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Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T01

I
Le système de la grammaire

On a travaillé de manière bien différente en grammaire (= théorie
de la langue). Tantôt on a décrit un état de langue considéré à un
moment donné, tantôt on a étudié les rapports entre plusieurs états
(grammaire comparée et historique). D'autre part les traditionalistes
ont établi les règles d'une norme donnée ; les rationalistes ont recherché
les possibilités et conditions générales du langage humain ; les positivistes
enfin ont insisté surtout sur les variations dialectales.

Par le travail plus ou moins organisé de tant d'esprits différents, on
est arrivé à accumuler des observations grammaticales qui peuvent se
résumer dans les chapitres que voici :

Sons et systèmes de sons.

Valeur symbolique des éléments phonétiques 11.

Syllabe, accentuation.

« Sprachkörper und Sprachfunktion » 22 ; assimilation et dissimilation,
métathèse.

Syntaxe phonétique, sandhi, liaisons.

Forme extérieure des mots.

Parties du Discours.

Formation des mots, dérivation, composition.1

Flexion, fonction des formes.

10° Synonymes, sémantique.

11° Phrase et membres de phrase, période.

12° Ordre des mots et des phrases.

13° « Rection », accord.

14° Figures de rhétorique, stylistique.

Ces chapitres sont-ils à traiter sous les mêmes aspects (statique,
historique ; général, normatif, dialectal) ? Sont-ils tous également importants
et nécessaires ? Forment-ils un ensemble complet et bien articulé ?
Nous insisterons d'abord sur le dernier problème.

En partant de certains chapitres considérés comme étant d'une importance
particulière (1 ° son ; 9° formes ; 11° phrase) et en y rattachant
d'autres plus ou moins analogues, on est arrivé au système généralement
adopté dans les grammaires à l'heure actuelle :

I. Phonétique (1°, 3°, 5°; rarement 2°, 4°).

II. Morphologie (6°; souvent 8°).

III. Syntaxe (11°, 12°, 13° ; 7°, 9° ; une partie de 10° et de 14°).

On y ajoute quelquefois 13 comme parties indépendantes :

IV. Formation des mots (8°).

V. Sémantique (10°, souvent purement historique).

Or, l'extrême faiblesse logique de ce système apparaît à la moindre
réflexion. Une phonétique qui ne traite des sons et des syllabes qu'au
point de vue purement extérieur, serait une partie de l'acoustique ou
de la physiologie ; elle n'est pas une discipline linguistique 24. Une morphologie
qui n'étudie la flexion (et la formation des mots) que sous
l'aspect exclusivement formel, c'est-à-dire extérieur, ne serait qu'une
sorte d'index à une partie de la grammaire — instrument purement
pratique sans caractère scientifique. Une syntaxe enfin qui embrasse
à la fois la théorie de la phrase (11°, 12°, 13°), l'étude de la fonction
2des formes (9°) et même celle des Parties du Discours (7°), est
évidemment un ramassis d'éléments absolument hétérogènes 15.

Plusieurs savants ont reconnu la valeur de tout ou partie de cette
critique. On a procédé par conséquent à des transpositions et raccommodages 26
— ou bien on a essayé d'établir un système complet et
harmonieux selon les lois d'une simplicité plus savante. Les principaux
de ces essais sont dûs à John Ries, à Adolf Noreen, à Otto Jespersen.

Le système de M. Ries 37 repose sur une double distinction : celle
du mot (« Einzelwort ») et du groupe (« Wortgefüge »), celle de la
forme et du sens. On aura donc d'une part deux chapitres de « Wortlehre »
et deux de syntaxe — d'autre part deux chapitres de morphologie
et deux de sémantique ; ou bien :

I. « Formen der Worte » (6°, 8°?).

II. « Bedeutung der Worte » (7°, 9°, 10°).

III. « Formen der syntaktischen Gebilde » (5°?, 13°?).

IV. « Bedeutung der syntaktischen Gebilde » (11°).

Tandis que la première distinction, celle qui sépare le mot du groupe
(ou plutôt de la phrase) et par conséquent la morphologie logique
(7°, 9°, 10°) de la syntaxe proprement dite (11°, 12°), est de la
plus haute importance, l'autre distinction — celle qui sépare la « forme »
de la signification — est moins évidente. Car par « forme » il faut entendre
ici « forme intérieure » (G. de Humboldt 48) ; et forme, en ce
sens, n'est pas le contraire de signification. Comme l'a très bien remarqué
M. Walter Porzig 59, les deux concepts sont, au contraire,
identiques ; opposer morphologie et sémantique constitue donc une
erreur grave qui doit disparaître de la grammaire. Il ne faut d'ailleurs pas
3conclure de là à l'inexistence de la forme extérieure (1°-4°) et par
conséquent à la nécessité d'exclure la phonétique de la grammaire,
comme semble l'impliquer la théorie de M. Ries.

Pour le regretté Noreen 110, la grammaire se divise de la manière
suivante :

I. Phonologie (dont la phonétique, purement physique, n'est
qu'une simple science auxiliaire).

II. Sémologie (théorie psychologique du langage).

III. Morphologie (théorie des formes linguistiques, partie centrale
de la grammaire).

Tandis que la phonologie du savant suédois ne fait guère de difficulté
(1°-4°, 5° ?), sa « sémologie » (10° ?) ne peut pas être
considérée comme un progrès. Une théorie des significations qui ne part
pas des formes linguistiques risque fort en effet — et la pratique de
Noreen le prouve aussi bien que celle de M. Brunot 211 — d'échouer
dans des constructions de philosophie populaire (ou de « sens commun »)
qui n'ont rien à faire avec la nature profonde du langage. Pour
ce qui est de sa morphologie (7°-9°, 11°-13°), elle est évidemment
encore plus hétérogène que la morphologie traditionnelle (6°, 8°), la
syntaxe (11°-13°) y étant noyée d'une manière très peu satisfaisante.

Nous arrivons à la théorie de M. Jespersen 312. Pour celui-ci le
langage présente une seule distinction fondamentale : Son et Sens, Extérieur
et Intérieur. En grammaire on pourra donc considérer un seul
de ces côtés, ou les deux à la fois ; et dans le dernier cas, partir ou bien
du Son ou bien du Sens. On aura alors :

I. (Son) Phonétique.

II (Sens) Sémantique.4

III. A. (Son → Sens) Morphologie, ou Théorie des Formes.

B. (Sens → Son) Syntaxe, ou Théorie des Fonctions (ou
des Notions, 1929).

M. Jespersen semble avoir modifié un peu ce système au cours
des années ; il reconnaît en effet (1924) que la définition de la
phonétique comme une théorie des sons ne prenant pas en considération
le sens, n'est pas strictement correcte : « for in dealing with the sounds
of any language it is impossible to disregard the meaning altogether ».
« It should be the grammarian's task always to keep the two things in
his mind, for sound and signification, form and function, are inseparable
in the life of language, and it has been the detriment of linguistic science
that it has ignored one side while speaking of the other, and so lost
sight of the constant interplay of sound and sense ». La conséquence
de ce principe — le plus profond peut-être qu'ait énoncé ce Maître de
la linguistique — c'est qu'il ne faut admettre ni phonétique absolument
asémantique (I) ni sémantique absolument aphonétique (II). Reste
la Grammaire au sens propre (III), divisée en « Morphologie » (A)
et « Syntaxe » (B). La Morphologie de M. Jespersen qui n'est ni
la morphologie traditionnelle, ni celle de Noreen, part des formes extérieures
d'une langue donnée (par exemple la désinence -ed en anglais)
pour en rechercher les significations, souvent absolument disparates ;
c'est un simple déblaiement du terrain linguistique, un procédé provisoire
et plutôt pédagogique. La Syntaxe, appelée ici également Théorie
des Fonctions ou des Notions, n'est ni la syntaxe traditionnelle ni
celle, plus restreinte, de M. Ries ; elle doit embrasser non seulement
la théorie de la phrase (11°-13°) et la morphologie logique (7°-9°),
mais toute la sémantique (10°) ; et puisqu'elle part du sens,
comme la « Sémologie » de Noreen et la théorie révolutionnaire de
M. Brunot, elle court les mêmes risques que celles-ci.

Quelles sont les leçons qu'il faut tirer de cette discussion ? 1 ° Il faut
éviter tant la phonétique purement physique ou asémantique que la
sémantique purement logique ou aphonétique. 2° Il faut respecter
l'autonomie réciproque du son (signe ou symbole linguistique), du mot
et de la phrase : ce sont là en effet des unités indépendantes et sui generis ;
la phrase n'est pas qu'un pur assemblage de mots (« Wortgefüge »,
Ries), le mot n'est pas qu'un simple agrégat de sons (ou
5mot « phonétique », Vendryes 113). On peut et on doit analyser un
énoncé quelconque, depuis le cri primitif jusqu'à la période la plus
savamment ordonnée, de trois manières distinctes :

I. Son = Unité au point de vue de l'existence sensible, ou forme
extérieure (quo est).

II. Mot = Unité au point de vue de l'essence logique, ou forme
intérieure (quod est).

III. Phrase = Unité au point de vue du rôle joué par un élément
dans un ensemble (quomodo agit).

On aura donc trois ordres ou divisions irréductibles en grammaire :

I. Phonétique, théorie du son (ou de l'image acoustique signifiante).

II. Morphologie, théorie du mot (ou de la forme intérieure).

III. Syntaxe, théorie de la phrase (ou de la « dynamique » logique).

Comment distribuer dans ce système, qui rappelle d'ailleurs celui
de l'excellent Heyse 214, les chapitres traditionnels ? Arrive-t-on à les
coordonner ainsi dans une classification naturelle qui rapproche les
parties analogues et exclut ce qui n'appartient pas à la grammaire ?

I. Phonétique. — Ici on placera la théorie de la valeur symbolique
des sons (2°), et le chapitre « Sprachkörper und Sprachfunktion »
(4°). On n'admettra la théorie des phénomènes phonétiques (1°, 3°),
qu'à titre de faits bruts et dans la mesure où elle sert utilement à la
symbolique.

II. Morphologie. — La théorie des mots embrassera l'étude des
Parties du Discours (7°) et de la formation des mots (8°) — chapitres
évidemment apparentés, puis la théorie de la flexion (9°). Enfin
on admettra ici la synonymie ou sémantique (10°), c'est-à-dire l'étude
comparée et systématique de la signification des mots. L'étude rationnelle
du vocabulaire constituera donc une partie essentielle de la grammaire ;
les glossaires, lexiques et dictionnaires en seront les index 315.6

D'autre part il faut exclure de la morphologie au sens ici défini l'étude
de la forme extérieure des mots (6°), étude qui tient une place tellement
importante dans toutes les grammaires pratiques et historiques.

III. Syntaxe. — La théorie de la phrase renfermera naturellement
la définition de la phrase et de ses membres (11°) et l'étude de l'ordre
des mots et des phrases (12°).

On aura remarqué que certains chapitres ne trouvent pas de place
naturelle dans ce système, à savoir la syntaxe phonétique (5°), l'étude
de la forme extérieure des mots (6°), la théorie de la rection et de
l'accord (13°), enfin la stylistique (14°). Or, ces quatre chapitres
présentent un trait commun qui manque à tous les autres (1°-4° =
Phonétique, 7°-10° = Morphologie, 11°-12° = Syntaxe) : ils ne
regardent pas qu'une seule partie de la grammaire. La Syntaxe phonétique
(l'étude des sandhis, liaisons, etc.) fait évidemment partie tant
de la Phonétique (I) que de la Syntaxe (III). De même, l'étude de
la rection et de l'accord est à la fois morphologique (II) et syntaxique
(III), et l'étude de la forme extérieure des mots (par exemple de la
valeur symbolique de tel élément morphologique) appartient aussi bien
à la phonétique (I) qu'à la morphologie (II). La stylistique enfin
peut être définie l'étude intégrale de la grammaire (I-III) ; elle
synthétise les produits de l'analyse grammaticale 116.

Je voudrais offrir ces considérations, nées surtout d'une discussion
des idées claires et suggestives de M. Jespersen, à la réflexion du
Maître et de tous ceux qui, comme lui, croient encore à la valeur d'une
pensée systématique. Ils jugeront — chacun de son point de vue (statique,
historique ; général, normatif, dialectal) — des défauts et des
qualités du système proposé 217.7

1(1) Ce sujet, traité depuis l'antiquité, a été repris d'une manière décisive par
M. Grammont (Onomatopées et mots expressifs, Revue des Langues Romanes XLIV,
1901), puis par M. Jespersen (Language, London 1922, ch. XX ; Symbolic
Value of the Vowel I, Philologica I, Oxford 1922). Comparez aussi A. Graur,
Les consonnes géminées en latin, Paris 1929, qui insiste avec M. Meillet sur la
théorie de la gémination affective.

2(2) J'emprunte cette expression au livre bien connu de M. Wilhelm Horn
(Berlin 1921) pour exprimer le principe d'une certaine proportionnalité entre le
volume logique et le volume phonétique des mots — principe fécond, énoncé dès
1906 par M. Wackernagel (Wortumfang und Wortform, Nachrichten de l'Académie
de Göttingue) et intimement lié au « Principle of Value » de M. Jespersen
(Language, ch. XIV, § 9).

3(1) Ainsi dans la Grammaire historique de la Langue française de M. Nyrop,
I-VI, Copenhague 1899-1930.

4(2) Comparez B. Croce, Estetica5, Bari 1922, p. 156 : « Ma una emissione di
suoni, che non esprima nulla, non è linguaggio ».

5(1) « Mischsyntax », selon l'expression de M. John Ries, Was ist Syntax ? Ein
kritischer Versuch
, Prague 1894, 2e édition 1927.

6(2) Voir notamment Karl Brugmann, Kurze vergleichende Grammatik, Leipzig
1902-09, qui sépare l'étude de la fonction des formes (9°) de la Syntaxe
pour la rattacher à la Morphologie (6°).

7(3) l. c., p. 79 ; remarquez les notes de la nouvelle édition (p. 165-191).

8(4) Comp. les articles récents de M. W. Porzig (Indogerm. Forschungen, XLI,
1923, p. 150-69) et L. Weisgerber (Germanisch-romanische Monatsschrift, XIV,
1926, p. 241-56).

9(5) Aufgaben der indogermanischen Syntax (Stand und Aufgaben der Sprachwissenschaft.
Festschrift für Wilhelm Streitberg
, Heidelberg 1924, p. 126 sq.).

10(1) Einführung in die wissenschaftliche Betrachtung der Sprache, Halle 1923,
p. 40-41 ; Vårt Språk, Stockholm 1903 sq., I, p. 50 sq., V, p. 8 sq.

11(2) La Pensée et la Langue, Paris 1922.

12(3) Philosophy of Grammar, London 1924, p. 36-45 ; Encyclopœdia Britannica,
14th edition, ib. 1929, s. v. Grammar ; comp. la revue danoise Danske Studier
1908, p. 208 seq. (critique de Noreen) et déjà le livre de début, Studier over
engelske kasus
, Copenhague 1891, p. 69 = Progress in Language, London 1894,
p. 141 sq.

13(1) Le Langage, Paris 1921, ch. III.

14(2) K. W. F. Heyse, System der Sprachwissenschaft, ed. Steinthal, Berlin
1856 : I Lautlehre, II Wortlehre (Wortbildungs- und Flexionslehre), III Lehre
vom Satze.

15(3) Je me trouve ici en parfait accord avec Hugo Schuchardt, que M. Jespersen
(Philosophy, p. 32) déclare ne pas comprendre quand il dit : « Es gibt
nur eine Grammatik, und die heisst Bedeutungslehre, oder wohl richtiger Bezeichnungslehre
… Das Wörterbuch stellt keinen anderen Stoff dar als die Grammatik ;
es liefert die alphabetische Inhaltsangabe zu ihr. » (Schuchardt-Brevier, éd. Spitzer,
2e éd. Halle 1928, p. 135).

16(1) Comparez les belles paroles de G. de Humboldt : « Die Bestandteile und
das Verfahren der Sprache müssen nacheinander durchgegangen und geprüft werden.
Indes bleibt die Sprache in ihrer Einheit immer der eigentliche Gegenstand der
Forschung » (Werke, éd. Leitzmann, Berlin 1903-04, VI, p. 142).

17(2) [J'ai repris les problèmes de la définition et de la division de la grammaire
au premier chapitre de « Morphologie et Syntaxe » (voir ici-même p. 8), puis
dans une communication récente qui sera publiée en danois chez Munksgaard
comme premier fascicule d'une série d' « Études grammaticales ».]