
chose ! Tu as dit quelque chose de tout à fait différent il y a
quelques instants
. Les ordres et les questions peuvent aussi être
considérés en tant que « choses », par exemple : La question
« combien a-t-il dépensé ? » est une chose que tu n'as pas à
demander ; L'ordre de commencer à travailler à six heures était
une chose sans précédent…
Avec un peu d'astuce, on parviendrait
à montrer qu'il est possible de décrire l'essence de toute
phrase en tant que « chose » sans s'écarter de l'emploi habituel
du mot ni de notre manière de penser. Mais un argument beaucoup
plus probant en faveur de ma thèse est le fait que, comme
je l'ai expliqué au début de cette section, un exemple de discours
véritable qui ne parle pas de quelque « chose » est tout simplement
impossible à concevoir égypytologie 735.

Or, la « chose » à laquelle il est fait référence en discours est
autant en dehors du discours que le « locuteur » et l'« auditeur ».
Ces trois éléments sont, en effet, des facteurs du discours et non
des parties constitutives du discours. Par conséquent, le théoricien
linguiste n'est pas formellement tenu de prouver leur existence
ou d'expliquer leur nature, sauf dans la mesure où ils ont
une incidence sur le discours ou l'inverse. Les facteurs du discours
qui ne sont pas du discours débordent le champ d'investigation
du philologue et, en cherchant à déterminer leurs caractéristiques,
il court le risque d'empiéter sur les domaines d'autres
sciences. Cependant, dans le cas présent, c'est un risque qu'il
faut prendre, car l'existence même des « choses » comme objet
de l'activité linguistique apparaît être mise en question. Le fait
que les « choses » dont on parle ne sont pas de simples illusions
et que, en outre, elles sont extra-verbales (c'est-à-dire en dehors
des mots) est prouvé par les deux faits complémentaires suivants :
(a) on peut exprimer (c'est-à-dire faire référence à) une
seule et même chose de différentes façons (c'est-à-dire avec plusieurs
29phrases différentes) et, (b), une seule et même phrase (b)
peut, dans des circonstances différentes, faire référence à plusieurs
choses distinctes, (a) On pourrait substituer à Minette est
bien belle : Votre chatte est très jolie ; Pussy is beautiful ; Ihre
Katze ist von einer fabelhaften Schönheit
, etc, etc. Si quelqu'un
prétendait que ces quatre phrases expriment (ou font référence
à) quatre choses différentes on pourrait, à juste titre, lui rétorquer
qu'elles expriment une seule et même chose ; simplement,
en faisant allusion à cette chose, on y a apporté de légères modifications
ou on l'a présentée différemment 836. Cet argument est
du type de celui qui prétend que Philippe ivre n'est pas le même
individu que Philippe non ivre. Il est en effet malheureusement
exact qu'en définitive on ne peut parler de rien sans le modifier
plus ou moins 937. Dans l'exemple cité, en tout cas, une « chose »
particulière s'est présentée à mon esprit et je suis convaincu que
cette « chose » est représentée comme il faut à mes lecteurs dans
chacune des quatre phrases données ci-dessus, (b) En outre, la
seule phrase Minette est bien belle pourrait faire référence à de
nombreuses « choses » différentes. Le mot Minette pourrait faire
référence à diverses espèces de chats, des chats noirs ou tigrés
ou gris ou persans, etc… ; et le type de beauté visé pourrait
varier de même. Dans le contexte où j'ai employé pour la première
fois cet exemple, Minette servait simplement de substitut
à n'importe quelle chose X dénotée par un nom, et belle de
substitut à n'importe quelle chose Y dénotée par un adjectif.
Aucun chat réel et aucune beauté réelle n'étaient concernés.
2) J'en viens maintenant au deuxième argument envisagé. Premier
point à souligner : On sait que l'unité de discours est la
phrase et que, par conséquent, la « chose » exprimée par de
telles unités est toujours d'une nature complexe (un état de
choses, pourrait-on dire, ou Sachverhalt, si l'on préfère employer
l'équivalent allemand très pratique) 1038. Mais cette « chose » peut
néanmoins impliquer ou contenir un certain nombre d'autres
« choses ». Tout comme la « chose » appelée « maison » comprend
d'autres choses (des portes, des fenêtres, des rideaux, des
planchers), de même la chose dénotée par une phrase comprend
30autant de choses qu'il y a de mots dans la phrase. Lorsque la
phrase Minette est bien belle est employée pour parler d'une
vraie chatte en chair et en os, on peut dire que, à la fois le mot
Minette tout seul et la phrase tout entière se réfèrent à la
« chose » qui est cette chatte. Il ne fait aucun doute qu'on peut
parler de tous les objets concrets de la même façon et toute théorie
du discours qui dissimule cette importante vérité s'en ressentira.
Pour l'instant, la thèse qu'il nous faut réfuter est celle
selon laquelle il serait préférable de substituer le terme « pensées »
à celui de « choses », conformément à la définition habituelle
du discours, étant donné qu'on peut aussi facilement parler
d'abstractions, de sentiments et d'entités purement imaginaires
que d'objets concrets, et que les premiers appartiennent au
monde psychique et non pas au monde physique. Autrement dit,
le terme « pensées » est préféré à celui de « choses » sous prétexte
qu'il est plus exhaustif. A ceci, je réponds que (a) le terme
« pensées » n'est pas vraiment plus exhaustif et que (b) le terme
« pensées » est un terme sérieusement ambigu. En ce qui
concerne le premier point (a), il est à noter qu'on emploie très
souvent le terme « chose » en référence à des abstractions,
comme dans la phrase : La religion est une CHOSE très importante ;
ou pour se référer à des sentiments : Quelle merveilleuse
CHOSE que l'enthousiasme
 ! ; ou bien encore en référence à de
pures fictions comme dans : Les Centaures ne sont pas des
CHOSES qui existent réellement
. Il n'y a en fait absolument
aucune raison d'affirmer que « pensées » a un sens plus large
que « choses ». (b) En second lieu, le sens du mot « pensée »
bifurque dans les deux directions suivantes : d'un côté, il désigne
ce à quoi l'on pense et de l'autre, le fait ou l'action de penser.
Or, lorsqu'on établit une distinction entre des choses comme
« religion » ou « enthousiasme » ou « centaures » et des objets
concrets comme « chats » ou « maisons », et que l'on qualifie les
premières de « pensées » au lieu de « choses », il semble que l'on
confonde quelque peu ces deux acceptions du mot « pensée ». On
a l'air de sous-entendre que les abstractions, les sentiments et
les fictions, simplement parce que ce ne sont pas des objets de
perception, sont des créations personnelles, instantanées, tirées
du vide. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Que la
« religion » est une chose qui existe réellement, indépendamment
de tout esprit individuel qui en fait l'expérience, est cautionné
par les millions d'individus sur lesquels elle exerce une
influence permanente. Que l'« enthousiasme » puisse être partagé
31prouve bien qu'il ne s'agit pas d'une émanation individuelle.
Et les « centaures » ont distrait et inspiré des générations
d'artistes. La « religion », l'« enthousiasme », et les « centaures »
sont des « choses », ne serait-ce que dans le sens où ce sont des
éléments de l'existence humaine qui peuvent réapparaître dans
certaines circonstances données. 3) J'en viens maintenant à l'argument
selon lequel tout ce dont on parle doit d'abord être
transmué en pensée. Il est clair que ceci n'est qu'une manière
inexacte et figurée d'insister sur le fait qu'il ne peut y avoir de
discours sans représentations préalables dans l'esprit du locuteur.
Ce qui est « représenté » n'est pas pour autant « transmué ». Il
n'y a aucun tour de passe-passe dans le discours qui puisse
transformer Minette en entité psychique. Elle reste là dans son
panier à ronronner bien tranquillement. A la place de « transmutation »
on pourrait peut-être utiliser le terme « réflexion »,
puisque l'homme semble être dans la position d'un être
condamné à ne pouvoir regarder le monde extérieur que par
l'intermédiaire de miroirs. Lorsqu'un locuteur fait référence à
quelque chose, il doit d'abord voir la chose réfléchie dans son
esprit ; il en est de même lorsqu'un auditeur appréhende quelque
chose 1139. Mais on objectera peut-être que les abstractions et
autres choses du même genre ne sont pas reflétées dans l'esprit,
qu'elles y étaient au départ. A ce point de la controverse, toutefois,
le philologue s'apercevra qu'il s'est laissé entraîner dans
une discussion qui n'est pas de son ressort. Il répétera que, aussi
bien le simple bon sens que notre façon innée de penser nous
obligent à considérer tout ce dont il est parlé comme des
« choses ». Il peut peut-être se demander si, dans ce cas,
« chose » signifie beaucoup plus que « terminus », un but ou une
fin au-delà desquels nous ne regardons pas. Mais il alléguera
aussi que, même si on peut discuter longtemps la question de
savoir si la lune est faite ou non en fromage vert, le fait que
plusieurs personnes puissent simultanément fixer leur attention
sur ce sujet lui donne quelque chose de l'apparence de fixité et
de réalité que nous avons l'habitude d'associer aux choses. Et ici
il abandonnera le problème au bon soin des métaphysiciens.32

§ 9. Les mots

Le locuteur, l'auditeur et les choses dont on parle sont donc
trois facteurs essentiels d'un acte de langage ordinaire. Il faut
ajouter maintenant à ces trois facteurs les mots eux-mêmes. Ce
quatrième facteur n'a de toute évidence jamais eu à craindre
d'être oublié par les philologues. Au contraire, les mots ont
assumé une telle importance aux yeux de tous ceux qui ont
abordé le problème du discours et de la langue qu'ils ont souvent
totalement éclipsé les trois autres facteurs. C'est là, je crois,
l'erreur fondamentale que dissimule la définition courante du
discours comme emploi de symboles sonores articulés pour l'expression
de la pensée. Cette erreur est due à la nature biface des
mots, au fait qu'ils sont effectivement, comme est supposé l'être
le discours dans la définition usuelle, son d'un côté et pensée de
l'autre. Et n'est-il pas à première vue plausible que le discours
ne soit effectivement constitué que de mots ? Un mot ou un
groupe de mots est prononcé, le son en est perçu, et le sens
appréhendé. En apparence, tout se passe aussi simplement que
lorsqu'on donne un chèque au lieu de payer en liquide. Cette
illusion a sans doute été renforcée par les chercheurs, habitués à
travailler presque exclusivement à partir de documents écrits.
Dans les livres, le locuteur, l'auditeur et les choses sont bien
loin. Seuls sont visibles sur la page imprimée les mots et il ne
semble pas nécessaire de faire intervenir les trois facteurs que je
viens d'énumérer pour leur donner un sens. Peu à peu, cependant,
les théoriciens du langage ont compris que seuls des exemples
authentiques de discours pourraient leur permettre d'avoir
une vue plus juste du langage. C'est pourquoi dans des traités
récents, le locuteur et l'auditeur ont recouvré beaucoup de l'importance
qui leur est due. Les choses, en revanche, sont presque
complètement passées sous silence, et la plupart des linguistes
verront dans ma doctrine de la distinction entre le sens des
mots et les choses qu'ils signifient, une thèse révolutionnaire,
voire une hérésie condamnable.

§ 10. Sens et chose-signifiée

Cependant, cette distinction est absolument incontestable et
me semble essentielle si l'on veut véritablement comprendre la
nature du discours. Dans le cas des objets matériels, il sera très
33facile de la faire admettre. Quand je dis à un ami Du gâteau ? en
tendant l'assiette, la chose signifiée par le mot est comestible
alors que le sens du mot ne l'est pas. Quand je dis L'oxygène est
un élément
, la chose signifiée par oxygène peut être isolée dans
une éprouvette, ce qui est impossible pour le sens du mot oxygène.
Ou encore, considérons le pronom je. Ce pronom désigne
toujours le locuteur ; mais lorsque vous parlez, la chose signifiée
par le mot je est vous-même. Mon point de vue est peut-être
moins évident dans le cas des abstractions mais, là non plus, il
ne saurait être mis en doute. Dans le paragraphe consacré aux
« choses » (§ 8), j'ai exposé les raisons pour lesquelles la religion
devait être considérée comme une chose. Mais ce n'est pas le
sens du mot religion qui provoque de telles passions, qui peut
créer des saints et des inquisiteurs ; seule la chose signifiée par
religion est responsable de tout cela.

Considérons le problème sous un autre angle. Nous parlons
ici du discours et de la langue, et nous sommes d'accord, je suppose,
que ce ne sont pas des fins en soi mais des moyens d'atteindre
certaines fins. Mais le sens d'un mot est quelque chose
qui lui est inhérent, quelque chose qui en est inséparable. Le
sens des mots est en fait un problème purement philologique. Si
l'on ne veut pas que le discours reste en suspens, certes comme
un moyen vers une fin mais sans fin visible, on doit reconnaître
l'existence de choses auxquelles le discours peut faire référence.
Les choses ne sont pas non plus seulement des facteurs du discours,
ce sont des facteurs de notre univers, de notre vie, de tout
notre être.

La distinction entre « sens » et « chose-signifiée » se manifeste
dans tout le discours et s'applique aussi bien aux phrases
entières qu'aux mots séparés qui entrent dans leur composition.
Comme il est impossible d'exposer d'emblée une thèse d'une
telle portée sous tous ses aspects, mes exemples se sont jusqu'ici
limités aux noms. Toutefois, nous verrons bientôt que la distinction
vaut non seulement pour les noms, mais aussi pour les
verbes et les adjectifs et, en fait, même pour ces éléments
mineurs de notre vocabulaire que nous entassons avec quelque
mépris sous la rubrique des « particules » (voir ci-dessous, § 13).
La possibilité d'appliquer la même distinction à des phrases
entières est obscurcie par le fait que « sens » au sens où on l'entend
ici est traditionnellement restreint aux mots et n'est pas
étendu à l'« expression » entière d'une phrase. Dès qu'on substitue
« expression » à « sens », on se trouve en terrain connu. On
34n'éprouve aucune difficulté à distinguer l'opinion ou le sentiment
qui constitue l'essence d'une phrase de la manière dont
elle est exprimée. Cette opinion ou ce sentiment sont extra-verbaux
en ce sens qu'on peut les exprimer différemment selon
les circonstances ou même ne pas les exprimer du tout. Cette
opinion ou ce sentiment constituent la « chose-signifiée » sous-jacente
à la phrase qui leur sert d'expression ; et l'expression est
simplement une suite de mots ou d'éléments porteurs de
« sens » reliés entre eux selon l'arrangement approprié connu
sous le nom de « forme phrastique », comme nous le verrons
plus loin (§ 50). La distinction entre « sens » et « chose-signifiée »
s'applique donc aussi bien aux phrases qu'aux mots
isolés 1240.

L'analyse du sens des mots fera l'objet des prochains paragraphes.
Au stade actuel, il peut être intéressant de nous attarder
un plus longtemps sur la « chose-signifiée ». En la décrivant
comme extra-verbale, je ne veux pas dire qu'elle soit réelle ou
qu'elle existe matériellement. Elle existe, ou est acceptée, uniquement
pour le discours ; le monde dans lequel le discours se
meut et existe est un curieux conglomérat de réalité et de fiction.
Quand je dis quelque chose qui n'est pas vrai, par exemple,
Le centaure est un animal qu'on trouve en Grèce, le contenu de
ma phrase est faux, c'est-à-dire non conforme à la réalité. Mais
mon auditeur accepte ma « chose-signifiée » comme quelque
chose qui existe, non seulement pour moi, mais aussi pour lui-même.
Ceci est indiqué par la forme qu'il donne à ses paroles
lorsqu'il me contredit. Il dit alors : Le centaure n'est pas un animal
qu'on trouve en Grèce
. Il en va de même pour les mots qui
composent ces phrases. Le « centaure » est une créature imaginaire
alors que la « Grèce » existe réellement dans le monde
extérieur. Pour le locuteur et l'auditeur, le centaure et la Grèce
existent tous deux comme des sujets de conversation possibles.
Ce va-et-vient entre le réel et l'irréel est caractéristique de tout
discours. Toutes les choses ont, pour le locuteur et l'auditeur qui
en parlent, le même degré de réalité. Ou plutôt, locuteur et auditeur
ne se préoccupent pas de cette question de l'existence ou de
la non-existence des choses dont ils parlent ; si cette question se
pose, c'est, non pas pendant l'acte de production ou d'interprétation,
mais seulement à un stade ultérieur.35

Une fois qu'elle a été bien saisie, la distinction que j'ai établie
n'a rien de mystique, de contestable ou d'obscur. D'ailleurs, elle
n'est pas non plus nouvelle ; j'essaie seulement de renouveler
l'ancienne doctrine scolastique de la suppositio en la préservant
des sophismes et des ergoteries auxquels elle a donné lieu au
Moyen Age 1341. En termes clairs, tout ce que j'affirme, c'est que
les choses dont on parle doivent être distinguées des mots avec
lesquels on en parle. Nous devons voir les choses en pensée
avant de pouvoir les présenter sous forme de mots (c). Cette corrélation
de la « chose-signifiée » et du « sens » est elle-même
diversement décrite par les diverses disciplines scientifiques
dont le domaine est voisin de la science linguistique. Le biologiste
verra dans la chose-signifiée un « stimulus » — le sens
constituant la « réaction » à ce stimulus. Considérons, par exemple,
le cri d'alerte du chamois. Ce cri est associé en permanence
au sens de « Danger ! », « réaction » du chamois au « stimulus »
que constitue l'approche d'un chasseur ou d'un avion. Le terme
« chose-signifiée » ne peut être employé à bon escient que lorsque
le niveau intentionnel du discours a été atteint ; mais, dans
la mesure où le cri du chamois dirige l'attention d'autres animaux
sur le chasseur ou l'avion, l'un ou l'autre peut être, selon
les circonstances, la chose-signifiée 1442. Le psychologue lui, insistera
sur le caractère « subjectif » du sens et sur le caractère
« objectif », ou tout au moins relativement objectif, de la chose-signifiée.
Le logicien, qui voit dans tout emploi de mots un acte
de prédication, découvrira, quant à lui, un « prédicat » dans mon
« sens » et un « sujet » dans ma « chose-signifiée ». Enfin, le
grammairien a ses propres métaphores pour se représenter la
corrélation du « sens » et de la « chose-signifiée ». Pour lui, le
« sens » d'un mot ou d'une phrase qualifie la chose signifiée par
ce mot ou cette phrase à la façon dont un adjectif prédicatif qualifie
un nom. Dans le jargon grammatical, nous dirons que le
discours est adjectival, et l'univers auquel il fait référence,
substantival.36

§ 11. La fonction du sens des mots

J'en viens maintenant aux « mots » et au « sens des mots ». La
thèse que j'ai exposée ayant quelque peu diminué l'importance
des mots en niant l'autonomie de leur sens, la question qui se
pose tout naturellement est celle de la valeur que je leur attribue.
A cela je répondrai que ce sont avant tout des instruments
et que leur fonction est d'obliger ou d'amener habilement l'auditeur
à porter son attention sur certaines choses. On pourrait
comparer le locuteur à un représentant de commerce qui ne
peut montrer les véritables articles dont il assure la vente, mais
qui transporte dans son sac différents échantillons et différents
catalogues de modèles. On peut aussi prendre comme point de
comparaison le jeu bien connu de « animal, végétal ou minéral ».
On fait sortir un des joueurs de la pièce, pendant que le reste
des participants décide de la chose qu'il devra deviner. Une fois
revenu, le joueur pose une série de questions auxquelles les
autres ne peuvent répondre que par oui ou non. Est-ce un animal ?
Est-ce un végétal ? Est-ce un minéral ? Et ainsi de suite,
jusqu'à ce que le champ des possibilités soit suffisamment
rétréci pour que le joueur puisse voir ce qui est signifié. Il en va
exactement de même pour les mots, dont le rôle est de faire en
sorte que l'auditeur « voie ce qui est signifié ». Ce sont en fait
des « indices ». La chose-signifiée elle-même n'est jamais montrée,
mais elle doit être identifiée par l'auditeur à partir du sens
des mots qui lui sont soumis dans ce but. Certes, la plupart des
phrases que nous prononçons quotidiennement sont beaucoup
plus complexes que les opérations simples que je viens de
décrire à des fins d'illustration. Cependant, il suffit de considérer
un syntagme tel que ton vieux chapeau pour se convaincre de la
validité générale de mon explication. Ton désigne le possesseur
de la chose signifiée par le locuteur mais, à ce stade, encore
inconnue de l'auditeur. Vieux indique une qualité de la chose en
question qui aidera à son identification. Chapeau apporte l'indice
final ; ce n'est pas un costume ou un sac à main du type décrit
par vieux qui est signifié, bien que l'auditeur possède un costume
et un sac à main. La chose-signifiée, c'est un objet faisant
partie de la catégorie des chapeaux. L'auditeur se représente
maintenant dans son esprit la véritable chose visée par le
locuteur.37

§ 12. Le sens des mots : explication préliminaire

On pourra donner tous les conseils pédants qu'on veut, le
manque de rigueur dans le discours est un mal incurable. Et
après tout, il est bien vrai que, tant que l'on réussit à faire comprendre
à ses auditeurs ce qu'on veut dire, le langage utilisé est
d'une importance secondaire. Point n'est besoin d'un chronomètre
pour être à l'heure à une réception. Je n'aurai pas la naïveté
de croire que la distinction dont il vient d'être question empêchera
même les spécialistes d'employer le terme « sens » au sens
de « chose-signifiée ». Ils continueront, comme par le passé, à
désigner à la fois le sens du mot et la chose-signifiée par le
même terme ambigu et ils continueront également à parler des
différents « sens » d'un seul mot. Mais je n'ai pas d'objection
contre ces formulations approximatives, pourvu que la réalité
des faits soit clairement saisie et qu'on s'en souvienne lorsqu'on
abordera les problèmes grammaticaux.

Un mot peut-il avoir plus d'un sens ? La réponse à cette question
peut être affirmative ou négative selon le point de vue d'où
l'on se place. Comme je vais le montrer, considéré sous un de
ses aspects les plus tangibles et les plus fondamentaux, chaque
mot n'a qu'un sens. Tout mot est un héritage du passé et son
sens est le résultat de son emploi dans d'innombrables situations
particulières plus ou moins différentes. Lorsque, aujourd'hui, je
prononce un tel mot, je transmets à l'auditeur le résidu complet
de toutes ses applications antérieures. Comment pourrait-il en
être autrement ? La plupart des mots sont prononcés en un clin
d'œil et comment me serait-il possible, en si peu de temps, de
choisir parmi une multitude de sens juste celui qui convient en
l'occurrence ? En prononçant un mot, le locuteur offre nécessairement
à l'auditeur tout l'éventail de ses sens. Pour le mot en
question, il n'a pas d'autre solution, bien qu'il puisse ajouter, et
ajoute souvent, d'autres mots qui indiquent quelle partie précise
du sens il avait en vue. Prenons un exemple : si je dis bal(le)
[bal], ce mot arrive à mon auditeur chargé des sens potentiels de
balle de fusil, balle de tennis et bal, pour n'en citer que
quelques-uns. C'est à l'auditeur de sélectionner dans tout l'éventail
des sens offert l'aspect ou la partie en convenance avec le
contexte ou la situation. Le verbe anglais help dans Help
yourself !
sera interprété de façon très différente selon que ces
38mots seront entendus à l'occasion d'un sermon ou d'une
réception 1543.

On peut considérer le sens de n'importe quel mot de deux
points de vue différents, soit subjectivement, soit objectivement.
L'examen subjectif ou introspectif du sens d'un mot est souvent
très complexe. Le sens d'un nom comme cheval comporte, en
plus de toutes les variations énumérées dans le dictionnaire, des
indications grammaticales (substantif au singulier) 1644. Seul cet
examen introspectif permet de déceler et de déterminer la qualité
du sens du mot. Le traitement externe ou objectif du mot
consiste à noter toutes les choses-signifiées différentes auxquelles
il peut s'appliquer, par exemple, un cheval de cab marron,
un cheval de course gris, le cheval à bascule de la nursery,
le cheval de Troie, le cheval en tant que variété de viande, le
cheval-arçons, etc… En fait, ces deux façons de considérer le sens
d'un mot vont de pair. Seul l'examen introspectif permet de discerner
les identités et les similitudes qui rendent possible une
vue générale, tandis qu'une référence aux choses-signifiées est
nécessaire si l'introspection doit remplir son rôle de façon
adéquate.

Le meilleur moyen de se représenter le sens d'un mot comme
cheval est peut-être de le considérer comme un territoire ou une
aire sur lesquels sont tracées ses diverses possibilités d'application
correcte 1745. Par conséquent, j'aurai souvent recours à l'expression
« aire de sens » (d). Si une personne atteinte de myopie
montre une vache au loin en s'exclamant : Regarde, un cheval !,
on la comprendra peut-être, mais aucune vache ne figure parmi
les choses reconnues comme pouvant être désignées par le mot
cheval. Les vaches sont, en fait, « hors jeu » en ce qui concerne
le sens du mot cheval ; en d'autres termes, les sens de vache et
de cheval ne se chevauchent pas 1846. Mais à l'intérieur du cadre
délimité par l'extension légitime du sens de cheval, les diverses
choses signifiées seront groupées différemment, certaines plutôt
à la périphérie, d'autres nettement au centre. Un éminent physiologue
m'a dit que la mention du mot cheval faisait toujours
39naître chez lui l'image d'un fringant coursier blanc. Pour moi
qui ai du mal à me représenter concrètement les choses, une
telle image serait plutôt un obstacle qu'une aide à la compréhension,
surtout quand il est question dans la conversation d'un
cheval-arçons 1947. En tout cas, cette image montre que, pour ce
sujet parlant particulier, les fringants chevaux blancs sont en
plein centre de l'aire de sens du mot cheval. Pour la plupart
d'entre nous, ce sont assurément des chevaux vivants quelconques
qui occupent la position la plus centrale. Une légère
déviance est ressentie lorsque cheval est appliqué à des chevaux
de bois, une déviance encore plus grande quand il est appliqué à
un cheval-arçons. En termes cartographiques, nous dirons que
ces applications sont de plus en plus périphériques.

§ 13. La relation des mots aux choses en discours

La relation du mot à la chose-signifiée peut se définir de deux
façons : ou bien le mot désigne la classe de la chose-signifiée, ou
bien il qualifie la chose-signifiée à la manière d'un adjectif prédicatif 2048.
Les deux descriptions reviennent en réalité au même,
mais il est préférable de les considérer séparément. Un « mot »,
au sens général du terme, peut, par nature, être indéfiniment
réemployé dans des contextes et des situations très variés. Par
conséquent, il est évident que tout mot peut être utilisé pour
faire référence à des choses spécifiques différentes, en s'appliquant
à chacune d'elles comme une sorte d'étiquette commune.
Il s'ensuit que tout mot sans exception est un nom de classe. En
prononçant un mot, le locuteur dit en fait : « Voici une classe et
la chose que je veux vous faire comprendre appartient à cette
classe ». C'est par ses expériences antérieures que l'auditeur
connaît cette classe, le mot ayant été employé par d'autres ou
40par lui-même pour beaucoup d'autres choses appartenant à la
même classe. La chose qui est présentement signifiée peut ou
non avoir été au nombre des expériences antérieures associées
au mot. Dans la première hypothèse, l'auditeur l'identifie par un
simple effort de mémoire ; dans la seconde hypothèse, il la
reconnaît grâce à sa ressemblance avec certaines de ces expériences
antérieures. Soit par exemple : Mon oncle a acheté un
nouveau cheval
 : la chose-signifiée, c'est le véritable cheval
récemment acheté par mon oncle ; ce cheval, je ne l'ai pas vu
mais j'en ai un premier aperçu, pour ainsi dire, en comparant
mes expériences antérieures de ce que signifie le mot cheval à ce
que je connais des préférences de mon oncle en matière de chevaux.
Mais la phrase aurait pu être : Mon oncle a vendu son
vieux cheval
. Cette fois, je connais le vieux cheval en question et
j'ai souvent entendu mon oncle en parler en disant mon cheval.
Ici, la chose-signifiée est pour moi incluse depuis longtemps
dans la classe cheval si bien que, aidé par le contexte, je n'ai
aucun mal à l'identifier une fois de plus.

A la fin du § 10, j'ai expliqué qu'en fait tout énoncé est, et
doit nécessairement être, adjectival et prédicatif. Un mot
exprime la réaction du locuteur à la chose dont il parle. Ainsi,
quand je dis Mon vieux chapeau, je dis en substance à l'auditeur :
« Pense à quelque chose que j'ai perçu, et que tu percevras,
comme étant-mien, étant-vieux, étant-chapeau ». Ayant la faculté
de pouvoir identifier des choses qui sont des chapeaux, qui sont
vieilles et qui sont à moi, grâce à leur ressemblance mutuelle en
tant que membres de ces classes, l'auditeur n'aura aucune difficulté
à comprendre ce que je veux dire. Il nous faut, toutefois,
devancer les objections qu'on pourrait soulever à propos de cette
deuxième manière de décrire la relation des mots aux choses
qu'ils signifient. Un détracteur pourrait objecter : « D'après
vous, donc, tout mot est un adjectif ; mais cette proposition est
manifestement fausse ». A ceci, je répondrai que l'auteur de cette
objection ne sait pas ce qu'est réellement un adjectif. Dans
l'Avant-propos, j'ai souligné que les distinctions que nous appelons
incorrectement les « parties du discours » sont en réalité
des distinctions basées sur la façon dont les choses signifiées par
les mots sont présentées à l'auditeur. Un adjectif, de ce point de
vue, est le nom d'une chose présentée à l'auditeur non pas en
41tant que
chose mais en tant qu'attribut 2149. Beau, par exemple, est
un mot qui présente la « beauté » comme l'attribut de quelque
chose d'autre. Ici, toutefois, nous ne nous occupons pas des
choses signifiées par les mots, mais de la relation des mots eux-mêmes
aux choses qu'ils signifient en discours, et nous déclarons
que les mots, ou plus précisément, les sens des mots, sont adjectivaux
par rapport aux choses-signifiées, c'est-à-dire présentés
comme leurs attributs. La première objection est donc tout à fait
hors de propos. Une deuxième objection du même type pourrait
être émise et elle amènerait la même réponse. « Si les sens des
mots », pourrait-on alléguer, « sont des adjectifs par rapport aux
choses-signifiées, alors les choses-signifiées sont nécessairement
toujours des noms puisque les adjectifs (si l'on prend ce terme
au sens grammatical courant) ne peuvent qualifier que des
noms. Or, les choses signifiées par dans, fait, et très ne sont pas
des noms ». Et il est en effet tout à fait exact que dans le discours
réel, comme dans la phrase Il fait très froid dans cette
pièce
, les choses présentées à l'auditeur par fait, très, et dans ne
sont pas indiquées par des noms. Mais une « chose », de par sa
nature même, peut être considérée de différents points de vue et
sous différents aspects. Dans la phrase Il fait très froid dans
cette pièce
, les choses signifiées par fait, très et dans ne sont pas
présentées comme les choses qu'elles sont en réalité mais, respectivement,
comme verbe, adverbe et préposition. Cependant,
quand nous discutons de la relation de ces mots aux choses qu'ils
signifient, nous pensons nécessairement à ces choses en tant que
choses, c'est-à-dire de la manière substantive qui exige l'emploi
de noms. Peut-être pourrai-je éclairer ce point assez délicat si je
réussis à montrer que la chose signifiée par tout mot dans toute
phrase peut toujours être décrite par un nom ou l'équivalent
d'un nom 2250. Dans l'exemple que nous avons proposé, on peut
expliciter la chose signifiée par fait par les mots « l'affirmation
de l'existence de froid dans cette pièce » ; la chose signifiée par
très, par les mots « le haut degré de froid dans cette pièce », et
la chose signifiée par dans par les mots « existence dans cette
42pièce de grand froid ». Par rapport à ces choses, il est tout à fait
correct de dire que les sens de fait, très et dans sont adjectivaux.
Dans la partie de son sens qui est actualisée ici, fait signifie
« étant de la nature d'une affirmation », très a le sens de « étant
d'un haut degré », et dans celui de « étant à l'intérieur ». J'avoue
qu'il serait assez difficile de décrire sous forme de nom la chose
signifiée par que, par exemple, dans l'homme que j'ai vu mais
on peut au moins concevoir dans les grandes lignes ce qu'une
telle description donnerait 2351.

Peut-être que ma réponse à ces deux objections éventuelles a
embrouillé la question au lieu de l'éclaircir. Mais dans ce cas, le
dernier paragraphe peut être sauté. Je me tourne maintenant
vers le problème des noms propres (e) et la question que je vais
étudier est la suivante : peuvent-ils, eux aussi, être considérés
comme des noms de classes et leur sens doit-il être conçu
comme adjectival ? Un nom propre, dans la mesure où il reste
un véritable nom propre, est un mot qui ne fait référence qu'à
une seule chose individuelle, généralement une personne ou un
lieu. La notion d'une classe à un seul élément n'a rien de contradictoire
même si, bien sûr, elle ne présente qu'un intérêt purement
théorique. Mais du point de vue adopté au début de ce
paragraphe, un nom propre ne saurait être une classe à un seul
élément. Les noms propres ressemblent à tous les autres mots
du fait qu'ils sont utilisés, non pas dans un cas unique, mais
constamment. Supposons, à titre d'exemple, qu'un surnom individuel
donné ait été utilisé juste cinq mille fois. A son cinq mille
et unième emploi, c'est une classe de cinq mille membres à
laquelle a été ajouté un membre. Si nous examinons ce problème
de plus près, ce membre n'est en fait jamais non plus
tout à fait identique, même s'il s'agit de la même personne.
Nécessairement, il a un jour, une heure, une minute de plus.
Tantôt il est calme, tantôt il est en colère. Il peut être nu ou
habillé ; il peut bouger ou rester immobile ; être assis ou debout.
Dans ce sens, la chose signifiée par un nom propre est toujours
différente, même si elle possède une continuité et une unité spatiales,
43temporelles et physiologiques qui fournissent le sens du
nom.

Or, Mill, qui fait autorité en la matière, prétend que les noms
propres n'ont pas de sens. Il est évident que cette thèse défendue
par Mill n'est pas complètement absurde, mais je maintiens
qu'il n'emploie pas le terme « sens » comme doit le faire le théoricien
du langage. Un nom propre est un mot, et, en tant que
mot, il partage la dualité fondamentale des mots qui sont à la
fois sons et sens. Au premier abord, il semblerait qu'ici le sens
du mot soit vraiment identique à la chose-signifiée, mais il suffit
de réfléchir un peu pour se rendre compte que ce n'est qu'une
illusion. Le sens d'un mot est quelque chose de mental, quelque
chose qui surgit dans la pensée chaque fois que le mot est
entendu ou évoqué. Mais Goethe, la personne, ne surgit pas
dans mes pensées quand j'évoque le mot Goethe. Le mot me dit
simplement que je dois penser à quelque chose « étant Goethe »
ou, en d'autres termes, le sens du nom Goethe est adjectival par
rapport au véritable Goethe. Le sens du nom Goethe, je l'ai
acquis comme une possession mentale, exactement comme j'ai
acquis le sens d'autres mots. J'ai lu sa vie, vu ses portraits et
étudié ses œuvres. Grâce à tous ces témoignages, j'ai une représentation
nette de Goethe. Par conséquent, quand le nom de
Goethe est mentionné, je sais de quel homme il s'agit. Je peux
donc concentrer mon attention sur cet homme. Qu'un nom propre
est adjectival du point de vue du sens est prouvé, en outre,
par le fait qu'il peut être employé comme prédicat. Ma fille s'appelle
Margaret. Imaginez-la en train de jouer au théâtre et
déguisée de telle sorte qu'elle soit méconnaissable. Je la montre
du doigt et dis : C'est Margaret. Ce que l'auditeur comprend,
c'est que la personne qu'il voit là-bas, c'est la personne ayant-la-personnalité-de-Margaret Gardiner,
qu'en fait c'est Margaret
Gardiner. Je pense que nous en avons suffisamment dit pour
montrer que les noms propres ne sont pas, par essence, différents
des autres mots 2452.

La seule difficulté réelle à concevoir les mots comme des
noms de classe vient de ce que nous avons l'habitude de concevoir
les classes comme des assemblages de choses individuelles
qui se ressemblent toutes en un point particulier. Mais le sens
44des mots recouvre souvent des applications entre lesquelles il est
impossible de découvrir un point de ressemblance quelconque.
Ainsi, le mot anglais file désigne à la fois les crochets durs et
pointus sur lesquels ont enfile les documents pour les conserver
(un « classeur ») et une suite de personnes placées l'une derrière
l'autre (une « file »). La ressemblance ne devient apparente que
lorsqu'on s'aperçoit que file est dérivé du latin filum qui signifie
« fil » 2553. Il nous faut donc élargir l'affirmation faite au début de
ce paragraphe en ajoutant que prononcer un mot équivaut à dire
à l'auditeur : « Voici un nom représentant quelque chose comme
A, comme B, comme C, ou comme D », où A, B, C et D sont les
différentes espèces ou sous-classes de la chose recouverte par le
même mot ou le même nom de classe global. Nous avons donc
vu que, par rapport aux choses qu'ils signifient, les mots sont
(1) des noms de classe et (2) des adjectifs. Comme on l'a remarqué
précédemment, ces deux façons de décrire leurs relations
n'en font qu'une en réalité car une classe est un assemblage de
choses réunies grâce à un attribut commun. Il n'y a aucune raison
pour que cet attribut ne prenne pas la forme complexe
« étant du type A ou B ou C ou D ».

Les considérations exposées dans le dernier paragraphe montrent
à l'évidence que le sens d'un mot n'est pas identique à une
« idée » au sens platonicien. A première vue, il pourrait sembler
plausible de décrire le mécanisme du discours comme « l'indication
des choses par les noms des idées », ce que la formule scolastique
exprime ainsi : Voces significant res mediantibus
conceptis
. En y regardant de plus près, on voit que les sens des
mots ne possèdent rien de cette uniformité et de cette homogénéité
qui sont caractéristiques des « idées ». Les idées, si tant est
qu'on puisse les atteindre, sont le résultat de longues et pénibles
recherches philosophiques. Le métaphysicien peut finir par parvenir
à un concept adéquat de la « Vérité » et le physicien peut
définir la « Force » d'une façon qui lui sera très utile. Mais ces
notions ne sont pas les sens des mots avec lesquels opère le discours.
Si nous consultons l'Oxford English Dictionary, nous
trouverons le sens de vérité présenté sous trois rubriques principales,
45chacune avec de nombreuses subdivisions. Les applications
de ce mot vont de la fidélité ou de la loyauté personnelles à des
faits ou réalités vérifiés. Ce n'est pas comme « idée » que doit
être conçu le sens du mot vérité mais plutôt comme une aire sur
laquelle sont inscrites ses différentes possibilités d'application 2654.

§ 14. Les éléments mécanisés du discours 2755

Il est évident qu'une seule explication ne peut suffire à rendre
compte de tous les instruments employés ou de toutes les opérations
effectuées dans un art aussi ancien que celui du discours.
En décrivant les mots d'une phrase comme des « indices », on
n'aborde qu'un aspect de la question. Au point où nous en
sommes, il serait toutefois prématuré d'insister sur les autres
rôles des mots ; ceci ne pourrait que détourner l'attention de
leur fonction première d'indices. Mais il me faut devancer une
objection évidente contre le point de vue que j'ai envisagé jusqu'ici ;
on ne peut nier que beaucoup des mots que nous
employons n'ont pas de fonction très précise et doivent leur
place dans le discours à des raisons essentiellement historiques.
On peut appeler le principe que je vais illustrer la mécanisation
du discours
ou, pour employer une autre métaphore, la « fossilisation
des mots et groupes de mots ». Ce thème sera considéré
sous trois rubriques.

(1) Formules stéréotypées

Dans notre vie quotidienne nous nous trouvons constamment
face à des situations tellement analogues que nous n'hésitons
pas à dire qu'il s'agit de la « même situation ». Chaque langue
possède des expressions idiomatiques adaptées à certaines situations
récurrentes. Pour s'excuser, l'Anglais a recours à l'expression
Pray dont mention it ! ou Don't mention it ! ou le moins
46raffiné Granted ! Dans les mêmes circonstances le Français dira :
Je vous en prie ! et l'Allemand Ich bitte ! ou Bitte ! ou Bitte
sehr !
En fait, ces formules signifient toutes la même chose et il
serait manifestement inapproprié de décrire les mots qui les
composent comme des indices séparés et successifs s'ajoutant
pour produire un résultat donné. Il en est de même pour les
innombrables idiosyncrasies, comme par exemple, en anglais, le
fastidieux I mean ou le Don't yer know, heureusement pratiquement
tombé en désuétude, dont certains jeunes gens, par timidité
ou par affectation, se plaisent à entrelarder leurs conversations.
Les formules sont très fréquentes dans les relations
sociales, au cours d'un dîner par exemple : « Vous êtes allés au
théâtre récemment ? » « Nous avons assisté à Mi-Figue, Mi-Raisin
il y a quelques jours. « Pas mal, hein ? » « Génial ! »
. Ces
phrases signifient certainement quelque chose mais, d'un autre
côté, on a l'impression que les questions et les réponses se succèdent
comme les énoncés mécaniques d'automates. Ce qui est
dit n'est pas important. Les sujets abordés sont conventionnels
et ne sont qu'un moyen d'établir un contact 2856.

(2) Locutions figées

Des mots qui, à l'origine, étaient séparés et qu'on trouve
encore avec leur sens plein dans d'autres contextes, tendent à se
regrouper et à former des locutions figées. Ces locutions sont en
fait des mots composés, et il serait vraiment déplacé de décrire
leurs parties constitutives comme des « indices ». Ainsi, attacher
de l'importance à
ou faire grand cas de sont des expressions
pratiquement synonymes de estimer dans un des sens de ce
verbe ; tenir sa langue ou garder le silence équivaut au latin
tacere ; fouler aux pieds est l'équivalent de mépriser comme couper
la poire en deux
l'est de faire un compromis et donner le
coup d'envoi
de commencer une action. Toutes ces expressions
arrivent toutes prêtes au locuteur. En tant qu'unités composées,
ce sont des « indices » qu'il peut choisir, mais les mots qui les
composent ne sont les « indices » de rien, si ce n'est de l'expression
elle-même.47

(3) Idiomes

Les langues diffèrent beaucoup du point de vue des formes
qu'elles ont adoptées. Le meilleur exemple qu'on peut citer est
l'extension variable des articles défini et indéfini. En latin, leur
emploi est réduit au minimum ; Rex regiaque classis una profecti,
se dit en français Le roi et la flotte royale partirent ensemble,
tandis que Natura inimica sunt libera civitas et rex doit se
traduire par : Un état libre et un roi sont par nature ennemis.
Contrairement à l'anglais, l'allemand et le français emploient
tous deux l'article défini devant les noms abstraits, par exemple :
die Wahrheit, la vérité, mais en anglais truth. Le français et
l'anglais ne peuvent employer l'article défini avec les noms de
personne alors qu'il est courant de le faire en allemand, par
exemple die Maria. On dit parfois que de tels mots qui ne signifient
pas grand-chose sont des outils grammaticaux. Mais la
fonction d'un outil est de servir à un but spécifique. Or, dans de
nombreux cas, l'article ne sert à rien de particulier, ou en tout
cas n'a qu'un rôle très secondaire et très vague. L'article n'est
souvent que du lest inutile, une habitude ou un maniérisme
accepté par l'ensemble d'une communauté linguistique.

Les phénomènes dont on a donné ici des exemples démentent-ils
ce que nous avions dit auparavant sur la nature des mots
et leur mode de fonctionnement ? Je ne le crois pas. La mécanisation
des mots est un phénomène caractéristique des activités
humaines en général. Les habitudes sont engendrées par des
actions qui, au départ, étaient intentionnelles et donc d'une
réelle utilité. A un stade ultérieur, de telles actions peuvent
devenir superflues. Dans les parties mécanisées du langage on
peut généralement discerner, au départ, une intention rationnelle.
Dans le français ne…pas le mot pas, en latin passum, avait
à l'origine une force emphatique ; il ou elle n'ira pas un « pas »
plus loin. Il en est de même pour l'article défini ; partout celui-ci
est né d'un démonstratif qui servait à identifier et à localiser,
tandis que l'article indéfini, dérivé du numéral « un », a aujourd'hui
essentiellement la fonction négative d'indiquer à l'auditeur
que la chose qu'il qualifie n'a pas besoin d'être identifiée plus
précisément. On peut généraliser les conclusions que nous ont
permis de tirer ces exemples. Certes, on ne peut plus dire que
dans l'usage actuel, chaque mot isolé a un sens mûrement réfléchi
48ou une importance sémantique, mais en tout cas, on peut
être sûr que l'original historique avait de bonnes raisons d'être
et un rôle précis. Il est si facile d'accumuler les vieilles choses.
Comme le disaient les Egyptiens dans un autre contexte : (Les
mots ne sont que
) le souffle de la bouche, nous ne saurions nous
en lasser
. Les mots ne coûtent pas cher et il eût été étonnant
qu'on lésinât sur leur emploi.

§ 15. L'attention sélective

Le lecteur s'est peut-être dit que, si un énoncé est une affaire
aussi compliquée qu'on l'affirme ici, avec un locuteur, un auditeur,
des mots (sons d'un côté et sens de l'autre) et des choses,
alors, c'est un miracle qu'on arrive à comprendre quoi que ce
soit. Et c'en est un effectivement, tout comme la structure du
corps humain est un miracle et comme tout ce qui concerne la
constitution de l'homme est un miracle. Mais c'est grâce à un
entraînement intense et sans relâche depuis leur plus jeune âge
que les hommes acquièrent la double faculté d'expression et de
compréhension. Le philologue n'a pas à discourir sur les mécanismes
psychiques qui permettent à l'homme d'avoir une activité
linguistique, mais on peut au moins mentionner son aptitude
à comparer et son aptitude à sélectionner. En particulier,
nous ne pouvons passer sous silence l'effet le plus important de
cette faculté, à savoir le fait que tout ce qui est superflu et non
indispensable à l'opérativité du discours disparaît de la conscience
ou y occupe une position sulbalterne. Lorsqu'un mot est
employé, aussi bien le locuteur que l'auditeur peuvent, grâce à
leur attention sélective, rejeter à l'arrière-plan toutes les applications
potentielles du sens qui ne sont pas pertinentes pour le
contexte immédiat 2957. De même, bien que, par habitude et simple
habileté linguistique, le locuteur adapte automatiquement ses
mots au niveau intellectuel et social de l'auditeur, il lui arrive
très souvent d'oublier complètement sa présence, tout absorbé
qu'il est par son sujet. De son côté, l'auditeur prend souvent les
mots du locuteur, non pas comme s'ils exprimaient simplement
une opinion sujette à caution, mais comme si les choses elles-mêmes
révélaient leur nature la plus intime. Peut-être le phénomène
49le plus commun de tous est-il qu'on a à peine conscience
des mots prononcés en tant que tels, seules les choses qu'ils
indiquent étant discernées. Ainsi, en surface, le discours apparaît
souvent très simple — quelque chose est dit. Mais il suffit d'un
petit déplacement d'accent pour que l'un ou plusieurs des facteurs
sous-jacents soient mis au premier plan. Un geste inconsidéré
peut éclipser les choses signifiées et attirer l'attention sur
le locuteur. On prend presque toujours conscience de sa présence
lorsque quelque chose de manifestement faux ou d'absurde est
affirmé. Une expression insolite ou un peu trop recherchée peut
amener l'auditeur à prêter plus d'attention à la forme du discours
qu'au fond. Le fait que l'attention se déplace si rapidement
et de façon si imprévisible est la meilleure preuve que les quatre
facteurs du discours que j'ai énumérés et discutés sont toujours
présents, même si c'est souvent seulement à l'état latent.

§ 16. La situation

Ce n'est pas un facteur du discours, mais le cadre sans lequel
le discours ne peut devenir effectif, qui est ici désigné par le
terme « situation ». Les quatre facteurs doivent tous être dans la
même situation, c'est-à-dire accessibles l'un à l'autre, physiquement
ou mentalement. Certaines implications de cette doctrine
sont si banales qu'il semble presque inutile de les mentionner.
Le locuteur et l'auditeur doivent se trouver dans la même situation
spatiale et temporelle. Moi qui suis dans cette pièce, je ne
peux vous parler, à vous qui êtes à la campagne — hormis, bien
entendu, par le truchement de l'écriture, ou du téléphone, ou de
la radio. Vous, hier, n'avez pu entendre ce que je dirai demain.
En outre, les mots employés doivent être dans la situation et du
locuteur et de l'auditeur. Ces deux derniers doivent, en fait, parler
la même langue 3058, c'est-à-dire ne pas simplement s'exprimer
dans la même langue, mais aussi employer un vocabulaire compréhensible
par l'un et l'autre. Un paysan français ne vous comprendra
pas si vous lui parlez en anglais, mais il ne vous comprendra
pas davantage si vous employez des mots comme
psychanalyse ou binôme, car ni le son ni le sens de ces mots ne
lui sont familiers.50

Le concept de « situation » prend toute son importance quand
il est appliqué aux choses dont on parle 3159. Potentiellement, tout
mot qui est prononcé peut faire référence à l'univers entier.
Mais les mots sont choisis après une évaluation très précise de
leur intelligibilité ; plus la chose dont on parle est éloignée, plus
on devra fournir d'indices afin de permettre son identification.
En revanche, si la situation est la même pour le locuteur et pour
l'auditeur du point de vue temporel et spatial, un seul mot ou
indice suffira souvent à l'identification. On n'a pas besoin de
mots supplémentaires pour interpréter le rappel Bis ! entendu
après une chanson dans une salle de concert. L'exclamation
Fire ! en anglais ne signifie pas la même chose hurlée en pleine
nuit (Au feu !), que prononcée par un officier en présence de ses
troupes (Feu !), mais dans les deux cas, le mot à lui seul suffit.
Je ne saurais trop insister sur le fait que les mots ne sont que
des indices, que la plupart des mots ont un sens ambigu et que,
dans chaque cas, la chose-signifiée doit être découverte dans la
situation, par l'intelligence vive et active de l'auditeur. Admettre
ceci rend tout à fait caduque l'ancienne théorie heureusement
presque désuète selon laquelle les énoncés à mot unique comme
Bis ! et Feu ! sont « elliptiques », c'est-à-dire nécessitent l'adjonction
de plusieurs autres mots pour « compléter leur sens ».
Aucune quantité de mots ne « complétera » jamais le « sens »
d'un énoncé si, par « sens », on entend la chose-signifiée. La
chose-signifiée est toujours en dehors des mots et non pas à
l'intérieur des mots. Elle est dans la situation mais pas dans
l'énoncé. Donc, dans le sens où l'exclamation Feu ! est elliptique,
toute phrase, quelle qu'elle soit, est elliptique 3260. C'est au philosophe
plutôt qu'au philologue qu'il appartient de sonder plus
profondément la nature de la « situation » ainsi que celle des
« choses » signifiées par le discours. Pour mon but immédiat, ces
termes sont suffisamment clairs. Il importe cependant de remarquer
que la situation d'une phrase inclut souvent plusieurs époques
différentes et plusieurs lieux différents 3361. Considérons, par
exemple, la phrase : Je me souviens t'avoir entendu dire que ton
père avait voyagé en Espagne
. Trois époques et au moins deux
lieux sont concernés ici, et pourtant, la chose-signifiée est parfaitement
51claire. Peut-être la « situation » perdrait-elle son caractère
quelque peu mystique si nous parlions ici non pas de « la
situation » mais de « situations » au pluriel. Rien ne semble s'y
opposer.

Il existe toutes sortes de situations. La situation des énoncés
Bis ! ou Feu ! pourrait être appelée « situation de présence ».
Dans Napoléon fut vaincu à Waterloo, on pourrait parler de
« situation de savoir partagé ». Il y a aussi la « situation d'imagination »,
comme lorsqu'une anecdote est rapportée. Le contexte
verbal n'est pas en soi une situation, mais, avec les gestes et le
ton de la voix, il constitue le principal moyen de montrer la
situation. Chaque mot est comme un rayon de lumière, éclairant
d'abord une partie, puis une autre, du champ à l'intérieur duquel
se trouve la chose, ou plutôt l'association complexe de choses
(Sachverhalt), signifiée par une phrase. Parfois, l'orientation des
rayons reste constante, chaque mot successif ne faisant que
rétrécir l'aire recouverte par le précédent. Ainsi en est-il des
trois derniers mots de J'adore mon vieux chapeau, où le premier
mot désigne le locuteur et le second, une émotion de qualité et
d'intensité très variables. Les cinq mots, ensemble, se combinent
avec les facteurs extra-verbaux du discours pour indiquer, non
pas la chose-signifiée, mais sa situation. La chose-signifiée, c'est
l'intelligence de l'auditeur qui doit la découvrir.

§ 17. Le niveau d'intention

Ce nom qui, je pense, est nouveau, fait référence à un aspect
extrêmement important des choses signifiées par le discours.
Aucun être humain ne pourrait vivre assez longtemps ou avoir
un esprit suffisamment pénétrant pour se représenter exhaustivement
la composition de la plus simple des « choses », au sens
où j'entends ce mot. La nature même d'une « chose » est telle
que l'attention peut s'y arrêter et l'examiner sous des angles très
différents, sans jamais en épuiser tous les caractères. Dans un
énoncé aussi simple que le vocatif Marie !, la chose-signifiée
(toujours très complexe, comme nous le verrons au chapitre suivant)
est une chose sur laquelle l'esprit peut méditer éternellement.
Elle a trait non seulement à l'individu Marie mais aussi
au fait que je l'appelle, ainsi qu'aux raisons pour lesquelles je
l'appelle. Nous nous trouvons ici en présence d'un dilemme
auquel la théorie du discours ne peut échapper. Si, dans notre
52définition de la chose-signifiée, nous incluons uniquement cette
partie de la chose que le locuteur de la phrase voulait faire voir
à l'auditeur, alors nous sommes ipso facto contraints de renoncer
à une analyse plus poussée de la chose-signifiée. Si, en
revanche, nous analysons effectivement la chose-signifiée, alors
nous dépassons les limites de l'intention du locuteur et, dans
cette mesure, nous perdons de vue la chose ainsi définie. C'est
pourquoi il apparaît nécessaire de considérer les choses signifiées
par le discours comme étant de nature substantielle et susceptibles
d'une analyse infinie ; mais il nous faut ajouter en
annexe que le théoricien du discours n'a à s'intéresser qu'à la
partie des choses nécessaire pour élucider ce que le locuteur
avait l'intention de faire voir à l'auditeur 3462.

Les hommes ont une telle maîtrise du langage, et l'auditeur
est toujours si bien disposé à écouter, que le niveau d'intention
du locuteur est généralement perçu et accepté. A la fin de la
dernière section, j'ai pris pour exemple la phrase (f) J'adore mon
vieux chapeau
, qui se trouve exprimer un fait réel — un fait
que, de plus, j'avais à l'esprit en choisissant cette phrase comme
exemple. J'ai bien un vieux chapeau et j'adore effectivement ce
vieux chapeau. Mais mon but en écrivant la phrase était d'illustrer
la nature et la fonction des mots, et le lecteur n'était pas
censé s'intéresser à d'autres aspects de la chose-signifiée. Je ne
lui demandais pas de savoir auquel de mes vieux chapeaux usés
je pensais ; il était censé s'intéresser uniquement à la portée
philologique de la phrase. La nature du terme « situation »
employé en théorie linguistique est ainsi davantage élucidée. Les
grammaires, les dictionnaires et les livres comme celui-ci ont ce
qu'on pourrait appeler une « situation linguistique ». Dans la
phrase J'adore mon vieux chapeau, qui je suis ou quels chapeaux
je peux posséder n'a absolument aucune importance. Mon
niveau d'intention s'arrêtait à la philologie.53

§ 18. Le degré de conscience des mots

Le problème dont nous allons discuter est étroitement lié à
ceux abordés dans les deux derniers paragraphes : il s'agit de
déterminer dans quelle mesure nous avons conscience des mots
que nous prononçons pendant l'acte de langage. Le caractère instrumental
du discours devrait maintenant être suffisamment
apparent. Mais l'idée qu'on se fait ordinairement d'un instrument
ou d'un outil est celle d'un moyen permettant d'atteindre
certains buts. Une fois ces buts atteints, les instruments sont
généralement mis à l'écart ou tout au moins passés sous silence.
Quand il a terminé son châssis de fenêtre, le menuisier remballe
ses outils et s'achemine vers une autre tâche. Les mots sont souvent
très semblables à des instruments ou des outils. Quand
vous demandez le prix d'un article et qu'on vous répond Six
francs dix !
vous donnez l'argent et la transaction est terminée.
Les mots Six francs dix ! n'ont été employés par le vendeur que
comme un moyen d'obtenir son dû. Les mots eux-mêmes n'ont
aucune importance. Il se peut que le locuteur n'ait pas conscience
de les prononcer et que l'auditeur n'ait pas conscience de
les entendre. Mais tous les emplois de la langue ne sont pas
aussi simples, bien que tout emploi soit nécessairement de ce
type. Souvent le mot ne peut être écarté sans que les caractères
essentiels de la chose dont il est parlé ne subissent de graves
préjudices ou même soient totalement perdus. Prenez l'affirmation
C'était un homme très imposant. Le mot imposant évoque
toutes sortes de souvenirs et de jugements, des souvenirs auxquels
se mêlent inextricablement des considérations d'ordre éthique
et esthétique. Dans ce domaine du discours, les mots sont
souverains et il n'existe pas de véritables synonymes. Substituez
majestueux, noble ou solennel, la chose dite, même si elle n'est
pas totalement différente, se trouve considérablement modifiée.
Nous voyons donc ici l'outil comme composante nécessaire et
inséparable des produits fabriqués. Si les mots sont toujours des
instruments, ce sont, dans certains cas au moins, des instruments
d'un type tout à fait exceptionnel.

Le fait est que beaucoup des choses dont on parle sont si
intangibles, si insaisissables, que la présence du mot lui-même
est nécessaire si l'on veut se concentrer sur la chose 3563. Lorsque
54la discussion porte sur des objets matériels, leurs noms peuvent
être écartés ou passés sous silence sans préjudice pour l'intention
du locuteur. Une chose abstraite, en revanche, peut difficilement
être gardée à l'esprit si le mot qui la désigne ne reste pas
pour lui servir de signe extérieur et perceptible. Il est tout à fait
impossible de comprendre ce que signifie religion sans la
conscience du mot lui-même qui dirige et maîtrise la pensée. Un
fait d'une grande importance pour la théorie du discours, et
qu'on a déjà noté, est que la formulation verbale de la chose la
plus simple entraîne elle-même une altération de cette chose,
une cristallisation pour ainsi dire. Tout le monde a déjà fait
cette expérience d'avoir quelque chose à dire, sans savoir exactement
quoi. Et puis, les mots viennent et, avec eux, le sentiment,
non pas seulement qu'on exprime, mais aussi qu'on crée quelque
chose. Les mots sont ainsi devenus partie intégrante de notre
mécanisme de pensée et restent, à la fois pour nous-mêmes et
pour les autres, les gardiens de nos pensées.

Mais que ceci reste bien clair cependant : même dans les
énoncés abstraits, le sens du mot ne peut jamais être identique à
la chose-signifiée, quelle que soit la force du lien qui les unit. Le
sens d'un mot peut cristalliser dans notre esprit une pensée qui
s'est longtemps dérobée à l'expression, mais cette pensée est de
nature substantive et le sens du mot est de nature adjectivale. Le
sens du mot ne peut que décrire ce qui est signifié, et non pas
être ce qui est signifié. Le fait qu'on ait conscience des mots
n'est pas en contradiction avec le caractère instrumental du discours
que j'ai pris tant de soin à démontrer.

§ 19. Le style

Locuteur et auditeur, mot et chose sont les quatre facteurs
inévitablement présents dans tout acte de langage mais, comme
nous l'avons vu au § 15, l'attention sélective a généralement
pour effet de subordonner les trois premiers à la matière du discours.
Tandis que la chose dont il est parlé se détache clairement
au premier plan, nettement définie, les ombres du locuteur, de
l'auditeur et des mots eux-mêmes sont, dans le meilleur des cas,
à peine entrevues dans la pénombre environnante. Une remarque
ultérieure peut cependant attirer l'attention sur l'un deux,
témoins des pensées comme « Pourquoi lui m'a-t-il dit cela à
moi ? » « Comme il a bien parlé ! ». La forme de discours que je
55viens de décrire est la plus courante, mais il arrive que les mots
employés soient si bien choisis qu'immédiatement ou après, ils
suscitent l'admiration de l'auditeur. La qualité d'une suite de
mots qui fait naître un tel sentiment, c'est ce que nous appelons
le « style », qui peut avoir trait à l'aspect sonore des mots ou à
leur aspect sémantique ; un bon style prend soin aussi bien de la
sonorité que du sens. Nous voici donc devant une nouvelle
forme du degré de conscience des mots. Les mots peuvent passer
au premier plan, non seulement lorsqu'ils sont utiles ou
indispensables à la fixation de la chose-signifiée, mais aussi pour
eux-mêmes et en raison de leur propre valeur intrinsèque. Une
conversation ordinaire peut avoir autant de style qu'un discours
solennel, mais le style est avant tout l'affaire de la forme écrite
de discours que nous appelons « littérature ». En littérature, on
distingue la poésie et la prose et il est généralement convenu
que la poésie ne doit pas être assimilée à de la simple versification.
Une discussion sur la différence entre prose et poésie n'a
pas sa place ici, mais une chose doit être soulignée. En poésie,
on a davantage conscience des mots qu'en prose, car en poésie,
pensée et expression sont indissolublement liées. En prose, vous
pouvez changer une phrase ici et là, sans que l'ensemble en soit
vraiment affecté. Mais changez seulement quelques mots en
poésie et vous n'avez plus le même poème.

Addendum au chapitre I

Note A : L'auditeur est-il un facteur nécessaire du discours ?

Mes lecteurs trouveront dans les lignes qui suivent un exposé mûrement
réfléchi et très clair de la thèse même que je rejette : « Qu'est-ce
donc que l'essence ou la nature du Langage, ce qu'il est partout et toujours
et ne peut pas ne pas être, étant par conséquent non pas ce qui
était ou sera mais ce qui est maintenant ? Comment faut-il le concevoir ?
La réponse, c'est que le langage n'est pas un phénomène ni une
fonction pratique ou logique mais esthétique. C'est là sa véritable
nature et c'est ce qui explique sa genèse et règle sa destinée. Le Langage
est apparu pour permettre à l'Homme de s'exprimer, de se
représenter intérieurement les choses qui pouvaient l'émouvoir ou le
toucher, leur conférant ainsi clarté, précision, de même qu'une certaine
autonomie ; il est apparu pour permettre à l'Homme de se donner des
objets dont il puisse se réjouir ; c'est encore là le principal service qu'il
56nous rend aujourd'hui et il en sera ainsi tant que le monde et la nature
de l'Homme le voudront ». (J.A. Smith, « Artificial Languages », dans
S.P.E. Tract No XXXIV, 1930, p. 472). Confronté à de telles assertions,
on ne peut qu'éprouver ce que Darwin a dû éprouver face au dogme
de la génération spontanée. Je ne vois pas de meilleure réfutation de
telles assertions purement spéculatives que la réponse si spirituelle de
Samuel Butler à Max Müller dans son article « Thought and Language »,
dans Essays on Life, Art, and Science, pp. 176 et sequ., dont je
cite l'extrait qui suit : « Il faut deux personnes pour dire une chose —
une à qui elle est dite (a sayee) et une qui la dit (a sayer). L'une et
l'autre sont aussi indispensables pour qu'il y ait véritablement du dire.
Si A a parlé mais que B n'a pas entendu, rien n'a été dit et A doit
répéter ce qu'il a dit. Certes, la croyance de A que B était un auditeur
bonâ fide sauve son discours quâ lui, mais ce discours est resté tout à
fait stérile. Il n'a pas satisfait aux conditions nécessaires pour qu'il y
ait véritablement du discours, à savoir non seulement que A parle
mais aussi que B entende ».

Un autre linguiste qui croit que le locuteur construit ses phrases
sans se préoccuper de l'auditeur est John Ries. Son livre savant et
minutieux, Was ist ein Satz ? (Prague, 1931) défend cette thèse avec
une clarté et une vigueur exemplaires. Au cours de sa démonstration,
il va jusqu'à dire (p. 46) : « Die Eigenart keines Gegenstandes, keiner
Erscheinung, keiner Tätigkeit hängt davon ab, ob und wie diese beobachtet,
in welcher Weise, auf welchen physischen Wegen sie von
einem Beobachter aufgenommen oder wie weit sie von ihm erfasst
werden ». Notre docte Professeur a-t-il jamais réfléchi à la nature
d'une vente ou à la technique du flirt ?

Note B : La distinction entre « sens » et « chose-signifiée » a-t-elle
vraiment été négligée jusqu'ici ?

Ceux de mes lecteurs qui étudient pour la première fois la théorie
linguistique auront beaucoup de peine à croire qu'une distinction aussi
évidente ait pu être négligée. Et pourtant il faut bien constater que les
positions claires sur ce point sont très difficiles à trouver. La position
de Paul n'est pas très bien définie. Il a parfois conscience que l'on peut
parler de choses qui se trouvent en dehors du discours et que l'emploi
de mots consiste à subsumer ces choses sous les différentes catégories
de mots. Il serait difficile de trouver une meilleure formule pour expliquer
les faits que celle citée au § 67 (note 12). Cependant, aucune trace
de cette doctrine n'apparaît dans les paragraphes consacrés au sens du
mot (Prinzipien, § § 51 et sequ.). Là, il établit une distinction entre
usuelle Bedeutung, le sens généralement accepté d'un mot, et okkasionelle
Bedeutung
, le sens qu'un locuteur donne à un mot au moment où
il l'énonce ; en dehors de ces deux sens, il ne reconnaît aucune référence
57objective. Wundt semble poser comme principe que, pour déterminer
la nature d'une phrase, aucun ajout à ce qui est exprimé par les
mots ne devrait être supposé (hinzugedacht). Critiquant cette thèse,
Paul affirme qu'une telle supposition est « généralement » (meistens)
nécessaire (op. cit., p. 130, n1). Il aurait dû écrire « toujours » et qu'il
ne l'ait pas fait prouve bien qu'il n'a pas saisi la vérité. Je n'ai pas
réussi à me faire une idée précise de la position de Jespersen sur ce
problème. Il est clair que, pour lui, les mots peuvent faire référence à
des « choses » car, comme nous le verrons (§ 70), il tente de classer les
mots selon le nombre d'objets auxquels ils peuvent être appliqués.
Dans certains passages de ces travaux, toutefois, il semble qu'il
emploie le mot « sens » au sens restreint de okkasionelle Bedeutung tel
que le définit Paul ; par ex., si on me demande de donner le sens de
jar ou sound ou palm ou tract, la seule réponse honnête est
« Montrez-moi le contexte et je vous dirai le sens ». Dans un cas le
mot anglais pipe est compris comme signifiant une pipe que l'on
fume, dans un autre un tuyau de canalisation, dans un troisième un
sifflet, dans un autre encore les tuyaux d'un orgue, Philosophy p. 66.
Un cas très clair d'omission des « choses » dans un traité général écrit
par un érudit de premier ordre apparaît dans le Cours de Linguistique
Générale
de Saussure, pp. 28-9, où il a recours au schéma suivant pour
illustrer le « circuit » d'un bout de conversation. Le point de départ de
ce circuit est un « concept » se trouvant dans le cerveau du locuteur ;
ce concept déclenche une « image acoustique » :

image

Figure 1
Le circuit de la parole
Cf. Saussure, Cours de Linguistique p. 28

« c'est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d'un
procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation
une impulsion corrélative à l'image ; puis les ondes sonores se
propagent de la bouche de A à l'oreille de B : procès purement physique.
58Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de
l'oreille au cerveau, transmission physiologique de l'image acoustique ;
dans le cerveau, association psychique de cette image avec le concept
correspondant. Si B parle à son tour, ce nouvel acte suivra — de son
cerveau à celui de A — exactement la même marche que le premier…
Cette analyse ne prétend pas être complète ; on pourrait distinguer
encore : la sensation acoustique pure, l'identification de cette sensation
avec l'image acoustique latente, l'image musculaire de la phonation,
etc… Nous n'avons tenu compte que des éléments jugés essentiels ;
mais notre figure permet de distinguer d'emblée les parties physiques
(ondes sonores) des parties physiologiques (phonation et audition) et
psychiques (images verbales et concepts). Il est en effet capital de
remarquer que l'image verbale ne se confond pas avec le son lui-même
et qu'elle est psychique au même titre que le concept qui lui est
associé ».

Le passage est trop long pour être cité en entier mais la suite montre
à l'évidence que Saussure essayait de décrire un acte de discours
complet, ou plutôt deux actes de discours complémentaires, sans omettre
aucun des facteurs essentiels. On ne trouve pourtant aucune allusion
aux « choses » auxquelles il est fait référence. Si un penseur aussi
profond que Saussure n'a pas remarqué la nécessité des « choses » dans
tout acte de langage, on peut être certain que la même erreur est largement
répandue. C'est pour cette raison que ma critique le vise tout
particulièrement.

Heureusement, il y a quelques philologues qui ont diagnostiqué les
faits avec plus de perspicacité. Parmi eux Wegener, comme d'habitude,
vient en tête. L'explication qu'il donne de la procédure suivie par l'auditeur
pour déduire ce que le locuteur a voulu dire, en partie grâce aux
mots, en partie grâce à la situation, prouve qu'il a parfaitement compris
l'essentiel (Grundfragen, passim, et en particulier p. 19 et sequ.).
Mais la terminologie de Wegener diffère quelque peu de la mienne. Il
est difficile de voir dans quelle mesure Erdmann partage les points de
vue de Wegener, mais il a au moins reconnu le bien-fondé de la doctrine
scolastique de la suppositio, voir note 13, p. 36. Kalepky
(Neuaufbau pp. 6-7) a reconnu, peut-être plus clairement que n'importe
quel chercheur à l'exception de Wegener, que le discours peut
parler de choses réelles et d'événements réels et que, pour y faire référencé,
il utilise la méthode d'« analyse » et de « subsumance ». Malheureusement,
il a confondu « sens » et « idées » (Begriffe), erreur que j'ai
commentée à la fin du § 13. Un autre chercheur qui n'a pas perdu de
vue les « choses » est E. Wellander (Studien zum Bedeutungswandel
im Deutschen
, Partie I, Upsala, 1917, p. 9 et sequ.) mais il ne s'en sert
pas, vu qu'il néglige la « situation » qui seule peut rendre effective la
référence d'un mot, voir op. cit., p. 19, et pour une simple allusion à la
« situation », p. 21. Il me semble que Wellander a été trompé par le
haut degré de mécanisation qu'a acquis l'interprétation.59

Je connais trop peu les travaux de logique pour pouvoir dire dans
quelle mesure les logiciens ont conscience de la distinction en question
ici. Le contraste entre « connotation » (« intension ») et « dénotation »
(« extension ») a quelque similarité avec ma distinction entre « sens »
et « chose-signifiée » ; mais dire, comme le font souvent les logiciens,
que tel ou tel terme est employé en connotation tandis que tel autre
est employé en dénotation, laisse penser que le mécanisme du discours
n'a pas été correctement compris ; sur ce point, voir plus loin, § § 67-8.
Chez les logiciens, Husserl a bien décrit les faits, comme le montre ce
passage (Logische Untersuchungen, Halle, 1913-21, vol. II, Partie I,
p. 49) où il prononce le verdict que « der Ausdruck bezeichne (nenne)
den Gegenstand mittels seiner Bedeutung » ; cf. la formule scolastique
citée à la fin du § 13. Un certain nombre des thèses de Husserl me
semblent toutefois soit fausses, soit formulées de façon obscure. Pour
un résumé de sa position, voir C.K. Ogden et I.A. Richards, The Meaning
of Meaning
, Londres, 1923, Appendice D § I (p. 418 et sequ.).

Pour terminer, voyons ce qu'il en est chez les exégètes, les critiques
littéraires et le grand public. La distinction entre sens et chose-signifiée
est tout à fait familière en pratique mais, n'ayant pas été
rigoureusement définie comme une nécessité théorique, elle est souvent
oubliée à des moments cruciaux. Elle s'exprime dans des déclarations
du genre « Nous n'avons parlé que de mots » ou « Le sens de ses
propos (c'est-à-dire la chose qu'il veut dire) est parfaitement clair mais
il s'exprime mal ». L'exégète de lettres ou de textes anciens est parfois
confronté à une situation curieuse. Les phrases forment un tout cohérent
dont le sens paraît clair et évident mais jusqu'à un certain point
seulement. Le public auquel s'adressait l'auteur connaissait l'arrière-plan
des faits, de sorte qu'il pouvait « voir ce qui était signifié », mais
l'interprète, lui, reste perplexe et troublé, car il ne dispose pas de cet
arrière-plan.60

Chapitre II
L'acte de langage
La phrase et le mot
Discours et langue

§ 20. Résumé du problème

Dans le premier chapitre, j'ai voulu montrer que la nature du
discours n'est pas simplement biface, avec d'un côté des sons
articulés, et, de l'autre, des pensées ou un sens : pour véritablement
comprendre ce qu'est un acte de langage, il faut prendre
en considération quatre faces ou facteurs — le locuteur, l'auditeur,
les mots et les choses. Ayant dû commencer par réfuter
ainsi une hypothèse erronée, et d'autant plus insidieuse qu'elle
est rarement formulée de façon explicite, je n'ai pas encore pu
décrire dans toute sa complexité ce mode d'action humaine individuel
et prémédité que constitue le discours. L'objet du présent
chapitre est précisément de combler cette lacune. Nous verrons
que le discours, tout au moins sous ses formes les plus fondamentales,
est toujours provoqué par l'intention d'un membre de
la communauté d'influencer un ou plusieurs de ses congénères
par rapport à une chose particulière. Le discours est donc une
activité pratiquée universellement, qui a au départ des buts résolument
pratiques. En décrivant cette activité, nous découvrirons
qu'elle consiste en l'actualisation d'un savoir que tous les
hommes possèdent et que nous appelons langue. Au prix d'efforts
intenses, l'enfant apprend la langue afin de la pratiquer
comme discours. Ces deux attributs de l'homme, la langue, c'est-à-dire
le savoir, et le discours, qui en est l'actualisation, ont trop
souvent été confondus ou considérés comme identiques, et c'est
pourquoi on n'a jamais pu donner aucune explication satisfaisante
61de leurs éléments fondamentaux, le « mot » et la
« phrase ». Une des plus importantes conclusions de notre discussion
sera que le « mot » est l'unité de langue, tandis que la
« phrase » est l'unité de discours.

§ 21. Silence et discours

Quand nous sommes éveillés, notre esprit n'est jamais au
repos. Nos pensées et nos rêveries poursuivent tranquillement
leur cours, ne s'interrompant que lorsqu'un événement extérieur
ou un souvenir intéressant viennent solliciter notre attention,
pouvant à l'occasion provoquer une réaction délibérée. Mais
nous ne sommes pas toujours en train de parler. Quand nous
sommes seuls, nos réflexions poursuivent en silence leur cours
capricieux. En fait, on peut même dire qu'un homme s'exprime
silencieusement ses pensées à lui-même simplement parce qu'il
pense. On voit mal à quoi servirait le discours si on n'avait personne
en face de soi. Et de fait, le monologue n'est pas naturel à
l'homme. On ne peut invoquer les marmonnements des fous
comme preuve du contraire, quant aux balbutiements des
enfants, ce ne sont pas du discours, mais plutôt la première
répétition en privé de ce qui plus tard constituera de véritables
conversations 164. Et si, dans les cas d'émotion particulièrement
vive ou d'effort intellectuel intense, des mots se forment sur nos
lèvres ou même sont effectivement prononcés, c'est simplement
pour soulager nos sentiments ou pour nous aider à mieux fixer
nos pensées (§ 18). Un corollaire de ceci est que, pour le discours
normal, la présence d'un second individu est nécessaire.
Mais, même dans ce cas, il n'y a pas toujours discours. M'apercevant
que je n'ai pas de petite cuiller, je peux préférer aller en
chercher une moi-même plutôt que de déranger quelqu'un. En
fait, pour qu'il y ait discours, deux circonstances déterminantes
doivent être réunies : (1) la perception de quelque chose présentant
un intérêt suffisant pour inciter à l'action et (2) le désir
d'associer à cette perception quelqu'un d'autre, d'une façon ou
62d'une autre. Les motivations les plus courantes du discours sont
le désir d'informer quelqu'un de quelque chose, celui de demander
quelque chose à quelqu'un, d'exhorter quelqu'un à faire quelque
chose, ou de gagner la sympathie de quelqu'un pour quelque
chose. En conclusion, alors que la pensée ne comprend que deux
facteurs en dehors de l'acte de penser lui-même, à savoir le penseur
et la chose pensée, le discours comprend trois facteurs en
plus des mots eux-mêmes, dans la mesure où, au penseur, maintenant
locuteur, et à la chose pensée, en l'occurrence la chose
dont il est parlé, s'ajoute une seconde personne, à savoir
l'auditeur.

§ 22. L'acte de langage : un phénomène
à la fois social et individuel

Les faits exposés dans le dernier paragraphe établissent de
façon évidente que l'acte de langage est un acte social, vu qu'il
implique nécessairement la présence de deux personnes, voire
davantage s'il y a plusieurs auditeurs. Mais soyons bien clair sur
ce point : quand je parle d'acte social, je ne veux pas dire acte
collectif. Au contraire, tout acte de langage est individuel en ce
sens qu'il est le résultat d'une impulsion ou d'un désir chez un
seul individu. Il est vrai que le discours est devenu une activité
si facile et si courante qu'il peut paraître exagéré de le décrire
comme le résultat d'un acte de volonté. Du moins nous faut-il
admettre que c'est toujours au locuteur de décider s'il préfère
parler ou rester silencieux. C'est toujours à lui que revient l'initiative.
En outre, nous devons toujours nous garder de supposer
que le rôle de l'auditeur est totalement passif. Certes, il a plus
un rôle de destinataire que d'instigateur, mais l'acte de compréhension
est un acte qui exige un effort mental considérable.
Nous avons vu dans le dernier chapitre (§ 11) que, dans l'opération
de discours véritable, les mots servent essentiellement d'indices.
C'est à l'auditeur qu'il appartient d'interpréter ces indices,
de découvrir la chose-signifiée. Par conséquent, du point de vue
de l'activité de l'auditeur également, l'acte de langage est autant
individuel que social. Parfois le rôle qui doit être joué par l'auditeur
dépasse de beaucoup le simple effort de compréhension.
Dans les questions et les ordres, on attend de lui une réaction
précise. Cette réaction, il est vrai, est en dehors de l'acte linguistique
63du locuteur, mais, en un sens, elle en fait partie, les questions
et les ordres étant autrement inexplicables.

Le discours, bien sûr, n'est pas la seule activité humaine qui
ait à la fois un aspect social et individuel. Les rapports du maître
et du serviteur, ou ceux de l'acheteur et du vendeur, se
situent sur le même plan que les rapports du locuteur et de l'auditeur.
Le caractère social du discours, toutefois, est particulièrement
bien mis en évidence par la facilité et la fréquence avec
lesquelles les rôles y sont échangés. Dans une conversation, la
personne qui parle à un moment devient l'auditeur le moment
d'après, et vice versa.

§ 23. La raison d'être du discours

Nous sommes tellement habitués à parler que nous songeons
rarement au type de comportement très singulier que constitue
en fait l'activité langagière. Si un être extra-terrestre, ne
connaissant pas le discours, mais doué d'une intelligence semblable
à la nôtre, venait faire un tour sur notre planète et nous
observait, ne croyez-vous pas qu'il serait amusé et intrigué par
cet étrange commerce de sons articulés, accompagné de grands
gestes, et ayant un curieux effet sur nos sentiments et notre
conduite ? Le soleil et les étoiles ne parlent pas, les minéraux et
les plantes non plus. Même chez les animaux supérieurs, le discours
n'existe qu'à un état rudimentaire et hypothétique. Parler
n'est une habitude quotidienne universelle que pour la race
humaine. Comme expliquer cette habitude ?

Le développement de l'intelligence et l'importance pour le
comportement d'une activité psychique consciente fournissent
évidemment un élément de réponse. Mais l'homme peut fort
bien agir avec l'intention d'avoir une influence sur les actions
d'autres individus sans recourir au discours. L'intention d'Eve en
tendant la pomme à Adam était qu'il la mangeât. Cependant, les
choses envers lesquelles les êtres humains cherchent à susciter
des réactions sont rarement aussi simples qu'une pomme et,
souvent, elles ne sont pas non plus si faciles à présenter à l'attention
d'autrui. Parmi les choses concrètes vis-à-vis desquelles
un comportement spécifique est désiré, il en est qui peuvent
être momentanément absentes ou que l'individu n'est pas en
mesure de manier. Pensez à un ennemi dont l'approche est perçue
par un indigène mais non remarquée par son compagnon,
64ou à une paire de lunettes laissée en bas dans la salle à manger.
De plus, il est souvent nécessaire d'indiquer exactement quel
genre d'action on attend ; l'homme qui a besoin de l'aide d'autrui
peut avoir à révéler ses propres sentiments ou la nature de
ses souhaits.

Il est difficile de trouver une formule générale pour couvrir
toutes les choses qui ne peuvent être communiquées que par le
truchement du discours. Dans certains cas très rares, les mots
sont employés pour accentuer ou mettre en relief des sentiments
partagés par les deux partenaires au moment de l'énonciation ;
il en est ainsi pour les salutations, les félicitations et les expressions
de condoléances. Mais hormis ces types exceptionnels
d'énoncés, le locuteur suppose généralement que l'auditeur
ignore, ou n'est pour le moment pas intéressé par ce que lui-même
souhaite voir devenir un objet d'intérêt commun. La plupart
des choses signifiées par le discours sont complexes. Si elles
sont simples, le recours aux mots s'explique par le caractère personnel
et émotionnel de ce pour quoi une aide ou de la sympathie
est désirée.

La raison d'être fondamentale du discours vient de ce que les
pensées et les sentiments individuels sont, en tant que tels,
absolument inaliénables. Un homme donné ne peut pas penser
les pensées d'un autre homme ou contempler un objet avec la
vision mentale d'un autre homme. Personne non plus ne peut
prendre plaisir à admirer un coucher de soleil et transférer
directement cette sensation à l'esprit d'un tiers. La rançon de
l'individualité, c'est que la vie intérieure est solitaire, que les
perceptions et les sentiments ne peuvent pas être véritablement
partagés. La sympathie et la compréhension sont certes possibles,
mais deux esprits ne peuvent s'interpénétrer l'un l'autre au
sens propre. De là découle la conséquence importante qu'un
substitut physique doit être trouvé chaque fois qu'il s'agit de
communiquer quoi que ce soit d'intellectuel ou d'émotionnel. Ces
substituts physiques sont appelés signes et ils sont soumis aux
conditions suivantes : (1) ils doivent avoir un sens pré-établi,
c'est-à-dire être associés à un équivalent psychique et (2) ils doivent
être des objets perceptibles, faciles à utiliser et transmissibles
à volonté. Toute chose matérielle conforme à ces deux
conditions peut servir de « signe », et tout système de signes est
un type de langage. On peut citer comme exemples les signes
des mains employés par les sourds-muets et le langage par
gestes à peu près analogue qui a été observé entre autres chez
65les tribus indigènes d'Amérique 265. D'autres langages ont un
caractère plus artificiel et plus improvisé ; il y a le « langage des
fleurs », le « langage de l'argent ». Samuel Butler donne l'exemple
de la tabatière que Mrs Bentley, épouse du célèbre Dr Bentley,
professeur à Cambridge, envoyait à l'office de l'université,
chaque fois qu'elle voulait de la bière ; comme le démontre à sa
façon inimitable Samuel Butler, la tabatière était effectivement,
pour ce but particulier, un excellent langage 366.

Avant de clore cette section, il nous faut dire un mot des
caractéristiques de l'homme qui fournissent au discours sa force
motrice, à savoir l'égoïsme et son contraire, l'altruisme 467, qui
vont de pair. L'égoïsme nous incite à exploiter pour notre propre
compte les ressources intellectuelles et physiques de nos
semblables, tandis que l'altruisme, dérivé de la sympathie, nous
amène à essayer d'agir pour le bien des autres — ce qui nous est
souvent possible en les informant, en les persuadant ou même
en leur donnant des ordres.

§ 24. Supériorité du langage parlé
sur tous les autres systèmes de signes

Le système de signes que la race humaine adopterait de préférence
à tous les autres pour communiquer ne pouvait être que
celui des signes sonores que nous appelons « mots ». En effet,
comme ces signes devaient pouvoir être utilisés à volonté et à
tout moment, il était prévisible qu'ils emprunteraient les mouvements
naturels les plus proches de l'action réflexe, à savoir les
expressions du visage ou les grimaces, les mouvements des
mains ou autres gestes, les cris émotionnels et les bruits semi-volontaires
tels que les grognements et le rire. Tous ces moyens
d'expression sont encore fréquemment utilisés comme auxiliaires
du discours, où ils ont pour principale fonction d'indiquer
la nature et l'intensité des sentiments du locuteur vis-à-vis des
choses dont il parle et de ses auditeurs. Les expressions du
visage traduisent si bien l'émotion qu'il eût été dommage de les
astreindre à la fonction moins exaltante de représentation des
66phénomènes extérieurs, même si elles avaient pu se diversifier
suffisamment pour cela. Les mouvements des mains sont trop
utiles à la réalisation de buts pratiques pour s'être spécialisés
dans la fonction de communication, sans compter l'inconvénient
qu'ils ont besoin de lumière pour être vus par les yeux de l'auditeur,
qui doivent en outre regarder dans la même direction. Les
sons articulés, en revanche, ont l'avantage de fournir une occupation
à un organe qui, autrement, serait oisif, si ce n'est lorsqu'il
est occupé à manger. Ils présentent en outre l'avantage de
pouvoir se diversifier presqu'à l'infini et celui de pouvoir toucher
le destinataire même contre son gré, puisqu'on ne peut fermer
les oreilles comme on peut fermer ou détourner les yeux.
De plus, ils sont opérationnels de jour comme de nuit 568.

§ 25. Les mots : entités psychiques
plutôt que réalités physiques (g)

Il est à remarquer qu'en attribuant le nom de « mots » aux
sons articulés échangés entre le locuteur et l'auditeur, on commet
une inexactitude, même si cette inexactitude est en quelque
sorte nécessaire. C'est là la vérité la plus fondamentale de toute
la théorie du langage. Par métaphore, on peut dire que les sons
du discours ne sont pas des avions conçus pour transporter des
pensées en guise de passagers d'un individu à l'autre. On ne saurait
trop insister sur le caractère totalement inaliénable de la vie
psychique. L'impossibilité de transférer la pensée est absolue et
irrémédiable. C'est uniquement par une déduction de sa propre
pensée que l'auditeur peut conclure que le locuteur a pensé à la
même chose. Ce qui est échangé dans le discours entre les deux
partenaires concernés n'est que du bruit, dépourvu de tout sens.
Or, comme je l'ai souligné à plusieurs reprises (par ex. § § 9 et
15), les « mots » ont une nature biface, sens d'un côté et sons de
l'autre. Il s'ensuit que les produits physiques du discours articulé,
ne possédant pas la face du sens, ne peuvent être de véritables
mots. Mais la même conclusion s'impose pour d'autres raisons
importantes. D'abord, un mot peut être utilisé et réutilisé dans
maintes circonstances différentes ; ensuite, le même mot peut
être employé par chacun des différents membres d'une communauté
67linguistique. On peut l'apprendre par l'étude ou le puiser
dans un dictionnaire. C'est, en effet, quelque chose de relativement
permanent et bien connu, qu'une multitude d'individus
peuvent posséder collectivement. Toutes ces considérations
prouvent, sans conteste, que les mots transcendent les sons,
qu'ils sont des entités moins évanescentes que les sons qui sortent
de la bouche d'un locuteur et disparaissent dans le néant
sitôt après avoir atteint l'oreille de l'auditeur. Les mots que chaque
individu connaît sont des entités psychiques comprenant,
d'une part, une aire de sens et, d'autre part, l'image d'un son
particulier, susceptible d'être reproduit physiquement chaque
fois qu'on le désire. On voit donc maintenant que décrire les
mots comme étant d'un côté « sens » et de l'autre « sons »,
même si c'était la description la plus simple et la plus pratique
au stade où nous en étions arrivés, est aussi une description
quelque peu trompeuse dans la mesure où elle laisse entendre
que les mots sont en partie psychiques et en partie physiques.
En réalité, ils sont entièrement psychiques, objets de connaissance
et d'étude, bien que, par un côté de leur nature, ils fassent
référence à un événement physique reproduisible à volonté.

Que dire alors des sons articulés qui sont prononcés et entendus
dans le discours ? Quelle est leur relation avec les « mots »
qui existent dans l'esprit de tous les locuteurs et auditeurs
potentiels ? Les sons articulés se révèlent être des copies physiques,
audibles, d'un aspect de leurs originaux psychiques. C'est
seulement l'image-son associée aux mots qui peut être reproduite
en une copie physique. Lorsqu'un mot est « prononcé »,
son sens reste dans le cerveau du locuteur. Tout ce que l'auditeur
reçoit, c'est le son, qu'il identifie ensuite comme appartenant à
un mot en sa possession, cette identification lui permettant de
passer immédiatement au sens associé au son.

En pratique, on est obligé de faire référence aux sons entendus
dans le discours comme à des « mots ». En fait, c'est même
préférable ; on ne peut pas toujours les désigner par le terme de
copies ou de reproductions de mots. Ce serait pédant et, surtout,
dans bien des cas, délibérément trompeur. Quoi que puissent
penser les logiciens d'une telle assertion, rien n'est plus fâcheux
en discours qu'une exactitude mal placée. A vouloir être trop
précis, on ne fait souvent que détourner l'attention de l'auditeur
de ce qui est essentiel, l'empêchant ainsi de voir la « chose-signifiée ».68

§ 26. Le « modus operandi » d'un acte de langage ordinaire

image (j) I. la pluie tombe | 2. James perçoit la pluie | j 3. James dit Rain ! (Il pleut !) (j) 4= m 1. Mary prête l'oreille | (j) 5= m 2 Mary voit ce qui est signifié | m 3. Mary répond What a bore ! (Zut alors !)

Figure 2
Les aspects visibles d'un acte de langage typique (h)69

Un acte de langage, tel que nous le concevons dans ce livre,
ne saurait se réduire à un simple groupe de mots susceptible
d'être répété en un certain nombre de circonstances différentes.
C'est un événement particulier et momentané, faisant intervenir
des individus définis, et ancré en un temps et en un lieu spécifiques.
C'est pourquoi l'exemple que j'évoquerai pour illustrer les
principes mis en jeu par tout acte de langage devra décrire en
détail une « situation » particulière (§ 16). Un certain James
Hawkins est assis dans son bureau l'après-midi du 18 avril 1931
avec sa femme Mary. Ils sont tous deux en train de lire et plongés
dans leur lecture. A un moment donné, James prend
conscience d'un battement continu contre les vitres. Il identifie
ce battement à un bruit de pluie, conclusion qu'il vérifie quelques
instants plus tard en jetant un coup d'œil en direction de la
fenêtre. La perception de la pluie lui rappelle que sa femme et
lui ont décidé d'aller à pied jusqu'à la ville voisine pour y prendre
le thé, si le temps reste beau. Un second coup d'œil
convainc James qu'il ne s'agit pas d'une simple averse et qu'il
faut renoncer à la promenade prévue, car il ne serait pas bon
pour Mary de rester assise avec les pieds humides. Comme
Mary, toutefois, semble n'avoir rien remarqué, son mari décide
d'attirer son attention sur la pluie, en s'exclamant simplement
Rain ! (Il pleut !). En entendant ces mots, Mary lève les yeux,
voit qu'il pleut à torrents, comprend la conséquence que cela va
avoir pour leurs projets de l'après-midi et répond What a bore !
(Zut alors !).

L'acte de langage décrit ici comprend une série d'événements
dont on peut distinguer la succession assez clairement. Il se
décompose en cinq étapes principales au cours desquelles les
rôles joués par les deux acteurs alternent avec des événements
purement extérieurs, de la manière suivante : (1) chute de pluie
torrentielle ; (2) réaction du locuteur ; (3) événement physique :
bruits de discours ; (4) réaction de l'auditeur, qui se termine par
(5) vérification qu'il pleut bien par un coup d'œil vers la fenêtre.
La partie des opérations qui nous intéresse commence au
moment où James Hawkins perçoit la pluie. Cette perception
aurait évidemment été impossible sans expériences antérieures
de la pluie, telles qu'elles sont résumées dans le sens du mot
rain. La question de savoir si la pensée suppose ou non le langage
doit, je pense, se ramener au problème suivant : il est évident
que lorsqu'on perçoit ou reconnaît quelque chose d'extérieur,
on revit des expériences antérieures analogues. Mais ces
70expériences sont associées dans l'esprit au son d'un mot particulier.
Est-il possible que la perception ait lieu sans une conscience,
même obscure, du mot qui lui est associé ? C'est de toute
évidence au psychologue qu'il faut poser cette question et je
n'essayerai pas de décider si le mot rain a émergé dans l'esprit
de James immédiatement ou seulement à un stade ultérieur des
opérations. En tout cas, la perception de la pluie a déclenché
toute une série de pensées, le souvenir de la promenade projetée,
l'intention de renoncer à ce projet dans l'intérêt de Mary, et
le besoin, par conséquent, de faire part à Mary du changement
probable de programme. L'ensemble de la situation est maintenant
clair pour James, mais de nombreuses possibilités s'offrent
à lui tandis qu'il décide de s'adresser à Mary. Il pourrait montrer
la fenêtre du doigt et dire : Look ! (Regarde !), ou tout simplement :
Mary ! ; ou bien, il pourrait choisir une méthode plus
verbale pour atteindre le même résultat, en prononçant la
phrase : Look at the rain (Regarde la pluie !) ou What a storm !
(Quelle tempête !). Mais, pour notre analyse, seule nous intéresse
la voie effectivement choisie par James, celle d'indiquer le
fait esentiel, c'est-à-dire la pluie elle-même. Le mot rain lui
vient automatiquement aux lèvres tandis qu'il se prépare à nommer
la pluie qu'il voit tomber. Assurons-nous que nous comprenons
bien la nature réelle de cette opération consistant à nommer
la pluie. Il ne s'agit pas de choisir un nouveau son
arbitraire pour représenter cet événement nouveau particulier.
Au contraire, James ne nomme absolument pas la nouvelle
pluie ; ce qu'il nomme, ce sont seulement ses expériences antérieures
de la pluie, telles qu'elles sont représentées dans sa
mémoire par le nom de classe « rain »
669. Ce nom est, en fait,
celui qu'il a toujours utilisé et qu'il a entendu utilisé par d'autres
personnes pour des expériences analogues dans le passé. En
d'autres termes, il reconnaît la pluie qu'il voit maintenant
comme un membre de la classe des choses associées à l'image
acoustique rain. C'est donc cette image acoustique qui lui vient.71

Mais l'image acoustique aurait très bien pu rester en deçà des
lèvres de James, n'eût été sa décision de l'articuler et de la
transmettre sous la forme d'un complexe physique d'ondes
aériennes. Or, en pratique, la décision de parler assume invariablement
la forme d'une intention d'affecter l'auditeur d'une certaine
façon
, et c'est cette intention qui, comme je le montrerai
ultérieurement, fait de tout acte authentique de langage une
« phrase », et pas simplement l'emploi d'un ou plusieurs mots. Il
est vrai que le statut de « phrase » n'est généralement pas
accordé aux noms isolés prononcés exclamativement, mais il est
clair, d'après ce que je viens de dire, que j'ai une conception tout
à fait opposée. Dans le cas présent, l'intention de James est de
transmettre des informations à Mary, de lui faire « voir » la
pluie et ses implications. Les grammairiens appellent une telle
phrase une « déclaration », terme qui, assez malencontreusement,
occulte le désir évident du locuteur d'amener habilement
l'auditeur à diriger son attention dans une direction donnée. Je
viens de faire allusion à un moyen subsidiaire employé par
James pour atteindre son but. Il ne prononce pas simplement le
mot comme si la chose lui était indifférente, il le prononce
d'une voix assez haute, avec une attaque sforzando et une
retombée finale sur une note légèrement plus basse. A l'écrit,
nous devons suggérer cette différence d'intonation par un point
d'exclamation. James dit : Rain !, et pas simplement Rain. Le
discours authentique a toujours recours à des différences de hauteur
et d'intensité pour traduire ces différences de qualité phrastique.
Si, en entendant un bruit contre la vitre, James n'avait pas
levé les yeux pour s'assurer de l'origine de ce bruit, il aurait sans
doute prononcé le mot Rain ? avec l'intonation montante qui
indique une question. Mais dans le cas qui nous intéresse, James
ne pose pas de question, il affirme quelque chose. Pour rendre
l'interprétation de l'énoncé encore plus claire, il lui aurait été
possible de faire appel à un autre auxiliaire du discours, soit un
mouvement de tête, soit un geste de la main en direction de la
fenêtre.

Le passage de la volition à l'action, et le processus par lequel
les muscles reliés aux organes de la parole ont été innervés, sont
des phénomènes psychologiques et physiologiques qui dépassent
ma compétence. En ce qui me concerne, donc, le rôle de James
dans l'acte de langage est maintenant terminé, et nous pouvons
le laisser pour nous tourner vers l'événement physique qu'il a
créé. Ne pouvant transmettre sa pensée telle quelle, et ne pouvant,
72par conséquent, adopter ce moyen pour attirer l'attention
de sa compagne sur l'objet de sa pensée, James a articulé un
signe verbal qui a provoqué certains changements dans
l'environnement de Mary, et ces changements ont, sur elle, un
effet similaire à celui que la pluie a eu sur lui, James. Le changement
principal est, bien entendu, l'émergence pour Mary de ce
qui lui apparaît, à elle ainsi qu'à James, comme du « son ». Ce
terme associe, d'une façon qui, rigoureusement, est inexacte,
l'événement physique réel, la création d'un certain complexe de
longueurs d'ondes dans l'air, aux sensations auditives des personnes
présentes. Pour le but que je me suis fixé, il suffit d'observer
ici que, du point de vue de l'auditeur, ce qui constitue et
rend effectif l'acte de langage n'est pas une modification quelconque
des pensées du locuteur, mais un événement extérieur
audible, renforcé par d'autres événements extérieurs de nature
visible.

Examinons maintenant le rôle joué par Mary Hawkins. Pour
bien distinguer son rôle de celui de son mari, je l'appelerai l'auditeur,
sans pour autant impliquer qu'elle s'attendait à ce qu'on
lui adressât la parole. Au contraire, elle est tellement plongée
dans sa lecture qu'elle a complètement oublié tout ce qui l'entoure.
La vivacité avec laquelle elle prête l'oreille à l'exclamation
de James n'en est pour cette raison que plus remarquable. Je n'y
ferai plus allusion mais cette promptitude de l'auditeur à réagir
est un trait important et presque constant de l'opération de discours.
Elle s'explique, d'un côté, par la reconnaissance générale
du discours comme source d'intérêts mutuels et, de l'autre, par
l'habitude de courtoisie qu'a engendrée la vie sociale. La sensation
auditive provoquée par les ondes sonores mises en mouvement
par l'articulation verbale de James est immédiatement
identifiée par Mary avec un mot familier. Mais quel mot ? Le
son de Rain ! est très ambigu. Il peut signifier aussi bien rain
(pluie), rein (rêne), et reign (règne). Pour l'auditeur, il n'y a
pas, au moment de l'audition, d'homophones. En discours, bien
que ce ne soit pas le cas en langue, les mots qui ont le même
son, ne sont en fait qu'un seul mot. Mais Mary n'a aucun doute
sur le fait que c'est rain (pluie) qui a été employé. Pour la majorité
des Anglaises, la pluie est un sujet de conversation beaucoup
plus fréquent que les rênes ou un règne, et bien avant que ses
pensées n'aient pu se diriger vers ces composants plus éloignés
de son vocabulaire, l'esprit de Mary se sera convaincu que c'est
bien de rain au sens de pluie qu'il s'agissait. La brièveté de
73l'énoncé articulé par James, le ton incisif sur lequel il a été dit,
et, en fait, tout l'ensemble des circonstances accompagnant cette
brève exclamation en cet après-midi particulier d'avril, l'auront
déjà convaincue (grâce à des expériences antérieures analogues)
qu'il faisait référence à une chose évidente, présente physiquement
dans l'environnement immédiat 770. Le mot rain lui-même a
des potentialités d'application qui sont loin d'être uniformes. A
l'intérieur de son aire de sens, telle qu'elle est connue de Mary
par ses expériences passées, on trouve des références, non seulement
à des gouttes de pluie signalant une averse qui a lieu présentement,
mais aussi aux conditions météorologiques de toute
une saison (par ex. : There has been nothing but rain this
August
) (on n'a eu que de la pluie en août) ou même à n'importe
quelle précipitation de petites particules qui peut être
comparée au phénomène naturel (par ex. : a rain of ashes)
(une pluie de cendres). Néanmoins, c'est uniquement la première
de ces possibilités qui vient à l'esprit de Mary. Puisque la
possibilité la plus immédiate convient à la situation, elle n'a
aucune raison de chercher plus loin. Un coup d'œil à la fenêtre
confirme son interprétation et lui montre aussi que son mari a
correctement décrit l'état du temps. Et voici qu'affluent vers elle
toutes les considérations qui ont amené James à parler, auxquelles
viennent s'ajouter des sentiments qui lui sont propres et
qui ne sont identiques à aucun de ceux qui, dans les mêmes circonstances,
ont été éprouvés par son mari. James avait calculé
de façon très perspicace l'effet que produirait son exclamation et
même si, comme je viens de le faire remarquer, la « chose-signifiée »
dans son entier n'est pas exactement identique pour
Mary et pour lui-même, la similarité est néanmoins suffisante
pour le convaincre qu'il a réussi à atteindre son but. L'acte de
langage choisi comme exemple a parcouru son orbite. Mary a
« vu » ce que James « signifiait », et cette chose-signifiée devient
sur-le-champ le point de départ d'une réponse qui prend forme
dans les mots What a bore ! (Zut alors !).

§ 27. Encore un mot sur la chose-signifiée

Ce que James a « voulu dire » et ce que Mary a « vu », qu'est-ce
au juste ? Un « état de choses » complexe (Sachverhalt),
comme je l'ai décrit au § 8, qui englobe la pluie à la fenêtre, le74

Figure 3
Le circuit complet d'un acte de langage

image reprise du fil des pensées de James | l'intention de james est comprise | vérification à la fenêtre | identification du mot rain | perception du son rain ! | locuteur | perception de la pluie | pensée de la promenade | pas bon pour mary | souhaitable de le dire à mary | décision de parler | choix du mot rain | articulation rain ! | la pluie qui tombe | stimulus physique pour james | son de la phrase rain ! (il pleut !) | stimulus physique pour mary | réaction physique de mary | what a bore ! (zut alors !) | auditeur | chose-signifiée | acte d'énonciation | perception de l'acte d'énonciation75

projet de la promenade, la déception de devoir y renoncer, et bien
d'autres choses encore. Mary voit aussi qu'il est dans l'intention de
James de lui faire voir tout cela. Pas plus l'acte de langage lui-même
que les participants à l'acte ne peuvent être exclus de la
chose-signifiée. Mais, pour employer une image à laquelle j'ai déjà
eu recours, nous dirons que les éléments constitutifs de cet état de
choses complexe ne reçoivent pas tous le même éclairage. Ce que
James voulait, c'est qu'un rayon plus intense mette en lumière l'élément
qui a été le véritable point de départ de tout le reste, à savoir
la perception d'une pluie torrentielle. Un grammairien orthodoxe
affirmerait d'ailleurs que l'exclamation ne signifiait pas autre chose
que pluie, rien de plus n'ayant été dit.

Au plus concéderait-il que James voulait dire ce qui, dans le parler
formellement correct, serait exprimé par par There is rain 871. (Il
y a de la pluie
). Dans la mesure où l'on prend Rain ! pour un
« mot », il est évident que la chose-signifiée correspondante doit
être circonscrite de façon suffisamment étroite pour pouvoir être
admise sans problème dans la classe des choses étiquetées rain ; en
bref, rain, en tant que mot, fait référence à une occurrence de pluie.
Mais lorsque nous sommes appelés à définir quelle chose signifie
Rain ! en tant qu'énoncé complet, nous ne sommes plus limités de
la sorte. J'ai déjà montré que je n'ai aucun scrupule à concevoir un
tel énoncé comme une « phrase » complète et autonome. Si donc je
voulais expliquer ce que signifie la phrase Rain !, je n'hésiterais pas
à relater tout le cours des réflexions de James, depuis le moment
où il a perçu la pluie pour la première fois jusqu'à l'instant précis
de l'articulation verbale. La chose-signifiée a grossi comme une
boule de neige, chaque nouvelle considération qui venait à l'esprit
de James augmentant son volume. Omettre, par exemple, ses
craintes à propos de la santé de Mary reviendrait à omettre la
chose même qui a motivé sa décision de parler. La vérité de mon
assertion selon laquelle les mots d'une phrase ne sont que de simples
indices, et que leurs sens ne doivent pas être confondus avec
les choses qu'ils signifient, devient ainsi de plus en plus évidente. Il
est clair, en outre, que les mots d'une phrase n'ont pas besoin de
faire directement référence à la véritable chose-signifiée elle-même.
Il leur suffit d'indiquer la meilleure voie pour y parvenir. Si James
avait dit : Look, Mary ! (Regarde, Mary !) ou It has begun to rain
(Il a commencé à pleuvoir), ou bien We shan't be able to take that
76walk
(Nous ne pourrons pas faire cette promenade), la même
chose-signifiée exactement, ou presque, aurait été communiquée,
bien que par des voies différentes. Pour mieux résumer ce point de
vue, peut-être pourrait-on dire que, même si Il pleut ! et Regarde,
Mary !
et Il a commencé à pleuvoir ! et Nous ne pourrons pas faire
cette promenade
sont tout l'inverse de synonymes quand on les
considère comme des « mots » ou des groupes de mots, les
« phrases » qu'ils expriment dans cette situation sont cependant
pratiquement synonymes ; en fait, si elles ne le sont pas complètement,
c'est uniquement en raison de ce qu'on pourrait appeler des
effets de lumière différents.

Il reste une question à propos de la chose-signifiée qu'on ne peut
complètement éluder : la chose vue par Mary est-elle vraiment
identique à la chose que James a voulu dire ? Cette question soulève
des problèmes métaphysiques très complexes auxquels nous devons
résolument tourner le dos, en dépit de l'intérêt qu'ils peuvent présenter.
Mon livre n'a pas d'autre but que d'explorer la nature du
langage, et, comme toutes les investigations scientifiques, il se situe
au niveau des observations empiriques et des hypothèses fondées
sur le bon sens. Notre bon sens nous amène à donner une réponse
à la fois affirmative et négative à la question posée. Sans le postulat
que le locuteur et l'auditeur peuvent diriger leur attention sur la
même chose, la notion même de discours est une absurdité et toute
théorie rationnelle sur ce sujet devient impossible. Mais on doit
tenir compte de contingences telles que la contradiction ou les différences
de sentiments entre le locuteur et l'auditeur. Dans l'exemple
discuté ici, un élément de la chose signifiée par James est la
prévision que Mary serait déçue, alors qu'en fait elle pourrait
répondre : Tant mieux, car je me sens un peu fatiguée. Une autre
possibilité, moins vraisemblable, est que James, myope, ait mal
identifié la cause du bruit qu'il a entendu, si bien que Mary pourrait
répondre d'un ton brusque : Tu es fou, il ne pleut pas ! Dans ce
sens, on peut dire que la chose signifiée n'est pas identique pour le
locuteur et l'auditeur. Il est indispensable pour le succès de l'énoncé
que Mary voie l'essentiel de la chose signifiée par James, mais elle
peut fort bien, de son côté, la modifier et l'approfondir plus ou
moins. A cause de cette divergence de vues éventuelle, et pour d'autres
raisons, la prise de conscience des mots par exemple (§ 18),
l'acte de langage dans son entier, les acteurs, les mots et tous les
autres facteurs doivent être considérés comme des ingrédients
potentiels de la chose-signifiée, qu'on risque alors de confondre
avec la « situation » (§ 16). Un mot de Mary peut amener James
77lui-même à voir la chose-signifiée « sous un jour tout nouveau »
dirait-il.

Grâce aux principes énoncés dans le premier chapitre, nous pouvons
distinguer nettement la « situation » de la « chose-signifiée ».
Dans la mesure où la chose-signifiée est une « chose », le nombre
d'autres choses que la pensée peut ultérieurement lui adjoindre est
illimité. Certaines de ces choses sur-ajoutées sont plus proches,
d'autres plus éloignées. Toutes les choses les plus proches, prises
ensemble, constituent la « situation ». Mais, à l'intérieur de celle-ci,
et rigoureusement délimité par le « niveau d'intention » (§ 17) du
locuteur, se trouve ce qui a été véritablement « signifié ». Pour
autant qu'elle est « signifiée », la chose-signifiée n'est que la partie
délibérément éclairée de la situation, à savoir la partie de la situation
que le locuteur à l'intention de faire parvenir à la conscience
de l'auditeur. Comme tout acte de discours doit son existence à un
effort de volonté de la part du locuteur (si peu visible que soit cet
effort à cause de la mécanisation du discours, § 14), il semble naturel
et légitime que le critique, voire le grammairien, considère la
« chose signifiée » en se plaçant du point de vue du locuteur. Mais
il ne faut pas oublier que le locuteur ne désire pas toujours divulguer
ses perceptions ou ses émotions personnelles. Il peut vouloir
égarer l'auditeur à dessein ou promettre quelque chose qu'il n'a pas
l'intention de réaliser. Ou, pour prendre un cas plus subtil, il peut
prendre le ton de la certitude pour parler de quelque chose dont il
doute. Pour toutes ces raisons, nous n'osons pas négliger l'auditeur.
La définition suivante se révélera, je pense, une bonne définition de
travail : La chose signifiée par un énoncé, quel qu'il soit, c'est tout
ce que le locuteur a voulu faire comprendre à l'auditeur par cet
énoncé
972.78

§ 28. La matière et le point de vue du théoricien du discours

La présence d'un locuteur et d'un auditeur, de mots prononcés
et d'une ou plusieurs choses(s)-signifiée(s), a été mise en
lumière dans l'acte de langage typique que j'ai choisi d'analyser.
Cet acte nous est apparu comme une mise en scène miniature,
l'action étant constituée par l'interaction de ces quatre facteurs.
Qu'ils entrent en jeu dans certains exemples de discours est
donc démontré de façon concluante, mais il faudrait étudier bien
d'autres exemples pour justifier la généralisation d'une telle
inférence. Il n'y a évidemment pas place pour une étude de cette
importance dans un livre comme celui-ci, et je laisse donc au
lecteur le soin de découvrir, s'il le peut, un exemple de discours
où les quatre facteurs ne seraient pas présents, explicitement ou
implicitement. J'examinerai dans le chapitre suivant (§ 36) un
ou deux cas qui pourraient paraître douteux. Ici, je n'en mentionnerai
qu'un : « Prétendez-vous vraiment », pourrait m'objecter
un lecteur, « que vos quatre facteurs sont présents dans le
volume de Thackeray rangé dans ma bibliothèque ? Pourtant il
contient indubitablement du discours écrit. Je suis prêt à admettre »,
pourrait poursuivre mon détracteur imaginaire, « que le
locuteur est bien présent puisque j'ai nommé l'auteur. Mais où
est l'auditeur et où sont les mots prononcés ? ». Il me faudra
alors reconnaître que le locuteur et l'auditeur ne sont pas présents
en chair et en os, si bien que la chose-signifiée, en l'occurrence
une chose imaginée par le locuteur, est également absente.
Je devrai également admettre qu'aucun mot n'est prononcé, seuls
les symboles écrits visibles qui les représentent étant présents.
Tout ceci est vrai, et pourtant chacun de mes facteurs est, implicitement,
présent. On a déjà admis la présence du locuteur et
tout libraire pourrait sans peine indiquer un « auditeur » quelconque.
La chose-signifiée n'est rien d'autre que l'histoire racontée,
dont personne ne niera l'existence. Et enfin, quelle sorte de
symboles ces pages imprimées sont-elles si elles ne renvoient
pas aux articulations verbales qu'elles symbolisent ?

Nous pouvons donc considérer la question des quatre facteurs
réglée et, sans réticences, nous demander ce que l'acte de langage
que nous avons choisi peut encore nous apprendre. Mais
nous courons alors le risque d'être débordés par la masse d'informations
qu'imposerait une analyse plus poussée. Par conséquent,
il nous faut maintenant déterminer très précisément la
tâche du théoricien du discours. Un acte social comme celui que
79j'ai décrit demande à être examiné de plusieurs points de vue
différents. Le psychologue pourrait choisir de le considérer
comme un type particulier de comportement et rechercher ce
qu'un tel comportement nous révèle sur les mécanismes de l'esprit.
Le physiologue, lui, préférera étudier l'interaction des
organes d'articulation et les mouvements musculaires en jeu. La
tâche du philologue diffère de celles du psychologue et du physiologue
dans la mesure où il s'intéresse uniquement aux mots
prononcés eux-mêmes, aux produits audibles de l'acte d'énonciation.
Naturellement, il prendra en compte les trois autres facteurs,
dans la mesure où ils peuvent l'aider à comprendre l'objet
particulier de ses recherches. Mais il ne s'éloignera jamais trop
de son domaine principal, celui des mots et des phrases. La philologie
elle-même, toutefois, comprend diverses branches ou
méthodes d'approche. Le phonéticien cherche, entre autres, à
étudier la relation entre les sons entendus et leurs point et
mode exacts d'articulation. L'exégète ne s'occupe que du discours
écrit, de textes particuliers, interprétant les mots de l'auteur et
essayant d'évaluer leur justesse et leur valeur esthétique. Le
théoricien du langage ne peut cependant pas se contenter d'observer
une série donnée ou une somme restreinte d'actes linguistiques.
A la recherche de principes généraux, il s'intéresse à tous
les énoncés possibles, même s'il peut et, à mon avis, doit, prendre
comme point de départ des énoncés uniques et particuliers.
Ces énoncés, il les traite seulement comme des instruments de
communication, comme des signes signifiants. Il s'intéresse, en
fait, à ce qu'on a appelé de façons diverses la sémasiologie ou
sémantique 1073. C'est là un vaste champ qui, bien défini, recouvre
le domaine de la grammaire et celui de la lexicographie. Mais,
tandis que le grammairien et le lexicographe se consacrent à des
points de détail spécifiques, le théoricien du langage ne vise pas
autre chose que la généralisation. Il devra notamment différencier
de façon très précise toutes ces entités étranges que personne,
parmi ceux qui s'occupent de linguistique, n'a jamais pu
tout à fait renier. Qu'est-ce que le discours et qu'est-ce que la
langue ? Qu'est-ce qu'une phrase et qu'est-ce qu'un mot ? Qu'est-ce
qu'un nom, un verbe, un sujet, un prédicat, un objet, un
nominatif, un infinitif ? Telles sont les questions auxquelles tout
chercheur dans le domaine de la théorie linguistique doit essayer
80de répondre. Et les réponses qu'il apportera resteront peu
convaincantes et stériles s'il ne les relie pas à un système ou une
synthèse d'ensemble, conçus sommairement et présentés de
façon claire et simple.

Le point de vue du théoricien du langage ressemble à celui de
l'auditeur ordinaire dans la mesure où tous deux sont appelés à
interpréter. En tout cas, le théoricien est plus proche de l'auditeur
que du locuteur. Le temps que l'énoncé entre en scène, le
locuteur a déjà fait sa sortie. Ses perceptions, ses motifs et ses
décisions ne sont plus de première importance, car, comme nous
l'avons vu, ils sont inaliénables. C'est l'énoncé seul qui est d'un
intérêt immédiat pour tous les philologues et le théoricien du
discours ne s'intéressera au locuteur que dans la mesure où il se
révèle indispensable pour la compréhension de l'énoncé. Ce qui
différencie le théoricien de l'auditeur, c'est son détachement et
son indifférence vis-à-vis des choses-signifiées particulières.
C'est un observateur scientifique, qui voit les choses de haut.
Mais bien qu'il soit détaché des choses, il doit veiller à toujours
tenir compte de sa réaction en tant que sujet parlant. Certains
linguistes modernes vont beaucoup trop loin lorsqu'il se refusent
à considérer la réaction des sujets parlants comme un critère
grammatical sérieux. Pour eux, la forme externe est tout, ce qui
est ressenti par le sujet parlant, rien. Je rejette expressément ce
curieux parallèle du behaviorisme en psychologie. Tout sujet
parlant tant soit peu sensible à la langue sent très bien la différence
entre un nom, un adjectif et un verbe. Pour toutes les
questions d'ordre linguistique, ce que ressentent les sujets parlants
est d'une importance capitale.

§ 29. Comment la langue devient discours

J'en reviens à James et Mary Hawkins, mais je prendrai
désormais en compte une seconde possibilité, à savoir que James
pourrait très bien dire Look at the rain ! (Regarde la pluie !) au
lieu de simplement Rain ! (Il pleut !). Ces variantes ont presque
la même signification mais la plus longue témoigne d'un effort
plus grand de la part de James, par courtoisie envers sa femme
ou pour toute autre raison. Dans les deux énoncés, on peut distinguer
des éléments provenant du présent et d'autres provenant
du passé. James a emprunté au passé non seulement les
mots qu'il emploie, mais aussi le ton de voix particulier sur
81lequel il les prononce et, en outre, dans le cas de Look at the
rain !
, l'ordre dans lequel les mots sont groupés. Ainsi, si le
locuteur est responsable du choix des matériaux qu'il utilise,
parmi tous ceux dont il dispose, il ne l'est nullement de leur
fabrication. Mais l'initiative de James elle-même est une chose
momentanée, appartenant exclusivement au présent, et elle a
totalement transformé le caractère des signes verbaux qu'il a
choisis pour atteindre son but particulier. Jusqu'ici ces signes
verbaux étaient comme morts ou somnolents, mais en les prononçant,
il leur a insufflé la vie, il les a embrasés et rendus pertinents.
C'est ce double aspect, présent dans toute énonciation,
qui est à l'origine des deux distinctions les plus fondamentales
en linguistique, la distinction entre le discours et la langue et
celle entre la phrase et le mot.

Comme j'ai déjà décrit le discours, il ne me reste qu'à résumer
l'essentiel de mes propos. Le discours est une activité
humaine déclenchée par un stimulus externe qui constitue par la
suite le noyau de la chose-signifiée. Si le locuteur juge la chose
en question susceptible d'intéresser une personne de son entourage,
il peut la lui communiquer en utilisant des signes verbaux,
qu'il articule et traduit ainsi en ondes sonores que l'auditeur
retraduit en signes verbaux du code qu'il possède en commun
avec le locuteur. « Discours » est un terme abstrait, mais qu'on
peut utiliser concrètement et employer pour faire référence aux
produits des articulations verbales d'un locuteur, le point de vue
étant semblable à celui de l'auditeur (§ 28). Les caractéristiques
du discours tel qu'on vient de le définir sont, premièrement,
qu'il se rapporte à une circonstance, un auditeur et une chose-signifiée
particuliers, et deuxièmement, qu'il est le résultat de la
volonté d'un locuteur qui, en articulant les signes verbaux utilisés,
les projette dans la réalité et leur insuffle une vitalité qui
leur fait défaut à d'autres moments. De toute évidence, cette
description rend parfaitement compte de l'énoncé articulé par
James Rain ! ou Look at the rain ! Or, comme nom générique
pour des énoncés du type Look at the rain !, les grammairiens
emploient le terme « phrase », et je montrerai qu'il n'y a aucune
raison valable de refuser le même nom à de nombreux énoncés
apparemment moins complets, pourvu que, à l'instar de Rain !,
ils donnent l'impression d'avoir, tels qu'ils se présentent, un
sens acceptable. Nous en arrivons ainsi à une conclusion très
importante, à savoir que la phrase est l'unité de discours.82

Jusqu'ici, nous n'avons pas eu besoin de la notion complémentaire
de langue. Mais on commence maintenant à entrevoir les
contours de la langue derrière chaque phrase, derrière chaque
produit fini du discours. La langue est un terme collectif qui
englobe toutes les connaissances permettant à un locuteur de
rendre opérationnels les signes verbaux. Mais ce savoir n'est pas
quelque chose de récent pour le locuteur adulte : c'est pendant
son enfance qu'il en a acquis les bases. Notre vocabulaire s'enrichit
constamment et l'aire de sens de mots spécifiques ne cesse
de s'élargir. Les mots, en tant que constituants les plus importants
de la langue, peuvent parfaitement être considérés comme
ses unités, mais il ne faut pas oublier que les règles de combinaisons
des mots (les règles syntaxiques, comme on les appelle),
et les types spécifiques d'intonation employés pour prononcer
les mots, sont également des constituants de la langue. Nous
pouvons maintenant ajouter à notre maxime concernant la
« phrase » une autre affirmation concernant le « mot ». Ensemble,
elles donnent ceci : La phrase est l'unité de discours et le
mot est l'unité de langue
.

Vérifions ces généralisations sur les autres énoncés que James
a produits ou aurait pu produire. A première vue, les termes
« mot » et « phrase » apparaissent, dans le cas d'une phrase à un
seul mot comme Rain !, moins comme les noms d'entités séparées
se chevauchant que comme les noms d'aspects distincts
d'une seule et même entité ; de nombreux arguments prouvent
cependant que cette thèse est fausse. La phrase Rain ! est la propriété
privée de James et de Mary, tandis que le mot rain appartient
à des millions et des millions d'autres individus. Rain !, en
tant qu'exemple de discours, est prononcé à voix haute et se
rapporte à la fois à une chose définie et à un auditeur défini ;
rain, en tant qu'élément de langue, ne se rapporte à rien en
dehors de sa propre aire de sens très étendue. Et seul un fragment
de l'aire de sens propre au mot rain est utilisé dans la
phrase Rain ! C'est en fait uniquement par une sorte de complaisance
qu'on peut dire que la phrase Rain ! « contient » le
mot rain. Le locuteur de la phrase Rain ! « utilise » certainement
le mot rain et je me suis risqué à dire qu'en l'utilisant, il le
transforme aussi. Mais, strictement parlant, le mot lui-même
n'est pas changé si facilement et le locuteur individuel, comme
nous l'avons vu, le copie plutôt qu'il ne manipule l'original (§ 25).83

image discours et langue | passé du locuteur | passé de l'auditeur | présent du locuteur | rain | mots | unités de langue | présent de l'auditeur | phrase | unité de discours | un silence | look at the rain

Figure 4
Comment la langue entre dans les phrases
Rain ! et Look at the rain !84

L'absence d'identité entre le mot et la phrase se voit beaucoup
plus nettement dans l'autre forme de l'énoncé de James. Car ici,
look n'est pas une phrase et la même chose est encore plus évidente
en ce qui concerne at et the. Il serait plus proche de la
vérité, comme nous venons de le voir, de les appeler des
« copies » de mots plutôt que des mots véritables, mais nous
pouvons passer outre cette inexactitude et dire que la phrase
Look at the rain ! contient quatre mots. Donc, look, at et the,
quand ils sont prononcés, sont au mieux des parties de phrase et
réciproquement, la phrase Look at the rain ! est au mieux une
combinaison de quatre mots. A l'oreille d'un étranger ignorant
l'anglais, cette phrase ne présente aucune discontinuité et pourrait
bien apparaître comme une unité indissociable. Mais Mary
n'a aucune difficulté à y distinguer quatre mots différents, même
si, de toute évidence, elle le fait sans en avoir conscience. Elle a
rencontré ces mots dans des contextes et des situations très différents,
et si elle prenait le temps d'y réfléchir, chacun d'eux
ferait apparaître les impressions et les associations individuelles
qui lui sont attachées. James comme Mary avaient bien sûr déjà
eu souvent l'occasion d'entendre cette même combinaison Look
at the rain !
dans leur vie, mais ce n'est pas comme une unité
mécanisée qu'il l'a produite ou qu'elle l'a appréhendée. On sent
bien que cette phrase est structurée, qu'elle résulte manifestement
d'un assemblage. Et il en est presque toujours ainsi. Les
phrases sont comme des constructions ad hoc, érigées pour une
cérémonie particulière, qui sont détruites et dont les matériaux
sont dispersés dès qu'elles ont rempli la tâche particulière qui
leur était assignée.

J'ai conçu quelques diagrammes qui aideront à montrer, selon
la terminologie appropriée de Saussure, le caractère « diachronique »
des mots et le caractère « synchronique » des phrases.
Dans la figure 4, les énoncés Rain ! et Look at the rain ! sont
montrés comme des phrases contenant des mots. La volonté du
locuteur est indiquée par des flèches, et les phrases qu'il échange
avec l'auditeur sont entourées par des lignes noires en gras. Il va
de soi que la discontinuité est impossible dans une phrase
consistant en un mot d'une seule syllabe mais elle est également
imperceptible là où il y a plusieurs mots. C'est pourquoi on n'a
représenté aucun trait noir de séparation à l'intérieur des
phrases. Conjointement aux flèches, la forme oblongue des
phrases indique leur occurrence dans le temps présent. Strictement
parlant, le présent n'existe que comme un point et, de
85plus, dans la phrase composée de quatre mots, on perçoit nettement
une succession et une durée. Mais le temps occupé par une
telle phrase n'est rien comparé aux vies entières de James et
Mary, si bien que l'on doit conserver le terme « présent ».
Entrent dans les phrases les mots employés qui ont des aires de
sens étendues représentées ici par des lignes en pointillés. Elles
remontent loin dans le passé, et seule une minuscule portion des
aires touche et concerne les phrases. Car les aires en pointillés
doivent être interprétées comme des plans convergeant sur les
phrases, chacun avec un angle quelque peu différent. Ceci est
destiné à montrer que les quatre mots de Look at the rain !
n'ont pas toujours été associés comme ici, mais ont chacun été
utilisés séparément et ont chacun eu leur évolution propre.

Pour ne pas compliquer les diagrammes, je n'ai pas essayé
d'indiquer ni la « forme », ni la « fonction » des différents mots,
attributs dont j'aurai beaucoup à dire à un stade ultérieur (§ 42).
Mais la langue ayant déjà été décrite comme possédant d'autres
constituants que les mots, il m'a semblé souhaitable d'essayer de
les représenter. Dans la figure 5, les aires représentant les mots
ont été omises, mais sont remplacées par deux aires représentant
respectivement la forme syntaxique et la forme intonative.
A gauche, nous voyons la règle qui veut que le verbe précède
son objet, illustrée congrûment dans la phrase Look at the rain !
(En fait, look-at est un verbe composé et on doit donc accepter
l'analyse de cette phrase en verbe et objet). James et Mary
connaissent bien tous deux la règle, dont ils ont recontré beaucoup
d'exemples dans le passé, par ex. Take a bite ! (Prends un
morceau !
) Sell me a couple ! (Vends-m'en une paire) Learn your
lesson !
(Apprends ta leçon !). Ainsi Mary, grâce à ses connaissances
linguistiques, n'a aucune peine à déduire le type de relation
qui était signifié entre l'action dénotée par look et la chose
dénotée par rain. Exactement de la même façon, l'intonation
donnée par James aux mots Look at the rain ! rappelle une intonation
similaire donnée maintes fois dans le passé à des ordres
consistant en un impératif et un nom. Ceci permet à Mary de
reconnaître dans la phrase présente un ordre, bien qu'elle le
fasse automatiquement, et sans se référer consciemment à une
circonstance antérieure quelconque. Je comparerai le rôle joué en
langue par des formes et des règles comme celles-ci au rôle joué
en astronomie par les mouvements célestes. En astronomie, les
unités sont les étoiles et les planètes, tout comme les mots sont
les unités de la langue. Mais l'existence de telles unités dans ces
86deux sciences n'exclut pas la co-existence en elles d'autres
constituants réels d'un type plus abstrait et moins tangible.

Figure 5
Comment les formes syntaxique et intonative
entrent dans la phrase Look at the rain !

image formes appartenant à la langue | ordre des mots | impératif | objet | intonation des impératifs avec objet | passé du locuteur | passé de l'auditeur | look - at | the - rain | présent du locuteur | présent de l'auditeur | silence

§ 30. La nature de la phrase

Il nous faut revenir un peu en arrière pour nous poser une
question que, peut-être, nous avons considérée comme étant
réglée un peu trop facilement. Les grammairiens sont-ils fondés
à postuler l'existence séparée des deux entités ou catégories portant
respectivement les noms de « mot » et de « phrase ? ». Ces
termes, certes, étaient déjà employés par les premiers grammairiens
grecs, mais une longue tradition ne saurait être en elle-même
une raison suffisante de les conserver. Et si cette distinction
se fondait sur une théorie linguistique fallacieuse ? S'il y
avait de bonnes raisons de bannir ces noms de notre terminologie
linguistique moderne ? De tels doutes se font sans cesse
entendre et, généralement, ils ne sont pas seulement légitimes,
mais salutaires. Il est certain que nous devrions être maîtres des
termes que nous employons et non pas leurs esclaves. Et s'il n'y
87a rien de fondé ou même d'utile dans la distinction du « mot »
et de la « phrase », n'hésitons pas à nous débarrasser de l'un ou
de l'autre terme ou des deux.

On observe depuis quelque temps une tendance à mettre en
valeur la réalité de la phrase aux dépens du mot. Les phonéticiens
en particulier ont été frappés par la continuité sonore des
phrases. Celles-ci, surtout quand elles sont courtes, poursuivent
leur cours sans interruption, et rien en elles ne révèle qu'elles
sont composées de mots. Comme, la plupart du temps, on parle
sans analyser consciemment ce qu'on fait, admettre l'existence
dans le discours de composants dont on ne prend conscience
qu'à la réflexion revient à importer des éléments étrangers dans
l'énoncé tel qu'on l'entend. Ainsi, ou bien on condamne d'emblée
les mots sous prétexte qu'il s'agit de pures illusions, ou bien
on stigmatise leur caractère « abstrait ». En fait, un mot n'est ni
plus ni moins une abstraction que la livre sterling. Et qui, surtout
à notre époque, aurait un intérêt quelconque à qualifier la
livre sterling d'abstraction ? L'analogie est presque parfaite et
mérite qu'on la médite. Je reviendrai sur ce sujet plus tard
(§ 38). Mais, pour l'instant, je m'intéresse plus à la phrase qu'au
mot. On a d'aussi bonnes raisons de considérer la phrase comme
une abstraction que de concevoir le mot comme tel. En règle
générale, ce sont les mots qui sont répertoriés dans les dictionnaires,
pas les phrases. Il n'y aurait pas de difficulté insurmontable,
si on le désirait vraiment, à considérer les phrases comme
des combinaisons de plusieurs mots formant un bloc compact,
certains — ainsi tassés — devenant méconnaissables. Le fait le
plus probant dont on pourrait arguer pour nier l'existence des
phrases, c'est qu'on ne s'en souvient qu'exceptionnellement.
Comme je l'ai écrit dans la section précédente, ce sont des
constructions ad hoc, érigées pour un usage momentané et
oubliées sitôt après.

Cependant, la « phrase » est une réalité, et une réalité irréfutable.
Et ce ne sont pas des arguments ou des considérations
logiques qui nous l'apprendront, mais ce que la phrase fait ressentir
à l'auditeur (p. 81). Les phrases donnent une impression
de complétude qu'on ne ressent pas avec d'autres occurrences de
discours articulé. Supposons que James Hawkins ait dit : Look at
the…
(Regarde la…), sans plus, sa femme Mary aurait éprouvé
un sentiment d'inachèvement, dû au fait qu'il n'aurait pas terminé
sa phrase. Ou bien, supposons que, au cours d'une réception
donnée par un voisin, Mary entende par hasard les mots
88…One of James Hawkins's friends… (…Un des amis de James
Hawkins…
). Tant qu'elle ne pourra s'informer du reste de la
phrase, ou le deviner avec suffisamment de précision, elle souffrira
de ne pouvoir satisfaire sa curiosité. On voit donc que le
sentiment de satisfaction éprouvé par l'auditeur correspond à la
complétude caractéristique des énoncés que nous appelons
phrases. Mais quel est le secret de cette complétude ? En quoi
consiste-t-elle ? Il n'y a pas de problème plus discuté dans tout
le domaine de la linguistique. Dans son livre sur la phrase,
ouvrage minutieux et des plus instructifs 1174, John Ries ne réunit
pas moins de cent quarante définitions glanées dans différents
travaux. Les divergences de ces définitions fourniraient une lecture
instructive à tous ceux qui pourraient s'imaginer que ce
problème central de la linguistique est depuis longtemps résolu.

Les chapitres IV et V de mon livre seront consacrés au problème
de la phrase, et j'y mentionnerai de nombreuses explications
antérieures. Pour le moment, je me contenterai de présenter
les arguments à l'appui de mon propre point de vue, qui
peut se résumer ainsi : le sentiment de contentement provoqué
par toute phrase est dû à la reconnaissance de sa parfaite pertinence
et finalité. Lorsque Mary entend les mots Look at the…
(Regarde la…), elle n'a aucune idée précise de ce dont James est
en train de parler ou de la raison pour laquelle il parle. Lorsqu'elle
entend les mots …One of James Hawkins's friends… (Un
des amis de James Hawkins…
), elle ne met pas en question le
fait qu'une phrase a été dite, mais, pour elle, ces mots ne sont
pas une phrase, car elle ne peut pas en comprendre le sens. Plus
précisément, elle ne sait pas au juste quelle chose était signifiée,
et elle ne peut pas davantage discerner le but du locuteur qui y
fait référence. Certes, rien ne lui interdit de former des hypothèses
et de reconstruire pour elle-même une phrase dans
laquelle ces mots auraient pu jouer un rôle. Mais sa reconstruction
sera tout au plus théorique et très probablement inexacte.
Enfin, les mots prononcés …Un des amis de James Hawkins… et
Regarde la… restent de simples syntagmes, de simples combinaisons
de mots inintelligibles tant qu'on ne les a pas complétés de
façon à leur rendre leur finalité et leur pertinence d'origine.

Jugés selon ce critère, Rain ! (Il pleut !) et Look at the rain !
(Regarde la pluie !) constituent bien tous deux d'excellentes
89phrases. Mary sait à la fois ce à quoi James fait référence et
comment elle, Mary, doit réagir. Certains grammairiens ont
déclaré qu'une phrase est un énoncé qui « a du sens » ou « fait
sens ». Mais il est clair que ces définitions sont très ambiguës et,
sous cette forme, sujettes à de sérieuses objections. On ne peut
nier que les énoncés …Un des amis de James Hawkins… et
Regarde la… signifient (c'est-à-dire font référence à) quelque
chose dans le contexte ou la situation où ils apparaissent. Mais
ils n'accèdent pas au statut de phrases parce qu'ils ne parviennent
pas, si on ne leur ajoute rien, à fournir la moindre indication
sur la raison qui a pu amener le locuteur à les prononcer.
Ils ne révèlent aucune intention de communication de la part du
locuteur. Ils sont certainement pertinents par rapport à une
chose-signifiée, mais ils ne peuvent briguer le titre de phrases
parce qu'ils n'ont aucune pertinence pour l'auditeur.

Seule cette double pertinence, pertinence par rapport à une
chose-signifiée définie et pertinence pour un ou des auditeur(s)
défini(s), peut promouvoir un énoncé au rang de « phrase ». Et
des deux conditions, c'est la pertinence pour l'auditeur qui est la
plus importante. Donc …Un des amis de James Hawkins… est
un simple syntagme, tandis que Regarde la… doit être plutôt
décrit comme une phrase incomplète (§ 55). Ce point de vue est
confirmé par la comparaison des quatre classes de phrases généralement
distinguées par les grammairiens. Afin de rester dans
les limites du concret, voyons quels autres énoncés aurait pu
produire James Hawkins. Dans les mêmes circonstances exactement,
James aurait pu tout aussi bien s'exclamer : Hark !
(Ecoute !) ou Hullo ! (Hé !). Ou bien encore, son commentaire
aurait pu prendre la forme d'une question : Do you hear the
rain ?
(Entends-tu la pluie ?). Ou encore, il aurait pu donner à
son affirmation implicite Rain ! la forme plus explicite It is raining !
Affirmations, exclamations, questions et requêtes, tels
sont les principaux types de phrase. Dans les questions et les
requêtes, la pertinence pour un auditeur est évidente car une
réaction immédiate est exigée. Le rôle de l'auditeur est moins
évident dans les affirmations et les exclamations, toutefois il est
clair que, dans ce cas, le locuteur attire l'attention soit sur quelque
chose d'objectif, soit sur une émotion subjective personnelle.
Mais dire que le locuteur « attire l'attention » sur quelque chose,
c'est impliquer une attitude téléologique envers un auditeur. Une
attitude réceptive et intelligente de la part de l'auditeur est corrélative
90du but du locuteur et constitue l'exigence minimale du
discours.

Je reviens donc à mon affirmation que la phrase est l'unité de
discours. Pour qu'une phrase soit prononcée, les quatre facteurs
du discours doivent fonctionner de façon harmonieuse et adéquate
et, lorsque c'est le cas, il n'y a aucune raison de refuser à
l'énoncé l'appellation de « phrase ». Ainsi l'énoncé de James
Hawkins Rain ! est, dans la situation où il a été produit, une
phrase tout aussi valable que Look at the rain !, car sa pertinence,
aussi bien pour Mary que par rapport à la pluie sur la
vitre (avec les considérations attenantes), est évidente et incontestable.
Mary est parfaitement satisfaite de ce bref énoncé, et
on voit mal pourquoi les grammairiens ne le seraient pas aussi.
La porte est donc ouverte pour l'admission d'innombrables
expressions courtes et mots isolés dans la catégorie de phrases,
pourvu qu'ils soient dits d'une façon et dans une situation telles
que leur pertinence pour un auditeur soit indéniable. Prononcés
quand il faut et là où il faut, Oui ! Non ! Eh ! Très bien ! Naturellement !
S'il vous plaît ! Georges ! A votre santé ! sont tous
d'excellentes phrases.

Je me suis abstenu de donner une définition formelle, mais il
faut songer à l'instruction de nos enfants et, provisoirement, je
recommanderai la définition suivante : Une phrase est un mot
ou groupe de mots révélant une intention intelligible
. Aucune
référence n'est faite dans cette définition au locuteur, à l'auditeur
ou à la chose signifiée parce que je considère que, si le grammairien
a fait son devoir, ces facteurs auront été mentionnés bien
avant qu'on en arrive au problème de la phrase. On trouvera
probablement un défaut à cette définition, à savoir l'omission
d'un critère quantitatif. En l'absence de ce dernier, ma définition
semble suggérer que Mary ! Mais regarde ! Il pleut ! pourraient
constituer une seule phrase au lieu de trois. Je répondrai à cette
objection ultérieurement, au chapitre IV (§ 55). Pour le moment,
je me contenterai d'ajouter que ceux qui le souhaitent
peuvent élargir ma définition comme suit : Une phrase est un
mot ou groupe de mots suivi par une pause et révélant une
intention intelligible
.

Arrêtons-nous ici quelques instants sur la façon dont Denys
de Thrace a défini la phrase au premier siècle avant notre ère.
Cet ancien grammairien, le père de l'analyse grammaticale, a
probablement écrit ce qui suit : « λόγος ἐστὶ λέγεων σύνθεσις
διάνοιαν αὐτοτελῆ δηλοῦσα», « Une phrase est une combinaison
91de mots révélant un sens qui se suffit à lui-même » 1275. Ici
αῦτοτελῆ est souvent traduit par « complet » (ainsi déjà Priscien,
ii 45 sententiam perfectam demonstrans), et l'expression
entière est faussement interprétée comme signifiant « exprimant
une pensée complète ». Mais il est remarquable que Denys de
Thrace ait utilisé un adjectif composé avec « τέλος », « but », et
que le mot διάνοια recouvre la notion d'« intention », de « but »,
ainsi que celle de « sens », « signification ». Peut-être le grammairien
grec avait-il saisi la réalité des faits avec plus de perspicacité
que la plupart de ses successeurs modernes.

§ 31. L'ambiguïté du mot « meaning » en anglais

Ceux qui définissent la phrase comme un mot ou groupe de
mots révélant un « meaning » 1376 complet — et notez qu'en suédois,
phrase se dit mening — sont étymologiquement plus près
de la vérité qu'ils n'en ont peut être eux-mêmes conscience. Car,
dans son sens original, to mean (anglo-saxon maenan, allemand
moderne meinen) signifie « avoir l'intention de », verbe qui, au
départ, ne pouvait avoir qu'un agent humain. Aujourd'hui
encore, l'allemand établit une distinction entre meinen employé
pour des personnes, par ex. Er meint wohl etwas anderes et
bedeuten employé pour des choses, par ex. Dieser Satz bedeutet
wohl etwas anderes
. En anglais, le verbe « to mean » signifie,
soit avoir l'intention de réaliser un acte (par ex. I mean to go),
(J'ai l'intention de partir), soit avoir l'intention de faire référence
à quelque chose (par. ex. When I say a spade, I mean a
spade
) (Quand je dis chat, je veux dire chat). Mais ce mot, originellement
simple et sans ambiguïté, a subi des dommages irréparables
par suite de son emploi secondaire avec des noms de
choses comme sujet, par ex. But say, what mean those coloured
92streaks in heaven ?
(Que signifient ces stries de couleur dans le
ciel ?
). L'habitude que nous avons de transférer des verbes à
sujets humains à des sujets neutres n'a absolument rien de
préjudiciable en soi, et peut en fait se révéler très économique
dans certains cas. Ainsi, dire This knife CUTS very well (ce couteau
coupe très bien
) ou Your flat will let without difficulty
(Ton appartement se louera sans problème) nous permet de
concentrer entièrement nos pensées sur les qualités du couteau
ou de l'appartement, sans référence à la personne de son possesseur.
Le même emploi n'est pas rare lorsque le verbe est suivi
d'un objet, comme dans This SHOWS the folly of extravagance
(Ceci montre la folie de la prodigalité), qui est une abréviation
de One can show by this example the folly of extravagance (on
peut montrer par cet exemple la folie de la prodigalité
).

Or, je crois que tous les sens dans lesquels la théorie linguistique
emploie le terme « meaning » cachent une abréviation analogue,
et qu'on doit toujours chercher à l'arrière-plan le locuteur
et son intention, son but. Ainsi, lorsqu'en anglais on fait allusion
au « meaning » (« sens ») d'un mot, ce qui est signifié, c'est
la multitude des façons dont un locuteur peut, s'il le veut,
employer légitimement ce mot. Et par le terme « thing-meant »
(« chose-signifiée »), que j'ai inventé pour les besoins de ma
propre théorie, je souhaite qu'on comprenne : tout ce qu'un
locuteur donné a voulu communiquer en une circonstance donnée,
aussi bien en ce qui concerne une chose objective qu'en ce
qui concerne la manière dont l'auditeur est censé comprendre ce
qui lui est dit.

Dire, comme il est d'usage, qu'un signe ou un symbole ou un
symptôme « veut dire » (« means ») telle ou telle chose, a donné
au terme « meaning » un sens ésotérique et, à mon avis, tout à
fait funeste. Les signes, les symboles et les symptômes sont des
choses mortes, et, en tant que telles, elles ne peuvent rien « vouloir
dire » du tout tant que des agents humains ne viennent pas
à la rescousse. Un élément de but et d'intention entre non seulement
dans l'acte de production, mais aussi dans l'acte d'interprétation ;
c'est pourquoi le verbe « to mean » peut être appliqué à
des choses signifiantes, même si leur signification n'est pas le
résultat d'un acte d'intention. Par exemple, à propos des symptômes 1477
93 d'une maladie, qui ne sont que des phénomènes simultanés
dont les implications sont connues par expérience, on peut
dire qu'ils « veulent dire » (« mean ») que la maladie est présente,
mais seulement parce qu'un médecin choisit de les interpréter
de cette façon. Cet emploi du verbe marque un nouveau
tournant dans sa signification, sur lequel il est inutile de s'étendre
davantage. En langue, en tout cas, les signes ou symboles
sont tous « voulus » (« meant ») en ce sens qu'ils sont utilisés
conformément à l'intention active d'un locuteur pour faire référence
à une chose ou à une autre 1578. Et comme je l'ai observé
antérieurement, le fait que le discours est, dans de nombreux
cas, devenu presque automatique n'infirme pas la vérité que la
volonté et l'effort humains sont à la racine de toute langue et de
toute pratique linguistique. La transposition du verbe « to
mean » de sujets humains à des sujets inanimés apparaît largement
responsable de la confusion entre « meaning » (« sens »)
et « thing-meant » (« chose-signifiée »). Les grammairiens affirment
que les objets des verbes expriment des relations de deux
types différents. Ou bien ils désignent quelque chose résultant
de, ou créé par, l'action nommée par le verbe, comme dans : Il a
construit une maison
, ou bien ils dénotent une entité indépendante
sur laquelle l'action est exercée ou vers laquelle elle est
dirigée, comme dans : il a acheté une maison ; on ne crée pas
une maison en l'achetant. Ces deux types d'objets sont parfois
respectivement appelés l'objet « effectué » et l'objet « affecté ».
Or le verbe « to mean », tant qu'il a été uniquement prédiqué
d'êtres humains, prenait en principe un objet « effectué », par
ex. He meant mischief (Il voulait faire mal). C'est seulement
quand il en est venu à être utilisé dans le sens de « avoir l'intention
94de faire référence à », comme dans He meant me (c'est de
moi qu'il parlait
) qu'il a pris un objet « affecté ». Dans ces cas, il
ne pouvait y avoir risque de quiproquo. Mais lorsqu'on commença
à dire que les mots « veulent dire » (« mean ») ceci ou
cela, non seulement la possibilité de la signification « avoir l'intention
de » fut éliminée, mais un doute fut également jeté sur
la nature de l'objet attaché au verbe. Peut-être les mots
pourraient-ils désormais être conçus comme constituant et
créant la substance même des choses qu'ils signifient. Tout
comme une maison est « a building » (« une construction »),
peut-être les choses signifiées par les mots pourraient-elles être
« a meaning » (« un sens »). Cette conception erronée est certainement
sous-jacente aux termes souvent employés pour indiquer
la chose « signifiée » (« meant ») par une phrase. Les philosophes
n'ont eu aucun scrupule à décrire cette chose comme le
« contenu » (Inhalt) de la phrase.

§ 32. Synthèse et conclusion

Nous avons montré que le discours doit son existence au fait
que les pensées et les émotions sont la propriété privée de l'individu
et ne peuvent pas être communiquées sous cette forme
purement psychique. Il en résulte que, si l'on désire informer
quelqu'un de quelque chose où interviennent des éléments psychiques,
on doit a fortiori avoir recours à des signes, c'est-à-dire,
à des substituts physiques dont le sens est connu à l'avance,
aussi bien par l'utilisateur que par le destinataire. On a démontré
que les mots articulés sont l'espèce la plus utile de signes, et
des preuves ont été apportées pour montrer que ces signes ne
sont que des copies dont l'original est purement psychique. La
description élaborée d'un acte de langage ordinaire a prouvé que
les signes verbaux ne pouvaient représenter que des classes de
choses semblables à la chose devant être présentement indiquée,
et que c'est donc à l'intelligence active de l'auditeur qu'il appartient
de découvrir la chose en question. La chose signifiée dans
tout acte de langage a été définie comme ce que le locuteur vise
à faire comprendre à l'auditeur par cet acte de langage. On a
ensuite examiné la tâche du théoricien du langage et conclu
qu'elle consiste en l'étude des diverses entités terminologiques
nécessaires pour une description adéquate du discours et des instruments
employés dans le discours. Derrière les énoncés individuels,
95se profile tout un ensemble de connaissances préalables
appelées langue, qui contraste ainsi très nettement avec le discours,
activité se déroulant dans le présent. On a vu que les
mots sont les principales unités de la langue, bien qu'on ne
doive pas oublier à côté d'eux les éléments moins tangibles que
constituent les règles syntaxiques et les types spécifiques d'intonation.
Les mots, en tant que tels, ne sont pas des unités de discours,
car il leur manque le souffle vivifiant et la volonté d'un
locuteur, nécessaires pour donner réalité au discours. Les unités
du discours sont connues comme phrases et on a montré que
leur caractéristique est une finalité manifeste correspondant à un
but du locuteur. La finalité diagnostiquée dans la phrase a été
analysée comme concernant, en partie, une chose-signifiée définie,
mais, principalement, l'auditeur. Enfin, on a constaté que le
mot anglais « meaning » implique toujours l'idée d'un but visé
par l'homme.

En guise de conclusion à ce chapitre, je soulignerai les deux
points de divergence entre la doctrine que j'expose ici et celle à
laquelle se réfèrent la plupart des chercheurs en linguistique. Le
chapitre où il est question de la raison d'être du discours (§ 23)
est en fait une réfutation du postulat qui a donné à tant de
livres les titres de « Sprachpsychologie » et autres semblables.
Rien ou presque dans ces livres ne laisse supposer que leurs
auteurs ont conscience de l'insuffisance de la psychologie pour
couvrir tout le champ de la linguistique. En choisissant de tels
titres, ils ignorent la raison même pour laquelle la langue et le
discours existent, à savoir le fait que le locuteur et l'auditeur ne
possèdent pas de psyché commune, ce qui explique pourquoi ils
doivent communiquer entre eux par l'intermédiaire de sons. Passons
maintenant à mon second point. Les philologues ont été
intrigués par la coexistence en linguistique de deux unités. La
minéralogie s'occupe exclusivement des minéraux, la botanique
des plantes, l'astronomie des phénomènes célestes, la psychologie
de l'esprit. Pourquoi donc la linguistique aurait-elle deux unités,
le « mot » et la « phrase » ? On pourrait citer des passages
extraits des travaux de nombreux chercheurs, trahissant un
embarras certain sur ce point et révélant une tendance à nier
l'existence de l'une ou l'autre de ces deux unités. Tout devient
très clair dès que « discours » et « langue » sont nettement distingués
l'un de l'autre et que la phrase est vue comme l'unité de
discours et le mot comme l'unité de langue.96

Addendum au chapitre II

Note C : Extrait de S. Butler, Essays on life, Art and Science,
pp. 201-4.

« Tout ce qui peut être attaché de façon permanente à une idée définie,
qui peut couvrir une certaine distance — disons un pouce au minimum
—, et qui peut être répété à volonté, peut-être mis au service du
langage. Chaque fois qu'elle désirait de la bière, Mme Bentley, épouse
du célèbre Dr Bentley de Trinity Collège à Cambridge, envoyait à la
cave de l'université, non pas un ordre écrit, mais sa tabatière. Si la
tabatière apparaissait, on envoyait la bière, mais sans tabatière, point
de bière. En quoi la tabatière différait-elle d'un ordre écrit plus qu'un
ordre écrit diffère d'un ordre oral ? La tabatière était, dans ce cas précis,
un langage. Il est étrange de dire qu'on pourrait sortir une prise de
tabac d'une phrase, mais c'est pourtant bien ce qui serait arrivé si le
ou la domestique s'était offert une prise en emportant la tabatière à la
cave ; car si une tabatière peut dire « Envoyez-moi un litre de bière »
de façon si efficace que la bière est effectivement envoyée, il est
impossible de dire que ce n'est pas une phrase bonâ fide. Quant au
destinataire du message, l'économe, il ne traduisait probablement pas
la tabatière en noms et verbes articulés ; dès qu'il la voyait, il descendait
simplement à la cave tirer la bière et, s'il pensait, c'était probablement
à autre chose. Pourtant, il devait bien penser quand même, sans
le support de mots, sinon il aurait tiré trop ou pas assez de bière ou
bien il l'aurait renversée en la remontant ; or, nous pouvons être certains
que rien de tel ne se passait.

On remarquera, bien sûr, que si Mme Bentley avait envoyé la tabatière
à la cave de St John's Collège au lieu de Trinity, celle-ci n'aurait
alors pu tenir lieu de langage, car il n'y aurait pas eu de convention
entre l'émetteur et le récepteur sur la signification du symbole ; il n'y
aurait pas eu, dans l'esprit de l'économe de St John's, d'association
d'idées pré-établie entre bière et tabatière ; l'association dont il est
question ici est totalement artificielle et arbitraire. Elle n'a rien à voir
avec ces autres types d'association où une transaction impromptue
peut être proposée par le symbole lui-même et acceptée par la personne
à qui elle est proposée sans arrangement préalable. En bref,
l'économe de St John's n'aurait pas été en mesure de comprendre et de
lire correctement le message de Mme Bentley. Pour lui, la tabatière
aurait été une lettre de rebut — une tabatière et non pas une lettre ;
alors que pour l'économe de Trinity, c'était une lettre et pas une tabatière.
On observera aussi que c'est seulement au moment où il la
97regardait et l'acceptait comme message que, de son état de tabatière,
elle se métamorphosait brusquement en un énoncé plein de vie. Dès
qu'elle avait réussi à faire envoyer par l'économe un litre de bière, elle
perdait son pouvoir jusqu'à ce que Mme Bentley lui insuffle à nouveau
la vie par sa nouvelle envie de bière et son envoi corrélatif de la tabatière
à la cave ».98

Chapitre III
Les relations mutuelles
de la langue et du discours

§ 33. L'antithèse langue/discours

Le lecteur attentif se sera maintenant habitué à concevoir le
discours comme une sorte de mise en scène exigeant au moins
deux acteurs, une scène ou situation qui lui soit propre, une
intrigue ou « chose-signifiée », et, enfin, les mots improvisés. De
telles mises en scène miniatures ont lieu chaque fois que le discours
est pratiqué et il est extraordinaire que les auteurs d'ouvrages
de théorie linguistique n'aient apparemment jamais eu
l'idée d'en décrire une en particulier. Il est parfois fait allusion à
l'intrigue et souvent aux mots ; çà et là, on entend parler de l'un
des acteurs ou des deux ; et quelques linguistes ont insisté sur
l'importance de la scène. Mais il y a eu comme une conspiration
pour ne pas isoler ou analyser dans son entier un acte de langage
particulier, tout instructive qu'une telle analyse ne pouvait
manquer d'être. Il est même difficile de trouver dans les index
des volumineux ouvrages de philosophie ou de psychologie du
langage une référence quelconque au « discours » en tant que
nom commun de l'activité qui se déroule dans ces mises en
scène linguistiques. Si on a la chance de trouver une allusion
quelconque au discours, c'est généralement sous la forme « Discours »,
voir « Langue » comme si les deux étaient identiques.
Ou plutôt, non, je dois rectifier ce que je viens de dire. L'entrée
la plus courante est « Discours, parties du », alors que, personnellement,
je m'ingénierai à montrer que le nom, l'adjectif, et
ainsi de suite, sont des parties de la langue et que les véritables
parties du discours sont le sujet et le prédicat. C'est comme si
les critiques discutaient éternellement d'art dramatique sans
99jamais aller au théâtre. On est tenté d'en conclure que la science
philologique abhorre autant le concret que la nature abhorre le
vide. Que les auteurs critiqués ici ne viennent pas répondre que
l'acte de langage est impliqué à chaque page de leurs livres, car
le rôle de la science n'est pas d'impliquer mais d'affirmer ; sa
tâche consiste à exhumer au grand jour les faits cachés et enchevêtrés,
à les dissocier les uns des autres et les exposer aux yeux
de tous. Il se peut qu'un examen plus approfondi de la description
que j'ai moi-même donnée d'un acte de langage (§ 26)
révèle des imperfections dont je ne suis pas conscient. Mais
mon but sera en grande partie atteint si, à l'avenir, les linguistes
reconnaissent la nécessité absolue d'étudier des actes de langage
particuliers, en tenant compte de tout ce qui constitue leur environnement,
et si l'on ne souffre plus jamais que la distinction
entre la langue et le discours tombe dans l'oubli.

On est quelque peu soulagé de constater que, si les théoriciens
du langage ont en général passé sous silence la distinction entre
la « langue » (« language ») et le « discours » (« speech »), la plupart
des langues civilisées n'ont pas commis cette erreur 179. En
latin, on a lingua et sermo, en grec, γλωσσα et λόγος, en français
langue et parole (ou discours), en allemand Sprache et
Rede, en néerlandais taal et rede, en suédois, språk et tal ; de
même, on trouve en arabe lisan, littéralement, « langue »
(organe de la bouche) (= lingua), et kalam, « discours »,
« conversation » ; quant à l'égyptien ancien, il utilise parfois ro,
la « bouche », pour langue, tandis que discours est représenté
par mudet, « l'action de parler ». Dans toutes ces langues, l'équivalent
du mot anglais « language » (« langue ») sert de nom collectif
à un système organisé de faits linguistiques accessibles à la
connaissance, et l'équivalent de « speech » (« discours ») est un
« nomen actionis » pour l'activité dont les symptômes les plus
manifestes sont l'articulation et le caractère audible. En comparant
une langue à une autre, on rencontre, il est vrai, d'étranges
contre-courants : l'allemand Sprache et le suédois språk sont les
mêmes mots que l'anglais « speech » (« discours ») bien que les
deux premiers soient couramment employés dans le sens du mot
anglais « language » (« langue »). En suédois tal signifie discours,
mais en néerlandais taal signifie langue. Les mots pour langue,
100comme le grec γλωσσα, le latin lingua, l'anglais tongue, l'arabe
lisan et l'égyptien ro, « bouche », la relient à l'un des principaux
organes d'articulation, cherchant peut-être ainsi à mettre en
valeur les notions de continuité et de permanence. Le français
est la seule langue à posséder un mot langage (dérivé du bas
latin linguaticum, « ressortissant à la langue ») qui, n'étant ni un
collectif ni le nom d'une action, peut servir de terme plus large
et plus vague, recouvrant à la fois « language » (Fr. langue) et
« speech » (Fr. parole ou discours). Hormis ce cas particulier, les
noms pour « langue » et « discours » se présentent toujours
comme des paires étymologiquement non reliées, preuve éloquente
de la justesse avec laquelle l'instinct pur perçoit les véritables
différences.

Je ne désire nullement minimiser l'importance de l'imbrication
et de la dépendance mutuelle de la « langue » et du « discours » ;
en fait, l'objet du présent chapitre est précisément de
développer ce point. Toutes les langues témoignent de cette
étroite relation, la signification des termes en question ayant
partout une aire extrêmement large avec de nombreuses applications
qui se chevauchent. Ainsi, en anglais, un écrivain préférera
l'expression « his native language », tandis qu'un autre donnera
la préférence à « his native speech ». Il existe à côté de l'antithèse
entre la « langue » et le « discours » une autre antithèse,
celle entre le « discours oral » et le « discours écrit ». Nous nous
intéresserons à cette deuxième antithèse dès le début du § 34.
Quant au terme « langue », c'est dans un ordre d'idées assez différent
qu'il est très souvent employé car il existe de nombreux
systèmes différents de mots et de règles linguistiques auxquels il
peut être appliqué. Le mot collectif « langue » peut donc être
spécifié au moyen d'une épithète adjectivale et employé au pluriel
comme d'autres collectifs. Comparez « langue et discours »
et « le peuple et la démocratie », « la langue française » et « le
peuple français », « les langues de la terre » et « les peuples du
monde ».

§ 34. Formes secondaires du discours

L'utilisation pratique de la langue est d'une importance telle
dans la vie de l'homme que son emploi ne pouvait éternellement
se limiter à la variété articulée qu'on appelle « parole ».
101Rejeton de l'art pictural 280, l'« écriture » finit par apparaître
comme moyen de traduire du discours audible en un médium
visible mais non audible, ce qui lui permit d'être relativement
indépendante du temps et de l'espace 381. L'écriture est une forme
de discours authentique, bien que secondaire, et une bonne théorie
linguistique doit donc rendre compte aussi bien de la forme
parlée que de la forme écrite. Ceci est particulièrement vrai en
ce qui concerne la phrase ; je peux affirmer, interroger ou
ordonner autant par écrit que par oral. Dans ce livre, on ne s'attardera
pas sur les différences entre le discours articulé et le discours
écrit, bien qu'elles soient plus importantes qu'on ne le
suppose souvent. L'absence d'une situation physique commune à
l'auteur et au lecteur oblige le premier (l'ancien « locuteur ») à
être plus explicite qu'il ne le serait dans une conversation. Les
sujets abordés eux-mêmes, et le fait qu'on sache que l'écriture
donne une certaine permanence à ce qui, à l'oral, est fugitif,
nous amènent à choisir des expressions plus recherchées. L'aide
apportée par l'intonation et les gestes a disparu et n'est que
maladroitement remplacée par la ponctuation et les italiques.
L'évocation de ces quelques différences suffira.

L'écriture n'est pas la seule forme secondaire du discours. Le
braille, par exemple, est un dérivé de l'écriture : les lettres visibles
y sont transformées en signes tactiles à l'usage des aveugles.
La télégraphie et la téléphonie ont leurs caractéristiques particulières,
et la télégraphie a même un style qui lui est propre. Les
disques permettent aujourd'hui de conserver de façon permanente
le discours articulé. Nos correspondances épistolaires
seront sans doute bientôt remplacées par des enregistrements
dictaphoniques. Faut-il s'en réjouir ? L'habitude que nous avions
prise de lire et d'écrire avait amené dans notre monde excessivement
bruyant un silence bienvenu. Il semble malheureusement
très probable que les nombreux moyens techniques permettant
de reproduire le discours articulé nous priveront peu à peu de
cet avantage.102

§ 35. La langue comme produit du discours

Nous avons vu (§ 29) comment la langue devient discours ;
mais nous n'avons pas encore discuté la proposition complémentaire
selon laquelle le discours est l'unique générateur de la
langue. Dans un acte de langage donné, la chose-signifiée est
tout entière en dehors de l'énoncé dont les mots, comme je l'ai
dit à plusieurs reprises, sont des résumés d'expériences antérieures
qui n'incluent pas véritablement l'expérience présente.
Mais au moment où un mot est prononcé ou, pour employer ma
propre terminologie, au moment même où il est appliqué à une
chose-signifiée, il se produit une fusion qui laisse une marque
plus ou moins importante sur cet item particulier du vocabulaire
du locuteur. Si le mot est utilisé en parfaite conformité avec la
tradition, comme lorsqu'on qualifie l'herbe de verte, ceci a simplement
pour effet de confirmer et de renforcer un élément central
dans l'aire de sens acceptée. Les applications erronées et
contradictoires d'un mot, même si elles sont intelligibles grâce à
la situation ou au contexte verbal, n'influent en rien sur son
avenir, vu que, soit on les corrige immédiatement, soit on feint
poliment de ne pas les remarquer. Ce sont les écarts légers par
rapport à l'usage courant qui sont la principale cause des changements
dans la langue. Ces écarts se trouvent rapidement imités,
le processus étant favorisé par le fait que « tout enfant, pendant
la période de formation de ses habitudes linguistiques, a un
rapport plus étroit et plus intime avec les enfants juste un peu
plus âgés qu'avec les adultes et que, psychologiquement, il est
plus réceptif aux influences de ces enfants qu'à celles des
adultes 482 ». Les circonstances et les modifications de l'environnement
jouent un grand rôle : certains mots, limités jusque là à un
seul emploi, voient peu à peu leur sens se généraliser ou, à l'inverse,
des termes d'application très large et générale se spécialisent
dans un domaine plus restreint 583. La plupart des changements
se font, sans aucun doute, de façon inconsciente, mais
dans certains cas, c'est une innovation consciente qui est à l'origine
103du phénomène. On peut, pour un certain nombre de mots
anglais, remonter aux auteurs qui, selon toute vraisemblance, les
ont créés ou adaptés 684. Dans la majorité des cas, toutefois, la
nouvelle invention est anonyme. C'est très probablement un
plaisantin, frappé par l'âcreté particulière de la fumée des cigarettes
de Virginie, qui leur a, le premier, donné par jeu le nom
de gaspers 785. Une chose est claire en tout cas. Tout changement
dans la langue, conscient ou inconscient, important ou non,
affectant la prononciation ou le sens, a pour origine un acte de
discours particulier qui, s'il gagne l'approbation de la majorité,
se transmet de bouche en bouche, jusqu'à ce que finalement il
devienne propriété commune.

Si forts que soient les facteurs capables de produire le changement,
ceux qui tendent à l'uniformité et à la stabilité sont
encore plus puissants. Il est dans l'intérêt de la communauté
d'éliminer les différences individuelles qui, en effet, ne pourraient
que rendre la compréhension mutuelle plus difficile. Ces
différences sont, dans une large mesure, automatiquement effacées
parce que tout locuteur est lui-même aussi souvent auditeur
et que, par conséquent, il acquiert son vocabulaire en se basant
autant sur les applications faites par les autres que sur celles
dont il est personnellement responsable. Les parents, les gouvernantes,
les professeurs ne montrent que trop d'empressement
à corriger ou railler les applications de sens non orthodoxes
ou les défauts de prononciation. L'enfant acquiert sa
connaissance du son et du sens de tout mot par d'innombrables
applications différentes, par ex. Regarde, voilà papa ! Embrasse
papa
, Drôle de papa, N'embête pas papa, Papa est fatigué, Non,
ce n'est pas papa, c'est Oncle Tom
, et ensuite, de la bouche de la
petite voisine qui fait référence à un monsieur très distingué aux
boucles de jais, si différent de son père à lui qui est chauve :
C'est mon papa, As-tu un papa ? Mais je ne m'étendrai pas
davantage sur ce point. Il est inutile d'insister plus longtemps
sur la vérité universellement reconnue que la langue n'est, et ne
peut-être, que le résultat d'innombrables occurrences particulières
de discours 886.104

§ 36. Tous les emplois de la langue sont-ils du type que nous
avons décrit ?

Les lecteurs au courant de tout ce qui s'écrit en matière de
théorie linguistique seront tous d'accord, je pense, pour déplorer
avec moi la négligence générale de l'aspect de la linguistique
appelé « discours ». Mais le lecteur se demande peut-être aussi
avec inquiétude si, de mon côté, je n'ai pas exagéré l'importance
de cet aspect. Nul doute qu'il sera d'accord pour concevoir l'écriture
comme une forme de discours et donc qu'il inclura le
« scripteur » dans le sens technique du terme « locuteur », tel
que nous l'employons ici, en faisant de même pour le « lecteur »
dans le sens du terme « auditeur ». Mais il peut cependant continuer
à penser qu'il est certains emplois de la langue où on peut
légitimement se dispenser de tout l'attirail composé par le locuteur,
l'auditeur, la situation etc… ; par exemple, dans les généralisations
simples du type Deux et deux font quatre, ou dans les
énoncés de vérités scientifiques comme l'exemple suivant pris au
hasard : Un liquide au repos prend la forme de la partie la plus
basse du récipient qui le contient et a une surface horizontale
.
De telles assertions sont formulées d'une façon qui les rend relativement
indépendantes de toute situation particulière, et il est
certain que la vérité ou la non vérité de leur contenu reste valable
sans référence à un locuteur ou un auditeur particulier quelconque.
Il pourrait donc sembler que certaines catégories de discours
échappent au type d'analyse imposé par les énoncés de la
conversation ordinaire. Et si des exclamations comme Rain ! (Il
pleut !
) se révélaient ne pas être caractéristiques de l'emploi du
langage, observé d'un point de vue plus large et plus général ?
N'est-il pas possible, après tout, que des phrases comme Deux
et deux font quatre
« contiennent » simplement leur sens et
qu'ici, dans l'emploi le plus perfectionné des mots, nous ayons
l'élément linguistique à l'état pur, purgé de tous les facteurs
contagieux tels que le locuteur, l'auditeur, et le reste, et nous
montrant le vrai métal libéré de la gangue de son minerai originel ?
De telles hypothèses ne sont que pures illusions, dues au
fait qu'on ne tient pas compte du phénomène de l'attention
sélective que j'ai décrit au § 15. Une réflexion plus approfondie
montrera qu'aucun emploi de la langue, quel qu'il soit, n'est
affranchi des entraves de l'interprétation, que l'interprétation
105nécessite un interprète qui est « l'auditeur » de la théorie linguistique
et que, si les mots n'avaient pas été au préalable
assemblés par un « locuteur » rationnel, il n'y aurait rien à
interpréter. Dire que Deux et deux font quatre est vrai dans
n'importe quelle situation ne veut pas dire que cette affirmation
est vraie en dehors de toute situation, et d'ailleurs la première
assertion n'est pas vraie non plus. Versez deux gouttes d'eau
dans une éprouvette et ajoutez-en deux ; pour l'observation
immédiate, le résultat est une unité. Mettez deux lapins avec
deux lapines dans un clapier — mais inutile d'insister. Ce qui se
passe en réalité, c'est qu'en entendant ou en lisant les mots
Deux et deux font quatre, l'auditeur ou le lecteur branche immédiatement
son esprit sur ce qu'on pourrait appeler la « situation
des vérités mathématiques ». Il a entendu cette affirmation de
nombreuses fois auparavant, et il n'a aucune peine à comprendre
et comme ajouté à et font comme donnent le nombre.

On peut objecter, toutefois, que Deux et deux font quatre,
étant un cliché, ne saurait être une pierre de touche adéquate
pour révéler la vraie nature du discours. La formule scientifique
citée plus haut sera peut-être plus appropriée. Ici, il est indéniable
que les mots contiennent leur propre signification dénuée de
toute ambiguïté, en ce sens qu'il est difficile ou impossible de
leur donner une interprétation rationnelle autre que celle visée
par l'auteur. Mais comment les mots acquièrent-ils leurs
« sens », comme on dit familièrement ? De toute évidence, cela
suppose une opération complexe de déductions rapides de la
part de tout lecteur capable de comprendre les mots. Sans le
concours d'une intelligence constructrice, ils ne serviraient à
rien. Que serait une séquence de mots sans l'entremise de cette
intelligence interprétative ? Rien qu'une somme d'aires de sens
des plus complexes indiquées par une suite de sons ou de symboles
écrits. Dès le départ, le mot un présente un champ de possibilités
presque illimité. Dès l'instant où il a lu un liquide au
repos
, le lecteur averti a déjà deviné que la phrase va énoncer
une formule scientifique. Par « attention sélective », et inconsciemment,
il aura pris un dans le sens de tout et traité liquide
comme substantif et non comme adjectif. Bref, il aura choisi
dans le sens de chaque mot tout ce qui était nécessaire à l'identification
de la chose-signifiée, tout comme l'auteur a choisi chaque
mot pour mettre en lumière une certaine partie de la chose
complète signifiée par lui. Cette explication n'est pas infirmée
par le fait que les déductions interprétatives sont instantannées
106et que l'expression, à force de pratique, est mécanisée. Pour
l'analyse linguistique d'une formule scientifique, on doit procéder
exactement de la même façon que pour notre phrase-type
Rain ! (Il pleut !), les détails seront seulement plus complexes.
Au départ, l'esprit du locuteur ou de l'auteur est branché sur la
« situation des vérités scientifiques ». Il en est probablement de
même pour l'esprit de l'auditeur ou du lecteur. Le locuteur a une
image plus ou moins claire de la proposition qu'il va exprimer
avant d'y ajuster les mots. Ces derniers se succèdent comme une
série de notes consécutives sur un piano, chacun ouvrant de nouvelles
perspectives tout en étant en même temps limité par ce
qui a précédé. Les indices verbaux sont transmis à l'auditeur ou
au lecteur comme une séquence de signes audibles ou visibles
dépourvus en eux-mêmes de toute signification. C'est l'auditeur
ou le lecteur qui les identifie aux unités psychiques dont il dispose
en permanence appelées mots, et son intelligence s'emploie
à rechercher ce que ces indices peuvent vouloir dire. Ce
n'est peut-être pas toujours une description très heureuse de
dire, à propos de choses-signifiées plus abstraites, que l'auditeur
les trouve dans la situation, comme c'était le cas pour l'énoncé
Rain ! (Il pleut !). Il arrive parfois, lorsque le locuteur raconte
un rêve par exemple, que l'auditeur, afin de mener à bien l'acte
de compréhension, doive lui-même reconstruire la chose-signifiée
dans son imagination. Il n'en reste cependant pas
moins vrai que, dès le départ, la chose-signifiée a toujours été
un objet commun potentiel pour le locuteur et l'auditeur à la
fois. Pour conclure, je pense qu'on ne pourra jamais trouver un
emploi quelconque de la langue fondamentalement différent de
l'exemple discuté au § 26.

§ 37. Le mot/phrase indifférenciés de l'époque préhistorique

Ainsi, puisque, jusqu'à preuve du contraire, tout emploi de la
langue implique les divers facteurs du discours énumérés dans le
premier chapitre, nous pouvons en toute liberté poursuivre
notre étude des relations mutuelles du discours et de la langue,
sans craindre par là de trop nous écarter des problèmes principaux
de la théorie linguistique. Pour commencer, revenons un
instant sur la question hautement problématique du langage des
animaux. Les zoologues que j'ai interrogés sont très enclins à
penser que les animaux communiquent bel et bien entre eux au
107moyen de signes sonores, mais ils montrent beaucoup plus de
réticence à se prononcer clairement sur le niveau ou la portée de
ces performances linguistiques. Afin d'établir une comparaison
avec le langage humain, admettons que tout langage animal est
du type illustré par le cri d'alerte du chamois ou l'appel lancé
par le pigeon. On admettra en outre que de tels cris ne se produisent
qu'isolément, qu'en fait il n'y a pas chez les animaux
d'assemblage de mots pour former des phrases, comme cela se
fait universellement dans le discours humain. D'un point de vue
zoologique, cette hypothèse peut être acceptée ou rejetée, mais,
dans les deux cas, il est instructif, ne serait-ce que comme exercice
dialectique, d'envisager les résultats qui s'ensuivraient en ce
qui concerne les relations de la langue et du discours dans le
langage des animaux. L'énoncé produit, selon ces hypothèses,
serait d'un type qu'on décrirait le mieux comme le mot-phrase
indifférenciés 987. Les mots-phrases indifférenciés du type que j'envisage
ici sont représentés dans le discours humain évolué par la
classe des mots appelés interjections, comme Oui ! Non ! Hélas !
Hou !, qui ne s'associent pas facilement et complètement avec
d'autres mots pour former une phrase. Car, bien qu'on puisse
dire Oui, je sors ! ou Hou, réfléchis un peu ! les mots Oui ! et
Hou ! sont ici de petites phrases à part entière et ce qui suit
n'est qu'une explication corroborative. Je pense que le cri
d'alerte ou l'appel du pigeon devraient être décrits de façon très
proche.

On pourrait imaginer une espèce donnée d'animaux possédant
un vocabulaire assez étendu de cris différents dont la somme
constituerait la langue de cette espèce. Dans de telles circonstances,
il serait presque futile (i) de contraster le discours avec la
108langue en tant qu'aspect distinct de la linguistique animale, puisque
le discours ne révélerait aucune construction ou arrangement,
mais serait simplement la reproduction fidèle de sons
entendus dans toutes les émissions préalables du même cri. En
fait, l'unité du discours animal serait identique à l'unité de la
langue animale, sauf dans la mesure où le premier demanderait
un effort musculaire et une traduction sonore.

Le même cri d'alerte et le même appel du pigeon étant
constamment répétés, chacun dans sa situation appropriée, ces
mots-phrases, comme les mots humains, acquerraient chacun
une aire de sens présentant (1) une certaine caractéristique particulière
à chaque cri et (2) une extension suffisamment large
pour qu'on puisse employer le mot, sans donner l'impression
d'en forcer le sens, dans n'importe laquelle d'un grand nombre
de situations différentes présentant toutes cette caractéristique.
Mais de tels sens auraient un champ d'application excessivement
large et apparaîtraient en conséquence extrêmement vagues. En
ce qui concerne la référence aux choses, le cri d'alerte, par exemple,
pourrait aussi bien désigner le stimulus à l'origine de la
réaction que l'énonciateur ou (s'il était émis dans un but quelconque)
les camarades à qui il s'adresse. Seraient ainsi incluses
dans son aire de sens les applications qu'on pourrait traduire
par « ceci-dangereux » ou « ceci-effrayant », « moi-peur » ou
« moi-désemparé », « vous-faire attention », ou « vous-attaquer ».
De même, si ce cri visait à avoir un effet quelconque sur l'auditeur,
on ne saurait sans doute jamais exactement si c'est une
affirmation, une exclamation ou un ordre que le locuteur voulait
exprimer. Il se pourrait que les trois soient exprimés à la fois,
sans que l'énonciateur n'oriente l'énoncé dans un sens précis. A
d'autres moments, toutefois, une prononciation plus forte ou
plus modulée du point de vue émotionnel, et accompagnée de
mouvements démonstratifs significatifs, pourrait être délibérément
adoptée en vue d'une spécification plus précise de la
chose-signifiée en question. Ainsi, tantôt on pourrait faire en
sorte que le cri d'alerte signifie « Il y a un animal dangereux
dans les parages », tantôt « Préparez-vous au combat ». Une
signification très diffuse n'exclut pas nécessairement des choses-signifiées
plus précises et, en fait, on peut considérer comme un
axiome de la théorie linguistique que la diversité des choses que
le locuteur peut éventuellement vouloir dire est toujours beaucoup
109plus grande que la diversité des moyens d'expression
contenus dans son vocabulaire 1088.

Dans de telles conditions le changement linguistique ne serait
en aucune façon improbable. En ce qui concerne l'aspect phonique
des cris, la jeune génération pourrait ne pas réussir à reproduire
exactement les notes traditionnelles. Des différences de
hauteur, de cadence ou de rythme pourraient entraîner l'évolution
de nouvelles variétés de cris. Du côté du sens, des changements
extérieurs pourraient produire de nouvelles évolutions.
L'exclusion d'un élément, la disparition d'un oiseau de proie
dangereux, par exemple, ou à l'inverse l'inclusion d'un nouvel
élément, par exemple, la première expérience d'une détonation
de fusil, pourrait modifier l'aire de sens du cri d'alerte. Et enfin,
la spécialisation d'une prononciation particulière pour la désignation
adéquate d'une classe particulière de choses-signifiées
entraînerait un enrichissement du vocabulaire.

§ 38. Le mot comme entité linguistique distincte de la phrase

Il existe entre les cris émis par les animaux et le langage
humain une différence si vitale qu'elle éclipse presque l'homogénéité
essentielle des deux activités. En effet, alors que le cri de
l'animal apparaît comme une unité indissoluble, la majorité des
phrases prononcées par les hommes peuvent être découpées à
volonté en unités linguistiques plus petites appelées mots. En
pratique, il est vrai, on rencontre de nombreuses difficultés à
découper ainsi les phrases en mots, vu que la phrase parlée
poursuit son cours sans discontinuité audible et que ses divisions,
par conséquent, ne sont pas directement observables. Toutefois,
l'existence du mot ne fait pas de doute, car de toute évidence,
des exemples comme mais, querelle, garçon ne peuvent
être considérés autrement. J'ai déjà fait remarquer la futilité de
qualifier le mot d'« abstraction » (§ 30). Si tout ce qu'on veut
dire par là, c'est que le mot est une entité psychique plutôt
qu'une entité audible, alors je suis d'accord (voir ci-dessus § 25).
Mais on veut souvent dire davantage, un chercheur allant jusqu'à
déclarer que les mots ne sont que le résultat d'analyses scientifiques
110 1189. N'importe quel dictionnaire peut prouver le contraire
car, ai-je besoin de le dire, ce ne sont pas les mots qui ont été
fabriqués pour le dictionnaire, mais, bien entendu, le dictionnaire
qui a été compilé dans le but de répertorier les mots. Il y a
pourtant une chose de vraie, et une seule, dans le point de vue
critiqué ici. L'utilisateur instinctif de la langue ne fait pas de différence
entre les homophones, tout au moins tant qu'ils s'écrivent
de la même façon 1290. Seul l'historien de la langue s'intéresse
à la découverte de mots distincts dans (par ex.) canon 1391 (la
pièce d'artillerie) et canon (la loi ecclésiastique), rue (la voie de
circulation) et rue (la plante), côte (l'os) et côte (la pente). Mais
pour tout le monde, le mot garçon est différent du mot querelle,
et le mot mais différent du mot encore.

En fait, on peut généralement obtenir le mot émis en demandant
au locuteur de répéter très lentement une phrase qu'il a
prononcée ; qu'il soit prêtre ou simple fermier, il est à peu près
certain qu'il séparera les mots exactement de la même façon
qu'un grammairien. Mais on peut toujours soupçonner l'influence
de l'éducation dans ce genre de test et, de plus, cette
prédominance du mot, indubitable dans les langues européennes
classiques et modernes, pourrait ne pas exister dans des sphères
linguistiques plus éloignées ; aussi est-il intéressant de rapporter
le témoignage d'un spécialiste des langues amérindiennes particulièrement
compétent pour émettre un avis. « L'expérience linguistique »,
écrit le Professeur Sapir 1492, « aussi bien exprimée
sous une forme écrite et normalisée que mise à l'épreuve de
111l'usage courant, indique de toute évidence qu'il n'y a, en règle
générale, pas la moindre difficulté à faire saisir la réalité psychologique
du mot. La meilleure preuve en est celle-ci : un Indien
sans instruction, ignorant totalement le concept du mot écrit,
n'éprouve néanmoins aucune difficulté sérieuse à dicter un texte
à un chercheur linguiste mot à mot ; il a bien sûr tendance à lier
ses mots comme en parlant normalement, mais si on l'arrête
pour lui faire comprendre ce qu'on attend de lui, il peut facilement
isoler chaque mot, les répétant comme des unités. En
revanche, il refuse toujours d'isoler l'élément lexical ou grammatical
en prétextant que cela « n'a pas de sens » ». Je peux de
mon côté, ajouter un tout petit témoignage tiré d'une source différente.
L'écriture des hiéroglyphes en égyptien est principalement
phonétique, mais il existe un grand nombre de signes idéographiques
ou directement picturaux signifiant la véritable
chose-signifiée ou type de chose-signifiée. Parmi ces signes picturaux,
on trouve ceux connus sous le nom de « déterminatifs »,
qui apparaissent à la fin de mots écrits phonétiquement pour
indiquer si leur sens est général ou spécifique. La plupart des
mots écrits phonétiquement, bien que certains fassent exception
à la règle, ont un déterminatif qui a donc pour effet pratique de
découper les phrases en leurs mots composants. Par exemple,
dans la phrase image image prˑk r pt, mɜˑk nṯr i̓m,
« tu montes au ciel et, là, tu vois le dieu », les mots pr image,
« monter », pt image, « ciel », image « voir » et nṯr image, « dieu », se
terminent tous par des déterminatifs et on voit ainsi que le
découpage en mots correspond précisément à celui qu'attendrait
tout philologue européen. Un examen étendu des textes de hiéroglyphes
montre que le sentiment égyptien en la matière coïncidait
presque exactement avec le nôtre. Les seules exceptions
sont certaines terminaisons grammaticales à propos desquelles
les scribes semblent avoir hésité pour savoir s'ils devaient les
considérer ou non comme une partie du mot ; car ces terminaisons,
tantôt, suivent le déterminatif, tantôt, le précèdent.

§ 39. L'apparition des mots dans la phrase à mots multiples

L'idée que la fonction essentielle des mots est de servir d'indices
est revenue, comme une sorte de leitmotiv, tout au long de
la discussion qui précède. Mais ceci revient pratiquement à dire
que toute phrase contenant plus d'un seul mot est fondamentalement
112une succession de petites phrases ou prédicats à mot unique.
Ces phrases ou prédicats, qui, l'un après l'autre, tombent
dans l'oreille de l'auditeur, l'exhortent à chercher dans la situation
quelque chose qui corresponde à la classe indiquée par le
mot 1593. Par conséquent, une phrase telle que Il aime le gâteau
signifierait en dernière analyse : « Cherche un il ! Cherche un
goût ! Cherche quelque chose ayant-l'état-de-gâteau ! ». Bien que
ce point de vue s'accorde parfaitement avec l'hypothèse que tout
le langage humain s'est développé à partir du mot/phrase indifférenciés,
il ne réussit pas cependant à rendre compte de
l'énoncé pris comme un tout, qui est perçu comme une unité
composée de parties nettement reliées, et non comme une suite
de prédicats disjoints. Le problème qui se pose maintenant est
donc de trouver une explication au fait que la phrase à mots
multiples est perçue comme une prédication unique, ou comme
la présentation à l'esprit de l'auditeur d'une chose composée unique,
dont les différentes parties sont vues ayant tel ou tel caractère
particulier et entretenant entre elles des relations particulières.
Essayer de résoudre ce problème est une entreprise des
plus redoutables, mais les lignes générales d'une théorie satisfaisante
sont esquissées dans de nombreux passages du traité de
Wegener qui fait époque. Son livre est une mine de sagesse dont
les philologues pourraient s'inspirer pour maintes recherches
d'un grand intérêt. Mais, probablement à cause d'une vie professionnelle
surchargée, les brillantes suggestions qu'il avance sont
présentées sous une forme quelque peu décousue et je ne voudrais
pas qu'on suppose qu'il aurait souscrit à tous les points de
vue de la thèse que, ayant une fois de plus exprimé ma dette, je
vais maintenant développer.

Vers la fin du § 37, j'ai essayé de montrer que le cri de l'animal,
malgré son sens extrêmement vague et diffus, pourrait
dans certaines situations faire référence à une chose-signifiée
relativement précise et étroitement circonscrite. C'est là qu'est
inscrite la possibilité du développement de phrases à mot unique
dont le sens avoisinerait celui de nos propres mots. L'évolution
des buts de la communication entraînerait la multiplication
des signes signifiants, car on viserait, par un effort conscient, à
se faire comprendre, et sauf dans les situations les plus simples,
un signe unique ne suffirait plus. On ne peut qu'être frappé du
113peu d'attention que les chercheurs intéressés par l'origine du
langage ont accordé à l'aspect sémantique plus général. Leurs
spéculations ont presque entièrement tourné autour de la question
de savoir comment telle notion particulière en était venue à
s'exprimer au moyen de tel son particulier. D'où les célèbres
hypothèses surnommées respectivement « la théorie de l'onomatopée »
(« the bow-wow theory ») et « la théorie de l'interjection »
(« the pooh-pooh theory »). Je ne traiterai pas du tout de
ce sujet, d'autant plus que les lecteurs anglais peuvent en trouver
une discussion sérieuse et pertinente dans le récent livre de
Jespersen sur le Langage 1694. Ce qui m'intéresse dans l'immédiat,
c'est le problème de la naissance du « mot » en tant qu'entité
distincte de la « phrase ». Ici, la théorie de l'exposition par corrections
successives, due à Wegener, est bien entendu fondamentale 1795
. Il est impossible d'observer le phénomène dans le détail,
mais on peut en deviner l'évolution générale à partir des stades
observables chez l'enfant. Entre l'âge de huit et treize mois, le
fils du savant Pavlovitch ne pouvait parler que par mots-phrases
isolés. A ce stade pàpā signifiait sans aucune discrimination 1896 :
« Je vais me promener », « On va promener », « Je veux aller
promener », « Va te promener », et « Papa va promener ». Lorsque
l'enfant entendait le bruit des pas de son père dans l'escalier,
il criait tata mais le même cri, accompagné d'un geste
démonstratif, servait à exprimer la demande. « Papa, donne-moi
ceci ou cela » 1997. De toute évidence, si l'auditeur n'était pas plus
évolué que le locuteur-enfant, ce genre de discours ne pourrait
obtenir la réaction escomptée que dans des circonstances optimales.
A partir du quatorzième mois apparaissent des combinaisons
de deux signes sonores ; tato-vōde est alors employé pour
« Papa, donne-moi de l'eau », et tato-cecela pour « Papa, donne-moi
du sucre ». Les ajouts vōde et cecela servent ici à corriger
l'imprécision de tata employé seul, et indiquaient effectivement
le désir de l'enfant, même en l'absence des choses en question.
L'auditeur le moins futé, tirant de rapides conclusions des
indices successivement fournis et les associant à une déduction
114tirée de la situation physique, aurait nécessairement compris que
l'enfant voulait un verre d'eau ou un morceau de sucre.

Mais le passage d'énoncés à un seul élément à des énoncés de
deux ou plusieurs éléments allait entraîner une transformation
remarquable à la fois du tout et de ses parties. Un trait essentiel
de la théorie de Wegener est l'importance qu'elle accorde aux
effets psychiques de la mécanisation. L'auditeur n'aurait bientôt
plus conscience de tirer des déductions distinctes d'indices successifs
mais, considérant l'énoncé comme un tout, saisirait sa
signification en un éclair. Tout l'énoncé apparaîtrait désormais
comme répondant à un but unique et serait donc perçu comme
une phrase unique, et non pas comme deux phrases. Et en
même temps, si l'existence de chacune des parties composantes
devenait le sujet de réflexion, celles-ci seraient considérées
comme étant des noms de choses, les choses qu'elles signifient
se reliant elles-mêmes l'une à l'autre dans l'esprit de l'auditeur
comme elles sont effectivement reliées dans la situation.

Lorsqu'une transformation de ce genre s'est produite, les mots
et les choses qu'ils signifient sont devenus si étroitement liés
que les mots eux-mêmes semblent reliés 2098. Ainsi, dans la phrase
Va me chercher mon chapeau, on dit que les mots mon chapeau
sont l'objet du verbe va chercher alors qu'en réalité c'est seulement
la chose signifiée par chapeau qui est l'objet de l'action
dénotée par l'impératif va chercher. Mais une fois que ce stade a
été atteint, le locuteur est capable de communiquer des choses
beaucoup plus éloignées que les choses directement observables
dans la « situation de présence visible » (die Situation der
Anschauung
). Les mondes de l'imagination et de la mémoire
sont désormais des objets communs potentiels pour des individus
associés les uns aux autres. Plus les choses dont on parle
sont difficiles à atteindre, plus il faut fournir d'indices ou d'explications.
Mais une fois que la méthode de la phrase à mots
multiples a été découverte, on ne peut assigner aucune limite à
la richesse intellectuelle que, grâce au discours, les êtres humains
peuvent partager entre eux.

Une fois l'habitude de prononcer des phrases de deux ou trois
mots solidement établie, la variété des combinaisons dans lesquelles
chaque signe sonore peut entrer en augmente considérablement
l'individualité et la précision. Pavlovitch déclare expressément
115que ce qui était appelé à apparaître plus tard comme un
vocatif signifiant « Papa ! » était au début confondu avec diverses
notions verbales. Il est évident qu'à chaque nouvelle combinaison
l'élément de sens commun « Papa » se trouvait renforcé,
tandis que les diverses notions verbales qui lui étaient associées
disparaissaient à l'arrière-plan. Mais ces notions ne disparaissaient
pas sans laisser de trace ; elles apparaissaient plutôt
comme des restrictions du noyau commun, lui conférant individualité
et précision. Papa devenait désormais familier comme
quelqu'un de toujours présent, qui allait se promener, qui apportait
du sucre ou de l'eau quand on le lui demandait et ainsi de
suite. Les signes verbaux se révélaient donc de plus en plus clairement
comme des moyens de référence à des « choses », et les
choses signifiées par les mots — pas nécessairement ce que nous
connaissons comme choses, mais aussi des actions, des qualités,
des relations, les précurseurs des verbes, des adjectifs et des prépositions
— gagnaient en signification à chaque application nouvelle.
L'aire des sens d'un mot devient très complexe en raison
de ses nombreuses applications. Et c'est précisément en raison
de cette complexité que les mots acquièrent leur individualité
propre ainsi que la tonalité affective qui caractérise en général
les êtres humains. Prenez par exemple, le mot respectabilité.
Nous en venons à penser que nous connaissons la « respectabilité »
aussi bien que n'importe lequel de nos amis ou de nos
ennemis et, selon notre tempérament, nous aimons ou détestons
cette chose.

Point n'est besoin de voir dans les paragraphes qui précèdent
une théorie génétique ni même une incursion dans la psychologie
de l'enfant. Si on y trouve quelque chose d'intéressant appartenant
à l'un ou l'autre de ces domaines, c'est parce que les
conditions générales du discours restent partout et toujours
identiques. Le point de vue de Wegener, comme le mien, est
dominé par la notion de l'importance de la « situation ». Dans
les situations simples, une phrase à un seul mot, ou bien un
énoncé dans lequel mot et phrase n'ont pas encore été différenciés,
suffisait à la réalisation du but du locuteur, et il arrive
encore fréquemment que, dans de telles circonstances, un seul
signe sonore soit employé. Mais pour indiquer quelque chose de
plus éloigné, c'est-à-dire dans une situation temporelle ou spatiale
différente de la situation présente, ou quoi que ce soit de
plus complexe, la phrase à mots multiples est nécessaire. La
compréhension de l'auditeur se fonde avant tout sur la situation
116dans laquelle il se trouve ; c'est elle qui fournit la base de toutes
ses déductions. Si le locuteur souhaite faire référence à quelque
chose qui ne peut être directement déduit de la situation présente,
il lui faut employer un ou plusieurs « indices » ou signes
sonores pour la compléter. Lorsque plus d'un signe sonore est
utilisé, il se produit un divorce entre le mot et la phrase. Les
signes sonores séparés ne sont pas des phrases parce que, isolément,
ils n'accomplissent pas le but du locuteur. L'énoncé dans
son entier n'est pas un mot, parce qu'il contient une référence,
non pas à une seule chose, mais à plusieurs. On peut voir, en
outre, comment la phrase devient l'unité de discours et le mot
l'unité de langue. Une combinaison de signes sonores est de
toute évidence d'une utilité moins générale qu'un signe sonore
isolé, vu que les situations dans lesquelles elle peut être effectivement
employée sont moins nombreuses que les situations
dans lesquelles les signes sonores composants peuvent l'être.
C'est pourquoi la combinaison de signes sonores, en tant que
telle, disparaît de la mémoire, tandis que le signe sonore isolé
est retenu comme moyen permanent de référence à quelque
chose. C'est cette capacité qui fait de lui un « mot ».

§ 40. La phrase à mots multiples comme tout

Vus sous un certain angle, tous les mots d'une phrase vont de
pair. Chaque mot consiste en un ensemble plus ou moins grand
de sons articulés, chacun est un nom de classe recouvrant une
aire de sens plus ou moins large et chacun, quand il est employé
en discours, correspond à une chose-signifiée particulière. Et si
on considère en outre les différentes choses signifiées par les
divers mots d'une phrase, quelle qu'elle soit, on remarque
qu'elles semblent toutes être exactement au même niveau de
superficialité. Prenons une fois de plus l'exemple Minette est
bien belle
, dit à propos d'une chatte vivante définie. Dans cette
phrase, Minette n'apparaît pas dans son entier, comme la créature
intéressante, aux talents variés, que nous connaissons si
bien ; elle n'est vue que sous l'angle de la beauté. Je ne vois pas
comment décrire plus adéquatement ce qui est signifié par les
mots de n'importe quelle phrase qu'en disant qu'ils n'ont pas de
profondeur, pas d'épaisseur. Minette n'est pas belle sur tous les
plans, mais seulement dans le sens où on dit des chats qu'ils
sont beaux, à savoir extérieurement ; ni son caractère ni sa
117nature intérieure ne sont inclus dans la prédication. Il est bien
question de beauté dans la phrase, mais pas de cette qualité
extraordinaire qui se manifeste dans les paysages, la musique,
les femmes : il s'agit seulement de la beauté d'une fourrure, de
moustaches et de cabrioles. C'est grâce à cette superficialité du
discours qu'on peut dire dans deux phrases consécutives : Alice
devient très grande
et Les parents d'Alice habitent une maison
incroyablement petite
. La petitesse de la demeure humaine la
plus petite serait une immensité si elle était prédiquée d'une fillette.
En fait, employés en discours, les sens des mots sont
appliqués de manière exclusivement unilatérale. Le discours
semble n'effleurer que légèrement la surface des choses 2199.

En suivant ce raisonnement, on pourrait concevoir la phrase à
mots multiples comme une simple suite d'indices ayant tous la
même importance et la même puissance fonctionnelle, comparables,
disons, au tic-tac régulier d'une montre où le secondes se
succèdent dans la plus grande monotonie. Il suffit cependant de
formuler cette thèse pour se rendre compte qu'elle est fausse.
Les divers mots d'une phrase, quelle qu'elle soit, diffèrent énormément
entre eux par leur importance et sur d'autres points.
Minette tout entière entre bel et bien dans mon affirmation
Minette est bien belle et, de plus, il y a quelque chose dans le
mot Minette qui nous le fait sentir. En outre, qui ira affirmer
sérieusement que, dans la phrase Sutton est presque à un kilomètre
d'ici
, les mots presque et est sont aussi importants et
aussi signifiants que le mot kilomètre ? La mélodie et le rythme
du discours, la façon dont les locuteurs glissent sur certains mots
tandis qu'ils s'attardent emphatiquement sur d'autres, démentent
toute assertion d'égalité entre les mots prononcés. Et la même
chose est vraie quand on compare deux phrases entre elles. Il
existe des différences aussi bien du point de vue de leur importance
que de leur nature, et notre tâche essentielle est d'examiner
en détail en quoi consistent ces différences.

§ 41. La forme de mot

Dans une phrase, certains mots sont donc plus importants
que d'autres, simplement pour satisfaire un caprice ou un besoin
118du locuteur. Il sait quelles choses il désire mettre en relief et
quelles choses ne font que contribuer à son but et, pour marquer
ces différences, il utilise les ressources offertes par l'ordre des
mots, les modulations de la voix, la vitesse d'élocution etc… Mais
à côté de ces différences occasionnelles et momentanées entre
les mots, il en existe qui sont institutionnelles et qui sont liées à
des distinctions au niveau de la forme de mot 22100.Telle qu'il faut
l'entendre ici, la forme de mot est le nom d'un type spécial de
sens qui se greffe sur les mots, s'ajoutant au sens de leur radical
et le transcendant
. Ce sens supplémentaire est de nature variable,
mais son trait caractéristique est d'être toujours secondaire
par rapport au sens de la racine ou du radical. La forme peut
être simple : ainsi, la forme des mots dans, voilà et doucement
révèle seulement qu'ils sont respectivement préposition, interjection
et adverbe. Ou bien, la forme de mot peut être extrêmement
complexe, comme dans puerorum, vidissem, plurimae. En
plus du sens de la racine garçon, le premier de ces mots véhicule
les notions suivantes : 1) il indique qu'il est le nom de quelque
chose qui est présenté comme une chose, 2) qu'il fait référence
non pas à un, mais à plusieurs garçons, et 3) le fait que les garçons
entretiennent avec quelque chose d'autre une des nombreuses
relations apparentées parmi lesquelles se trouvent, entre
autres, celles de possession et de paternité. En termes grammaticaux,
puerorum est le génitif pluriel du nom puer. Quand je dis
que le sens de la forme d'un mot est toujours secondaire, je
n'entends pas que son importance est également secondaire.
Tout ce que je veux dire, c'est que l'importance de la forme
dépend du sens de la racine. Il serait inutile de savoir que puerorum
est un pluriel si on ne savait pas en même temps de quoi il
est le pluriel. A cause de sa nature secondaire, la forme de mot
peut être comparée à l'accent d'une note de musique.

En entendant par « forme de mot » le nom d'un type de sens,
je m'oppose délibérément à la conception de certains grammairiens
pour qui les différences externes de flexion sont le trait
vraiment fondamental de la « forme de mot » et selon lesquels,
là où de telles différences externes sont absentes, le mot n'a pas
119de forme 23101. Mais il est exact que les différences de forme
interne de mot
, comme j'appelerai l'aspect sémantique, sont
souvent accompagnées de différences au niveau de la forme
externe de mot
, et que le terme « forme de mot » doit son origine
à cette dernière. Afin d'être certain de m'être fait bien
comprendre, j'ajouterai que, dans ma terminologie, le mot puerorum,
prononcé ou écrit, avec sa flexion en — orum, constitue
la forme externe de puerorum, tandis que les trois notions
secondaires spécifiées ci-dessus constituent sa forme interne.
Quand je parlerai de la forme d'un mot sans autres précisions, je
me référerai avant tout au sens secondaire, quel qu'il soit, qu'un
mot peut posséder, et seulement secondairement aux marques
externes, s'il y en a, au moyen desquelles ce sens secondaire est
extériorisé. Ainsi, aussi bien le latin omittunt que son équivalent
anglais omit ont la forme de verbes car tous deux, on le sent,
présentent l'action d'omettre en tant qu'action et pas en tant
que chose. Mais des deux, seul le mot latin a une forme externe,
à savoir la désinence-unt, qui le déclare indicatif présent à la
voix active, troisième personne du pluriel.

Le terme forme de mot (ainsi que le terme collectif qui lui
est associé morphologie, du grec μορøή, « forme ») est apparu
en rapport avec les formes externes ou flexions observées dans
les langues classiques anciennes. Dans le sens non linguistique,
« forme » signifie très précisément « configuration » et se réfère
à des apparences physiquement visibles. Aussi bien la « forme »
que la « configuration » sont des attributs appartenant à des
objets particuliers, et ces objets particuliers ne peuvent avoir
qu'une seule forme à la fois. Un vase, par exemple, n'a qu'une
forme, même si en façonnant un morceau de mastic d'une forme
particulière, on peut obtenir de nombreuses formes différentes.
Par une extension naturelle, on en est venu à utiliser le mot
« forme » pour des caractères constitutifs autres que ceux qui
étaient visibles, comme dans forme musicale, forme démocratique
120de gouvernement. Or, bien que « forme » fasse ostensiblement
référence au caractère d'une chose unique, en pratique le
mot est employé seulement quand la chose en question fait partie
d'une classe d'objets similaires ; ainsi, on parle d'un cristal
dont la forme est hexagonale
ou de forme hexagonale parce
qu'une classe d'objets hexagonaux a été délimitée empiriquement ;
nous parlons de forme démocratique de gouvernement
parce que, parmi les gouvernements, plusieurs ont été comparés
entre eux et reconnus comme démocraties. En employant ces
notions de « forme » en linguistique, nous devons supposer que
le terme a tout d'abord été appliqué à des flexions identiques
telles que rosam, casam, dominam ; cantas, amas, rogas. On
prendra soin de remarquer qu'à aucune période, les terminaisons
simplement visiblement identiques, ou rimant entre elles, n'ont
été jugées suffisantes pour constituer une classe de formes de
mot. Incipite et limite ne sont pas de la même forme, pas plus
que rill, fill, still, ill en anglais. Il ne fait aucun doute que la
forme au sens grammatical du terme n'a depuis toujours été
employée que pour les ressemblances entre les mots qui combinaient
une identité de flexion à une identité de sens secondaire
du type décrit ci-dessus. On disait que rosam, casam et dominum
avaient la forme du cas accusatif, ou plus brièvement qu'ils
étaient des formes accusatives, parce qu'ils pouvaient tous être
employés de l'une ou l'autre des manières dont sont employés
les accusatifs, à savoir comme objets directs de verbes, après certaines
prépositions, et autres choses de ce genre. Ceci étant, rien
ne s'opposait à ce qu'on étendît le terme « forme » à d'autres
groupes de mots qui étaient extérieurement différents en apparence,
mais sémantiquement identiques ; ainsi, non seulement
rosam et casam ont la forme accusative, mais aussi dominum,
ignem et mare. Une fois ce stade atteint, il ne pouvait être très
difficile d'étendre encore davantage le terme « forme » aux mots
dont les flexions avaient disparu ou dans lesquels elles n'avaient
jamais existé. Ainsi, on peut dire que les formes singulier et
pluriel du mot anglais sheep sont identiques, ou encore que le
mot français garçon a une forme singulier. Il ne faut pas oublier
que le concept de forme grammaticale est né chez les grammairiens
des langues classiques. Appelant oves une forme de pluriel
et puer une forme de singulier, ils allaient naturellement faire
de même pour les traductions modernes de ces mots latins, sans
se soucier des questions théoriques plus délicates qui nous intéressent
dans ce livre.121

Puisque l'usage courant admet l'emploi du terme « forme »
dans les cas où elle n'est révélée par aucune marque externe, on
peut fort bien employer ce terme pour décrire ce que ressent le
locuteur et qui permet d'assigner des mots à telle ou telle classe.
Par conséquent, je n'hésiterai pas à dire qu'en anglais give a la
forme d'un verbe, table celle d'un nom et upon celle d'une préposition.
En généralisant ce point de vue, j'affirme que lesdites
« parties du discours » sont des distinctions ayant trait à la
forme des mots. La légitimité d'employer le terme est beaucoup
plus contestable là où, lorsqu'un mot est cité hors contexte, sa
« forme » ne peut être ni sentie ni entendue. Je réserve ce sujet
pour mon second volume où il acquerra une importance vitale
en rapport avec la question controversée de savoir si l'anglais
distingue plusieurs cas dans le nom, ou seulement deux ou
aucun. Pour anticiper ma conclusion, je dois avouer qu'il m'est
impossible d'admettre que, dans He gave the boy a book (Il a
donné un livre au garçon
) le mot boy devrait être appelé un cas
ou une forme au datif, bien qu'il me semble tout à fait correct
de dire qu'ici the boy « fonctionne comme un datif ».

J'en viens maintenant à un fait d'une très grande importance
grammaticale : La forme d'un mot, comme son sens, est un fait
de langue et non pas un fait de discours
. La forme est une propriété
inhérente au mot et non pas une simple qualification
temporaire qui viendrait se greffer sur lui lorsqu'il est employé
en discours. Ceci est évident dans quelques-uns des exemples
déjà cités comme voilà, vidissem, puerorum. Tels qu'ils se présentent,
ces mots, sortes de jetons linguistiques qui peuvent être
thésaurises ou mis en circulation au gré de leur détenteur, ont
chacun un sens morphologique particulier ainsi qu'un sens radical.
Le premier est perçu comme une exclamation, le second
présente le fait de voir comme une action qui, à un moment du
passé, était à la fois contingente et prospective, avec le locuteur
pour agent, et le troisième — puerorum — exprime les notions
supplémentaires déjà décrites. Mais dans d'autres cas, tels que le
latin pueris ou l'anglais like, la forme du mot se présente sous
l'aspect d'alternatives : pueris est soit un datif pluriel soit un
ablatif pluriel, like peut être adjectif ou adverbe ou nom ou
(avec un sens radical différent) verbe. Cette ambiguïté de certaines
formes de mot ne rend cependant pas caduque l'affirmation
selon laquelle la forme du mot appartient à la langue, pas
au discours. Wundt, citant précisément le mot like que je viens
de donner en exemple, émet ce curieux point de vue que, tandis
122que la « forme externe », c'est-à-dire les flexions, etc., appartient
à la langue, la « forme interne » appartient au discours.
Bien sûr, il n'exprime pas son point de vue en ces termes, puisqu'il
ne fait pas de distinction entre la langue et le discours.
Voici la traduction de ce qu'il dit exactement : « toutefois, il ne
fait aucun doute qu'un tel mot (comme like ou l'allemand gebe
ou Gabe) a, à chaque occurrence, le sens d'une forme de mot
définie, celle d'un nom, d'un verbe, d'un adverbe, etc…, et que
dans des circonstances adéquates, le sens d'un cas, d'un temps ou
d'un nombre définis peut s'y greffer. Cependant, il n'acquiert ce
sens que par sa relation avec d'autres mots, relation dans
laquelle il entre pendant le discours. Cette détermination
conceptuelle qui est prêtée au mot de par sa position dans la
phrase, nous pouvons l'appeler « forme interne » 24102. Mais par
quel tour de passe-passe un mot se trouve conceptuellement
déterminé, Wundt ne l'explique pas. La réalité, c'est qu'il ne
s'est pas vraiment posé le problème du fonctionnement de la
langue dans son application pratique en discours, ce qui lui était
impossible sans adopter le point de vue sociologique. Pour ceux
qui le font, la forme de mots tels que like ne présente pas plus
de difficultés que leur sens radical. Nous avons vu dans le premier
chapitre que le sens d'un mot est une aire complexe d'applications
potentielles souvent très hétérogènes. Lorsqu'un locuteur
dit cheval, il laisse à l'auditeur le soin d'inférer à partir du
contexte s'il s'agit d'un cheval de course vivant ou d'un cheval-arçons.
De la même manière exactement, le locuteur qui prononce
le mot like laisse à l'auditeur le soin d'inférer à partir du
contexte dans quel sens le mot doit être pris, comme adjectif,
123adverbe, nom ou verbe. D'ailleurs, le locuteur ne peut pas faire
autrement, car le mot se présente à son esprit muni de toutes
ses diverses possibilités d'application parmi lesquelles il ne peut
pas choisir selon sa fantaisie. Ceci vaut autant pour le sens radical
que pour la forme. Mais, aussi bien le locuteur qui sélectionne
le mot, que l'auditeur qui doit l'interpréter, sont guidés
par leur connaissance des types de forme que ce mot a revêtus
dans des emplois dont ils ont fait l'expérience antérieurement,
et c'est seulement l'un ou l'autre de ces types de forme que le
mot lui-même peut posséder 25103. Par exemple, un locuteur ne
peut employer like comme interjection, ou l'auditeur interpréter
le mot comme tel, sans avoir plus ou moins le sentiment d'en
forcer le sens, car l'emploi interjectif de like n'est pas prescrit
par la langue. Je ne nie pas, bien sûr, que les locuteurs font parfois
des innovations en employant des mots, mais c'est là une
tout autre histoire. En règle générale, les mots sont employés de
la façon dont la langue l'a décrété et ceci s'applique aussi bien au
sens radical qu'au type de sens supplémentaire désigné par le
terme « forme ».

J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'exprimer ma conviction que
dans la pratique, les philologues ont généralement bien fait les
choses, même quand leur théorie peut apparaître déficiente.
Cette thèse trouve une bonne illustration dans le cas qui nous
occupe ici. Qu'arrive-t-il à la forme du mot dans un dictionnaire ?
Me reportant à like dans le Concise Oxford Dictionary,
je trouve les entrées suivantes :

Like 1, a. (often governing noun like trans.part. ; more, most,
rarely or poet.-er, -est), prep., adv.(archaic), conj.(vulg.), & n.
Similar, resembling something…

Like 2, v.t.&i., &n. Be pleasing to (archaic or facet. ;…) ; find
agreeable, congenial, or satisfactory… 26104.

Or, un dictionnaire est un catalogue ou un condensé du trésor
de mots que possède toute communauté linguistique, joignant à
chaque mot répertorié une description de son champ d'applications.
124Les entrées citées ci-dessus montrent que certaines des
autorités les plus compétentes en philologie anglaise n'ont eu
dans la pratique aucun doute quant au statut de la forme de mot.
Pour eux, c'est un fait de langue et non pas une greffe fortuite
qui peut se produire par hasard pendant le discours. Sinon, les
formes de mots n'auraient pas été données dans ce dictionnaire,
dont le but était d'exposer ce qui est toléré ou imposé par la
langue anglaise, ce qu'il a fait d'abord en nommant la forme de
mot, puis en décrivant son aire de sens. Les raisons de distinguer
des homophones tels que les deux mots différents like
seront discutées dans mon second volume.

Nous sommes maintenant en mesure de donner une définition
de la forme de mot qui répondra à nos besoins immédiats.
Ce faisant, je laisserai complètement de côté l'aspect extérieur et
je ne considérerai la forme de mot que sous son aspect intérieur
ou sémantique. De ce point de vue, la forme de mot est le nom
d'un type de sens greffé en permanence sur le mot, qui s'ajoute
au sens du radical et le transcende, indiquant l'aspect formel
sous lequel un auditeur peut s'attendre à voir tout futur locuteur
présenter la chose-signifiée
(j). Il est très important d'avoir
conscience que toute forme linguistique fait naître une prévision
d'emploi. La raison en est que la langue n'est qu'un nom pour
des habitudes de discours établies, construite à partir d'innombrables
actes répétés du même type. Une habitude, une fois formée,
provoque chez tout observateur l'attente que son possesseur
agira de la même façon à chaque nouvelle occasion. Cette
attente peut ne pas être satisfaite, auquel cas surgit une situation
dont nous discuterons dans les paragraphes suivants.

J'ai essayé de montrer que la langue est le résultat d'actes de
langage particuliers (§ 35), et il me faut maintenant le prouver
en ce qui concerne la forme de mot. Pour cela, toutefois, je ne
m'occuperai que des dites « parties du discours », qui sont en
réalité des catégories de mots différentes ou, plus précisément,
des mots qui diffèrent entre eux de façon permanente du point
de vue de leur forme interne. Il ne fait aucun doute qu'au fond,
la distinction entre les noms et les verbes, pour prendre un
exemple, se fonde sur des différences dans les choses-signifiées,
dans les choses dont on parle. Pour des raisons dues à la constitution
même de l'univers, il est normal de préférer le mode de
discours Did you hear that horse neighing ? (As-tu entendu ce
cheval hennir ?
) à Did you hear that neigh horsing (As-tu
entendu ce hennir chevaler ?
), même si dans les langues comme
125l'anglais, on peut désigner le cri des animaux par le même mot
que le verbe (« the neigh » pour le cheval, « the bray » pour
l'âne, « the roar » pour le lion, « the moo » pour la vache), et
également former des verbes avec les noms des animaux : « to
monkey with » (faire le singe), « to ferret out » (fureter), « to
pig it » (vivre comme un cochon). C'est que les chevaux sont
des êtres exigeants, qui veulent toujours qu'on parle d'eux en
disant qu'ils sont comme ci ou comme ça, qu'ils ont été traités
de telle ou telle façon, ou que ce sont des êtres avec lesquels
d'autres êtres ou choses entretiennent telle ou telle relation. En
termes grammaticaux cheval s'impose toujours, soit comme sujet
de prédication, soit comme objet de verbe, soit comme cas après
préposition. Hennir, en revanche, ne s'emploie guère que pour
désigner le cri d'un cheval quelconque. C'est parce que le cheval
se présente constamment à nous sous une forme vivante que
nous prédiquons hennir de cheval plutôt que cheval de hennir.
Mais une chose dont nous prédiquons constamment quelque
chose n'est pas seulement une chose : elle est aussi sentie
comme étant de nature substantive, c'est-à-dire comme ayant la
substance d'une chose. Nous constatons que les chevaux sont
grands, fougueux, fumants, assoiffés ; nous pouvons les monter,
les caresser ou les éperonner. Les réalités tangibles, et parmi
elles les créatures vivantes principalement, sont des choses naturellement
prédestinées à être considérées en tant que choses. Les
noms des réalités tangibles sont les substantifs 27105 naturels.

Mais comme, selon ma théorie, tout ce qu'on peut désigner
par un mot est une chose, il n'y a apparemment aucune raison
pour que, dans des circonstances adéquates, ce ne soit pas aussi
conçu comme chose. Quand une telle conception devient une
habitude fixe, le mot est senti comme substantif, et que cette
conception devienne ou non habituelle dépend des caprices de
l'intérêt et du besoin des hommes. L'apparition de substantifs
abstraits — qualités considérées en tant que choses — est une
évolution relativement récente dans l'histoire linguistique ; je
pense à des substantifs manifestement indépendants comme
beauté, pauvreté, bonté, distincts des nomina actionis ou infinitifs
attestés à date très ancienne. Mais même des mots aussi
insignifiants que les prépositions et les conjonctions peuvent
126avoir cours comme noms ou verbes, par exemple, en anglais,
But me no buts (Il n'y a pas de mais qui tienne), the ins and
outs of the matter
(les dessous de l'affaire), the pros and cons
(le pour et le contre). Toutefois, ces créations purement intellectuelles
de substantifs donnent une impression de vide qu'on ne
trouve pas dans les substantifs naturels décrits dans le dernier
paragraphe.

La convenance naturelle, donc, et le caprice des hommes sont
les deux sources principales de l'origine des noms. La même
chose, mutatis mutandis, est vraie des autres parties du discours.
La forme du mot se construit lentement, acte de langage après
l'autre, jusqu'à ce qu'elle devienne suffisamment caractéristique
du mot en question pour mériter d'être mentionnée dans le
dictionnaire.

Dans la description qu'on a donnée de la forme de mot, on a
prêté peu d'attention à son aspect extérieur car, dans le discours,
c'est la forme interne et elle seule qui est d'une importance décisive.
La langue elle-même semble se soucier particulièrement
peu de l'uniformité dans la forme externe des mots, comme en
témoignent les couples de mots suivants dont la forme interne
est identique : amat, monet ; pulchra, fortis ; lisez, dîtes ; geschrieben,
beendet ; came, walked. Toutefois, la forme externe est
très importante pour la théorie linguistique en tant que moyen
inventé par la pratique du discours pour extérioriser la forme
interne. Mais les détails relatifs à la forme externe n'ont qu'un
intérêt historique ; de plus, c'est seulement l'histoire qui peut
fournir une explication de leurs excentricités. Les sources principales
de la forme externe de mot sont, premièrement, la fusion
de deux mots en un, par exemple le français du issu de de illo
(en passant par de illum) ; finirai qui vient de finire habeo ; l'allemand
schmerzvoll issu de schmerz et voll ; l'anglais lovely à
partir de love et d'un ancien nom teuton *likom, « apparence »,
et, deuxièmement, l'analogie ou formation d'un mot sur le
modèle d'un autre mot, basée sur le fait que d'autres couples de
formes issues des mêmes radicaux sont identiques en apparence.
L'analogie a pour simple raison d'être le désir d'uniformité. On
la voit à l'œuvre, par exemple, lorsqu'un enfant français dit vous
disez
au lieu de vous dîtes, l'assimilant à vous lisez en vertu des
terminaisons identiques dans je dis, je lis ; nous disons, nous
lisons
 ; dire, lire. En plus des deux sources de forme externe des
mots mentionnées ci-dessus, il en existe quelques autres de
127moindre importance qui ont été suggérées 28106. Toutefois je n'y
prêterai pas attention. En théorie linguistique, la forme externe
des mots est une donnée qui nous sert de point de départ et, au-delà
d'un compte rendu sommaire sur la façon dont elle est
apparue, tout détail supplémentaire sur son évolution historique
est inutile.

§ 42. La forme et la fonction de mot
comme faits linguistiques interdépendants

Nous avons vu que la forme de mot est un fait de langue ; le
fait correspondant dans les actes de discours particuliers est la
fonction de mot ; étymologiquement, « fonction » n'est qu'un
synonyme assez pompeux d'« accomplissement », mais on l'emploie
souvent d'une façon particulière pour désigner le rôle joué
par quelque chose en vue de la réalisation d'un certain but.
Ainsi, un clou enfoncé dans le mur peut fonctionner comme, ou
avoir la fonction de, porte-manteau où on peut accrocher son
chapeau. Cet emploi du mot est soumis à deux conditions :
primo, il faut qu'un type particulier de service soit spécifié pour
indiquer le rôle assigné à la chose « faisant fonction de » ; et
secondo, que le but ou la fin servis soient ceux d'un utilisateur
humain. On retrouve ces notions dans l'emploi linguistique du
terme, où il fait référence aux résultats atteints au cours d'un
acte de discours particulier. Dans un tel acte, le but du locuteur
est d'attirer l'attention sur quelque chose et les mots sont, pour
ainsi dire, ses fonctionnaires, leur rôle étant de présenter la
chose-signifiée sous un aspect formel particulier. Toutefois, les
grammairiens se servent rarement du terme « fonction » pour
décrire le travail accompli par un mot lorsqu'il met en œuvre sa
« forme » ou compétence inhérente. Ils n'ont recours à ce terme
que dans le cas où ils ont besoin de décrire en détail le travail
accompli, ou lorsqu'il se révèle que le mot accomplit un travail
qui n'est pas, à proprement parler, le sien. Par exemple, dans la
locution anglaise the boy king, le mot boy est un nom, mais il
fonctionne comme adjectif ; de même, la question rhétorique
128Vous ai-je jamais fait du tort ? est une phrase ayant la forme
d'une question, mais fonctionnant comme ou servant de dénégation.
Nous nous intéresserons de près à ces conflits entre la
forme et la fonction ultérieurement. Pour l'instant, je laisserai
de côté ce que j'appellerai la fonction discongruente, et je
concentrerai mon attention sur les cas plus courants où la fonction
est congruente, c'est-à-dire où il y a accord entre la forme
et la fonction.

Mais avant de pouvoir nous lancer dans une discussion
féconde sur la fonction de mot, il nous faut résoudre une difficulté
préliminaire. Je déplore cette nécessité qui nous oblige à
considérer les choses signifiées par le discours d'un point de vue
quelque peu différent de celui de l'homme de la rue, alors que
jusqu'ici, je me suis efforcé de maintenir la théorie linguistique
au niveau du simple bon sens. On a vu au § 8 que le discours
parle des choses les plus hétérogènes qui soient ; objets matériels,
abstractions, phantasmes de l'imagination — le locuteur
fait flèche de tout bois. La raison, sur laquelle nous n'avions pas
eu besoin jusqu'ici de nous attarder, en est qu'en réalité les
choses dont on parle ne sont pas des phénomènes extérieurs,
mais les images, immédiates ou médiates, de ces phénomènes
qui se reflètent dans l'esprit du locuteur. Si je demande un morceau
de gâteau, la chose à laquelle je fais référence est avant tout
le morceau de gâteau tel que je le perçois, et seulement secondairement
le morceau de gâteau lui-même. Tant que nous nous
occupions de la chose-signifiée sans nous intéresser à la forme
linguistique, il aurait été stupide de compliquer les choses en
insistant sur ce point. L'homme de la rue est persuadé qu'il peut
parler directement d'un morceau de gâteau, et il valait mieux lui
laisser cette illusion. Mais au stade où nous en sommes, nous
devons le détromper, et c'est ce que je vais montrer en revenant
au cas de James et Mary Hawkins et aux mots qui ont été ou
auraient pu être échangés entre eux. A l'extérieur de la maison
où ils se trouvent, la pluie tombe, et aucune des façons dont
James peut y faire référence n'en changera d'un cheveu la
nature. Mais la forme sous laquelle la pluie peut être présentée
à l'esprit de Mary dépend du caprice de James. S'il dit : Look
how it rains !
(Regarde comme il pleut !) la pluie est présentée
comme une action, comme quelque chose en mouvement, en
activité. Si, en revanche, il dit : Look at the rain ! (Regarde la
pluie !
), alors il présente la pluie comme une chose, c'est-à-dire
comme si c'était un objet fixe, ayant de ce point de vue une
129vague analogie avec une table ou une chaise. Ceci nous oblige à
conclure que les choses auxquelles il est fait référence en discours
sont toujours conditionnées mentalement et que leur
conditionnement dépend de la volonté du locuteur. J'espère
qu'aucun lecteur n'ira imaginer que je prétends absolument
impossible de pouvoir véritablement parler de choses extérieures.
Un exemple dont nous nous sommes déjà servis à propos
du sens général du mot « forme » nous sera très utile ici. Le
mastic, avons-nous dit (p. 120) peut être modelé selon des
formes différentes. Un agent humain peut effectuer cette transformation
pour ses propres besoins, mais le mastic reste le
même tout le temps. Il en est de même pour les choses dont on
parle. Quand le locuteur en parle, elles ont déjà pris une certaine
forme dans son esprit, et c'est sous cette forme qu'il les
présente à l'auditeur. Mais l'auditeur, bien qu'il ait reçu la chose
comme une image mentale, peut par la suite la traiter selon ce
que permettent les possibilités inhérentes à la dite chose. Je
demande un morceau de gâteau à ma femme. Ma femme reçoit
de moi le morceau de gâteau comme une image mentale et me
le rend comme une réalité.

La fonction de mot est le travail que doit accomplir un mot
énoncé afin de présenter la chose signifiée par le locuteur sous
l'aspect formel sous lequel on doit supposer qu'il avait l'intention
de la faire voir à l'auditeur
. Afin de déterminer la fonction
d'un mot énoncé dans une situation donnée, les formes de tous
les autres mots de la phrase doivent être prises en compte. S'il
prête bien attention à celles-ci et à l'ensemble de la situation, le
critique sera généralement en mesure de juger la manière dont
le locuteur voulait que la chose nommée par le mot fût prise.
Dans la phrase Look at the rain !, les trois mots look, at et the
indiquent ensemble avec un haut degré de probabilité l'aspect
formel sous lequel la chose nommée par la pluie est censée
s'être présentée dans l'esprit de l'auditeur. Look tout seul ne suffit
pas pour aboutir à ce résultat car, bien qu'on regarde des
« choses », l'autre possibilité Look how it rains ! (Regarde
comme il pleut !
) montre que le véritable objet de l'action de
regarder peut être présenté sous l'aspect d'une action et non
sous celui d'une chose. Toutefois, avec le mot at, on s'attend à ce
que suive un nom, c'est-à-dire le nom d'une chose présentée en
tant que chose (§ 4), et ceci est encore plus vrai de the. Ces prévisions
sont contenues dans les formes des mots at et the, respectivement
préposition et article défini. Le mot rain lui-même
130est ambigu quant à l'attente qu'il fait naître ; du moins nous dit-il
que la chose signifiée par le locuteur devrait être prise soit
comme une action soit comme une chose. Les meilleurs dictionnaires
distinguent deux mots rain différents, l'un nom et l'autre
verbe 29107. Dans le contexte présent, l'auditeur n'a pas la moindre
raison de soupçonner que rain est employé en fonction discongruente.
Les mots précédents font référence à quelque chose qui
est présenté en tant que chose et le mot rain lui-même offre
cette conclusion comme aussi probable que la présentation de la
pluie comme action. Le verdict du grammairien sera donc le suivant :
« Ici, c'est le nom rain qui est employé ». Ceci est la
manière habituelle d'annoncer la fonction congruente. A moins
qu'il n'y ait de fortes raisons de penser le contraire, il est toujours
supposé que les mots fonctionnent en accord avec leur
forme. Interrogé sur ce point, James admettrait sans aucun
doute que c'est le nom rain et non pas le verbe rain qu'il voulait
employer.

Nous venons de voir que lorsque la fonction est congruente, il
suffit souvent de mentionner la forme du mot qui est utilisé.
Mais l'emploi du terme « fonction » devient souhaitable lorsque
le travail spécifique accompli par le mot dans une phrase particulière
doit être mis en relief. Ainsi, dans Il y a ici plusieurs
personnes du nom de Meunier
, on dira que le nom meunier
« fonctionne » comme nom propre. Je vais maintenant montrer
que le terme « fonction » fournit souvent la manière la plus
scientifique de décrire les subdivisions habituellement établies
par les grammairiens afin de définir l'extension d'une forme de
mot particulière. Ainsi, parmi d'autres sortes de présent, les
grammairiens anglais distinguent le présent d'habitude, par
exemple He takes sugar in his tea (Il prend du sucre avec son
thé
) et le présent historique : Now on each side the leaders/give
signal for the charge
 ;/And on each side the footmen/
Strode on with lance and targe (Alors, de chaque côté, les
chefs donnent le signal de la charge
 ; et de chaque côté les fantassins
s'avancèrent avec lances et boucliers
). Pour illustrer les
implications de telles subdivisions, je prendrai deux emplois
131particuliers du génitif latin. Il apparaît que la fonction première
du cas génitif était d'exprimer un rapport de paternité plutôt
que de propriété, mais on n'a aucune certitude sur ce point, et
cela n'a pas d'importance pour la question que je me propose
d'élucider ici. Quelle qu'ait été la signification originelle de la
forme, il est clair qu'elle s'est élargie progressivement et, sans
aucun doute, involontairement, jusqu'à ce qu'elle finisse par
recouvrir un grand nombre d'emplois ou fonctions dont le rapport
avec le point de départ est souvent à peine perceptible.
Ainsi les grammairiens distinguent un « génitif de respect », un
« génitif de prix », etc… Dans amor hominum in te, « l'amour
des hommes pour toi », on dit que hominum est un « génitif
subjectif », parce que la chose qu'il signifie entretient avec la
chose signifiée par amor la même relation que celle existant
entre le sujet et le verbe à forme personnelle dans une phrase
comme Homines amant Balbum. En revanche, dans amor
patriae
, « l'amour de la patrie », patriae est appelé « génitif
objectif » parce que la relation impliquée est celle qui subsiste,
par exemple, entre Balbum et amant dans la phrase que je viens
de citer. Or, dire que hominum est un génitif subjectif dans le
premier cas, et patriae un génitif objectif dans le second, suggère
que la morphologie latine a ici deux formes séparées, exactement
comme elle en a deux dans le génitif aulae et le datif
aulae. Mais ceci est faux. Outre le fait qu'à une époque antérieure,
le latin faisait une distinction entre le génitif aula et le
datif aulai (avec -ai en diphtongue), dans d'innombrables autres
mots (par exemple : mentis, menti), il existe une différence
entre le génitif et le datif du point de vue de la forme extérieure 30108.
Tout Romain ayant la moindre conscience grammaticale
aurait sans aucun doute perçu le génitif aulae et le datif
aulae comme deux formes séparées dont la similitude externe
était purement fortuite. Selon toute vraisemblance, il n'aurait
pas eu le même sentiment pour hominum et patriae dans les
exemples cités plus haut. Même en ayant parfaitement conscience
de leurs différences sémantiques, il aurait simplement
déclaré que le génitif était présent dans les deux cas. Il est à peu
près certain que le Romain inculte aurait dit les deux mots sans
soupçonner que les relations décrites étaient différentes. Mais,
d'un point de vue scientifique, il n'est pas du tout souhaitable de
132justifier les termes que nous utilisons par des spéculations quant
aux sentiments d'un peuple ancien de race étrangère. On peut
l'éviter en ayant recours au terme de « fonction », qui dénote
toujours le verdict d'un interprète compétent. La manière correcte
de décrire hominum et patriae est de dire que le premier
fonctionne comme — ou sert de — génitif subjectif, et le
second comme génitif objectif.

On désapprouvera peut-être la méthode que je viens de préconiser,
en arguant que ma propre définition enlève au terme « fonction
de mot » le caractère scientifique d'objectivité que je cherche
précisément à lui conférer. Il est vrai que dans ma définition, je
fais référence à l'« aspect formel sous lequel » le locuteur « doit être
supposé avoir eu l'intention de faire voir à l'auditeur » la chose-signifiée.
Mais je maintiens non seulement qu'il est essentiel pour
la théorie linguistique de supposer chez le locuteur une intention,
mais aussi qu'au moment de parler, il se peut que le locuteur n'ait
pas conscience de ce dont il a l'intention. Au niveau du bon sens,
l'intention est toujours présupposée par l'auditeur et en interrogeant
un locuteur, on peut l'amener généralement à déclarer « ce
qu'il voulait vraiment dire ». Je ne conteste pas que le discours soit
souvent presque automatique. L'habitude fournit des raccourcis
pour de nombreux résultats que, en dépit de toute absence manifeste
de sentiment, nous désirons réellement, et la forme linguistique
est simplement une habitude héritée. Nous verrons que, lorsque
des personnes cultivées parlent consciemment, leur conscience
des mots consiste fréquemment à appliquer certaines règles grammaticales,
sans avoir conscience des relations factuelles sous-jacentes
que ces règles grammaticales impliquent (§ 44). Si les
mots justes ont été choisis, ces relations factuelles peuvent être
révélées à la conscience par une analyse attentive de « ce qui était
véritablement signifié », les autres mots et la situation constituant
la base de la déduction. Par conséquent, la fonction des mots est,
après tout, quelque chose d'objectif et de scientifiquement
vérifiable 31109.133

Figure 6
Diagramme illustrant l'application ou le fonctionnement des mots :

(1) rain dans Look at the rain ! (2) patriae dans amor patriae, (3) boy dans the boy
king
.

Les lignes en gras indiquent la chose-signifiée ou certains de ses aspects.

Les lignes d'épaisseur moyenne indiquent le sens du mot (sens du radical).

Les lignes en traits fins indiquent la forme de mot (sens formel du mot).

Les lignes en pointillés indiquent le fonctionnement ou l'application d'un mot.

Les caractères romains désignent la chose-signifiée ou certains de ses aspects.

Les caractères grecs désignent les fonctions que remplit un mot.

Les caractères en italique désignent le sens (sens du radical ou sens formel) d'un
mot.

CH = la chose-signifiée

As = l'aspect de la chose-signifiée qui est révélé par le sens du radical

Af = l'aspect formel de la chose-signifiée

s — l'aire de sens d'un mot

abcde = le champ des applications possibles du mot

ffff = l'aire de la forme de mot

χ = le sens spécifique du radical dans une application donnée

F — une forme spécifique, la fonction que remplit le mot

γ — la même chose, encore plus spécifiée

S = la forme syntaxique, position entre article et nom, voir
§ 45

F' = la fonction que remplit la forme syntaxique.134

image discours | présent | the rain (la pluie) | langue | passé | abcde (= s) | rain | a boy (un enfant) | la patrie | patriae | boy135

§ 43. L'application des mots

Les diagrammes de la p. 135 (Fig. 6) ont pour objet d'illustrer
l'application des trois mots dont il a été question dans le dernier
paragraphe, à savoir rain (pluie) dans Look at the rain !
(Regarde la pluie !), patriae (patrie) dans amor patriae (l'amour
de la patrie
) et boy (enfant) dans the boy king (le roi-enfant).

Aussi bien le sens du radical que la forme de mot sont pris en
compte, mais, comme je voulais uniquement élucider la question
très délicate de la forme et de la fonction des mots, je n'ai envisagé
qu'une seule possibilité d'application du sens du mot, à
savoir le cas où il est utilisé de façon acceptable et correcte.
L'application et la fonction des mots sont représentées en lignes
pointillées reliant les larges aires de sens et de forme, à gauche,
aux choses-signifiées, à droite. Je dois préciser que les termes
« application » et « fonction » ont à peu près le même sens, dans
la mesure où tous deux désignent le travail accompli par les
mots en faisant référence à des choses-signifiées. Mais « forme
et fonction » étant une antithèse bien connue, il m'a semblé souhaitable
de restreindre le terme linguistique « fonction » au travail
accompli lorsqu'il s'agit de conférer à la chose-signifiée un
aspect grammaticalement formel. Le sens des mots (sens du
radical) est représenté par des lignes d'épaisseur moyenne et,
comme leur forme (ffff) est constante et leur reste attachée dans
tous les emplois imaginables, les lignes plus fines représentant
la forme des mots suivent partout le sens. Si les rectangles
étaient complétés, nous aurions les mots tels qu'ils existent en
langue, pas encore appliqués, mais possédant une forme (f)
ainsi qu'un sens (s), c'est-à-dire des possibilités d'application
diverses (abcde). Dès qu'un mot est appliqué en discours, une
certaine partie de son aire de sens fait en quelque sorte saillie
pour caractériser la chose-signifiée ; celle-ci est représentée
comme une aire délimitée par des lignes en gras. Le sens du
mot et la forme de mot doivent être conçus comme projetant
des jets de lumière sur la chose, conformément à l'intention du
locuteur, révélant les aspects sous lesquels il a voulu présenter la
chose en question. Ces aspects sont au nombre de deux, aspect
sémantique (As) et aspect formel (Af). Dans la partie du mot
qui fait saillie, leur correspondent le sens spécifique du mot tel
qu'il est appliqué (χ) et la fonction spécifique que remplit le
mot (F) en tant que vecteur de forme. Notons que dans les
exemples d'application correcte et tout à fait congruente, il y a
136une parfaite correspondance entre les couples χ : As et F : Af,
mais il faut bien se garder d'établir une équation entre χ et As
ou F et Af car χ et F désignent des aspects des mots, tandis que
As et Af désignent des aspects des choses.

Examinons maintenant chaque diagramme séparément. Dans
celui du haut, le mot rain (s) sous son aspect « désignant-pluie-visible »
(χ, voir § 26) s'applique parfaitement à la pluie (CH) ;
la pluie (CH) est associée au mot qui la décrit (s) sous son
aspect de « étant-pluie-visible » (CH). Par conséquent, le mot
fonctionne de façon congruente dans le rôle de nom (F = f),
dans la mesure où il présente la chose-signifiée sous son véritable
aspect de « étant-conçu-comme-une-chose » (Af).

Dans le diagramme du milieu, nous avons à nouveau une
application correcte et congruente, mais cette congruence de la
fonction est d'un type spécial représenté par γ. Dans patriae, la
fonction (F) que remplit le mot est celle d'un génitif mais, tout
comme la portion de l'aire du sens applicable dans le cas présent
n'est qu'une partie spéciale de l'aire entière du sens du mot
(patrie comme entité qu'on peut aimer, c'est-à-dire presque personnifiée),
de même, seule une partie spéciale de l'aire du génitif,
à savoir la partie réservée à tous les génitifs objectifs (γ),
entre en jeu. L'aspect formel (Af) de la chose qui est ici signifiée
est difficile à décrire verbalement, et c'est pourquoi le grammairien
choisit la solution la plus simple qui est de l'indiquer en
termes de puissance fonctionnelle du mot. Mais si nous ne reculons
pas devant la difficulté, nous dirons ceci : l'aspect formel de
la chose signifiée par patriae, c'est le fait qu'elle est présentée
comme une chose vers laquelle est dirigée une autre chose, à
savoir, une action présentée comme une chose dénotée par le
mot amor. Je suis désolé d'infliger une description si maladroite
à mes lecteurs mais cela vaut mieux, à mon avis, que de renoncer
délibérément à exposer un fait sous prétexte qu'on ne peut
lui donner une formulation attrayante.

Dans le diagramme du bas, le mot boy fonctionne de façon
discongruente. Chacune des choses-signifiées auxquelles il peut
être appliqué de façon correcte est un enfant et, puisque nous
supposons ici une application correcte du mot, cette assertion
doit être également vraie dans le cas présent. Et de fait, le roi
désigné ici était bien un enfant au moment de son accession au
trône — je pense au roi Edouard VI — comme cela apparaît
clairement si nous paraphrasons the boy king (le roi-enfant) par
le roi qui n'était encore qu'un enfant lorsqu'il est monté sur le
137trône
. Mais l'intention essentielle du locuteur n'était pas de donner
au mot boy une fonction de nom. Ce qu'il voulait, c'était
présenter la chose signifiée par le mot, non comme une chose,
mais comme un attribut de la chose signifiée par king, et cette
intention a été réalisée. Comment expliquer qu'il y soit parvenu ?
Ce succès est manifestement dû a quelque chose, et c'est
pourquoi j'ai décrit l'aspect formel (Af) de la chose signifiée par
boy comme provenant d'une forme linguistique (S) en dehors de
l'aire du mot boy. La fonction (F') que la dite forme remplit
permet de conférer à la chose signifiée par un mot donné la
valeur d'une épithète. Je reviendrai sur ce point au § 45.

Pour que le diagramme du bas soit complet, il aurait fallu
trouver un moyen quelconque de montrer un faible rayon de
lumière en provenance de F, puissance fonctionnelle du mot boy,
et dirigé vers la chose signifiée par le mot. Car, bien que le locuteur
n'eût pas au départ l'intention de faire voir la chose-signifiée
en tant que chose, il ne peut néanmoins empêcher que
le mot qu'il a choisi exerce tant soit peu son pouvoir inné. Le
mot a été correctement appliqué, et si nous regardons la chose
qu'il signifie, nous remarquons que, à un second niveau, la chose
est de fait présentée en tant que chose. Ceci, nous l'avons déjà
vu. Qu'Edouard VI était un enfant lors de son accession au trône
est admis, et en tout cas il n'était pas dans l'intention du locuteur
de dissimuler ce fait. En choisissant le nom boy, il se peut
même qu'il ait eu l'intention d'impliquer ce fait ; mais dans ce
cas, cette intention était moins forte que l'intention de conférer
au mot la fonction d'épithète. Le grammairien résumera donc
comme il se doit la situation en disant : le nom boy fonctionne
ici comme adjectif épithète.

§ 44. Grammaticalisation de la forme et de la fonction

Ma discussion de la forme et de la fonction des mots a eu
pour point de départ la question de savoir si, oui ou non, tous
les mots sont sur un pied d'égalité, s'ils se ressemblent du point
de vue de leur valeur intrinsèque et de leur puissance fonctionnelle
(§ 40). Ceci nous a permis de montrer que, toutes les
considérations de forme externe mises à part, les mots sont
effectivement très différents les uns des autres par suite de certaines
supra-significations variables, connues sous le nom de
« forme interne de mot ». Mais il est apparu que la forme
138interne des mots consiste en qualités attachées aux mots de
façon permanente, qualités qui sont tout simplement des prédictions
de certains aspects des choses signifiées par les mots, chaque
fois que ces derniers seraient employés de façon correcte ou
congruente. A première vue, il pourrait donc sembler que les
différences entre les mots sont simplement des différences au
niveau des choses qu'ils signifient. Cette thèse contient une part
de vérité, une vérité à laquelle on prête si peu d'attention qu'il
vaudrait encore mieux y accorder une importance démesurée.
Peu de grammairiens praticiens se rendent compte que les
aspects formels propres aux mots sont en définitive et foncièrement
des aspects formels propres aux choses qu'ils signifient.
Les diagrammes commentés dans la dernière section ont, je l'espère,
contribué à mettre en évidence cette vérité. Pour ajouter
un exemple, aedificare est appelé verbe transitif, et on dit qu'il
« prend après lui » un objet à l'accusatif. Derrière cette affirmation
purement grammaticale, il y a le fait que aedificare signifie
« construire » et que l'acte physique de construire donne naissance
à une chose effective, un mur par exemple, laquelle
requiert pour son expression un nom à l'accusatif. Dans Balbus
murum aedificavit
, « Balbus construisit un mur », la véritable
cause de la relation entre aedificavit et murum, c'est que la
chose signifiée par aedificavit, c'est-à-dire l'action de construire
accomplie dans le passé par Balbus, a effectué ou amené la réalisation
de la chose signifiée par murum, à savoir un mur. De
même, dans amor patriae « l'amour de la patrie », la relation
entre les deux mots est fondée sur l'amour réel d'une personne
ou de gens en général pour la chose véritable connue comme sa
ou leur patrie. D'un point de vue génétique, toute relation entre
les mots repose sur une relation d'ordre extra-verbal 32110. L'historien
de la grammaire essaie d'exhumer et de prouver ces relations
entre les choses signifiées par les mots, même s'il est incapable
de donner une description théorique correcte de ce qu'il
fait dans la pratique. Ainsi, quand il explique que, dans le latin
fruor suivi de l'ablatif, le cas est en réalité un instrumental, son
explication implique qu'historiquement fruor. signifiait quelque
chose comme « je me réjouis », et que (par ex.) dans fruor vita,
l'ablatif vita faisait référence à la vie en tant qu'instrument ou
moyen de ma jouissance.139

Mais trop insister sur le caractère sémantique de toutes les
formes et constructions grammaticales, c'est négliger le fait non
moins important que, par la mécanisation progressive du discours,
par l'établissement de ces habitudes fixes que nous appelons
langue, les mots eux-mêmes et leurs relations mutuelles ont
subi un profond changement. On peut le prouver par des arguments
divers, toujours sans avoir recours au critère de la forme
externe. En premier lieu, la forme interne des mots se fait sentir,
parfois avec une insistance désagréable, dans ceux de leurs
emplois qui sont discongruents ou incorrects. Si nous entendons
quelqu'un dire en anglais Mary and John's down with the 'flu 33111,
le is contracté et à peine articulé nous irrite en dépit de sa
grande discrétion, même s'il n'y a pas d'ambiguïté possible sur
la chose signifiée. De même, dans the boy king, le mot boy n'est
pas senti comme étant sur le même plan que good dans the
good king
(le bon roi). On a l'impression que boy a été comme
détourné de son emploi habituel, et cet emploi habituel confère
une tonalité particulière à la combinaison. Il est bien entendu
que boy est employé ici comme épithète et non comme une
chose présentée comme chose, mais le mot a un caractère bien à
lui, qu'on ne peut plus lui ôter. The boy king fait naître l'image
de deux personnes qu'on identifie l'une à l'autre, et non pas
simplement celle d'une seule personne accompagnée d'une épithète.
On doit en conclure que l'évolution de la langue a fait le
mot boy (enfant) différent d'un mot tel que good (bon). Ils
appartiennent à des classes différentes et restent tenacement
attachés à leur rang en toute circonstance et en toute situation.

On peut démontrer la même chose par le fait que certains
mots ont une forme interne qui n'a plus aucune relation avec les
choses qu'ils désignent. Le phénomène linguistique très particulier
du genre est des plus instructifs à cet égard. Il ne s'agit pas
d'imaginer que les Romains pensaient réellement à chaque fleur
comme étant de sexe masculin, mais le latin flos est masculin.
La question de l'origine du genre grammatical est très controversée,
mais personne ne met en doute que, dans des temps
reculés, il est né d'une classification duelle (ou triple) des choses
signifiées par les mots 34112. A notre époque toutefois, la forme
140interne de mot connue comme genre est morte ou à moitié
morte en tant que réalité sémantique ; peut-être seulement à
moitié morte pour la raison que des êtres humains et des animaux
de sexe féminin sont encore désignés par des mots féminins
et les mâles par des mots masculins, si bien que ces cas
exceptionnels révèlent encore une correspondance perçue entre
l'aspect observé des choses et la forme grammaticale des mots.
L'exemple cité est d'autant plus intéressant que le dérivé français
fleur (de florem) est féminin, et ce changement de genre
est dû, non à un changement dans la façon de concevoir le sexe
des fleurs, mais à une assimilation analogique du mot à d'autres
mots terminés par -eur ; en français ces mots sont féminins (par
ex. : chaleur, douleur), exceptés ceux qui sont des noms d'agents
(par ex. : joueur issu du latin *jocatorem).

La forme de mot devient donc essentiellement un fait d'ordre
grammatical. Les mots ont un statut grammatical, et c'est lui qui
détermine maintenant leurs relations avec les autres mots, dans
une certaine mesure indépendamment des choses auxquelles ils
font référence. Dans une combinaison comme cette belle fleur,
on peut analyser les mots séparés comme signifiant cette (personne
de sexe féminin) + belle (personne de sexe féminin) +
fleur (comme une personne de sexe féminin). Mais aucun Français
n'effectue l'opération mentale décrite ici en disant cette
belle fleur
. Toutes les fois que son discours n'est pas purement
automatique et inconscient, il s'efforce d'employer ses mots de
façon congruente, c'est-à-dire selon les formes dictées, d'une
part, par la langue et, d'autre part, par le contexte. Mais la
congruence qu'il recherche maintenant est une congruence
grammaticale et non plus une congruence sémantique. Au lieu
d'accorder cette et belle avec sa conception de la chose dont un
attribut est ainsi dénoté, il les accorde avec le mot fleur, avec le
nom exprimé séparément de cette même chose. L'accord, et sa
variété plus subtile de « concordance des temps », se fait directement
entre les mots, sans référence à l'aspect factuel désigné
par les deux mots en commun.

Ainsi, dans le discours évolué, un mot détermine la forme
d'un autre mot et les maîtres apprennent à leurs élèves, non pas
à adapter la forme des mots aux choses dont il est parlé, mais à
s'exprimer de façon grammaticale et idiomatique. Les différents
idiomes donnés ont pour origine des causes plutôt historiques
que sémantiques. Là où le Français dit par lui, le Romain disait
ab eo, mais le Grec ὑπ' αὐτοῦ ; et il n'y a pas d'autre raison que
141celle d'un idiotisme établi pour que le premier ait employé
l'ablatif et le second le génitif. La grammaire nous dit simplement
que a, ab « prend » l'ablatif et ὑπό le génitif 35113. On élève
parfois des objections contre l'expression grammaticale selon
laquelle un mot en « gouverne » un autre ou que le second
« dépend du » premier. Ces termes constituent pourtant une présentation
exacte et irréprochable de la réalité. La pratique des
grammairiens marque ici une victoire de plus sur une théorie
grammaticale défectueuse.

Dans Balbus murum aedificavit, il est donc tout à fait légitime
de dire que murum fonctionne comme objet de aedificavit. Tout
Romain savait, par habitude, que aedificare prenait l'accusatif et
il appliquait automatiquement cette règle. Toutefois, on préfère
parfois se laisser guider par le sens plutôt que par un précédent
grammatical, comme cela est prouvé dans les cas de conflit entre
les deux. Un tel conflit engendre le phénomène linguistique que
les grammairiens appellent « accord selon le sens » (constructio
ad sensum, κατὰ σύνεσιν
), terme qui témoigne de façon éloquente
de la supériorité de la grammaire sur le sens dans les
préjugés des gens cultivés. On peut citer comme exemple en
latin Omnis aetas currere obvii, « des gens de tous âges couraient
à leur rencontre », où obvii est sémantiquement congruent
mais grammaticalement discongruent dans la mesure où
il ne s'accorde pas avec aetas en genre et en nombre ; cf. en grec
ὦ φίλε τέκνον. Des anomalies semblables se rencontrent fréquemment
en anglais, par ex. : None of them write well ; the
lowing herd wind slowly o'er the lea
 ; your committee are of
opinion
.

§ 45. Forme et fonction syntaxiques et intonatives

Le génitif patriae et l'accusatif murum nous ont obligé à examiner
la relation que l'un et l'autre entretiennent avec un autre
mot dans leur contexte respectif, ce qui montre clairement que
forme de mot et syntaxe ne peuvent être toujours dissociées. La
142syntaxe, (du grec σύνταξις, « mise en ordre »), peut être définie
comme l'étude des formes aussi bien de la phrase elle-même que
de toutes les combinaisons libres de mots qui entrent dans sa
composition
36114. Par faveur spéciale, les phrases à mot unique
sont incluses dans le chapitre sur la syntaxe, bien qu'étymologiquement
le terme ne sanctionne pas leur admission. Beaucoup
de ce qui est syntaxique devrait être inséré dans un travail descriptif
sur la morphologie (forme de mot), mais le même matériau
demanderait à être revu dans un traité sur la syntaxe. Là,
toutefois, l'angle de vision serait différent, chaque mot étant
considéré comme membre d'une combinaison et non pas comme
élément individuel. On verrait que de telles combinaisons de
mots ont une forme syntaxique qui, comme toute forme linguistique,
est un fait de langue, construit à partir d'innombrables
fonctionnements syntaxiques de mots dans des actes de discours
particuliers. A l'instar de la forme de mot, la forme syntaxique
est une sorte de sens perçu comme un accent au-dessus des sens
des radicaux et des sens des formes de mots indiqués par les
mots constitutifs. Ainsi, un auditeur infère inconsciemment de
Le bon roi (The good king) que bon désigne un attribut de la
personne à laquelle roi fait référence. Cette forme syntaxique
particulière est révélée extérieurement par l'ordre des mots
(1) article (ou démonstratif) + (2) adjectif (ou mot en faisant
office) + (3) nom, et, dans l'exemple cité, la combinaison syntaxique
fonctionne de façon parfaitement congruente puisque
bon dénote la bonté comme un attribut du roi en question — je
suppose naturellement ici une situation particulière dans laquelle
sont prononcés les mots. Une fois de plus, nous voyons que la
« forme » et la « fonction » sont des termes complémentaires,
l'un appartenant à la langue et l'autre au discours. Je ne m'étendrai
pas davantage sur la forme syntaxique puisqu'elle a été
illustrée par un diagramme à propos de Look at the rain ! (§ 29,
avec fig. 5), et que de nombreux autres exemples seront discutés
dans la deuxième partie de ce livre.

Un autre type de forme et de fonction linguistiques a été
illustré dans le diagramme auquel je viens de faire allusion. La
143forme intonative est le nom qu'on donne à ces différences de
ton, de hauteur, d'accent, etc… avec lesquelles on prononce habituellement
les combinaisons de mots ayant une sorte de supra-signification
syntaxique. Les déclarations, les questions, les
ordres, etc… ont tous une forme intonative spécifique, et c'est là
un fait étrange — que nous commenterons plus en détail dans le
chapitre suivant — que la forme intonative fonctionne toujours
de manière congruente. Nous pouvons dire à bon escient que
c'est le ton qui fait la musique 37115, en nous réservant de poursuivre
la discussion ultérieurement (§ 54).

Les deux nouvelles variétés de forme et de fonction linguistiques
prendront pour nous un intérêt supplémentaire lorsque
nous aurons remarqué qu'elles éclaircissent considérablement le
problème de la fonction discongruente. C'est, en effet, l'ordre
des mots (1) article défini (2) mot épithète, (3) nom, qui
confère à la chose dénotée par boy dans the boy king son pouvoir
attributif, et c'est cette forme syntaxique particulière qui est
représentée par une forme cylindrique (S) dans le troisième diagramme
de la fig. 6 (p. 135). Nous avons vu plus haut que the
good king
(le bon roi) est un autre exemple congruent de la
même forme. Un second exemple discongruent serait the then
king
(le roi d'alors) car, en tant qu'adverbe, le mot then n'est
pas naturellement habilité à servir d'épithète à un nom. Néanmoins,
lorsqu'il est placé entre un article et un nom, une force
attributive lui est conférée de la même façon qu'à boy dans the
boy king
.

Je me risquerai à fonder sur ce type unique de fonction discongruente
deux inférences importantes que d'autres devront
vérifier pour leur propre compte. La première est que l'occurence
d'une fonction discongruente en discours résulte le plus
souvent du conflit entre deux formes linguistiques. Dans the boy
king
la forme de mot prescrit au mot boy de fonctionner d'une
certaine façon, tandis que la forme syntaxique lui prescrit de
fonctionner d'une autre façon. J'en viens maintenant à ma
seconde inférence. Auquel des deux ordres faut-il obéir ? Je crois
que la syntaxe l'emporte toujours. La forme du mot continue
d'affirmer timidement ses droits, mais la syntaxe crie son
triomphe d'une voix qui, elle, n'est pas hésitante. C'est en tout
cas ce qui se passe dans the boy king. Mais, de plus, je crois que
144l'intonation a partout une priorité similaire sur la syntaxe. Ce
point de vue sera démontré ultérieurement en ce qui concerne la
fonction de la phrase (§ 54), et c'est pourquoi il vaut mieux
apporter ici pour preuve un exemple différent. Imaginons deux
écolières en train de discuter de leurs préférences dans l'histoire
de l'Angleterre. L'une d'elles déclare, Í prefer the bóy king, en
accentuant à la fois I et boy (Moi, je préfère le roi-enfant). Dans
cette phrase, boy cesse d'être la simple épithète que la forme
syntaxique visait à faire de lui et, en vertu de son emphase intonative,
il assure à la combinaison dans laquelle il apparaît le statut
de prédicat logique, la plus haute distinction que le discours
puisse conférer. On peut paraphraser la phrase en ces termes :
The king whom I prefer is the boy king (le roi que je préfère
est le
roi-enfant), forme dans laquelle le prédicat logique est
présenté comme faisant aussi partie du prédicat grammatical
(voir ci-dessous § 69). Observons, en conclusion, que l'accentuation
de boy ne lui retire pas son statut d'épithète de king, bien
que cette fonction syntaxique du mot soit quelque peu effacée,
tout comme sa qualité de nom est tombée dans une obscurité
relative quand la syntaxe l'a déclaré épithète. L'intonation, la
syntaxe et la forme de mot semblent donc exercer leur influence
sur l'interprétation des énoncés dans cet ordre hiérarchique.

§ 46. Remarques conclusives
sur la fonction de mot discongruente

On pourrait trouver qu'en accordant autant d'attention à la
fonction discongruente des mots, j'insiste abusivement sur ce
qui, somme toute, n'est qu'un phénomène linguistique relativement
rare et exceptionnel. A cela je répondrai que nous avons là
une illustration parfaite de l'interaction du discours et de la langue.
On voit ici la langue qui prescrit et le discours qui, très
timidement certes, se rebelle. Et si la cause elle-même est
bonne, l'énoncé rebelle a de grandes chances de finir par l'emporter
et d'être reconnu comme un fait de langue.

La fonction de mot discongruente n'est pas nécessairement
une déformation individuelle de la forme de mot, bien que cela
soit possible. Le jour où l'un de mes amis a décrit, avec beaucoup
d'esprit, ma façon de jouer au tennis comme Doherty
strokes with Gardiner results
, (« des coups à la Doherty avec des
résultats à la Gardiner »
), il faisait de mon nom un emploi discongruent,
145bien que pas tout à fait incorrect, et il l'employait
d'une façon que je n'avais encore jamais entendue et que je n'ai
jamais entendue depuis. Ceci est un exemple de discongruence
purement individuelle. L'emploi de boy dans the boy king, en
revanche, est tout à fait courant. Au sens restreint de « étant un
garçon », le mot boy, en anglais, peut être employé librement en
qualité d'adjectif, cf. boy friend, boy actor, boy lover, boy cousin.
Un cas particulier de cet emploi, à savoir boy-scout, est depuis
peu devenu si mécanisé qu'on doit le considérer comme un mot
composé et non pas comme une combinaison de deux mots.
Dans l'autre sens, « propre aux garçons », la fonction attributive
est beaucoup plus rare mais boy-kind et boy-nature sont attestés.
Dans tous ces emplois, toutefois, on sent une certaine résistance
de la part du mot et l'Oxford English Dictionary a donc tout à
fait raison de lui refuser le rang d'adjectif à côté de celui de
nom. L'affirmation selon laquelle, dans les combinaisons, « boy a
souvent presque la force d'un adjectif », y rend parfaitement
compte de la situation. Pour les sens de « propre aux garçons »
et « de garçon », « puéril », il existe un adjectif dérivé, boyish,
par exemple boyish pastimes (des jeux de gamin) et boyish
vanities
(un orgueil puéril). Contrastons maintenant avec boy
employé comme attribut l'adjectif silver (argenté). Le même dictionnaire
classe à juste titre ce mot à la fois comme nom et
comme adjectif. En qualité d'adjectif il offre un très grand éventail ;
comparez les différents types d'application dans a silver
needle
(aiguille), silver mines (mines), silver standard (étalon),
silver chloride (chlorure), his silver beard (barbe), silver laughter
(rire). Cependant, il paraît n'y avoir aucun doute que silver
n'était à l'origine qu'un nom et que, en devenant également un
adjectif, il est passé par divers degrés de fonction discongruente.

Ces exemples suffisent à illustrer la façon dont apparaît toute
forme linguistique nouvelle. Des actes de discours particuliers
orientent peu à peu une forme ancienne dans une nouvelle
direction, et une fonction à l'origine totalement discongruente
finit par devenir tout à fait congruente. Dans le cas de la forme
de mot, l'analogie peut alors amener le mot dont la forme a été
altérée à prendre certaines des caractéristiques de ses nouveaux
collègues. Jespersen écrit : « Selon Bréal, l'adjectif latin ridiculus
est issu d'un substantif neutre ridiculum, « objet de risée »,
formé sur le modèle de curriculum, cubiculum, vehiculum.
Appliqué à des personnes, il a pris des « terminaisons masculines
et féminines », poursuit Jespersen, « et c'est là le trait formel
146qui en a fait un adjectif ; mais en même temps, son sens est
devenu un peu plus général et a perdu l'élément « objet » 38116 ».
C'est là assurément mettre la charrue avant les bœufs. La raison
pour laquelle l'ancien nom ridiculum a fini par prendre les terminaisons
du masculin et du féminin est que sa fonction d'attribut
de personnes, à l'origine discongruente, était devenue
congruente. Ridiculum avait, du point de vue du sens, acquis le
statut d'un adjectif, et c'est pour cette raison qu'il s'est décliné
comme tel. C'est toujours la forme interne du mot qui est à
l'origine de sa forme externe et non pas l'inverse.

Il existe cependant une autre sorte de fonction discongruente
qui, elle, ne peut jamais mener à une nouvelle forme et qui est
condamnée à s'éteindre. Ce cas se rencontre dans l'emploi des
mots qui ont été, ou sont en passe d'être, supplantés par d'autres
mots de forme externe différente. Ainsi, en anglais, l'adjectif
possessif mine en tant qu'épithète a cédé la place à my, bien
qu'on l'ait conservé en poésie devant une voyelle, par ex. mine
eyes
. Mais mine apparaît parfois de manière discongruente dans
la conversation comme substitut badin de my, qu'il peut alors
difficilement ne pas évoquer à l'esprit de l'auditeur ; ainsi dans
mine host, mine enemy. En ce qui concerne le sens des radicaux,
on trouve le même phénomène lorsque des mots sont exceptionnellement
employés dans des sens tombés en désuétude. En
Angleterre, une personne âgée pourrait facilement parler d'une
plume en disant that pen, et bien que cet emploi soit étymologiquement
beaucoup plus correct que l'usage courant, il paraîtrait
sans nul doute étrange aux oreilles d'un enfant anglais pour qui
pen est un stylo à encre ; il s'attendrait à ce qu'on fasse référence
à la plume par that quill. Nous devons donc prendre
conscience du fait que la discongruence peut être perçue aussi
bien dans des emplois qui sont en train de disparaître que dans
des emplois récents. La discongruence est la marque de la transition.
Dans les deux cas, on sent quelque chose d'inhabituel et on
a comme l'impression qu'il existe une autre possibilité. Mais,
dans un cas, la discongruence est due à une innovation, dans
l'autre, à un archaïsme.

En conclusion, notons que, soumise au principe d'intention
linguistique défini plus haut, p. 133, la fonction discongruente
est rarement tout à fait immotivée. C'est une façon de parler
147correcte mais inhabituelle qui, souvent, est choisie parce qu'il n'y
a pas d'autre possibilité. Dans the boy king (le roi-enfant), l'adjectif
boyish (puéril), de toute évidence, ne conviendrait pas.
Mais souvent il y a en plus une raison stylistique. Ainsi, dans
God made the country, man made the town, (Dieu a créé les
champs, l'homme a créé la ville
) le singulier man (l'homme) est
préférable au pluriel men (les hommes) pour deux raisons.
D'abord, il indique mieux que ne l'aurait fait le pluriel, que la
création des villes est le résultat de la nature corrompue de
l'homme ; le singulier a presque pour effet de personnifier l'idée
ou le concept de nature humaine. Ensuite, le choix du singulier
met deux individus face à face, l'un guidé par la sagesse, l'autre
par la folie. Du point de vue dramatique, l'antithèse est frappante.

§ 47. La métaphore 39117

J'en viens maintenant à un phénomène linguistique qui joue,
dans le domaine de la signification des mots, un rôle très semblable
à la fonction de mot discongruente dans le domaine de la
forme. Dans son emploi technique, la métaphore, du grec μεταφορά,
« transfert », désigne toute déviance des mots par rapport
à leur sens littéral ou principal. Le point essentiel de la ressemblance
entre la métaphore et la fonction de mot discongruente
est l'impression d'une fusion, d'un mélange, qui s'en dégage ;
pas l'impression d'une discordance toutefois, puisqu'on éprouve
plutôt un sentiment d'enrichissement que le contraire. L'un des
deux ingrédients du mélange provient du discours et de la
chose-signifiée ; l'autre, de la langue et de l'usage sémantique
établi. On peut décrire la métaphore et la fonction de mot discongruente
par une formule commune : un discours obsédé par
la langue. Mais il existe d'autres points de ressemblance d'un
grand intérêt. Chacun de ces deux phénomènes linguistiques est
à l'origine une occurrence isolée dans un acte de discours particulier.
Parfois, ce phénomène se produit presque inconsciemment,
comme le mode d'expression le plus naturellement adapté
148aux circonstances, parfois, il est produit délibérément, dans une
intention rhétorique spécifique. Chacun des deux phénomènes
évolue très progressivement, selon la popularité acquise par une
métaphore particulière ou une fonction de mot discongruente.
Le nouveau sens introduit par le discours prend le dessus sur
l'ancien sens imposé par la langue. Si l'ancien sens finit par être
complètement oublié quand le mot est employé, la fonction discongruente
du mot devient congruente et la métaphore meurt.
Une nouvelle forme ou un nouveau sens du mot s'est établi. Ce
qui était discours est devenu langue.

Une distinction a été à juste titre établie entre la métaphore
naturelle ou spontanée et la métaphore en tant que procédé
artistique soigneusement élaboré. Mais en pratique la distinction
est difficile à maintenir, car les premières étapes de la métaphore
spontanée sont toujours cachées. La meilleure illustration
du principe en jeu nous est offerte par un type de métaphore
courant — celui où l'on fait référence à quelque chose qui est
plus ou moins éloigné, abstrait, terne, au moyen d'une chose
semblable plus familière, plus concrète, plus pittoresque 40118. La
métaphore naturelle se présente souvent à nous à un stade déjà
si avancé que seule une étude philologique minutieuse peut nous
permettre de reconnaître la présence d'une image. Nous avons à
peine conscience d'avoir recours à une image en parlant du bras
d'un fauteuil, du pied d'une table, de la bouche d'un fleuve, du
col d'une bouteille, ou des veines d'un morceau de marbre. La
métaphore est moribonde quand nous disons que les prix s'effrondrent
ou montent, qu'une voix est haute ou basse, que quelqu'un
est dur ou grossier. Il en est de même pour les descriptions
d'événements mentaux : se sentir fatigué, saisir une
pensée, imaginer une situation, diriger son attention.

Pour ce qui m'intéresse ici, à savoir illustrer les relations
entre la langue et le discours, la métaphore délibérée est beaucoup
plus instructive. On trouve la forme la plus pure de la tendance
149qui sous-tend ce type de métaphore dans la parabole ou
l'allégorie. Ici, le prophète ou le professeur a un message à communiquer,
mais il pense que le meilleur moyen d'atteindre le
cœur de son public est de décrire quelque incident familier qui
concrétise la leçon à enseigner, ou la vérité à inculquer. La
méthode est analogue à la personnification de notions abstraites.
On trouve une autre illustration du même procédé dans les comparaisons
où le fait le moins pittoresque est d'abord explicitement
nommé, puis expliqué en détail à l'auditeur au moyen d'un
parallèle très coloré, introduit par un mot marquant la comparaison
en tant que telle. On en trouve beaucoup d'exemples très
élaborés chez Homère, par exemple Ils se tenaient tous deux
devant le haut portail comme des chênes à la haute cime sur
une montagne, bravant le vent et la pluie jour après jour,
fermes sur leurs longues racines qui s'enfoncent profondément
dans le sol
. On a parfois dit que la métaphore (c'est-à-dire la
métaphore du discours individuel) est une comparaison raccourcie ;
par exemple, la rébellion se propagea pourrait être considéré
comme une version abrégée de la rébellion s'étendit comme
lorsqu'un incendie se propage
. Si on propose cette explication
pour illustrer le principe psychologique en jeu, elle est irréprochable.
Si, en revanche, on la présente comme une thèse sur
l'origine historique de la métaphore, elle est certainement
fausse. Comme nous l'avons vu, la métaphore est un phénomène
si naturel qu'elle est fréquemment produite à l'insu de celui qui
l'emploie. Il n'y aurait donc rien d'étonnant à ce qu'on ait fini
par prendre conscience de l'efficacité de ce procédé naturel et
qu'on l'ait adopté comme moyen délibéré de rehausser l'intérêt
d'une phrase. Mais avant de passer à la métaphore authentique
elle-même, il nous faut en mentionner une autre variante approchée.
On emploie à tort le terme de métaphore à propos du
mode de diction mixte dont la Bible contient de si magnifiques
exemples : Et il sortira un rejeton de la lignée de Jessé… ; et il
frappera la terre avec la verge de sa bouche et du souffle de ses
lèvres il tuera les méchants
. Ici l'allégorie et la prophétie allégorique
sont si intimement mêlées qu'aucune dissociation n'est
possible ; plusieurs images sont associées en une texture si riche
qu'il nous est impossible de distinguer la comparaison de la
chose comparée. La véritable métaphore, tout au moins au sens
lexicographique, commence seulement là où la chose-signifiée
peut être distinctement reconnue comme telle, bien que présentée
150figurativement par un mot pittoresque évoquant une autre
scène.

Si l'explication que j'ai à proposer de la métaphore marque un
progrès par rapport aux explications antérieures, ce sera parce
que je la présente comme un phénomène de langue à mi-chemin
entre un mot tel qu'il est utilisé figurativement par un locuteur
individuel et un mot au sens stéréotypé d'où l'image originelle a
complètement disparu. Les deux extrêmes sont séparés par un
nombre indéterminé de stades intermédiaires. Pour assister à la
naissance de la métaphore, nous devons nous tourner vers la
poésie. Les chemins de la littérature sont si fréquentés que,
même chez les poètes, il n'est pas facile de trouver des emplois
figuratifs entièrement nouveaux. On peut citer Thomas Hardy 41119
qui, évoquant des lampes sur une digue, a écrit : In the waves
they bore their gimlets of light
(Elles enfonçaient leurs
vrilles de lumière dans les vagues
) ; cet emploi du mot gimlet
(vrille) est sans précédent, et il est peu probable qu'il soit
répété. Les exemples suivants, tirés de poèmes anglais bien
connus, sont beaucoup moins personnels : The frolick wind that
breathes the Spring
(le vent folâtre qui respire le printemps) ;
While the Cock with lively din, scatters the rear of
Darkness thin
(tandis que le coq, dans un joyeux vacarme, disperse
les restes
de l'obscurité
) ; Ever let the Fancy roam,
Pleasure never is at home
(Il faut laisser vagabonder l'imagination
car jamais la joie n'est chez soi
) ; Her mirth the world
required, She bathed it in smiles of glee
(le monde réclamait
sa joie, elle le baignait dans des sourires d'allégresse
). Même
si nous limitons le terme « métaphore » aux emplois figuratifs
adoptés par la langue, il ne fait pas de doute que ceux-ci auront
déjà place dans cette rubrique. Dans les écrits banals, des métaphores
plus rebattues sont souvent employées pour colorer un
environnement terne : Le bonheur sourd du contentement ;
l'ombre de la maison glissait furtivement le long du mur ;
Mes pensées mènent un combat mortel. Si source était
subtitué au verbe sourdre et sont en conflit à mènent un combat
mortel
, nous verrions la métaphore sur le point de mourir. A ce
stade, toutefois, l'ajout d'un autre mot précisant l'image peut
encore la ressusciter : Le contentement est la source d'où coule
le bonheur
. Une métaphore aux trois quarts morte, pour reprendre
151l'expression de H.W. Fowler, peut être ramenée à la vie par
un mélange d'images, mais le résultat est souvent désastreux. Il
cite cet exemple particulièrement maladroit : All the évidence
must first be sifted with acid tests
(Il faut d'abord passer
toutes les preuves au crible de l'épreuve de la pierre de
touche
). N'était la précision finale, passer les preuves au crible
serait à peine senti comme étant métaphorique. La métaphore
raide morte, pour emprunter une expression du même auteur,
est illustrée par des verbes tels que pondérer, dépendre, expliquer,
examiner et tester, d'où les images latines de peser, pendre,
déployer, essaimer et porter témoignage ont irrévocablement
disparu. La disparition dans un mot de possibilités
d'applications collatérales plus concrètes peut être la cause de la
mort d'une métaphore ; la métaphore présente dans le mot
anglais towel-horse (chevalet) est gardée en vie grâce à l'emploi
de horse (cheval) pour désigner les vainqueurs du derby. Mais
l'image présente dans un mot risque de périr si son emploi
secondaire et métaphorique est beaucoup plus fréquent que son
sens littéral ; en anglais, l'emploi argotique de awful et dreadful
pour ce qui est mauvais ou désagréable est à peine senti comme
métaphorique, bien que les applications littérales, « qui inspire
un respect craintif » et « qui inspire la terreur », n'aient pas
complètement disparu. L'expression « métaphore morte », même
si elle est très suggestive dans la mesure où elle nous fait prendre
conscience des phases par lesquelles sont passés de nombreux
mots, ne doit pas être prise trop au sérieux. Une métaphore
morte est un mot vivant, mais qui n'est plus une
métaphore.

§ 48. Discours correct et incorrect

Il nous faut maintenant élargir notre horizon afin de donner
un aperçu du discours incorrect. Le fait même qu'on fasse allusion
à cette éventualité suppose l'existence de normes linguistiques
qui peuvent ne pas être respectées dans des énoncés individuels,
par suite de la négligence ou de l'incompétence du
locuteur. Nous devons donc avant tout nous demander ce qu'est
une langue et qui a autorité pour formuler et imposer des règles
de grammaire et de bon usage des mots. Il est plus facile de
poser les questions que d'y répondre, mais on peut dire de
manière très approximative que, de même qu'un locuteur est
présent derrière tout produit isolé de discours, la communauté
linguistique est présente derrière toute langue prise dans son
152entier. Mais si on examine la question de plus près, on se trouve
confronté à toutes sortes de difficultés. Il y a des dialectes locaux
et il y a des classes sociales, chaque dialecte et chaque classe
ayant ses propres habitudes linguistiques, souvent en contradiction
directe les unes avec les autres. Et pourtant, la croyance en
une norme définie est universelle et tenace. Ça, c'est français et
ça, ça n'est pas français. Il y a à peine plus d'une génération,
l'attitude des philologues vis-à-vis du langage était purement
normative. Le rôle de la grammaire était d'enseigner des règles
pour parler correctement, et les dictionnaires disaient non seulement
ce que les mots signifiaient, mais aussi ce qu'ils devaient
signifier. La balance penche maintenant, peut-être trop, de l'autre
côté. Les traités de linguistique sont pour la plupart devenus
de simples descriptions de l'usage, ancien ou actuel. Un philologue
français a même eu l'heureuse idée de compiler une Grammaire
des fautes
, pour montrer les tendances actuelles de la langue
française 42120. Les paragraphes précédents indiquent la position
que, selon moi, le théoricien du langage devrait adopter sur
ce point. Il est nécessaire d'admettre que les grands principes de
théorie linguistique sont les mêmes en tout lieu et de tout
temps. Le théoricien du language prendra donc pour base ses
propres habitudes et sentiments linguistiques. Ils constituent
pour lui la « langue » dont il cherche la théorie. Mais il trouvera
dans sa propre langue beaucoup de points qui font problème. Il
se peut qu'il ne soit pas certain du sens d'un mot spécifique et
qu'il hésite sur la validité d'une règle particulière. Quelle est la
signification exacte de sardonique ? Peut-on employer malgré
que
à la place de bien que ? 43121 Quiconque s'intéresse à sa langue
maternelle est assailli de tels doutes.

Si le théoricien du langage exclut tous ces éléments discutables
de son champ d'investigation linguistique, il reste un important
corpus de mots et de règles sur lesquels il n'a pas la moindre hésitation.
En ce qui concerne ces derniers, il est obligé de raisonner de
façon normative, mais son approbation comme sa condamnation
seront plus ou moins vives. Dans un contexte donné, un mot peut
être moins approprié qu'un autre, sans pour autant être tout à fait
inexact. Dans la conscience linguistique individuelle, le dualisme de
la langue et du discours est toujours postulé et les droits de chacune
153des deux entités sont déterminés de façon péremptoire et souvent
dogmatique. Aucun dictionnaire, aucune grammaire, par
conséquent, ne rend compte des faits de manière satisfaisante si il
ou elle ne reconnaît pas et ne mentionne pas la distance entre le
discours incontestablement correct et le discours incontestablement
incorrect. L'approche normative doit aller de pair avec l'approche
purement descriptive, étant donné qu'à tout moment, la langue de
tout individu particulier n'est pas seulement un état, mais aussi un
devenir. Ainsi, même dans le domaine de description scientifique
objective qui est le sien, le philologue n'a pas le droit de négliger
ce que j'oserai appeler l'éthique linguistique. Il nous faut ajouter
quelques mots pour la défense des puristes et de leur propagande,
aujourd'hui souvent injustement décriée au nom de la Science. Si,
comme je l'ai souligné, il y a un élément éthique dans tout sentiment
linguistique, il est tout à fait normal et souhaitable que ceux
qui prisent leur langue cherchent à pousser les autres dans les
directions qui leur semblent préférables d'un point de vue esthétique
ou logique. En écrivant « logique », j'aborde un point qui
demande à être développé. Les grammairiens scientifiques et les
puristes de l'anglais seront tous d'accord pour reconnaître une laideur
inhérente, presque objective, aux incohérences logiques. On
entend en anglais, même dans la bouche de gens très cultivés, these
sort of things
, en dépit de l'existence d'une autre possibilité très
simple : things of this sort (des choses de cette sorte). Ici, de toute
évidence, le puriste devrait être encouragé à parler. Mais je me risquerai
à dire que même les défenseurs les plus compétents de l'anglais
pur font parfois du tort à leur cause par suite d'une théorie
défectueuse. L'expression « infinitif incomplet » (« split infinitive »)
en est un bon exemple. Quoi que puissent affirmer les grammairiens,
to dig n'est pas un infinitif mais seulement un syntagme
infinitif (k). Sans aucun doute, l'union des mots constitutifs est
plus étroite que dans des combinaisons libres avec préposition et
gérondif, par exemple in digging. Mais si la présence d'un
adverbe est tolérable entre in et digging, elle est au moins justifiable
dans le cas de to dig. De plus, la fréquence de l'« infinitif
incomplet » montre que to + infinitif n'est pas senti comme
une unité 44122. Je peux citer un autre exemple d'autant plus scrupuleusement
154qu'ici mon sentiment est en conflit avec ma raison.
Mon préjugé en faveur de different from s'est accru avec les
années. Mais je crois que c'est par pur entêtement. Si different
to
, généralement préféré, a amené un désaccord par rapport au
latin, il a amené une harmonie en anglais ; similar to, different
to
forment un couple parfait (l). Pour quelle raison, logique ou
sentimentale, une langue vivante devrait-elle à tout jamais être à
la traîne d'une langue morte ?

Les erreurs en discours sont dues soit au fait qu'on n'envisage
pas la chose-signifiée, soit à l'incapacité de trouver le mot juste.
Les cas d'échec total dans un sens ou dans l'autre sont probablement
très rares ; aucun individu essayant de nommer une cathédrale
ne dit électriquement. La plupart des erreurs sont dues à
une confusion ou à la paresse. Une personne myope qui, montrant
du doigt une vache, s'exclamerait Regarde-moi ce cheval !
aurait vraisemblablement bien perçu les couleurs et les mouvements,
mais aurait tiré une conclusion trop hâtive. Souvent le
locuteur ne prendra pas la peine d'identifier un objet sur lequel
il désire parler ; la paresse, relativement à la chose-signifiée
aussi bien qu'au mot, engendre des énoncés tels que Passe-moi
ce machin !
Des négligences de cette sorte ont sans aucun doute
été un facteur puissant dans l'histoire du langage. Mais la théorie
linguistique est peu concernée par les situations où le locuteur
a mal identifié la chose-signifiée. Par contre, elle s'intéresse
beaucoup à l'incapacité de trouver le mot juste, car ce phénomène
illustre l'antithèse fondamentale de la langue et du discours.
Une telle incapacité revêt de nombreuses formes. La
confusion de termes en constitue une variété bien connue ; je
me souviens d'un garde-chasse qui disait : Them there birds is
gone over th'ill, and the consolation is we shan't get'em today

(Les oiseaux sont partis de l'autre côté de la colline et la
consolation est qu'on ne les attrapera pas aujourd'hui
). Les
erreurs individuelles de ce type sont très fréquentes et présupposent
un élément phonétique commun aux mots confondus.
Les mots qui induisent particulièrement en erreur sont ceux qui
se ressemblent aussi bien du point de vue phonétique que
sémantique ; je pense à des exemples comme la confusion en
anglais entre efficient et effective (efficace et effectif), perspicuity
et perspicacity, (clarté et clairvoyance). Les formes grammaticales
peuvent être confondues de la même façon, will et
shall en anglais, l'allemand mir et mich. Mais il est inutile d'illustrer
toutes les possibilités de discours incorrect. Je remarquerai
155simplement que beaucoup de changements dans la langue
ont pour origine des erreurs individuelles. L'étymologie populaire
en est un exemple évident parmi beaucoup d'autres.

Pour conclure, il nous faut mentionner une illusion qui, pendant
un certain temps, a connu une vogue injustifiée, l'illusion
du mot juste. Certains auteurs éminents ont pris plaisir à se bercer
de l'illusion qu'il n'y a qu'un seul moyen correct de dire une
chose, et inversement, que chaque mot n'a qu'une seule application
correcte. Maintenir un tel point de vue revient à affirmer
les droits de la langue et nier ceux du discours. Toute individualité
chez le locuteur ou l'écrivain se trouve ainsi apparemment
interdite, et on voit mal dans ce cas comment de nouvelles pensées
pourraient réussir à s'exprimer ou comment d'anciennes
pourraient être présentées sous un nouvel aspect. L'une des
caractéristiques les plus précieuses de la langue est sa souplesse,
qui permet au discours d'étendre un mot ou une construction
afin de répondre au caprice ou au besoin du moment. La réalité
profonde des faits est parfaitement résumée par Walter
Raleigh 45123 : « Le problème de l'écriture, tout simple qu'il puisse
paraître à ceux qui pensent que dire la vérité est un don de la
nature, est en réalité double : il s'agit de trouver des mots pour
le sens et un sens aux mots. Tantôt ce sont les mots qui refusent
de céder, tantôt, c'est le sens, et celui qui tente de les unir
change donc ses mots pour qu'ils conviennent à ce qu'il veut
dire, tout en modifiant et façonnant ce qu'il veut dire afin de
répondre aux exigences de ses mots ». Sans la notion de concessions
mutuelles entre le discours et la langue, la théorie linguistique
demeure une impossibilité.

§ 49. Conclusion

Au lieu de résumer le propos de ce long chapitre, je terminerai
par deux comparaisons qui aideront peut-être le lecteur à se
souvenir des principales conclusions auxquelles nous avons
abouti. Les mots ne se ressemblent pas tous. On peut les comparer
aux pierres de matière et de forme différentes entassées
dans la cour d'un maçon. En les taillant, on leur a donné des
formes différentes pour des buts spécifiques, selon la place
156qu'elles sont destinées à occuper dans l'édifice. Elles portent en
elles une prévision de leur utilisation future mais, au dernier
moment, le maçon peut changer d'avis et utiliser une certaine
pierre d'une façon qui n'était pas celle prévue au départ. Entre
des mains expertes, il se peut qu'une pierre ainsi employée se
révèle plus utile qu'une autre, originellement destinée au même
endroit.

Il est vrai que la langue et le discours ont des liens très
étroits, mais méconnaître la distinction qui les sépare revient à
méconnaître le principe de l'équilibre constant entre les forces
conservatrices et les forces progressistes, moteur principal du
développement en linguistique comme dans d'autres domaines.
La langue est la mère de tout discours ; elle l'éduque et, par son
exemple passé, elle détermine le modèle qu'il est censé suivre.
Mais l'enfant est plein de vigueur, il a l'esprit aventureux et il
n'en fait souvent qu'à sa tête. Sage est la mère qui n'hésite pas à
faire preuve de tolérance, car un jour elle s'éteindra et ses
enfants assumeront à leur tour le rôle de parents. Dans l'intérêt
de l'avenir de la famille, les règles de conduite doivent toujours
être sujettes à révision, même s'il est inévitable que les étapes
transitoires révèlent des traces de friction.

Addendum au chapitre III

Note D : A propos de mon affirmation que « la variété des choses que
le locuteur peut avoir l'intention de dire est toujours plus
grande que la variété des moyens d'expression contenus
dans son vocabulaire
 ». Voir Locke, An Essay Concerning
Human Understanding
, Livre III, Chap. iii, sect. 2-4.

§ 2. Premièrement, il est impossble que chaque chose particulière puisse
avoir un nom particulier & distincct
. Car la signification & l'usage des
mots dépendant de la connexion que l'esprit met entre ses idées & les
sons qu'il emploie pour en être les signes, il est nécessaire qu'en appliquant
les noms aux choses l'esprit ait des idées distinctes des choses, &
qu'il retienne aussi le nom particulier qui appartient à chacune avec
l'adaptation particulière qui en est faite à cette idée. Or il est au-dessus
de la capacité humaine de former & de retenir des idées distinctes de
toutes les choses particulières qui se présendent à nous. Il n'est pas
possible que chaque Oiseau, chaque Bête que nous voyons, que chaque
Arbre & chaque Plante qui frappent nos Sens, trouvent place dans le
157plus vaste entendement. Si l'on a regardé comme un exemple d'une
mémoire prodigieuse, que certains Généraux ayant pu appeller chaque
Soldat de leur Armée par son propre nom, il est aisé de voir la raison
pourquoi les Hommes n'ont jamais tenté de donner des noms à chaque
Brebis dont un Troupeau est composé, ou à chaque Corbeau qui
vole sur leurs têtes, & moins encore de désigner par un nom particulier
chaque feuile des Plantes qu'ils voyent, ou chaque grain de sable
qui se trouve sur leur chemin.

§ 3. En second lieu, si cela pouvoit se faire, il serait pourtant inutile,
parce qu'il ne serviroit point à la fin principale du Langage. C'est
en vain que les Hommes entasseroient des noms de choses particulières,
cela ne leur seroit d'aucun usage pour s'entre-communiquer
leurs pensées. Les Hommes n'apprennent des mots & ne s'en servent
dans leurs entretiens avec les autres Hommes, que pour pouvoir être
entendus ; ce qui ne se peut faire lorsque par l'usage ou par un mutuel
consentement, les sons que je forme par les organes de la voix, excitent
dans l'esprit d'un autre qui l'écoute, l'idée que j'y attache en moi-même
lorsque je le prononce. Or c'est ce qu'on ne pourrait faire par
des noms appliqués à des choses particulières, dont les idées se trouvant
uniquement dans mon esprit, les noms que je donnerois ne pourraient
être intelligibles à une autre perfonne, qui ne connoîtroit pas
précisément toutes les mêmes choses qui sont venues à ma connoissance.

§ 4. Mais en troisiéme lieu, supposé que cela pût se faire, (ce que je ne
crois pas) cependant un nom disinct pour chaque chose particulière ne
seroit pas d'un grand usage pour l'avancement de os connoissances
,
qui, bien que fondées sur des choses particulières, s'étendent par des
vues générales qu'on ne peut former qu'en réduisiant les choses à certaines
espéces sous des noms généraux. Ces Espéces sont alors renfermées
dans certaines bornes avec les noms qui leur appartiennent, &
ne se multiplient par chaque moment au-delà de ce que l'esprit est
capable de retenir, ou que l'usage le requiert. C'est pour cela que les
Hommes se sont arrêtés pour l'ordinaire à ces conceptions générales ;
mais non pas pourtant jusqu'à s'abstenir de distinguer les choses particulières
par des noms distincts, lorsque la nécessité l'exige. C'est pourquoi
dans leur propre Espéce avec qui ils ont le plus à faire, & qui leur
fournit souvent des occasions de faire mention de personnes particulières,
ils se servent de noms propres, chaque Individu distinct étant
désigné par une dénomination particulière & distincte.

(Locke, Essai philosophique concernant l'Entendement Humain,
traduit par Coste, 5e édition revue et corrigée).158

Deuxième partie
Théorie de la phrase159

Chapitre IV
La phrase et sa forme

§ 50. La fonction comme critère de la phrase

Après une digression nécessaire sur les relations mutuelles de
la langue et du discours, j'en reviens au problème de la phrase.
Celle-ci, nous l'avons vu au chapitre II, est l'unité de discours, ce
qui signifie que les phrases ne peuvent être engendrées que par
les actes délibérés d'êtres humains qui, pour des raisons personnelles
diverses, cherchent à attirer l'attention de leurs semblables
sur certains sujets présentant un intérêt quelconque. Dans
mon exposé préliminaire, j'ai considéré la phrase comme une
mise en scène, avec pour acteurs un locuteur et un auditeur, et
pour cadre une situation donnée. Mais en même temps, j'ai souligné
(§ 28) que seuls les produits du discours ont un intérêt
pour le philologue ; les intentions, les motifs et autres faits psychiques
concernant le locuteur, ainsi que l'attitude de l'auditeur,
ne constituent des objets véritables de l'analyse philologique que
dans la mesure où la phrase prononcée (ou écrite) est inexplicable
sans eux. C'est donc de la phrase concrète elle-même, ensemble
signifiant de mots articulés, de sons et de gestes, que je
m'occuperai désormais. Et, comme je l'ai déjà dit (§ 28), le point
de vue qu'on doit adopter est celui d'un observateur se trouvant
dans une position analogue à celle de l'auditeur (ou du lecteur),
mais en dehors de la situation réelle du discours.

Considérée sous cet angle, la phrase, par opposition à de simples
mots inintelligibles, se caractérise par sa finalité, le sentiment
de contentement qu'elle provoque en révélant un but ou
une intention du locuteur (§ 30). Supposons que j'entende les
mots sagement que ou force en soulevant. Pour moi, ce ne sont
pas des phrases, car il m'est impossible d'imaginer une raison
161pour laquelle ces mots, pris isolément, auraient pu être prononcés.
On ne peut leur concéder une place dans le domaine des
phrases que lorsqu'on se rend compte qu'ils faisaient partie des
énoncés plus longs : Il a parlé si sagement que tout le monde a
été convaincu
et Montre ta force en soulevant ce poids. Et
même alors, ils ne constituent que des parties de phrases, le
titre de « phrase » étant réservé aux mots employés seuls ou aux
groupes de mots qui, considérés comme étant complets en eux-mêmes,
contentent l'auditeur en lui révélant le but intelligible
du locuteur. C'est seulement quand, dans une situation donnée,
un ou plusieurs mots font apparaître un tel but, quand ils semblent
animés ou galvanisés par une intention de communication
pertinente, qu'ils peuvent être promus au rang de phrase. Telle
est la conception révolutionnaire qui, depuis quelque temps,
gagne régulièrement du terrain. Des psychologues comme Bühler
et des philologues tels que Wegener et Kretschmer 1124 s'accordent
pour dire que la structure de la phrase se caractérise par sa
finalité bien que les opinions diffèrent quant à la façon dont
ceci, sa nature essentielle, doit être interprété ou défini.

Cette conception de la phrase est très différente de celle qui
était pratiquement universelle il y a un demi-siècle et qui traîne
encore dans bon nombre de manuels d'école primaire. Selon la
conception traditionnelle, directement empruntée à la logique
formelle, la phrase est simplement une combinaison de mots qui
peut être analysée en sujet et prédicat ; des phrases du type
Romulus construisit un mur ou Paris est une belle cité n'étaient
classées comme telles pour aucune autre raison. Ainsi, tandis
que la théorie moderne prend pour critère le but ou l'intention,
la conception ancienne ne voyait dans la phrase qu'une question
de forme extérieure. Si cette erreur n'a pas eu de conséquences
fâcheuses pour le logicien, elle en a eu pour le grammairien. En
apprenant ses élèves à analyser, le maître d'école s'est trouvé
contraint d'établir une distinction entre les « phrases principales »
(« main sentences ») et les « phrases subordonnées »
(« subordinate sentences »), alors qu'il voyait fort bien que les
« phrases subordonnées », ainsi appelées parce qu'elles possédaient
un sujet et un prédicat propres, n'étaient en fait que des
parties de phrases. On remarqua que ces « phrases subordonnées »
fonctionnaient comme si elles étaient des noms, des
162adjectifs ou des adverbes isolés ; elles n'étaient, en effet, que des
équivalents de mots d'une forme externe particulière. On trouvait
naturellement gênant d'avoir ainsi de petites phrases faisant
partie intégrante de grandes phrases, et les grammairiens anglais
surmontèrent la difficulté en substituant au terme sentence
(« phrase ») celui de clause (« proposition ») 2125 chaque fois que,
au sein d'une même phrase, il se révélait nécessaire d'établir une
distinction entre la main clause (proposition principale) et certaines
subordinate clauses (propositions subordonnées) possédant
un sujet et un prédicat propres 3126. Malheureusement, les
grammairiens allemands n'ont pas encore pris conscience de la
nécessité pratique d'inventer un terme semblable à l'anglais
« clause », si bien que Hauptsatz et Nebensatz persistent à côté
de Satz, nom donné à l'ensemble dont ils désignent simplement
des parties 4127. En France, on fait parfois une distinction entre la
phrase et ses parties constitutives — la proposition principale et
une ou plusieurs propositions subordonnées ; toutefois, on ne
peut nier que le terme proposition au sens du mot anglais
« clause » n'est pas particulièrement heureux.

Reconnaître qu'une « proposition » (« clause ») n'est pas la
même chose qu'une « phrase » (« sentence ») aurait dû amener
les grammairiens à la conclusion que la phrase ne saurait être
simplement une question de forme extérieure, mais seuls quelques
théoriciens sont allés jusque là. Dans le présent paragraphe,
je vais poursuivre cette question de la forme phrastique,
et je montrerai que l'erreur inhérente à l'ancienne conception
est due au fait qu'on n'a pas distingué la langue du discours, et
que cette erreur devient évidente dès que cette distinction est
correctement saisie et utilisée. La nécessité constante de grouper
des mots dans le but de déclarer ou d'affirmer quelque chose
devait naturellement mener à l'adoption d'une forme externe
particulière et celle qui, en fait, a été partout adoptée peut être
163représentée par la formule « sujet + prédicat » ; j'utilise cette
formule sans tenir compte de l'ordre des mots car certaines langues
(par ex. l'égyptien) placent normalement le sujet après le
prédicat, si ce dernier est un verbe. Il existe donc bien une chose
telle que la « forme phrastique », et comme toutes les autres
formes linguistiques, il s'agit là d'un fait de langue et non pas
d'un fait de discours. Pour prendre un exemple, he is well (il va
bien
) a la forme d'une phrase ; « intérieurement », la forme
d'une affirmation mais ceci est manifesté extérieurement par la
présence d'un sujet et d'un prédicat. Si l'on considère les mots
en dehors de tout contexte, ils semblent affirmer qu'une personne
à laquelle il est fait référence est en bonne santé. Plus
précisément, ils apparaissent incarner le but d'un locuteur visant
à transmettre l'information que quelqu'un est en bonne santé. Il
est clair que ce n'est pas en vertu de la forme phrastique
externe (sujet « il » + prédicat « va bien ») qu'ils constituent
une phrase ; ils ne deviennent phrase que si, dans une situation
de discours donnée, ils incarnent effectivement le désir ou le but
en question. C'est la fonction et non pas la forme qui fait d'un
groupe de mots une phrase. Et ceci est prouvé par le fait que la
même forme de mots peut être employée, avec un léger degré
de discongruence, d'une autre manière. Par exemple, dans I hope
he is well
(J'espère qu'il va bien) 5128, les mots il va bien sont simplement
une proposition substantive indiquant l'objet de mon
espoir, ou comme dit le grammairien, servant d'objet au verbe
espérer ; ici, il va bien ne saurait être une phrase. Pourquoi ?
Parce que, même si, comme fait de langue, il va bien semble
destiné à permettre à un locuteur de faire une affirmation et
même si, effectivement, il s'agit bien d'une affirmation du point
de vue de la forme, aussi bien externe qu'interne, néanmoins, du
point de vue de la fonction, c'est-à-dire en tant que fait de discours,
cet énoncé n'incarne pas un tel but mais sert simplement
de nom n'ayant aucun but qui lui soit propre hormis celui de la
phrase entière J'espère qu'il va bien. Ainsi la distinction entre
langue et discours ou, ce qui revient au même, la distinction
entre « forme » et « fonction », se révèle être à la base de la distinction
164entre « phrase » (« sentence ») et « proposition »
(« clause »).

§ 51. Qualité phrastique générale et particulière
Les quatre types de phrases

Prenons quelques actes d'énonciation complets : Je pensais
que tu dînais à la maison ce soir
 ; Quelqu'un a-t-il téléphoné ? ;
Chut ! ; Comme c'est bête ! ; Vous n'avez qu'à demander ; C'est
un bel après-midi
. Tout le monde, un jour ou l'autre, a entendu
de tels énoncés et, au moment où ils ont été prononcés, ils
méritaient le titre de phrases parce qu'ils exprimaient de façon
adéquate une intention de communication de la part du locuteur
et étaient perçus comme tels. Comme je l'ai démontré au § 30
(p. 90), la condition minimale pour qu'un groupe de mots soit
reconnu comme phrase est qu'il soit senti solliciter l'attention
d'un auditeur vis-à-vis de la chose indiquée par les mots. Le
terme qui conviendrait le mieux pour décrire cette caractéristique
des phrases serait celui de Qualité phrastique générale.
Mais prendre seulement conscience du fait que le locuteur a l'intention
générale de communiquer quelque chose ne saurait suffire
à l'auditeur ; en principe, il veut en savoir plus sur cette
intention, afin d'y conformer son attitude réceptive de façon
adéquate. Et pour le locuteur également, il est souhaitable que
l'auditeur sache exactement quel but ou quelle intention il avait
à l'esprit. En fait, il ne suffit pas qu'un énoncé fasse reconnaître
sa fonction de phrase, de véhicule du but général consistant à
communiquer quelque chose ; il lui faut, d'une façon ou d'une
autre, révéler ou indiquer l'intention spécifique du locuteur.
Nous devrons ultérieurement étudier les différentes façons dont
la Qualité phrastique particulière, comme on peut l'appeler, est
indiquée. Pour l'instant, ce qui nous intéresse, c'est seulement le
fait que les phrases sont utilisées dans des buts très divers, et la
question est de savoir lesquels de ces buts ont un intérêt grammatical.
Bref, nous voulons savoir quelles catégories différentes
de phrases il convient de distinguer.

A première vue, on pourrait avoir l'impression que la variété
des buts dans lesquels une phrase peut être produite, est pratiquement
illimitée. Tantôt un locuteur fait une affirmation avec
l'intention de convaincre, de contester ou même de tromper ;
tantôt il donne une description pour distraire son auditoire ou
165se distraire lui-même ; ou encore, il peut parler simplement
pour le plaisir de parler. Ses phrases peuvent être souhait,
prière, promesse, menace, verdict judiciaire, sarcasme, mot d'esprit,
raillerie, taquinerie, exhortation, plainte, flatterie et beaucoup
d'autres choses. Mais même s'il était intéressant de connaître,
si nous vivions assez longtemps pour cela, les diverses
formes que ces différents types de phrases peuvent prendre dans
différentes langues, ni leur énumération, ni même l'étude plus
approfondie qu'on pourrait en faire n'est cependant une tâche
urgente pour le théoricien du discours. Il trouverait la même
forme de mots (par ex. Je le ferai certainement) utilisée à des
moments différents sous une demi-douzaine ou plus de rubriques
différentes. Une classification des phrases selon les critères
mentionnés ci-dessus est peut-être l'affaire du spécialiste de
Rhétorique ou ‘Stylistique’, pour employer un terme qui est
maintenant très à la mode sur le continent, mais ce n'est pas
l'affaire du grammairien. Le grammairien et le théoricien du discours
ne s'intéressent qu'aux principes généraux qui gouvernent
l'emploi des mots. Ils ne s'occupent guère des questions d'ordre
lexicographique ni du choix des mots employés. Ils n'ont besoin
de connaître les différents types de phrases que d'un point de
vue formel. Or, si mon raisonnement est juste, tout acte de langage
est l'action délibérée d'un « locuteur » employant des
« mots » afin d'attirer l'attention d'un « auditeur » sur quelque
« chose ». N'est-il pas évident, par conséquent, que notre classification
doit être fondée sur le degré d'importance accordé à l'un
des trois facteurs autre que les mots ? Tout discours suppose la
présence de « mots » et, en un sens, les mots ont toujours la
même importance quel que soit le type de phrase. Mais l'importance
du locuteur, des choses dont on parle, et de l'auditeur peut
varier considérablement. De toute évidence, c'est sur cette variabilité
que nous devons fonder notre classification.

La plupart des linguistes seront d'accord avec moi, je pense,
sur le fait que les grammairiens praticiens ont, en général,
accompli leur tâche avec un bon sens et une justesse de jugement
instinctifs, et que l'analyse grammaticale ne s'est égarée
que lorsqu'elle a été induite en erreur par des considérations
théoriques erronées. N'est-ce pas là une bonne preuve de la validité
de ma propre théorie linguistique que la classification des
phrases aujourd'hui presque unanimement acceptée suit, comme
on peut le montrer, les lignes indiquées dans le dernier paragraphe ?
Le Report of the Joint Committee on Grammatical
166Terminology
6129 recommande que les phrases soient divisées en
quatre classes qui sont les suivantes : a) déclarations, b) questions,
c) désirs, qui, explique-t-on, incluent les ordres, les
requêtes, les prières et les souhaits, et d) groupe moins important,
les exclamations. On trouve une division analogue chez de
nombreux grammairiens et théoriciens non anglais. Par exemple,
Sheffield 7130 distingue des phrases exclamatives, impératives,
assertives et interrogatives ; Bühler 8131 distingue quant à lui les
Kundgabesätze « phrases déclaratoires », les Auslösungssätze
« phrases provocatives » et les Darstellungssätze « phrases descriptives »
ou « représentatives ». La substitution de trois à quatre
classes, défendue par Bühler, est approuvée par Kretschmer 9132
mais seulement parce qu'il s'est rendu compte que les deux
groupes « questions » et « désirs », d'importance égale, sont tous
deux des subdivisions de la classe plus grande qu'il appelle Aufforderungssätze
ou « demandes ». Sa triade présente des noms
plus simples que ceux proposés par Bühler, à savoir,
(a) Gefühlssätze « phrases émotives », (b) Aufforderungssätze
« demandes », et (c) Aussagesätze « déclaratives ». Ceci me semble
être une classification particulièrement heureuse, et qui s'intègre
bien à ma théorie linguistique dans la mesure où les
« phrases émotives » sont celles où le rôle joué par le locuteur
est au premier plan, les « demandes », celles où la réalisation du
but du locuteur dépend d'une action qui doit être accomplie par
l'auditeur, tandis que les « déclaratives » sont plus objectives ;
elles ne mettent pas en valeur le locuteur ou l'auditeur, mais
cherchent avant tout à attirer l'attention sur la ou les chose(s)
dont il est parlé. Toutefois, comme Kretschmer en est très
conscient, on ne peut refuser de faire une distinction entre les
questions, c'est-à-dire les demandes qui exigent une information,
et les autres demandes qui exigent une action, voire simplement
une attitude passive qui peut-être considérée comme une action,
par ex. Reste !, d'autant plus que les questions possèdent une
forme phrastique leur appartenant en propre, qui ressemble à
celle des phrases déclaratives. Ainsi, tout en conservant la triple
167division défendue par Bühler et Krestschmer, nous devons diviser
les « demandes » en deux sous-classes : (1) « questions » et
(2) « requêtes ». Je préfère le nom « requêtes » à l'appellation
« désirs » retenue par le Joint Committee on Grammatical Terminology,
primo parce que le terme « désir » n'est pas très
expressif, et, secondo, parce que l'élément commun quest- (du
latin quaero « demander ») marque la parenté entre les deux
sous-classes. Mais leur distinction est tout aussi importante que
celle entre « exclamations » (= Gefühlssätze) et « déclarations »
(= Aussagesätze), si bien qu'en pratique nous en revenons à la
classification quadruple préconisée par le Joint Committee. Cette
classification peut être représentée sous forme de diagramme de
la façon suivante :

image actes d'énonciation | phrases | locuteur | (1) exclamations | auditeur | demandes appelant une | information | action | (3) questions | (4) requêtes | choses | (2) déclarations

Que les quatre classes tendent à se confondre n'infirme pas
mon analyse, mais constitue au contraire un puissant argument
en sa faveur. Car je prétends que dans tout discours, quel qu'il
soit, hormis quelques cas marginaux comme les cris involontaires
(§ 21), les quatre facteurs que sont le locuteur, l'auditeur,
les mots et les choses sont tous en interaction permanente, si
bien que n'importe quel type de phrase possède aussi nécessairement,
tout au moins sous une forme rudimentaire, les caractéristiques
des autres types. Une déclaration, par exemple, est une
exclamation dans la mesure où elle exprime toujours les sentiments,
feints ou réels, du locuteur, et c'est une demande dans la
mesure où, avec une impatience plus ou moins grande, elle
attend la réaction, verbale ou autre, de l'auditeur. Je ferai une
étude plus détaillée des quatre classes de phrases plus tard ; ici,
je donnerai simplement des exemples pour montrer, d'un côté,
168leur véritable différence, et de l'autre, leur étroite relation. Un
exemple type d'« exclamation » est Hélas !, de « déclaration »,
Aujourd'hui il pleut, de « question », As-tu vu mes lunettes ? et
de « requête », Repasse-moi le plat, s'il te plaît ! Les phrases suivantes,
cependant, illustrent ma thèse que la classification en
quatre groupes n'est qu'une classification a potiori, c'est-à-dire
ayant pour principe la qualité qui prédomine sur les autres.
Seule une mince cloison sépare l'exclamation et la déclaration
dans Comme il chante bien ! et Il chante très bien. Des phrases
du type : Tu sors, je suppose ! sont presque autant question que
déclaration. Une exclamation comme Hé ! sollicite l'attention de
quelqu'un, sans indiquer si la personne à qui elle s'adresse est
supposée répondre verbalement ou accomplir une action. Vraiment ?
est à la fois exclamation et question.

§ 52. Le but spécifique du locuteur,
un nouveau type de sur-détermination.
La description et l'implication,
les deux méthodes du discours.

Prenons quelques phrases au hasard, par exemple : As-tu
donné quelque chose à ce pauvre mendiant ? Je lui ai donné un
franc. Comme c'est gentil de ta part ! Donne-lui un franc toi-même !

On notera que toutes ces phrases sans exception communiquent
une intention spécifique du locuteur, mais que cette
intention n'est jamais directement nommée. Parmi les phrases
citées, la première est une question, la seconde une déclaration,
la troisième une exclamation et la quatrième, une requête ; mais
rien dans ces phrases ne nous dit explicitement qu'elles appartiennent
à ces différentes catégories. Par exemple, As-tu donné
quelque chose à ce pauvre mendiant ?
est une question mais ne
déclare pas que c'est une question. Ces phrases sont parfois préfacées
par des mots décrivant leur qualité, mais ceci n'infirme en
rien ma remarque 10133. En effet, Je te pose une question, as-tu
donné quelque chose à ce pauvre mendiant ?
est, tout au moins
à l'origine, constitué de deux phrases, dont la première ne nous
dit pas qu'elle fait une déclaration, ni la seconde qu'elle pose une
question. Et même si nous transformons le second membre de
cette paire de phrases en une question indirecte, à savoir Je veux
169savoir si tu as donné quelque chose à ce pauvre mendiant
, nous
avons alors une déclaration sur un souhait à propos d'une question,
mais pas de déclaration que cette déclaration est une
déclaration. Il est vrai que de tels ajouts indiquent bien de
manière descriptive l'intention dans laquelle le locuteur a prononcé
sa phrase ; mais ils importent avec eux une nouvelle qualité
phrastique dont la nature n'est pas déclarée. Ainsi, essayer
de déclarer la qualité d'une phrase à l'intérieur de cette phrase
elle-même ne peut que nous entraîner dans une régression
infinie.

Or, à propos de la forme de mot (§ 41), nous avons vu que
les mots individuels, en plus de la référence directe aux choses
fournie par le sens de leur radical, peuvent posséder une espèce
de sens subsidiaire comparable à l'accent d'une note de musique.
Ainsi le mot garçon, nom, emporte avec lui le sentiment que la
chose qu'il signifie est substantivale, qu'elle doit être prise
comme une chose. Exactement de la même façon, on peut comparer
la qualité phrastique à une sorte d'accent ou d'harmonique,
réparti sur toute la phrase prise comme une unité, et non pas
nécessairement ou éternellement attaché aux mots constitutifs.
Ou bien, pour employer une image différente, le but qui sous-tend
une phrase est comme un fil passant à travers les perles
d'un collier, un moyen de les relier entre elles sans toutefois en
faire partie intégrante.

Mais la qualité phrastique est-elle vraiment aussi distincte de
la signification directe des mots d'une phrase qu'on vient de
chercher à le montrer et, dans ce cas, comment peut-on l'expliquer ?
Il faut reconnaître que, dans beaucoup de phrases, le but
du locuteur se mêle si intimement à la chose dénotée par les
mots que les deux ne peuvent qu'apparaître continus et inextricables.
Par exemple, dans S'il te plaît, passe-moi la confiture ! la
chose-signifiée perd ce qu'il y a d'essentiel et de vital en elle si
la notion d'une requête de la part du locuteur en est amputée. Il
en est de même pour la question As-tu vu mon cousin ? et peut-être
encore davantage pour les exclamations comme Zut ! ou
comme la formule de salutation Bonjour !. Mais il y a d'autres
phrases — et elles sont extrêmement fréquentes — où l'on a le
sentiment que la qualité phrastique se trouve, pour ainsi dire,
dans une dimension radicalement différente du sens général réel
de la phrase. Ainsi, la phrase Il devait savoir que ses spéculations
étaient vouées à l'échec
donne l'impression d'un locuteur
déclarant quelque chose avec chaleur et énergie, mais ce quelque
170chose, le savoir d'une personne qui est peut-être à des milliers
et des milliers de kilomètres de là, se trouve dans une situation
radicalement différente de l'assertion de ce savoir. On s'apercevra
en y réfléchissant que le terme « situation » que je viens
d'employer fournit la clé du mystère linguistique que nous cherchons
à percer. La qualité phrastique, ce caractère de la phrase
qui révèle l'intention spécifique du locuteur
, n'est en effet rien
d'autre que l'indication linguistique des relations particulières
unissant les facteurs du discours qui constituent la situation présente
de l'énoncé, et c'est à l'auditeur de déduire la façon dont le
locuteur a voulu concevoir ces relations. Le sujet auquel il est
fait référence peut se trouver à l'antipode du locuteur qui y fait
référence, à l'antipode de l'auditeur auquel s'adresse le locuteur,
mais une conscience vague de la présence de ces facteurs émane
de la phrase, aussi éloigné que soit le sujet de conversation. En
affirmant que la qualité phrastique est toujours perçue à partir
d'une situation présente de discours sous-jacente à la phrase, je
dois expliquer que je n'entends pas par là un présent absolu,
mais plutôt le genre de présent qu'on peut se représenter mentalement
comme un pont mettant le locuteur en contact avec
son auditeur. Ainsi, lorsque j'étudie Virgile, la situation présente
de ses vers est celle qui, d'une façon ou d'une autre, relie le
poète, tel qu'il était quand il était en vie et écrivait, à moi, son
lecteur du vingtième siècle.

Je réussirai peut-être mieux à expliquer ma conception de la
qualité phrastique avec un schéma qu'avec des mots. Sur ce
schéma (Fig. 7), j'ai essayé de représenter la chose signifiée par
Il devait savoir que ses spéculations étaient vouées à l'échec.
Dans la situation que j'ai à l'esprit, un homme parle à son
épouse d'un neveu en Australie. L'un comme l'autre sont
conscients d'être en train de discuter, et c'est pourquoi la figure
montre à la fois le mari et sa femme avec un certain degré de
netteté. Il n'y a pas une grande conscience des mots prononcés,
et on les voit à peine sortir de la bouche du locuteur. La chose
dont il est parlé, en revanche, est indiquée beaucoup plus nettement
que la situation du discours (A), et elle se trouve dans une
région complètement différente (B), très éloignée de cette situation.
On voit le neveu en Australie en train de contempler une
scène imaginaire de magasins fermés, ceux-ci étant séparés de
lui par un certain laps de temps, tout comme lui-même est
séparé de sa tante et de son oncle à la fois temporellement et
spatialement ; voir la situation (C) sur la figure.171

image situation A | situation B | situation C

Figure 7
Pour illustrer la phrase :
Il devait savoir que ses spéculations étaient vouées à l'échec.

Pour en revenir au point de départ de cette section, nous
avons vu que la qualité spécifique d'une phrase ne peut être
déclarée directement par les mots constitutifs, mais en émerge
comme une sorte d'harmonique. Il est évident que la forme
extérieure de la phrase est, au moins dans une certaine mesure,
responsable de l'harmonique qui retentit aux oreilles de l'auditeur,
et l'essentiel de la fin de ce chapitre sera consacré à l'investigation
des divers moyens que la langue a appelés à son aide
pour la constitution de cette forme phrastique extérieure. Mais
un certain nombre de questions préliminaires devront être
réglées avant que nous nous lancions dans cette entreprise de
longue haleine, et il sera peut-être utile auparavant d'indiquer
ma position dans une controverse qui a récemment opposé deux
théoriciens de la phrase, acceptant tous deux le point de vue que
la structure de la phrase se caractérise par sa « finalité »
(Zweckgebilde). Bühler soutient que la nature de la phrase ne
peut reposer uniquement sur la « représentation » (Darstellung)
— en anglais, « depiction » ou « delineation » — même si le rôle
que joue cette fonction en discours est extrêmement important.
172Dempe 11134 soutient la thèse inverse. Il est pratiquement impossible
à un Anglais de prendre part à une controverse menée exactement
en ces termes, vu que pour lui, ni « depiction » ni
« delineation » ne sont des termes qui conviennent pour parler
du discours, et rendre Darstellung par « description » (en allemand,
Beschreibung) semble difficilement justifiable. Par conséquent,
la seule solution qui s'offre à lui est de poser le problème
différemment, de telle sorte qu'il puisse être débattu dans le
cadre de l'idiome anglais. Ici je reprendrai le problème en considérant
davantage ma propre théorie linguistique que la façon
dont il a été posé par les deux chercheurs allemands. Dans les
deux premiers chapitres, j'ai montré que la méthode essentielle
du discours consistait à présenter à l'auditeur des signes verbaux
successifs, possédant chacun une aire de sens définie. A l'aide de
ces indices, l'auteur reconstruit la chose-signifiée par un effort
intellectuel, en se servant de la situation comme source supplémentaire
d'inférence. La méthode ainsi résumée correspond
étroitement à l'idée suggérée par le terme description qui, pour
moi en tout cas, recouvre à la fois la notion d'effort délibéré et
celle d'approximation progressive. Mais dans le troisième chapitre,
une autre méthode employée par le discours a commencé à
se profiler à l'horizon. Les mots et les phrases ont non seulement
une référence immédiate, résultant d'un sens dirigé intentionnellement,
mais ils ont aussi une « forme », méthode consistant
à véhiculer des informations au moyen d'une sorte
d'harmonique, et pour laquelle le terme implication convient
mieux que celui de « description ». Le discours parvient à ses
fins, en partie par description, et en partie par implication. La
première méthode est la plus directe et la plus intentionnelle ;
elle informe l'auditeur sur le genre de chose auquel il doit faire
attention. L'« implication » est plus subtile et agit moins
consciemment. Par exemple, la forme d'une phrase interrogative
indique que le locuteur avait l'intention de poser une question
et, si la situation le justifie, l'auditeur tire cette même conclusion
sans en avoir conscience. Il a déjà fait l'expérience d'une forme
semblable, expérience qui lui sert de médiateur pour la conclusion,
et il réagit à la forme en question sans s'en rendre vraiment
compte, tout comme nous réagissons involontairement à
l'apparence ou au comportement général d'un individu. Le locuteur
173lui-même « implique » sans avoir une connaissance claire de
ce qu'il fait 12135. En tout cas, l'élément d'effort intellectuel est
beaucoup moins marqué dans l'« implication » que dans la
« description ». A ma connaissance, le discours n'emploie pas
d'autre méthode que ces deux-là.

§ 53. Qualité phrastique, fonction phrastique
et forme phrastique

Dans la discussion précédente, j'ai employé les trois termes
techniques qui servent d'intitulé à cette section, et il est grand
temps que nous examinions leur sens précis. Ces trois termes
servent à désigner des propriétés des énoncés produits, et ils
décrivent respectivement ce que sont ces énoncés, ce qu'ils font
et ce qu'ils apparaissent susceptibles de faire. Pour bien comprendre
en quoi consistent ces trois propriétés et expliquer leurs
relations mutuelles, il aurait peut-être été utile d'avoir recours à
un diagramme semblable à celui dans lequel j'ai essayé de montrer
l'application des mots (Fig. 6, p. 135) ; mais comme on
aurait pu difficilement éviter de représenter le locuteur et l'auditeur,
ainsi que l'énoncé et la chose-signifiée, j'ai reculé devant la
complexité que tout ceci aurait entraînée, et je vais essayer de
me faire comprendre sans schéma. Toutefois, les propriétés de
la phrase étant en tout point parallèles à celles du mot, je
demanderai au lecteur de garder à l'esprit la figure que je viens
de rappeler. Grâce à cela, nous devrions aisément parvenir à une
conception claire des distinctions en question.

Tout discours a pour rôle d'attirer l'attention sur une chose
qui est présentée sous un aspect choisi et voulu par le locuteur,
et ces trois propriétés d'un énoncé qui lui font référence comme
phrase, sont toutes en rapport avec l'attitude que le locuteur a
pour intention de faire adopter à l'auditeur envers la chose désignée
par les mots. Comme cette attitude que doit adopter l'auditeur
est en dehors de la phrase elle-même, elle correspond à ce
qui, dans la Fig. 6, est représenté comme l'aspect formel (Af) de
174la chose-signifiée. Par exemple, dans la phrase Viens !, l'attitude
que le locuteur entend faire adopter à l'auditeur est l'accomplissement
effectif de l'action désignée par le mot viens. Mais la
meilleure façon de décrire cette attitude est de le faire en fonction
du type d'énonciation employé par le locuteur pour la provoquer ;
on dit que le locuteur fait une requête, questionne,
déclare ou s'exclame. A l'avenant, on appellera l'énoncé lui-même
une requête, une question, une déclaration ou une exclamation,
et ces descriptions constituent sa qualité phrastique
particulière
(§ 51). On voit maintenant clairement pourquoi j'ai
défini la qualité phrastique particulière comme « le caractère
d'une phrase qui révèle l'intention spécifique du locuteur ». Ici le
mot « révèle » suppose que l'auditeur a réussi à détecter la qualité
phrastique spécifique de la phrase. Si l'auditeur a détecté
cette qualité, le but du locuteur lui est révélé ipso facto. Il est
clair que la qualité phrastique particulière correspond, dans le
domaine de la phrase, à ce que j'ai appelé la « puissance fonctionnelle »
du mot (F dans la fig. 6). On en arrive maintenant à
la fonction phrastique. C'est le travail accompli par une phrase
donnée assumant le rôle indiqué par sa qualité phrastique particulière
.
Une phrase donnée fonctionne comme déclaration, ou
comme requête, ou comme question ou comme exclamation. Si
l'on avait fait un diagramme pour la phrase comme on l'a fait
pour le mot, la fonction phrastique aurait été indiquée par des
lignes en pointillés (cf. Fig. 6) reliant les mots prononcés à la
chose qu'ils désignent, et ensuite, après l'avoir traversée, reliant
à nouveau ceci à l'auditeur.

Or, il se peut que le locuteur ait eu la meilleure des intentions,
et que l'auditeur ne réussisse cependant pas à comprendre
ce qu'il voulait dire. Dans ce cas, la phrase ne fonctionne pas, et
sa qualité particulière n'a servi à rien. L'acte de discours exige en
contrepartie un acte de compréhension intelligent et celui-ci,
tout mécanisé qu'il soit, est toujours une inférence à partir des
mots et de la situation à la fois. Wegener 13136 emploie un exemple
très simple pour illustrer sa thèse selon laquelle la qualité
phrastique est toujours comprise grâce à une déduction de la
part de l'auditeur. On entend un enfant s'exclamer Butterbrot !
sur un ton gémissant. Mais comme le pain et le beurre ne sont
pas normalement une cause de chagrin, et comme le ton de la
175voix de l'enfant rappelle le ton d'autres exclamations émises
alors que quelque chose était désiré, nous en concluons que l'enfant
désire du pain et du beurre. La phrase exprimée par le mot
Butterbrot ! a donc la qualité phrastique particulière (§ 51) d'une
requête exclamative. Même sans le ton gémissant, on aurait pu
aboutir à la même conclusion, grâce aux indications fournies par
l'ensemble de la situation. Je vais développer l'argument de
Wegener par un autre exemple. Supposons que l'enfant ait prononcé
le nom d'un chien au lieu de s'exclamer Butterbrot !
Notre conclusion aurait été différente ; nous aurions alors sans
doute déduit que le chien avait ennuyé l'enfant, en essayant de la
mordre, par exemple. Dans ce cas, la phrase aurait été une
déclaration exclamative. Ainsi, la totalité de la situation, y compris
la nature de la chose à laquelle les mots font référence, doit
toujours être prise en compte pour déterminer la qualité phrastique,
et l'interprétation de l'auditeur repose toujours sur un raisonnement.
Mais, comme parler et écouter du discours sont des
activités que nous pratiquons constamment, la déduction de la
bonne conclusion est devenue aussi automatique que possible, et
l'auditeur a rarement conscience d'avoir effectué de telles opérations
de logique.

On pourrait concevoir qu'un auditeur intelligent réussisse parfois
à déduire la qualité particulière d'une phrase sans être guidé
par la forme phrastique. Mais il est improbable que de tels cas
se produisent réellement. Même dans une exclamation murmurée
telle que Des voleurs !, la brièveté est significative, et le ton
plein d'effroi suggérerait qu'il s'agit d'un énoncé exclamatif.
Quoi qu'il en soit, la forme phrastique est incontestablement le
moyen essentiel par lequel les locuteurs garantissent l'interprétation
correcte de leurs énoncés. Toute forme phrastique s'est
développée à partir d'énoncés particuliers, de la même façon que
la forme de mot, qui lui est parallèle presque en tout point. Une
fois constituée, elle laisse prévoir que les futurs énoncés de
forme analogue auront la même qualité phrastique. Comme dans
« forme de mot », l'élément « forme » dans l'expression « forme
phrastique » doit être pris comme se référant avant tout au sens,
car il est nécessaire de considérer la qualité phrastique particulière
comme une sorte de sens. Comme le prouvent garçon (un
nom), grand (un adjectif), donne (indicatif présent d'un verbe),
les mots isolés peuvent posséder une « forme » qui n'est indiquée
par aucune marque extérieure (§ 41). Ceci est pratiquement
impossible avec les phrases, sauf dans la mesure où des mots
176isolés non fléchis comme hélas et hou ont une forme phrastique
inhérente. Ces cas exceptionnels renforcent au moins ma thèse
que la « forme », que ce soit la forme de mots isolés ou de
phrases entières, fait référence d'abord au sens et seulement
secondairement à l'apparence extérieure. La forme phrastique
externe diffère de la forme de mot externe en ce qu'elle est
généralement désincarnée. Un exemple concret expliquera parfaitement
ma pensée. La phrase Es-tu allé à la messe hier ?
illustre un type courant de forme interrogative, tout comme Es-tu
déjà allé à Rome ?
et Te reverrai-je un jour ?. Mais nous ne
transportons pas dans nos esprits un exemple-type de cette
forme externe de question, comme le prouve l'hésitation qu'on
pourrait avoir en en choisissant un. Dans la mesure où on peut
dire qu'elle dépend des mots, la forme phrastique externe existe
dans l'esprit comme une certaine aptitude à assembler entre eux
les mots qu'il faut, de la manière qu'il faut, de façon à donner
l'apparence qui convient, selon le cas, à une déclaration, une
exclamation, une requête ou une question. A des fins didactiques,
on peut concrétiser cette aptitude ou connaissance de deux
façons différentes : soit en utilisant une formule, comme lorsque
nous disons qu'en français les questions qui appellent corroboration
prennent généralement la forme verbe + sujet pronominal
avec quelque chose ou rien après ; soit en choisissant des exemples
servant d'illustration tels que Vient-il ? Iras-tu ? Jacques est-il
malade ?
14137

§ 54. La forme phrastique locutionnelle et élocutionnelle ;
l'intonation

Dans ce chapitre, le seul type de forme phrastique qui, jusqu'ici,
a été explicitement nommé est celui caractérisé par l'emploi
de mots particuliers (par ex. hou) ou par un agencement
particulier des mots (par ex. il va bien). Le terme « verbal »
n'est pas le terme qui convient pour désigner les formes phrastiques
de ce genre, car il a le sens ambigu de « en rapport avec
les mots » et « en rapport avec les verbes ». Il faut pourtant
trouver un nom, car il existe un second type de forme phrastique
qui, dans les chapitres précédents, a été décrit comme
177« intonatif » (par ex. § 45). Nous pouvons établir une distinction
nette en adoptant l'expression forme phrastique locutionnelle
pour la variété qui dépend uniquement des mots, et l'expression
forme phrastique élocutionnelle pour celle qui dépend essentiellement
de l'intonation. Comme nous le verrons, ces deux
formes sont tout à fait distinctes, et peuvent même se trouver
en contradiction à l'intérieur d'un seul et même énoncé.

Sous la rubrique « forme phrastique élocutionnelle », doivent
figurer toutes les variations de hauteur, de rythme et d'accent
qui différencient une classe de phrases d'une autre ; et aussi, au
cas où ils seraient un jour scientifiquement étudiés, ces gestes
manuels ou ces jeux de physionomie particuliers caractéristiques
de certains types de phrases. Pour l'instant, toutefois, « élocution »,
au sens technique proposé ici, doit être assimilé à « intonation »,
le terme habituellement employé. De nombreux écrivains
allemands préfèrent le nom plus pittoresque de « mélodie
phrastique » (Satzmelodie). La première chose à souligner à propos
de l'« intonation » est son caractère essentiellement formel.
Par là, je veux dire qu'il existe différents types d'intonation, qui
se sont établis à force d'avoir été invariablement répétés dans
des circonstances identiques. Par exemple, la phrase affirmative
ordinaire a, en anglais, un mode d'intonation déterminé qui lui
est propre. Si on entend cette intonation sans entendre les mots,
on en tire aussitôt la conclusion que le locuteur affirme quelque
chose.

Je ne peux me prétendre expert en cette matière actuellement
très étudiée, et les spécialistes trouveront peut-être que les
remarques suivantes sont celles d'un profane. Il faut pourtant
absolument essayer de donner à l'intonation la place qui lui
revient dans la théorie linguistique 15138. On remarquera que non
seulement les phrases, mais également les mots individuels, possèdent
une forme élocutionnelle qui leur est propre. Par exemple,
il y a entre les différentes syllabes du mot anglais comfortable
certaines relations d'accent et de longueur qui varient peu
d'un contexte à l'autre. Mais en plus et en dehors de la forme
élocutionnelle attachée aux mots, il existe des schémas différenciés
d'intonation phrastique (essentiellement des variations de
hauteur) qui ne sont pas définitivement greffés sur les mots
constitutifs d'une phrase, mais répartis sur l'ensemble de façon
178arbitraire, et comme quelque chose d'extrinsèque, comme du
beurre sur du pain. Ce type de forme intonative est, en fait, le
principal moyen d'indiquer la qualité phrastique particulière. Les
différents types d'intonation phrastique dans n'importe quelle
langue sont, bien sûr, infiniment plus nombreux et plus spécifiques
que les quatre classes de phrases que nous avons choisi de
distinguer. L'intonation ne montre pas seulement comment le
locuteur se situe par rapport à l'auditeur ou aux choses dont il
parle ; elle révèle aussi toutes les attitudes émotionnelles qu'il
peut adopter, ironiques, pathétiques, polémiques, menaçantes,
etc… Tandis que les mots eux-mêmes proclament ouvertement la
nature des choses incluses dans l'« état de choses » complexe
indiqué par la phrase, les différences de hauteur, d'accent et de
rythme transmettent simultanément à l'auditeur, par la méthode
plus subtile de l'« implication » (§ 53), toutes sortes d'informations
sur le but du locuteur. Ainsi l'auditeur est informé de la
façon dont il est censé se comporter, sans avoir son attention
détournée du sujet dont il est question. On surprend l'intonation
plutôt qu'on ne l'entend, et les membres d'une communauté linguistique
ont tendance à s'offusquer lorsqu'on les accuse d'utiliser
cette arme du discours de manière abusive. Ainsi les Finlandais
prétendent que les Suédois chantent quand ils parlent, et les
Suédois portent la même appréciation à l'égard des Finlandais 16139.

Venons-en aux auxiliaires de l'intonation auxquels il a déjà été
fait allusion incidemment, à savoir les gestes des mains, les
expressions du visage, etc… Il semble impossible de répartir ces
différents éléments non intellectuels du discours dans des compartiments
étanches où ils auraient chacun leur propre sphère
d'influence sémantique. Les gestes des mains sont peut-être
mieux adaptés pour donner des indications spatiales que pour
révéler des sentiments, mais nous connaissons bien le mouvement
de la main qui écarte un argument et celui qui renforce
une menace. Si une fonction spécifique pouvait être assignée à
l'expression du visage, ce serait l'indication de l'humeur du locuteur.
Nous n'avons pas encore parlé d'un emploi particulièrement
important de l'intonation ou, plutôt, de sa sous-espèce
connue sous le nom d'accent. L'accent sert non seulement à
montrer comment les mots sont groupés dans toute phrase tant
179soit peu complexe, mais aussi à indiquer le « prédicat logique »,
l'élément le plus important dans n'importe quelle phrase. Les
pauses font également partie de l'intonation et, comme nous le
verrons, elles jouent un rôle capital dans la séparation des
phrases entre elles. Le discours dispose d'autres accessoires : il
peut être accompagné d'un rire, d'un claquement de la langue
contre les dents, de toussotements et autres bruits du même
genre. Tout ceci peut être utilisé délibérément pour produire des
effets rhétoriques particuliers.

Il est difficile d'imaginer une phrase complètement dénuée de
forme élocutionnelle, alors qu'on peut aisément se passer de
forme locutionnelle. Le moment n'est pas encore venu de nous
occuper de toutes ces courtes phrases qui sont absoluement
informes du point de vue locutionnel ; aussi je ne m'y arrêterai
pas et je ne mentionnerai ici qu'un mode de discours qui, tout
paradoxal que cela puisse paraître, va encore plus loin puisqu'il
se passe complètement de mots. On peut répondre à des questions
en hochant la tête, et écarter des sujets désagréables par
un haussement d'épaules. Si ces actes ne relèvent pas du discours,
je ne vois pas où les situer ; et il est à remarquer que les
moyens communicatifs qu'ils emploient relèvent bien de la
forme élocutionnelle. Il existe, toutefois, une chose qu'on appelle
le silence éloquent, où les mots comme les gestes sont absents.
Je suis prêt à étendre le terme « phrase » à un point qui scandalisera
les grammairiens de la vieille école, mais je m'en tiendrai
là.

Un fait d'un grand intérêt est le caractère décisif de la forme
élocutionnelle. Lorsque la forme locutionnelle et la forme élocutionnelle
sont en conflit, c'est cette dernière qui dicte la manière
dont la phrase doit être comprise. Prenons, par exemple, un
jeune homme qui va retirer de l'argent à sa banque. A un mot
de l'employé, le directeur s'avance vers le guichet et lui dit que
son compte est à découvert. Si le jeune homme s'exclame, Mon
compte est à découvert ?
, il emploie la forme locutionnelle d'une
déclaration et la forme élocutionnelle d'une question. Le directeur
interprétera certainement la phrase comme une question et
répondra probablement, Oui, je le crains ! Supposons maintenant
que le jeune homme croyait qu'un chèque important avait
été versé sur son compte la veille ; dans ce cas, il pourrait dire
180Oseriez-vous prétendre que mon compte est à découvert ! 17140,
avec la forme locutionnelle d'une question et l'intonation d'une
phrase exclamative. Ceci serait extrêmement mal élevé, mais
pourrait néanmoins se produire. La phrase devrait alors être
interprétée comme l'équivalent d'un démenti. Le directeur de la
banque pourrait en fait réagir à la forme locutionnelle professée
par les mots et répondre comme précédemment, mais ceci ne
change pas le fait que le jeune homme voulait laisser entendre
Si vous vérifiez, vous verrez que mon compte n'est pas à
découvert !

Cet exemple montre que c'est la forme élocutionnelle qui
fournit l'indice-clé permettant de découvrir la qualité particulière
d'une phrase. En bref, la forme élocutionnelle fonctionne toujours
de façon congruente
. La raison en est, sans aucun doute,
que l'intonation est beaucoup plus proche d'une réaction naturelle
que ne l'est une phrase articulée. Un locuteur ne peut
déguiser le ton de sa voix aussi facilement qu'il peut dissimuler
avec des mots. Toutefois, l'intonation est, pour une bonne part,
affaire de convention. Ceci est prouvé par le fait que l'intonation
de l'anglais et l'intonation du français diffèrent énormément,
alors que les gens du même pays et de la même race ont des
intonations pratiquement identiques. Montrer comment la
forme élocutionnelle s'est développée dans chaque cas particulier
serait extrêmement difficile, vraisemblablement impossible.
Mais on peut être certain que des attitudes particulières chez les
locuteurs tendent, à force d'être répétées, à prendre le même ton
et le même rythme. Chaque fois qu'on peut le vérifier, on
s'aperçoit que les formes linguistiques ont été engendrées par
des actes de discours particuliers. Il serait étonnant que la forme
élocutionnelle échappe à la règle.181

§ 55. L'acte d'énonciation comme principal critère
quantitatif de la phrase

Tout comme le choix d'un type particulier d'intonation est
décisif pour la classe à laquelle une phrase doit être assignée,
l'acte d'énonciation en lui-même est, dans des circonstances ordinaires,
décisif pour la présence d'une phrase. Lorsqu'une énonciation
est entendue mais que les mots ne sont pas saisis, il est
toujours admis qu'une phrase a été dite. On ne trouvera pas
qu'un ami fait l'empressé s'il répond : Pardon ? ou Qu'avez-vous
dit ?
En effet, on voit mal comment des paroles pourraient être
prononcées sans qu'une phrase soit dite. Ma définition (§ 30)
exige qu'une phrase révèle un but intelligible. Le but peut être
extrêmement ténu, et il y a toutes sortes de cas marginaux qu'il
serait lassant de discuter en détail. Il peut cependant être utile
de jeter un rapide coup d'œil sur certains. Il n'est pas nécessaire
que l'auditeur soit une personne vivante, il peut s'agir d'un
chien ou d'un chat ; un enfant peut s'adresser à une poupée, et
un poète apostropher la nature. Sous le terme « énonciation »,
on doit inclure l'écriture ; les auteurs s'adressent à un public
inconnu, et l'auteur d'un journal intime peut s'adresser à son
moi futur. Même dans le soliloque l'énonciation a un but. J'ai
déjà réfuté l'objection selon laquelle le discours est souvent trop
mécanique pour qu'on puisse le qualifier d'intentionnel (§ 47).
Un acte d'énonciation consciemment intentionnel, en tout cas,
ne peut avoir lieu sans qu'une phrase soit dite. On peut, même
si ce n'est pas là une démonstration définitive, le vérifier empiriquement.
Essayons de dire un mot ou un syntagme sans prononcer
de phrase. Le lecteur peut proposer maison de ou vers
le
. Mais dans les deux cas, il s'agit d'une déclaration implicite :
« maison de (ou vers le) [est un syntagme que je peux prononcer
sans prononcer de phrase
] ». Nous avons là une déclaration
fausse mais c'est une déclaration, et comme c'est une déclaration,
c'est aussi une phrase.

Je ne prétends pas, bien entendu, que chacune des parties d'un
acte d'énonciation soit une phrase, mais seulement que tout acte
d'énonciation terminé est une phrase. Et ici, il faut admettre
qu'une phrase peut être inachevée. On a déjà cité un exemple ;
si James Hawkins avait changé d'avis et s'était arrêté net après
avoir dit Regarde la…, ceci aurait été une phrase inachevée
182(§ 30). L'aposiopèse 18141 est un phénomène totalement différent,
dont l'effet rhétorique est saisissant. La menace de Neptune
dans le Quos ego — ! de Virgile nous laisse imaginer la terrible
punition qui sera infligée aux vents agressifs. L'aposiopèse peut
être combinée avec l'inachèvement, comme lorsqu'on dit Mais — !
et que, se ravisant, on décide qu'il vaut mieux ne pas formuler
son objection. Ici, toutefois, le seul mot mais suffit à transmettre
l'information que le locuteur avait une objection. Il s'agit là
d'une déclaration implicite, et l'intention de l'énonciateur de formuler
une objection ayant été réalisée, il faut considérer ce
Mais — ! comme une phrase complète.

Une pause après un acte d'énonciation marque la fin de la
phrase et en fait, il n'existe pas de preuve plus probante qu'une
phrase est achevée. En général, les mots prononcés sont tellement
regroupés que la simple audition ne permet pas de les dissocier ;
d'où ces méprises des enfants, comme dans le cas cité en
exemple par Jespersen d'un enfant qui demandait à sa nurse
pourquoi elle parlait toujours de new ralgia 19 142alors que ça faisait
si longtemps qu'elle s'en plaignait 20143. La décomposition d'une
phrase en ses mots constitutifs est rendue encore plus difficile
par le fait que ces derniers sont souvent avalés. Bien que la fin
de chaque phrase soit marquée par une pause, toutes les pauses
n'ont pas cet effet ou intention. Des pauses plus brèves sont fréquemment
utilisées pour montrer comment les mots de phrases
complexes sont groupés, et il y a aussi des pauses involontaires
résultant d'une hésitation ou d'une difficulté à trouver le mot
juste, etc… Toutefois, les êtres humains sont tellement habitués
à parler et à écouter qu'ils peuvent d'emblée juger quelles pauses
sont à interpréter comme la preuve que le locuteur désire
conclure une phrase. Si on examine maintenant l'aspect interne
ou sémantique de cette « forme élocutionnelle générale externe »
constituée par l'alternance énonciation/pause, on voit qu'elle
consiste à essayer de diviser tout ce qui doit être dit en longueurs
convenant aux partenaires concernés. Aussi bien le souffle
183du locuteur que les capacités de digestion interprétative de
l'auditeur doivent être pris en considération. Dans le discours
écrit, le second élément a peu d'importance et le premier
aucune, si bien qu'on peut y accepter des phrases plus longues.
Aussi bien lorsqu'on parle que lorsqu'on écrit, on trouve pratique
de décomposer toute communication d'une longueur considérable
en sections de longueur plus ou moins grande. Les livres
sont divisés en volumes, chapitres, paragraphes et phrases, tout
comme au cours d'une randonnée pédestre on peut prévoir plusieurs
arrêts pour les repas, pour les petites pauses au bord de la
route ainsi que des parcours d'une seule traite. Les plats et les
bouchées séparés constituant un repas offrent un autre parallèle.
La section ou l'unité de discours la plus petite est la phrase,
marquée extérieurement par une pause d'une durée appropriée,
et intérieurement par la mise en évidence d'un but de communication
reconnaissable comme tel — peut-être pas le but complet
du locuteur mais juste la quantité ou portion qu'il juge convenable
de réaliser avant d'octroyer un repos à son auditeur et à lui-même.
Ainsi la phrase est soumise à l'intention du locuteur,
aussi bien du point de vue qualitatif que quantitatif ; et si une
définition quantitative de la phrase était exigée, peut-être celle-ci
conviendrait-elle : Une phrase est un acte d'énonciation qui
réalise une communication de la longueur voulue par le locuteur
avant de s'octroyer un repos
.

§ 56. Les phrases sans forme phrastique locutionnelle

Dans son récent livre sur la phrase 21144, John Ries prend à partie
les grammairiens qui, prétend-il, ont étendu le nom de
phrase à des énoncés qui ne sont en rien des phrases. Il admet
l'existence de quelques cas où la décision est difficile, mais il
affirme comme une vérité générale que tout le monde sait en
pratique ce qu'est une phrase et peut la distinguer d'autres phénomènes
linguistiques indignes du nom. Considérer que des
énoncés exclamatifs comme Oui ! Hélas ! Interdiction de fumer !
sont des phrases est pour lui une abomination et il accuse ceux
qui partagent ce point de vue, comme je le fais sans hésitation,
d'ajouter des éléments hétérogènes à ceux qui doivent être définis,
184et de proposer ensuite comme définition de la phrase une
définition de ce qui a été ajouté. Mais en réalité, si Ries refuse
le nom de « phrase » aux énoncés en question, je crois que c'est
tout simplement parce que ce nom ne leur était pas accordé
dans le passé. Je me souviens d'un professeur de chant, assis à
côté de moi lors d'une des premières représentations du Pélléas
et Mélisande
de Debussy, et qui, tout en admirant manifestement
la beauté de l'œuvre, se plaignait amèrement qu'on eût
appelé cela un opéra. Les termes scientifiques ne sauraient être
ainsi confinés. Ries lui-même souligne à quel point l'attention
trop exclusive prêtée aux « déclarations » a empêché de voir la
véritable nature de la phrase ; les « questions » et les « requêtes »
étaient à peine considérées comme des phrases. Au moins
suis-je d'accord avec Ries en ce qui concerne la méthode d'investigation
à adopter. La première tâche est de découvrir le caractère
commun à ces énoncés que tout le monde reconnaît comme
phrases et absent de ceux auxquels le nom est universellement
refusé. Ceci fait, tous les autres mots ou groupes de mots possédant
le dit caractère devront nécessairement être reconnus
comme phrases.

Mais c'est là notre seul point d'accord. La définition de Ries
est complexe et obscure 22145, bien qu'il faille lui reconnaître le
mérite de s'être rendu compte de la différence entre discours et
langue, et d'avoir déclaré que la phrase est l'unité de discours. Le
critère d'intentionnalité sur lequel j'ai insisté est totalement
négligé par lui, bien que sa présence dans les déclarations, les
requêtes et les questions saute aux yeux. Pour quelques exclamations,
il pourrait y avoir un doute, tant elles sont proches d'une
réaction naturelle spontanée. Mais dans la plupart des exclamations,
l'intentionnalité est évidente, et ce caractère doit donc être
reconnu commun aux quatre classes de phrases. Il est absent, en
revanche, des propositions et des simples syntagmes, du moins
si on les considère en eux-mêmes, sans tenir compte des ensembles
dont ils constituent les parties. C'est donc l'existence d'une
intention intelligible qui constitue la véritable spécificité de la
phrase ; voyons maintenant si les diverses catégories d'énoncés
qualifiés par Ries de douteux 23146 possèdent bien cette caractéristique.
Selon moi, ils la possèdent tous sans exception. Et en outre,
185pratiquement tous les exemples de ces catégories peuvent être
assignés sans hésitation à l'une ou l'autre des quatre classes distinguées
plus haut au § 51.

Certaines des catégories qualifiées de douteuses par Ries
seront illustrées dans d'autres sections. Ici, je ne m'occuperai que
de divers énoncés brefs dans lesquels la forme phrastique locutionnelle
est incontestablement absente. Tel est le cas des noms
indépendants comme, en anglais, Rain ! Rain ? dans la situation
décrite au § 26, des réponses telles que Bien sûr ! Peut-être !, des
requêtes comme Silence ! Haut les mains !, des étiquettes et des
affiches comme Fragile ! A louer !, des titres de livres comme
Ivanhoé, des publicités comme Bovril. Dans tous ces exemples,
le mot ou groupe de mots ne possède pas en lui-même de forme
phrastique, et peut être employé dans des contextes plus longs
où il est alors seulement une partie de la phrase. Mais — et ici
j'en viens au point vraiment important — si ces mots sont prononcés
à voix haute de la façon suggérée par leur emploi,
comme indiqué ci-dessus, on constatera qu'ils possèdent tous une
forme élocutionnelle indubitable. Certains sont des déclarations,
à savoir : Rain ! Bien sûr ! Peut-être ! Fragile ! A louer ! Ivanhoé
(= ce livre parle d'Ivanhoé), Bovril (= cette publicité concerne
Bovril
). Deux sont des requêtes, Silence ! Haut les mains !. L'un
est une question, Rain ? Et tous, en raison de leur brièveté, ont
une certaine qualité exclamative qu'on ne trouve pas dans des
énoncés plus longs. Ries attache beaucoup d'importance à la
forme externe, et on reste perplexe et déconcerté devant son
incapacité apparente à la reconnaître là où elle est si patente.
Silence ! prononcé comme un ordre est une chose très différente
de silence en tant que mot sommeillant dans l'esprit. De plus, le
Silence ! prononcé par la voix de stentor du maître d'école est
une requête beaucoup plus impérieuse que le Je vous en prie,
taisez-vous !
du jeune surveillant timide. Ries admettrait d'emblée
le second énoncé comme phrase. Peut-il refuser de faire de
même pour le premier ? Si c'est impossible, un asile a incontestablement
été trouvé pour tous ces énoncés brefs et médiocres
qu'il souffre de laisser errer sans abri comme une légion d'âmes
perdues.

J'ajoute plusieurs exemples choisis presque au hasard, et je
doute qu'une classification plus précise soit de quelque utilité
scientifique. Mais une chose est sûre. Tout grammairien devrait
déclarer sans ambiguïté que, du moins en théorie, n'importe
quel mot peut servir de phrase, pourvu qu'il fasse sens et que,
186lorsqu'il est prononcé, il soit étayé par la forme phrastique élocutionnelle
appropriée.

Exclamations : Ciel ! Mon dieu ! Malheur ! La barbe ! Moi qui lui
faisais confiance !

Déclarations : (1) spontanées et exclamatives. A l'assassin ! Formidable !
Quelqu'un !
(= Quelqu'un vient !) A ta santé ! (= Je
bois à ta santé
). Les Trois Epis (cette auberge s'appelle Les
Trois Epis
). Le Paradis Perdu (titre d'un poème). (2) Commentaires :
Stupide ! Vrai ! Tout à fait ! (3) Réponses à des questions :
(Quand pars-tu ?) Demain ! (Vous voulez du thé ou du
café ?
) Du thé, s'il vous plaît ! (Es-tu prêt ?) Dans une minute !
(4) Réponses à des requêtes : (Viens ici !) Non ! (Donne-moi ta
parole
) Si tu y tiens ! A votre service !

Questions : (1) Mal à la tête ? Faim ? Pourquoi cet air triste ?
(2) Commentaires ou réponses : Oui ? Vraiment ? A quelle
heure ?

Requêtes : Chut ! Attention ! Vite ! Chapeau bas ! Encore un
centime, s'il vous plaît !

Pourquoi les grammairiens hésitent-ils tellement à accorder le
rang de phrases à de tels énoncés ? Je crois que c'est parce que
la syntaxe est encore sous le joug de la logique formelle, en
dépit de tous ses efforts pour s'en libérer. Je m'occuperai plus
tard (§ 58) de la thèse selon laquelle toute phrase doit posséder
et un sujet et un prédicat. Pour le moment, notons que certains
des énoncés cités plus haut trahissent vraiment une certaine discongruence.
La brièveté est parfaitement normale et congrue
dans les réponses à des questions, des titres de livres, etc… Mais
des déclarations laconiques du type Formidable ! Quelqu'un !, et
des questions abrégées comme Mal à la tête ? Faim ? donnent
l'impression d'être des substituts d'énoncés plus complets. La
phrase à mot unique, on l'a vu, appartient à l'enfance du discours.
La discongruence manifestée dans ces phrases est donc du
type brièvement examiné au § 46 (p. 146) ; elle est née du remplacement
d'un mode de discours ancien par un mode de discours
plus moderne. Dans la conversation polie, un trop grand
laconisme est considéré peu courtois. La forme la plus longue
locutionnellement est la forme la plus prisée socialement.187

§ 57. La forme phrastique essentiellement élocutionnelle

La leçon à retenir des deux dernières sections est que, dans le
discours audible, la forme phrastique dépend principalement de
l'intonation. Aucune phrase articulée n'est dépourvue d'une
forme élocutionnelle particulière révélant sa qualité phrastique
particulière, et c'est à cette forme plutôt qu'aux mots eux-mêmes
que le grammairien doit avant tout prêter attention pour découvrir
ce qui, extérieurement, distingue la phrase d'un mot ou d'un
syntagme prononcés. L'inconsistance et la variété de la forme
phrastique locutionnelle ont souvent été l'objet de commentaires,
et cette caractéristique n'est certainement pas simplement
due à la façon dont les quatre classes de phrases se fondent l'une
dans l'autre. La raison en est plutôt que les mots ont pour tâche
spécifique d'indiquer aussi objectivement que possible les choses
sur lesquelles le locuteur désire diriger l'attention de l'auditeur,
tout en éclairant en même temps leur nature. La fonction
consistant à informer l'auditeur quant à la manière dont il est
censé prendre les mots n'est pas de leur ressort et, n'ayant
qu'une importance secondaire, elle peut être laissée à la méthode
de discours moins délibérée qu'on appelle l'intonation. Toutefois,
la référence objective des phrases et le but que vise le locuteur
en les énonçant sont souvent imbriqués à un tel point qu'il est
impossible de les isoler rigoureusement. Et c'est ainsi que nous
voyons toutes sortes d'implications concernant ce but s'insinuer
dans l'expression verbale elle-même, créant ce que j'ai appelé la
« forme phrastique locutionnelle » 24147.

La forme phrastique élocutionnelle se trouve éliminée lorsque
le discours audible est converti en discours écrit. Elle y est tant
bien que mal remplacée par la ponctuation — le point, les deux
points, et le point virgule pour les déclarations, le point d'exclamation
pour les exclamations et les ordres, le point d'interrogation
pour les questions. Les regroupements mineurs de mots
sont marqués par la virgule. Mais même ces instruments élocutionnels
188imparfaits n'étaient pas utilisés dans les premiers écrits,
et leur emploi cohérent, largement inspiré par Aldus Manutius
au XVIe siècle, est en fait une évolution très récente. On parvient
néanmoins à comprendre les inscriptions phéniciennes
malgré l'absence de séparation entre les mots et les phrases,
bien que, dans un tel cas, la tâche de l'interprète soit beaucoup
plus ardue. Ceci étant, l'aide apportée par la forme phrastique
locutionnelle ne doit pas être sous-estimée, même si nous
admettons que, des deux, c'est la forme phrastique élocutionnelle
qui est la plus importante.

§ 58. Thèse selon laquelle toute phrase
doit comporter un sujet et un prédicat.

La conviction que toute phrase « consiste » ou « peut se
décomposer » en un sujet et un prédicat est, de toute évidence,
trop tenace et défendue avec trop de véhémence pour être totalement
dénuée de fondement 25148. Cette question demande à être
étudiée plus exhaustivement que je ne peux le faire à ce stade,
mais il est évident qu'elle constitue le préambule nécessaire à
toute étude de la forme phrastique locutionnelle. Par conséquent,
je ne prendrai en considération que ce qui est nécessaire dans
l'immédiat, et j'étudierai le problème plus à fond dans le chapitre
suivant. Pour commencer, ce que les assertions mentionnées
ci-dessus essaient vraiment de dire n'est en aucune façon très
clair. Si elles veulent dire que la phrase doit comporter des mots
séparés représentant respectivement le sujet et le prédicat, cette
affirmation ne se vérifie pas dans des phrases comme le latin
Vixit ou le français Partons !. Si l'on nous répond que le prédicat
se trouve dans les radicaux vic-, part-, et le sujet dans les terminaisons
-it, -ons, cela voudrait dire que nous avons eu tort de
considérer vixit ou partons comme un seul mot ; et il nous suffit,
pour réfuter cette assertion, de citer des exemples tels que
Dic ! ἄγε !, Komm !. Ces impératifs sont dénués de flexion
exprimant la seconde personne 26149, ce qui voudrait dire que nous
189avons ici des phrases contenant un prédicat mais pas de sujet.
C'est alors que notre grammairien change de terrain et prétend
que Dic ! équivaut à Dic tu !. Mais est-il légitime, lorsqu'on ne
l'emporte par sur un point dans une discussion, d'y substituer
quelque chose de soi-disant équivalent et de soutenir alors que la
preuve est faite ? Il est exact que Dic tu ! peut-être décomposé
en prédicat plus sujet, mais ce n'est pas vrai de Dic ! tant que
nous considérons seulement la forme externe. On peut alors
protester que, dans toute phrase, sujet et prédicat sont présents
en pensée. Je crois que, ainsi reformulée, cette thèse rend
compte de la réalité, comme nous le verrons par la suite. Quant
à l'interprétation que voudraient lui donner les grammairiens
orthodoxes, je la considère tout à fait erronée. Ils prétendraient,
je suppose, qu'en pensée, on doit établir dans Dic ! une dichotomie
entre les mots « tu » et « dis ». Mais, première objection,
une telle analyse passe sous silence un trait essentiel de la pensée
sous-jacente à cette phrase à mot unique, à savoir l'ordre ou
le désir du locuteur ; l'analyse en sujet + prédicat serait donc de
toute façon incomplète. La seconde objection que j'ai à formuler
est beaucoup plus grave. La dichotomie qu'on doit supposer ne
saurait être entre des mots, mais entre des choses, et il est fait
linguistiquement référence à une seule de ces choses. Dic ! signifie
que la personne à qui l'on s'adresse doit accomplir l'action
indiquée par dicere. Deux choses peuvent être extraites de
l'énoncé, mais pas deux mots.

Jusqu'ici, je n'ai discuté que des phrases à mot unique que tous
les grammairiens reconnaissent comme phrases. J'espère avoir
montré que dans n'importe quel cas où l'on se trouve incontestablement
en présence d'une phrase, l'analyse en sujet + prédicat
distingue soit trop, soit trop peu. Je me risque donc à affirmer
que, même si on peut et doit analyser la grande majorité
des phrases en sujet + prédicat, on ne peut, pour des raisons
diverses, soumettre les énoncés du type Vixit !, Partons !, Dic ! à
cette analyse. Et puisqu'aucun grammairien n'acceptera qu'on
refuse à Vixit !, Partons !, Dic ! la qualité de phrases, la possibilité
d'analyser des énoncés en sujet + prédicat ne saurait être
retenue comme critère de la phrase. Ainsi, rien ne s'oppose plus
à ce qu'on appelle phrases des énoncés comme Oui ! Hélas ! et
Balbe !.

Quelle est donc la source de cette conviction presque universelle
que toute phrase authentique doit se composer d'un sujet et
d'un prédicat ? A mon avis, cette conviction provient d'une
190conscience vague chez tout usager de la langue que l'acte de langage
comporte deux facteurs en plus de l'auditeur et du locuteur :
une chose dont il est parlé et ce qui en est dit. Pour
employer ma propre terminologie, nous dirons que tout discours
inclut (1) des mots ayant un sens et (2) une chose-signifiée. Ou
bien, que le discours consiste à employer des mots pour mettre
des sens sur des choses qui se trouvent en dehors du discours.
Or, quand le discours est tout à fait explicite, il présente à l'auditeur
quelque chose qui correspond à chacun des deux facteurs
en question. Le mot-sujet place devant l'auditeur une chose sur
laquelle il est censé diriger son attention, et le mot-prédicat lui
dit ce qu'il est censé percevoir ou penser d'elle. Aucune phrase
ne peut faire plus (m), et c'est pourquoi les phrases qui possèdent à
la fois un mot-sujet et un mot-prédicat, donnent une impression
de complétude et d'achèvement absente des autres phrases.

La sensation de satisfaction que procurent les phrases possédant
des mots aussi bien pour le sujet que pour le prédicat, peut
être illustrée par un incident qui se produit parfois, lorsqu'une
troisième personne intervient dans une conversation. Imaginons
un locuteur qui vient de dire Gravement malade, je crains ! et
qui, entendant le nouveau venu s'enquérir Qu'y-a-t-il ?, ne
répond pas avec les mots qu'il vient d'employer mais y substitue :
Je disais que Sarah est gravement malade. Sous cette forme,
la phrase du locuteur ne laisse rien à désirer. Il informe l'auditeur
qu'il est en train de dire ou d'affirmer quelque chose,
nomme la personne concernée par cette affirmation, et enfin
spécifie le contenu de la dite affirmation.

Dans le discours très élaboré, et en particulier dans le type de
discours employé pour les descriptions littéraires, la présence
d'un sujet et d'un prédicat est si fréquente qu'on peut excuser
ceux qui les ont considérés comme caractéristiques de toutes les
phrases. Mais, même si cette croyance s'était révélée exacte, la
présence d'un sujet et d'un prédicat n'aurait toujours pas été le
test infaillible au moyen duquel une phrase pourrait être reconnue
comme telle. Car, comme nous l'avons vu au § 50, il existe
de simples parties de phrases qui possèdent un sujet et un prédicat.
Il s'agit des propositions subordonnées, et une telle proposition
est à juste titre définie comme « partie d'une phrase équivalente
à un nom, un adjectif ou un adverbe, et possédant un
191sujet et un prédicat qui lui sont propres » 27150. Il est, en outre,
incontestable que, précisément parce qu'elles possèdent un sujet
et un prédicat, toutes les propositions subordonnées ont une
forme phrastique, que ce soit celle d'une déclaration, par ex. J'espère
qu'il va bien
ou d'une question, par ex. serait-il arrivé
plus tôt
, je l'aurais invité au concert
. Mais si la présence d'un
sujet et d'un prédicat est une propriété essentielle et distinctive
des propositions subordonnées, la même chose n'est pas vraie
des phrases. Il y a autant de phrases qui en sont pourvues que
de phrases qui n'en sont pas pourvues. Tel sera notre verdict
final.

§ 59. Thèse selon laquelle toute phrase
doit comporter un verbe à forme personnelle.

Tout aussi insoutenable est la thèse de certains grammairiens
selon laquelle toute phrase doit contenir un verbe à forme personnelle.
Pour discuter de cette thèse, j'adopterai la même
démarche que dans la dernière section, en démontrant d'abord
que cette affirmation ne rend pas compte de la réalité des faits,
et en essayant ensuite de découvrir la parcelle de vérité qui lui
confère une certaine plausibilité. Il est facile de prouver qu'il
existe des phrases incontestables sans verbe à forme personnelle.
Il suffirait de citer les exemples que donne sans hésiter
Paul 28151, et ceux fournis par Ries 29152 avec, en revanche, beaucoup
de réticence et sans qu'il admette vraiment leur incidence sur la
théorie de la phrase. Comme exemples de phrases avec sujet et
prédicat, mais sans verbe à forme personnelle, on cite souvent la
phrase homérique Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη et la phrase
latine Omnia praeclara rara. Ces phrases sans copule sont appelées
phrases nominales, et certains ont avancé la théorie, d'ailleurs
rejetée tout aussi catégoriquement pas d'autres, que, dans
les langues indo-européennes, elles représentent un type plus
ancien que les phrases correspondantes avec copule. Il n'appartient
pas au profane que je suis en philologie indo-européenne
de prendre position dans cette controverse, mais Ries me semble
192avoir rendu un grand service en soulignant que, en ce qui
concerne le grec et le latin, de telles phrases sont limitées aux
proverbes et autres énoncés du même genre, et ne sauraient
constituer un type normal, employé de façon générale. Quoi qu'il
en soit pour les langues indo-européennes, je peux affirmer avec
certitude que l'égyptien ancien se passait de copule dans plus
d'une sous-classe courante de phrases nominales, ou, comme je
préfère les appeler, non-verbales. Tout au long de la période de
l'égyptien ancien et de celle de l'égyptien moyen, les phrases
avec un nom comme mot prédicatif se passaient régulièrement
de copule. En égyptien ancien, « Sa sœur est Sothis » était rendu
par santef Sapdet, littéralement, « sa sœur Sothis », tandis que
l'égyptien moyen développe une nouvelle forme qui permet l'inversion
du sujet et du prédicat comme dans Sapdet pu santef,
littéralement, « Sothis ceci, (à savoir) sa sœur ». De même, les
phrases avec un prédicat adjectival sont sans copule, par ex. nāfr
eḥras
, « Beau son visage », c'est-à-dire « Son visage est beau ».
Lorsque le prédicat était un adverbe ou l'équivalent d'un
adverbe, l'usage variait : sash em paref, « Scribe dans sa maison »,
est assez courant, mais il apparaît que cette tournure était
réputée plus sèche que yew sash em paref, « Est scribe dans sa
maison » pour le français « Le scribe est dans sa maison ». Des
témoignages analogues pourraient être fournis par l'hébreu et
l'arabe, mais j'ai préféré prendre des exemples dans un domaine
dont je peux parler d'après une longue expérience.

Toutefois, il n'est pas besoin d'aller voir si loin. Ce n'est pas
parce que des phrases du type Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη et
Omnia praeclara rara ne se rencontrent que dans un cas assez
particulier, qu'on doit leur refuser le statut de véritables phrases.
En effet, même un exemple unique de phrase sans copule ou
autre verbe à forme personnelle, tout rare et particulier qu'il
soit, suffirait à détruire la thèse que toute phrase doit posséder
un verbe à forme personnelle. Et comme les exemples que je
viens de citer sont unanimement acceptés comme phrases, y
compris par Ries lui-même, cette thèse est bel et bien détruite.
Et ce n'est certainement pas en prétendant que la copule doit
être « ajoutée » ou « supposée » qu'on la sauvera. En reconnaissant
que l'absence de copule confère à la phrase un caractère
gnomique, Ries sape toute défense de ce genre. Puisque, selon
toute vraisemblance, les locuteurs voulaient que ce caractère
gnomique fût reconnu, c'est sans doute qu'ils ne souhaitaient pas
que la copule fût supposée. Par le fait, l'omission de la copule ou
193d'un autre verbe à forme personnelle rend les phrases particulièrement
expressives, les assimilant à des exclamations :

Twilight and evening star,
And one clear call for me,
30153

Ries fournit de nombreux exemples de ce genre, en distinguant
à juste titre beaucoup des types en question de la phrase
nominale proprement dite. Ainsi, il cite de l'anglais, du français
et de l'allemand les cas suivants : A wonderful man, your
father ! Inutile d'insister ! Ein schöner Spass, das !
Ou encore :
Ars longa, vita brevis ; Tel maître, tel valet ; Least said, soonest
mended
. Mais au lieu d'admettre que ces énoncés sont, tels
quels, sans modification, des phrases, Ries adopte le point de
vue étrange et arbitraire que ce sont des « expressions prégrammaticales
ou mieux encore extra-grammaticales » 31154. Pour
ma part, je n'ai pas besoin de preuve plus probante que les
phrases peuvent exister sans verbe à forme personnelle et que
ce critère, par conséquent, ne peut être retenu pour fustiger les
phrases composées d'un seul mot ou d'une simple expression
dont j'ai donné des exemples au § 56.

D'où vient la croyance erronée que toute phrase doit comporter
un verbe à forme personnelle ? La logique traditionnelle est
en partie responsable, la phrase ayant été confondue avec la
proposition, dont la copule était jugée être un constituant nécessaire.
Mais la grammaire ne pouvait éternellement rester dépendante
d'une discipline qui analyse donne comme est un donneur
et donna comme est un-ayant-donné. Je ne pousserai pas plus
loin la discussion d'un point de vue qui est aujourd'hui universellement
reconnu comme dépassé, même s'il reste sans doute
une source inavouée de préjugés dans l'esprit de certains grammairiens.
Mais la logique formelle n'est en aucune façon la seule
raison pour laquelle la présence d'un verbe à forme personnelle
194est considérée essentielle à la phrase. La grammaire, dans le
passé, a accordé une attention excessive au discours écrit, et particulièrement
à celui des auteurs grecs et latins. Et parmi eux, ce
sont moins les auteurs de comédies qui ont été pris comme
modèles du parler correct, que les poètes et les orateurs du barreau.
Et comme dans les écrits de ces derniers, les exclamations
sont rares, la seule classe de phrases qui se passe régulièrement
de verbes à forme personnelle est quasiment éliminée. Il nous
faut quand même chercher à savoir pourquoi les trois autres
classes exigent invariablement l'emploi d'un verbe à forme personnelle.
Il semble que ce soit parce que le discours se rapporte
presque toujours à des changements dans les choses, réels, imaginés
ou souhaités, et que le verbe à forme personnelle est précisément
le type de mot qui a été conçu à cette fin. La plupart
des phrases possédaient donc naturellement un verbe de ce
genre, et je montrerai comment les autres, qui décrivaient ce
que les choses sont ou devraient être, ont fini par suivre leur
exemple et adopter la copule comme le type de verbe à forme
personnelle répondant exactement à leurs besoins.

Quoi qu'on puisse penser de cette tentative pour expliquer la
prédominance des verbes à forme personnelle dans le discours
de façon générale, il est certain que tous les verbes de ce type
ont un élément important de forme phrastique inhérente. Les
indicatifs se présentent comme déclarant quelque chose, les subjonctifs
font de même, mais de façon plus prudente, moins catégorique ;
quant aux impératifs, ils donnent des ordres. Il ne fait
pas de doute que les mots qui présentent les choses en tant
qu'actions et que nous appelons verbes ont acquis cette forme
phrastique inhérente de la même façon que les noms ont acquis
une forme nominale, les adjectifs, une forme adjectivale, etc…
Un emploi constant dans des contextes où le locuteur déclarait
quelque chose, cherchait à faire certaines concessions ou demandait
quelque chose, est à l'origine du caractère des verbes appelé
mode. Et c'est du mode, associé à l'autre caractère des verbes, le
temps — ces deux notions devant être examinées dans mon
second volume — que naît la copule. Et dans les langues
modernes d'Europe occidentale, ce phénomène particulier de la
copule se rencontre systématiquement dans toutes les phrases
non exclamatives ne possédant pas d'autre verbe à forme
personnelle.

On a accablé d'injures cet élément unique dans la langue, dont
le nom, dit-on, devrait être totalement banni du vocabulaire
195grammatical. Il est vrai que les logiciens ont fait un usage
impropre de la copule, mais ce n'est pas une raison pour déclarer
taboue une catégorie de mot portant si bien son nom. Car la
« copule » est, de fait, le signe que deux choses, dont l'une au
moins doit être explicitement désignée par un ou plusieurs
mot(s), doivent être « liées » en pensée. Ces deux choses sont
présentées par la copule comme étant l'une envers l'autre dans
la relation de sujet et de prédicat respectivement ; et le ou les
mots faisant référence à la chose qui doit être considérée comme
l'attribut sont dits « prédicatifs » ou, si la copule est prise avec
eux « prédicats ». Mais, outre cette fonction d'indiquer la relation
entre un sujet et son attribut, la copule a pour fonction de
mettre en relief ce dernier, ainsi que d'informer l'auditeur quant
à la manière dont il est censé concevoir mentalement cette relation
d'attribution. Si c'est l'indicatif qui est employé, l'auditeur
doit simplement accepter l'attribution, bien que la situation
doive montrer de quelle manière exactement il est invité à l'accepter.
Si c'est le subjonctif qui est employé, l'attribution doit
être envisagée comme une possibilité, souhaitée ou autre. Si la
copule est à l'impératif, l'auditeur doit agir de manière à devenir
lui-même le sujet de l'attribution. L'autorité et la responsabilité
du locuteur sont donc présentes derrière l'emploi de la copule,
qui devient ainsi pour lui un moyen très efficace de mettre son
but en avant. Dans le cas d'une affirmation, bien entendu, cette
fonction reste latente et en principe inaperçue, puisque les affirmations
sont les exemples les plus objectifs de discours, leur but
étant de faire en sorte que l'auditeur considère un « état de
choses », autant que possible sans s'occuper de la personne qui y
fait référence. C'est pourquoi la force de la copule a ici tendance
à se manifester comme une sorte de puissance inhérente, dont la
source se trouve dans la question discutée elle-même. Mais, que
cette puissance n'est en fait rien de plus que le ipse dixit du
locuteur ou, dans le cas des formules scientifiques, d'un consensus
de locuteurs faisant autorité, apparaît clairement dans des
assertions contestées ou manifestement fausses comme Trois est
un nombre pair
32155. La fonction de la copule qui sert à étayer un
énoncé en renforçant l'autorité et le but du locuteur devient
manifeste si l'on compare des groupes de mots contenant la
copule avec d'autres groupes qui l'omettent. Prenons l'exclamation
196Jolie, cette chanson ! que l'on prononcera le plus possible
comme une déclaration, et comparons-la à Cette chanson est
jolie
. Dans le second cas, le locuteur déclare expressément, ou
présente comme étant son opinion, que la chanson est jolie,
alors que dans le premier cas, son exclamation d'enthousiasme
ne fait que l'impliquer. En fait, pour être très précis, Cette chanson
est jolie
ne fait également qu'« impliquer » le jugement du
locuteur, car nous avons vu (début du § 52) qu'aucune phrase ne
peut vraiment déclarer son but, et ne le communique que par la
méthode de l'implication, opposée à celle de la description. Mais
ce n'est pas cultiver le paradoxe de dire que, en tant que déclaration,
Cette chanson est jolie est explicite dans son implication.
Dans une certaine mesure, et par comparaison avec Jolie, cette
chanson !
, l'affirmation Cette chanson est jolie déclare bien l'intention
du locuteur d'imposer ce point de vue.

De même, Be careful ! (Sois prudent !) est plus explicite en
anglais que Careful ! sans la copule. Mais ce verbe particulier ne
permet pas seulement au locuteur de communiquer à l'auditeur
l'attitude qu'il attend de lui. Il sert aussi à communiquer des
notions de temps, de personne et de nombre, sans qu'il soit
besoin de modifier un seul des autres mots de la phrase. Une ou
plusieurs de ces notions sont indiquées par les flexions externes
de la copule qui est, en fait, devenue un mot purement instrumental.
Dérivée de divers radicaux ayant eu jadis une force descriptive
définie, leur appartenant en propre 33156, la copule, lorsqu'elle
est utilisée comme telle, a totalement perdu cette force,
et ne sert plus aujourd'hui qu'à porter les notions subsidiaires
spécifiées ci-dessus. Vendryès donne une explication remarquable
de l'introduction progressive de la copule 34157 : « … l'introduction
de la copule dans la phrase nominale s'explique aisément. Il
y a en effet une notion que le simple rapprochement du sujet et
du prédicat ne suffit pas à exprimer : c'est la notion du temps.
Le verbe, en temps que symbole du temps, devenait alors nécessaire.
Pour traduire « Le ciel était bleu », le hongrois est forcé de
dire : az ég kék vala, en ajoutant l'imparfait du verbe substantif,
qui sert à marquer le passé, en même temps qu'il joue un rôle
de copule. Et Homère emploie le futur εσται dans το δε τοι ζεινή
ιον ἐσται
 ». Vendryès cite ensuite, comme exemple de
197l'emploi de la copule pour indiquer le mode, la phrase d'Homère
suivante : εἷς δέ τις ἀρκος ἀνὴρ βουλήφορος εστω. Tout ceci
concorde parfaitement avec les témoignages offerts par l'égyptien
ancien. J'ai fait ci-dessus (p. 193) la remarque que la copule
y était souvent omise lorsqu'il s'agissait d'exprimer un temps
présent. Mais dès qu'il fallait faire référence à une époque
future, ou à une notion comme celle de souhait, il était fait
usage d'un verbe ʿwnon qui, par ailleurs, signifie « exister » 35158.
On trouverait des témoignages analogues dans les langues sémitiques,
et il ne fait aucun doute que d'autres langues sont dans le
même cas. Toutefois, Vendryès ne propose aucune explication de
l'emploi général de la copule en référence au temps présent,
emploi qui est devenu invariable dans toutes les langues
modernes d'Europe Occidentale. La véritable explication semble
se dégager de la discussion où j'ai souligné l'objectivité supérieure
des déclarations insérant est ou sont. Nous avons vu que
l'omission de la copule confère aux phrases déclaratives un
caractère plus expressif ou plus exclamatif. A l'inverse, son
insertion marque une plus grande neutralité des phrases. Les
propositions affirmées semblent détachées du locuteur et de l'auditeur,
et se présentent comme si elles étaient indépendantes de
tout jugement ou préjugés personnels.

La copule est le seul verbe dans lequel le sens du radical a
complètement disparu, lui permettant de se consacrer entièrement
aux fonctions indiquées par ses flexions. Mais dans les
verbes anglais become et grow, par exemple, ceci ne s'est produit
qu'en partie. Par un processus à peu près identique, do sert
en anglais à exprimer des requêtes particulièrement insistantes,
par ex. Do come ! (Je vous en prie, venez !), tandis qu'il accomplit
des fonctions plus complexes dans les phrases négatives et
interrogatives, par ex. He didn't come (Il n'est pas venu), When
does he arrive ?
(Quand arrive-t-il ?). Pour clore cette section,
j'ajouterai que les verbes à formes personnelles ne sont pas la
seule classe de mots ayant acquis par leurs associations un élément
de forme phrastique particulière. Les interjections (par ex.
Hélas, hou) ont une forme exclamative inhérente, de même que
les vocatifs latins (par ex. Balbe), bien qu'ils aient besoin, lorsqu'ils
sont employés, de l'intonation qui convient aux exclamations
pour acquérir cette qualité. Sans cette intonation, ce serait
198simplement des mots du vocabulaire français ou latin qu'on
citerait.

§ 60. Autres mots suggérant
la forme phrastique particulière ; l'ordre des mots.

La forme phrastique locutionnelle peut être révélée par d'autres
moyens dont nous n'avons pas encore parlé. Il existe de
nombreux adverbes et locutions adverbiales dont l'unique fonction
est d'indiquer le degré de certitude avec lequel sont formulées
les déclarations et qui, par conséquent, sont en eux-mêmes
des indications de forme déclarative ; tel est le cas de peut-être,
certainement, bien sûr, aucun doute. En anglais, please (s'il vous
plaît
) est limité aux requêtes, alors que pray (je vous prie) s'emploie
aussi bien pour les requêtes que pour les questions. En
latin, num, nonne et -ne, en grec οὐκοῦν et μή sont des marques
de questions mais tout comme les pronoms, les adjectifs et
les adverbes interrogatifs, ils suggèrent aussi de façon plus ou
moins péremptoire la réponse attendue (§ 73). How préface
souvent une exclamation en anglais, comme que en français, wie
en allemand et wy en tant que suffixe de prédicats adjectivaux
en égyptien ancien. Il y a aussi les mots préfixés ou affixés
ayant une forme phrastique et montrant les activités du locuteur
ou de l'auditeur par rapport à une phrase particulière, par exemple
Epargnez-moi, je vous prie ; je vous le dis, je ne ferai
jamais une telle chose ; Rien, je vous assure, n'était plus loin
de mes pensées
. Ces ajouts sont des phrases qui fonctionnent de
manière discongruente comme adverbes de phrases, et ils sont
prononcés en conjonction si étroite avec les énoncés auxquels ils
font référence qu'on doit les considérer comme faisant partie de
la même phrase. Notons à ce propos que, en anglais, pray et
prithee sont des abréviations de I pray (Je prie) et I pray thee
(Je vous prie).

L'ordre des mots est un autre moyen d'indiquer la forme
phrastique particulière. Ici, l'exemple le plus connu est l'inversion
du sujet et du verbe employée par beaucoup de langues
modernes pour indiquer une question, par exemple Have you
heard ? Whom did you see ? Viendra-t-il ? Pourquoi fais-tu cela ?
Ist es gut ? Wieviel kostest das ?
(voir plus bas, § 73). De façon
analogue, la position de l'adjectif devant le nom en égyptien
ancien indique qu'il doit être pris comme prédicat, non comme
199épithète, par exemple, nāfr ehras, « beau (est) son visage ». Il
est clair que ceci est un développement de l'ordre exclamatif des
mots qu'on trouve dans Lovely, that song ! Beau, ce spectacle !
Schön, ihre Stimme !

§ 61. Forme phrastique locutionnelle
en fonction discongruente.

Ayant passé en revue les diverses façons dont les mots, à
force d'être employés, sont devenus aptes à indiquer la qualité
particulière de la phrase, je vais maintenant montrer que la
forme phrastique locutionnelle ainsi créée peut être utilisée en
fonction discongruente, contrairement à son correspondant élocutionnel.
En d'autres termes, le conflit entre le discours et la
langue, étudié dans le dernier chapitre au niveau de la forme de
mot, va maintenant se jouer au niveau de la phrase. Il existe ici
deux possibilités, et le meilleur moyen de les exposer est de
prendre un exemple. Les mots he is well (il va bien) n'ont pas
seulement une forme phrastique, ils ont aussi la forme phrastique
particulière d'une déclaration. Employés de manière discongruente,
ils peuvent soit (1) ne pas jouer du tout le rôle d'une
phrase, soit (2) jouer le rôle d'une phrase, mais d'une phrase qui
ne soit pas une déclaration.

(1) Nous avons vu au § 50 qu'un groupe de mots ayant la
forme d'une phrase, mais à qui fait défaut la finalité vivifiante
indispensable pour en faire une vraie phrase, peut jouer le rôle
d'un simple mot, et est alors appelé une « proposition subordonnée ».
L'exemple que j'ai cité était he is well (il va bien) dans I
hope he is well
(J'espère qu'il va bien), où les mots he is well (il
va bien
) fonctionnent, dirait-on dans le jargon grammatical traditionnel,
comme proposition substantive, objet du verbe hope
(espérer). Le locuteur n'affirme pas ici que la personne en question
va bien mais utilise il va bien simplement comme le nom
de la chose qu'il espère. Par conséquent, ces mots n'exercent
plus la fonction que leur forme aurait pu nous amener à attendre,
et c'est en quoi leur emploi est discongruent. Mais comme
cet emploi nous semble très naturel, le degré de discongruence
est très faible. Des propositions substantives de ce type sont
courantes, par exemple, I believe he went (Je crois qu'il est
parti
), I think he said so (Je pense qu'il l'a dit), I fear the
boat will be late
(J'espère que le bateau n'aura pas de
200retard
), It was proved he was not guilty (il a été prouvé qu'il
n'etait pas coupable
). Il serait donc tout à fait correct de
considérer Il va bien dans J'espère qu'il va bien comme ayant la
forme d'une proposition substantive utilisée en fonction
congruente. Considéré comme ayant une forme phrastique, Il va
bien
est ici discongruent ; considéré comme ayant la forme d'une
proposition substantive, il est congruent. Ainsi, nous avons là
un emploi de mots, à l'origine discongruent, qui, à force d'être
sans cesse répété, s'est développé en une forme nouvelle — la
forme d'une proposition substantive — trahissant son origine de
forme déclarative et toujours employée avec une pointe de discongruence,
simplement parce que l'emploi de la même forme
de mots pour une phrase déclarative nous semble plus caractéristique,
plus essentiel. Il est probable, voire certain, que l'emploi
en tant que phrase est plus fréquent que l'emploi en tant
que proposition substantive, mais les statistiques étant en l'occurrence
impossibles, c'est à l'histoire et à notre sentiment linguistique
que nous devons faire appel pour rendre notre verdict
de discongruence. Du point de vue historique, il ne fait aucun
doute que c'est l'emploi en tant que proposition substantive qui
est dérivé de l'emploi comme déclaration, et non l'inverse. Si
l'on rédige un manuel de grammaire, la meilleure façon de traiter
un tel phénomène est de faire une entrée double dans la
Syntaxe. Sous la rubrique des déclarations, on notera simplement
que la forme d'une déclaration peut être employée comme
proposition substantive, et dans la section consacrée aux propositions
substantives, on traitera du problème en détail.

Dans une grammaire de l'anglais moderne, on aurait tort d'accorder
un traitement analogue à ces propositions conditionnelles
qui, selon l'avis de la plupart des chercheurs 36159, étaient à l'origine
des questions. Car, dans une phrase comme had he done
SO
, I should have been sorry
(l'aurait-il fait, j'en aurais été
désolé
), à la fois la forme externe de la protase et le temps qui y
est impliqué, montrent qu'elle a perdu tout lien avec la forme
interrogative d'où elle est probablement née. En anglais familier
moderne, l'emploi d'une question en guise de protase est discongruent
au dernier degré, bien qu'on puisse, à la rigueur, concevoir
201d'entendre une phrase comme are you pleased, then I'm
pleased too
(es-tu content, alors moi aussi), où la question et
la conséquence seraient associées si étroitement, et une réponse
si peu attendue, que are you pleased (Es-tu content) serait
nécessairement interprété comme l'équivalent de If you are pleased
(Si tu es content). Par conséquent, la mention de l'origine
supposée des propositions du type had he done so devrait être
laissée aux grammaires historiques ou génétiques, et ne devrait
pas trouver place dans une syntaxe descriptive de l'anglais
moderne.

Un emploi beaucoup moins discongruent en anglais est celui
des requêtes dans le sens d'une protase, comme dans Laugh and
the world laughs with you
, (Riez et tout le monde rira). Ici
laugh (riez) a la forme d'une requête mais fonctionne comme
une proposition conditionnelle. L'auteur ne demandait pas vraiment
à ses lecteurs de rire mais suggérait que, s'ils le faisaient,
ils ne manqueraient pas de compagnie. Que cette forme soit
encore fortement ressentie comme un ordre est prouvé par le
and (et) qui introduit l'apodose. Puisque celle-ci est présentée
comme une déclaration coordonnée, il semble nécessaire de
considérer également laugh (riez) comme une phrase à part
entière. Si je compilais un ouvrage exhaustif sur la syntaxe de
l'anglais, je placerais cet exemple sous la rubrique « Requêtes »
plutôt que sous celle des « Propositions conditionnelles », tout
en soulignant que le sens est proche de celui d'une protase ; et
dans cette rubrique, j'établirais un renvoi.

J'ai étudié ces exemples plus exhaustivement que je ne l'aurais
fait autrement, parce qu'il est important d'insister sur le fait
qu'il peut y avoir de très nombreux degrés dans la discongruence.
Mais j'aurai encore des choses à dire sur ce sujet avant
de clore la présente section.

(2) Une phrase ayant la forme d'une classe de phrases définie
peut fonctionner de manière discongruente comme si elle appartenait
à une autre classe. En étudiant ce cas, il ne faut pas
oublier que, si ma théorie est exacte, toute phrase comporte les
rudiments de chacune des quatre classes, si bien que la classification
en exclamations, déclarations, questions et requêtes n'est
qu'une classification a potiori (fin du § 51). Je vais montrer ici
que des phrases clairement assignées de par leur forme locutionnelle
à une classe spécifique, peuvent cependant clairement fonctionner
comme si elles appartenaient à une autre classe. A propos
de l'importance prédominante de la forme phrastique
202élocutionnelle, j'ai déjà eu l'occasion de citer deux exemples de
forme phrastique locutionnelle fonctionnant de manière discongruente ;
il s'agissait de la déclaration apparente Mon compte
est à découvert ?
, servant de question, et de la question apparente
Oseriez-vous prétendre que mon compte est à découvert !
servant de déclaration (p. 180). Ces deux exemples font partie
de types bien établis, et leur discongruence a, dans les deux cas,
une cause et un effet rhétoriques particuliers. Un autre exemple,
analogue au premier de ces deux cas, serait Il va bien ? Ici ce
n'est pas par pure perversité que le locuteur emploie la forme
d'une déclaration, alors qu'il devrait employer celle d'une question.
Sa stratégie est subtile : il tient avant tout à obtenir des
renseignements exacts, et il est quelque peu incrédule ; par
conséquent, il répète en écho les mots du locuteur précédent,
avec un ton de doute dans la voix, sachant que cette indication
de scepticisme amènera nécessairement une réponse rapide.
Tout comme boy dans the boy king (le roi-enfant) ne perd pas
toute sa force de nom lorsqu'il est utilisé comme adjectif, il est
très clair ici que la phrase est à la fois une déclaration et une
question. Nous voyons là la fonction discongruente sous son
aspect le plus dynamique et le plus caractéristique.

Dans d'autres exemples que je citerai, une nouvelle forme
phrastique locutionnelle est déjà née, si bien que la discongruence
est en déclin, ou n'est en fait même plus sentie dans
certains cas. On a tellement l'habitude d'interpréter comme un
ordre Thou shalt no steal (Tu ne voleras point !) qu'il n'est pas
facile de se rendre compte que la véritable forme employée est
celle d'une déclaration. Le grammairien classera naturellement
cette phrase sous la rubrique « Requêtes », mais dans ce cas il
devrait expliquer les choses en disant : « La forme déclarative
peut servir à indiquer des ordres quand le verbe shall est
employé ». De même avec le verbe must (devoir), par ex. You
must turn to the left at the post office
(A la poste tu dois tourner
à gauche
). Beaucoup plus discongruents sont les ordres sous
forme déclarative, tels ceux qu'on pourrait adresser à un enfant,
par ex. You are coming home this very instant ! (Tu rentres à la
maison immédiatement !
). Ici on perçoit à la fois l'injonction et
l'assertion de la détermination des parents à la voir obéie. Les
requêtes sous forme de question telles que Veux-tu me passer le
sel, s'il te plaît ?
ou Auriez-vous l'obligeance de me passer le
sel ?
suscitent encore parfois la réponse Certainement ! ou Avec
plaisir !
, qui accompagne l'accomplissement de l'acte. Une question
203rhétorique comme Qui s'en soucie ? fonctionne comme
déclaration, mais le sens déclaratif Je ne m'en soucie pas se
laisse éclipser par l'appel provocant lancé à la cantonade ; la
phrase est moins discongruente comme question que lorsqu'elle
est interprétée comme déclaration. Cette plus grande congruence
de la forme interrogative est encore plus apparente dans As-tu
perdu quelque chose ?
adressé à une personne faisant les cent
pas dans la pièce. Car, en réalité, cette phrase est équivalente à
la requête Dépêche-toi donc de partir !

Ce dernier exemple est utilisé par Ries 37160 pour montrer l'absurdité
qu'il y a à accorder une attention exclusive au sens aux
dépens de la forme. Autant je suis en désaccord avec ce chercheur
sur beaucoup de ses conclusions, autant, sur ce point, je
pense qu'il a tout à fait raison. Une question qui révèle ainsi
l'irritation du locuteur est trop le résultat d'une situation spéciale,
et trop liée à la pensée particulière du locuteur, pour devenir
un jour le modèle d'une nouvelle forme de requête. Son
interprétation comme requête serait une déduction exacte, mais
une déduction que ne permettraient pas d'autres groupes de
mots ayant la même forme. La grammaire s'intéresse au problème
de la forme linguistique, en particulier celle de type
« externe », ce qui, contrairement à ce que semblent penser certains
grammairiens, ne veut pas dire qu'elle ne se préoccupe pas
de l'aspect sémantique ; la grammaire ne s'intéresse pas à des
fonctions purement individuelles et exceptionnelles. Nous pouvons
maintenant établir une généralisation importante : La
grammaire s'intéresse essentiellement aux formes linguistiques
en fonction congruente, et ne s'occupe de la fonction discongruente
que dans la mesure où celle-ci est en passe de donner
naissance à une nouvelle forme dans laquelle une telle fonction
sera congruente
. Ceci revient à dire que la grammaire s'intéresse
uniquement à la langue, pas au discours ; ce qui, bien entendu,
ne veut pas dire que le grammairien doit se détourner du discours,
car le discours est aussi nécessaire à la langue que la langue
au discours. Toute science doit prendre une vue large de son
objet, et n'exclure aucun fait ou circonstance extrinsèques pouvant
l'éclairer.

Nous avons vu au § 56 qu'à partir de mots isolés et de simples
expressions n'ayant pas de forme phrastique locutionnelle,
204on peut faire des phrases, simplement en les prononçant avec
l'intonation adéquate. Ayant une forme phrastique au niveau
élocutionnel, ils méritent certainement d'être mentionnés dans
toute grammaire ; mais comme les grammaires, du moins telles
qu'elles sont écrites actuellement, n'entrent pas dans ces détails
d'élocution, la mention devra être très sommaire. En revanche,
on devrait donner la place qui leur revient à ces mots et expressions
d'un type particulier qui, sans avoir de forme phrastique
locutionnelle innée, en ont acquis une secondairement. Je parle
des constructions comme l'infinitif exclamatif, par exemple : I
offer mischief to so good a king ! mourir sans tirer ma raison !
Mir drohen !
, ou comme l'infinitif jussif, par exemple :
Partir ! Umsteigen !, ou encore comme l'emploi en français de la
forme d'une question indirecte pour les déclarations emphatiques,
par exemple Si je l'ai connu ! 38161. Dans tous ces cas, on sent
encore une certaine discongruence, l'emploi en tant que phrases
étant de toute évidence moins normal et naturel que les emplois
plus littéraux.

§ 62. Les mots cités

Jusqu'ici, aucune allusion n'a été faite au phénomène particulier
des mots cités, et comme, d'une part, ils ont une apparence
de discongruence, tout illusoire qu'elle soit, et que, d'autre part,
ils peuvent consister en phrases entières, le moment me semble
bienvenu pour en discuter. Le problème est de déterminer le statut
exact des citations. Je commencerai par donner quelques
exemples : (1) simples mots ou expressions : Le latin « dic » est
un impératif ; « House » est le mot anglais qui désigne une maison ;
Le mot « asphodèle » est beau rien qu'à l'ouïe ; Aucun passage
de Shakespeare n'est plus célèbre que celui commençant
par « To be or not to be »
. (2) phrases entières : « Entrez ! » dit-il ;
Tout le monde connaît le proverbe « Pierre qui roule
n'amasse pas mousse » ; « Tantum religio potuit suadere malorum »
est un hexamètre latin
.205

Dans tous ces exemples, la citation fonctionne comme nom 39162.
Mais il est également évident que cette fonction n'annihile ou
n'exclut en aucune façon le statut morphologique ou syntaxique
des mots concernés. Dic ! reste un impératif, Entrez ! continue à
être une requête, amasse ne cesse pas d'avoir pierre qui roule
pour sujet et mousse pour objet. Tout sentiment de discongruence
est absent des mots cités eux-mêmes. Et pourtant, d'une
certaine manière, ils sont déviés de leur emploi normal. Comment
résoudre cette énigme ? En réalité, par rapport aux
phrases dont ils font partie, les mots cités ne sont en rien des
signes verbaux mais presque les véritables choses-signifiées que
le locuteur veut communiquer. C'est comme si j'oubliais le nom
de quelqu'un que je présente, et que je devais compléter ma présentation
par un geste en sa direction : Permettez-moi de vous
présenter Monsieur…
Dans ce cas, Monsieur Dupont ou Durand,
peu importe le nom, serait lui-même en apposition au mot
Monsieur que j'ai employé. Mais l'étrange situation dans laquelle
il se trouverait alors ne le priverait pas du rang ou du statut
qu'il possédait avant, quel que soit ce rang ou ce statut. Il en est
de même pour les citations, simplement ici les mots ne sont pas
exactement les choses-signifiées auxquelles réfère le locuteur
mais des copies fidèles. Elles avaient une vie et une réalité seulement
dans leur situation originelle, et ce sont de simples
contrefaçons qui sont ressuscitées dans la nouvelle situation.
Pour exposer le problème de façon différente : lorsque des mots
sont cités, ils sont présentés à l'auditeur comme des choses intéressantes
en elles-mêmes et qui valent la peine qu'on y prête
attention en raison de leurs mérites intrinsèques. Afin d'évaluer
leur statut linguistique, on doit prendre en considération le
contexte ou l'endroit d'où ils sont extraits. Ainsi, Dic, maison et
asphodèle sont de simples mots, absolument pas, tels qu'ils sont
cités ici, des spécimens de discours. Les citations de Shakespeare
et de Lucrèce doivent être considérées comme étant du vrai discours,
comme si leurs auteurs étaient eux-mêmes en train de les
dire.

Les mots cités sont donc extérieurs au discours de la personne
qui les cite, ils en sont indépendants, et en cela ils ressemblent à
n'importe quelle autre chose à laquelle le locuteur peut faire
206référence 40163. La seule différence réside dans la façon dont ils sont
portés à l'attention de l'auditeur. Au lieu d'être décrits par des
noms de classe, ils sont directement reproduits, tout comme une
image est reproduite par la photographie. Mais le locuteur les
présente, comme n'importe quelle chose dont il peut parler,
sous un aspect particulier. Tantôt il attire l'attention sur le sens,
tantôt, comme dans asphodèle et dans l'hexamètre de Lucrèce, il
l'attire seulement sur le son ou sur le rythme. Cette observation
va nous permettre de définir le statut des phrases qu'on rencontre
dans les grammaires et les manuels de rédaction. Lorsque les
exemples cités sont des exemples attestés, ce sont des échantillons
vivants de discours, et on ne peut douter de leur authenticité.
En revanche, on peut difficilement dire que les exemples
fabriqués sont de véritables phrases, vu que les mots qui les
constituent ne se rapportent ni à de vraies choses ni à un auditeur
spécifique. Mais ils sont aussi valables que de véritables
phrases puisqu'ils sont conformes aux règles que le grammairien
voulait leur faire illustrer, et puisque des situations imaginaires
pourraient au besoin être inventées pour eux. Bien que n'étant
des phrases que du point de vue formel, ils feront l'affaire, car si
on les attaquait sur ce point, un acte d'imagination pourrait facilement
les convertir en phrases authentiques, signifiantes, fonctionnant
de façon congruente.

§ 63. Conclusion

Nous avons consacré l'essentiel de ce chapitre à montrer comment
se révèle le but dans lequel un locuteur fait référence à
telle ou telle chose. Mais quelle que soit l'importance respective
de l'intonation et des mots dans la révélation de ce but, un
énoncé est une phrase lorsqu'on peut reconnaître que le locuteur
a mis dans cet énoncé, pris comme un tout, tout ce qui est
nécessaire pour communiquer une intention intelligible. Il diffère
d'une séquence quelconque de mots qui n'est pas une phrase
par le sentiment de pertinence et d'à-propos qui en émane. Un
207simple syntagme est, soit de la langue non actualisée, soit seulement
un fragment de phrase. Une phrase authentique est une
unité de discours effectif, c'est-à-dire de la langue appliquée de
façon signifiante à un certain état de choses et adressée à un
auditeur dans un but précis.

Au premier abord, on pourrait trouver étrange d'affirmer,
comme je l'ai fait, que c'est la fonction d'une phrase qui la
déclare comme telle et en détermine la nature, alors que la
nature d'un mot est déterminée par sa forme. Mais l'explication
se trouve dans les vérités liées que (1) le mot est l'unité de langue,
tandis que la phrase est l'unité de discours et (2) que la
forme est un fait de langue et la fonction un fait de discours.
Naturellement, l'unité de langue doit être jugée par rapport aux
faits de langue, et l'unité de discours par rapport aux faits de
discours. Faire de la forme (au sens linguistique) le critère de la
phrase, c'est véritablement nier qu'elle est l'unité de discours, et
l'erreur fondamentale de Ries me semble être sa tentative de
cantonner la phrase dans certaines formes extérieures d'énoncés,
et de refuser le nom à d'autres. Pour ma part, je ne nie pas que
toute phrase ait nécessairement une certaine forme, mais ce
n'est pas la forme qui en fait une phrase. Le fait de parler et de
marquer une pause quand l'acte d'énonciation est terminé est, en
effet, une certaine indication minimale de forme phrastique, et
c'est une indication qu'on trouve dans tout discours.

Addendum au chapitre IV

Note E : Remarques sur quelques définitions de la phrase, récentes
pour la plupart.

Ries est passé maître dans l'art des critiques destructrices, et on
pourrait difficilement faire mieux pour démolir toutes ces théories de
la phrase que nous condamnons unanimement. Je consacrerai donc ces
lignes aux thèses défendues par les quelques chercheurs avec lesquels
je suis partiellement d'accord. Dans les nombreuses définitions de la
phrase citées par Ries, Was ist ein Satz ?, p. 208 et suiv., la finalité
qui, pour moi, en constitue l'essence même, n'est pratiquement jamais
mentionnée. La définition de Georg Fränklin, chercheur de la fin du
dix-huitième siècle, apparaît comme une exception notable. Voici ce
qu'il dit : « Le discours [il est clair que Fränklin veut dire ici la phrase]
est une indication, consistant en mots, des sentiments du locuteur
208(Gesinnung) envers l'objet désigné par ces mots ». « Sentiments »
n'est pas la même chose que « intentionnalité », mais cette définition
était un bon départ. Wegener ne donne aucune définition formelle
mais il indique clairement sa position en disant que « le but du discours
est toujours d'influencer la volonté ou la perception de quelqu'un
d'une façon que le locuteur considère importante » (Grundfragen,
p. 67). Ma première définition était dans le même ordre d'idées :
« Une phrase est un symbole sonore articulé dans ce sens qu'elle
implique une attitude intentionnelle du locuteur envers l'auditeur »,
Word and Sentence, p. 355. Bien que cette définition ressemble à la
formule de Wegener, j'y suis parvenu par une méthode différente, à
savoir en essayant de trouver un principe commun aux quatre classes
de phrases. Il en est de même pour la définition révisée de Kretschmer
(Sprache, p. 60) : « La phrase est une émission vocale linguistique
permettant à une émotion ou une pulsion volitive de se réaliser »
(« eine sprachliche Ausserung, durch die ein Affekt oder Willensvorgang
ausgelöst wird »). Cette formulation et si proche de la mienne
qu'il m'est difficile de la critiquer sans avoir l'air d'un insupportable
querelleur. Toutefois il me semble nécessaire de faire remarquer que
Kretschmer en arrive pratiquement à assimiler toutes les phrases à
des exclamations ; rien dans sa définition ne nous laisse penser que les
phrases décrivent quelque chose. Ma propre tentative de définition
(que Kretschmer critique à tort sous prétexte qu'elle prend en compte
l'auditeur) échappait à cette objection en étant juxtaposée à une définition
du mot qui était la suivante : « Un mot est un symbole sonore
articulé dans la mesure où il dénote quelque chose dont il est parlé ».
Quand j'ai écrit mon article, je n'avais pas encore perçu la différence
entre la langue et le discours, ni pris conscience du fait que le mot est
l'unité de la langue. C'est pourquoi j'ai seulement défini le mot articulé.
C'était une erreur. Un autre point qui fait problème dans la position
adoptée par Kretschmer, c'est que dans les « questions » et les
« requêtes », l'intention du locuteur n'est pleinement réalisée que lorsque
l'auditeur a fait ce qu'on lui demandait. Mais je n'insiste pas sur ce
point car « ausgelöst » serait peut-être mieux traduit par « extériorisée »
que « réalisée ».

La grande justesse du point de vue de Bühler apparaît mal dans sa
définition finale qui est la suivante : « Les phrases sont les unités fonctionnelles
du discours, simples, indépendantes et autonomes ou plus
brièvement, les unités de sens du discours » (« die einfachen selbstständigen,
in sich abgeschlossenen Leistungseinheiten oder kurz die
Sinneinheiten der Rede »), Theorien des Satzes, p. 18. Ces expressions
masquent sa reconnaissance du fait que le discours comprend les trois
fonctions de « proclamation » (= exclamation), « provocation » (demande)
et « description » (= déclaration) analyse correcte (voir ci-dessus
§ 53) qui aurait toutefois été beaucoup plus claire et féconde si
elle avait été exprimée en fonction des différents buts du locuteur.
209Bühler hésite à utiliser le mot « but » mais, même s'il avait de bonnes
raisons psychologiques de le faire, sa théorie linguistique en a pâti.
Dempe (Was ist Sprache, p. 33 et sequ.) est convaincu, et à mon avis à
juste titre, qu'une théorie du discours qui ne mettrait pas au premier
plan le but du locuteur serait tout à fait inadéquate. Malheureusement
Bühler n'affirme jamais explicitement (bien qu'il m'ait en privé expliqué
qu'il a été mal compris sur ce point) que ses trois fonctions sont
présentes dans toute phrase quelle qu'elle soit. Cette lacune est également
soulignée par Dempe (p. 20) qui, toutefois, refuse d'admettre la
possibilité d'une telle position. En dépit de ces lacunes, le point de vue
de Bühler me semble fondamentalement juste et aurait seulement
besoin d'être affiné et précisé. Quant à la définition de Dempe, elle
désarme toute critique en se présentant comme étant une description
purement logique (« logisch bestimmt » en gros caractères, op. cit.,
p. 108) et c'est pourquoi je ne la discuterai pas.

J'en ai donc terminé avec les théories présentant une quelconque
analogie avec la mienne. Les définitions génétiques données par Paul
et Wundt seront discutées dans le chapitre suivant (§ 65). Par souci de
justice, il nous faut toutefois ajouter un commentaire sur le livre de
Ries Was ist ein Satz, sans aucun doute le traité le plus savant et le
plus méthodique qui ait jamais été publié sur ce thème. Même si certains
de ses aspects donnent lieu à controverse, ce travail témoigne
d'une grande compétence et constitue une mine d'informations sur les
hypothèses antérieures. Quant à la propre contribution de Ries, elle
me semble d'avance vouée à l'échec à cause de l'étroitesse du point de
vue qu'il adopte. Il ne s'intéresse qu'aux mots eux-mêmes et refuse de
prendre en considération tout autre facteur du discours, rejetant délibérément
l'auditeur, s'arrêtant à peine sur le locuteur et négligeant
totalement les choses dont il est parlé. Voici sa définition (p. 99) :
« Une phrase est une des plus petites unités du discours grammaticalement
formée qui formule son contenu en tenant compte de la relation
de ce contenu avec la réalité ». (« Ein Satz ist eine grammatisch
geformte kleinste Redeeinheit, die ihren Inhalt im Hinblick auf sein
Verhältnis zur Wirklichkeit zum Ausdruck bringt »). Le seul point
positif que je retiens de cette définition est la reconnaissance de la
phrase comme unité du discours. Pour le reste, je ne peux qu'être en
désaccord. Pour les passages de mon livre où je parle des critères
avancés par Ries, voir comme suit : « grammaticalement formée »,
§ 57 ; « plus petite », § 56 ; « contenu » § 8 note 10 ; « relation avec la
réalité », § 72 note 44.210

Chapitre V
La phrase et son contenu locutionnel

§ 64. Le contenu de la phrase

Le dernier chapitre a été presque exclusivement consacré à
l'intentionnalité qui, à mes yeux, constitue l'essence d'une phrase
— la qualité qui transforme de simples mots ou syntagmes en
de vraies phrases. Nous allons maintenant étudier le contenu de
la phrase. Le locuteur tombe par hasard sur un sujet dont il veut
parler : que dit-il vraiment ? Quels mots choisit-il, et comment
s'y prend-il pour les choisir ? Mais avant de nous embarquer
dans ce problème, il nous faut en commenter la formulation
même. En premier lieu, notons qu'aucun contraste n'est ici établi
entre l'intentionnalité qui fait des phrases ce qu'elles sont, et
une absence d'intention dans le contenu des phrases, car il est
clair que le locuteur a pour intention et pour but de prononcer
les mots qu'il prononce, tout en les investissant d'une autre
intention et d'un autre but qui, pour l'essentiel, leur sont extérieurs.
En effet, nous découvrirons au fur et à mesure que le
principal défaut des théories antérieures a été de ne pas reconnaître
que la phrase est volitive de part en part, tout comme si
le discours n'était rien d'autre que des perceptions ou des pensées
passivement reflétées dans un médium nouveau et audible.
Je poserai donc en prémisse que toute phrase incarne deux buts
distincts, même s'ils sont interdépendants, l'un concernant la ou
les choses dont il est parlé, et l'autre concernant la façon dont
l'auditeur est supposé appréhender ce qui est dit ou réagir à ce
qui est dit. En élaborant ses phrases, le locuteur doit accorder
autant d'attention à leur « pourquoi » qu'à leur « quoi ». Le
second commentaire que j'ai à faire est que, en décrivant ici le
« quoi » de la phrase comme son contenu, je ne suis pas en
211contradiction avec ma thèse souvent répétée que la chose signifiée
par n'importe quelle phrase se trouve nécessairement en
dehors d'elle. Par « contenu » de la phrase, j'entends ses mots
constitutifs ou, en d'autres termes, la suite des significations de
mots regroupés de façon adéquate qu'elle offre comme indices.

Ces points étant réglés, nous pouvons revenir à notre problème.
Nous nous trouvons d'emblée confrontés à deux hypothèses
rivales, respectivement associées aux noms de Paul et
Wundt. Tous deux ne s'intéressent qu'au contenu de la phrase et
leur principal point de désaccord porte sur l'élaboration de ce
contenu. On peut appeler le point de vue de Paul l'« hypothèse
synthétique » et donner à celui de Wundt le nom d'« hypothèse
analytique ». Traduite en français, la définition de la phrase proposée
par Paul donne ceci : « La phrase est l'expression linguistique,
le symbole, du fait que, dans l'esprit du locuteur, s'est
accomplie la liaison de plusieurs représentations ou ensembles
de représentations, et elle apparaît comme le moyen de produire
dans l'esprit de l'auditeur la même liaison des mêmes représentations » 1164 ».
Dans sa définition, postérieure à celle de Paul,
Wundt prend délibérément le contre-pied de cette affirmation :
« Une phrase est l'expression linguistique du morcellement arbitraire
d'une représentation globale en ses parties constitutives,
entre lesquelles on établit des rapports logiques » 2165. Ceux qui ont
lu mon dernier chapitre savent déjà ce que j'ai à critiquer dans
ces définitions. Alors que toutes deux cherchent à expliquer
comment la phrase prend forme, aucune n'offre la moindre indication
de sa nature réelle ou de ce qui la différencie d'une combinaison
quelconque de mots qui n'est pas une phrase. Chacune
des deux définitions peut aussi bien s'appliquer au groupe de
mots un beau coucher de soleil qu'à la phrase le coucher de
soleil est beau
. Personne ne pourrait, à partir de ces définitions,
supposer que les phrases peuvent être classées en déclarations,
requêtes, questions et exclamations, car elles ne font aucune
allusion à l'attitude intentionnelle du locuteur à l'égard de l'auditeur,
212principe de cette classification. Wundt ne parle jamais de
l'auditeur, et lorsqu'il s'agit de classification, il n'est jamais question
du locuteur non plus 3166. Paul prend soin de nommer les deux
partenaires de l'acte de langage, mais seulement pour faire de
l'auditeur un simple participant, sans aucune raison apparente, à
une quelconque expérience psychique du locuteur. Enfin, un
défaut évident des deux définitions est qu'elles passent sous
silence la phrase à mot unique. On ne pouvait peut-être pas
attendre de Paul et Wundt qu'ils incluent dans leur corpus tous
les énoncés d'un seul mot que j'insiste pour classer comme
phrases. Mais on aurait pu à bon droit exiger d'eux qu'ils n'oublient
pas des phrases impératives telles que Viens !, où il n'y a
de toute évidence ni « synthèse », ni « analyse » au sens voulu
par les définitions.

§ 65. La genèse des phrases

Si les définitions de la phrase données par Paul et Wundt
sont inadéquates en tant que définitions, nous pouvons quand
même essayer de voir dans quelle mesure l'une ou l'autre offre
une description satisfaisante de la manière dont les phrases
prennent forme. D'après les réponses de Paul aux objections de
Wundt, il est clair que, pour lui, tout le problème se résume à
savoir si la phrase apparaît dans l'esprit (1) comme un ensemble
complet ou (2) en morceaux, et par étapes successives. Il
essaie de prouver que, dans certains cas, la dernière explication
peut être exacte en racontant une anecdote qui se termine par la
phrase Le lion rugit Un rugissement est entendu, puis « cette
impression auditive, d'abord isolée, éveille la représentation d'un
lion » ; sur ce, déclare Paul, le locuteur en « vient à » la phrase
Le lion rugit 4167. Mais Paul tient à rendre justice à l'auditeur aussi
bien qu'au locuteur, et il reproche avec raison à Wundt de négliger
ce facteur important dans l'opération. Pour Paul, il ne fait
aucun doute que la phrase, du point de vue de l'auditeur, se
213construit par morceaux ; les mots tombent les uns après les
autres, et chaque mot, en tombant, ajoute une nouvelle représentation.
Mais pour la question que nous cherchons à élucider
ici, le comportement de l'auditeur est tout à fait hors de propos.
J'ai déjà expliqué en quoi consiste ce comportement. Nous avons
vu que l'auditeur prête attention à l'intonation, dont des expériences
antérieures lui fournissent une base pour déduire correctement
l'attitude que le locuteur attend de lui ; nous avons vu
qu'il prête attention aux indices fournis par les mots, la forme
comme le sens l'aidant dans ses conclusions ; et enfin, nous
avons vu qu'il prête attention à la situation (ou peut-être
devrais-je dire au reste de la situation), et déduit la chose signifiée
par le locuteur grâce à tous ces facteurs réunis. L'interprétation
du discours, comme toutes les opérations linguistiques, est
devenue très mécanique, et elle est par conséquent presque instantanée.
Mais si nous pouvions observer l'interprétation au
ralenti, comme on le fait souvent au cinéma pour les mouvements
des chevaux ou des athlètes, nous verrions sans aucun
doute qu'elle est progressive, et que, dans une certaine mesure,
elle suit la chute consécutive des mots. Mais ceci n'est pas notre
problème ici. Ce que nous cherchons à élucider, c'est une tout
autre question, à savoir, comment le locuteur s'y prend pour
construire ses phrases. Ainsi, du moins en l'occurrence, l'argument
de Paul du point de vue de l'auditeur peut-il rejeté comme
étant hors de propos.

Il est évident que la définition de Paul est conçue de façon à
cadrer avec la thèse que toute phrase doit contenir à la fois un
sujet et un prédicat. Nous avons déjà formulé nos objections
contre cette thèse (§ 58). Toutefois, il existe une quantité
énorme de phrases de ce type bipartite, et il est intéressant de
rechercher, comment, d'après Paul, elles sont formées. En examinant
de près son explication de Le lion rugit, on est surpris
de découvrir que la transition des pensées aux mots est tout
simplement passée sous silence. Une impression auditive
(Gehörseindruck) se grave dans l'esprit du locuteur et avec elle
surgit le mot rugit. Puis suit une représentation du lion, et ceci
donne le mot lion. Quelques pages plus loin, Paul explique que
l'un des deux éléments peut se pousser à l'avant de la conscience
du locuteur avant que la phrase ne soit prononcée ; aussi ne
peut-on pas lui reprocher de ne pas avoir expliqué pourquoi les
mots se présentent dans l'ordre Le lion rugit au lieu de Rugit le
214lion
5168. Mais, à ma connaissance, il n'essaie aucunement d'expliquer
la présence de l'article défini. Il serait difficile de trouver
une identification plus complète de la pensée et du langage.
Selon Paul, une phrase contenant un sujet et un prédicat est le
résultat de deux pensées successives, l'une pour le sujet et l'autre
pour le prédicat. Et il doit, d'une manière ou d'une autre, concevoir
la pensée de chaque chose comme étant simultanément le
sens du mot correspondant, si bien que pensée et mot émergent
ensemble dans la conscience, pour ainsi dire automatiquement.

Si c'est bien là les thèses défendues par Paul, elles sont si
naïves qu'il est inutile de les examiner davantage. Me tournant
vers Wundt, je suis presque certain que c'est sous l'influence de
sa définition que j'en suis venu à ma notion d'une chose-signifiée
complexe, ultérieurement différenciée en un certain
nombre de parties, et je profite de cette occasion pour reconnaître
ma dette envers lui. Mais pour ce qui est de la formulation
exacte de sa définition, des doutes de toutes sortes m'assaillent,
même si j'hésite à critiquer une position qui, de son propre
aveu, n'est pas linguistique mais psychologique. Ma première
objection concerne cette idée d'une représentation qui serait par
la suite divisée en ses parties. Pour moi, le terme « représentation »
suggère une chose qui est présentée momentanément à
l'esprit et n'est que ce qu'elle est, soit relativement complexe,
soit relativement simple, mais de toute façon, unique et indivisible.
Telles que je les conçois, les représentations peuvent se succéder,
mais la seconde peut-elle faire partie de la première ? Et
en outre, n'importe quelle représentation peut-elle être simplement
le sens d'un mot ? Car, lorsque Wundt parle de ses représentations
en parties (Teilvorstellungen) « entre lesquelles on
établit des rapports logiques » dans la phrase, il est difficile
d'éviter l'impression qu'il parle de mots, l'un étant fait sujet, le
suivant objet, etc…

La formulation de Wundt est si abstraite que je retourne avec
soulagement à ma propre distinction plus banale des choses et
des mots. Entre les deux, il y a, sans aucun doute, les « représentations »,
les réflexions des choses dans l'esprit, mais on a vu
que la théorie linguistique n'a aucune difficulté à se passer de
ces facteurs gênants, sauf quand la forme et la fonction du mot
sont pris en considération. Et même alors, nous pouvons toujours
215traiter les objets auxquels il est fait référence en discours
comme des « choses », en ajoutant simplement au terme des épithètes
comme « présenté en tant que chose », ou « en tant
qu'attribut », ou « en tant qu'action » (§ 42). Pour en revenir à
l'exemple de Paul, Le lion rugit, il semble clair que, lorsque la
chose à laquelle cette phrase fait référence s'est présentée pour
la première fois à l'esprit du locuteur, c'était comme un tout
relativement indifférencié, non divisé en trois choses séparées
désignées ensuite respectivement par les mots le, lion, et rugit.
Si — comme je le désirais ci-dessus pour l'interprétation — les
opérations mentales menant à cet acte de discours pouvaient
être ralenties et révélées au locuteur introspectivement, il prendrait
probablement conscience de certains des événements suivants.
Tout d'abord, sous l'effet du bruit inattendu, son esprit
s'éveille et s'active brusquement, le résultat immédiat étant la
pensée d'un lion, sans doute déjà plus ou moins distinctement
verbalisée sous la forme du mot lion. Le sens du danger et le
besoin d'action provoquent ensuite chez le locuteur une série de
pensées se succédant rapidement, la pensée qu'il s'agit du lion
particulier qui a fait tant de dégâts dans le voisinage, la pensée
qu'un ami se trouve tout près de là et qu'il serait souhaitable de
lui faire savoir, non seulement que le rugissement est celui du
lion en question, mais aussi que lui, le locuteur, est parfaitement
conscient de la situation. La décision de parler est alors prise, et
des considérations diverses sont prises en compte pour déterminer
les mots exacts à prononcer. Si le danger était imminent, la
brièveté serait impérative, et le locuteur pourrait dire ou bien
Ecoutez ! ou bien Le lion !, selon qu'il lui paraîtrait plus important
d'éveiller l'attention de l'auditeur ou d'identifier pour lui la
cause du bruit. Dans le second cas, l'article défini serait préfixé à
lion, à la fois parce que la langue prescrit cet emploi et aussi
parce que la particularité du lion entendu présentement interdit
l'alternative Un lion !. Le mot rugit ne serait ajouté que s'il n'y
avait pas urgence, le lion se trouvant à une certaine distance. Et
il est à remarquer que, même si jusqu'ici l'enchaînement des
pensées peut fort bien être le même pour un Anglais et un Allemand,
la phrase sera sans aucun doute tournée différemment
dans chacune des langues. L'Allemand choisirait probablement la
forme Der Löwe brüllt (= le lion rugit), ceci étant la manière
dont il est habitué à exprimer des occurrences momentanées
présentes. En anglais, la forme naturelle serait That's the lion !
(C'est le lion !), sans aucune mention du rugissement, mais avec
216un démonstratif indiquant son origine et, en plus, la copule pour
donner à l'énoncé une tournure plus objective et moins
émotionnelle 6169.

Si quelqu'un s'est déjà trouvé dans des circonstances l'amenant
à prononcer cette phrase particulière il sera peut-être, au premier
abord, tenté de rejeter ma description de sa genèse comme
invraisemblable mais, après réflexion, il sera probablement prêt
à admettre que quelque chose d'analogue s'est bien produit. Il
n'en sera pas convaincu, car le discours a lieu presque spontanément
et en tout cas de façon non introspective. Plus il y réfléchira,
plus mon explication lui semblera plausible. Après tout, le
lion était à une certaine distance. Et l'ami du locuteur était au
moins aussi attentif et sensible aux bruits que lui, et il était donc
plus important pour le locuteur de montrer qu'il avait lui-même
entendu le rugissement que d'ordonner à son ami de prêter
l'oreille. Et en outre, vu les circonstances, la forme qu'il a finalement
adoptée semble effectivement la plus appropriée et la plus
en harmonie avec sa langue maternelle. Mais d'autres tests
pourraient permettre aux lecteurs sceptiques de vérifier l'exactitude
de mon analyse. Supposons que l'ami du locuteur ait été un
enfant peureux, n'aurait-il pas choisi de se taire ? Si le rugissement
était venu de lointaines collines, et si l'auditeur avait été
un étranger visitant le pays pour la première fois, n'aurait-il pas
plutôt donner à son énoncé une forme telle que : Avez-vous
entendu ce bruit il y a un moment, tout là-bas dans les collines ?

Et bien, ce doit être le lion que nous essayons d'attraper depuis
plus de trois semaines
. Si lui-même avait été l'étranger, n'aurait-il
pas posé la question Etait-ce un lion ?. Pour résumer, bien
qu'une petite proportion des choses auxquelles il est fait référence
dans n'importe quelle phrase puisse être atteinte par une
analyse de la chose-signifiée globale, indifférenciée, qui en fut le
point de départ, la plus grosse partie aura été tirée de diverses
autres choses-signifiées ou considérations secondaires, à la fois
factuelles et linguistiques, qui sont apparues seulement après la
décision de parler. Et par-dessus tout, l'ensemble de l'énoncé est
assujetti aux besoins et aux caprices du locuteur. Ainsi l'hypothèse
analytique de Wundt, bien que contenant un fond important
217de vérité, est très loin de décrire la genèse réelle de la plupart
des phrases.

Laissons maintenant l'exemple-test de Paul, et considérons le
problème d'une façon plus générale. Si rapides et faciles que
soient la plupart des actes de langage, il y a toutefois certaines
circonstances dans lesquelles nous possédons presque les conditions
expérimentales nécessaires pour révéler les motifs et les
hésitations qui accompagnent généralement l'élaboration d'une
phrase. Ecrire exige beaucoup plus d'efforts que le discours oral.
En rédigeant ce paragraphe, il m'arrive souvent de m'arrêter au
milieu de mon travail, de chercher un mot, d'en barrer un et d'y
substituer un autre, de me demander si ce que j'ai écrit est correct
et de réécrire tout le passage. Comme de telles opérations
sont loin du morcellement d'un tout en ses parties postulé par
Wundt ! Et sa thèse n'est pas sauvée par le mot « arbitraire »
(willkürlich), avec lequel il laisse entendre que l'analyse d'une
phrase peut ne pas toujours être réalisée de la même manière.
Car, primo, la notion d'analyse semble impliquer que quelque
chose se réduit plus ou moins complètement à ses ingrédients,
alors que certains des plus importants, comme nous l'avons vu,
peuvent être complètement omis, par exemple, rugissant dans
C'est le lion !. Et secondo, beaucoup d'éléments qui n'étaient pas
présents lorsque la phrase a été conçue pour la première fois
peuvent être ajoutés. Prenons un nouvel exemple. On voit une
enfant s'élancer pour traverser la rue devant un taxi qui arrive.
Quelqu'un s'écrie : Look at that stupid little girl ! (Regardez-moi
cette petite idiote !
). L'exclamation est presque spontanée et
pourtant son élaboration progressive ne fait aucun doute. Faut-il
imaginer que l'idée de la stupidité de l'enfant, celle de sa taille
et de son sexe étaient déjà présentes lorsque le mot look a été
choisi ? Pour moi, cet énoncé reflète un crescendo d'indignation
devant l'inconscience de l'enfant, qui augmente progressivement
après une première réaction de peur face au danger qu'elle courait.
Stupid qualifie directement cette inconscience, little est,
partiellement, un signe de mépris dû au dédain injustifié dont
sont généralement victimes les plus petits et girl permet d'identifier
la personne concernée en la classant dans une catégorie
spécifique. A moins que je ne me trompe, ce bref acte d'énonciation
contient ainsi toute une suite d'inventions expressives,
admirablement conçues de façon à révéler l'intention et les sentiments
du locuteur.218

Mon différend avec Wundt est double : primo, il a négligé le
caractère intentionnel, calculateur du discours ; et secondo, il a
une conception beaucoup trop statique de la pensée. Il semble
méconnaître le fait que l'esprit est aussi vif et agité qu'un cours
d'eau. Il ne peut défendre sa définition en prétendant que, avant
qu'une phrase ne soit prononcée, une nouvelle représentation
complexe s'est créée à partir d'une multitude de représentations
antérieures, et que c'est cette nouvelle représentation qui est
analysée en mots. La différence entre nos points de vue semble
due au fait que Wundt ne prend pas en considération, ou tout au
moins ne mentionne pas, le monde objectif auquel les locuteurs
font en réalité référence. Ma propre conception est plutôt celle
d'un œil mental parcourant un champ toujours plus vaste : un
œil dont l'activité ne s'arrête pas brutalement juste avant l'acte
d'énonciation, mais qui continue à prospecter jusqu'à la fin de la
phrase, quand ce qu'il « voit » cesse d'avoir un intérêt immédiat.
Et simultanément à cette opération, il me semble voir l'esprit
occupé à ajuster des indices verbaux sur les choses où son œil
s'est momentanément arrêté. Des deux, l'esprit et l'œil, c'est le
premier, selon moi, qui fournit la force motrice, n'autorisant
l'œil à voyager que dans les directions qui conviennent à l'orientation
et l'objectif généraux de la phrase. Tout ceci est inexact
d'un point de vue psychologique, sans aucun doute ; mais ces
images suffiront à contrecarrer le point de vue statique et rigide
de Wundt sur la formation des phrases.

Mais, dans cette conception que vous défendez, peut-on me
demander, qu'advient-il de la chose-signifiée complexe dont vous
avez tant parlé ? Ma réponse est que celle-ci ne prend sa forme
définitive qu'au moment où le dernier mot de la phrase est prononcé.
Peut-être le locuteur lui-même n'en prend-il jamais tout à
fait conscience comme d'un tout, ayant perdu de vue le début
quand il atteint la fin. Mais l'esprit de l'auditeur, s'il est bien
accordé, la saisit au passage, bien que se mettant promptement à
la convertir en quelque chose de nouveau ; car l'esprit de l'auditeur,
comme celui du locuteur, est constamment en mouvement,
toujours occupé à créer et à transformer. Je n'ajouterai rien à ce
que j'ai écrit sur la chose-signifiée au § 27. Comme nous l'avons
vu alors, une certaine permanence et une certaine précision lui
sont données par le niveau d'intention du locuteur.

Pour conclure, mon verdict que les théories antérieures ont
traité le discours comme s'il n'était rien d'autre que des perceptions
ou des pensées passivement reflétées dans un médium
219nouveau et audible, apparaît amplement justifié par l'examen
auquel ont été soumis ici les points de vue de Paul et de Wundt.
Wundt considère l'essence d'une phrase comme quelque chose de
défini qui se présente à l'esprit, et est ensuite simplement
reproduit sous une forme linguistique analytique. Paul considère
que la phrase prend forme par étapes successives mais qu'elle
est simplement le résultat de perceptions, le rôle du locuteur se
réduisant à celui d'une table d'harmonie. En opposition à de tels
points de vue, ma propre théorie met l'accent sur l'intentionnalité
foncière de toute phrase. La phrase est entièrement soumise
aux intentions du locuteur : non seulement c'est lui qui prend la
décision de parler et qui choisit la manière dont il décide d'influencer
l'auditeur, mais c'est aussi lui qui sélectionne les choses
auxquelles il sera fait référence, et qui élabore la forme précise
sous laquelle elles seront présentées. Le discours est, en fait, à la
fois une activité reproductrice et créatrice. Ce qui est vrai dans
l'hypothèse analytique de Wundt, c'est qu'aucun discours n'a lieu
sans un stimulus externe dont les données sont analysées en ce
sens qu'elles sont classées par catégories. Et ce qu'il y a de vrai
dans l'hypothèse synthétique de Paul, c'est que la construction
des phrases s'effectue incontestablement par étapes successives.
Ceci, en fait, est pratiquement impliqué par la propre définition
de Wundt. Bühler pense, comme moi, que les deux points de
vue ne sont pas irréconciliables, et qu'il y a dans tous les deux
du vrai et du faux 7170. Jespersen apporte des preuves de la formation
par étapes de nombreuses phrases, des éléments étant ajoutés
jusqu'à la toute dernière fin 8171. Voici un des exemples qu'il
cite : Là, j'ai vu Tom Brown, et Miss Hart, et Miss Johnstone, et
le Colonel Dutton
, phrase à laquelle on aboutit et qu'on prononce
différemment de : Là, j'ai vu Tom Brown, Miss Hart,
Miss Johnstone et le Colonel Dutton
, où les éléments principaux
ont été prévus dès le départ. Et Jespersen fait en outre très justement
remarquer que tous les cas d'anacoluthe sont dus à un
mauvais pronostic de la phrase complète à son début.220

§ 66. Concessions à l'hypothèse expressionniste

Parmi ceux pour qui le langage sert à exprimer la pensée
(§ 1), nous pouvons peut-être distinguer deux écoles. D'abord, il
y a ceux qui, comme Wundt, considèrent la phrase prononcée
comme la simple reproduction analytique d'une pensée conçue
antérieurement, point de vue qui a été critiqué au paragraphe
précédent. Mais il y en a d'autres, comme Croce, Vossler et J.A.
Smith 9172, qui assimilent le discours à l'élan esthétique et considèrent
le locuteur ou le scripteur comme l'auteur arbitraire de tout
ce qu'il dit. Je serais injuste vis-à-vis de ces penseurs si je ne
reconnaissais pas que j'ai été tout près d'admettre leur thèse,
bien qu'ayant en réalité un point de vue tout-à-fait différent. J'ai
choisi de représenter une seule et même chose, à savoir la perception
du rugissement d'un lion, comme l'essence d'un certain
nombre de phrases différentes formulées dans des circonstances
légèrement différentes. Mais d'un autre point de vue, il est de
toute évidence absurde de prétendre que Ecoutez ! peut signifier
la même chose que Etait-ce un lion ?, même si c'est exactement
la même circonstance qui a servi de point de départ aux deux
actes d'énonciation et qui était censée attirer l'attention de l'auditeur.
Il semble en fait que le locuteur crée toujours une proportion
considérable de ses choses-signifiées tout en parlant.
Sans un stimulus affectant le locuteur d'une source plus ou
moins objective, le discours ne se produit pas. Ceci reste vrai, je
pense, que le stimulus soit un événement externe, comme dans
le cas envisagé ici, ou qu'il soit, comme cela arrive souvent,
l'apogée de réflexions ou d'émotions intérieures. Bref, le discours
est toujours de la nature d'une réaction. Mais une fois la
décision de parler prise, un sens avivé de la réalité fait apparaître
toutes sortes de choses nouvelles, et celles-ci fournissent des
stimuli pour d'autres réactions linguistiques. Le terme « réaction »,
employé ici, ne doit pas donner lieu à des malentendus
par suite de ses associations chimiques ou biologiques. Les réactions
dont je parle sont, sinon entièrement, du moins dans une
large mesure, volitives. Le locuteur choisit les choses dont il va
parler, même si, vu sous un autre angle, ces choses sont portées
à sa conscience de l'extérieur pour servir de stimuli provoquant
son discours.221

Je soutiens que le discours est inexplicable sans la double
hypothèse (1) d'une circonstance stimulante, et (2) d'une réaction
volitive. En supposant seulement la première hypothèse, les
mêmes circonstances mèneraient toujours, semble-t-il, au même
discours et l'implication erronée de la théorie de Paul et celle de
Wundt, à savoir que le discours est la réplique passive de représentations,
apparaît ici. En supposant seulement le caractère
volitif du discours, nous tombons dans l'illusion des expressionnistes
crociens dont les affirmations semblent impliquer qu'à
tout moment nous pouvons dire tout ce que nous voulons, sans
référence à la situation ou aux circonstances conditionnantes.

Pour rendre pleinement justice aux faits, on doit insister
autant sur la liberté du discours que sur sa sujétion. Aucune
pression de l'extérieur ne peut forcer un homme à ouvrir la
bouche s'il est décidé à se taire. Mais quand il parle effectivement,
ce qu'il dit est une question de choix personnel ; le style
c'est l'homme
10173. D'autre part, seules les paroles d'un fou délirant
n'ont aucun rapport avec la situation dans laquelle se
déroule le discours. De cette situation, le locuteur extrait les
choses-signifiées qui répondent à son caprice personnel et à son
but particulier. La situation impose des restrictions aux taciturnes
comme aux loquaces. A la vue d'une étoile filante, il me
serait extrêmement difficile d'introduire dans mon commentaire
le mot discipline ou oxygène ou cochon ; en fait, je ne suis pas
libre, ou du moins en tant qu'homme pratique, je ne suis pas
libre de dire ce que je veux. Les choses auxquelles j'ai le droit de
faire référence doivent en un sens être exhumées de la situation.

A quelles choses une phrase peut-elle donc faire référence,
tout en restant dans les limites de la pertinence et en respectant
l'usage ? La réponse doit être la suivante. Aucun mot n'est légitime
s'il ne fait pas référence, directement ou indirectement, à
l'un ou l'autre des éléments par lesquels la phrase était concernée
au départ. Dans la plupart des cas, le stimulus à l'origine de
la phrase, par exemple le lion rugissant, fournit des ingrédients
à l'énoncé fini. On trouve fréquemment des descriptions de ces
ingrédients, par exemple (un lion) dangereux ; on peut aussi
trouver des descriptions de ces descriptions, par exemple très
(dangereux). Le locuteur fait souvent allusion à lui-même ou à
des actions ou des attributs le concernant, par exemple J'ai cru
222entendre…
qui, à leur tour, peuvent donner lieu à des ramifications
descriptives. L'auditeur peut, de la même façon, être introduit
dans le tableau, avec ses faits et gestes, ses attributs, ou
quoi que ce soit qui s'y rattache, par exemple As-tu entendu… ?
Chut ! Reviens ! Et enfin, un très grand nombre de mots appartiennent
uniquement à la structure linguistique externe dans
laquelle doivent venir s'insérer les mots plus significatifs, par
exemple, si, était, le et qui dans Je me demande si c'était le lion
qui
… Ces mots-outils auxiliaires sont tout-à-fait pertinents
sémantiquement et, si l'on y regarde d'assez près, on constatera
qu'ils ont toujours un rapport réel quelconque avec le sujet dont
il est question. Mais leur emploi ne dépend que très peu du
choix du locuteur. Ils sont un legs de ses habitudes ancestrales
de discours, et il ne peut s'en dispenser sans donner un aspect
perverti à la chose qu'il cherche à communiquer. Ainsi, tout
dans le discours et la formation des phrases se construit à partir
des quatre facteurs énumérés dans mon premier chapitre, même
si, à première vue, la phrase peut paraître fort complexe et certains
des mots employés fort éloignés du noyau initial. Mais
hormis cette stipulation, le locuteur est libre de faire ce qui lui
plaît, et son tempérament, son attitude envers l'auditeur, les
réactions d'ordre émotif ou esthétique que suscite en lui le
thème de son discours et, enfin, ses préférences linguistiques, lui
laissent toute latitude pour l'affirmation de sa personnalité.

§ 67. La prédication comme opération
à l'œuvre dans tout discours.

La conclusion que toute formulation verbale constitue nécessairement
un ajout par rapport à la chose formulée s'est imposée
avec une insistance de plus en plus grande dans la discussion
des deux dernières sections. Je veux indiquer mon chapeau et,
tout en le faisant linguistiquement avec les mots Ceci est mon
chapeau
, je suis obligé d'indiquer également la proximité de
mon chapeau (ceci), le fait qu'il « est » proche (est), et le fait
qu'il m'appartient (mon). La chose-signifiée, toute simple et
vague que le locuteur l'ait conçue avant de se décider à parler, se
complexifie et se précise à la suite de cette décision. Cette
remarque nous amène, par une transition naturelle, au problème
de la prédication. Car la prédication, selon sa définition la plus
courte et la plus concise, consiste à dire quelque chose de
223quelque chose
, et cette façon même de décrire le phénomène
implique un acte d'ajout. Ce qui nous intéressera essentiellement
dans la prédication, tout au long des sections qui vont suivre,
c'est la division de nombreuses phrases en deux parties, (1) la
partie faisant référence à la chose dont il est parlé, et qu'on
appelle le sujet, et (2) ce qui est dit du sujet 11174, à savoir le prédicat.
Dans cette section, toutefois, je souhaite m'attarder sur le
fait que n'importe quel emploi de mots suppose un acte de
prédication.

En considérant la prédication de ce point de vue, nous verrons
que notre attitude face aux mots employés en discours doit
être nuancée afin d'offrir une perspective plus large. Jusqu'ici,
nous avons considéré les sens des mots uniquement comme des
instruments, des indices permettant de découvrir certaines
choses signifiées par eux. Ce faisant, nous avons un peu trop
vite oublié qu'en employant un mot, nous ne visons pas seulement
la chose signifiée par ce mot, mais aussi le sens du mot
lui-même. Lorsque je montre un arbre et que je l'appelle arbre,
non seulement j'indique l'arbre, mais j'implique aussi le fait que
c'est un arbre, qu'il appartient à la classe « arbre ». Si je n'affirme
pas, du moins je présume qu'il y a quelque chose dans la
chose ainsi décrite qui m'autorise à lui attacher l'étiquette
arbre 12175. Pour moi locuteur, cet aspect de la chose est identique à
un aspect du sens du mot que j'emploie (A = χ, Fig. 6, p. 134),
et si tout se passe bien, l'auditeur aura le même point de vue.
Ainsi, en choisissant mon mot, bien que mon intention soit de
faire référence à quelque chose en dehors du discours, je fais
bien référence à une partie du sens de ce mot. Ne pas reconnaître
qu'en prononçant le mot arbre, j'ajoute à l'objet signifié une
comparaison avec d'autres arbres déjà vus et reconnus comme
tels, est un type de négligence trop courant. On peut le comparer
à l'indifférence de certains à l'égard de la guerre elle-même,
tout absorbés qu'ils sont par les causes et les finalités des
guerres. Et pourtant, si l'on veut atteindre un but, il faut, en
principe, accorder autant d'attention à l'instrument qu'au but lui-même.
224Il faut même que l'instrument soit voulu ; qui veut la fin
veut aussi les moyens.

Admettons donc que, chaque fois que nous employons un
mot, nous visons ou voulons dire, au moins implicitement, deux
choses : pas uniquement la chose-signifiée, mais aussi tout ce qui
dans le sens du mot est applicable à la chose-signifiée. Mais ce
nouveau point de vue que nous adoptons ici risque de donner
lieu à des hypothèses contre lesquelles nous devons prendre certaines
précautions. Tout d'abord, il faut reconnaître que, dans
l'emploi de certains mots, sens et chose-signifiée sont si proches
l'un de l'autre qu'ils ne peuvent être considérés comme des
objectifs séparés que dans une moindre mesure ; on peut les
comparer à la gare la plus proche et à la gare la plus éloignée
d'une seule et même ville, certains trains s'arrêtant à la gare la
plus proche, tandis que d'autres vont jusqu'au terminus ; la ville
elle-même est desservie par les deux sortes de trains. Un sens
est dit d'une chose-signifiée ; mais l'auditeur peut être poussé à
s'arrêter au sens, auquel cas la chose-signifiée, bien qu'encore
présente, perd momentanément de son importance ; ou bien, il
peut avoir son attention attirée sur la chose-signifiée, passant
carrément à travers le sens, qui est alors une simple gare sur le
chemin.

Dans notre nouvelle conception, les mots sont encore considérés
comme étant des instruments ou des indices, et leurs aires
étendues de sens comme étant des champs à l'intérieur desquels
l'intelligence sélective et perspicace de l'auditeur doit identifier
l'objectif visé par le locuteur. Mais cet objectif présente deux
possibilités. Ou bien il est la chose-signifiée finale ; ou bien il
est « tout ce qui dans le sens (total) du mot est applicable à la
chose-signifiée (finale) » ; et cette seconde possibilité peut être
appelée la chose-signifiée non finale. Plus familièrement, nous
dirons que la chose-signifiée non finale est l'aspect sous lequel
est présentée la chose-signifiée finale. Nous en arrivons ici à la
seconde des hypothèses auxquelles notre nouveau point de vue
risque de donner lieu, et contre laquelle des précautions particulières
doivent être prises. Les deux choses-signifiées ne sont pas
sur le même plan. Notre exemple précédent arbre dans l'arbre
là-bas
illustrera ce fait de façon plus convaincante que des propos
abstraits. La chose-signifiée finale est autant en dehors du
discours que de la langue. La chose-signifiée non finale, en
revanche, est étroitement unie au mot et aux expériences antérieures
associées au mot. Si cette chose-signifiée non finale était
225décrite comme une chose, c'est-à-dire par un nom, la description
prendrait la forme d'un nom abstrait, par exemple « l'arbreté »
ou « l'étant-arbre » de l'arbre là-bas. Quand je dis Courons jusqu'à
cet arbre
, mon objectif est la chose-signifiée finale, l'arbre
lui-même comme but de notre course. Quand je dis, La chose
que tu croyais être un poteau indicateur n'est qu'un arbre
, mon
objectif est la chose-signifiée non finale, le fait que la chose
improprement classée par l'auditeur est en réalité un arbre,
l'étant-arbre ou l'arbreté de la chose-que-tu-pensais-être-un-poteau-indicateur.

Or, dans certains mots prononcés, et particulièrement dans
ceux qui jouent un rôle subsidiaire dans la phrase, l'équilibre est
si bien maintenu entre la chose-signifiée non finale et la chose-signifiée
finale qu'il est impossible de dire laquelle des deux
était la plus visée. Prenez la préposition over (par-dessus) dans
She looked over the wall (Elle regarda par-dessus le mur) ; que
veut-on dire exactement par over ? Si ce mot nous fait voir l'endroit
où, par rapport au mur, Marie a regardé, il a de toute évidence
rempli sa tâche. Si, par ailleurs, cette préposition nous fait
prendre conscience du fait que l'endroit du mur où Marie a
regardé était par-dessus lui, il est clair que, là aussi, il a rempli
sa tâche. Le mot par-dessus (over) a pris une importance légèrement
plus grande et notre attention, ainsi détournée de l'endroit
en question, est dirigée sur le fait que cet endroit « être-par-dessus »
le mur. Si l'on veut mettre en relief la chose-signifiée
non finale aux dépens de la chose-signifiée finale, un accent
tonique permettra d'atteindre ce but. Il est très peu probable que
nous accentuions over dans She looked over the wall car, s'il
s'agit d'un mur normal, on voit mal comment Marie pourrait
regarder en-dessous. En revanche, il serait tout-à-fait concevable
d'accentuer over dans She looked over her spectacles (Elle
regarda par-dessus ses lunettes) vu qu'en principe, les gens
regardent à travers leurs lunettes, et la préposition chercherait
ici à insister sur le fait que l'endroit où regardait Marie « être-par-dessus »
(et non pas « être-à-travers » ou « être-en-dessous »),
ses lunettes. Employer ainsi un mot en l'accentuant est,
en grammaire, appelé un emploi prédicatif, et ce terme technique
nous montre en quoi la prédication constitue un concept
fondamental de la théorie linguistique. La prédication est l'acte
de dire une chose à propos d'une autre chose, mais le fait que
cet acte est impliqué par tout emploi de mot, quel qu'il soit,
peut être passé sous silence avec impunité chaque fois que la
226chose-signifiée finale constitue l'unique objectif. Quand je dis
Courons jusqu'à l'arbre là-bas ou Cet arbre va être abattu, il est
clair qu'être-un-arbre est ici prédiqué de l'arbre en question.
Mais on ne demande pas à l'attention sélective de l'auditeur de
se concentrer sur ce point, et dans de tels cas, la prédication
n'est qu'un des rouages de la mise en scène linguistique, elle ne
fait pas partie des effets spéciaux. La prédication n'a d'importance
pour la théorie linguistique que comme terme technique
décrivant ce qui se passe lorsque, comme c'est extrêmement souvent
le cas, la chose-signifiée non finale a plus d'importance que
la chose-signifiée finale.

Dans les phrases : She looked over her spectacles (elle
regarda par-dessus ses lunettes) ; Mind you come early (veille
à arriver tôt) ; I called John, not Emily (j'ai appelé Jean, pas
Emilie) ; Venice is my favourite among the Italian towns
(Venise est la ville italienne que je préfère)
, les mots over,
early, John, Emily et Venice sont tous employés prédicativement
puisque c'est la nature, la qualité ou, dans le cas des noms propres
(§ 13), simplement l'étiquette différenciatrice, qui est mise
au premier plan. Mais ces mots « fonctionnent » simplement
prédicativement, vu que rien dans leur forme locutionnelle ne
favorise le sens (chose-signifiée non finale) aux dépens de la
chose-signifiée (finale). Il existe cependant certaines catégories
de mots ou, comme on les appelle communément, certaines parties
du discours, dont la forme est essentiellement prédicative
dès le départ. L'adjectif est un mot congénitalement constitué de
manière à exhiber son sens et à cacher sa chose-signifiée ; beau
présente la « beauté » en tant qu'attribut de quelque chose, mais
laisse à la situation ou à un autre mot le soin de révéler ce quelque
chose. Un verbe à forme personnelle ne se laisse pas tout à
fait définir aussi simplement car, comme je l'ai déjà fait remarquer
(§ 59), il implique entre autres choses une attitude du locuteur,
assertive ou autre. Mais si on ne s'arrête pas à cette particularité,
le verbe à forme personnelle ressemble au participe en
ce qu'il présente le sens du verbe comme mis en œuvre par
quelque chose que mentalement on imagine être une personne ;
aimes montre l'action d'« aimer » réalisée par une personne ou
une chose à qui l'on s'adresse. Mais j'empiète ici sur le sujet de
mon second volume, et je vais donc maintenant examiner le
sujet et le prédicat en tant que parties distinctes de la phrase.227

§ 68. Sujet et prédicat

Considéré de façon très générale, tout discours est un sens
mis sur des choses ou, en d'autres termes, toute phrase est un
prédicat dont le sujet, par définition, doit rester inexprimé. En
reconnaissant cette vérité, nous ne nions pas les diverses autres
relations sujet-prédicat que les linguistes ont découvertes dans le
discours. Une relation qui existe entre un tout donné et quelque
chose d'extérieur à ce tout peut également exister, et sans qu'il y
ait là contradiction, entre des parties de ce tout et d'autres
choses plus petites reliées de façon analogue. Dans l'esprit de
certains philologues, il y a eu une réelle confusion sur ce point à
cause de l'idée que, d'une part, le fait que des phrases entières
servent de prédicats aux états de choses qui les sous-tendent, et
d'autre part, la thèse que la prédication est à l'œuvre dans l'emploi
de mots isolés (§ 67), sont incompatibles avec le concept
grammatical de sujet et de prédicat, dont nous devrons discuter
ensuite 13176. Pour l'instant, je montrerai que la dichotomie
sujet/prédicat, apparente dans de nombreuses phrases, par
exemple : Minette / est bien belle, Jean / est venu, ainsi que dans
diverses parties de phrases analogues à des phrases, par exemple
(L'homme) qui / a appelé hier, (Je sais que) Pierre / est
brave, viribus / unitis
, illustre exactement le même principe de
prédication que celui examiné dans la dernière section. Ces cas,
toutefois, sont différents en ce que (1) le mot ou groupe de
mots appelé prédicat est présenté comme en train d'être dit du
thème sous-jacent et (2) en ce que ce thème, au lieu de rester
inexprimé en dehors du discours, est fort à propos porté à l'attention
de l'auditeur dans une description locutionnelle qu'on
appelle le sujet.

Jerpersen a donné à cette relation sujet-prédicat, telle qu'elle
se présente dans des phrases entières ou des parties de phrases,
le nom de « nexus » et il insiste à justre titre sur la dualité fondamentale
de la relation. The dog barks furiously (Le chien
aboie furieusement
) 14177 est un exemple de nexus mais ce n'est pas
228le cas de A furiously barking dog (Un chien aboyant furieusement).
Jespersen illustre de façon admirable les nombreuses
constructions dans lesquelles cette relation est mise en lumière
et, pour ce qui est des faits à étudier eux-mêmes, on ne saurait
souhaiter meilleur guide. Mais tout en insistant sur la dualité qui
distingue le chien aboie furieusement de un chien aboyant
furieusement
, il reste incapable de l'expliquer. Je pense que nous
pouvons retenir le terme « nexus » mais, pour plus de clarté,
nous parlerons de « nexus prédicatif » ; la relation qui apparaît
dans un chien aboyant furieusement est appelée par Jespersen
« jonction », aboyant furieusement étant dans sa terminologie un
« adjoint ». Il semble répugner 15178 à appeler « sujet » et « prédicat »
les parties reliées d'un nexus tel que : (Je sais que) Pierre /
est brave
, alors que rien ne s'y oppose tant qu'on a conscience
du fait que, dans une seule et même phrase, des sujets et des
prédicats subordonnés peuvent coexister avec un sujet et un prédicat
principal. Prenez, par exemple, la phrase : Jeanne ayant
consulté sa mère, celle-ci lui conseilla de persévérer dans la voie
qu'elle avait adoptée
. Ici, le sujet principal est celle-ci et le prédicat
principal lui conseilla… adoptée. Mais on a en plus pas
moins de trois nexus prédicatifs subordonnés, à savoir (1)
Jeanne (S) ayant consulté sa mère (P), (2) lui (S) de persévérer…
adoptée (P)
, et (3) elle (S) avait adoptée (P). Dans les quatre
nexus, on a l'impression que le prédicat est en train d'être
dit de son sujet, et le dynamisme, la vitalité manifestés par tous
les prédicats grammaticaux contrastent très nettement avec
l'apathie qui distingue leurs sujets. Chaque nexus prédicatif, qu'il
soit principal ou subordonné, semble refléter un acte de langage
distinct, assumant sa fonction caractéristique qui est de dire
quelque chose à propos de quelque chose. Et cette fonction subsiste
en dépit du fait que les quatre nexus sont reliés à la fois
sur le plan formel et fonctionnel, chacun jouant le rôle qui lui
revient dans la réalisation d'un but commun.

Après ce bref résumé des faits, il nous faut chercher à les
expliquer. Nous avons fait observer que tous discours est un
sens mis sur des choses, ou, d'un point de vue assez différent, la
réaction d'un locuteur à un stimulus. Mais en adoptant, pour
parler du discours, le terme métaphorique de « réaction », je dois
à nouveau mettre le lecteur en garde contre certaines implications
229provenant de l'emploi de ce terme en chimie et en physique.
Si l'on plonge du papier de tournesol bleu dans une solution
acide, il devient rouge ; si on le plonge dans une solution
alcaline, il ne se produit aucune réaction. Certaines réactions
humaines sont sans aucun doute aussi automatiques et invariables
que celle du papier de tournesol ; un homme se tord ou
tressaille quand il ressent une douleur intense. Mais le discours,
lui, n'est ni automatique ni invariable, et en le considérant
comme réaction à un stimulus, nous rappelons simplement le
fait qu'une chose relativement objective doit affecter l'esprit
avant que le discours ne se produise et que, lorsque le discours
se produit effectivement, il se trouve dans une relation causale
avec le stimulus, mais se caractérise en même temps par sa
vivacité et sa finalité. Il importe surtout de remarquer que les
êtres humains peuvent réagir à une seule et même chose de
nombreuses manières différentes. Ceci est vrai, en fait, même de
la perception ; l'homme a cinq sens, et chaque sens lui fournit
une manière différente de percevoir un objet présenté identique ;
un cigare peut être vu, touché, senti, goûté et son craquement
entendu. Mais la pensée, encore plus développée, permet
aux être humains de réagir aux choses d'une variété de façons
quasiment infinie. On peut considérer une maison donnée non
seulement sous son état de maison mais aussi comme étant
haute, ou vide, ou éloignée, ou ayant été construite, ou s'effondrant,
ou étant trop chère. Or, toutes ces différentes réactions
potentielles sont rigoureusement parallèles au type de prédication
décrit dans la section précédente. Quelque chose (une
chose-signifiée finale) est assignée à une classe d'expériences
antérieures, en raison d'une similarité factuelle que nous avons
appelée la chose-signifiée non finale, et lorsqu'une telle réaction
se produit, la chose-signifiée non finale ou sens, comme on peut
tout aussi bien l'appeler, vient occuper le devant de la scène.
Ceci est vrai de la simple pensée, et c'est donc encore plus vrai
du discours, puisque nous ne parlons que si quelque chose nous
intéresse ou a pour nous un sens, et hormis les éléments de discours
qui sont complètement mécanisés, et non spécifiquement
voulus, tout mot prononcé insiste nécessairement avec plus ou
moins d'emphase sur la chose-signifiée non finale. Mais ici,
comme nous le verrons bientôt, il y a des différences de degré.
Or, les réactions aux choses qui, en général, ont le plus d'intérêt
pour les êtres humains, ces réactions, en fait, qui incitent au discours,
sont les aspects les plus fortuits et les moins évidents
230sous lesquels les choses se présentent. Au cours d'une promenade
dans la campagne, nous voyons beaucoup d'arbres, mais le
fait que ce sont des arbres ne nous frappe pas à chaque fois, et
nous ne nous sentons pas obligés de dire arbre chaque fois que
nous en voyons un. En Patagonie, où, dit-on, les hommes sont
exceptionnellement grands, chaque homme grand rencontré ne
provoquerait pas l'énonciation du mot grand. Mais supposons
qu'ici, dans notre pays, nous remarquions une femme très
grande ; nous avons là un cas de « grandeur » qui peut effectivement
justifier un acte de langage. La prédication nous vient à
l'esprit, et aussi aux lèvres, si nous en décidons ainsi. De telles
prédications ne sont pas, bien sûr, limitées aux adjectifs. De la
même façon, nous pouvons dire de quelque chose que c'est de
l'or (un cas de étant-or), que c'est là-bas (un cas de étant-là-bas),
que c'est tombé par terre (un cas de étant-tombé-par-terre),
selon les réactions que nous pouvons avoir ou la catégorie qui
s'est trouvée nous impressionner.

Or, dans la méditation solitaire, c'est souvent ainsi que les
prédications se présentent. La catégorie, ou l'étiquette classificatrice,
ou la chose-signifiée non finale, peu importe la façon dont
on choisit de la décrire, demande une attention consciente, et le
stimulus (la chose-signifiée finale) qui l'a suscitée peut n'être
que vaguement mentionné par l'intermédiaire d'un démonstratif
(« ceci ») ou d'un pronom (« il », « elle »). De même, le discours
est souvent simple prédication. Je peux m'exclamer Merveilleux !
sans dire ce qui est merveilleux ; je peux crier Ici ! sans
préciser que, ce que je désire, c'est qu'on me lance une balle ici ;
Au feu ! peut être entendu en pleine nuit, sans qu'il soit indiqué
quelle maison est en feu. Du point de vue du locuteur, de tels
énoncés sont tout à fait satisfaisants. Il sait, ou du moins sait
suffisamment bien, à quels stimuli ces réactions font référence.
L'auditeur, cependant, ne reçoit que la réaction du locuteur.
Toute l'information qui lui est octroyée, c'est que quelque chose
qui intéresse directement le locuteur appartient à la classe merveilleux,
est désiré ici ou implique feu. Sa capacité ou son incapacité
à deviner la nature de ce quelque chose dépend des circonstances.
La partie de la phrase qu'on appelle le sujet est le
mot ou groupe de mots destiné à aider l'auditeur dans sa
recherche de la chose-signifiée finale.231

Cette explication simple du nexus prédicatif est due à Wegener 16179.
Elle est si simple qu'elle n'a manifestement pas retenu
l'attention des nombreux chercheurs qui ont lu et citent son
livre. Wegener préfère à « sujet » le terme « exposition » pour
décrire les mots qui dévoilent à l'auditeur ce dont parle un
énoncé. C'est la situation qui détermine si un « sujet » ou
« exposition » est vraiment indispensable. Supposons que deux
amis, appelons-les Jean et Henri, soient en train de regarder de
l'athlétisme. Un des athlètes gagne une course et bat un record,
sur quoi Jean s'exclame : Formidable ! Henri, l'auditeur, peut
voir sans peine à quoi cette exclamation s'applique ; aucune
mention de l'exploit véritable n'est nécessaire. La prédication
Formidable ! elle-même est, du moins comparativement, indispensable,
puisqu'elle révèle que le locuteur suit la course avec
intérêt et a pour but de produire ou renforcer le même effet
chez l'auditeur. Supposons maintenant que les deux amis soient
en train de prendre leur petit-déjeuner et que l'un deux dise
C'était formidable, hein ? L'emploi de était amène l'auditeur à
inférer qu'il était lui-même dans la situation à laquelle il est fait
référence et, pour cette raison, il n'aura que peu de peine à identifier
la chose-signifiée finale comme étant le concert auquel ils
ont tous deux assisté la veille au soir. Mais si, dans la même
situation, seul Formidable ! était dit, on comprendrait très bien
qu'Henri réprimande Jean en lui demandant sur un ton irrité
Qu'est-ce qui est formidable ? A ceci Jean devrait répondre : Le
concert auquel nous avons assisté hier soir
.

Le « sujet » ou l'« exposition » est donc pour Wegener un mot
ou groupe de mots dont la fonction est d'expliquer à l'auditeur
quelle chose exactement lui est présentée sous l'aspect du prédicat.
Tout comme une phrase ne peut réussir si l'auditeur n'est
pas en mesure d'inférer comment il est censé la prendre, de
même elle ne peut réussir si le sujet auquel est appliqué le prédicat
ne lui est pas rendu accessible. Le prédicat Formidable !
révèle effectivement à lui seul le fait que le locuteur assigne
quelque chose à la classe « formidable » et souhaite le faire
232savoir ; mais l'auditeur, n'étant pas un automate passif, ne partagera
pas l'enthousiasme de son ami sans savoir de quoi il s'agit.
Voyons exactement comment opère le mot (ou les mots) qu'on
appelle le « sujet ». J'ai déjà insisté sur le fait que les êtres
humains ont la faculté de réagir à une même chose de façons
différentes, et que le prédicat est généralement une réaction fortuite,
exceptionnelle ou surprenante. Ceci explique que le prédicat
est rarement la façon la plus simple et la plus directe de
désigner la chose-signifiée finale. Un enfant qui apprend à parler
peut certainement pratiquer cet art, ou montrer son habileté,
en disant 'ture ! [voiture] chaque fois qu'il voit un spécimen de
cette catégorie et, dans ce cas, le mot qu'il prononce se suffit
vraiment à lui-même. Formidable !, au contraire, peut faire référence
à une multitude d'objets, de personnes, d'actes, que sais-je
encore, très disparates ; le mot indique en effet un attribut, une
chose-signifiée non finale, mais pas directement un stimulus ou
une chose-signifiée finale localisés de façon précise. Or la langue
a créé certains mots qui atteignent leur chose-signifiée finale
aussi directement qu'une flèche sa cible. Les mots employés
comme sujets devraient être de ce type. Les plus efficaces sont
les noms propres comme Jean ou Londres, ou les démonstratifs
comme celui-ci, celui-là. Si aucun nom propre n'est disponible et
qu'aucun démonstratif n'est suffisant, le locuteur peut parvenir à
la chose-signifiée finale par étapes successives ; ce qui est formidable,
ce n'est pas seulement un concert, c'est le concert auquel
nous avons assisté
 ; et pas seulement le concert auquel nous
avons assisté
, mais le concert auquel nous avons assisté hier.
Chacun des mots réellement essentiels dans le sujet est un nom
de classe et un indice aidant l'auditeur à voir la chose-signifiée
finale. Le « sujet » ne peut pas ne pas être prédication au sens
du § 67, car tout emploi de mots est prédication. Mais ce qui le
différencie du « prédicat » de la phrase où il se trouve, c'est qu'il
a un rôle purement instrumental, qu'il ne présente pas, ou ne
semble pas destiné à présenter, plus de la chose-signifiée non
finale qu'il n'est absolument nécessaire, et aussi qu'il est perçu
233comme étant simplement une concession à l'auditeur, et non pas
une partie intégrante du véritable but du locuteur 17180.

Pour exprimer mon point de vue d'une façon quelque peu différente,
je dirai qu'en un sens, le sujet et le prédicat sont tous
deux les noms d'une seule et même chose, des réactions au
même stimulus, mais, tandis que le prédicat incarne l'intérêt et
le but principal du locuteur, le sujet est simplement octroyé à
l'auditeur comme une aide. Bien entendu, le locuteur choisit le
sujet aussi bien que le prédicat, mais on sent toujours la différence
très nette d'intérêt personnel qu'il porte aux deux. Aucune
meilleure preuve a posteriori du caractère essentiellement communicatif
du langage ne pourrait être apportée que la division
de la majorité des phrases en sujet et prédicat si, comme j'espère
l'avoir clairement montré, le prédicat existe pour le locuteur
et le sujet pour l'auditeur.

La définition suivante de « sujet » et « prédicat » devrait
convenir en gros : chaque fois qu'une phrase ou tout autre
groupe de mots peut être divisé (e) en deux parties, dont l'une
est sentie transmettre quelque chose en train d'être dit de la
chose signifiée par l'autre partie, la première partie est appelée
le prédicat et la seconde le sujet
. Cette définition prend en
compte les nexus prédicatifs aussi bien subordonnés que principaux,
et en insistant sur la différence d'impression produite par
les deux parties, elle permet de distinguer clairement un chien
aboyant furieusement
de le chien aboie furieusement. On sent
que le prédicat est plein de vie alors que le sujet semble plutôt
mort. Par comparaison avec le sujet, le prédicat, c'est ce que le
locuteur souhaite réellement dire. Et c'est pour cette raison
qu'on doit prêter une attention particulière à son sens, tandis
que le sens du sujet est, ou peut être, simplement un indice vers
la chose-signifiée se trouvant derrière lui.

Les termes « sujet » et « prédicat » proviennent de la doctrine
aristotélicienne, et remontrent donc à une époque où la grammaire
234et la logique étaient inséparables. Employés en théorie
linguistique, ils doivent être considérés comme étant des désignations
de mots, ou de groupes de mots, sans que, bien
entendu, on néglige de prendre en considération les choses qu'ils
signifient. Ils appartiennent originellement au discours, pas à la
langue, c'est-à-dire qu'ils font originellement référence à la fonction,
pas à la forme. Pour donner un exemple : quelle que soit la
façon dont est employé le mot Londres, c'est toujours un nom,
mais dans Londres est une très grande ville, il est sujet et dans
Ceci est Londres, il est prédicat, ou la principale partie du prédicat,
tandis que dans J'habite à Londres, il est seulement un fragment
du prédicat. Ainsi, « sujet » et « prédicat » sont simplement
des qualifications temporaires des mots lorsqu'ils apparaissent
dans une phrase particulière, par opposition à ces
désignations telles que « nom », « adjectif », etc… qui adhèrent
aux mots de façon permanente. L'affirmation que les termes
« sujet » et « prédicat » appartiennent au discours n'est pas
contredite par le fait que les verbes à forme personnelle sont
des types de mots destinés, de par leur constitution, à servir de
prédicats. En tant que tels, bien sûr, ce sont des faits de langue,
mais ils ne deviennent de véritables prédicats qu'une fois
employés ainsi dans des phrases particulières.

Existe-t-il d'autres « parties du discours » en dehors du
« sujet » et du « prédicat » ? Cette dichotomie n'offre pas de
place aux adverbes de phrase, c'est-à-dire les mots qui, soit
nuancent la portée de la phrase dans son ensemble, comme sans
aucun doute
et peut-être, soit décrivent sa relation avec le
contenu d'une autre phrase, comme par conséquent, de plus. A
part « sujet », « prédicat » et « adverbes de phrase » il n'existe
pas, à ma connaissance, d'autres parties du discours 18181.

Est-il légitime d'utiliser le terme « prédicat » lorsque le sujet
n'est pas exprimé ? Ceci semble nécessaire dans les cas de véritable
ellipse, comme Merci bien, Monsieur ! 19182. C'est aussi certainement
légitime dans d'autres cas où le prédicat est d'une forme
qui présuppose un sujet en pensée ; je ne trouverais pas qu'il est
235criminel d'analyser Merveilleux ! comme prédicat lorsqu'il est
employé seul. Il en est de même pour l'impératif latin Dic ! et,
bien sûr, ces cas dans lesquels la flexion d'un verbe à forme
personnelle fait référence au sujet, comme en latin Vixi. De
toute évidence, le terme « prédicat » ne devrait pas être employé
pour des exclamations telles que Oui ! Non ! Hélas ! James !
Vraiment ?
, bien que toutes soient des prédicats dans le sens
indiqué au début de cette section. Que certains cas de « prédicat »
ne peuvent s'inscrire directement dans le cadre de ma définition
ne l'invalide pas, mais confirme simplement ce que j'ai
déjà eu l'occasion de dire à propos des infirmités de toute définition
en général. Jespersen offre une excellente synthèse des
diverses possibilités de prédicat sans sujet exprimé 20183.

On constatera que l'explication donnée ci-dessus du nexus
prédicatif a beaucoup de points communs avec la doctrine logique
selon laquelle le sujet d'une proposition est utilisée en
extension, et le prédicat en intension. Cette formule reste valable
si on la comprend comme ne faisant qu'accentuer l'importance
plus grande de la chose-signifiée finale par rapport à la
chose-signifiée non finale ou vice versa ; car tout emploi de mot
comporte une référence aux deux choses-signifiées (§ 67). Mais
l'explication génétique de Wegener situe le problème à un
niveau beaucoup plus humain, et il est en outre indispensable de
pouvoir expliquer la vitalité si manifeste du prédicat, par opposition
à la froideur du sujet.

§ 69. Sujet et prédicat grammaticaux et logiques

Certaines habitudes linguistiques déterminées se sont, comme
ailleurs, développées pour l'expression du nexus prédicatif,
« sujet » et « prédicat » ayant chacun leur forme appropriée dans
les langues particulières. Ces formes sont à la fois élocutionnelle
et locutionnelle, et, de même que dans la forme phrastique
(§ 54), les critères élocutionnels sont, dans le nexus prédicatif,
plus décisifs que les critères locutionnels. Il est probablement
vrai que, dans la plupart des langues, le mot ou les mots qui
fonctionne(nt) comme prédicat sont affectés d'un accent tonique,
tandis que le sujet reste proportionnellement inaccentué. En ce
236qui concerne la forme locutionnelle, les langues diffèrent du
point de vue de l'ordre des mots et à d'autres égards. En anglais,
les déclarations sont normalement de la forme X is Y (X est Y)
ou X does Y (X fait Y), et chaque fois qu'on considère n'importe
quelle phrase de ce type, on s'attend à ce que l'information
que le locuteur désire réellement transmettre soit dans les
mots is Y ou does Y, tandis que l'autre élément X, pense-t-on,
va simplement dire à l'auditeur sur qui ou sur quoi porte l'information.
Formellement, donc, is Y ou does Y est le prédicat et
X, le sujet 21184. Quand il est répondu aux attentes suscitées par la
forme, et que is Y ou does Y est réellement le prédicat au sens
fonctionnel expliqué dans la dernière section, un léger accent
tonique est placé sur le mot le plus important du prédicat, par
exemple : John is my frʹiend (Jean est mon ami) ou Henry has
arrʹived
(Henri est arrivé). Dans ce cas, forme et fonction s'accordent,
et il y a une parfaite congruence d'emploi. Mais il n'en
est pas toujours ainsi. Pour des raisons dont nous discuterons
plus tard, la forme locutionnelle du nexus prédicatif peut parfois
être employée de manière discongruente, le sujet formel fonctionnant
comme le vrai prédicat. Chaque fois que ceci se produit,
l'accent tonique est transféré sur le sujet formel, et nous
avons alors les phrases Joʹhn is my friend, et Henʹry has arrived,
le sens étant « Celui qui est mon ami, c'est Jean », et « Celui qui
est arrivé, c'est Henri ». Mais, même si ce que le locuteur désire
particulièrement mettre en relief ici se trouve dans les noms
propres, la forme locutionnelle continue néanmoins à exercer
une certaine force, comme on l'a vu faire dans d'autres exemples
de discongruence étudiés précédemment (§ § 45 et 61). C'est
comme si le locuteur avait dit « J'ai un ami, et cet ami est
Jean », ou encore « Quelqu'un est arrivé, et ce quelqu'un est
Henri ». La forme ne se laissera jamais complètement éclipser,
mais sa force est toujours très diminuée quand la fonction est
discongruente.

C'est à Paul que revient le mérite d'avoir reconnu la distinction
entre sujet et prédicat « formels » et « fonctionnels », et
d'avoir explicitement déclaré que le premier est progressivement
237construit sur la base du second 22185. Mais bien que l'interaction de
la langue et du discours ne lui soit donc pas inconnue en pratique,
elle n'a pas assumé à ses yeux l'importance d'un principe
directeur, et il n'a pas non plus reconnu que la « forme » est le
caractère de la langue qui correspond en discours à la « fonction ».
Par conséquent, les termes qu'il emploie sont différents
des miens. Là où j'ai jusqu'ici écrit « sujet formel » et « prédicat
formel », il emploie sujet grammatical et prédicat grammatical ;
et pour mon « sujet fonctionnel » et « prédicat fonctionnel »,
il parle de « sujet psychologique » et « prédicat psychologique ».
Le premier couple devrait être retenu, vu qu'il est
parfaitement clair et qu'il est aujourd'hui généralement accepté
par la plupart des linguistes. Le deuxième couple, en revanche,
repose sur un point de vue que je réfuterai plus bas (p. 244), et
il doit donc céder la place aux termes sujet logique et prédicat
logique
, d'usage courant aussi bien chez les grammairiens que
chez les logiciens. Nous pouvons maintenant nous en tenir définitivement
aux définitions suivantes :

On appelle Sujet Logique tout mot ou syntagme fonctionnant
en discours comme sujet
.

On appelle Prédicat Logique tout mot ou syntagme fonctionnant
en discours comme prédicat
.

On appelle Sujet Grammatical tout mot ou syntagme ayant la
forme locutionnelle du sujet
.

On appelle Prédicat Grammatical tout mot ou syntagme ayant
la forme locutionnelle du prédicat
.

Nous pouvons ajouter à ces définitions une règle terminologique :
Lorsque « sujet » et « prédicat » sont employés sans
autre qualificatif
(comme ci-dessus § 68), ceci veut dire que la
grammaire et la logique, ou ce qui revient au même, la forme et
la fonction, sont ici en accord, et que les termes font référence à
la fonction congruente
.

Un moyen facile de découvrir le prédicat logique est de donner
à la phrase la forme d'une question ; on verra alors que les
mots correspondant au pronom interrogatif donnent le résultat
demandé. Ainsi Henry has arrʹived (Henri est arrivé) répond à
la question Whaʹt has Henry done ? (Qu'a fait Henri ?) et est
arrivé
est donc le prédicat logique. La question appelant la
réponse Henry has arrived (C'est Henri qui est arrivé) est Whoʹ
238has arrived ? (Qui est arrivé ?) et, par conséquent, c'est Henri
qui est ici le prédicat logique. Dans les questions elles-mêmes, le
prédicat logique est toujours le mot interrogatif ou l'expression
dans laquelle il apparaît, comme en témoigne le fort accent dont
il est affecté.

Tant de notions différentes ont été attachées par les chercheurs
aux termes de « prédicat grammatical », « psychologique »
et « logique » que Jespersen semble à première vue prendre la
seule voie sensée en refusant de reconnaître un autre type de
sujet et de prédicat que les sujets et les prédicats grammaticaux.
Ceux-là déclare Jespersen, tout le monde est capable de les
reconnaître à première vue 23186. Mais il est impossible de souscrire
à cette thèse si l'on fait une distinction entre la langue et le discours,
et si l'on est convaincu que toutes les formes créées par la
langue ne sont que des moyens, éprouvés et normalisés, de remplir
certaines fonctions sémantiques. Reconnaître un sujet et un
prédicat « grammaticaux » ou « formels » tout en rejetant ceux
du type « logique » ou « fonctionnel », c'est ignorer la raison
même pour laquelles les premiers existent. On ne saurait trouver
de meilleur exemple pour montrer le danger qu'il y a à attacher
une importance abusive à la simple forme externe. Même
s'il n'existait aucune phrase où les prédicats « grammatical » et
« logique » entrent en conflit, le concept de prédicat logique
serait néanmoins nécessaire pour expliquer la raison d'être du
prédicat grammatical. Il n'est pas non plus exact que le prédicat
grammatical puisse toujours être discerné à première vue. Dans
la plupart des cas, c'est effectivement possible, surtout dans les
langues modernes comme l'anglais, le français et l'allemand où,
dans la forme déclarative ordinaire, le prédicat grammatical est
régulièrement annoncé par un verbe à forme personnelle ou par
la copule, le sujet grammatical ayant la forme d'un nom, par
exemple : Cain slew Abel (Caïn tua Abel), To-day is Tuesday.
Mais comment distinguer le sujet du prédicat dans des phrases
exclamatives comme A good fellow, Charles ! Ein vorzüglicher
Wein, dieser ! Des mensonges, tout cela !
24187 Ici deux noms ou
équivalents de noms sont simplement juxtaposés, si bien que la
règle qu'on vient de mentionner ne nous sert plus à rien. L'examen
d'un certain nombre de phrases de ce type prouve que le
239premier membre est toujours le prédicat logique, puisqu'il
contient régulièrement l'information que le locuteur veut faire
comprendre à l'auditeur. Ayant établi ce fait dans des cas
particuliers, nous pouvons passer à la généralisation que dans de
telles exclamations, l'ordre des mots est (1) prédicat grammatical,
(2) sujet grammatical, ou, plus brièvement (1) prédicat, (2)
sujet, puisque, à moins que le contraire ne soit dit, nous devons
toujours supposer la congruence, c'est-à-dire la concordance des
éléments grammaticaux et logiques. Il est vrai que, si nous
entendions ces phrases prononcées, nous remarquerions un
accent tonique sur le premier membre et le témoignage de la
forme élocutionnelle externe nous permettrait à lui seul de
répondre à notre question. Mais souvent, le grammairien doit
travailler sur des textes qui sont simplement écrits et là, le critère
élocutionnel fait défaut. Par le même raisonnement, nous
arrivons à la conclusion que dans les énoncés proverbiaux tels
que No cure, no pay ; Araignée du soir, espoir 25188 ; Lange Haare,
kurzer Sinn
, le premier membre est le sujet et le second, le prédicat.
Lorsqu'on a affaire à des langues orientales, le critère de la
fonction logique revêt une importance particulière, vu qu'ici la
copule est régulièrement omise. Que devons-nous faire d'une
phrase en égyptien ancien comme r.k v n bḥs, littéralement « ta
bouche la bouche d'un veau » ? L'étude de nombreux exemples
révèle que le second membre d'une phrase égyptienne possédant
un nom ou l'équivalent d'un nom dans les deux positions est
généralement le prédicat logique et contient l'élément important,
et on peut donc établir la règle que, dans ce type de
phrase, l'ordre normal des mots était (1) sujet, (2) prédicat.
Toutefois, on trouve parfois des exemples contraires, et à moins
qu'ils n'appartiennent à des types définitivement établis, nous
en conclurons qu'ils sont discongruents, et nous émettrons l'hypothèse
que leur importance était révélée à l'auditeur au moyen
d'un accent spécial sur le premier membre, comme en anglais
dans Joʹhn is my friend 26189.

Les marques externes permettant d'identifier le sujet et le
prédicat grammaticaux comme tels varient d'une langue à l'autre,
et on ne peut donner aucune règle universellement valable.
240La généralisation la plus grande qu'on puisse faire concerne le
sujet, qui est presque toujours un nom ou un équivalent reconnu
de nom. La raison en est claire. La prédication telle qu'elle apparaît
dans le nexus prédicatif consiste à mettre un sens sur quelque
chose. La chose sur laquelle le sens est mis est naturellement
considéré en tant que chose ; toute opération d'attribution
suppose quelque chose de solide et de substantiel qui peut lui
servir de base. C'est précisément pour de tels usages que la
forme nominale s'est développée. Toutefois, la généralisation
que les sujets des phrases doivent être des noms n'est pas tout à
fait exempte d'exceptions. Si nous sommes d'accord avec Paul 27190,
et je pense que nous devons l'être, pour voir un nexus prédicatif
dans des proverbes tels que Pas vu, pas pris ; Premier arrivé,
premier servi ; Tel maître, tel valet
28191, alors nous avons ici des
exemples où le sujet n'est pas un nom. La seconde généralisation,
par ordre de validité, est que le prédicat devrait être introduit
par un verbe à forme personnelle. J'ai traité de cette question
plus haut (§ 59), et on a vu qu'il y avait beaucoup d'exceptions
à cette règle.

Un grand intérêt s'attache à la question de savoir si le sujet
devrait précéder le prédicat ou vice versa. Wegener a constaté
que deux tendances opposées ont été à l'œuvre, certaines langues
représentant l'une de ces tendances et certaines l'autre 29192.
L'homme primitif, instinctif, était sans nul doute enclin à laisser
échapper sa réaction aux choses sans penser que l'auditeur ne
pouvait pas le comprendre à moins de savoir ce à quoi il réagissait.
C'est seulement lorsqu'il lisait sur le visage de l'auditeur
une expression d'incompréhension qu'un tel locuteur ajoutait le
sujet comme correction. Cet état de choses doit être à l'origine
des exclamations telles que A good fellow, Charles ! (Un brave
type, Charles !
) qui sont devenues une forme attestée dans de
nombreuses langues. Nommer en premier le sujet, et ajouter
ensuite le prédicat, relève d'une méthode beaucoup plus sophistiquée
et intellectuelle. Ce procédé peut à juste titre être considéré
supérieur à l'autre, à la fois parce qu'il reproduit ostensiblement
l'ordre réel dans lequel l'événement narré s'est déroulé
pour le locuteur, c'est-à-dire (1) stimulus, (2) réaction, et aussi
241parce qu'il témoigne d'un effort pour faciliter la tâche de l'auditeur.
En réalité, cependant, l'ordre des mots adopté n'a guère
d'importance car l'interprétation de l'auditeur se fonde sur la
phrase entière, et n'est que très peu influencée par l'ordre des
mots. Chaque fois que l'auditeur a, comme c'est le cas en anglais,
la liberté de choix, l'ordre des mots (1) prédicat, (2) sujet (par
ex., A good fellow, Charles ! (Un brave type, Charles !)) est
symptomatique d'une attitude émotionnelle envers ce qui est
déclaré, tandis que l'ordre inverse (1) sujet, (2) prédicat (par ex.
Charles is a good fellow (Charles est un brave type)) produit
l'effet d'un jugement à froid, plus objectif. Ces conclusions, toutefois,
ne valent pas pour des langues comme l'hébreu, l'arabe,
ou l'égyptien ancien, où le prédicat, si c'est un verbe, précède
normalement le sujet. Ici, c'est l'ordre des mots le plus primitif
qui est devenu congruent comme forme déclarative normale et
ayant une fois pour toutes acquis ce statut, il a aujourd'hui perdu
son ancien caractère émotionnel.

§ 70. Le sujet devient l'objet d'un choix

Des phrases du type de celles qui ont fourni à Wegener son
explication du sujet et du prédicat sont encore parfois entendues.
En sortant d'un théâtre où est joué un sombre mélodrame,
on pourrait facilement entendre l'énoncé Horrible —cette
pièce !
, avec une pause perceptible après le premier mot. Le
locuteur émet une réaction presque spontanée à la pièce qui
l'obsède toujours, et c'est seulement après coup qu'il ajoute le
sujet, en prenant à demi conscience du fait que, au moment où il
s'adresse à son ami, celui-ci peut être en train de penser à autre
chose. En dernière analyse, un tel énoncé se compose de deux
prédicats, chacun sans sujet : Horrible [c'était ; la chose à
laquelle je fais référence est] cette pièce ! 30193. De ces deux prédicats,
le premier vibre d'émotion et jaillit presque involontairement ;
le second résulte d'une intention calculée, et son caractère
moins spontané est marqué par une intensité d'accent moindre.
Mais si on choisit un exemple au hasard parmi les phrases qui
apparaissent par miliers dans nos livres ou nos journaux quotidiens,
on contastera probablement qu'il s'est beaucoup éloigné
242du modèle qu'on vient d'analyser. L'exemple suivant est tiré du
journal de ce matin : The steep climb up the other bank was
very tiring
(La montée abrupte de l'autre talus fut très pénible).
La plupart des remarques que nous avons faites à propos du
sujet et du prédicat dans les deux dernières sections s'appliquent
encore ici. La dichotomie apparaît toujours très nettement. Very
tiring
est le prédicat à la fois logique et grammatical et il est
affirmé de la chose directement dénotée par the steep climb, le
groupe de mots qui constitue le sujet. Et pourtant, la structure
de la phrase dans son ensemble a manifestement quelque chose
d'artificiel. On sent que l'élément essentiel dans ce que l'artiste,
auteur de cette phrase, désirait communiquer, est la fatigue
qu'elle a ressentie à la suite de l'escalade d'un certain talus, qui
était abrupt, mais elle a choisi de décrire sa propre condition
physique en évoquant l'action qui l'avait produite, cette action
étant prédiquée d'une autre action dont l'auteur est anonyme et
qui, pour couronner le tout, est qualifiée par un adjectif qui ne
s'applique pas à elle, mais seulement à l'objet affecté par elle. Je
ne cherche pas à critiquer l'auteur. Sa phrase est excellente,
claire et concise ; en fait, il serait impossible de l'améliorer. Ce
que je veux montrer à partir de cet exemple, c'est que l'évolution
du discours a produit une véritable métamorphose du nexus
prédicatif. Celui-ci était à l'origine une réaction linguistique
presque spontanée qui s'est révélée inefficace parce que seul le
caractère de la réaction (c'est-à-dire ce que le locuteur voulait
dire) était nommé, si bien qu'une description de la chose-signifiée
(finale) a dû ensuite être ajoutée pour éclairer l'auditeur.
Dans le discours moderne, cependant, le nexus prédicatif
n'est plus qu'une forme phrastique présentant un double avantage :
(1) il procure immédiatement un sentiment de complétude
(§ 58) et (2) l'élément le plus important peut être accentué
comme il convient, sans être sur-accentué. Il n'y a qu'un léger
accent tonique sur le prédicat des phrases déclaratives ordinaires
en anglais de sorte que, même si le prédicat indique normalement
l'élément qui a le plus d'intérêt dans une phrase donnée,
la possibilité d'informations intéressantes fournies par le sujet
n'est pas exclue. L'auteur de la phrase citée n'avait préalablement
rien dit de l'autre talus ou du fait qu'elle l'avait escaladé.
Ainsi, dans une phrase lapidaire, elle parvient à inclure quatre
prédications implicites : Je suis arrivée au pied de l'autre talus et
je l'ai escaladé ; il était abrupt et à la fin de mon ascension
j'étais très fatiguée
.243

Comment la transformation du nexus prédicatif s'est-elle opérée ?
Confronté à cette question, je dois rappeler que mon livre
n'est pas une histoire mais une diagnose du langage, et que, bien
qu'il ait été impossible d'exclure tout problème d'ordre génétique,
je ne suis pas tenu de m'y intéresser plus que mon inclination
ne m'y pousse. Paul a fait preuve d'une grande compétence
et d'une grande érudition dans son étude des développements
les plus récents du nexus prédicatif 31194. Il montre comment à la
fois le sujet et le prédicat en sont venus à être multipliés et
élargis, si bien qu'une abondance d'informations a pu, dans le
discours évolué, se loger commodément à l'intérieur de la structure
d'une seule phrase. Et il prouve que les objets et les qualifications
adverbiales des verbes, les épithètes du sujet, etc… ne
sont que des prédicats dégradés mis au service d'une dichotomie
fondamentale et organisée.

Je me contenterai d'examiner un point important sur lequel
n'a pas insisté Paul — un point où, à la vérité, il s'est gravement
égaré. Le point en question a trait à l'origine même du nexus
prédicatif, et l'erreur de Paul est intimement liée à sa conception
fallacieuse de la phrase, examinée en détail dans une section
antérieure (§ 65). Il prétend que le sujet logique (je substitue
« logique » à son « psychologique », voir p. 238) est toujours
l'idée qui surgit la première à l'esprit du locuteur et à laquelle le
prédicat est ultérieurement ajouté 32195. Il ne tient pas compte du
fait qu'entre l'émergence dans la conscience d'un thème de discours
et l'acte d'énonciation véritable, toute une série d'événements
psychiques a généralement eu lieu. Le principal de ces
événements est la décision de parler, et celle-ci peut entraîner à
sa suite un grand nombre de considérations qui sont les principaux
déterminants, à la fois de la forme finalement donnée à la
phrase et des choses choisies pour être décrites à l'auditeur. Par-dessus
tout, c'est de ces considérations que dépend le choix du
constituant de la chose-signifiée globale qui sera pris par le locuteur
comme son point de départ ou sujet. Pour réfuter la thèse
de Paul, examinons une simple déclaration, à savoir Marie a mal
244aux dents
. Puisque Marie, outre qu'elle est le sujet grammatical,
se trouve également être ici le sujet logique, le locuteur a dû,
selon l'hypothèse de Paul, penser à elle avant de penser à son
mal de dents. Dans une situation donnée, ceci pourrait être
effectivement le cas. Imaginons Marie qui s'affaire dans la pièce
à préparer le petit-déjeuner, à allumer le feu, tandis que son
patron se réjouit intérieurement de l'avoir à son service. Soudain,
il remarque sa joue enflée et il serait alors tout-à-fait naturel
qu'il fasse la remarque que Marie a mal aux dents. Dans ce
cas, la vue de Marie a précédé la vue de son mal de dents. Mais
cette même remarque pourrait très bien résulter de conditions
différentes. Imaginons un patron habituellement si absorbé par
son journal à l'heure du petit-déjeuner que les services de Marie
passent généralement inaperçus. Aujourd'hui, exceptionnellement,
sa joue enflée attire son attention. Attendant qu'elle ait
quitté la pièce, il dit à sa femme, Marie a mal aux dents. Dans
ce cas, si l'on veut vraiment dire si c'est ou Marie ou le mal de
dents qui a en premier attiré son attention, assurément ce doit
être le mal de dents. Nous voyons donc que l'ordre dans lequel
les composantes d'une chose-signifiée complexe émergent dans
l'esprit n'a pas de rapport nécessaire avec l'ordre dans lequel on
y fait ensuite référence linguistiquement. En somme, le concept
de sujet et prédicat psychologiques chez Paul repose sur une idée
fausse, et cette nomenclature devrait disparaître.

Dans la grande majorité des cas, avant qu'il n'entreprenne de
déterminer avec précision la structure d'une déclaration, le locuteur
a à l'esprit le sens général du tout qu'il veut communiquer.
Il peut bien sûr y avoir des exceptions, comme dans le cas où,
par exemple, un visiteur timide se trouverait dans la nécessité
de complimenter une jeune mère sur son bébé. Dans cette situation
embarrassante, il pourrait commencer par le sujet Votre
bébé…
ou bien Vraiment, votre bébé… sans savoir très bien comment
finir sa phrase. Généralement, toutefois, lorsqu'on décide
de faire une déclaration, un intervalle appréciable sépare la
réception du stimulus de la réaction verbale. C'est là que réside
l'une des différences les plus importantes entre les déclarations
et les exclamations. Un corrolaire de cette généralisation est que
les sujets des phrases déclaratives ne sont pas imposés au locuteur
de l'extérieur, mais sont choisis par lui arbitrairement
. Au
royaume des déclarations, le locuteur règne en monarque absolu,
et il peut disposer de ses sujets selon son bon plaisir. Ceci ne
veut pas dire, bien sûr, qu'il prendra sa décision sans se soucier
245de sa matière. Tout ce que j'affirme, c'est que le sujet d'une
déclaration n'est pas prédéterminé comme c'est nécessairement
le cas lorsqu'un prédicat exclamatif tel que Horrible… ! a précédé,
mais est le résultat d'une décision et d'un choix mûrement
réfléchis. Ainsi, loin d'être des répliques pures et simples de
données extérieures, les déclarations sont peut-être les plus
intentionnels de tous les énoncés.

Comment les sujets des phrases déclaratives sont-ils donc
choisis ? Dans le style littéraire, la liberté de choix est presque
totale, et un auteur peut être influencé par toutes sortes de
considérations, non évidentes à première vue — désir de variété,
recherche de pittoresque, l'euphonie, économie de moyens, pour
n'en nommer que quelques-unes. Dans le langage de tous les
jours, toutefois, on peut discerner une sorte de règle. Nous
avons déjà abordé ce sujet à propos de la forme de mot. Là,
nous avons vu que si Le cheval hennit est préféré à Le hennir
chevale
, ce n'est pas sans raison (p. 125). Les choses permanentes,
substantielles, humainement précieuses, dont l'homme
ne peut se passer, ses congénères, ses animaux, ses armes, ses
biens, sa nourriture, toutes ces choses sont les sujets prédestinés
de phrases. Et parallèlement, les expériences fugitives de la vie,
les événements et les actions, les propriétés discernées dans les
choses, les relations d'une chose avec une autre, sont tous prédestinés
à être prédicats. Mais ici, le lecteur peut rencontrer une
difficulté. J'ai cherché à montrer que c'est le prédicat d'une
phrase, et non le sujet, qui communique ce qui est intéressant,
et cette affirmation semble confirmée par le fait qu'un accent
tonique est mis sur le prédicat. Mais voici que maintenant je
prétends que les choses vraiment importantes pour l'homme
sont les objets matériels et les créatures qu'il prend pour sujets
de ses phrases. Y a-t-il là contradiction ? Je ne le crois pas, et je
vais prouver par une raison d'ordre psychologique que cette
incohérence n'est qu'apparente. Chacun sait que l'affection la
plus profonde n'a pas besoin de mots. Quand la bien-aimée est
tranquille et heureuse, l'amoureux considère simplement son
existence comme un fait acquis ; il la nomme rarement. Mais la
moindre chose qui l'affecte, tout aspect nouveau sous lequel elle
peut se montrer, tout acte qu'elle peut commettre, assument
aussitôt une importance proportionnelle à l'amour ressenti. Il en
va de même, à des degrés variables, pour toutes les choses qui
nous sont chères. Nous sommes très sensibles à leurs vicissitudes,
alors que les mêmes vicissitudes, si elles touchaient des
246sujets qui nous sont indifférents, n'auraient aucun intérêt particulier.
La vue d'un être humain mort inspire l'horreur, alors
qu'une mouche morte peut passer inaperçue. Ceci prouve que ce
qui nous intéresse, ce n'est pas la mort, mais plutôt qui meurt.
Et pourtant, s'il apparaît en discours, le prédicat mort est ce qui
semblera important, et son sujet, inaccentué, sera précisé seulement
parce qu'il en est habituellement ainsi, et pour de bonnes
raisons, dans les phrases purement descriptives.

La déclaration simple, directe, prend donc pour sujets des
choses concrètes, laissant devenir prédicat ce qui est transitoire,
accidentel, ou trop diffus, pour pouvoir être facilement employé
comme sujet. Cependant, le progrès de la civilisation offre un
choix toujours plus grand parmi les choses jugées dignes de former
la base des descriptions ; même le langage et la théorie du
langage peuvent devenir les sujets de livres entiers. Des noms
abstraits comme le patriotisme, le fair-play, le chômage deviennent
aujourd'hui des thèmes de préoccupation courants, traités
sous tous les aspects imaginables. Des actions comme conduire,
jouer au golf, divorcer apparaissent tout aussi fréquemment
comme sujets de phrases isolées ou même de conversations
entières. Naturellement il y a beaucoup de noms abstraits et de
nomina actionis qu'on n'entend que dans la conversation des
gens cultivés, si bien que leur emploi tend à être perçu comme
une marque de raffinement ou de culture. Des phrases très simples
telles que Cet homme est très riche acquièrent des variantes
avec un nom abstrait pour sujet, par exemple La richesse de cet
homme est prodigieuse
. Les emplois et les abus de ces nouvelles
façons de parler sont étudiés par Jespersen dans certaines de ses
pages les plus éclairantes. Il résume ainsi ses conclusions
finales : « Si l'on exprime au moyen de noms ce qui est généralement
exprimé par des verbes à forme personnelle, le langage
devient non seulement plus abstrait mais plus obscur, ceci étant
dû, entre autres, au fait que certains des éléments vivants du
verbe (le temps, le mode, la personne) disparaissent dans le
substantif verbal. Ainsi, le style nominal peut répondre aux
besoins de la philosophie, encore que parfois il ne fasse que
donner à des idées très simples l'apparence de profondes
sagesses ; mais il n'a certainement pas le même intérêt pour les
besoins de la vie quotidienne » 33196.247

Certaines autres remarques de Jespersen sur le sujet et le
prédicat sont beaucoup plus discutables. Etant donné que,
comme nous l'avons vu, l'acte de prédication consiste à assigner
quelque chose à une classe d'expériences passées, il s'ensuit que
le sujet d'une phrase ne peut avoir une extension plus grande,
au sens logique, que le prédicat. Mais cette façon de considérer
le nexus prédicatif, bien que juste, demande à être traitée avec
plus de circonspection que ne le fait Jespersen. Il formule ainsi
son point de vue : « Le sujet est relativement plus défini et spécialisé,
tandis que le prédicat est moins défini et s'applique donc
à un plus grand nombre de choses » 34197. Ce principe, selon Jespersen,
nous permettra dans des cas difficiles de décider ce qui est
sujet et ce qui est prédicat. Mais, à bien l'examiner, on s'apercevra
que le principe de Jespersen n'est qu'un piètre substitut du
vénérable test de logique consistant à se demander ce dont il est
parlé. Si Jespersen s'était contenté de dire que le sujet est toujours
défini, et le prédicat moins défini, sa position aurait été
défendable. En tout cas, il aurait été inattaquable en ce qui
concerne le sujet puisque, comme je l'ai montré (§ 68), la raison
d'être principale du mot ou du groupe de mots qu'on appelle le
sujet est de localiser et de définir la chose à laquelle le prédicat
fait référence sous un aspect qui ne la définit pas. Ce qu'il y a de
contestable dans le point de vue de Jespersen, c'est la stipulation
qu'il ajoute, à savoir que le sujet est plus spécialisé que le prédicat,
qui est lui, applicable à un plus grand nombre de choses. Si
l'on s'en tenait uniquement à cette stipulation, on en arriverait à
des conclusions pour le moins étranges dans le cas d'exagérations
courantes du genre : Tous les hommes sont des hypocrites.
Puisqu'en réalité, il y a de toute évidence moins d'hypocrites que
de gens sur terre (quoi qu'ait pu en penser l'énonciateur de cette
phrase), nous devrions ici, si nous appliquions la seconde partie
de la règle de Jespersen, déclarer que hypocrites est le sujet et
Tous les hommes le prédicat. En fait, son appel à la réalité est
tout à fait hors de propos comme critère linguistique. Il commet
la même erreur dans sa Grammaire de l'anglais moderne, lorsqu'il
prétend qu'un mot primaire (c'est-à-dire un nom) est toujours
plus spécialisé qu'un mot secondaire (c'est-à-dire un adjectif),
en donnant comme exemple le syntagme une veuve très
pauvre
 ; veuve, déclare-t-il, est un mot primaire, et pauvre un
248mot secondaire, parce qu'il y a plus de pauvres au monde que de
veuves 35198. Jespersen a oublié ici que le discours peut aussi bien
parler de faits fictifs que de faits réels et que, s'il n'y avait pas
assez de veuves au monde pour faire de veuve un mot secondaire,
on n'aurait aucun mal à ajouter quelques millions de
veuves imaginaires supplémentaires (en cherchant dans les
romans, par exemple) pour atteindre ce résultat.

En outre, Jespersen nous dit que, lorsque deux sujets reliés
par est sont aussi indéfinis l'un que l'autre du point de vue formel,
c'est leur extension respective qui permet de déterminer
lequel des deux est sujet, par ex. : Un chat est un mammifère 36199.
Il poursuit en affirmant qu'on peut dire : Un spirite est un
homme
mais pas Un homme est un spirite avec homme pour
sujet. Jespersen pipe les dés à son avantage en choisissant un
exemple dont l'original est peu plausible, et dont la forme modifiée
n'apparaîtrait jamais ailleurs que dans un livre de logique
ou de grammaire. Cependant, je me risque à affirmer qu'il est
tout à fait possible de dire Un homme est un spirite avec
homme comme sujet. Beaucoup de déclarations fausses et même
absurdes sont irréprochables du point de vue linguistique, et l'affirmation
en cause ici pourrait même être acceptée sans constestations
ni railleries par une salle pleine de gens, pour peu que
quelque formule édulcorante la rende plus digeste : Tout homme
est un peu un spirite
. De plus, le critère de Jespersen perd toute
valeur lorsque, dans une phrase avec copule, sujet et prédicat
sont coextensifs. Dans ce cas, Jespersen dit que les deux termes
sont interchangeables, et que « c'est ce que Keats implique dans
son vers Beauty is truth ; truth, beauty » 37200 (Beauté est vérité, et
vérité beauté
). Est-ce que je n'ai rien compris à l'argument de
Jespersen, ou est-ce qu'il prétend vraiment, comme il en a l'air,
que Keats souhaitait démontrer à ses lecteurs un fait purement
grammatical ? Ce serait certainement commettre une injustice
monstrueuse envers le poète qui, par cet aphorisme bien senti,
voulait de toute évidence dire que chaque fois que nous méditerons
sur la vérité, elle se révélera toujours beauté, et chaque fois
249que nous méditerons sur la beauté, elle se révélera vérité. Ce qui
est un tout autre problème.

Une concession peut être faite au point de vue de Jespersen.
En de rares occasions, le fait que le prédicat doit être une classe
semble bien déterminer le choix du sujet. Un tel cas apparaît
parmi les nombreux exemples intéressants de nexus prédicatif
cités dans le livre de Jespersen. L'ordre des mots Mon frère était
capitaine du vaisseau
implique quelque chose de plus que Le
capitaine du vaisseau était mon frère
. Sous sa première forme, la
déclaration suggère que le locuteur n'avait qu'un frère, à moins,
il est vrai, qu'un frère particulier n'ait été mentionné dans le
contexte précédent. La seconde forme ne nous dit pas si le locuteur
avait seulement un frère ou plusieurs. Cette différence vient
du fait que le sujet cherche à attacher la chose qu'il signifie à
une unité définie identifiable, et si un locuteur utilise l'expression
mon frère pour le faire, il suggère ainsi qu'il n'y a pas d'autres
frères qui auraient pu être compris à partir des mots.

Résumons-nous : au cours de son histoire, le nexus prédicatif
a subi une transformation importante. Son origine nous est
révélée non seulement par certaines survivances du type primitif,
mais aussi par les traces laissées dans le discours très évolué.
Le point de départ fut un prédicat exclamatif auquel, du fait
qu'il ne suffisait pas pour raconter sa propre histoire, un nom
dut être ajouté après coup pour indiquer le sujet. A un stade
ultérieur, le nexus prédicatif est devenu une simple forme grammaticale.
En tant que tel, cependant, il est si utile qu'il constitue
la forme normale des déclarations et des questions, et qu'il a
également été retenu pour servir de substitut aux mots isolés,
c'est-à-dire comme forme des propositions subordonnées. Sous
ces états dérivés, le sujet n'est plus une simple correction découlant
automatiquement du prédicat, mais est devenu l'objet d'un
choix de la part du locuteur. Le problème qui se pose au locuteur
n'est plus le même ; il doit toujours se demander « Est-ce que je
prédique ? », mais à cette question s'en ajoute maintenant une
seconde, à savoir « Que vais-je prendre pour sujet ? ». Le discours
y a ainsi perdu en simplicité mais gagné en efficacité. Le
choix est beaucoup plus large, car les choses pour lesquelles une
exclamation constitue la réaction appropriée sont très limitées
en nombre. Le discours simplement impulsif a fait place à un
mode d'expression plus intellectuel. L'histoire du nexus prédicatif
est, en fait, celle de la déclaration.250

§ 71. L'emploi prédicatif des mots

J'en reviens maintenant au problème des phrases où le prédicat
grammatical ne joue pas son rôle de prédicat logique, où en
fait il n'indique pas le véritable centre d'intérêt de la communication.
Dans ces nexus prédicatifs discongruents, le rôle du prédicat
logique est joué par un autre mot quelconque, par exemple
par Henry dans l'exemple précédemment cité Henry has arrived
(C'est Henri qui est arrivé). Aucune raison sérieuse ne nous
empêche ici d'appeler le sujet grammatical prédicat logique et,
en fait, décrire ainsi les choses fait apparaître une antithèse
frappante. Toutefois, cette nomenclature a l'inconvénient de suggérer
que has arrived est le sujet logique, ce à quoi, bien
entendu, s'oppose la forme de la phrase. En fait, on s'apercevra
presque toujours que, lorsque le prédicat logique ne coïncide pas
avec le prédicat grammatical, les mots représentant le sujet logique
n'ont pas besoin d'être convertis en une autre forme pour
présenter l'aspect convenant à un sujet. Mais dans l'analyse
grammaticale, les mots et groupes de mots doivent être classés
tels quels, et il n'est pas légitime de les fondre d'abord dans un
moule différent. Pour cette raison, il vaut mieux ne pas employer
les termes « sujet logique » et « prédicat logique » à propos
d'un nexus prédicatif discongruent. Par chance, la grammaire
possède un terme qui donne le sens de « prédicat
logique » sans impliquer la présence dans la phrase d'un « sujet
logique » ; c'est l'adjectif prédicatif, avec l'adverbe correspondant
prédicativement 38201. Nous avons déjà rencontré ces noms à propos
de la double possibilité de référence contenue dans tout
emploi des mots (§ 67) et nous avons vu que, lorsqu'un mot est
utilisé prédicativement, il porte à la fois un accent tonique marqué
et attire l'attention sur son sens plutôt que sur la chose
« finale » par lui signifiée. Comme exemples, nous avions, entre
autres, cité : She looked ovʹer her spectacles (elle regarda pardessus
ses lunettes
) et Mind you come earʹly (tâche d'arriver tôt).
Si l'on essaie de rendre le sens de ces phrases de façon à faire de
over (par-dessus) et early (tôt) des prédicats non seulement
251logiques mais aussi grammaticaux, il en résulte des formulations
très maladroites, à savoir La façon dont elle regarda était pardessus
ses lunettes
 ; Veille à ce que le moment où tu viendras
soit tôt
.

L'emploi prédicatif des mots est donc un stratagème élocutionnel
permettant d'éviter la refonte complète d'une phrase
pour obtenir un nexus prédicatif congruent. Le mot ou groupe
de mots prédicatif peut apparaître, soit dans le sujet grammatical,
soit dans le prédicat grammatical. Comme exemples du premier
cas, on peut citer : The reʹd pencil belongs to Mary (=le
crayon qui appartient à Marie est celui qui est rouge) ; The
house over therʹe belongs to the Murrays
(= la maison qui
appartient aux Murray est celle qui se trouve là-bas). Ou encore,
le mot prédicatif peut être complètement en dehors du sujet et
du prédicat grammaticaux, par exemple Certaʹinly you may tell
him
(que tu peux lui dire est certain). Sur le même modèle que
ce dernier exemple, on a l'emploi anticipatif très courant des
noms, souvent précédés par as to (quant à) ou autre chose du
même genre, par exemple, As to your last argument, it is completely
beside the point
(quant à ton dernier argument, il est
tout à fait hors de propos
). Dans certaines langues, cet emploi
est si stéréotypé qu'on ne peut pratiquement plus l'appeler prédicatif.
Ainsi, en français, les questions avec un nom pour sujet
prennent normalement la forme Jean est-il venu ? Un fait particulièrement
intéressant est que certaines phrases peuvent avoir
deux mots prédicatifs, ou même davantage, par exemple James
is muʹch older than Joʹhn and Marʹy
(James est beaucoup plus
vieux que Jean et Marie
), où le locuteur s'est arrangé pour mettre
en valeur quatre points, à savoir « un enfant beaucoup plus
âgé que Jean et Marie est James ». Le nombre d'années que
James a en plus de Jean et Marie est grand », « James est beaucoup
plus âgé qu'un autre enfant dont le nom est Jean », « James
est beaucoup plus âgé qu'un autre enfant dont le nom est Marie ».

On peut objecter que, dans mon dernier exemple, James, John
et Mary ne sont pas des prédicats logiques mais des sujets logiques,
et si nous appliquons notre critère consistant à se demander
à quelle question répond la déclaration, cette objection semble
justifiée au moins dans le cas de James. Car on ne peut nier
que la déclaration répond à la question Qu'avez-vous à nous dire
sur James ?
Cette contradiction apparente nous introduit au
cœur même du mécanisme du discours. Ce qui, à un moment,
est le prédicat ou la réaction linguistique peut, le moment
252d'après, devenir le sujet ou stimulus linguistique. En fait, ceci est
l'inévitable enchaînement des événements dans toute phrase à
plusieurs mots. Prenez Horrible, cette pièce ! 39202. Au départ,
horrible est la réaction du locuteur au stimulus dont il est en
train de subir l'influence. Mais à peine le mot est-il sorti de sa
bouche, qu'il devient le sujet de ce qui suit. « De quoi parles-tu
en disant horrible ? » « L'horrible chose dont je parle est cette
pièce ». En d'autres termes, le mot horrible, bien que n'ayant
pas la forme d'un sujet, fournit l'indice menant à ce qui doit être
pris comme sujet ou stimulus à l'origine des mots subséquents.
Chaque mot qui tombe est un prédicat passant rapidement à
l'état de sujet. Cependant, dans Horrible, cette pièce ! — j'envisage
maintenant le cas où la pause entre les deux membres de la
phrase est devenue très brève — nous sommes grammaticalement
contraints de considérer Horrible comme le prédicat, et
cette pièce comme le sujet. La raison en est que le locuteur s'est
arrangé pour prescrire cette analyse par son mode d'élocution. Il
a davantage accentué horrible que cette pièce, et l'auditeur, pouvant
ainsi déterminer le niveau d'intention du locuteur, s'attache
au premier mot comme étant celui qui indique le point essentiel
du locuteur. Pour en revenir à Jaʹmes is muʹch older than Johʹn
and Marʹy
(James est beaucoup plus vieux que Jean et Marie), il
ne fait aucun doute qu'on pourrait, à la réflexion, donner raison
à l'auditeur d'arguer que quelque chose a été dit de John et
Mary ; mais au départ, et en ce qui concerne l'intention du locuteur,
les mots John et Mary soulignent simplement des facteurs
importants dans ce qui a été dit à propos de James. En ce qui
concerne James, le locuteur a voulu que son nom soit interprété
de deux façons distinctes. En tant que sujet grammatical, c'est
un simple indice menant à la personne concernée par la déclaration.
En tant que mot prédicatif, le nom insiste sur le fait que la
personne concernée par la déclaration est James et personne
d'autre.

James et personne d'autre — j'insiste sur cette stipulation
pour attirer l'attention sur le fait qu'un mot employé prédicativement
implique pratiquement toujours une dénégation 40203. Mind
you come eaʹrly
 : tâche d'arriver tôt, pas tard ; Heʹnry has arrived :
253c'est Henri qui est arrivé, pas Jean ; The reʹd pencil belongs
to Mary
 : c'est le crayon rouge qui appartient à Marie, pas le
bleu
 ; The house over theʹre belongs to the Murrays : c'est la
maison là-bas qui appartient aux Murray, pas celle que tu
regardes
 ; Certʹainly you may tell him : bien sûr tu peux le lui
dire, tu n'as aucune raison d'en douter. L'utilité de cette implication
fournit un motif supplémentaire pour l'emploi prédicatif
des mots. Il est à remarquer qu'un prédicat grammatical
congruent peut lui-même être accentué dans ce but précis. That
play is horʹrible !
 : Cette pièce est horrible, pas charmante,
comme tu le prétends
 ; He roʹde, il est venu en voiture, pas à
pied
.

J'en ai terminé avec la prédication. En revenant en arrière, le
lecteur constatera que l'existence d'au moins cinq sortes de prédicats
a été reconnue : (1) tout mot est un prédicat en ce sens
qu'il déclare la nature de la chose à laquelle il fait référence, la
classe à laquelle la chose appartient ; (2) toute phrase dans son
entier est un prédicat ou une réaction à un état de choses existant
en dehors d'elle ; (3) tout mot employé est prédicat d'un
état de choses pour lequel les mots précédents ont fourni des
indices ; (4) dans toutes les phrases présentant la dichotomie
sujet/prédicat, le prédicat grammatical dit quelque chose de la
chose dénotée par le sujet grammatical ; et (5), tout mot donné
dans une phrase peut être employé prédicativement, ou dans le
sens d'un prédicat logique, c'est-à-dire peut communiquer une
déclaration implicite concernant l'essence de la phrase entière. Je
dois rappeler l'affirmation sur laquelle s'est ouverte le paragraphe
68 ; l'existence d'un certain type de sujet-prédicat n'exclut
pas l'existence d'un autre type. Les cinq types de prédicats
mentionnés ci-dessus ne sont, cependant, pas tous importants du
point de vue grammatical. Comment les discriminer ? La
réponse à donner s'accorde parfaitement avec la conclusion que
la discussion de ce chapitre met de plus en plus en évidence ;
c'est le but du locuteur qui détermine la portée et l'importance
sémantique de chaque élément du discours. Parmi les cinq types
de prédicats énumérés ci-dessus, les trois premiers sont inhérents
au mécanisme du langage et ne sont pas l'objet d'une
intention spécifique du locuteur. Les deux derniers, au contraire,
sont l'objet d'une intention ferme de sa part. Par conséquent, la
grammaire ne peut se passer ni de la notion de sujet et prédicat
grammaticaux, ni de celle de prédicat logique. Mais le reste peut
être passé sous silence.254

§ 72. Déclarations

Aucun examen détaillé des quatre types de phrases (§ 51) ne
pouvait être entrepris avant que le nexus prédicatif n'ait été étudié
de près, puisque c'est lui qui donne aux phrases déclaratives
leur forme caractéristique, et qui les différencie des types purs
de requête et d'exclamation. Je vais maintenant étudier les quatre
classes l'une après l'autre, mais je ne m'intéresserai qu'aux
exemples vraiment typiques de chaque catégorie car, comme
nous l'avons vu, ces classes se confondent, les rudiments de chacune
étant présents dans toute phrase quelle qu'elle soit. Je commence
par les déclarations. Quelques remarques concernant leur
forme externe sont nécessaires. Les spécimens les plus achevés
présentent à la fois un sujet et un prédicat, le sujet étant un
nom ou l'équivalent d'un nom. Très souvent, le prédicat est
introduit par un verbe à une forme personnelle. Si ce verbe est
simplement la copule, il doit être complété par un mot ou
groupe de mots prédicatif, un nom (par exemple : Il est roi), un
adjectif (bon), un adverbe (ici), ou l'équivalent d'un de ces éléments
(l'homme que j'ai vu, de naissance noble, chez lui). L'ordre
des mots varie d'une langue à l'autre. L'anglais, le français et
l'allemand suivent généralement le modèle X est Y, X fait Y. Le
latin est plus libre mais montre une préférence pour l'ordre
sujet, objet, verbe, par exemple : Romulus urbem condidit. Les
langues sémitiques privilégient le type verbe, sujet, objet, par
exemple : katala Zaidun ragulan, littéralement « tua Zaid un
homme ». Dans certaines langues le sujet, s'il est simplement
pronominal, se manifeste comme une flexion du verbe, par
exemple amas en latin. A une étape ultérieure, un pronom est
souvent ajouté de façon à produire des formes comme tu aimes.
Une caractéristique très importante des phrases déclaratives est
qu'elles peuvent être aussi bien négatives qu'affirmatives. Elles
sont négativées au moyen d'un adverbe (pas, jamais) qui, bien
qu'ayant la force d'un prédicat logique (Henri n'est pas arrivé
= que-Henri-est-arrivé n'est pas-le-cas), est souvent inaccentué,
comme en témoigne la forme contractée de not en anglais dans,
par ex., Henry hasn't arrived yet. Le mot négatif est ainsi pratiquement
sur un pied d'égalité avec les adverbes de phrase indiquant
le degré d'assurance avec lequel est faite une déclaration,
par exemple certainement, peut-être (§ 60). Mentionnons simplement
255au passage ces formes de déclarations très proches d'exclamations,
par exemple How well he sings ! (Comme il chante
bien !
) A good fellow, Charles (Un brave type, Charles !), ou
celles qui sont elliptiques, par exemple Twopence (Deux francs),
en réponse à How much did that cost ? (Combien as-tu payé
cela ?
)

On a vu que le degré d'importance plus ou moins grand
accordé à l'un ou l'autre des trois facteurs du discours autre que
les mots est le principe à la base de la division tripartite des
phrases en déclarations, requêtes et exclamations (§ 51). La
déclaration est la classe de phrases où ce sont les « choses » qui
prédominent. C'est pourquoi la fonction des phrases déclaratives
est très proche de celle des mots. Hormis une particularité
remarquable que nous examinerons plus loin, les phrases déclaratives
sont simplement des noms complexes de choses. Leur
but est de décrire les choses objectivement, en occultant dans la
mesure du possible le locuteur et l'auditeur. Tous deux, il est
vrai, peuvent faire partie des choses auxquelles font référence
les déclarations, en étant représentés par les pronoms personnels
je et tu. Mais c'est seulement sous une forme objectivée
qu'ils sont alors présentés ; le locuteur fait allusion à lui-même
et à l'auditeur exactement comme s'ils étaient sur le même plan
que n'importe quelle autre chose dont on pourrait parler. Pour
revenir à l'exemple de Jespersen, l'essence de toute phrase déclarative
est comparable à l'essence des mots un chien aboyant
furieusement
. Mais ces mots ne constituent pas une déclaration,
alors que c'est le cas de Le chien aboie furieusement. Nous
voyons maintenant en quoi réside la particularité des phrases
déclaratives ; elles prédiquent quelque chose de quelque chose.
Ou, pour utiliser le terme habituel dans ce cas, les déclarations
« font des assertions ». Il existe deux sortes d'assertion, positive
et négative. Une assertion positive est une affirmation, une
assertion négative est une dénégation. Les déclarations disent,
soit que quelque chose est ou fait quelque chose, soit que quelque
chose n'est pas ou ne fait pas quelque chose.

La reconnaissance de cette caractéristique essentielle des
phrases déclaratives remonte à Aristote. « Tout discours », a-t-il
écrit, « est signifiant, mais seul est déclaratif le discours auquel
est inhérent le jugement de vérité ou de fausseté. Cependant, ce
jugement n'est pas inhérent à toutes les sortes de discours ; par
exemple, la prière est bien du discours, mais elle n'est ni vraie,
256ni fausse » 41204. Ce qu'Aristote dit ici des prières, c'est-à-dire des
requêtes, pourrait tout aussi bien être dit des exclamations. Les
questions, en revanche sont non seulement directement concernées
par ce problème du vrai et du faux, mais elles ont aussi
l'apparence extérieure d'affirmations ou de dénégations (§ 73).
Dans un autre sens, cependant, il est clair qu'elles n'affirment
pas et qu'elles ne nient pas non plus. Laissant pour l'instant de
côté les questions, nous voyons que le génie d'Aristote a discerné
le véritable trait distinctif des phrases déclaratives. Elles seules
peuvent faire des assertions. On peut en fait formuler cette
généralisation de façon plus absolue ; toutes les phrases déclaratives
doivent, soit affirmer, soit nier. C'est là leur nature, et elle
se fait toujours sentir, même dans les propositions subordonnées
qui ne sont des déclarations que du point de vue formel. Il nous
faut maintenant étudier de façon très précise ce qu'est l'assertion,
d'où les phrases déclaratives tirent ce pouvoir d'assertion et
à quelles fins elles l'exercent.

La généralisation que toutes les phrases déclaratives font des
assertions ne doit pas être confondue avec la doctrine logique
selon laquelle les déclarations sont nécessairement vraies ou
fausses 42205. C'est là une thèse très différente, et qui, à la lumière
de nos conclusions précédentes, peut seulement signifier que les
choses particulières auxquelles font référence les déclarations
doivent, soit être, soit ne pas être, en conformité avec la réalité
extralinguistique. Mais cette conformité des choses avec la réalité
est une relation tout à fait extérieure au discours, uniquement
concerné par le problème de la communication avec un
auditeur. Nous avons vu que le discours fait référence à des
choses réelles et imaginaires avec une stricte impartialité. La
langue n'a pas créé de formes pour distinguer le réel et l'irréel.
Personne et Tout le monde sont des noms semblables, inexistant
est un adjectif au même titre que existant, et nous pouvons faire
des références absurdes et impossibles telles que S'il te plaît,
saute par-dessus la lune
, ou Si tu avais sauté par-dessus la lune,
avec exactement les mêmes constructions syntaxiques que pour
257des références sensées et pratiques comme S'il te plaît, prête-moi
cinq francs
, ou Si tu m'avais prêté cinq francs. L'argument
peut maintenant être étendu aux choses concernées par l'assertion.
Deux et deux font quatre est une déclaration faisant référence
à la proposition que deux et deux font quatre et ceci, dans
la plupart des situations, est vrai ou en accord avec la réalité
telle que nous la connaissons. Mais l'assertion deux et deux font
cinq
, qui fait référence à une chose fausse ou en désaccord avec
la réalité, a exactement la même apparence linguistique. De ceci,
nous pouvons conclure que la nature du discours est totalement
indépendante de la vérité ou de la fausseté des choses auxquelles
il fait référence. Une grave confusion est née de l'ambiguïté des
termes « déclaration » et « assertion », qui sont tantôt utilisés
pour les mots employés, et tantôt pour les choses auxquelles ces
mots font référence. Si la thèse que les déclarations doivent être
soit vraies, soit fausses devait être comprise comme concernant
les mots, il est évident que la théorie linguistique serait
contrainte d'en tenir compte. Mais tel n'est pas le cas.

Le terrain sera encore plus efficacement déblayé pour l'analyse
de l'« assertion » si j'examine d'abord un ou deux autres cas dans
lesquels l'activité de discours entre en contact avec la vérité ou
la fausseté. Le discours et la langue sont aussi peu affectés par la
croyance du locuteur qu'ils le sont par la vérité ou la fausseté
des choses dont il est parlé. Les mensonges ont exactement la
même forme que les déclarations reflétant un savoir véritable ou
une croyance sincère 43206. La théorie linguistique est, certes,
concernée par toutes les intentions du locuteur qui se font sentir
comme des implications des phrases ou mots énoncés, mais l'intention
de mentir n'en fait pas partie. Au contraire, le locuteur
qui ment fait tout son possible pour qu'on le croit sincère, bien
que les méthodes qu'il adopte à cette fin puissent aller de la
protestation violente à la suggestion discrète, faite en passant.
Une autre façon dont on peut envisager les rapports du vrai et
du faux avec le langage est de mesurer le succès ou l'insuccès
avec lequel un locuteur trouve des mots ou des formes d'expression
adaptés à son but. S'il utilise un mot convenant parfaitement
258à la chose qu'il souhaite communiquer, ou s'il emploie le
type de phrase calculé pour influencer l'auditeur de la façon
désirée, alors il y a une correspondance de vérité entre le but et
le résultat. Ici, toutefois, les termes éthiques « bien » et « mal »,
ou les termes normatifs « correct » et « incorrect », conviennent
mieux (§ 48). J'en viens pour terminer à un point de la plus
haute importance. A son tout début, le discours était une réaction
naturelle, automatique et, à ce stade, le cri d'angoisse, par
exemple, était le véritable effet de sa cause. Plus tard, l'intervention
de la volonté et du but ont complètement transformé cette
relation causale, mais les énoncés émis ont conservé un caractère
de vérité dans la mesure où la sincérité du locuteur et l'authenticité
de son but sont normalement considérés comme allant de
soi. Personne ne doute de la vérité d'une exclamation d'enthousiasme,
à moins qu'elle ne soit prononcée d'une manière tiède.
Les ordres sont acceptés comme signes que le locuteur désire
réellement l'accomplissement de l'action ordonnée, et les questions,
qu'il cherche une réponse vraie 44207. C'est seulement si des
indications d'ordre élocutionnel contredisent les indications d'ordre
locutionnel, comme dans l'ironie ou les requêtes fantaisistes,
que l'auditeur hésite à interpréter le discours littéralement.

Ces observations nous amènent directement au sujet de
l'« assertion » dont la définition est contenue dans la formule
suivante : Toutes les phrases déclaratives font des assertions,
c'est-à-dire présentent leur prédicat soit comme étant vrai, soit
comme étant faux de la chose dénotée par leur sujet
. Nous
avons vu que, historiquement, le nexus prédicatif, c'est-à-dire la
forme de la déclaration, descend des exclamations. La véridicité
généralement attribuée aux exclamations adhère encore aux
déclarations qui en dérivent ; chaque fois qu'on garde le locuteur
en vue, on présume habituellement que ses déclarations découlent
259d'une intention honnête. On présume même généralement
sa connaissance de ce qu'il déclare, si bien que, à moins qu'il n'y
ait des raisons particulières de se méfier, les déclarations sont
acceptées comme étant vraies. Lorsque je demande le prix d'un
paquet de cigarettes et qu'on me dit qu'il coûte cinq francs, je ne
mets pas en doute la déclaration. Cette présupposition de sincérité
s'explique manifestement par le fait que, dans la très grande
majorité des cas, les choses déclarées se sont effectivement révélées
vraies dans les faits. Lorsqu'une déclaration particulière est
reconnue fausse par l'auditeur, c'est pour lui un emploi discongruent,
qui éveille toujours dans son esprit le sentiment qu'il a
été trompé. Nous en venons maintenant à la caractéristique la
plus étrange des déclarations, à savoir que l'objectivité à laquelle
il a été fait allusion au début de cette discussion est associée à
une force irrésistible généralement uniquement attribuée à une
action humaine. Non seulement la chose signifiée par une déclaration
est prise comme étant vraie, mais sa vérité semble être
imposée par la phrase elle-même. On peut vraiment dire que
« les déclarations affirment », beaucoup plus légitimement que
d'ordinaire lorsque des actions humaines sont imputées à des
choses. La raison probable en est que les déclarations possèdent
dans le sujet et le prédicat des représentants à la fois du stimulus
qui a incité au discours et de la réaction à ce stimulus. Une
relation causale apparaît subsister entre eux et c'est pourquoi
l'acte de langage semble ici comme détaché de son environnement
extérieur et comme joué à l'intérieur des mots prononcés
eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, en entendant des déclarations, et
encore plus, en les lisant, on oublie souvent leur auteur, l'attention
se fixant sur les choses dont il est parlé. C'est seulement
dans le cas de déclarations fausses, ou absurdes, ou provocantes
d'une manière ou d'une autre, que la présence du locuteur saute
aux yeux, prouvant que ce facteur du discours était bien présent
tout le temps, même s'il passait inaperçu.

Les déclarations peuvent être aussi bien négatives qu'affirmatives 45208.
Le caractère unique conféré au langage par son pouvoir
de négation est bien mis en valeur par Raleigh dans son essai
sur le style : « D'autres arts peuvent affirmer, ou semblent affirmer,
avec toute la richesse de détail voulue ; ils peuvent renforcer
260leur affirmation par une réserve pudique, l'effet de surprise
d'une brièveté étudiée et l'effacement de toute impertinence ;
seule la littérature peut nier, et honorer la négation avec toutes
les ressources d'un pouvoir qui a l'univers pour trésor » 46209. Il est
évident que cette particularité est due à la coexistence d'un auditeur
et d'un locuteur. Il semble y avoir de bonnes raisons de
penser que la négation est née de la contradiction, du refus d'accepter
les assertions comme vraies. La pensée est tellement sous
l'influence des habitudes linguistiques que les propositions négatives
y jouent maintenant sans aucun doute un rôle considérable ;
mais la plupart des gens admettraient probablement que,
lorsqu'ils sont seuls, ils sont plus enclins à penser affirmativement
que négativement. La dérivation des mots négatifs en
général est difficile à déterminer ; en égyptien ancien, il est possible
— simplement possible — que le mot n, « pas », soit relié
au verbe ni, « rejeter », mais dans ce cas le verbe peut très bien
être secondaire. Une hypothèse qui semble plausible est que le
mot pour pas ait eu partout pour origine une exclamation de
refus. Cette hypothèse semble confirmée par la forme syntaxique
universellement adoptée par les refus. Tandis que la vaste
majorité des réactions humaines peuvent être linguistiquement
représentées par le prédicat d'un nexus prédicatif, ceci n'est pas
vrai de la non-acceptation des déclarations ; on ne dit pas Que X
est Y n'est pas
. On s'y prend tout autrement pour les déclarations
négatives. Il suffit d'examiner quelques exemples pour
constater que la déclaration affirmative est reproduite dans son
entier, et ensuite modifiée par un adverbe qui annihile la prédication.
Peut-on douter, alors, que la déclaration négative soit par
essence l'affirmation d'un locuteur réel ou supposé dans laquelle
s'est insinuée l'exclamation de refus de l'auditeur ? Ainsi la
déclaration négative est génétiquement une affirmation et, en
tant que telle, elle porte le sceau de véracité inhérent à toutes
les formes déclaratives ; en somme, les dénégations, tout comme
les affirmations, présentent leur contenu comme des assertions
vraies. Psychologiquement, toutefois, les déclarations négatives
ont subi une transformation. Elles ne sont plus senties comme
des prédications d'abord affirmées, puis exposées à un refus. La
langue les a transformées en attributions rejetées dès le départ.
C'est pourquoi nous devons définir les assertions comme des
261déclarations qui présentent leur prédicat soit comme vrai, soit
comme faux. Toute déclaration est assertion et, dans cette
mesure, présente ce qu'elle dit comme vrai ; mais c'est aussi soit
une affirmation, soit une dénégation, et considérée sous cet
aspect, elle présente son contenu soit comme vrai, soit comme
faux.

Comme les déclarations tiennent le locuteur et l'auditeur à la
plus grande distance possible, les buts dans lesquels cette forme
phrastique est utilisée sont moins évidents que dans les autres
classes de phrases. En fait, ces buts sont excessivement variés, et
on ne peut ici que s'arrêter brièvement sur quelques-uns. L'information
donnée à des fins pratiques et la formulation scientifique
sont peut être les domaines où la déclaration atteint son
maximum d'objectivité et de véracité apparente (n). Les expressions
d'opinion et les jugements de toute sorte font apparaître
le locuteur de façon beaucoup plus ostensible et, dans ce cas,
l'auditeur a tendance à adopter une attitude critique et sceptique
dès le départ. Il y a un certain nombre de cas où il est hors de
propos d'introduire le critère de vérité/fausseté. Un roman peut
s'ouvrir sur les mots Le soleil disparaissait lentement à l'horizon ;
ici, nous ne demandons pas si la déclaration est vraie ou
fausse ; qu'elle contient une assertion est indubitable, mais ceci
est simplement une conséquence de la forme linguistique que
l'écrivain a choisi d'adopter. Il en est de même pour les déclarations
fantaisistes telles que : Tu est un petit cochon ! Des types
de déclarations existent aussi là où la personnalité du locuteur,
loin de rester cachée, est mise en avant avec une insistance laborieuse.
Dans les menaces comme Tu le regretteras !, l'intonation
l'emporte sur la forme locutionnelle objective et laisse planer
une sinistre impression de danger émanant du locuteur. J'ai précédemment
étudié les ordres du type You shall obey me (Tu
m'obéiras
) (§ 61), et j'ai également exposé les raisons pour lesquelles
l'emploi de la forme déclarative donne une impression
de complétude (§ 58).

Se battre contre l'ambiguïté inhérente aux mots est difficile et
induit même souvent en erreur, et dans ce paragraphe, je n'ai
pas hésité à utiliser librement le terme « déclaration » dans trois
sens : (1) phrase fonctionnant comme déclaration ; (2) phrase
ayant la forme d'une déclaration ; et (3) la proposition à laquelle
il est fait référence au moyen d'une déclaration. Je ne m'en
excuse pas, car, en choisissant cette voie, j'ai simplement employé
262la langue comme sa nature l'exige. Le lecteur n'est en
droit de se plaindre que si je l'ai induit en erreur ou mystifié.

§ 73. Les questions

J'en viens maintenant aux deux types de phrases dans lesquelles
l'auditeur peut être considéré comme le facteur prédominant,
puisque c'est de son accomplissement d'une certaine action
que dépend le succès de l'acte d'énonciation. Dans les requêtes,
une action spécifiquement nommée est exigée par le locuteur,
tandis que dans les questions, c'est une réponse verbale pertinente
qui est attendue. Je m'occuperai d'abord des questions,
celles-ci étant particulièrement proches des déclarations, aussi
bien du point de vue formel que fonctionnel. Le simple fait
qu'un désir de réponse verbale pertinente se manifeste dans les
questions montre que les « choses » y sont un facteur presque
aussi important que l'auditeur, car la raison d'être des mots est
toujours d'indiquer des choses. D'autre part, il y a de toute évidence
un lien très étroit entre les questions et les exclamations,
le désir du locuteur étant d'une importance capitale, surtout du
point de vue de l'auditeur. Il n'y a, en fait, aucune classe de
phrases dans laquelle l'interaction des quatre facteurs réunis soit
plus visible, ou dans laquelle la relation avec les autres classes
soit plus manifeste. En ce qui concerne la forme externe des
questions, l'intonation reste, comme toujours, le principal moyen
de révéler la qualité phrastique. Le type d'intonation adopté
varie en fonction de la nature de la question particulière qui est
posée. Le nexus prédicatif constitue, comme dans les déclarations,
la principale armature de la forme locutionnelle. Mais
ceci, bien qu'habituel, n'est pas absolument indispensable, vu
qu'un mot isolé comme headache (mal de tête) peut servir aussi
bien de question (Headache ?) que de déclaration exclamative
(Headache !).

Les questions se répartissent en deux groupes principaux.
Dans le premier, que je nommerai le groupe des questions
appelant corroboration
, le contenu entier de la prédication est
soumis à l'arbitrage de l'auditeur, et la réponse escomptée est
soit Oui !, soit Non !. Dans le second groupe, désignons-le par
l'expression commode questions appelant spécification, l'interrogation
du locuteur porte sur un point particulier en rapport
avec la prédication, dont la vérité générale est acceptée. Ici, un
263pronom, un adjectif ou un adverbe interrogatif est nécessaire
pour indiquer le point précis sur lequel porte la question. J'étudierai
ces deux groupes séparément car, aussi bien du point de
vue formel que fonctionnel, ils présentent des divergences considérables.
Mais avant de me lancer dans cette entreprise, je voudrais
attirer l'attention sur une autre subdivision qui recoupe
celle dont nous avons déjà parlé. Dans les questions authentiques,
le locuteur demande vraiment une information. Il arrive,
certes, qu'il ait déjà une idée très précise de ce que sera la
réponse, et il peut même trouver un moyen de le suggérer à
l'auditeur. Néanmoins, il lui reste un doute, et s'il pose sa question,
c'est bien dans le but d'apprendre ce qu'il ne sait pas
encore. Dans l'autre variété, appelée questions rhétoriques, le
locuteur sait, ou pense savoir, ce que sera la réponse ; il est seulement
impatient de voir la réaction de l'auditeur, ou bien il
essaie, par exemple, de lui faire admettre quelque chose. Ces
questions sont également des questions authentiques, dans la
mesure où une réponse est véritablement cherchée, mais elles
tendent à devenir de simples déclarations, comme dans le cas
cité plus haut, § 54.

(1) Dans les questions appelant corroboration, la forme locutionnelle
originelle était identique à celle des déclarations. Une
assertion était réellement contenue en elles, mais n'était faite
que pour être mise en doute au moyen de l'intonation. De telles
questions sont en réalité des déclarations discongruentes, la discongruence
étant ici le fait que le but du locuteur n'est pas de
donner des informations, mais d'en recevoir. Dans He told you
so ?
(Il te l'a dit ?), qui n'est pas la forme interrogative habituelle
en anglais, la discongruence est encore sentie. Mais de
nombreuses langues ont réussi à effacer toute impression de discongruence
par la simple insertion d'une particule interrogative
comme ἦ, μή, ἄρα en grec, et num, -ne en latin. Les langues
européennes modernes obtiennent le même effet, non pas en
employant des particules interrogatives, mais en inversant l'ordre
des mots, par exemple Vient-il ? Ist er da ? De telles inversions
nous semblent si caractéristiques des questions qu'il n'est
pas facile de se rendre compte que cet ordre des mots n'a pas
été senti nécessaire universellement. Nous avons déjà vu que tel
n'est pas le cas ; historiquement, en effet, on peut prouver que
l'inversion est secondaire, vu qu'elle a été copiée sur les questions
appelant spécification (voir ci-dessous). Toutefois, il y a
une bonne raison psychologique pour que la pratique, une fois
264innovée, ait été retenue ; comme le montrent toutes les phrases
exclamatives, il existe une forte tendance à commencer par un
mot auquel s'attache un intérêt particulier ou à propos duquel le
locuteur éprouve quelque chose de profond ; et un tel mot, dans
les questions appelant corroboration, est le verbe à une forme
personnelle introduisant le prédicat. Je ne mentionnerai qu'en
passant le fait que, lorsqu'un verbe auxiliaire est employé, il est
placé seul devant le sujet, de telle sorte qu'ici, à la fois le désir
de marquer une interrogation et le sentiment que le sujet
devrait précéder le prédicat peuvent être satisfaits simultanément,
par exemple Est-il venu ? Hat er geschriehen ? En
anglais, le même agencement est repris même aux temps présent
et passé ; comparez Does he know ? Did he know ? avec
Weiss er ? Wusste er ? (Sait-il ? Savait-il ?). Le français obtient
le même résultat par un moyen différent, par exemple : Est-ce
que vous l'avez vu ?
Les questions négatives faisant partie de ce
groupe présentent diverses subtilités qui ne peuvent être étudiées
en détail. Toutefois, je vais essayer d'expliquer brièvement
ce qui me semble être le principe essentiel. Chaque fois qu'une
proposition est mise en question, la possibilité que l'opposée
soit vraie est ipso facto envisagée. Mais la dénégation emporte
avec elle un sens de contradiction qui n'est pas d'ordinaire inhérent
aux affirmations. Par exemple, Il est riche affirme simplement
mais Il n'est pas riche suggère : « tu croyais peut-être qu'il
était riche, mais il ne l'est pas ». Par conséquent, tandis que Est-il
riche ?
n'implique pas d'attente particulière en ce qui concerne
la réponse, N'est-il pas riche ? implique « Je croyais qu'il était
riche ; vas-tu me dire qu'il ne l'est pas ? Dans ce cas, je serais
surpris » 47210. Ceci peut aider à expliquer pourquoi, en anglais, les
queues de phrases interrogatives (« tag-questions »), comme les
appelle Jespersen, sont d'une qualité différente de la déclaration
qu'elles accompagnent, par exemple He is rich, is he not ? He is
not rich, is he ?
48211. Il ne fait aucun doute qu'on peut effectivement
répondre affirmativement ou négativement à une question
telle que Ne vas-tu pas à l'école aujourd'hui ? Mais le locuteur
implique : « Si tu me dis que non, je serai surpris ». Par conséquent,
il est dans l'ensemble vrai de dire que les questions négatives
265appelant corroboration escomptent une réponse affirmative.
Cf. en latin nonne, en hébreu ha.

(2) Encore plus proches des déclarations, on trouve les questions
appelant spécification
, où l'interrogation porte sur un seul
mot ou un seul syntagme. Car ici le reste de la phrase fait une
assertion catégorique, et à part l'accent emphatique sur l'interrogation
initiale, les questions anglaises de ce type ont une intonation
qu'on ne peut distinguer de celle d'une déclaration ordinaire.
Un accent interrogatif à la fin, ainsi qu'au début,
n'apparaît que lorsque le locuteur, surpris par une assertion qui
vient d'être faite, désire qu'elle soit répétée afin de s'assurer
qu'il n'a pas mal entendu ; par exemple Wheʹn did you coʹme ?
dans le sens de « Quand as-tu dit que tu étais venu ? » L'utilité
des pronoms interrogatifs (par exemple qui ? quoi ?), des adjectifs
interrogatifs (par exemple quel(le) ?) et des adverbes interrogatifs
(par exemple où ? comment ?) réside dans le fait qu'ils
donnent à l'auditeur des indications plus ou moins précises sur
la chose à propos de laquelle le locuteur désire s'informer. C'est
essentiellement leur emploi syntaxique qui leur permet de jouer
ce rôle. Par exemple, dans A qui Georges a-t-il donné le livre ?,
le fait que qui dépend du mot datif à montre que l'interrogation
porte sur le destinataire du don de Georges ; la réponse peut
répéter ou ne pas répéter la préposition, par exemple A Marie
ou simplement Marie. Mais la plupart des pronoms, adjectifs et
adverbes interrogatifs possèdent aussi dans leur forme un
moyen de suggérer à l'auditeur le genre de chose qu'il est censé
nommer dans sa réponse ; par exemple, qui ? suppose que cette
chose sera une personne présentée comme la source d'une action
ou d'une opération analogue à une action. Hormis ces implications,
le sens du radical de tous ces mots interrogatifs est identique ;
il marque la chose à laquelle ils font référence comme
appartenant à la classe « choses à propos desquelles une spécification
immédiate est désirée ».

Il ne fait pas de doute que les questions appelant spécification
sont dérivées des questions appelant corroboration ayant un mot
indéfini parmi leurs composants. Une question du type You saw
someone ?
(Tu as vu quelqu'un ?), bien que présentée sous une
forme qui semble anticiper la réponse Oui ! ou Non !, ne se
satisfait pas, en principe, d'une réponse affirmative si un nom
correspondant à quelqu'un n'est pas octroyé. Or il est remarquable
que, dans de nombreuses langues, les mots interrogatifs et
indéfinis soient apparentés ; des cas bien connus sont en grec
266τίς, « qui ? » et τις, « quelqu'un », en latin quis, « qui ? » et quis,
« n'importe qui », en arabe man, « qui ? », « quelqu'un » et ,
« quoi ? », « quelque chose ». Dans le passé, cependant, la plupart
des chercheurs ou bien ont préféré se taire sur le problème
de la priorité, ou bien se sont prononcés en faveur des interrogatifs.
Une preuve décisive que le sens interrogatif est second et
dérivé du sens indéfini nous est, toutefois, fournie par l'égyptien.
Comme l'a reconnu Sethe 49212, le copte ⲟⲩ, ⲟⲩⲛ, « quoi ?», ne
peut être dérivé que de waʿ, « un », et l'égyptien moderne iʼḫ,
« quoi ? », de iʼḫt, « (quelque) chose » ; un cas encore plus clair est
l'égyptien moderne wēr, « combien ? », dérivé de wēr,
« beaucoup ». Meillet est pratiquement le seul spécialiste des
langues indo-européennes à défendre le point de vue adopté ici 50213.

Remarquons à ce propos un curieux emploi rhétorique pour
lequel les questions de cette catégorie, lorsqu'elles sont négatives,
sont assez souvent utilisées : la question A qui ne l'as-tu
pas dit ?
peut vouloir dire « Tu l'as dit à tout le monde », « Il n'y
a personne à qui tu ne l'aies pas dit ». On comprendra parfaitement
l'origine de cet emploi si on analyse la question comme
signifiant « Je serais très surpris s'il y avait quelqu'un à qui tu
ne l'aies pas dit ». Ici encore la grande affinité entre les pronoms
interrogatifs et indéfinis est manifeste.

Dans presque toutes les langues, le mot ou la locution interrogatifs,
étant le centre de l'intérêt du locuteur, sont placés au
début de la phrase. Ceci est vrai non seulement des langues classiques
et de leurs descendants modernes, mais aussi de l'hébreu
et de l'arabe, et partout où c'est vérifiable, on constate une intonation
emphatique sur le mot interrogatif. L'égyptien ancien est
la seule langue que je connaisse qui fasse exception à la règle
selon laquelle le mot ou la locution interrogatifs doivent être
placés en tête, et même ici une tendance dans ce sens existe 51214.
Mais l'usage le plus courant en égyptien est de placer un tel mot
à la place que la réponse occuperait dans l'assertion correspondante ;
par exemple « Que ferai-je ? » se présente sous la forme
« Je ferai quoi ? » et « A quel dieu t'annoncerai-je ? » est représente
267par « Je t'annoncerai à qui (étant) un dieu ? ». Cet agencement
ajoute à la clarté de la question, tout en lui enlevant de sa
force interrogative. On trouve des exemples sporadiques de la
même pratique en arabe et dans d'autres langues sémitiques (cf.
l'arabe égyptien intra mîn ?, littéralement « tu (es) qui ? »), mais
ces cas restent exceptionnels 52215.

Reste à examiner l'ordre inversé des mots (1) verbe (ou auxiliaire),
(2) sujet, qu'on trouve en anglais, en français et en allemand,
par exemple Why do you say so ? Pourquoi criez-vous ?
Was wollen Sie ?
Les philologues nous disent que cet ordre des
mots est seulement un cas parmi beaucoup d'autres où la tendance
la plus récente des langues indo-européennes à placer le
verbe immédiatement après le premier mot l'a emporté sur la
tendance plus ancienne à privilégier l'ordre des mots (1) sujet,
(2) prédicat 53216. Un dilemme s'est posé lorsque, pour le mettre en
relief, on a placé en tête de phrase un mot autre que le sujet ;
dans ce cas, il a fallu sacrifier l'un des deux ordres possibles auxquels
nous venons de faire allusion. En allemand, c'est l'ordre
sujet-verbe qui a disparu, par exemple Hier sind wir, Schön
sieht er aus
. En français, l'inversion verbe-sujet l'a emporté seulement
après à peine et peut-être. En vieil-anglais, le même
usage était fréquent, mais à des époques plus récentes, on n'en
trouve que quelques survivances, par exemple : There is, are…,
Here lies… Il semblerait donc que l'ordre inversé des mots
Whom did you see ? (Qui as-tu vu ?), en dépit du sens interrogatif
qu'il a aujourd'hui, soit, en tant que fait historique, purement
fortuit.

§ 74. Requêtes

Les types de phrases les mieux classées dans cette catégorie
sont d'une telle diversité qu'il n'est pas facile de trouver une formule
qui leur convienne à tous. La présence du locuteur se fait
particulièrement sentir dans presque tous les cas, et au premier
abord nous pourrions être tentés de considérer les requêtes
comme des exclamations d'un type particulier. D'autre part, la
268nature de l'acte désiré est soigneusement spécifié dans tous les
cas sauf les vocatifs, qui ne sont généralement pas placés dans
cette catégorie ou même pas reconnus comme phrases ; certains
pourraient donc se sentir enclins à classer certaines sous-espèces
de requêtes, par exemple des vœux non réalisés, dans la rubrique
des déclarations. Mais aucune de ces solutions ne rend justice
au trait le plus saillant de toutes les phrases regroupées ici
sous une étiquette commune, à savoir, le désir chez le locuteur
d'une action ne dépendant pas uniquement de sa propre volonté
.
C'est là le véritable trait distinctif des requêtes et comme l'auditeur
est soit directement appelé à l'aide, soit au moins inclus au
nombre des pouvoirs dont l'assistance est invoquée, il est légitime
d'associer surtout les requêtes à l'auditeur, et de les traiter
comme l'un des deux types de demande (§ 51). Les principales
variétés de phrases généralement acceptées comme faisant partie
de la classe des requêtes sont les ordres, les supplications, les
prières, les conseils, les permissions, les exhortations et les souhaits,
outre les formes négatives telles les prohibitions, les avertissements,
etc… J'y ajouterai les vocatifs, qui ont un statut de
phrases parce qu'ils révèlent un but intelligible complet en lui-même,
et qui mettent l'auditeur au premier plan aussi ostensiblement
que les impératifs, exigeant de lui un acte d'attention.
En fait, dans les langues indo-européennes, l'impératif et le
vocatif possèdent en commun une caractéristique de forme
externe, à savoir le fait qu'ils sont formés sur le radical nu du
mot, cf. Zeῦ, Μενέλαε, Balbe avec παῦσαι, φέρε, age. Néanmoins,
il faut admettre que le vocatif diffère de toutes les autres
requêtes en ce qu'il nomme l'auditeur et ne spécifie pas l'action
que ce dernier est censé accomplir. L'impératif et le vocatif peuvent,
bien sûr, être associés dans une même phrase, comme dans
Tu regere imperio populos, romane, memento. A part les
vocatifs, les seules requêtes qui ne nomment pas l'action désirée,
ou du moins ses principaux constituants, sont celles employant
des interjections telles que , ohé. Celles-ci, comme beaucoup
de brèves requêtes non verbales, par exemple Silence ! Au travail !
Chapeau bas ! Tout le monde sur le pont ! devraient être
classées dans les traités de syntaxe à la fois comme requêtes et
comme exclamations.

Le type le plus évident et le plus caractéristique de requête est
celui exprimé par la seconde personne de l'impératif, avec ou
sans mots supplémentaires. L'intonation employée par le locuteur
est généralement assez incisive pour rendre superflue toute
269mention de l'auditeur, mais toutes les nuances sont possibles,
depuis le ton impérieux du sergent major jusqu'à la prière
gémissante du mendiant. C'est probablement en raison du caractère
très révélateur de leur intonation que les impératifs et les
vocatifs peuvent se passer de flexions signifiantes ; ce même fait
explique l'emploi de l'infinitif pour un but semblable, comme on
le trouve dans un grand nombre de langues, par exemple en
allemand Einsteigen !, en français Ralentir !, et régulièrement en
copte ; en italien et en ancien français, cet emploi est particulièrement
courant dans les prohibitions, cf. également en grec Οἷς μὴ πελάζειν.
Presque partout, on peut observer une tendance à
remplacer l'impératif par d'autres formes, ou du moins à atténuer
son caractère péremptoire par l'ajout d'un mot ou d'une
locution courtois, par exemple je vous prie, s'il vous plaît. On a
déjà fait allusion à la nouvelle forme de requête qui s'est développée
à partir des questions, par exemple : Voudriez-vous me
passer le sel, s'il vous plaît ?
(p. 203). Des paraphrases comme
Je vous prie de… ont le même effet, bien qu'avec les mots
appropriés, la même méthode puisse servir à accroître la force
d'un ordre, par exemple J'insiste pour que vous partiez immédiatement.
Un fait curieux qui demande une étude psychologique
plus attentive est la réticence dont font preuve de nombreuses
langues à employer l'impératif avec une négation. Dans les langues
sémitiques, cet emploi est impossible. On y emploie des
formes analogues au grec μὴ εἴπης et au latin ne disceris. Dans
les langues indo-européennes, la même situation semble avoir
existé au début, et bien que les langues modernes comme l'anglais,
le français et l'allemand ne trouvent rien à redire à des
ordres du type Go not ! Do not wait ! Ne viens pas ! Spreche
nicht !
, le latin est très avare de leur emploi (Ne timē chez
Plaute), et le grec les restreint à un cas particulier, par exemple
μὴ λέγε, « ne prends pas l'habitude de parler ». L'égyptien
ancien a recours à un verbe négatif (l'équivalent de to not en
anglais pour ainsi dire) qu'il utilise à l'impératif et accompagne
d'une forme verbale spéciale ou de l'infinitif, cf. noli putare en
latin. Au début je pensais que ces réticences à employer une
négation plus un impératif étaient dues à la force directrice
positive inhérente à ce dernier, de sorte que l'associer à une
négation serait pratiquement une contradiction dans les termes
(Ne timē = « non — si, crains ! »). Toutefois, cette hypothèse
ne me semble plus très convaincante.270

En examinant les divers « actes » qu'un locuteur peut exiger
de son auditeur, on constate qu'ils obligent à forcer quelque peu
le sens du terme, puisque les conduites purement négatives doivent
trouver place parmi eux. En effet, les impératifs peuvent
être formés non seulement à partir de verbes décrivant des actes
physiques (par exemple : va, prends, achète, parle) 54217 et des actes
psychiques (par exemple : réfléchis), mais aussi à partir d'autres
verbes dénotant des états (par exemple reste, sois, dors) et des
notions privatives (par exemple abstiens-toi, tais-toi). Le grec et
le latin possèdent des impératifs passifs, par exemple accingere,
πέπαυσο, mais ces derniers n'ont que partiellement un sens passif ;
cf. aussi en allemand Seid umschlungen, Millionen. Comme
le discours a trait autant au monde de l'imagination qu'à celui de
la réalité extérieure, rien n'interdit de donner des ordres dépassant
la compétence de l'auditeur. La porte est ainsi ouverte à
l'inclusion, dans la rubrique des requêtes, de nombreux désirs où
l'auditeur devient un participant simplement partiel ou même
complètement fictif. Diverses langues emploient un impératif
signifiant « laissez » ou quelque chose d'analogue pour introduire
des requêtes où aucune intervention de la part de l'auditeur n'est
véritablement attendue, par exemple : Let there be light ! (Que
la lumière soit !
) Lasst ihn sprechen (Qu'il parle) ; de même, en
égyptien iʼmiʼ sḏm n.n nb. n nḫt, littéralement : « donner (toi)
écoute à nous notre seigneur tout puissant », avec le passif correspondant
m rdiʼ sḏm·n·tw n·sn, littéralement : « pas (toi) donner
être écoutés à eux », c'est-à-dire « qu'ils ne soient pas
écoutés ».

Les requêtes à la première personne du pluriel, comme Ἴωμεν,
Μὴ εἴπωμεν, Hos latrones interficiamus, gehen wir,
exhortent l'auditeur à l'action tout en indiquant que le locuteur
est prêt à jouer son rôle dans une action collective. Les formes
utilisées dans les exemples ci-dessus ne sont pas appelées des
impératifs parce que leur origine et leurs autres emplois exigent
qu'elles soient placées dans une catégorie différente, à savoir le
subjonctif ; mais leur fonction est très similiare à celle de l'impératif.
Le français est la seule langue à posséder une forme qui
peut être la mieux décrite comme la première personne du pluriel
de l'impératif, par exemple marchons ; en copte, il existe
271une forme semblable, mais pas encore expliquée de façon tout à
fait satisfaisante, ⲁⲙⲱⲓⲛⲉ, de l'égyptien moderne miʼ·n, « venons »,
apparemment impératif plus pronom-suffixe, première
personne du pluriel. Au départ, la notion de requête à la troisième
personne peut paraître contradictoire, vu que la troisième
personne d'un verbe à forme personnelle est un moyen par
lequel l'action est présentée comme venant d'une autre source
que le locuteur et l'auditeur. Néanmoins, nous ne pouvons faire
autrement que traiter comme requêtes des emplois de subjonctifs
tels que valeant cives mei, The devil take the hindmost,
vive la République, Er lebe hoch, ou des optatifs grecs comme
Ζῴη ; en fait, les grammairiens ont toujours classé comme
impératifs les formes active et passive trouvées dans ταῦτα μὲν
δὴ ταῦτη εἰρήσθω
, Regio imperio duo sunto, iique consules
appelantor
, bien qu'elles eussent des antécédents différents
de ceux du véritable impératif. La formulation d'une requête à la
troisième personne s'explique parfois par le fait qu'il n'est pas
possible de s'adresser directement à la personne censée accomplir
l'acte désiré, mais une telle formulation n'est souvent qu'un
artifice permettant de fournir un point de départ commode pour
la description de cet acte, en d'autres termes, pour mettre la
requête sous la forme d'un nexus prédicatif. La source d'où le
locuteur escompte une aide, dans un tel cas, est très variable :
parfois c'est à l'auditeur présent qu'il donne ainsi indirectement
un ordre, par exemple : Que ce monsieur m'attende un instant 55218 ;
dans d'autres circonstances, le destinataire est tout à fait
indéterminé, et la requête peut être simplement un vœu pieux.
Lorsque ce vœu est impossible à réaliser, la phrase devient une
simple déclaration de désir. Il n'appartient pas à un ouvrage théorique
comme celui-ci de dicter au grammairien praticien la
façon dont il doit classer ses données, et je ne discuterai donc
pas la question de savoir si les souhaits non réalisés doivent être
placés dans la rubrique des déclarations ou des requêtes 56219. En
fait, les grammaires telles qu'elles sont écrites aujourd'hui classent
rarement leurs données de cette façon, préférant aborder
les différents types de phrases du côté de la morphologie et en
examinant les emplois des « modes » verbaux. Brunot est pratiquement
272le seul partisan d'une approche sémantique dans l'enseignement
des langues 57220. Sa méthode pédagogique est extrêmement
intéressante et a peut-être un avenir plus brillant qu'on ne
le croit généralement. Ici, j'ai simplement voulu montrer une
fois de plus que les différents types de phrases se confondent.

§ 75. Exclamations

Reste à examiner cette classe de phrases dans lesquelles le
locuteur transparaît avec une insistance beaucoup plus grande
que n'importe lequel des trois autres facteurs. Non pas que sa
personne soit nécessairement indiquée ; au contraire, les exclamations
contenant des références directes au locuteur, par exemple
Comme je suis malheureux !, sont l'exception plutôt que la
règle. L'essence des exclamations réside en ce que, descriptivement
ou seulement par implication, elles attirent l'attention de
l'auditeur sur une humeur, une attitude, ou un désir du locuteur,
à l'exclusion de toute autre chose dans les cas extrêmes. Ainsi,
elles se rapprochent plus que n'importe quel autre type de
phrase du cri émotionnel spontané. Du point de vue de l'auditeur,
en effet, un tel cri ne peut manquer d'être considéré
comme une sorte de discours. La qualité du son éveille en lui le
souvenir d'expériences passées et lui indique que l'énonciateur
fait présentement une expérience de nature identique. Les cris
émotionnels sont du discours dans la mesure où ils présentent à
la fois un sens et une chose-signifiée ; la seule chose qui les
empêche d'atteindre le statut de discours, c'est qu'ils sont involontaires.
Une fois que nous sommes certains qu'un tel cri est
intentionnel, le pont entre le linguistique et le non-linguistique
est franchi. Les plus primitives de toutes les exclamations sont
les émissions vocales stéréotypées comme l'aspiration d'air (fff !)
à la vue ou à l'odeur d'un plat délicieux. Ceci est du véritable
discours, et le son employé est un vrai mot, même s'il ne se
trouve pas répertorié dans le dictionnaire. En revanche, les
bruits étranges que les petits garçons prennent souvent plaisir à
émettre ne sont pas des mots ou des exclamations au sens linguistique
du terme. Ils sont intentionnels, certes, mais ils n'ont
pas le statut de discours ou de langue parce que leur son n'est
273pas fixe et ne peut, par conséquent, éveiller de souvenirs significatifs ;
ce ne sont que des sons dépourvus de sens.

Les écrivains ont inventé une graphie pour quelques-uns des
cris signifiants auxquels nous venons de faire allusion ; ow (aïe)
exprime la douleur, pah (pouah) le dégoût, pshaw (peuh) le
mépris ou l'impatience. En tant que mots ou unités stéréotypées
de langue, de tels sons sont appelés interjections, et on peut les
définir comme des mots faisant référence à des types donnés de
réaction psychique, et qu'on s'attend à voir employés en référence
à une humeur, une attitude ou un désir particuliers dont le
locuteur fait présentement l'expérience
58221. Comme d'autres mots,
les interjections peuvent avoir des aires de sens hétérogènes très
étendues ; oh !, par exemple, recouvre toute une série d'émotions
diverses. Certaines interjections font non seulement référence à
une réaction psychique de la part du locuteur, mais impliquent
aussi le désir d'un type particulier de réaction de la part de l'auditeur ;
ainsi chut ! demande le silence, hein ? la répétition d'une
remarque, Hou ! cherche à provoquer la honte. Bien que le sens
des mots de cette classe ne soit pas moins précis que celui d'autres
mots, il est plus complexe et moins différencié. Pouah !
peut être paraphrasé par Je suis dégoûté, mais le locuteur et le
dégoût qu'il éprouve sont indissolublement liés. En ce qui
concerne leur forme interne, les interjections tirent leur particularité
de la prévision qu'elles portent en elles d'un emploi en
tant qu'exclamations, c'est-à-dire en tant que références intentionnelles
à quelque chose de présentement vécu par le locuteur.
Cette classe de mots se trouve grossie par des éléments originaires
d'autres classes — par des noms et des verbes comme
rubbish (foutaise), fiddlesticks (bagatelles), hark (gare) et bother
(la barbe). Lorsqu'un tel mot est passé dans l'usage courant en
tant qu'exclamation, on doit lui accorder le rang d'interjection
en plus de son rang original. Comme nous l'avons vu, il n'y a
aucune raison qui empêche un mot d'appartenir à plus d'une
274classe de mots ; le mot anglais silver, par exemple, est à la fois
nom et adjectif et verbe. Par conséquent, le fait que rubbish
(foutaise) soit un nom ne l'empêche pas d'être aussi une
interjection ; mais pour qu'un mot ait droit au titre d'interjection,
il faut qu'il soit employé de façon courante, et non pas seulement
exceptionnelle, en tant qu'exclamation 59222. Pour conclure,
notons que les locutions interjectives sont très fréquentes, par
ex. : Mon Dieu, pauvre de moi, jour maudit, quelle honte, bonté
divine
.

Nous avons parlé des interjections assez longuement parce
que les exclamations les plus pures et les plus authentiques sont
celles qui les emploient. Mais j'espère avoir montré de façon
parfaitement claire que les interjections sont simplement une
classe de mots, tandis que les exclamations sont des phrases. Les
premières sont une catégorie de langue, tandis que les secondes
sont une catégorie de discours. Le discours, c'est la langue appliquée,
et les exclamations s'appliquent toujours à une expérience
présente du locuteur, réelle ou simulée. Cette dernière précision
est nécessaire, vu qu'une exclamation comme Hélas ! peut aussi
bien être feinte ou ironique, que sincère et prononcée avec l'intention
d'être prise au sens littéral. Dans les exclamations
employant des interjections, celles-ci sont généralement seules,
bien que parfois elles soient associées à d'autres mots, par exemple :
Ah, pauvre de moi ! Hélas, c'est absolument impossible !.
C'est seulement avec une discongruence extrême que les interjections
peuvent être utilisées comme prédicats, par exemple My
present feeling is damn !
(Ce que je pense, c'est zut !). Comme
toute phrase possède quelque chose du caractère de chacune des
quatre classes, les exclamations ne se bornent jamais uniquement
à l'auto-révélation du locuteur. Même les formes interjectives
275peuvent être classées comme allant plus dans une direction
que dans une autre. Hou ! et Gare ! sont manifestement des
exclamations de requête, Eh ? est pratiquement une question, et
Pouah ! peut au moins se paraphraser par une déclaration. De
même, certaines phrases ayant la forme d'une déclaration, d'une
requête ou d'une question sont plus exclamatives que d'autres,
comme j'ai eu plusieurs fois l'occasion de le faire remarquer (par
ex. p. 239). En ce qui concerne toutes les phrases intermédiaires
entre les exclamations et les phrases d'une autre classe quelconque,
le grammairien doit nécessairement se demander dans
quelle catégorie il les inclura. La voie à suivre dépend de la
forme externe plus que de toute autre chose. Par exemple, l'ordre
des mots dans les phrases anglaises How beautiful she is !
(Comme elle est belle !) et What a troublesome time you have
had
(Que d'ennuis tu as eus !) diffère suffisamment de celui des
déclarations pour justifier qu'on les traite séparément et qu'on
les classe dans la catégorie des exclamations ; en revanche, la
traduction égyptienne de la première phrase, nfr wy sy, ne peut
manifestement être séparée de la déclaration correspondante nfr
sy
, « elle est belle », étant donné que le caractère exclamatif de
la première est simplement indiqué par l'emploi de la particule
wy qui, à l'origine, était simplement la terminaison du duel, cf.
en anglais Twice beautiful is she !

On peut mentionner quelques critères de forme externe, élocutionnelle
et locutionnelle, qui tendent à marquer une phrase
comme exclamation. Toutes les phrases prononcées avec émotion
sont ipso facto exclamatives, bien que toutes les exclamations
n'expriment pas une émotion. Oui ! et Non ! sont manifestement
mieux classés dans la catégorie des exclamations que
celle des déclarations, bien qu'ils soient souvent prononcés sans
impatience ou insistance particulière. Les énoncés concis sont
généralement exclamatifs, car la convention sociale privilégie les
formes de diction moins laconiques, sauf sous l'emprise de
l'émotion. Nous avons vu ci-dessus (p. 241) que l'ordre des mots
(1) prédicat, (2) sujet, est plus impulsif que l'ordre inverse ; par
conséquent, là où on peut choisir entre les deux possibilités, le
premier ordre tend à indiquer un caractère exclamatif. Enfin, les
exclamations sont souvent reconnaissables à certaines caractéristiques
intonatives, une accentuation forte, par exemple.276

§ 76. Les classifications quantitatives de la phrase

Nombreuses ont été les tentatives de compléter la classification
examinée ci-dessus par une autre classification faisant intervenir
des considérations d'ordre quantitatif comme principe de
division. Ainsi le Joint Committee on Grammatical Terminology
recommande qu'on fasse une distinction entre les phrases (1)
« simples », (2) « complexes », et (3) « doubles » ou « multiples » 60223.
Les phrases simples sont définies comme celles « contenant
seulement une prédication », par ex. The quality of mercy
is not strained
(La clémence est qualité que l'on ne force point)
et les phrases complexes comme celles « contenant une prédication
principale et une ou plusieurs prédications subordonnées »,
par ex. : He jests at scars that never felt a wound (Il se rit des
cicatrices qui n'ont jamais senti de blessure
). On trouve un autre
mode de classification quantitative dans la recommandation supplémentaire
suivante : « Les termes Double ou Multiple doivent
être utilisés pour décrire n'importe quelle phrase ou n'importe
quel membre de phrase consistant en deux ou plusieurs parties
coordonnées ». Comme exemples de « phrases doubles » sont
citées God made the country and man made the town (Dieu
créa les champs et l'homme créa la ville
) ; The tale is long, nor
have I heard it out
(C'est une longue histoire, et je ne l'ai pas
écoutée jusqu'au bout
) ; Words are like leaves, and where they
most abound, much fruit of sense beneath is rarely found
(Les
mots ressemblent aux feuilles, et là où ils abondent, on récolte
rarement beaucoup de sens
). On aurait pu également citer : veni,
vidi, vici
pour illustrer une « phrase multiple ». Pour l'interprétation
de cette recommandation, il est significatif que Contincuere
omnes intentique ora tenebant
soit cité, non comme une
phrase double, mais seulement comme ayant un « double prédicat » ;
un « prédicat multiple » est contenu dans Après quoi, Jean
entra dans la maison, se débarrassa de son sabre, remplaça son
képi par un vieux chapeau et s'en alla retrouver le curé
61224. Evidemment
on n'a pas jugé approprié d'appliquer à ces exemples
les termes « phrase double » et « multiple », vu qu'ici les prédicats
séparés ont un seul et même sujet. Il est clair que, pour le
Comité, le terme « phrase double » ou « multiple » ne se justifie
277que si la combinaison sujet + prédicat réapparaît dans sa totalité
au moins deux fois dans le corps d'une seule et même phrase.

Les distinctions ainsi définies sont hérissées de difficultés.
L'exemple Words are like leaves, and where they most abound,
much fruit of sense beneath is rarely found
est donné comme
exemple de phrase double, et on ne peut rien objecter à cette
classification. Mais est-ce une phrase double, ou n'est-ce pas
aussi une phrase complexe ? Si l'on s'en tient aux termes exacts
de la définition, telle qu'elle est formulée dans l'opuscule du
Comité, la question reste en suspens. Doit-on comprendre par
« une prédication principale », « une seule prédication principale » ?
Dans l'affirmative, l'exemple en question n'est ni une
phrase simple, ni une phrase complexe, en dépit de la similarité
formelle de sa seconde moitié avec Quand il reviendra, je le lui
dirai
62225, cité parmi les exemples de phrases complexes. Il serait
plus raisonnable de considérer cette phrase à la fois comme
phrase double et phrase complexe. On pourrait alors définir Si
tu veux que je vienne, je viendrai, mais si tu ne veux pas de
moi, je ne viendrai pas
à la fois comme une phrase double et
une phrase doublement complexe. A nouveau, l'exemple Après
quoi, Jean… le curé
échappe totalement à cette classification
quantitative ; ce n'est ni une phrase simple, ni une phrase complexe,
ni même une phrase multiple. De plus, si l'on s'en tient
aux termes exacts des propositions du Comité, Celui qui hésite
est perdu
serait une phrase complexe, tandis que Le vieux
M.Jones, un camarade de classe de mon défunt père, est allé
prendre le thé avec ma mère hier après-midi, lui offrant un bouquet
de rosés magnifiques à l'occasion de son quatre-vingt-cinquième
anniversaire
, serait une phrase simple. Et, qui pis est,
ce dernier exemple pourrait être transformé en une phrase complexe
par la simple insertion de qui était avant un camarade de
classe
.

A mon avis, la diversité des formes phrastiques possibles est
trop grande pour se satisfaire de distinctions terminologiques si
rigides. Ne devrions-nous pas nous contenter d'appeler simples
les phrases qui sont manifestement simples, et complexes les
phrases qui sont manifestement complexes ? Dans tous les cas,
une nouvelle catégorie devra être créée pour les phrases locutionnellement
sans forme examinées au § 56. Peut-être ici
278pourrait-on parler simplement de « phrases sans forme », tout
en se rappelant bien qu'aucune phrase ne peut être vraiment
sans forme du point de vue élocutionnel, puisque l'articulation
verbale elle-même impose un certain minimum de forme. Toute
phrase est séparée de ce qui précède et de ce qui suit par un
silence, et lorsqu'elle est prononcée et non pas écrite, elle donne
aussi par son intonation une idée du but spécifique du locuteur.
Il est impossible d'établir des règles strictes pour décider si un
locuteur a prononcé une seule phrase ou s'il en a prononcé plusieurs.
Chaque fois qu'un énoncé est divisé de telle façon qu'il
présente, à l'écrit, un point au milieu, alors il ne fait aucun
doute qu'on doit reconnaître que plus d'une phrase a été dite.
Mais une pause équivalente à un point-virgule est-elle toujours
suffisante pour révéler la présence d'une pluralité de phrases ?
Si, comme je l'ai proposé (p. 184), on définit quantitativement
la phrase comme un acte d'énonciation « qui réalise une communication
de la longueur voulue par le locuteur avant de s'octroyer
un repos », alors il est clair que le critère permettant de
distinguer s'il y a une seule ou plusieurs phrases, doit être hautement
subjectif. J'ajouterai simplement que pour la présence
d'une seule phrase, l'homogénéité au niveau de la qualité phrastique
particulière n'est pas essentielle. Par exemple, je considérerais
You are not angry James, are you ? (Tu n'es pas fâché
James, dis ?
) comme une seule phrase, bien qu'elle se compose
d'une déclaration plus une requête d'attention, plus une question
abrégée. Ceci revient à dire que, du côté formel, le critère quantitatif
d'une phrase est purement élocutionnel, et tout dépend de
savoir si la continuité et la composition mélodique suggèrent
une unité ou non. Qu'on n'objecte pas que je fais ici de la forme,
et non pas de la fonction, le critère de la phrase, et qu'ainsi je
contredis mon propre point de départ au § 50. Je renverrais l'auteur
de cette objection à la p. 181, où il a été expressément établi
que la forme élocutionnelle est toujours congruente de sorte
qu'en ce qui concerne le critère élocutionnel des phrases, qu'on
parle de forme ou de fonction n'a pas d'importance.

Les avantages d'une phrase très complexe, comme celle
concernant le vieux M. Jones à la p. 278, sont primo qu'elle permet
de condenser un maximum de renseignements dans un
minimum d'espace, et secondo, qu'on peut attribuer à chacune
des prédications contenues dans l'énoncé exactement l'importance
qui lui revient. Les inconvénients sont qu'une telle phrase
impose au locuteur comme à l'auditeur un effort intellectuel
279supérieur à celui que l'un et l'autre sont préparés à accepter
dans la conversation ordinaire. C'est pour cette raison que les
phrases vraiment complexes se trouvent essentiellement dans le
discours écrit. Il peut être intéressant d'examiner un peu plus en
détail le fonctionnement de l'exemple auquel il a été fait allusion
au début de cette section. Le noyau, pour ainsi dire, est
l'hommage rendu par M. Jones à « ma mère » à l'occasion de son
anniversaire, et ce sont probablement les mots Jones, ma mère,
et anniversaire, qui ont été parmi les premiers éléments linguistiques
à se cristalliser dans l'esprit du locuteur. Il nous faut supposer
chez ce locuteur l'habitude d'une certaine verbosité, qui
l'amène à incorporer dans sa phrase, tandis qu'elle poursuit
tranquillement son cours, un certain nombre de références que,
très probablement, il n'avait pas en vue au moment où il a commencé
à concevoir sa phrase. M.Jones, étant la partie active
concernée, est naturellement promu sujet. Le prédicat vieux est
inséré, en partie à des fins d'identification, et en partie pour des
raisons émotionnelles diverses difficiles à diagnostiquer. Un
camarade de classe de mon père
constitue une petite incursion
dans le passé de M.Jones, qui n'était pas prévue au départ, et
qui s'explique par une manie de la réminiscence qui ne peut
nous échapper chez le narrateur. Toutefois, en présentant ce
nouveau prédicat en apposition, le locuteur indique qu'il s'agit
d'une simple parenthèse. « Mon père », un constituant de ce
prédicat parenthétique, est sujet d'un autre prédicat parenthétique,
défunt, qui fournit un renseignement non prémédité supplémentaire.
Le verbe principal, est allé, est tout à fait accessoire
dans la signification globale de la phrase ; il introduit un fait
nécessairement impliqué dans la petite scène décrite ici, et il
fournit simplement un support auquel peuvent s'accrocher les
autres renseignements incidents. Il est inutile de poursuivre
davantage cette analyse. Dans la dizaine de mots examinés, une
structure des plus complexes a déjà été mise à jour, et si on
avait continué l'analyse jusqu'à la fin de la phrase, un tableau
beaucoup plus riche en couleurs et en nuances aurait été dévoilé.
Si l'on exposait en phrases séparées toutes les prédications
contenues dans la phrase, le résultat serait interminable et
monotone à l'extrême. La première partie donnerait ceci : Il y a
un certain M.Jones. Il est vieux. C'était un camarade de classe
de mon père. Mon père est mort. Ce M.Jones est allé… etc, etc
.
On voit qu'un tel récit devient impossible lorsque tous les prédicats
sont des sommets de hauteur égale, et lorsqu'une pause est
280insérée après chaque nexus prédicatif. Jugée selon les normes
ordinaires, la phrase complexe décrivant les faits et gestes du
vieux M.Jones n'est pas un chef-d'œuvre. Mais si on l'examine
sous l'angle de la théorie linguistique, on ne peut que s'émerveiller
des résultats qu'un locuteur plutôt verbeux et banal a pu
atteindre. Non seulement une foule de renseignements nous est
communiquée, mais les éléments les moins importants sont
admirablement subordonnés aux points présentant un réel intérêt.
L'homme civilisé, doué d'une ténacité à toute épreuve et l'esprit
aiguisé par une pratique constante, est parvenu à une maîtrise
du langage presque incroyable. Mais à côté des produits les
plus finis de l'art oratoire, survivent des énoncés à peine plus
évolués que les cris du singe. Dans le discours vivant d'aujourd'hui,
on peut retrouver des traces des différentes étapes du
développement linguistique.

§ 77. Conclusion

La dernière section de ce chapitre m'amène à la fin du présent
volume, et une rétrospective générale semble s'imposer. Je
m'étais fixé pour tâche de donner une description à peu près
correcte du fonctionnement du langage, et je m'étais risqué à
croire que l'accomplissement de cette tâche permettrait accessoirement
l'élucidation des termes grammaticaux courants chez les
philologues. J'ose espérer que la première partie de mon programme
a été remplie, mais en ce qui concerne la seconde, nous
n'en sommes encore qu'au début. Nous avons appris à faire une
distinction entre la langue et le discours, la phrase et le mot, la
forme et la fonction. Le sujet et le prédicat ont été examinés, et
l'on a ébauché quelques idées à propos des dites « parties du discours ».
Un autre volume sera nécessaire pour délimiter plus
étroitement les concepts de langue et de mot, ainsi que pour
expliquer une multitude de termes comme objet, locution, proposition,
pronom, temps, cas, auxquels nous n'avons pu, jusqu'ici,
faire que des allusions des plus brèves. Les définitions que
d'autres chercheurs donnent de ces termes sont rarement satisfaisantes,
et je dois avouer franchement que, dans de nombreux
cas, je me trouve encore moi-même dans l'obscurité la plus
totale. Toutefois, je suis convaincu que, en restant sur la voie
que Wegener a ouverte et que moi-même, avec d'autres, j'ai
continué à explorer, les chercheurs n'auront pas de grandes difficultés
281à acquérir une théorie linguistique acceptable et raisonnablement
détaillée. Ceci réalisé, les livres généraux sur le langage
cesseront d'être des catalogues de faits certes intéressants,
mais sans véritable lien entre eux, ce qui, je le crains, est l'impression
généralement laissée par ceux écrits jusqu'à présent. En
ce qui concerne mon propre livre, je ne me sentirai touché par
aucune critique concernant l'indigence des phénomènes que j'ai
étudiés. Mon objet, c'est la théorie, et non les faits. Ce que je me
suis efforcé de considérer, c'est le discours en tant que tout fonctionnel
organisé, et les détails exceptionnels n'ont absolument
pas retenu mon attention.

Un résultat que je n'avais pas prévu s'est détaché avec une
insistance croissante, et surtout dans ce dernier chapitre. C'est la
finalité du discours. Parler, c'est communiquer du sens, et au
cours de mon exposé, le sens (meaning) a tendu à être présenté
de façon toujours plus manifeste dans son sens étymologique
premier de but ou intention de l'homme 63226 — intention d'influencer
un auditeur d'une façon particulière, et intention d'attirer
l'attention sur des choses spécifiques. De ces deux buts en
est né un troisième, qui, à proprement parler, ne fait pas partie
du thème de mon livre, mais qui ne peut que rehausser l'intérêt
des problèmes qu'il évoque. Il s'agit du désir d'entendement, que
la pratique du langage nous a inculqué et nous a appris à considérer
comme désirable en soi. Dans son effort pour influencer
l'esprit des autres, l'homme a appris à instruire le sien. Tandis
qu'il élabore une phrase, le locuteur ne se départ par complètement
de l'attitude d'auditeur réceptif, qui alterne de façon si
régulière et si aisée avec son rôle créatif de locuteur. Il est, en
fait, toujours co-auditeur et, par conséquent, également co-apprenti.
De cette nécessité découle la possibilité d'utiliser la
langue comme instrument de la pensée silencieuse. Lorsque
quelque chose est obscur, nous nous efforçons consciemment de
le réduire à une forme verbale, et une fois cela accompli, nous
nous rendons compte de notre enrichissement et prenons
conscience de l'accroissement de notre puissance intellectuelle.
La pensée, sans nul doute, est présupposée par le langage, mais
la pratique du langage nous a aussi appris à penser. Et ainsi, par
action réciproque, pensée et langage ont évolué main dans la
282main. Il n'est pas exagéré de dire que l'histoire du langage est
aussi l'histoire de l'entendement humain (o).283

11. F. Brunot, La pensée et la langue, Paris, 1922.

22. O. Jespersen, Language, its Nature, Development, and Origin, Londres 1922. The Philosophy
of Grammar
, Londres 1924.

33. E.A. Sonnenschein, A New English Grammar, Oxford, 1916. The Soul of Grammar, Cambridge,
1927. Cet ouvrage porte en épigraphe la devise « Evolution, not Revolution ».

44. John Ries, Beiträge zur Grundlegung der Syntax, Prague, 1927-31, 1e partie, (1e publication
en 1894) ; 2e partie, Zur Wortgruppenlehre, 1928 ; 3e partie, Was ist ein Satz ?, 1931.

55. B. Delbrück, Grundfragen der Sprachforschung, Strasbourg, 1901, p. 44.

66. H. Paul, Prinzipien der Sprachgeschichte, 4e édition, Halle, 1909.

77. W. Wundt, Völkerpsychologie vol.I, Die Sprache, Ie et 2e parties, 2e édition, Leipzig, 1904.

88. Pour un exposé sommaire, avec bibliographie, voir G. Ipsen, Sprachphilosophie der
Gegenwart
, Berlin 1930, Philosophische Forschungsberichhte, Heft 6.

99. Ph. Wegener, Untersuchungen über die Grundfragen des Sprachlebens, Halle, 1885. Philipp
Wegener est né à Neuhaldensleben en 1848. Il est mort en 1916, alors qu'il était directeur
du lycée de Greifswald. A. Leitzmann évoque avec émotion l'homme et sa carrière de
professeur dans Indogermanisches Jahrbuch, vol. IV, Strasbourg, 1917, p. 246 et suiv.

1010. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Lausanne et Paris, 1916. Ouvrage posthume
publié par C. Bally et A. Sechehaye.

1111. K.O. Erdmann, Die Bedeutung des Wortes, 3e éd., Leipzig, 1922.

1212. A.D. Sheffield, Grammar and Thinking, New York et Londres 1912.

1313. Th. Kalepky, Neuaufbau der Grammatik, Leipzig, 1928.

1414. On trouvera divers articles résumés et critiqués par H. Dempe, Was ist Sprache ?, Weimar
1930. Voir en particulier K. Buhler, « Kritische Musterung der neuern Theorien des
Satzes », in Indogermanisches Jahrbuch, vol. VI pour 1918, Berlin et Leipzig, 1920.

1515. Neuaufbau der Grammatik, p. 21.

1616. A.H. Gardiner, « The Definition of the Word and the Sentence », in Brit. Journ. Psychol.,
vol. XII, pp. 354-5.

1717. Ceci a, bien sûr, été maintes fois reconnu mais jamais aussi clairement que par Durkheim
et son école, avec Meillet comme chef de file dans le domaine philologique. Voir aussi
J. Ward, Psychological Principles, p. 287.

1818. A.H. Gardiner, Egyptian Grammar, Oxford, 1927 (2e éd., 1950).

1919. « Le nom indique les choses, qu'il s'agisse d'objets concrets ou de notions abstraites,
d'êtres réels ou d'espèces : Pierre, table, vert, verdeur, bonté, cheval, sont également des
noms. Le verbe indique les procès, qu'il s'agisse d'actions, d'états ou de passages d'un état à
un autre : il marche, il dort, il brille, il bleuit sont également des verbes ». A. Meillet, Linguistique
historique et linguistique générale
, Paris, 1921, p. 175.

2020. Die Sprache, vol. I, p. 599 et suiv. Voir aussi L. Sütterlin, Das Wesen der sprachlichen
Gebilde
, Heidelberg, 1902, p. 59 : « Zwischen Wort und Satz sind nach Wundt die Grenzen
fliessend. Das ist nicht zu bezweifeln, und darum vielleicht stellt Wundt auch nirgends
begrifflich fest, was das Wort eigentlich sei ».

2121. Voir ci-dessous p. 60, le dernier paragraphe de l'Addendum B.

2222. H. Steinthal, Abriss der Sprachwissenschaft, 1e partie, Die Sprache im Allgemeinen, 2e
éd., Berlin 1881.

2323. Voir ci-dessus § 1, note 6.

2424. G. von der Gabelentz, Die Sprachwissenschaft, Leipzig, 1901.

2525. A. Marty, Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie,
vol. I, Halle, 1906.

2626. Voir § 1, note 7.

2727. Livre cité note 9, § 1.

2828. Voir p. 13, note 16.

291. Voir les définitions de Paul, Sapir, Sweet, Whitney, Wissler et Wundt rassemblées dans
Speech, its Function and Development, de G. de Laguna, New Haven, Yale University Press,
1927, p. 12 et suiv.

302. On trouvera un exposé très détaillé de ce problème dans Psychological Principles, de J.
Ward, Cambridge, 1920, p. 287-8.

313. Voir B. Croce, Aesthetic, traduction anglaise, Londres, 1922, en particulier, p. 142 et suiv.

324. Voir § 23.

335. Voir addendum A, à la fin de ce chapitre.

346. N.d. T. Lorsque cela n'avait aucune incidence sur la démonstration, nous avons estimé que
laisser l'original anglais alourdirait inutilement le texte de Gardiner et nous citons directement
en français. Dans les autres cas, nous avons indiqué la traduction française entre
parenthèses.

357. Ce livre ayant été écrit en anglais, et s'adressant d'abord à un public anglophone, il m'a
été impossible de tenir compte des difficultés qui pourraient surgir dans d'autres langues
pour la traduction de ce concept très large de « things ». L'allemand pourrait s'en sortir avec
Gegenstand, terme général qui recouvre à la fois Sache et Ding. Je pense que le mot français
chose conviendra dans la plupart des cas. En ce qui concerne l'anglais, le sens du mot ne
semble forcé qu'en raison de l'inclusion des êtres humains dans la catégorie des « choses ».
Cette inclusion est nécessaire pour ma théorie linguistique et, bien entendu, ce petit problème
de terminologie n'affecte en rien l'essentiel de mon propos.

368. Intervient ici le principe que j'ai appelé « Niveau d'Intention ». Voir §§ 17, 27 et 67.

379. Pour plus de détails sur ce point, voir chapitre 5, §§ 65-7.

3810. Le terme généralement employé en anglais pour Sachverhalt est « content » (français :
« contenu »), mais ce terme entretient l'illusion que j'essaie précisément de détruire ici, à
savoir que la signification d'une phrase serait « contenue » dans ses mots.

3911. Ce point est discuté § 42.

4012. Voir Addendum B, à la fin de ce chapitre.

4113. K.O. Erdmann expose cette doctrine brièvement mais avec une clarté remarquable in Die
Bedeutung des Wortes
, Leipzig, 1922, p. 66 et suiv. L'auteur de ce livre admirable est l'un des
rares à avoir reconnu la nécessité de la doctrine scolastique, du moins dans ses grandes
lignes, pour la théorie du langage et pour son interprétation pratique.

4214. Voir les remarques sur le sens technique des mots signe, symbole et symptôme, § 31,
note 14.

4315. N.d.T. Help yourself ! peut signifier soit « Aide-toi ! », soit « Sers-toi ! ».

4416. Ces « implications » de sens seront ultérieurement décrites comme « forme du mot ».
Voir § 41.

4517. J'ignore d'où j'ai tiré cette notion d'une « aire de sens » mais nous savons par Erdmann
que d'autres linguistes ont eu recours à la même comparaison. Voir Bedeutung, pp. 4-5.

4618. Voir § 48.

4719. Pour les différents types d'images auxquels les sujets parlants associent les mots, voir
Th. Ribot L'évolution des idées générales, Paris, 1897, ch.iv. Les images visuelles ou typographiques
sont plus courantes que les images purement auditives ; le cas le plus fréquent est
celui où la personne interrogée répond que le mot n'évoque absolument rien pour elle. Ces
images me semblent n'avoir aucune importance pour la théorie linguistique bien que, ayant
de toute évidence un lien très étroit avec les centres d'intérêts de chaque individu, elles ne
soient pas sans influence sur le choix des sujets de conversation.

4820. Dans cette discussion, j'évite délibérément les termes « connotation » (« intension ») et
« dénotation » (« extension ») car ils sont issus d'une conception du langage différente de la
mienne et n'ont, par conséquent, qu'une ressemblance superficielle avec mes termes « sens »
et « chose-signifiée ».

4921. Pour le moment, je passe sous silence le fait qu'un adjectif peut fonctionner de façon
discongruente comme nom ; voir §§ 42-6 pour la fonction discongruente.

5022. C'est l'occasion de remarquer que toutes les discussions sur les « mots » et les « choses »
souffrent du défaut inhérent au fait que les choses ne peuvent être présentées comme telles,
dans leur réalité substantielle brute, mais doivent être représentées par des mots qui les
remplacent plutôt mal.

5123. Pourquoi ne pas essayer : que, dans cette expression, signifie « l'homme auquel il a été
fait référence antérieurement par l'homme, mais qui est indiqué ici par un mot permettant
l'ajout d'une proposition décrivant cet homme ; dans cette proposition, le mot indiquant
désormais l'homme sert de sujet logique et aussi d'objet du verbe voir ». Les mots entre
guillemets sont ce que les grammairiens appellent un équivalent de nom.

5224. Pour une excellente étude des noms propres et des problèmes qui y sont liés, voir Jespersen,
Philosophy p. 64 et suiv. On trouvera une autre discussion sur ce sujet, du point de
vue logique, dans W.E. Johnson, Logic, 1e partie, Cambridge, 1921, ch. VI.

5325. A côté du nom roman file, il en existe un autre, d'origine germanique (allemand mod.
Feile), qui désigne un instrument de métal servant à polir les surfaces rugueuses. L'Oxford
English Dictionary
en mentionne plusieurs autres, aujourd'hui désuets ou uniquement
employés dans certains dialectes. Je réserve le problème des homophones pour mon second
volume mais j'y ferai plusieurs fois allusion, par ex., §§ 26 et 38.

5426. La différence entre le sens des mots et les idées (Begriffe) est remarquablement traitée
par Erdmann (Bedeutung, p. 74 et suiv.) : « Man sagt : Worte sind Zeichen für Begriffe.
Richtiger ist es wohl zu behaupten, dass Worte auch als Zeichen für Begriffe dienen müssen »,
op. cit., p. 4.

5527. Jespersen a un excellent chapitre sur ce sujet dans Philosophy, p. 18 et suiv. Pour la théorie,
voir Wegener, Grundfragen, p. 73.

5628. Malinowski a inventé le terme « phatic communion » pour les conversations de ce genre
auxquelles il consacre un article très intéressant. Voir C.K. Ogden et I.A. Richards, The Meaning
of Meaning
, Londres, 1923, p. 477 et suiv.

5729. Un autre nom, mais plus équivoque, pour « attention sélective » est « abstraction ». Pour
une explication simple, voir Ribot Idées générales, p. 5 et suiv.

5830. Voir Samuel Butler, « Thought and Language », in Essays on Life, Art, and Science, Londres
1904, pp. 206-8.

5931. Voir en particulier Wegener, Grundfragen, p. 19 et suiv.

6032. Toutefois, il y a aussi des emplois légitimes d'« ellipse » comme terme grammatical. Voir
§ 68, note 19.

6133. Voir § 52, fig. 7.

6234. Ce qui est dit ici aidera peut-être le lecteur à résoudre une difficulté qu'il a pu éprouver
en lisant ma démonstration au § 13 sur fait, très et dans. Le locuteur de la phrase citée n'a
jamais eu l'intention que les choses signifiées par ces mots soient examinées en tant que
choses, mais le théoricien du langage est contraint de les examiner de cette façon, et il peut
le faire plus facilement s'il les étiquette de mots les présentant en tant que choses.

6335. Nomina. si nescis, perit et cognitio rerum, citation utilisée par Linnaeus, voir Leo Spitzer,
Hugo Schuchardt-Brevier, 2e éd., Halle, 1928, p. 125.

641. Les premières articulations verbales des enfants sont des activités ludiques, et consistent
simplement à exercer les organes de l'articulation. Ces articulations verbales n'ont pas de
sens, et il faut bien les distinguer des cris émotionnels signifiants. Quelques mois plus tard,
toutefois, les sons du discours commencent à acquérir la fonction signifiante de ces cris. Voir
Bühler, Theorien des Satzes, pp. 1 et 2. A l'étape suivante, envisagée dans le texte, intervient
un autre facteur, l'imitation des adultes.

652. Voir Ribot, Idées générales, p. 47 et suiv., p. 59 et suiv.

663. Samuel Butler a une conception de la langue et du discours si juste que je reproduis le
passage entier ci-dessous, dans l'addendum C.

674. Wegener insiste avec raison sur ce point, Grundfragen, p. 68.

685. Pour tout ce chapitre, voir Ribot, Idées générales, pp. 62-3 ; Ward, Psychological Principles,
pp. 290 et 291.

696. Il arrive que les expériences antérieures se réduisent à une seule, lorsque, par exemple,
quelqu'un est présenté par son nom, et le nom employé quelques instants plus tard. En
outre, comme le fait remarquer B. Gunn, les expériences n'ont pas besoin d'être directes. Je
peux parler d'un tremblement de terre sans en avoir jamais vu, grâce à des descriptions,
c'est-à-dire grâce aux expériences que d'autres ont vécues. Ces cas ne changent rien à ce que
je veux montrer ici, à savoir que la chose à laquelle on s'apprête à faire référence n'est pas
incluse dans le sens du signe verbal utilisé, au moment où il est choisi.

707. Comme c'est un nom qui est utilisé, il se peut aussi que Mary ait vaguement conscience
que la chose-signifiée doit être vue comme une chose (voir § 42).

718. L'ancienne doctrine logique veut que toute phrase se décompose en sujet et prédicat.

729. J'ai donné une définition très proche de celle-ci dans mon article sur Word and Sentence,
p. 360, mais j'y ai employé à tort « sens » pour « chose signifiée ». Ogden et Richards
(Meaning of Meaning, p. 315) critiquent mon point de vue sous prétexte que « faire comprendre »
est ici une contraction de : (a) la référence qui doit être effectuée + (b) la réaction
attendue + (c) l'attitude à avoir envers le réfèrent + (d) l'attitude à avoir envers le locuteur
+ (e) ce à quoi le locuteur est censé faire référence + (f) ce que le locuteur désire, etc…
etc. ». Je suis d'accord. Mais l'imprécision de la formulation que j'utilise est, à mes yeux, ce
qui en fait tout l'intérêt. Comme je l'ai montré, la chose-signifiée est toujours très complexe,
et la capacité de compréhension de l'auditeur doit lui permettre de découvrir toutes les
intentions que peut véhiculer l'énoncé du locuteur.

7310. En anglais, où l'on peut employer les termes « semantics », « semasiology » ou « significs »,
c'est le terme « semantics » qui semble avoir la préférence des auteurs.

7411. John Ries, Was ist ein Satz ? (3e partie de ses Beiträge zur Grundlegung der Syntax),
Prague 1931, pp. 208-24.

7512. Le texte existant de Denys de Thrace (éd. Uhlig, pp. 22-5) dit : λόγος δέ ἐστι πεζῆς
λέξεως σύνθεσις διάνοιαν αὐτοτε λῆ δηλοῦσα « Une phrase est une composition en prose
ayant un sens qui se suffit à lui-même ». La version donnée ci-dessus est, selon Delbrück,
l'original probable (Vergleichende Syntax der indogermanischen Sprachen, p. 2). Elle a été
obtenue en retraduisant en grec le oratio est ordinatio dictionum congrua de Priscien, mais
en omettant le mot congrua.

7613. N.d.T. Comme l'explique ici Gardiner, la langue anglaise précède la théorie en désignant
par le même terme (« mean ») le fait pour un mot de signifier quelque chose et « avoir
l'intention de ». D'où l'impossibilité de traduire ici le terme « meaning » en conservant
l'ambiguïté.

7714. Comme d'autres termes, symptôme, signe et symbole sont très ambigus, avec des aires
de sens qui se chevauchent. Dans une théorie sémantique, il serait bon de faire les distinctions
suivantes : les « symptômes » sont des indications de type non psychique ; ce terme
exclut donc, non seulement les signes intentionnels et les symboles, mais aussi des choses
comme les cris signifiants. Par contre, les « signes » et les « symboles » sont psychiques,
c'est-à-dire imposés par des êtres humains ou d'autres créatures vivantes, intentionnellement
ou non. Les symboles sont une sous-classe de signes où il existe un lien naturel quelconque
entre le signe et la chose-signifiée ; par exemple, la croix est le symbole du christianisme.
Parmi les mots, seules les onomatopées sont des symboles.

7815. L'orientation que j'ai donnée à la discussion montre que je ne suis pas d'accord avec
Ogden et Richards (Meaning of Meaning, p. 318) qui déclarent que « Mean » comme abréviation
de « avoir l'intention de faire référence à » est, en fait, l'un des moyens de symbolisation
les moins heureux qui soit ». Selon moi, l'intentionnalité est présente derrière chaque
emploi du verbe « to mean ». Sur cette question, voir § 42.

791. Voir de Saussure, Cours de Linguistique générale, p. 31. Ce chercheur est pratiquement le
seul à faire une distinction claire entre langue et discours, et à la maintenir au premier plan
tout au long de son étude.

802. On trouvera un exposé exhaustif sur cette question in H. Jensen, Geschichte der Schrift,
Hanovre, 1925 ; pour l'Egypte ancienne, voir A.H. Gardiner, « The Nature and Development
of the Egyptian Hieroglyphic Writing », in Journal of Egyptian Archaelogy, vol. II
(1915), p. 61 et suiv.

813. Voir la brillante étude de H. Bradley, Spoken and written English, Oxford, 1919, où il
montre que les mots orthographiés sont, et doivent nécessairement être, beaucoup plus idéographiques
que phonétiques.

824. J.M. Manly, « From Generation to Generation » in A Grammatical Miscellany offered to
Otto Jespersen on his Seventieth Birthday
, Copenhague, 1930, p. 289.

835. Voir l'étude fascinante de A. Meillet, « Comment les mots changent de sens », reproduite
dans son livre Linguistique historique et Linguistique générale, Paris, 1921, p. 230 et suiv.

846. Voir le chapitre « Makers of English Words » in L. Pearsall Smith, The English Language,
Londres, 1912, p. 109 et suiv.

857. N.d.T.Le verbe anglais, « to gasp » signifie « suffoquer ».

868. Voir H. Paul, Prinzipien, p. 18 et suiv.

879. La thèse selon laquelle la langue est née d'énoncés où le mot et la phrase n'étaient pas
encore différenciés, est aujourd'hui acceptée par la plupart des autorités ; voir, par exemple,
O. Jespersen, Language, p. 428 et suiv. ; G.A. de Laguna, Speech, p. 259 et suiv. ; J. Ries, Was
ist ein Satz ?
, p. 41. Il faut prendre garde aux interprétations abusives selon lesquelles la
phrase serait antérieure aux mots ; voir par exemple l'interprétation de K. Brugmann, surprenante
de la part d'un si grand chercheur, in Die Syntax des einfachen Satzes im Indogermanischen,
Berlin-Leipzig, 1925, p. 1 : « In der Tat geschieht ailes Sprechen in Sätzen, und
nicht zu bezweifeln ist auch, dass, was zuerst als sprachliche Äusserung aufkam, Ausruf,
Wunsch, Befehl, Frage, oder Aussage, nicht Wort, sondern Satz gewesen ist, oder, genauer
und vorsichtiger gesagt, dass sich im Bewusstsein der Sprechenden der Begriff Satz eher hat
einstellen können als der Begriff Wort ». La dernière partie de cette citation est, en fait, un
exemple classique de ce que William James appelait « le sophisme du psychologue » (« the
psychologist's fallacy »), le sophisme étant défini par J. Ward (Psychological Principles,
p. 19) comme « une confusion entre le point de vue d'une expérience donnée et le point de
vue de son exposition ».

8810. Pour le traitement classique de cette question par Locke, voir addendum D à la fin de ce
chapitre.

8911. J. Ries, Was ist ein Satz ?, p. 60 : « Laute, Worte und Wortgruppen sind künstliche. Einheiten
der Grammatik, gewissermassen Abstraktionen ; der Satz ist eine natürliche Einheit
und eine sprachilche Wirklichkeit ; jene sind nur die durch eine zu wissenschaftlichen
Zwecken erfolgte Zerlegung gewonnenen Bestandteile der Sprache, die aus ihrem natürlichen
Zusammenhang herausgelöst sind und für sich allein kein wirkliches Leben haben ».
Voir aussi Wellander, Bedeutungswandel, lere partie, p. 15 : « In der Wirklichkeit existieren
nur Wortindividuen. Das Wort, von dem man in dem Wörterbuch oder in der Grammatik
spricht, ist eine Abstraktion aus vielen Wortindividuen, die zu verschiedenen Zeiten gesprochen
und gehört worden sind ». Bien entendu, personne ne nie que les mots ont leur origine
dans le discours, et que c'est là qu'ils acquièrent leurs caractéristiques phonétiques et sémantiques.
Je le répète, appeler des « mots » au sens lexicographique des « abstractions », c'est
donner une impression totalement fausse. Ils existent comme moyens d'échange linguistique
nécessairement présupposés, et ne diffèrent des pièces de monnaie que dans la mesure où ce
sont des créations psychiques plutôt que physiques.

9012. Voir R. Bridges, On English Homophones, Tract n° 11 de la Society for Pure English,
Oxford, 1919.

9113. N.d.T. Les exemples cités ici ne sont, bien entendu, que des équivalents de ceux fournis
par Gardiner en anglais (gum, helm et capers).

9214. E. Sapir, Language, Londres, 1921, p. 34.

9315. Wegener, Grundfragen, p. 100.

9416. O. Jespersen, Language, p. 412 et suiv.

9517. Cette théorie est évoquée à propos de problèmes divers in Grundfragen de Wegener, par
ex. dans la discussion sur l'importance de la situation, p. 19 et suiv. ; également lorsqu'il est
question de l'apposition et des propositions relatives, p. 34 et suiv. ; voir surtout le résumé
de ses conclusions, p. 181.

9618. M. Pavlovitch, Le langage enfantin, Paris, 1920, p. 143.

9719. Op. cit., p. 145.

9820. Voir § 44.

9921. Examiner, à ce propos, les exemples cités par Paul, Prinzipien § 56.

10022. Une étude de la forme de mot, extrêmement intéressante et de grande valeur, est proposée
par Sapir, Language ch. II, IV et V, mais malheureusement Sapir ne distingue pas nettement
la « langue » du « discours ».

10123. La position de Jespersen, exprimée dans la citation suivante, peut être considérée comme
juste dans l'ensemble, du moins comme conseil pratique : « Si nous devons prendre garde de
ne pas inclure dans la grammaire de n'importe quelle langue des distinctions ou des catégories
découvertes dans d'autres langues, mais qui ne sont pas formellement exprimées dans la
langue en question, nous ne devons pas davantage nier dans tel cas particulier l'existence de
distinctions présentes ailleurs dans la même langue, simplement parce qu'elles se trouvent
ne pas y avoir de signe extérieur », Philosophy, p. 51. Mais ceci ne permet pas de rendre
compte de la distinction de forme entre, par ex., la préposition latine in et la conjonction
latine an. Finalement, c'est ce que la forme interne du mot fait ressentir au sujet parlant qui
est décisif, pourvu qu'on puisse s'assurer de sa présence.

10224. Die Sprache, vol. II, p. 2 : « Nichtsdestoweniger kann es keinem Zweifel unterliegen,
dass ein solches Wort jedesmal die Bedeutung einer ganz bestimmten Wortform, eines
Nomens, Verbums, Adverbs usw., hat, und dass ihm unter den geeigneten Bedingungen eine
bestimmte Kasus —, Tempus —, Numerus bedeutung usw. zukommt. Doch es gewinnt dieselbe
erst durch das Verhältnis, in das es im Zusammenhang der Rede zu andern Wörtern
tritt. Diese dem Wort durch seine Stellung im Satze verliehene begriffliche Bestimmtheit
können wir hiernach die innere Wortform nennen ». Toutefois, par justice envers Wundt,
reconnaissons que, dans la phrase précédant ma citation, il apparaît avoir remarqué que l'application
de like est restreinte à un nombre limité de possibilités (pp. 1 et 2) : « Vollends ein
Wort wie das englische like (gleich, Gleiches) kann Adverb, Adjektiv, Substantiv oder (in
der Bedeutung « gern haben ») Verbum sein, ohne dass der Wortform diese verschiedene
begriffliche Stellung anzusehen wäre ». Des abus d'interprétation analogues à ceux de Wundt
ne sont pas rares. Voir, par exemple, J. Vendryès, Le langage, Paris, 1921, p. 111 : « C'est
seulement lorsqu'on dit l'aurore est belle ou l'abîme est profond que les mots aurore ou
abîme ont un genre » ; mais peut-être que cette phrase n'était pas censée être prise à la
lettre.

10325. Pour une démonstration concrète de la façon dont la forme applicable à un contexte
donné est découverte, voir § 42.

10426. N.d.T. Like1 = comme (semblable à)
Like2 = aimer

10527. N.d.T.Voir § 42 note 29. Nous avons jugé préférable de traduire ici le terme anglais
« noun » par « substantif » afin de maintenir la distinction qui apparaît en anglais entre
« name » et « noun ».

10628. A propos de la fusion d'éléments indépendants et de l'analogie, les deux principales origines
de la forme externe de mot, voir l'étude intitulée « L'évolution des formes grammaticales »
in Meillet, Linguistique, p. 130 et suiv. Mais voir aussi Jespersen, Language, ch. XIX,
en particulier le § 13 sur « secretion ».

10729. En fait, l'Oxford English Dictionary utilise toujours le terme « substantif »
(« substantive ») à la place de « nom » (« noun »). J'ai adopté ce dernier par déférence pour
le Joint Committee on Grammatical Terminology (voir leur Report, Londres 1917, p. 18).
Mais je pense que « substantif » est tout à fait acceptable, pourvu qu'il soit correctement
défini.

10830. Voir Jespersen, Philosophy, p. 177.

10931. Une autre méthode, parfois plus pratique, est d'utiliser l'expression « réfère à » et de
décrire, non pas la fonction du mot, mais le caractère factuel de la chose-signifiée. Par exemple,
il semble que les Egyptiens ne distinguaient parmi leurs formes verbales que deux
« aspects » (Aktionsarten) : (1) répétition ou continuité, (2) action simple. Ils ne sont donc
probablement jamais parvenus à une conception du temps grammatical (tense). C'est pourquoi
dans Egyptian Grammar, j'ai pris soin de ne pas dire, par ex., que le temps imperfectif
a un « sens » passé, présent ou futur ; j'ai simplement dit qu'il peut être employé « en référence
à des actions passées, présentes ou futures ».

11032. Il semble que Wegener et Kalepky soient les seuls grammairiens à insister sur ce point.

11133. N.d.T. La forme « correcte » serait Mary and John are down with the 'flu (Mary et
John sont
[et non pas est] au lit avec la grippe).

11234. Pour une excellente discussion du genre grammatical, avec indications bibliographiques,
voir Vendryès, Le langage, p. 108 et suiv.

11335. L'ancien ablatif indo-européen n'a pas survécu en grec où il est absorbé par le génitif. En
latin, il semble qu'on ait, au départ, considéré l'agent d'une action conçue passivement
comme « sa source », ce qui explique que l'ablatif, qui traduisait l'idée de venir de loin, était
le cas de toute évidence le plus approprié. Mais les Romains de l'ère d'Auguste n'ont pas
conçu ab eo de la même façon ; pour eux, c'était simplement la manière correcte et naturelle
d'indiquer l'agent.

11436. Voir J. Ries, Was ist Syntax ? Ries a le mérite d'avoir reconnu que les combinaisons de
mots appelées « locutions » ou « propositions » ne sont pas de simples parties constitutives
de la phrase, mais des substituts de mots méritant d'être étudiés en eux-mêmes. L'équation
entre syntaxe et Satzlehre est donc trompeuse. Dans ma définition, j'ai ajouté le mot libre
pour exclure les locutions complètement mécanisées qui sont déjà, à tous égards, de véritables
mots.

11537. N.d.T. En français, dans le texte.

11638. Jespersen, Philosophy, p. 76.

11739. Pour « métaphore » voir Paul, Prinzipien, § § 68-69 ; Wundt, Sprache, vol. ii, p. 554 et
suiv. ; H.W. et G. Fowler, The King's English, Oxford, 1906, p. 200 et suiv. ; les mêmes
auteurs et A. Clutton-Brock, Metaphor, Brochure n° XI de la Society for Pure English,
Oxford, 1924.

11840. Toutefois, toutes les métaphores ne sont pas de ce type. Parfois, la chose comparée n'est
pas moins concrète, ni moins pittoresque, que la comparaison, voir par ex. les métaphores
auxquelles avaient fréquemment recours les Egyptiens, par adulation, en comparant le Pharaon
à un lion, un taureau, etc… Parfois il arrive même que la métaphore soit plus abstraite
que ce à quoi elle est appliquée ; ainsi dans le poème où Siegfried Sassoon décrit les impressions
que lui a laissées une soirée passée en compagnie d'archéologues : (il fait référence à la
lune) « But, as her whitening way aloft she took, I thought she had a pre-dynastic
look »
(« Un air pré-dynastique »). Une métaphore de ce type est rare et son emploi
est dû à des motifs très personnels et particuliers.

11941. G.G. Loane présente dans The Times Literary Supplement du 21 janvier 1932 une liste
intéressante des mots ou emplois de mots uniques dans les poèmes de Thomas Hardy.

12042. H. Frei, La grammaire des fautes, Paris, 1929.

12143. N.d.T. : L'exemple proposé par Gardiner porte sur l'emploi en anglais de whose à la
place de of which.

12244. Je n'ai rien à redire aux conclusions de l'article spirituel que H. W. Fowler consacre au
« Split Infinitive » dans son Modern English Usage, si ce n'est qu'il néglige de souligner la
petitio principii contenue dans le terme. [N.d.T. « to split » = « diviser », « créer une
scission »].

12345. Style, Londres, 1898, p. 63.

1241. Voir Addendum E à la fin de ce chapitre.

1252. N.d.T. Gardiner critique quelques lignes plus bas le terme français proposition au sens du
mot anglais clause. Cependant, pour faciliter la lecture, nous avons jugé préférable de le
conserver conformément à la tradition grammaticale française, l'essentiel étant, comme le
déclare Gardiner plus haut, que « la réalité des faits soit clairement saisie » (§ 12, p. 38). A
propos des raisons pour lesquelles Gardiner ne trouve pas le terme français « proposition »
très heureux, voir p. 297.

1263. Voir On the Terminology of Grammar, Report of the Joint Committee on Grammatical
Terminology
, version révisée de 1911, 5e édition, Londres, 1917, p. 14, Recommandation
VIII, n. 2.

1274. Le besoin de nouveaux termes en allemand est clairement reconnu par (par ex.) Kalepky,
Neuaufbau, pp. 16-17.

1285. Ries discute presque le même exemple I hope you are well (J'espère que tu vas bien) in
Was ist Syntax ?, p. 33, avec son équivalent allemand, et soutient avec raison, contre Kern,
que tu vas bien est une « Nebensatz ». Mais il n'en a pas trouvé la véritable raison. Toutefois,
sa discussion est intéressante à plusieurs égards.

1296. Recommandation X, p. 15 (Pour le titre complet de cet opuscule, voir § 50, note 3).

1307. Grammar and Thinking, New York, 1912, p. 178 et suiv. Ce linguiste semble parfois s'approcher
de ma conception intentionnelle de la phrase, mais sans jamais la formuler de façon
précise ni claire.

1318. Theorien des Satzes, p. 16 et suiv.

1329. Sprache, p. 61 et suiv., in Gercke et Norden, Einleitung in die Altertumswissenschaft,
vol. 1, 6e partie, Leipzig, 1923.

13310. Voir § 60.

13411. Le livre de Dempe, Was ist Sprache, est essentiellement consacré à cette question. On y
trouvera les références aux différents articles de Bühler.

13512. L'« implication » me semble être la dernière analogie nette avec le cri de douleur automatique
de l'animal qui reste dans le discours. Mais je ne suis pas compétent pour débattre
de ces questions psychologiques. La distinction de Dempe entre le cri spontané Aie ! et l'interjection
Aie ! présente dans la langue est intéressante ici ; voir la discussion in Was ist
Sprache
, p. 59 ; également ci-dessous, § 75.

13613. Grundfragen, pp. 16, 68, 70.

13714. N.d.T. : Les 3 exemples sont cités en français dans le texte.

13815. Pour plus de détails, voir H.E. Palmer, English Intonation, 2e éd., Cambridge 1924.

13916. Wegener fait remarquer (Grundfragen, p. 72) que les gens n'ont pas conscience de leurs
propres habitudes intonatives, et cite en exemple les peuples de Thüringe et de Poméranie
qui s'accusent réciproquement de chanter quand ils parlent.

14017. Il faut remarquer, toutefois, que lorsque les formes phrastiques locutionnelle et élocutionnelle
sont en désaccord, la forme élocutionnelle se modifie souvent légèrement pour se
rapprocher de la forme locutionnelle. Ainsi, Oseriez-vous prétendre que mon compte est à
découvert !
commence presque comme une question mais se termine clairement comme une
déclaration. Une autre raison expliquant la congruence de la forme élocutionnelle est sa
variété infinie, qui permet de trouver l'intonation juste pour toutes les subtilités rhétoriques
possibles.

14118. Jespersen (Language, p. 251) fait remarquer que des expressions particulières utilisées de
cette façon sont devenues si stéréotypées qu'elles sont maintenant de véritables formes de
langue, par ex., Well, I never ! I must say ! L'expression la plus curieuse est I say ! sans rien
après.

14219. N.d. T. Neuralgia /njuː̍rældziə/ signifie en français « névralgie ». La première syllabe du
mot anglais se prononçant comme l'adjectif new (« nouveau »), l'enfant croyait entendre
deux mots séparés, qu'il interprétait comme signifiant « nouvelle ralgie ».

14320. Language, p. 122.

14421. Was ist ein Satz, p. 21 et suiv.

14522. Voir Addendum E.

14623. Voir la classification proposée in Was ist ein Satz ? p. 112.

14724. Ries a clairement vu qu'aucun critère locutionnel particulier, tel que la présence d'un
verbe à forme personnelle, n'est assez universel pour constituer une condition sine qua non
de la phrase. Mais il insiste — à tort, je pense — sur le fait qu'une certaine forme locutionnelle
est nécessairement présente et qu'autrement, il ne peut pas y avoir de phrase. Voir
Was ist ein Satz ? p. 92 et suiv.

14825. A propos de cette conviction, que ne partage pas Jespersen, voir son livre Philosophy,
pp. 305-6.

14926. Les philosophes sont d'accord que, dans les langues indo-européennes, les impératifs au
singulier (comme les vocatifs) présentent les radicaux nus, sans aucune flexion. Il en est de
même dans les langues sémitiques et en égyptien.

15027. Telle est la définition recommandée par le Joint Committee on Grammatical Terminology,
voir On the Terminology of Grammar, p. 13.

15128. Prinzipien, p. 125.

15229. Was ist ein Satz ?, p. 158 et suiv.

15330. N.d.T. : Littéralement, Crépuscule et étoile du soir,
Et un appel cristallin à mon endroit
.

15431. « Ich erkenne in ihnen vielmehr vorgrammatische oder besser aussergrammatische
Fügungen, d.h solche, die (noch) nicht zu einer vollkommenen grammatischen Formung,
gelungt sind », Was ist ein Satz ?, p. 181. Mais le simple fait que Ries parvienne à distinguer
un grand nombre de catégories parmi les phrases sans verbe ainsi stigmatisées prouve précisément
qu'elles ont atteint la plénitude de la forme grammaticale. Je crains fort que Ries,
bien qu'il s'en défende avec véhémence (op. cit., pp. 95-7) ne soit prisonnier du vieux préjugé
selon lequel toute phrase doit comporter un verbe à forme personnelle.

15532. N.d.T. Exemple anglais choisi par Gardiner : Two and two are five (Deux et deux font
cinq
).

15633. En anglais be vient d'un radical signifiant « grandir » ; le latin fuit est à rapprocher du
grec φύειν ; le français étant est dérivé du latin stantem, « debout » ; etc.

15734. Le langage, p. 146.

15835. Voir mon livre Egyptian Grammar, § 118, 2.

15936. Par ex. Jespersen, Philosophy, p. 305. En égyptien moyen, les questions appelant corroboration
introduites par ἰn ἰw « est-ce (le cas que) ? » sont parfois employées comme propositions
conditionnelles, et il est possible, mais loin d'être certain, que le copte ait étendu cet
emploi aux conditions non réalisées.

16037. Was ist ein Satz ?, p. 31.

16138. Pour un emploi analogue dans d'autres langues, voir Jespersen, Philosophy, p. 304.

16239. Les citations peuvent cependant, dans certains cas, être utilisées comme adjectifs ; par
exemple his go-and-be-hanged look ; a devil- may- care appearance (un air de j' -m'en foutisme).

16340. A force d'être répétées, des citations peuvent finir par devenir de nouveaux éléments de
la langue. Voir les exemples § 62, note 39, et des citations latines comme verb. sap., vice
versa
. L'égyptien est friand de ces emplois, surtout pour la formation des noms propres, Cf.
Quand - il - veut - il - le - fait qui sert à désigner le dieu originel tout-puissant. Je donne
d'autres exemples dans mon livre Egyptian Grammar, § 194.

1641. « Der Satz ist der sprachliche Ausdruck, das Symbol dafür, daß sich die Verbindung mehrerer
Vorstellungen oder Vorstellunsgruppen in der Seele des Sprechenden vollzogen hat,
und das Mittel dazu, die nämliche Verbindung dernämlichen Vorstellungen in der Seele des
Horenden zu erzeugen ». Prinzipien, p. 121.

1652. « Hiernach können wir den Satz nach seinen objektiven wie subjektiven Merkmalen definieren
als den sprachlichen Ausdrusck für die willkürliche Gliederung einer Gesamtvorstellung
in ihre in logische Beziehungen zueinander gesetzten Bestandteile ». Die Sprache, ii,
p. 245.

1663. Ries fait la même critique à l'égard de Wundt, voir Was ist ein Satz ?, p. 4.

1674. « Jemand weiss, dass sich in der Nähe ein Löwe befindet, den er aber im Augenblick
nicht sieht, und an den er auch nicht denkt ; da hört er ein Gebrüll ; dieser zunüchst für sich
gegebene Gehörseindruck ruft die Vorstellung des Löwen wach ; er kommt zu dem Satz der
Löwe brüllt
 ; hier ist doch nicht erst die Gesamtvorstellung « der brüllende Löwe » in ihre
Teile zerlegt ». Prinzipien, p. 122.

1685. Prinzipien, p. 127.

1696. En anglais, me semble-t-il, The lion roars ne peut que (1) faire référence à une habitude,
(2) caractériser le lion, (3) décrire un événement présent, non comme un événement isolé
mais comme un incident, par ex. dans des indications scéniques, ou (4) être la déclaration
d'un fait passé employant le présent historique.

1707. Theorien des Satzes, pp. 13-15.

1718. Philosophy, pp. 27-8.

1729. Voir le passage de son livre cité dans l'addendum A, chapitre I.

17310. N.d.T. : En français dans le texte.

17411. Ceci est une abréviation de « ce qui est dit de la chose signifiée par le sujet ».

17512. « Sagen wir, z. B., diese Birne ist hart, so müssen wir erst den Gegenstand, von dem wir
etwas aussagen wollen, unter die allgemeine Kategorie Birne, die Eigenschaft, die wir an
ihm bemerkt haben, unter die allgemeine Kategorie hart gebracht haben. Wir müssen also
um unser Urteil auszusprechen noch zwei Hilfsurteille gebildet haben », Paul, Prinzipien,
p. 132. On aurait difficilement pu mieux formuler les faits. Il est dommage que Paul les ait
souvent perdus de vue, voir ci-dessus, p. 57.

17613. Pour cette erreur, voir (par ex.) Kalepky, Neuaufbau, p. 19 et suiv. Pour le point de vue
de Jespersen, voir ci-dessous § 69. Dans ma récapitulation, à la fin du § 71, je reconnais cinq
types de prédicats, tous compatibles les uns avec les autres.

17714. Philosophy, p. 114 et suiv.

17815. Philosophy, p. 145.

17916. Grundfragen, p. 19 et suiv. Curieusement, Wegener ne mentionne pas l'auditeur, mais sa
présence est clairement impliquée dans la définition qu'il donne p. 21 : « Die Exposition
dient dazu, die Situation klar zu stellen, damit das logische Prädikat verständlich wird ».

18017. Je parle ici du nexus prédicatif dans sa forme originelle. Dans le discours très évolué, le
sujet peut faire partie intégrante de l'intention de communication du locuteur, et peut apporter
des renseignements importants ; voir l'étude de The steep dimb up the other bank'was
very tiring
, ci-dessous, § 70. L'adjonction d'épithètes au sujet est un des moyens les plus
employés pour faire des déclarations implicites, par ex. le mot steep (abrupt) dans la phrase
citée plus haut. Les propositions relatives indépendantes sont, en fait, des déclarations implicites
exprimées sous la forme grammaticale d'une épithète, cette forme fonctionnant de
manière discongruente comme phrase parenthétique ; par exemple, Ton frère, que j'ai rencontré
hier dans la rue, m'a dit…

18118. Dans la rubrique des adverbes de phrase, (sentence-qualifiers) il convient d'inclure les
mots permettant d'introduire une prolepse, voir § 71.

18219. Je prends le terme « ellipse » dans un sens large afin d'inclure tous ces types de fonction
discongruente où on a l'impression que quelque chose est omis. On trouvera un essai très
poussé de classification de ces types chez E. Wellander, Studien zum Bedeutungswandel im
Deutschen
, 2e partie, Upsak, 1923. Wellander donne au terme un sens beaucoup plus
restreint.

18320. Philosophy, pp. 141-4.

18421. Il est aujourd'hui courant, et en général tout à fait acceptable, de considérer la copule
comme faisant partie du prédicat. Néanmoins, il est souvent commode, et même, dans les
cas où il ne peut y avoir de confusion, légitime, d'utiliser le terme « prédicat » pour le ou les
mot(s) servant de complément(s) à la copule.

18522. Prinzipien, début du § 87.

18623. § Philosophy, pp. 149-50.

18724. N.d.T. : En français dans le texte.

18825. N.d. T. : En français dans le texte.

18926. Pour des exemples de sujet grammatical servant de prédicat logique en moyen égyptien,
voir Egyptian Grammar, fin des § 126 et 130 ; pour les cas où l'inversion est devenue régulière
et congruente, voir § 127.

19027. Prinzipien, p. 125.

19128. N.d.T. : Exemples cités par Gardiner : Safe bind, safe find ; First come, first served ; Like
master, like man
.

19229. Grundfragen, pp. 33-4, 107-8, 181.

19330. Pour cette phrase, voir § 71, p. 253.

19431. Prinzipien, § 96 et suiv., 197 et suiv.

19532. « Der Subjektsbegriff ist zwar immer früher im Bewusstsein des Sprechenden », Prinzipien,
p. 127. Dans une note, Paul explique qu'il parle du sujet psychologique, mais tout, dans
sa discussion, montre que, par ce terme, il fait référence à ce qui est appelé ici « sujet logique ».
D'ailleurs, au début du § 198, il substitue ce terme à l'autre, manifestement par
inadvertance.

19633. Philosophy, p. 139.

19734. Philosophy, p. 150.

19835. A Modem English Grammar, 2e partie, Syntaxe, vol. i, p. 3. Voir les critiques judicieuses
de Sonnenschein dans son article « Recent progress in the Movement for Grammatical
Reform », in Proceedings of the Classical Association, vol. XX, p. 41 et suiv.

19936. Philosophy, p. 151.

20037. Philosophy, p. 151.

20138. Vu le Report du Joint Committee on Grammatical Terminology, p. 9. Recommandation
II, les membres du comité n'auraient vraisemblablement pas accepté un emploi aussi extensif
de ces termes.

20239. Voir ci-dessus, p. 242.

20340. En incluant un élément dans une classe, on l'exclut nécessairement de la classe opposée,
mais c'est seulement lorsqu'on insiste sur une inclusion que l'exclusion correspondante passe
au premier plan.

20441.Ἒστι δὲ λόγος ἅπας μὲν σημαντικός … ὰποφαντικὸς δὲ οὐ πᾶς, ἀλλ' ἐν ὧ
τὸ άληθεύειν ἢ ψεύδεσθαι ὑπάρχει. οὺκ έν ἄπασι δὲ ὑπάρχει οἷον ἡ εὐχὴ λόγος μέν,
ἀλλ' οντε ὰληθὴς οὔτε ψευδής, de Interpretatione, cap. iV (17a). J'ai voulu éviter d'employer
des termes techniques dans ma traduction, mais il aurait peut-être été préférable
d'écrire « toute phrase » à la place de « tout discours ».

20542. Bühler semble avoir commis cette erreur, voir Theorien des Satzes, pp. 7-12n.

20643. Il ne fait aucun doute que Bühler se trompe quand il dit que la fonction de Kundgabe est
au premier plan dans les mensonges (Theorien des Satzes, p. 11). L'essence d'un mensonge
consiste à dissimuler son désir de tromper l'auditeur, et non pas à le clamer. Linguistiquement,
il est impossible de « dire » un mensonge. On ne dit pas un mensonge, on décrit simplement
quelque chose qui est affirmé, en impliquant tout au plus que c'est vrai. Le discours,
en lui-même, est toujours un acte tout à fait innocent.

20744. Ceci ne veut pas dire que les exclamations et les ordres font des assertions, dans le
même sens que les déclarations et les questions appelant corroboration. Celles-ci impliquent
le vérité alors que celles-là l'affirment, ce qui n'est pas la même chose. En fait, aussi bien ce
qui est- impliqué que ce qui est affirmé peut être faux. De plus, une relation de vérité entre
l'intention du locuteur et la réalité est clairement distincte d'une relation analogue entre les
choses signifiées par le locuteur et la réalité. Le fait que le discours, non seulement est lui-même
un fait de la réalité mais qu'en plus, ou on affirme, ou on implique qu'il fait référence
à quelque chose de vrai, explique probablement la stipulation de Ries que la phrase doit
avoir un Beziehung zur Wirklichkeit, voir sa définition ci-dessus, p. 210. Les explications
qu'il donne lui-même de cette expression me semblent très confuses et même parfois contradictoires.
Il aurait pris moins de risques en stipulant que toute phrase doit avoir un rapport,
non pas avec la vérité, mais avec ce qui intéresse les êtres humains.

20845. On trouvera un chapitre intéressant sur la négation chez Jespersen (Philosophy, p. 322
et suiv.) mais les problèmes qu'il aborde, et sa façon de les aborder, sont tout à fait différents
des miens.

20946. W. Raleigh, Style, p. 18.

21047. Jespersen affirme que John est-il riche ? et John n'est-il pas riche ? sont parfaitement
synonymes, Philosophy, p. 323. On verra ici que je ne partage pas ce point de vue.

21148. N.d.T. Littéralement : « Il est riche, n'est-il pas ? » et « Il n'est pas riche, est-il ? ».

21249. Zeitschrift für ägyptische Sprache, vol. XLVii (1910), pp. 4-5.

21350. A. Meillet, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, Paris, 1912,
p. 356. Paul étudie les deux possibilités mais refuse de se prononcer entre les deux, Prinzipien,
p. 136. C. Brockelmann, (Grundriss der vergleichenden Grammatik der semitischen
Sprachen
, Berlin 1908-13, Vol. i, p. 328, § 113) pense que c'est le sens indéfini qui est dérivé
du sens interrogatif.

21451. A.H. Gardiner, Egyptian Grammar, § 495.

21552. C. Brockelmann, op. cit., vol. ii, p. 194, § 116.

21653. On trouvera un exposé extrêmement lucide des faits chez F. Sommer, Vergleichende Syntax
der Schulsprache
, 2e éd., Leipzig, 1925, p. 118 et suiv. ; voir aussi Jespersen, Language,
pp. 357-9.

21754. Au vu d'impératifs comme parle, dis, déclare, il est impossible de faire une distinction
entre les questions et les requêtes en disant que les questions appellent une réponse verbale
et les requêtes une réponse non verbale.

21855. N.d.T. : En français dans le texte.

21956. Je dois plaider coupable d'avoir donné de tels conseils à plusieurs reprises. Toutefois, je
ne l'ai pas fait dans l'intention de suggérer qu'il n'y avait qu'une façon de présenter les faits
dans un bon livre de syntaxe.

22057. F. Brunot, La pensée et la langue.

22158. Je ne parviens pas à comprendre comment Bühler (Theorien des Satzes, p. 10, n. 1) peut
affirmer « Uberhaupt keine Nennfunktion haben die primären Interjectionen (au ! oh !
aha !) ». Ce n'est pas parce que les interjections utilisées comme exclamations mettent en
avant le locuteur qu'elles ne décrivent pas simultanément quelque chose qui doit être considéré
analytiquement comme différent de lui, à savoir une émotion spécifique. De plus, Bühler
ne fait pas la distinction qu'il devrait faire entre les interjections et leur utilisation
comme exclamations. Une interjection, en tant que telle, ne met pas en avant ou ne révèle
pas explicitement la présence d'un locuteur unique, mais de tous les locuteurs qui ont utilisé
le mot. Ce qu'une interjection désigne, c'est une réaction spécifique de la part de n'importe
quel
locuteur.

22259. Je m'oppose ici à Jespersen qui, à propos de l'habitude de considérer les interjections
comme une « partie du discours », écrit ce qui suit (Philosophy, p. 90) : « La seule chose que
tous ces éléments aient en commun, c'est la faculté de constituer à eux seuls un « acte
d'énonciation » complet ; autrement on pourrait les répartir dans différentes classes de mots.
Il ne faut donc pas les séparer de leurs emplois ordinaires. Les interjections qui ne peuvent
être employées que comme interjections trouveront tout naturellement leur place avec les
autres « particules ». Mais ce que Jespersen considère avec dédain comme étant la « seule
chose » qui distingue les interjections des autres mots est une chose si importante et si frappante
qu'elle justifie amplement leur classement dans une catégorie à part. De plus, un nom
comme fiddlesticks (bagatelles) couramment utilisé comme exclamation n'est pas à mettre
sur le même plan qu'un nom comme fire (feu) qui n'est utilisé ainsi qu'exceptionnellement.
Jespersen n'aurait pas tenu ce raisonnement s'il avait clairement perçu la distinction entre
« langue » et « discours », et s'il s'était rendu compte que les dites « parties du discours »
sont en fait des catégories de langue.

22360. On the Terminology of Grammar, pp. 12-13, Recommandations VI et VII.

22461. N.d.T. : en français dans le texte.

22562. N.d.T. : En français dans le texte.

22663. N.d.T. Cf. note 13 p. 92.