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Douay, Catherine. Langage et acte de langage – T02

Préface

1. Points de repère

Alan Henderson Gardiner, né le 29 mars 1879 à Eltham,
Angleterre, est surtout, voire exclusivement, connu par ses travaux
d'égyptologue. Sa production dans ce domaine, pratiquement
ininterrompue de 1895 jusqu'à sa mort en 1963, est
impressionnante : la bibliographie, compilée à l'occasion de son
soixante-dixième anniversaire, ne dénombre pas moins de vingt-six
livres dont il est, soit l'unique auteur, soit le principal collaborateur,
auxquels viennent s'ajouter plus de deux cents articles 1.
La contribution de Gardiner dans le domaine de la linguistique
générale apparaît, comparativement, beaucoup plus limitée :
deux articles, le premier publié en 1919 dans la revue Man
« Some Thoughts on the Subject of Language », le second en
1922 dans The British Journal of Psychology « The Definition
of the Word and the Sentence », suivis en 1932 et 1940 de deux
livres The Theory of Speech and Language et The Theory of
Proper names
. La liste des distinctions qui vinrent récompenser
les travaux de Gardiner n'est pas moins impressionnante. Il fut
élu, entre autres, membre de la British Academy en 1929, membre
de l'Institut de France en 1946 et membre honoraire d'une
dizaine d'autres instituts et académies à l'étranger 2.

Gardiner était un travailleur assidu et infatigable, et il jouit en
outre, sa vie durant, d'une situation privilégiée qui lui permit de
Ise consacrer exclusivement à ses recherches. Son père, Henry
John Gardiner, homme d'affaires très prospère, regrettant
d'avoir été contraint de quitter l'école à un âge précoce, avait en
effet résolu de donner à ses fils (Alan et son frère Balfour) la
meilleure éducation possible, et il ne cessa d'encourager chez eux
le goût de l'étude. Il engagea pour eux, dès leur plus jeune âge,
d'excellents précepteurs et il profitait de toutes les occasions
pour enrichir leur culture. C'est ainsi que, lors d'un voyage d'affaires
à Paris, il emmena avec lui le jeune Alan qui fut fasciné
par les antiquités de la collection égyptienne du Louvre. Alan
avait alors quatorze ans mais, si l'Egypte ancienne l'intéressait,
sa véritable passion, c'était la philatélie. A l'époque, les Gardiner
habitaient Londres, non loin du British Museum, et le jeune
Alan, ayant libre accès à tous les documents qu'il désirait, était
devenu un véritable expert dans ce domaine. Mais son père,
d'ordinaire très compréhensif, n'approuvait pas du tout cet
engouement pour les timbres, qu'il jugeait excessif et puéril, et,
un soir mémorable de 1894, il réussit à convaincre son fils de
renoncer à la philatélie pour se consacrer à son autre activité
favorite : l'étude de l'Egypte ancienne. Ainsi commença la carrière
de celui qui allait devenir l'un des plus grands égyptologues
de son temps.

Grâce à la fortune de son père, Gardiner put se consacrer
exclusivement à la recherche sa vie durant. Il en profita pour
aller vivre là où il pensait trouver un environnement propice à
ses activités intellectuelles. C'est ainsi que de 1902 à 1911, il
s'installa à Berlin avec sa femme (originaire de Vienne) et leurs
trois enfants, afin de pouvoir contribuer à la réalisation d'un
projet financé par quatre académies allemandes : l'élaboration
d'un dictionnaire d'égyptien. Conscient de sa situation privilégiée,
il eut constamment à cœur de se montrer digne des espoirs
que son père avait mis en lui et il se fit un devoir de publier
régulièrement ses travaux.

Gardiner reçut une formation universitaire « classique ».
Après un an passé à Paris de 1895 à 1896 pour y apprendre le
français, il consacra une année entière à l'étude du grec et du
latin en vue de l'examen d'entrée au Queen's Collège d'Oxford
où, de 1897 à 1901, il étudia entre autres l'hébreu et l'arabe.
Mais il ne s'est jamais trouvé de « maître » et c'est pourquoi on
peut, avec J. Cerny, le considérer comme une sorte d'autodidacte.
Pendant son séjour à Paris, il suivit les cours de Maspéro, mais
tout ce qu'il en retint, c'est que même un professeur aussi illustre
IIn'avait qu'une connaissance des plus rudimentaires de la
grammaire égyptienne. Et c'est conscient de ces lacunes que,
plus tard, il élaborera sa propre grammaire de l'égyptien (Egyptian
Grammar
, 1927).

En fait, c'est en rédigeant cet ouvrage qui l'a rendu célèbre
que Gardiner décida de s'attaquer sérieusement au problème de
la théorie générale du langage. Le sentiment de « honte » qu'il
éprouve devant son incapacité à définir, de façon rationnelle, des
termes qu'il utilise couramment comme « sujet » et « prédicat »
va en effet jouer un rôle de catalyseur 3 : ne pouvant résoudre
lui-même le problème auquel il se trouve confronté, Gardiner se
tourne vers les grammairiens traditionnels. Mais après avoir
minutieusement étudié leurs travaux, il est obligé de constater
que ses prédécesseurs ne sont pas plus plus à même que lui de
donner une définition satisfaisante des termes grammaticaux les
plus courants. Une exception dans ce bilan aussi décevant qu'inquiétant :
la définition que propose le linguiste allemand
Ph. Wegener 4 pour les notions de sujet et prédicat. « La première
fois que j'ai lu l'explication si simple de Wegener — le
prédicat existe pour l'auditeur et le sujet pour le locuteur — j'ai
eu l'impression », déclarera Gardiner dans une conférence 5,
« d'aspirer une bouffée d'air frais au sortir d'une salle de classe
où j'étouffais ». Si Gardiner voit dans cette définition la bouffée
d'oxygène nécessaire à la grammaire traditionnelle, c'est parce
qu'elle explique la fonction des catégories grammaticales dans le
mécanisme général du discours : le prédicat existe pour le locuteur
et le sujet pour l'allocutaire. Car la langue — et c'est là le
fondement de la théorie de Gardiner — n'est pas un assemblage
IIIplus ou moins fortuit d'éléments disparates, mais un tout fonctionnel
organisé en vue du dire, en d'autres termes du discours.

Pour doter la grammaire d'une base solide à partir de laquelle
on pourrait définir de façon rationnelle les différentes catégories
grammaticales, il faut donc avant tout avoir une idée claire et
précise du mécanisme général du langage. Qu'est-ce que la langue ?
Comment fonctionne le discours ? C'est à ces deux questions
que doit répondre une théorie générale du langage. Or,
aucune des théories existantes à l'époque de Gardiner n'apporte
de réponse à ces questions ; il ne faudrait pourtant pas en
conclure que la linguistique des années vingt se caractérise par
un désintérêt des chercheurs pour les problèmes théoriques.
Comme Gardiner le déplore au début d'une conférence 6, il est
vrai que l'intérêt des chercheurs britanniques pour toutes les
questions de théorie est, à cette époque, quasiment inexistant.
Leur contribution dans ce domaine se limite en effet à un article
de Richard Paget sur l'aspect phonétique des mots et au livre de
C.K. Ogden et I.A. Richards, exception notable il est vrai, The
Meaning of Meaning
(1923).

Ailleurs, en revanche, aussi bien en Europe qu'en Amérique,
la production théorique est plus qu'abondante 7. Si cette abondance
est la preuve d'un besoin réel, elle prouve aussi, et surtout,
que ce besoin n'a pas encore été satisfait. Gardiner ne
conteste pas, bien sûr, la compétence de linguistes comme Saussure,
Jespersen, Vendryès ou Meillet, pour ne citer que les plus
illustres ; ce qu'il met en cause, c'est leur méthode. Aucun chercheur,
selon lui, n'a jamais pris la peine d'analyser à fond un
acte de langage spécifique (act of speech) 8, dans les conditions
normales de production — seul moyen de fournir une description
complète et précise du fonctionnement du langage. Ainsi,
IVau moment même où le premier Congrès des linguistes de La
Haye, en 1928, fonde l'autonomie de la linguistique sur le principe
d'immanence, préconisant une analyse interne du langage,
en dehors de ses conditions de production 9, Gardiner, lui, justifie
la nécessité théorique de ce qu'on appellerait aujourd'hui une
approche pragmatique du langage. Il engageait ainsi la linguistique
dans la voie ouverte à la fois par Ph. Wegener, le premier
linguiste à avoir élaboré une théorie de la « situation » (Situationstheorie) 10,
et par l'anthropologue B. Malinowski 11 envers
lequel il reconnaît aussi avoir une dette 12.

Speech and Language 13 s'ouvre sur un bilan de la « crise de la
grammaire » à partir duquel Gardiner explique la nécessité d'une
approche nouvelle du langage (§ 1 à 5) : la théorie syntaxique
doit s'appuyer sur une théorie des actes de langage, ce qui justifie
la division du livre en deux parties : la première (§ 6 à 49)
présente l'analyse d'actes de langage dans leur réalité vécue (tout
le parcours de la langue au discours) ; la seconde (§ 50 à 77) est
consacrée à la théorie de la phrase.

2. Pour une analyse pragmatique du langage

2.1 Impératifs méthodologiques

La théorie du langage, ne cesse de répéter Gardiner, doit s'élaborer
exclusivement à partir des données empiriques. Il faut
d'abord effectuer un travail de terrain, c'est-à-dire observer les
faits dans leur environnement naturel, dans la réalité vécue du
dire. Et ce n'est pas dans ce que Bakhtine 14 appelle « l'énonciation
isolée — figée — monologuée » des textes écrits, traditionnellement
étudiés par les grammairiens, que le discours révèle
Vses caractéristiques fondamentales. Pour observer le langage in
vivo
, c'est sur la place du marché, dans les maisons et les tribunaux
qu'il faut aller, déclare Gardiner 15. Il faisait ainsi écho à
l'appel lancé par Malinowski à la même époque 16. La démarche
préconisée pour l'étude du langage est donc une démarche systématiquement
empirique et pragmatique, qui écarte tout a priori
théorique. Une fois effectuée la collecte des données sur le terrain,
il faut passer au stade de la généralisation. Un véritable
travail scientifique suppose un va-et-vient permanent et explicite
entre le particulier et le général, la pratique et la théorie : le
linguiste ne doit donc pas privilégier une des phases de l'analyse
au détriment de l'autre.

Un autre élément essentiel dans la démarche analytique adoptée
par Gardiner, corollaire de la nécessité d'enquêter sur le terrain,
est le choix de la langue à partir de laquelle il décide d'élaborer
sa théorie. Eminent égyptologue, c'est pourtant l'anglais,
sa langue maternelle, qu'il choisit plutôt que l'égyptien, en raison
d'un paramètre qu'il juge essentiel pour l'analyse du langage :
l'« affectif » : « Pour toutes les questions d'ordre linguistique,
ce que ressentent les sujets parlants est d'une importance
capitale (§ 28, p. 81) ». Du point de vue de l'approche énonciative
du langage, l'« affectif » joue un rôle considérable et, comme
l'explique A. Joly 17, c'est pour cette raison que Malinowski avait
VIappris la langue vernaculaire des indigènes des îles Trobriand, la
langue parlée étant le vecteur irremplaçable de l'affectivité. Le
choix de l'anglais par Gardiner correspond donc à un élément
déterminant de sa théorie sémantique, à savoir la prise en
compte de la façon dont l'énonciateur « réagit » aux différents
items linguistiques, ce que Gardiner appelle parfois son « expérience »
de la langue, c'est-à-dire tout le « vécu » que présuppose
l'énonciation et qui fait partie intégrante du sens. Ce choix est
donc un choix théorique et on ne saurait déplorer, comme le fait
Meillet dans son compte rendu de Speech and Language, que
Gardiner ne se soit pas basé sur l'égyptien pour échafauder sa
théorie du langage 18.

2.2. « Chose-signifiée » et « Situation »

Appréhendé dans sa dynamique, lié à ses conditions de production,
le langage ne peut plus être conçu comme un simple
moyen de représenter la pensée. Il apparaît comme un moyen
d'agir, plus précisément comme un moyen pour le locuteur de
provoquer un face à face avec son allocutaire, dans l'intention de
le faire réagir, d'une manière ou d'une autre, à un certain état de
choses. Le locuteur que la théorie doit intégrer à l'analyse linguistique
ne saurait donc être conçu comme un simple « producteur »
mécanique d'énoncés, inconscient ou inintelligent. Pas
plus d'ailleurs que l'allocutaire ne saurait être considéré comme
un « récepteur » passif ; son rôle est tout aussi actif et créatif
que celui du locuteur. Le discours est donc conçu par Gardiner
comme une co-production, un processus dynamique reposant sur
une interaction constante du locuteur et de l'allocutaire. Cette
interaction doit être présupposée à tous les niveaux de l'analyse,
l'étude du langage étant fondamentalement une étude du rapport
instauré dans et par le langage entre deux co-énonciateurs.

La tâche du théoricien consiste donc à rendre compte des
caractéristiques de ce face à face, de la façon la plus précise et la
plus exhaustive possible. Gardiner est ainsi amené à définir
VIIl'acte de langage comme une « mise en scène miniature »
(miniature drama) dont la réalisation nécessite l'interaction de
quatre facteurs : le locuteur, l'auditeur, les mots porteurs de sens
et les choses qu'ils signifient.

Toute la théorie sémantique de Gardiner s'appuie sur la distinction
entre le sens des mots et des phrases (meaning) et la
ou les chose(s) qu'ils signifient (thing(s) -meant). Cette distinction,
comme il le rappelle, n'est pas nouvelle (§ 10, p. 36), mais
la plupart des théoriciens l'oublient, même les plus illustres.
Nulle part, comme le souligne avec insistance Gardiner, on ne
voit apparaître sur le schéma saussurien du « circuit de la
parole » le facteur « choses ». Ceci laisse supposer que, pour
comprendre un mot employé en discours, il suffit de décoder
une image acoustique associée à un concept alors que, d'après
lui, comprendre un mot consiste à découvrir, à travers et par-delà
son sens linguistique (« meaning ») la chose singulière à
laquelle il fait référence dans la réalité extralinguistique. Dans
une conférence 19, Gardiner reconnaît avoir longtemps hésité
entre « thing-meant » et « reference », terme utilisé par Ogden
et Richards en 1923. Si son choix s'est finalement porté sur le
premier terme, c'est parce que la présence de « meant » permet
d'indiquer clairement qu'il établit une distinction entre deux
espèces de sens (two kinds of meaning) — le sens linguistique
du mot (meaning : fait de langue) et sa signification (thing-meant :
fait de discours).

Le sens du mot en langue est conçu par Gardiner comme une
« aire de sens » (area of meaning) regroupant l'ensemble de ses
potentialités d'application. Lorsqu'un mot est effectivement employé
dans une phrase, c'est chargé de toutes ces potentialités
qu'il parvient à l'allocutaire. Quant à la phrase, dont Gardiner
dit clairement qu'elle est l'unité de discours, elle se définit par
rapport à l'intentionnalité du locuteur. Il faut donc à l'allocutaire,
(a) d'une part, identifier les choses singulières auquelles le
sens ou plus précisément, l'aire de sens des différents mots
constitutifs de la phrase fait référence dans la réalité extralinguistique,
(b) d'autre part, découvrir l'intention dans laquelle le
locuteur fait référence à ces choses. Or — et c'est là le fondement
de la théorie sémantique de Gardiner — la chose signifiée
par un énoncé (sa signification globale) ne peut jamais être
VIIIrévélée par les mots exclusivement. Autrement dit, il est toujours
nécessaire, pour interpréter un énoncé, de prendre en
considération des données autres que celles fournies par les
mots eux-mêmes. L'ensemble de ces données, ajouté aux mots,
constitue ce que Gardiner appelle la situation. La « situation »,
au sens très large où l'entend Gardiner, c'est tout ce qui contribue
à la production et à la reconnaissance de la chose signifiée
par l'énoncé — c'est-à-dire les mots eux-mêmes, mais aussi et
surtout toute l'« information d'arrière-plan » (background information)
qui permet de « combler les vides » laissés par les mots.

Les mots sont ainsi conçus dans la théorie de Gardiner
comme de simples « indices » (clues), fournis à l'allocutaire pour
le guider dans sa recherche des choses signifiées par les mots et
par les phrases. On ne saurait en aucune façon considérer les
mots comme les seuls éléments signifiants du langage. La distinction
sens/chose-signifiée, qui est le fondement de la théorie
de Gardiner, implique la négation d'une théorie immanentiste
du langage.

3. Production et reconnaissance
de l'acte de langage

3.1 « Contenu locutionnel » et « Qualité particulière »
de la phrase

Dire, c'est avant tout vouloir dire ; toute la théorie sémantique
de Gardiner est centrée sur l'intention du sujet parlant :
« Une phrase est un mot ou groupe de mots révélant une intention
intelligible » (§ 30, p. 91).

L'intention du locuteur, c'est d'abord son intention générale :
communiquer. L'existence chez le sujet parlant de cette visée
communicative confère à l'énoncé la « qualité générale » de
phrase (general sentence quality). Un point essentiel souligné
par Gardiner, qui anticipe ici les études de Grice sur la « signification
non naturelle », est que le succès d'un énoncé dépend
avant tout de la reconnaissance par l'allocutaire de cette visée
communicative (§ 51, p. 165). Autrement dit, pour communiquer
quelque chose à son allocutaire, le locuteur doit également lui
IXcommuniquer le fait qu'il le lui communique 20. Mais il faut aussi
qu'il soit capable de déterminer l'intention spécifique du locuteur ;
celle-ci est double : d'une part, le locuteur vise à attirer
l'attention de l'allocutaire sur un certain état de choses et, d'autre
part, il cherche à le faire réagir, d'une manière ou d'une
autre, à cet état de choses. Deux composantes sont donc à prendre
en compte dans l'analyse de la chose signifiée par une
phrase : son « contenu locutionnel » (locutional content), à
savoir la chose ou les choses auxquelles le locuteur veut faire
référence et sa « qualité particulière » (special quality), c'est-à-dire
l'intention qui la sous-tend, en d'autres termes ce que,
depuis Austin 21, on appelle sa « force illocutoire ». Un point
important précisé par Gardiner est que la chose signifiée par
une phrase (sa signification pragmatique, pourrait-on dire), correspond
à l'intention avouée par le locuteur et non pas à son
intention réelle : « La chose signifiée par un énoncé, quel qu'il
soit, c'est tout ce que le locuteur a voulu faire comprendre à l'auditeur
par cet énoncé » (§ 27, p. 78). Autrement dit, seule l'intention
que le locuteur présente comme visée doit être considérée
comme constitutive de la signification de l'énoncé et non —
pour reprendre les termes de Ducrot — celle qu'il « vise en se
cachant de le faire » 22.

3.2 Description et Implication

La distinction établie par Gardiner entre le « contenu locutionnel »
de la phrase et sa « qualité » (ou force) spécifique,
l'amène à mettre en évidence une autre distinction, essentielle
pour la compréhension des mécanismes de production et d'interprétation
des énoncés. Le locuteur doit en effet avoir simultanément
recours à deux méthodes différentes pour communiquer
ces deux composantes de la chose-signifiée : la description et
l'implication, distinction centrale chez les « philosophes du langage
ordinaire ». L'état de choses auquel le locuteur veut faire
Xréférence est « décrit » par les différents mots constitutifs de la
phrase, tandis que la force de l'énoncé n'est jamais décrite mais
toujours « impliquée », c'est-à-dire, comme le souligne fort justement
F. Récanati 23, non communiquée expressément. En conséquence
— et c'est là l'une des principales conclusions de Speech
and Language
— afin de déterminer la qualité particulière d'un
énoncé et ipso facto le but du locuteur, si « explicite » soit-il en
apparence 24, l'allocutaire doit toujours mettre en œuvre une
stratégie inférentielle : « L'acte de discours exige […] un acte
intelligent de compréhension et celui-ci, tout mécanisé qu'il soit,
est toujours une inférence à partir des mots et de la situation à
la fois » (§ 53, p. 175). Ainsi, ce qu'on appellerait aujourd'hui
l'« uptake » d'un énoncé comme « deux et deux font quatre » ne
peut être obtenu que grâce à la prise en considération par l'allocutaire
de la situation (celle des « vérités mathématiques ») et
grâce à ses capacités générales de raisonnement et d'inférence
(§ 36, p. 105).

Devant ces conclusions, on peut s'étonner de voir Searle présenter
comme une conception fondamentalement nouvelle la
thèse centrale de son ouvrage Expression and Meaning (1979),
selon laquelle on ne peut comprendre une énonciation, qu'elle
soit ou non littérale, que sur un fond d'« assomptions » (il
emploie exactement le même terme que Gardiner — background
information
). Il est vrai qu'en insistant sur le rôle primordial de
l'information d'arrière-plan dans l'interprétation des énoncés, ce
qui met en évidence la stratégie d'inférence que l'allocutaire doit
mettre en œuvre afin de comprendre n'importe quel énoncé,
Searle procède à une révision des concepts centraux de sa théorie
élaborée dix ans auparavant. On peut donc dire que Expression
and Meaning
(1979) apporte effectivement quelque chose
de nouveau par rapport à Speech Acts (1969), mais on peut se
demander ce que cet ouvrage apporte de vraiment nouveau au
plan théorique par rapport aux conclusions de Gardiner.XI

3.3 Forme « locutionnelle » et forme « élocutionnelle »

La qualité particulière d'une phrase (sa valeur ou signification
pragmatique) variant en fonction de la « situation » dans laquelle
elle est produite, il n'est pas plus possible de prévoir toutes
les significations possibles d'une phrase que de prévoir toutes
les situations dans lesquelles elle sera produite. Mais, déclare
Gardiner, le théoricien n'a pas à s'intéresser à toutes les qualités
de phrases possibles, il n'a besoin de connaître les différents
types de phrases que « d'un point de vue formel » (§ 51, p. 166).
La précision que donne Gardiner sur la façon dont il conçoit le
rôle du théoricien me paraît essentielle car elle implique la
nécessité de bien distinguer « le langage qui sert » et « le sujet
parlant qui s'en sert » 25 : la langue n'offre qu'un nombre limité
de formes et l'infinité des « effets de sens » possibles de ces
formes n'est que le résultat de leur manipulation par le locuteur
dans des situations toujours nouvelles.

Gardiner propose donc une classification formelle des phrases,
fondée sur le degré d'importance accordé à chacun des quatre
facteurs du discours (Voir § 51, p. 168). La forme phrastique
(sentence form) peut être soit locutionnelle (véhiculée par les
mots et la façon dont ils sont agencés), soit élocutionnelle (révélée
par des modalités non verbales — prosodiques et kinésiques).
C'est seulement s'il y a « accord » entre ces deux formes
que la phrase pourra être interprétée littéralement, toujours à
condition, bien entendu, que la situation au sens large où l'entend
Gardiner confirme cette interprétation.

Un des points essentiels de la théorie sémantique de Gardiner
est le rôle déterminant qu'il accorde à l'intonation et au geste
dans l'interprétation des énoncés. Une phrase, déclare-t-il,
ouvrant notamment la voie aux études actuelles sur la kinésique 26,
est un « ensemble signifiant de mots articulés, de sons et
de gestes » (§ 50, p. 161). Le rôle de l'intonation se manifeste de
façon particulièrement évidente dans les cas de conflit entre
forme locutionnelle et forme élocutionnelle, c'est-à-dire lorsque
la phrase assume une fonction différente de celle que laissait
XIIprévoir sa forme locutionnelle (Ex. Mon compte est à découvert ?).
Gardiner montre que, dans ces cas de « discongruence »
(voir ci-dessous), c'est toujours la forme élocutionnelle qui
« dicte la manière dont la phrase doit être comprise » (§ 54,
p. 180).

Puisqu'elle prend en compte de façon systématique les modalités
élocutionnelles et qu'elle leur accorde la prééminence, on ne
peut, comme A. Jacob 27, définir la théorie de Gardiner comme
une théorie du « suprasegmental ». Cette théorie situe clairement
les modalités en question dans l'infrasegmental dans la
mesure où elles sous-tendent les énoncés verbaux. Il est donc
erroné de dire avec Jacob que Gardiner s'intéresse au « suprasegmental »,
par opposition à Ogden and Richards qui, eux, s'intéressent
aux « problèmes sémantiques proprement dits » 28 car
l'infrasegmental fait partie intégrante du sens.

3.4 Chose-signifiée « non finale » et prédicat

Au § 67 de Speech and Language, Gardiner substitue au terme
de « sens » (meaning) celui de « chose-signifiée non finale »
(proximate thing-meant) ; la chose-signifiée dont il a été question
ci-dessus devient la « chose-signifiée finale » (ultimate
thing-meant
). L'introduction du concept de « chose-signifiée non
finale » a une grande portée théorique puisqu'elle permet à Gardiner
d'expliquer le mécanisme de la référence des mots aux
choses et d'assigner au concept de prédicat la place qui lui
revient dans la théorie linguistique.

Il apparaît que, de lui-même, un mot ne peut référer directement
à la chose singulière qu'il vise dans la réalité extralinguistique.
Tout ce qu'il peut faire, en premier lieu, c'est référer à
son « aire de sens ». Gardiner est ainsi amené à établir l'existence
de deux espèces de référents ou, pour employer sa terminologie,
deux espèces de choses-signifiées : la chose-signifiée
directement et immédiatement associée au mot et la chose signifiée
momentanément par renvoi à la réalité extralinguistique.
Cette distinction, on le sait, n'est pas nouvelle. Ainsi Pierre
d'Espagne, au Moyen Age, distinguait la signification finale du
XIIImot, « visant la réalité », et sa signification non finale, « visant
le langage » 29. L'originalité de la théorie de Gardiner, c'est qu'au
lieu d'opposer ces deux types d'actualisation de la signification
du mot, elle les présente comme complémentaires : « […] tout
emploi de mot comporte une référence aux deux choses-signifiées »
(§ 68, p. 236). La chose-signifiée non finale (le qualificatif
traduit précisément proximate) n'est qu'une structure de
relais sur la voie qui mène des mots aux choses (« a station
upon the way », dit Gardiner), mais un relais nécessaire. Ainsi,
quand j'emploie le mot arbre, mon intention est bien de faire
référence à une chose de la réalité extralinguistique, en l'occurrence
un arbre concret. Mais pour cela, je fais nécessairement
référence à une partie du sens (linguistique) du mot. Le choix
du mot « arbre » pour désigner la chose que je vise suppose en
fait une comparaison du référent concret avec l'aire de sens du
mot. Si je dis « arbre », c'est parce que quelque chose dans la
chose ainsi décrite justifie que je lui colle l'étiquette « arbre ».

Gardiner met ainsi en évidence le dispositif doublement référentiel
du discours : « chaque fois que nous employons un mot,
nous visons ou voulons dire, au moins implicitement, deux
choses : pas uniquement la chose-signifiée, mais aussi tout ce qui
dans le sens du mot est applicable à la chose-signifiée » (§ 67,
p. 225). Il faut attirer l'attention sur l'importance de l'adverbe
« implicitement ». Gardiner montre en effet que la référence à la
chose-signifiée non finale peut être plus ou moins « explicite »,
autrement dit que le locuteur peut privilégier, soit le sens « référentiel »,
soit le sens « linguistique ». Dans le premier cas, le
sens linguistique apparaît bien comme un simple « relais » que
l'allocutaire est obligé de franchir mais auquel il n'est pas invité
à s'arrêter. Dans le second cas, en revanche, l'allocutaire est
« poussé » (« induced ») à s'arrêter au sens linguistique, le référent
extralinguistique perdant momentanément de son importance.
Entre ces deux « cas-limite » existe toute une série de cas
intermédiaires où les deux choses-signifiées sont pratiquement
juxtaposées et ne peuvent plus être considérées comme des
objectifs séparés que dans une certaine mesure. Aucun des deux
référents n'est alors privilégié aux dépens de l'autre. Ainsi, dans
la phrase Mary looked over the wall (« Marie regarda par-dessus
XIVle mur »), ce qui est visé, signifié par la préposition over, c'est
autant sa signification non finale (« être - par-dessus ») que sa
signification finale (l'endroit où Mary a regardé).

Comme le souligne Gardiner, il suffirait d'accentuer le mot
over pour mettre en évidence la chose-signifiée non finale aux
dépens de la chose-signifiée finale. Cet emploi prédicatif du mot
permettrait au locuteur d'attirer l'attention de son allocutaire sur
le fait que l'endroit où Mary a regardé « être par-dessus » (pas
« en-dessous » ou « à travers ») le mur. L'importance du concept
grammatical de prédicat apparaît ainsi dans les cas où la chose-signifiée
non finale (le sens linguistique) est privilégiée aux
dépens du sens référentiel (chose-signifiée finale). Mais il existe
d'autres types de prédication à l'œuvre dans le discours, qu'il
importe de ne pas confondre, afin d'assigner au concept de prédication
la place qui lui revient dans la théorie linguistique.

D'un point de vue très général, la prédication a trait au mécanisme
fondamental du langage qui consiste à référer l'apport de
sens des mots et des phrases aux choses ou état de choses qui
leur servent de supports : « tout discours est un sens mis sur des
choses » (§ 68, p. 228). En d'autres termes, tout mot est un prédicat
dans la mesure où il déclare la nature de la chose à laquelle
il réfère ; de même, toute phrase est prédicat de l'état de choses
extralinguistique auquel elle sert à faire référence. Mais le rapport
de prédication qui lie mots et phrases aux choses de la réalité
extralinguistique n'exclut pas l'existence d'autres rapports de
prédication à l'intérieur des phrases elles-mêmes. Gardiner choisit
pour sa démonstration la célèbre phrase analysée par Jespersen
The dog barks furiously (Le chien aboie furieusement). Chacun
des mots constitutifs de la phrase est prédiqué de la chose à
laquelle il réfère, de même que la phrase tout entière sert de
prédicat à un état de choses de la réalité extralinguistique, en
l'occurrence un chien qui aboie furieusement.

Mais il existe également un rapport de prédication entre les
deux éléments linguistiquement exprimés dans la phrase, à
savoir the dog et barks furiously. Le type de prédication en jeu
ici est exactement le même, dit Gardiner : quelque chose
(« aboyer furieusement ») est dit de quelque chose (« un
chien »). La différence est que dans The dog barks furiously, il y
a ce qu'on pourrait décrire comme une focalisation sur l'opération
de prédication elle-même - une monstration, une exhibition
de l'acte de prédication. Le prédicat, dit Gardiner, est présenté
« en train d'être dit » du sujet (in course of being said). L'opération
XVde prédication fait alors partie des « effets spéciaux » (stage
effects
), alors que dans une phrase comme a furiously barking
dog
, elle fait simplement partie de la mise en scène générale du
discours (§ 67). Il s'ensuit que, pour Gardiner, seuls les actes de
prédication résultant d'une intention spécifique du locuteur doivent
retenir l'attention du grammairien.

La plupart des détracteurs de Gardiner lui ont surtout reproché
son « insistance excessive » sur des choses, selon eux, « évidentes ».
« D'une manière générale », écrit Meillet 30 dans son
compte rendu de Speech and Language, « il s'attache trop à
envisager les rapports entre la langue et les réalités externes.
Pour mettre ces rapports en évidence, il insère même dans le
texte des vignettes assez naïves ». Il est clair que si le problème
de la relation des mots et des choses occupe une place effectivement
centrale dans la théorie de Gardiner, c'est parce que la
façon dont le linguiste conçoit cette relation est déterminante
pour son approche de toutes les autres questions. En insistant,
dans un premier temps, sur la distinction entre le sens linguistique
des mots et des phrases et les choses qu'ils signifient, Gardiner
— nous l'avons vu — démontre l'impossibilité théorique
d'une linguistique centrée exclusivement sur l'énoncé et ses propriétés
internes. La priorité doit au contraire être accordée non
plus aux mots mais à tout ce qui les entoure. Puis, en intégrant
à sa théorie sémantique le concept de « chose-signifiée non
finale », il rend définitivement caduque la croyance naïve selon
laquelle la langue renvoie directement aux choses. Toute phrase
est le résultat d'un travail interne de structuration, l'opération
fondamentale sous-jacente à la production d'un énoncé étant la
prédication. L'une des grandes découvertes de Gardiner —
semble-t-il — est d'avoir mis en évidence, à travers le concept
de prédicat grammatical, le fait que cette opération profonde de
structuration accomplie par l'énonciateur chaque fois qu'il produit
un énoncé, peut être explicitement révélée en surface, devenant
ainsi un élément essentiel de la chose-signifiée, c'est-à-dire
« finalement » du sens d'intention du locuteur.XVI

4. Théorie des actes de langage
et théorie syntaxique

La théorie des actes de langage exposée par Gardiner dans la
première partie de Speech and Language constitue le fondement
de la nouvelle théorie syntaxique qu'il développe dans la seconde
partie.

Le grammairien étant appelé à « interpréter », il doit, en
conclut Gardiner, se placer du point de vue de l'allocutaire. Tout
en restant « détaché » des choses-signifiées particulières (§ 28,
p. 81), il doit appliquer à l'énoncé ce que Bakhtine 31 appelle une
« compréhension active », l'appréhendant, non comme un tout
isolé, mais dans la situation où il a été produit. Le grammairien
est ainsi amené à prendre systématiquement en considération la
forme élocutionnelle des énoncés, celle-ci, comme l'a montré
Gardiner, pouvant conférer à la phrase une signification tout à
fait différente de celle véhiculée par la forme locutionnelle. Mais
si Gardiner pose la nécessité d'intégrer à la théorie cette syntaxe
de l'élocutionnel, il insiste aussi sur la nécessité de la concevoir
comme complémentaire de la syntaxe du locutionnel. En effet, la
forme locutionnelle de la phrase continue toujours à « exercer
une certaine force », même si cette force est très diminuée dans
les cas où la fonction est discongruente. (Voir exemples § 61,
p. 203 et § 69, p. 237).

La théorie des actes de langage offre également les prolégomènes
nécessaires à l'étude morphologique : « Toutes les formes
créées par la langue ne sont que des moyens, éprouvés et normalisés,
de remplir certaines fonctions sémantiques » (§ 69,
p. 239)- Seule une compréhension adéquate du mécanisme de la
communication verbale peut donc permettre une étude rationnelle
des formes de langue. Sémantique, syntaxe et morphologie
apparaissent ainsi comme trois composantes du langage étroitement
imbriquées, la morphologie et la syntaxe étant — selon
l'expression d'A. Joly — une mise en forme du sens 32.

Dans cette optique, la définition que propose le linguiste allemand
Wegener pour les termes « sujet » et « prédicat » apparaît
à Gardiner comme le modèle même du type de définition que
devraient fournir les manuels de grammaire. Le sujet existe
XVIIpour l'allocutaire, afin de l'aider dans sa recherche de la chose
signifiée par le locuteur, tandis que le prédicat existe pour le
locuteur dont il véhicule le véritable but de communication. La
division des phrases en sujet et prédicat apparaît ainsi comme la
marque linguistique de l'interaction locuteur/allocutaire, base
constitutive du langage. Sujet et prédicat sont donc, au sens propre
du terme, des « parties du discours » alors que les catégories
grammaticales traditionnellement désignées par ce terme sont
définies dans la théorie de Gardiner comme des « parties de
langue ».

La catégorie grammaticale à laquelle appartient un mot (sa
« forme interne » — inner form) est déterminée par le mode de
présentation de son réfèrent en discours. Les « parties de langue »
sont des distinctions entre les mots basées non pas sur la
nature des choses auxquelles les mots font référence, mais sur la
façon dont ces choses sont présentées par le locuteur à l'allocutaire.
Un nom est ainsi défini dans la théorie de Gardiner
comme un mot présentant son référent comme (sous l'aspect
de) une chose, un verbe présentant son réfèrent comme une
action. Autrement dit, ce qui est fondamental pour la détermination
des catégories de langue, ou classes de mots, ce n'est pas
tant la nature des entités que le mot désigne que la façon dont
les interlocuteurs humains considèrent lesdites entités.

Un mot est donc d'abord déterminé par son appartenance au
champ verbal ou au champ nominal. Mais il existe entre les
mots d'autres distinctions basées sur la façon dont s'établit le
rapport entre la chose-signifiée non finale et la chose-signifiée
finale (Voir ci-dessus). Prédiquer, au sens grammatical, consiste
à mettre en relief la chose-signifiée non finale aux dépens de la
chose-signifiée finale. Tout mot peut fonctionner prédicativement
mais, déclare Gardiner, il existe des mots prédicatifs par
nature. Il définit ainsi l'adjectif et le verbe comme des mots
génétiquement constitués de façon à « exhiber leur sens » et à
« cacher leur chose-signifiée ». En termes guillaumiens, on dirait
que l'adjectif et le verbe se caractérisent par une « incidence
externe », le mécanisme d'incidence tel que le définit Guillaume
correspondant au mécanisme de prédication tel que le définit
Gardiner : « Le mouvement d'incidence a trait au mouvement
absolument général dans le langage, selon lequel, partout et toujours,
XVIIIil y a apport de signification et référence de l'apport à un
support » 33.

Définissant ainsi les formes de langue à partir du mécanisme
de leur référence en discours, Gardiner — comme Guillaume —
réconcilie les théories du mot et de la phrase conçues de façon
indépendante par la plupart des théories. Si celles-ci doivent
être dissociées pour les besoins de l'analyse, elles sont complémentaires :
la langue n'existe qu'en vue du discours et une théorie
du langage ne peut être conçue autrement que comme une
théorie de l'interaction langue/discours.

Cette interaction de la langue et du discours est révélée de
façon explicite par le phénomène de discongruence que Gardiner
évoque à de nombreuses reprises. La forme des mots et des
phrases constitue une prévision de leur emploi en discours. Mais
un mot comme une phrase peut jouer en discours une fonction
différente de celle prévue par la langue, la forme continuant
cependant à exercer sa force originelle. Le phénomène linguistique
de la métaphore joue, au niveau du sens notionnel du mot,
le même rôle que la fonction discongruente au niveau du sens
formel. Le point intéressant mis en évidence par Gardiner est
que la discongruence, que ce soit une discongruence au niveau
notionnel ou au niveau formel, n'a pas d'existence en dehors de
la conscience qu'en a l'allocutaire. Autrement dit, pour qu'une
métaphore soit « opérationnelle », il est nécessaire que le conflit
langue/discours dont elle est issue soit perçu comme tel par l'allocutaire.
Si l'interaction langue/discours n'est plus perçue, la
métaphore meurt ; dans le domaine de la forme, ce qui était
fonction discongruente devient la forme « normale ».

La théorie de Gardiner est donc bien, comme l'indique le titre
anglais du livre, une théorie de la langue et du discours, et si
elle nous parle autant de la langue que du discours, c'est tout
simplement parce que les deux sont inséparables : la mise en
scène que constitue le discours est inscrite au cœur même de la
langue. Gardiner récuse ainsi une conception dualiste de la langue
et de la parole en montrant que l'étude de la langue ne peut
se concevoir qu'à travers l'étude du rapport allocutif — fondement
du langage.XIX

5. L'écho de « Speech and Language »

L'année de sa publication, Speech and Language fut l'objet de
critiques très contrastées. On trouve, dans des journaux et
comptes rendus de l'époque, des articles très élogieux qui n'hésitent
pas à présenter le livre de Gardiner comme « l'un des plus
grands traités européens » de théorie linguistique et à parler de
véritable « révolution » dans ce domaine 34. Mais en même
temps, paraissent des articles dont les auteurs, paradoxalement,
déplorent ne rien trouver de « nouveau » dans la théorie de Gardiner 35.
D'autres critiques s'offusquent du ton « pédant » et
« prétentieux » de l'ouvrage.

Gardiner savait qu'en attaquant de front les idées dominantes,
comme il n'hésite pas à le faire tout au long de Speech and Language,
il aurait du mal à trouver une audience favorable. De
nombreux critiques, écrit-il au début de son livre, seront sans
doute indignés de m'entendre dire que la recherche d'une théorie
du langage est quelque chose de nouveau : (§ 5, p. 17). Les
théories de son époque ne le satisfont pas et il le dit ouvertement.
Ni Brunot, ni Jespersen ne sont, d'après lui, de véritables
théoriciens. « L'élégance du style de Vendryes » déclara-t-il dans
une conférence 36, « ne doit pas cacher la vacuité de sa distinction
entre morphème et sémantème ». Quant à la théorie du
mot de Meillet, elle lui paraît « futile ». Saussure n'est pas épargné
— la plus grave lacune de sa théorie étant, aux yeux de Gardiner,
l'omission du facteur « choses ». Chaque fois que Gardiner
évoque, dans une conférence ou dans une lettre, le Cours de Linguistique
Générale
, il en souligne l'« obscurité » 37. En fait, il lui
semble que Saussure n'a pas été au bout de ses idées, qu'il a fait
XXpreuve de ce que G. Guillaume et quelques autres linguistes ont
appelé de l'« opportunisme » : « Il y a des choses que le maître
aurait dites » — écrit Guillaume 38 — « n'était le moment qui ne
permettait pas, si l'on voulait trouver une audience favorable,
qu'on les dît ». Convaincu de la justesse de son approche, Gardiner,
lui, n'a pas hésité à aller au bout de ses idées, si « révolutionnaires »
et « choquantes » fussent-elles : « Je suis prêt »,
écrit-il, « à étendre le terme ‘phrase’ à un point qui scandalisera
les grammairiens de la vieille école » (§ 54, p. 180).

Il serait intéressant pour l'histoire de la linguistique de ce
premier demi-siècle d'expliquer l'occultation de Speech and Language.
Le fait que son auteur ait été un éminent égyptologue
n'est sans doute pas à négliger : ses contemporains ont tendu à
placer au second plan son traité de linguistique générale. En
outre, comme le souligne fort justement T.J. Taylor 39 dans un
article récent consacré à Speech and Language, Gardiner, n'enseignant
pas, n'eut jamais de disciples qui auraient pu diffuser et
développer ses idées. Aussi celles-ci ne furent-elles pas prises en
considération lors des conflits que connut la linguistique universitaire
après la seconde guerre. Un autre élément qui, me
semble-t-il, a pu contribuer à éclipser Speech and Language
du moins en France — est le compte rendu tout à fait négatif
de Meillet auquel j'ai fait plusieurs fois allusion. Mais l'élément
déterminant a sans aucun doute été l'avènement à la fin des
années vingt, puis le développement rapide après la publication
en 1933 du Language de Bloomfield, d'un structuralisme rigidement
formaliste, prenant le langage comme objet d'analyse en
dehors de ses conditions de production.

Cependant, si Gardiner est obligé de reconnaître en 1951
(date de la première réédition de Speech and Language) le succès
croissant de la doctrine behavioriste 40, il perçoit aussi les
premiers signes avant-coureurs d'un retour à la linguistique vers
XXIles courants liant le langage à ses conditions de production. Le
fait même que la demande soit suffisante pour justifier la publication
d'une seconde édition de Speech and Language en 1951
prouve que nombreux sont encore ceux qui s'intéressent à son
approche. Mais le fait le plus « révélateur » du tournant amorcé
par la linguistique dans les années cinquante est, pour Gardiner,
l'invitation qu'il reçoit en janvier 1952 de l'Institut d'Anthropologie
Sociale (Institute of Social Anthropology) pour une communication
sur le concept de situation. « Je me réjouis »,
déclarera-t-il au début de sa conférence, « que vous m'ayez invité
à parler du concept de situation. L'intérêt porté à ce sujet
témoigne d'une évolution de la démarche linguistique qui n'aurait
pas été envisageable il y a vingt ou trente ans. Je me réjouis
également », poursuit-il, « que des anthropologues s'intéressent
sérieusement au problème du langage — autre preuve du changement
de notre conception de la linguistique ». La linguistique
s'ouvrait ainsi à l'anthropologie et allait se trouver progressivement
ramenée dans la direction que Gardiner, à la suite de Malinowski
et Wegener, voulait lui voir prendre.

Théorie des speech acts, ethnographie de la communication 41,
pragmatique, sociologie de la communication 42 — toutes ces
recherches témoignent de l'influence directe, quoique non directement
visible, qu'a jouée Gardiner dans le développement des
courants actuels de la linguistique. Ceux-ci s'inscrivent ainsi dans
une continuité que masque l'épithète « nouvelle » fréquemment
employée pour qualifier la perspective dans laquelle ils se
situent. Il y a là une lacune qu'a soulignée plusieurs fois A.Joly
et que j'espère avoir contribué à combler. Speech and Language
peut et doit être considéré comme l'un des textes majeurs de la
linguistique du XXe siècle.

Catherine Douay

Je tiens à exprimer ma gratitude à P. Coustillas et G. Garnier qui ont chacun relu
avec minutie une partie de la traduction et m'ont suggéré des amendements. Je voudrais
également témoigner ma profonde reconnaissance à A. Joly qui a dirigé ce travail et en a
permis la publication. Enfin, je tiens à remercier ma mère qui s'est chargée de la frappe du
manuscrit.XXII

1. Toutes les informations relatives à la biographie de Gardiner fournies ici sont tirées de la
notice nécrologique rédigée par J. Cerny (Sir Alan Gardiner. An Obituary Notice. Proceedings…
Vol. L, 1964).

2. Parmi les plus illustres, on peut citer : l'Académie Royale des Sciences du Danemark
(1924), l'Académie de Bavière (1929), l'Institut Oriental de Prague (1930), l'Académie de
Prusse (1935), la Philosophical Society of America (1943), la Société Asiatique (1946), l'Institut
d'Egypte (1947), l'Académie des Pays-Bas (1950), l'American Academy (1957) et l'Académie
d'Autriche (1958).

3. « … My investigations sprang from a sense of shame at my own inability to give any
rational account of subject and predicate ». Citation tirée de l'introduction au second volume
de Theory of Speech and Language. Ce second volume, qui devait être consacré à la théorie
du mot, ne verra jamais le jour, mais Gardiner avait commencé à en rédiger l'introduction
(douze pages dactylographiées qui constituent en fait un résumé des principales conclusions
du premier volume), ainsi que le premier chapitre intitulé The Nature of Words. Je n'ai
retrouvé de ce chapitre que le premier paragraphe (Thee functioning of words in developed
speech
), en tout quatre pages manuscrites, et le début du second paragraphe (Words transcend
the sentences containing them
), trois pages manuscrites.

4. Philipp Wegener (1848-1916) auteur de Untersuchungen über die Grundfragen des
Sprachlebens
(1885).

5. Conférence donnée à l'Institute of Social Anthropology le 30 janvier 1952 et intitulée
« The Concept of Situation ». On peut consulter les textes des conférences données par Gardiner
et sa correspondance avec les plus grands chercheurs de l'époque, ainsi que les différents
articles parus dans les journaux et revues au moment de la publication de The Theory
of Speech and Language
, au Griffith Institute d'Oxford.

6. Conférence donnée devant la Philological Society le 1er décembre 1933 et intitulée « Discussion
on Linguistic Theory ».

7. Témoin le sac rempli d'un simple échantillon des derniers travaux en date publiés dans ce
domaine, et pourtant déjà « excessivement lourd », que Gardiner avait apporté à ses collègues
lors d'une conférence comme preuve concrète de l'intérêt porté à ces questions par les
linguistes étrangers.

8. Il est clair — tous les contextes l'indiquent — que c'est l'intégralité de l'acte de langage
qui est prise en considération par Gardiner : de la langue au discours. Le terme « act of
speech » (aujourd'hui, « speech act ») peut donc être traduit, soit par « acte de langage », soit
par « acte de discours » (« opération de discours »). Pour ma part, j'utilise souvent « acte de
langage », mais également « acte de discours » — notamment dans les contextes où Gardinerr
insiste sur la nécessité de bien distinguer la langue du discours (distinction qui — ne
l'oublions pas — est loin d'être unanimement acceptée en 1932).

9. Voir Langages et Communications Sociales (1981) de C. Bachmann, J. Lindenfeld et J.
Simonin (Ch. 2), Paris, Hatier.

10. C'est pour cette raison que Gardiner considère Wegener comme un « pionnier » de la
théorie du langage. C'est à sa mémoire qu'il dédie son livre.

11. Voir notamment « The problem of Meaning in Primitive Languages » (1923) — supplément
au célèbre traité de C.K. Ogden et I.A. Richards, The Meaning of Meaning.

12. Précisons, par ailleurs, que c'est directement à l'instigation de B. Russell que Gardiner
écrivit son livre et que c'est à l'issue de discussions avec K. Bühler, auteur de Sprachtheorie
(1934) qu'il se décida à le publier dès 1932.

13. Titre sous lequel je ferai désormais référence à l'ouvrage.

14. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie du langage, essai d'application
de la méthode sociologique en linguistique
, 1929 (Paris, Ed. de Minuit, 1977).

15. « It is in the market-place, the home and the law-courts that speech retains its most
fundamental characters. We must look to conversation and the traffic of daily life to discover
the factors and the conditions which have made speech what it is ». (Extrait d'une conférence
de Gardiner intitulée « The two meanings of the word ‘Speech’ »). Où l'on voit déjà
que Gardiner était un précurseur de ce qui devait devenir l'ethnographie de la communication
(voir op. cit. note 9). Dans une vraie perspective historique, il est donc étrange que ce
soit au Benveniste de 1958 que J. Lindenfeld attribue le mérite d'avoir ouvert la voie à certains
« courants actuels en linguistique », citant à l'appui la conclusion de l'article « De la
subjectivité dans le langage » : « Bien des notions en linguistique, peut-être même en psychologie,
apparaîtront sous un jour différent si on les rétablit dans le cadre du discours, qui est
la langue en tant qu'assumée par l'homme qui parle, et dans la condition d'intersubjectivité,
qui seule rend possible la communication linguistique ». (Voir J. Lindenfeld « Etude des pratiques
discursives sur les marchés urbains », Modèles linguistiques, 1982, Tome IV, p. 186).

16. Malinowski condamne en effet sans appel les « philosophes de cabinet » qui abordent
l'étude du langage par le biais de l'écrit et des langues mortes. Prétendre définir le sens sur
le témoignage de tels matériaux est, à ses yeux, parfaitement « absurde ». Les linguistes
devront un jour « abandonner leur univers à deux dimensions, fait de parchemins et de
bouts de papier » et aller sur le terrain pour appréhender « les discours vivants, dans le
contexte de leurs situations réelles ». Voir A. Joly : « Bronislaw Malinowski : de l'anthropologie
linguistique à la linguistique anthropologique », article publié dans L'Ethnographie, 1983,
pp. 47-60.

17. Voir réf. donnée fin note précédente.

18. « Comme (ce livre) est l'œuvre d'un égyptologue éminent, on pourrait s'attendre à y
trouver trace des enseignements qui ressortiraient de l'étude d'une des langues les plus
anciennement attestées par des textes que l'on connaisse. Cet espoir est déçu ». (Compte
rendu de Speech and Language par A. Meillet, Bulletin de la Société Linguistique de Paris,
1932).

19. Conférence du 30 janvier 1952 (Cf. note 5).

20. Ce point de la théorie est souligné par F. Récanati, le seul linguiste français, à ma
connaissance, à reconnaître explicitement en Gardiner un précurseur de la théorie des actes
de langage (Les Enoncés Performatifs, 1981, Paris, Ed. de Minuit).

21. J.L. Austin, 1962, How to do things with words, (trad. franç. : Quand dire c'est faire,
Paris, Seuil, 1970).

22. O. Ducrot et al. (1980), Les Mots du discours, Paris, Ed. de Minuit.

23. F. Récanati, op. cit. note 20, pp. 46-47.

24. Gardiner déclare en effet que sa thèse n'est pas infirmée par le fait que les phrases sont
parfois préfacées par des mots « décrivant leur qualité ». Voir Speech and Language, § 52
(p. 169) et la discussion très intéressante de F. Récanati à ce sujet (op. cit., pp. 48 à 52).

25. Distinction que résume sans ambiguïté G. Guillaume en déclarant que « Ce n'est pas le
langage qui est « intelligent » mais la manière dont on l'emploie ». (Le problème de l'article
et sa solution dans la langue française
, 1919/75, Paris, Nizet).

26. Voir les travaux des chercheurs en « sociologie de la communication », présentés par
Y. Winkin dans l'ouvrage qu'il a curieusement intitulé La Nouvelle Communication (1981,
Paris, Seuil).

27. A. Jacob, Genèse de la pensée linguistique (1973, Paris, A. Colin).

28. A. Jacob, op. cit., pp. 29-30.

29. Pierre d'Espagne, Petites sommes de logique (1277). Les termes de « signification
finale » et « non finale » sont utilisés par P. Tateret (Recteur de Paris en 1494), auteur de
Commentaires sur le texte de Pierre d'Espagne.

30. Voir référence donnée note 18.

31. Voir op. cit. note 14.

32. Voir A. Joly, « Contribution à l'élaboration d'une syntaxe générale : éléments pour une
syntaxe psychomécanique de l'énonciation », Systématique du Langage I, P.U.L., 1984.

33. G. Guillaume, Leçons de Linguistique 1948-49, p. 137 (Klincksieck, Paris).

34. « This work will undoubtedly take rank among the most important contributions (…) to
the subject of what may be called the mechanism of speech (…). It presents an essentially
novel view of the subject, which, if generally accepted, is likely to revolutionise linguistic
theory » H.I. Bell, Contemporary Review, numéro d'octobre 1932. De même, on lit dans le
Journal of Education de Londres (numéro d'août 1932) : « It ranks with many of the greatest
treatises on the subject written by European savants, and is characterized by independence
of view ».

35. Ainsi Meillet s'avoua-t-il profondément « déçu » : « On ne voit pas ce que l'ouvrage
apporte de vraiment neuf, il ne s'y trouve d'ailleurs rien de choquant » (Compte rendu de
Speech and Language, cf. référence donnée note 18).

36. Voir note 6.

37. « As regards de Saussure's Cours de Linguistique Générale, I believe it to be one of the
most penetrating books I have ever read, but it is also one of the most obscure » (Voir
référence donnée note 6).

38. « (La) cause (défendue par F. de Saussure) eût été moins heureusement servie si, dans le
combat qu'il engageait, il n'avait pris soin de n'avancer, si révolutionnaire fût-il au fond, que
des idées ne heurtant pas trop de front les idées régnantes. C'est cette modération dans l'attaque,
et le souci constant, en chaque page de l'ouvrage, de ne pas accroître l'opposition aux
idées nouvelles avancées, qu'on a appelé l'opportunisme de Saussure ». G. Guillaume Principes
de Linguistique Théorique
, p. 64 (recueil de textes inédits, Québec, Paris, 1973).

39. T.J. Taylor, 1987 : « The Theory of Speech and Language d'Alan Gardiner. Une pragmatique
empirique ». (Trad. franç. de G. Garnier et C. Guimier, Modèles Linguistiques, Tome IX,
Fasc. 2).

40. Voir la Rétrospective ajoutée en 1951 par Gardiner à la lre édition de Speech and
Language
.

41. Pour une présentation de ce courant, voir op. cit. note 9.

42. Voir référence donnée note 26.