CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T05

V
Définition de la morphologie

Le problème de savoir comment définir la Morphologie linguistique
est loin d'être une simple question de terminologie. Car il implique les
questions très importantes et particulièrement actuelles de la définition
du mot et de la nature des cas, ainsi que celle de l'analyse des composés.
Un nouvel essai de déterminer ce qu'il faut entendre par forme en
linguistique et de circonscrire ainsi le domaine de la Morphologie sera
donc susceptible d'intéresser le chercheur intrépide, l'esprit largement
ouvert que nous avons le plaisir de fêter.

La forme linguistique, objet de la Morphologie, est de toute évidence
différente à la fois du son (et de sa « forme idéale » : le phonème)
et de la construction. On est donc d'accord pour séparer la Morphologie
d'une part de la « Phonique » (y compris tant la Phonétique, doctrine
du son, que la Phonologie, qui étudie le phonème), d'autre part de la
Syntaxe, analyse de la construction.

La forme grammaticale — objet central de la grammaire — se
rattache étroitement, semble-t-il, au concept de Mot. La Morphologie
serait alors, vue d'un certain côté, une Wortlehre ou doctrine du mot.
Mais est-il possible de définir le mot indépendamment à la fois du son
(c'est-à-dire de sa forme extérieure) et de la construction (c'est-à-dire
de son rôle dans la phrase) ? C'est là la question qui nous occupera.

Pour définir le mot et, d'une façon plus générale, la forme grammaticale,
il ne suffira pas de se tenir à la forme extérieure exclusivement.
Car une seule forme phonétique (et même phonologique) a très
souvent plus d'une signification : c'est le phénomène bien connu des
homonymes (exemples : en préposition et soi-disant « adverbe pronominal » ;
latin agri singulier génitif et pluriel nominatif). D'autre part
plusieurs formes peuvent avoir exactement la même valeur et entrer de
façon absolument identique comme « formes » d'un seul mot : ce qu'on
appelle Suppletivwesen ou supplétisme (le verbe aller a trois radicaux :
all- va- ir-, comme ferre en latin : fer-o, tul-i, lat-um). La constance de
33la forme extérieure ne constitue donc nullement une définition suffisante.

Si l'on s'attache au contraire à la forme intérieure ou signification,
il faut avouer que celle-ci non plus n'est tout à fait spécifique ou univoque.
Les rapports syntaxiques ou faits de construction présentent en
effet, eux aussi, un sens bien caractérisé — sens (qu'on désigne parfois
comme fonction) souvent en correspondance étroite avec la signification
de certaines formes (les cas p. ex.), mais qui n'est aucunement identique
à la signification purement « formelle ». — D'autre part les phonèmes
possèdent indubitablement une valeur symbolique inhérente —
valeur normalement latente ou implicite, mais qu'il est toujours possible
et loisible, au poète par exemple, de mettre en évidence. La forme
intérieure (soit sens, soit signification ou valeur) sera donc également
insuffisante comme définition de la forme grammaticale.

Ce qu'il faut exiger d'une telle définition, c'est premièrement que
la forme soit caractérisée comme purement implicite ou conventionnelle
(la forme extérieure n'en étant que le support matériel nécessaire),
puis qu'elle soit de nature rigide ou constante (imposée invariablement
à tout membre de la communauté linguistique), et enfin qu'elle ne
soit que potentielle, simple principium agendi (selon l'expression scolastique)
qui se précise et s'actualise par la parole, c'est-à-dire par les
besoins individuels et momentanés donnés par le contexte et la situation.

Ce qu'on trouve toujours en poussant à fond l'analyse d'un ensemble
de signification, ce sont des catégories ou concepts fondamentaux.

Or il y en a, semble-t-il, deux espèces nettement différentes :
d'une part les relations, de l'autre les genres. Les relations ou rapports
— véritables éléments ou atomes de la pensée — trouvent leur expression
linguistique la plus manifeste dans la signification de nos prépositions
(sur, ou l'anglais on, exprime par exemple deux relations : l'asymétrie
et la transitivité). Les genres — qui en constituent en quelque sorte une
cristallisation —, ce sont les concepts de rapport et de chose, de qualité
et de quantité, concepts sur lesquels repose tout système possible des
Parties du Discours ou classification des mots et qui jouent en même
temps un rôle essentiel en syntaxe.

Or ce sont justement ces deux espèces de catégories — relationnelles
et génériques — qui semblent nécessaires et suffisantes à une définition
complète des concepts fondamentaux de la morphologie grammaticale :
les relations constituant le contenu ou signification des mots, les genres
en formant les cadres ou classes. Étant donné, comme nous venons de
34le remarquer, que ces mêmes catégories fonctionnent aussi en syntaxe
pure (et les relations même en phonologie), il sera évidemment nécessaire
de rechercher quelles sont les combinaisons ou structures particulières
aux formations morphologiques.

Soit ρ une combinaison ou groupe quelconque de relations ou rapports,
et γ une combinaison ou groupe quelconque de concepts génériques.
On pourra alors établir les définitions que voici :

A. Mot (simple) = γρ.

A. Mot (simple) = γρ — Ici γ désigne la classe du mot, la
partie du discours — cadre défini par une combinaison plus ou moins
complexe de concepts génériques (la préposition pure de nos langues
est p. ex. une simple expression de rapport, selon la définition de Port Royal) ;
ρ indique le contenu ou radical du mot — signification définie
par une combinaison quelconque de concepts relationnels (les prépositions
françaises à et en, relativement très abstraites, expriment p. ex.
une seule relation ; d'autres parmi les françaises, et toutes celles du latin
ou de l'allemand, en expriment plusieurs). — Pour bien se rendre
compte de tout ce que comporte cette définition, il sera utile de considérer
les cas-limites possibles :

Maximum. — En faisant croître en complexité l'élément γ on
passe des classes les plus abstraites (telles que prépositions pures et
simples adverbes descriptifs) par les classes concrètes (noms, verbes,
etc.) et complexes (noms verbaux, etc.) pour aboutir à l'interjection,
classe indifférenciée ou polymorphe. A l'intérieur de chacune de ces
classes on peut accentuer tel ou tel élément de la définition : on obtient
ainsi des sous-classes (noms substantifs et adjectifs ; verbes relatifs et
descriptifs …) dont le nombre possible dépendra de la complexité de
la définition principale (aussi il n'y a pas de sous-classes prépositionnelles,
il y en a plusieurs interjectionnelles). — En faisant croître de
façon analogue l'élément ρ on passe des mots relativement très simples
ou abstraits (généralement monosyllabiques) aux mots les plus complexes
ou techniques (généralement polysyllabiques). Dresser le tableau
complet des relations possibles et de leurs combinations (d'après les
lois de la structure morphologique) sera une des tâches les plus importantes
de l'analyse morphologique.

Minimum. — En faisant décroître l'élément γ, c'est-à-dire en
réduisant le cadre du mot, on peut aller très loin, comme c'est le cas en
chinois, qui n'a ni nom ni verbe p. ex., mais seulement ce qu'on appelle
des mots pleins et vides, morts et vivants. On se heurte pourtant, même
35là, à une limite précise qui semble de caractère absolu : on n'a pas de
mot entièrement dépourvu de cadre, car c'est par sa classe qu'un mot
est essentiellement défini. Une simple masse sémantique ou ensemble
de relations ne suffit décidément pas pour la constitution d'un mot stable.
— En faisant décroître l'élément ρ, c'est-à-dire en réduisant le contenu
du mot, on peut aller plus loin encore et même jusqu'à zéro, comme
c'est presque régulièrement le cas en français. Là on a en effet toute
une série de mots qui sont absolument vides de contenu et par conséquent
définis exclusivement par l'élément générique qui en détermine
la classe. C'est ainsi que de est préposition et rien que préposition,
que conjonction générale, et on représentant d'un pronom personnel
quelconque. Dans de tels cas-limites on pourra désigner la nature du
mot par γ(ρ), formule où (ρ) indiquerait la réduction à zéro de l'élément
relationnel et en même temps l'irréductibilité de principe du contenu
— corrélatif nécessaire du cadre.

Interaction. — On peut faire ici l'observation que les deux
éléments également nécessaires d'un mot (contenu et cadre) sont
étroitement liés et mutuellement inséparables, qu'ils se pénètrent si intimement
qu'une relation donnée faisant partie du radical (asymétrique
p. ex.) se réalise nécessairement de façon spéciale selon la nature
générale ou générique (nominale, verbale, etc.) du mot, et qu'inversement
un genre donné faisant partie du cadre (rapport, objet, qualité,
etc.) se précisera par le contenu spécial qu'il servira à encadrer. Il
s'ensuit que plus un élément (ρ ou γ) est faible ou réduit, plus il
prendra la couleur de l'autre. C'est ainsi que de, bien qu'en lui-même
de nature absolument générale, prend le sens secondaire d'intermédiaire,
de liaison, de provenance — reflet de la notion même de rapport ou
relation. Inversement l'ensemble relationnel d'un mot peut agir sur son
cadre — ou en tout cas sur la façon dont celui-ci est conçu — et créer
par là une espèce de classification secondaire à l'intérieur de la classe.
C'est une telle classification — dérivée ou analytique par rapport au
contenu du mot — que réalisent p. ex. les genres des substantifs de la
plupart des langues indo-européennes — genres dont le caractère analytique
les distingue nettement de ceux, de caractère flexionnel, des adjectifs
et pronoms de ces mêmes langues.

B. Mot fléchi = γργρ.

B. Mot fléchi = γργρ. — Dans cette seconde formule, où
désigne le mot simple, les exposants doivent exprimer une modification
subie par le mot en tant que tel. Cette modification, qu'on est convenu
36d'appeler flexion, est donc de nature secondaire ou extérieure (ou logiquement
postérieure) par rapport à l'ensemble du mot simple. Comme
celui-ci, la flexion est constituée par des éléments tantôt génériques,
tantôt relationnels — éléments qui peuvent parfaitement coexister.

Flexion générique. — Si l'élément ρ de la flexion se réduit à
zéro, on est en présence d'une flexion purement générique — espèce de
classification ou établissement de zones par modifications du mot entier
— classification secondaire par laquelle certaines formes verbales et
nominales p. ex. assument un caractère analogue à celui de certaines
parties du discours. C'est ainsi que les diathèses du verbe (actif et passif,
etc.) et parallèlement les cas du nom et du pronom (accusatif et
nominatif, etc.) — séries de formes qui, de toute évidence, sont étroitement
apparentées — sont caractérisés par l'application des mêmes catégories
génériques que les parties du discours en général : le rapport
générique objectif (c'est-à-dire entre une relation quelconque et son
objet) — rapport qui définit la classe des soi-disant possessifs — se
retrouve comme caractère propre à la fois de la diathèse active et du
cas accusatif, et le rapport générique subjectif ou descriptif (c'est-à-dire
entre un sujet ou base et sa description ou attribut) — rapport réflexif
qui définit la classe des réfléchis — caractérise également le passif et le
nominatif. — On se réserve de développer ailleurs cette théorie des
cas et diathèses et, de façon plus générale, d'une flexion générique,
radicalement différente de la flexion relationnelle.

Flexion relationnelle. — Si c'est au contraire l'élément γ qui se
réduit à zéro, on aura, comme c'est souvent le cas dans nos langues
modernes, une flexion purement relationnelle, c'est-à-dire une modification
du mot par des éléments exactement analogues à ceux qui en
constituent le contenu. Le rapport spécifique d'asymétrie (ou de
direction) qui entre p. ex. dans la définition de certaines prépositions
(comme sur ou sous en français, on, over, under en anglais) et qui
se retrouve comme élément de la signification de certains verbes (du
type aller ; vouloir) peut servir également à déterminer une forme
verbale comme l'impératif. — Établir une synonymie transversale selon
ce principe, c'est-à-dire suivre toutes les analogies que présente la signification
des mots de classe différente entre eux et en même temps avec
les formes flexionnelles, sera une autre tâche très importante de l'analyse
morphologique de l'avenir.37

C. Mot dérivé = γγρ ργρ.

C. Mot dérivé = γγρ ργρ. — Dans cette troisième formule, où
γρ représente toujours le mot sous sa forme la plus simple, les exposants
sont destinés à indiquer les modifications subies par les éléments constitutifs
du mot. Une telle modification — c'est la dérivation des grammaires
— sera donc de caractère intérieur ou logiquement antérieur
par rapport à la constitution du mot comme tel. Comme la flexion, la
dérivation est ou générique ou relationnelle (ou bien les deux à la
fois). La modification porte tantôt sur la classe, tantôt sur le radical
du mot.

Dérivation radicale. — Si les exposants de γ sont réduits à zéro,
de sorte que c'est la racine du mot (ρ) qui seule subit la modification,
on peut parler de dérivation radicale. Dans sa forme la plus simple —
qu'on pourra écrire γ(ρρ) — elle n'ajoute qu'une nuance ou spécialisation
à la signification du mot, sans en changer en rien la classe et sans
y créer de nouvelle catégorie intérieure. Comme exemples topiques on
peut citer des préfixes comme re-, dé-, con- ou le négatif in- (re-,
dé-, com-poser, in-changé). — Si d'autre part la modification du
radical est de nature classificatrice, on aura, à l'intérieur de la classe
donnée, des catégories reposant sur une spécialisation de la signification.
De telles catégories, trop peu étudiées d'ailleurs, sont constituées, semble-t-il,
par les déclinaisons des noms et pronoms et par les conjugaisons
des verbes — catégories qui certainement dans les langues anciennes
reposaient sur des nuances sémantiques précises (la distribution très
caractéristique des genres et de la flexion casuelle à l'intérieur des différentes
déclinaisons en est une des preuves).

Dérivation classificatrice. — Si ce sont les exposants de ρ qui
se réduisent à zéro et que la modification intérieure ne porte donc que
sur l'élément générique du mot (γ), on pourra parler de dérivation
classificatrice. Réduite à sa plus simple expression (γγρ) celle-ci servira
à transposer une racine dans une autre classe, généralement plus complexe :
c'est ainsi que de lent, adjectif, on fait lente-ment, adverbe
dérivé — formation complexe où -ment (autrefois substantif autonome
en juxtaposition) n'est actuellement qu'un simple « adverbialisateur ».
— Dans d'autres cas, d'ailleurs beaucoup plus fréquents même en
français, la dérivation modifie simultanément la racine et la classe.
C'est le rôle de la plupart des suffixes tels que -able ou -âtre, -age ou
-ement (exemples : aim-able, rouge-âtre, barr-age, mani-ement).
Il faut remarquer ici que les adjectifs ou verbes dérivés — même dans
le cas où ils sont dérivés d'adjectifs et de verbes respectivement — sont
38régulièrement plus complexes en tant que classe (aussi bien que de
contenu) que les mots simples qui en forment la base.

Il sera nécessaire enfin de discuter brièvement la position ou nature
des mots composés (formations telles que belle-fille ou porte-plume)
— phénomène grammatical généralement traité, conjointement avec la
dérivation, sous la rubrique « Formation des Mots ». La question est
de savoir : comment les placer par rapport aux catégories précédentes,
s'ils sont à considérer comme mots au sens ici défini et enfin, de façon
générale, s'ils sont du ressort de la morphologie.

On peut faire remarquer d'abord que les composés ne relèvent ni
de la flexion ni de la dérivation. Car il s'agit de combinaisons de mots
entiers qui par la composition ne sont modifiés ni extérieurement ni
intérieurement. (Ce qui n'empêche que des formes fléchies ou dérivées
puissent entrer en composition.)

A regarder de près, les composés ne sont même pas des mots au
sens strict de ce terme. Car selon notre définition (sous A) un mot
ne peut avoir qu'un seul noyau, et le composé en a toujours plusieurs.
D'autre part, un mot appartient toujours et nécessairement à une seule
classe, tandis qu'un composé en relève souvent de plusieurs (belle-fille :
adjectif + substantif ; porte-plume : verbe + substantif, etc.).

Ce qui démontre enfin irrécusablement que les composés n'ont rien
à faire dans le domaine de la morphologie, c'est que, entre les éléments
de ces formations — morphologiquement autonomes — il existe toujours
un rapport syntaxique. Or un tel rapport est absolument inconnu et
inadmissible à l'intérieur d'un véritable mot et p. ex. entre la racine
et la flexion (amo en latin n'est nullement composé de am-, verbe de
la phrase, et de -o, sujet). Dans belle-fille le rapport syntaxique est
attributif ou descriptif, dans porte-plume il est objectif. Il faut seulement
remarquer ici que les rapports syntaxiques généralement réalisés dans
la phrase ne suffisent pas pour l'analyse des composés. Il faudra p. ex.
pouvoir indiquer de manière précise la différence bien sensible entre
eine kleine Stadt (construction identique à celle du français une petite
ville
) et eine Kleinstadt (où l'union des éléments, et par conséquent
l'impression totale, est évidemment beaucoup plus intime). C'est un
problème qui incombera à l'analyse syntaxique.

Ce qui, selon les réflexions qu'on vient de lire, définira la forme
grammaticale, objet de la Morphologie, ce sont donc deux traits essentiels :39

la présence constante d'un élément générique ou classificateur
— cadre indispensable à la constitution de l'unité morphologique qui
est le mot. — Si cet élément fait défaut, on est en présence d'une simple
masse sémantique ou expressive, d'une formation alogique sans rigidité
ni constance normative.

l'absence absolue, à l'intérieur de la formation en question, de
tout lien syntaxique, symbole de la chaîne temporelle ou cheminement
de la pensée. — Au cas où ce lien existe, comme dans les composés, la
formation n'est pas du ressort de la morphologie.

Postscriptum 1942.

Postscriptum 1942. — Je reprends les principaux problèmes de cet
article aux deux des nouveaux chapitres du présent volume : Constitution
et variation du Mot (XIII) et Théorie de la Dérivation (XIV).
— Sur la forme verbale qui constitue le premier élément des composés
du type porte-plume, on pourra voir notre XVe chapitre : Formes fondamentales
du Verbe.40