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Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T06

VI
Les oppositions linguistiques

On connaît le rapport étroit qui réunit le langage à l'esprit et par
conséquent la linguistique à la psychologie. Le langage accompagne et
pénètre notre vie mentale. Il se cristallise en mille formes sociales et
ethniques. Et il présente à l'analyse des structures bien caractérisées.

Une collaboration entre linguistes et psychologues, comme celle
prévue par notre Commission, s'impose donc. Elle a d'ailleurs prouvé
son utilité à d'autres congrès, de linguistique aussi bien que de psychologie.
Et vous savez que le Journal de Psychologie a consacré en 1933
tout un volume à des questions qui nous sont communes.

La notion d'opposition qu'on a choisie comme thème de notre
séance est à l'ordre du jour en linguistique et surtout en phonologie.
L'étude approfondie des phonèmes ou types de sons a en effet révélé
qu'ils forment toujours, dans une langue donnée, des systèmes constitués
essentiellement par des oppositions. En généralisant, on arrive, en
morphologie aussi bien qu'en phonologie, à un structuralisme qui rappelle
d'assez près les tendances qui, de nos jours, jouent un rôle important
en psychologie. Il suffira ici de citer les noms de Bühler (Die
Gestaltwahrnehmungen
, 1913), de Köhler (Gestaltprobleme und
Anfänge einer Gestalttheorie
, 1922) et de Krueger (Der Strukturbegriff,
1923). Les conceptions qui semblent communes à la psychologie
et à la linguistique dépendent probablement de tendances caractéristiques
pour la science de notre époque. De là l'intérêt de notre discussion
pour des savants de spécialités diverses.

La question des oppositions linguistiques intéresse évidemment en
première ligne les linguistes. D'une part il est important pour la description
complète et satisfaisante d'une langue quelconque de connaître les
conditions de sa structure ; Ferdinand de Saussure, de Genève, et
Nicolas Troubetzkoy, actuellement à Vienne, ont posé des principes
dont la fécondité a été prouvée par les linguistes français (Grammont,
Meillet) comme par l'École de Prague (Mathesius, Jakobson).41

D'autre part il sera nécessaire de tirer les conséquences de cette conception
nouvelle pour l'histoire ou l'évolution des langues ; il appartiendra
à notre collègue M. Kurylowicz de traiter cet aspect de la
question.

Les oppositions linguistiques, qui regardent l'intérieur aussi bien
que l'extérieur du langage, poseront aussi des questions d'ordre logique.
Le linguiste constate des oppositions de fait ; le logicien sera peut-être
amené à en contester la légitimité — ou bien à élargir sa conception
de la logique. M. Pos aura l'occasion de discuter cette question.

Les oppositions qui constituent la structure linguistique pourront
enfin intéresser les psychologues. Car l'analyse y révèle d'une part des
cadres fixes, qui condamnent tous les individus d'une même société à
connaître et dans une certaine mesure à employer les mêmes moyens
d'expression ; elle révèle d'autre part dans chaque cas particulier une
réalisation actuelle qui, à l'intérieur des cadres donnés, permet toujours
une certaine liberté individuelle.

Pour bien préciser les problèmes que posent les oppositions linguistiques,
il faut distinguer d'abord son et sens et par conséquent phonique
et grammaire. D'autre part il faut distinguer système et rythme. En
combinant ces deux distinctions il s'ensuit qu'il sera nécessaire de
distinguer :

(A l'intérieur de la phonique, ou science des sons) entre phonologie
et phonétique, la première traitant des systèmes, la seconde des
rythmes phoniques ;

(A l'intérieur de la grammaire, ou science des sens) entre morphologie
et syntaxe, la première traitant des systèmes logiques ou formes,
la seconde des rythmes logiques ou phrases.

Deux problèmes se posent ici :

Est-ce qu'on trouve les mêmes oppositions en phonique et en
grammaire et par exemple en phonologie et en morphologie ? En d'autres
termes : sera-t-il permis d'appliquer le structuralisme de la phonologie
pour fonder une théorie générale de la structure morphologique ?

Retrouve-t-on en rythmique les oppositions de la systématique ?
C'est-à-dire : pourra-t-on appliquer en phonétique les principes de la
phonologie et en syntaxe ceux de la morphologie ?

Une opposition précise joue toujours à l'intérieur d'une même catégorie.
Or il semble qu'il faille distinguer entre deux séries de catégories
linguistiques : les genres et les relations. Les genres — de caractère
« global » — sont ou bien relatifs ou bien descriptifs : d'une part on
42distingue la chose et son rapport (notions corrélatives : il n'y a de
chose ou objet que par opposition à un rapport) ; d'autre part on
distingue le cadre et son contenu (notions également corrélatives, puisqu'il
n'y a de cadre ou vide que par rapport au contenu ou plein).
— Les relations qui forment l'autre série de catégories linguistiques et
qui en constituent le détail sont d'espèce différente. A titre d'exemples
on peut citer l'opposition entre symétrie et asymétrie, celle de transitif
et d'intransitif, ou bien celle de connexe et d'inconnexe.

Les problèmes, de caractère absolument essentiel, à poser ici sont
les suivants :

Quelles sont les catégories fondamentales nécessaires et suffisantes
pour expliquer celles du langage ?

Est-ce qu'il y a une affinité intime entre les relations particulières
— ou certaines de leurs formes — et ce que nous avons appelé ici les
genres ?

Pour ce qui est des différentes espèces d'opposition — réalisées à
l'intérieur d'une même catégorie —, on en trouve de caractère élémentaire
ou simple, c'est-à-dire ou bien entre termes polaires (un terme
« négatif » s'oppose alors à un terme « positif ») ou bien entre termes
non polaires (dans ce cas l'un est neutre et l'autre complexe, où complexe
veut dire : synthèse de négatif et de positif). — On en trouve
d'autre part de caractère composite ou compliqué : oppositions entre
termes à élément commun (qui sont donc partiellement identiques)
ou bien sans élément commun (ou entièrement hétérogènes).

Ici se posent deux questions, les plus importantes que nous aurons
à envisager :

L'existence de ces oppositions est-elle soumise à certaines règles ?
Autrement dit : une combinaison quelconque de termes, est-elle possible ?

Les règles, s'il y en a, sont-elles également applicables partout ?
En grammaire comme en phonique ? En rythmique comme en systématique ?

Si, par une analyse des faits linguistiques, on s'efforce de répondre
à ces questions, on constate partout des oppositions nettes : en morphologie
comme en phonologie, et en syntaxe aussi bien qu'en phonétique.
Les oppositions sont fondées tantôt sur les genres (parties du discours,
membres de phrase), tantôt sur les relations (modes, temps, etc. ;
synonymie spéciale).

On trouve pourtant des divergences considérables :43

En phonologie morphologique et de même en phonétique syntaxique,
c'est-à-dire dans la manière dont fonctionnent les éléments
phonologiques en morphologie (les phonèmes dans les mots et formes)
et parallèlement les éléments phonétiques en syntaxe (les syllabes dans
les phrases et membres de phrase), on constate un arbitraire autrement
inconnu : la signification d'un mot, le sens d'une combinaison ne se
dérivent nullement de ses éléments ; la valeur symbolique des phonèmes
reste le plus souvent latente, et la contraction ou dilatation des syllabes
est dans une large mesure indépendante de l'articulation syntaxique
(fr. du = de le ; all. vom = von dem). — Remarquons pourtant
que partout ailleurs — en phonologie et morphologie pures, en phonétique
et syntaxe pures — les oppositions sont invariablement significatives.
Là rien ne se distingue sans raison ;

On constate une divergence encore plus importante entre systèmes
au sens propre et ensembles rythmiques : les totalités phonétiques
et syntaxiques se réalisent dans le temps, elles diffèrent par là de façon
essentielle des totalités phonologiques et morphologiques qui sont intemporelles
ou achroniques. Deux phonèmes ou deux formes sont nécessairement
contemporaines ou synchroniques, elles se conditionnent
mutuellement par le contraste même de leurs définitions ; il n'en est
pas exactement de même de deux syllabes ou de deux phrases : leur
caractère, défini jusqu'à un certain point par les éléments systématiques
qui y entrent (phonèmes, mots), n'est jamais entièrement déterminé
avant la fin de l'ensemble rythmique (syllabe, phrase) — fin qui contribue
à en déterminer les parties précédentes. Nous sommes là en
présence de deux aspects de la réalité linguistique qui sont également
importants et mutuellement complémentaires, comme le sont, dans la
conception de la physique actuelle, les aspects corpusculaire et ondulatoire
(voir les travaux de Niels Bohr et de Louis de Broglie). A
l'onde physique correspond dans le langage le rythme, expression du
cheminement de la pensée — cheminement qui n'est jamais complètement
défini par la somme des concepts qu'il met en œuvre.

Si l'on parcourt une à une les catégories linguistiques, qui reviennent
d'ailleurs avec une monotonie remarquable, on constate partout le
rôle décisif que jouent les oppositions : tantôt elles sont génériques
comme entre différentes parties du discours, entre cas grammaticaux,
entre diathèses (il y en a de formes purement relatives telles que les
possessifs, l'accusatif, l'actif ; il y en a de formes purement descriptives
telles que les réfléchis, le nominatif, le passif). Tantôt elles sont de
44caractère relationnel comme entre les modes ou entre les temps : l'impératif
diffère du subjonctif comme l'asymétrique (la direction) du
symétrique (la correspondance) ; l'imparfait s'oppose à l'aoriste comme
le transitif (ou continu) à l'intransitif (ou discontinu), et si le
présent exprime l'immédiat (ou connexe), le prétérit exprime le médiat
(ou inconnexe).

Pour ce qui est du rapport entre ces deux espèces de catégories
(genres et relations) — catégories fondamentales qui semblent également
nécessaires à l'explication des formes et fonctions du langage, — la
question est évidemment à la fois trop vaste et beaucoup trop difficile
pour être traitée ici, même provisoirement. On peut pourtant signaler
certains faits linguistiques (tels que la rection des prépositions, des
verbes et des adjectifs dans certaines langues) qui indiquent un rapport
rationnel entre la signification des cas grammaticaux et la synonymie
spéciale et par conséquent une affinité intime, bien que probablement
indirecte, entre genres et relations.

La question la plus importante pour déterminer le caractère des
structures ou systèmes linguistiques sera de savoir dans quelle mesure
il y a solidarité entre les termes d'une opposition. Ici il faut remarquer
que tandis que certaines oppositions impliquent la solidarité des termes,
d'autres ne le font pas.

Dans certains cas précis l'existence d'un terme exige celle d'un autre,
ou même de plusieurs autres. Ici on peut distinguer :

D'une part les oppositions simples, entre termes polaires : si une
langue possède par exemple la classe abstraite des nombres purs (cas
en somme assez rare en dehors des grandes langues de civilisation),
elle possédera nécessairement la classe également abstraite et exactement
opposée des purs adverbes (parmi lesquels la négation) ; de même
— pour prendre des exemples plus spéciaux — on n'a pas de subjonctif
sans impératif, pas d'aoriste sans imparfait, pas de présent sans prétérit,
pas de singulier sans pluriel ;

Et d'autre part les oppositions composites : dans ce cas l'existence
ou la non-existence d'un terme entraîne l'existence ou la non-existence
de plusieurs autres (souvent de trois autres). C'est ainsi que l'existence
du nom (qui n'est pas du tout universelle) suppose celle du verbe,
du pronom et de la conjonction ; de même on n'a pas de vrai génitif
sans datif, qu'accompagnent invariablement un locatif et un instrumental.
Et à l'intérieur d'un système de prépositions (comme d'ailleurs
d'un système de phonèmes) on trouve régulièrement des types parallèles,
45c'est-à-dire des termes qui par l'analogie précise entre leurs définitions
font partie d'une même série et occupent par conséquent des places
corrélatives dans une même configuration.

Dans d'autres cas il faut avouer qu'il n'y a pas de solidarité entre
les termes d'une opposition, et l'erreur serait grave d'en exiger par
dogmatisme.

Voici les cas dont il s'agit :

Entre formes déterminées par genres purement relatifs et formes
déterminées par genres purement descriptifs il n'y a pas de rapport
nécessaire. C'est ainsi que, parmi les cas grammaticaux, l'accusatif (qui
est de caractère objectif et relatif) n'implique pas de nominatif (qui
est subjectif et descriptif) ; l'actif et le passif qui y correspondent
parmi les diathèses sont de même mutuellement indépendants ;

Entre formes neutres et formes complexes il n'y a pas de solidarité.
Neutre (ou merkmallos selon la terminologie de l'École de Prague)
désigne ici un terme qui est indéterminé par rapport aux termes polaires
de la catégorie. Complexe veut dire : qui en réunit les qualités. C'est
ainsi que l'indicatif (qui est neutre comparé à l'impératif et au subjonctif)
n'exige pas d'optatif (synthèse de l'impératif et du subjonctif) ;

Enfin formes polaires et formes non-polaires (les dernières peuvent
être neutres ou complexes) sont mutuellement indépendantes.
C'est ainsi que très souvent les formes neutres font défaut : dans beaucoup
de langues il n'y a rien entre le masculin et le féminin. Dans
d'autres cas, c'est le terme complexe qui manque (ou se perd au cours
de l'histoire) : on a alors par exemple un impératif en face d'un subjonctif,
mais pas d'optatif (forme complexe et archaïque) ; ou l'on
a un présent et un prétérit, mais pas de prétérito-présent.

Parmi les oppositions linguistiques on peut établir une certaine
hiérarchie : il y en a de caractère universel, d'autres sont purement conventionnelles,
d'autres encore dépendent de l'emploi individuel.

Comme universelles et nécessaires, c'est-à-dire inhérentes au langage
et par conséquent à l'esprit humain, il faut considérer :

La distinction entre son (sensible) et sens (intelligible) qui
constitue en linguistique celle entre phonique et grammaire — et la
distinction entre système et rythme sur laquelle se fondent les différences
entre phonologie et phonétique, entre morphologie et syntaxe ;

Les oppositions entre le vif et le mort, et entre le vide et le plein
(selon la terminologie pittoresque des grammairiens chinois ; nous avons
46dit ici : entre rapport et chose, entre cadre et contenu) — oppositions
qui sont à la base des classes de mots, des cas grammaticaux et des
diathèses verbales, — et d'autre part entre les diverses espèces de relations,
fondement des formes particulières et de toute la synonymie spéciale ;

Les formes de l'opposition, c'est-à-dire la distinction :

a) Entre deux termes polaires : positif et négatif ;

b) Entre deux termes non-polaires : neutre ou complexe ; et,

c) Entre deux termes, dont l'un polaire, l'autre non-polaire.

D'autres oppositions sont, au contraire, de caractère purement conventionnel
ou, si l'on veut, historique :

Les domaines linguistiques, en principe distincts, peuvent dans
l'usage se pénétrer dans des degrés très variables. Si la morphologie
(classes, mots et formes) d'une langue reste imperméable à la phonologie
(valeur symbolique des phonèmes) aussi bien qu'à la syntaxe
(variabilité des combinaisons), nous sommes en présence d'une langue
figée, nettement arbitraire, fermée à ses propres possibilités. D'autres
langues gardent au contraire la spontanéité originelle : onomatopées,
richesse de composition, liberté de l'ordre des mots ;

D'autres contrastes entre les langues dépendent de la fixation
des catégories. Celles-ci (phonèmes et accents ; formes et fonctions)
peuvent se cristalliser en nombre plus ou moins considérable. Et la configuration
du système qu'elles forment peut varier en complexité ;

Une langue peut enfin donner à l'une ou à l'autre des formes
d'opposition une importance plus ou moins grande. En général ce sont
les termes polaires (contrastes précis) qui dominent ; certaines langues
(de caractère archaïque) y joignent un grand nombre de complexes ;
d'autres (de type moderne) préfèrent les termes neutres. L'élimination
des complexes (le nombre duel, l'optatif, les personnes « mixtes ») et
parallèlement le développement des neutres constituent un véritable critérium
de progrès intellectuel.

On peut ajouter que toutes ces différences, toutes ces possibilités de
changement historique sont à considérer comme des généralisations
d'emplois individuels, et par conséquent d'origine psychologique :

Partout on observe le renouvellement des moyens d'expression
chez les enfants, chez les poètes, chez le peuple, qui spontanément ont
recours à la valeur « naturelle » des sons, qui exploitent librement les
possibilités latentes de la syntaxe. Il dépend de facteurs divers et variables
s'ils réussissent dans la situation donnée à briser la convention dominante ;47

On constate également — partout où la vie du langage n'est
pas tout à fait paralysée — une coloration particulière du style par la
préférence de certaines classes, formes ou fonctions (de caractère plutôt
descriptif ou plutôt relatif par exemple), ou par le choix de certains
termes (soit techniques, soit au contraire généraux) ;

L'usage individuel d'une même langue présente enfin un contraste
important entre un langage logique (qui préfère des termes nettement
polaires et surtout neutres, qui multiplient les indicatifs, les 3es
personnes, les simples affirmations ou constatations) et un langage
alogique ou affectif (où ce sont, au contraire, les termes complexes
qui dominent et par conséquent en syntaxe les propositions à membre
unique, les exclamations par exemple et en morphologie les termes
intraduisibles).

De cette hiérarchie des oppositions on pourra dégager des conclusions
d'intérêt à la fois pour le logicien, pour le linguiste et pour le
psychologue.

Si notre analyse des faits linguistiques est juste, le logicien aura à
considér non seulement l'a priori ou la nécessité donnée une fois pour
toutes, mais également la convention qui est variable même en ce qui
concerne des catégories très importantes, et enfin le spontané toujours
possible.

Le linguiste qui trop souvent se tient à l'arbitraire traditionnel
(c'est là son domaine central) devra reconnaître aussi d'une part
l'universel, de l'autre l'individuel ; c'est-à-dire l'importance des études
logiques et psychologiques.

Le psychologue enfin, spécialiste des nuances de l'expérience spontanée
et contingente, sera peut-être amené à voir que derrière et à
l'intérieur de l'individuel il y a toujours à la fois la mentalité sociale
et ethnique et l'esprit humain dans sa généralité nécessaire.48