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Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T07

VII
Langage et logique

On a reconnu depuis toujours le rapport intime qui unit la langue
et la pensée et par conséquent la grammaire et la logique. La langue
elle-même en porte des traces évidentes : le grec λόγος, qui signifie proprement
« compte », a désigné « parole » aussi bien que « pensée » ;
le latin ratio, qui, signifiant lui aussi « compte », traduit le mot grec
même dans son acception philosophique (raison), a dû exprimer « la
parole » dans le langage populaire des provinces (espagnol razonar,
« parler », etc.). Il est facile, par ailleurs, de remarquer le rôle de la
langue dans la pensée du peuple : magie des mots, prestige de la parole.

Ainsi a-t-il été possible d'étudier les variations de la pensée à travers
les manifestations de la langue : l'étude du langage des enfants s'est
avérée d'une importance capitale pour les psychologues (Stern, Piaget),
comme celle des langues exotiques et primitives pour les sociologues
(Lévy-Bruhl, Masson-Oursel). Et l'on a reconnu le rôle
éminent que joue la langue comme instrument de la pensée, l'importance
des mots en général et spécialement celle d'une terminologie technique
pour la fixation et le maniement des idées (Bain) ; sur un plan
supérieur enfin, la fécondité en mathématique et en logique (Leibniz),
voire même en chimie, d'un symbolisme bien choisi et bien défini.
Voilà pourquoi, depuis l'antiquité, les logiciens se sont intéressés
à la grammaire, comme les grammairiens à la logique.

Les grammairiens et la logique.

Les grammairiens et la logique. — La grammaire gréco-latine, devenue
traditionnelle en Europe et qui nous sert de modèle pour l'analyse
d'une langue quelconque, s'était en effet largement inspirée de la logique
des philosophes grecs, notamment d'Aristote et de son école. En syntaxe,
elle calque son analyse (sujet et prédicat) sur celle de la logique,
et en morphologie (par exemple dans la théorie des parties du discours),
elle utilise des concepts empruntés au tableau des catégories philosophiques
(substance, qualité, quantité, relation).

La grammaire générale, développée surtout en France aux XVIIe
et XVIIIe siècles (Port-Royal, l'Encyclopédie), reflétait de façon analogue
49la philosophie de l'époque, à savoir le rationalisme dogmatique et
universaliste : elle réduit, en principe, toute phrase possible au schéma
de la logique, et interprète le système de toute langue, même moderne
ou exotique, à l'aide des idiomes classiques (selon l'analyse « logique »
de ceux-ci).

La linguistique comparée et historique, — florissante, surtout en
Allemagne, au XIXe siècle — fut, par réaction, nettement positive.
Ses efforts principaux et trop souvent exclusifs portent sur l'histoire et
les variations dialectales des langues ; elle réagit consciemment et parfois
avec une violence extrême (Steinthal) contre les prétentions universalistes
de la grammaire générale ; la plupart des linguistes, d'ailleurs,
s'intéressent surtout à la forme extérieure : phonéticiens purs, ils négligent
très souvent l'analyse conceptuelle.

Inspirée soit par des considérations méthodologiques, soit, directement,
par la philosophie (scolastique parfois, et le plus souvent par
l'idéalisme allemand), une linguistique générale revendique ses droits
à ce positivisme étroit : la connaissance de plus en plus intime de langues
très divergentes, l'analyse hautement instructive de leur mécanisme
ont inspiré le projet important d'une typologie universelle des langues
(Humboldt, 1767-1835). Et l'observation attentive des alternances
régulières dans chaque état de langue a fait naître, d'autre part, l'étude
de la structure des systèmes et le commencement éminemment fécond
d'une théorie générale du langage (Ferdinand de Saussure, 1857-1913).

Les logiciens et la grammaire.

Les logiciens et la grammaire. — Inversement les philosophes —
notamment les logiciens de toutes les époques — ont très souvent et
presque nécessairement commencé leurs recherches par une analyse du
langage — quand ils n'y sont pas revenus par un détour. Indubitablement,
la logique d'Aristote (Heinrich Maier l'a montré) est, dans
une assez large mesure, d'inspiration linguistique ; c'est parmi les phrases
grecques que, pour les besoins de sa théorie, le Stagirite a choisi certains
types, par lui considérés comme fondamentaux, et c'est par l'analyse
de mots grecs qu'il est arrivé à certains prédicaments, conçus comme
catégories essentielles.

La logique scolastique du Moyen âge européen — héritière d'Aristote
— maintint fidèlement cette orientation : dans sa grammaire
spéculative, qu'on trouve dans les nombreux traités de modis significandi,
souvent caractérisés par une ingéniosité extrêmement subtile, on
50poussa très loin (trop loin peut-être) l'analyse de concepts d'importance
logique : par exemple, les différents aspects de l'Un (Duns
Scot
). On esquissa même dans l'École le projet hardi de construire a
priori
une langue philosophique universelle par combinaison systématique
de concepts fondamentaux (Raymond Lulle, 1235-1315).

Une logique toute différente : empiriste et inductive, puis, vers notre
époque, psychologique et pragmatique, qui réagit fortement contre le
rationalisme d'Aristote et le péripatétisme ancien et médiéval, garda
pourtant un intérêt, parfois très vif, pour les phénomènes du langage :
on critiqua avec force les idées innées, c'est-à-dire tout élément supposé
permanent et universel ; on étudia néanmoins avec soin les images et
la pensée concrète telle qu'elle se reflète dans le langage individuel et
habituel (Locke, 1632-1704). On arriva dans cette école, surtout
anglo-saxonne, à reconnaître la grande importance des mots et termes
pour la fixation commode des idées (Bain, Mill). Et on alla même
jusqu'à considérer toute science comme une langue bien faite (Condillac,
1715-1780).

S'inspirant surtout du symbolisme mathématique et cherchant à
dépasser la théorie aristotélicienne et scolastique, la logique moderne a
donné une nouvelle actualité au problème logico-grammatical. C'est
Leibniz, 1646-1716, grand mathématicien et logicien impénitent,
qui a repris sur des bases nouvelles l'analyse du vocabulaire et les essais
de « combinatoire conceptuelle » de l'École : il a voulu fonder une « caractéristique »
universelle qui fût en même temps la langue de la science
et de la philosophie.

Inspirée par ce grand génie, dont on connaît mieux maintenant les
nombreux essais grâce aux travaux de Couturat, la logistique de nos
jours porte de plus en plus son attention sur la logique du langage et
sur les conditions générales d'une langue quelconque (Russell, Carnap).
Cependant que, de son côté, la phénoménologie s'efforce de pénétrer
jusqu'à l'intuition des Formes ou des Idées qui — sans être liées
à une réalisation psychologique — domineraient à la fois langage et
logique (Husserl).

Définitions préalables

A la question de savoir quel est le rapport précis entre la langue et
la pensée, on a répondu de façon extrêmement diverse et même contradictoire :
51Platon, le plus profond penseur de l'antiquité, le maître
d'Aristote, a supposé un accord parfait et général entre les deux formes,
intérieure et extérieure, du « λόγος ». Il a été suivi plus ou moins
explicitement, non seulement par la plupart des anciens, mais par nombre
de représentants des écoles postérieures : scolastiques et cartésiens,
encyclopédistes et idéologues. C'est Humboldt, le grand linguiste philosophe,
connaisseur intime des langues les plus divergentes, qui pose ce
principe qu'on ne pourra jamais assez se figurer que le langage et la
pensée sont identiques.

D'autres, au contraire, ont insisté sur ce qui sépare la langue et la
pensée et, surtout, sur la disconvenance entre langage et logique. Selon
Steinthal qui, au nom d'une linguistique nouvellement née, contestait
violemment le dogmatisme de l'ancienne grammaire générale, il faut
rigoureusement distinguer pensée logique et pensée pratique ou populaire :
le langage qui exprime cette dernière est infiniment plus riche
et spontané que la logique théorique. Pour Serrus (1933) qui se place
au point de vue du philosophe — et, plus spécialement, du théoricien
de la connaissance — la pensée est à la fois plus vaste et plus rigoureuse
que le langage ; il importe donc à l'efficacité de la pensée connaissante
de se libérer des entraves linguistiques.

Cette dernière opinion, d'ailleurs assez répandue, selon laquelle le
langage est inadéquat à la pensée, se trouve chez Diderot, mais le même
déclare pourtant ailleurs : « La logique et la métaphysique seraient
bien voisines de la perfection si le dictionnaire de la langue était bien
fait ». Le grand encyclopédiste, plus riche que consistant comme penseur,
admet donc tout de même, avec Condillac, l'affinité de structure
des langues et des sciences, et entrevoit, selon le grand idéal de Leibniz,
la possibilité d'une langue universellement humaine, instrument efficace
pour la pensée logique.

Nécessité de définir les termes.

Nécessité de définir les termes. — Ces hésitations, ces divergences
d'opinion s'expliquent, semble-t-il, par le fait que, selon les époques et
les écoles (et, l'exemple de Diderot le montre, suivant les variations
d'une conscience avertie) on pense à des choses bien différentes en employant
des termes tels que « langage » (ou langue) et « logique »
(ou pensée). Par langage, on entend soit une faculté générale ou un
procédé fondamental, soit un système donné ou même l'emploi individuel
de celui-ci. Par logique on peut entendre une théorie générale de
la pensée (de ses éléments et de leurs combinaisons), mais aussi une
52technique particulière pour arriver à la vérité ou à la persuasion —
technique qui peut à son tour envisager ou bien un monde à décrire
ou bien un ensemble à coordonner, et considérer tantôt l'idée, tantôt
l'individu. Un tel flottement dans la terminologie empêche nécessairement
de poser le problème de façon claire et ferme. Essayons de préciser
d'abord la valeur des termes principaux.

Formes du langage

Parole.

Parole. — Par langage, on entend souvent l'ensemble d'un énoncé
individuel : « En amour, dit Pascal, un silence vaut mieux qu'un langage ».
Dans ce sens on dira de préférence ici : parole = action de
parler, ce qu'on dit.

Il s'agit d'une totalité vécue, d'un fait immédiatement donné, de
la réalisation, à la fois externe et interne, de possibilités linguistiques.
Fait expérimental et toujours complexe ; il est déterminé par la coopération
ou la synthèse de très nombreux facteurs, généraux et particuliers,
et, en plus, par des nuances fines dues à la complexité de la situation
donnée. Un phénomène de ce genre est forcément de caractère à la fois
momentané et individuel. Ce n'est donc que par une infinité d'approximations
successives et par l'emploi de tous les moyens de l'analyse —
moyens toujours généraux d'ailleurs — qu'on peut espérer arriver peu
à peu à l'expliquer et à le comprendre. D'où il résulte que la parole, dans
le sens indiqué, ne pourra être pour la linguistique qu'une matière brute
et première, infiniment complexe et variable ; et qui, sous cette forme,
sera peut-être comparable au tout de la pensée (encore inanalysée, elle
aussi) ; mais non, décidément, à la logique (dans tous les sens du mot
« logique »).

Une analyse serrée de cet ensemble amorphe permettra de dégager
les aspects que voici :

La langue. Un système symbolique.

La langue. Un système symbolique. — Si l'on s'attache d'abord
aux éléments de la parole qui rendent la compréhension et, par conséquent,
la communication possibles — on trouve partout des systèmes
de symboles. Disons ici : des langues, en employant le mot dans son
sens restreint et technique.

Un symbole réunit un signifiant, forme extérieure, à un signifié, forme
intérieure, idée ou concept. Une langue comprend à la fois un système
53de signifiants typiques (phonèmes par exemple) et un système
de signifiés fixes (mots, toujours distribués en classes et souvent modifiés
par des « formes »). On ne considérera ici que cette dernière espèce
de système, c'est-à-dire l'ensemble des formes ou la morphologie.

Un tel système constitue un ensemble autonome, critérium de valeurs
et condition de compréhension à l'intérieur d'une communauté,
donnée par le fait même qu'elle adopte ce système. Il peut s'agir d'une
langue « vivante », c'est-à-dire parlée et écrite (ou simplement comprise,
condition nécessaire et suffisante) dans telle société, à telle époque
et souvent (mais pas du tout nécessairement) sur un territoire déterminé
et continu. Il peut s'agir aussi de langues « mortes » ou même
artificielles, c'est-à-dire qui ne sont plus ou pas encore comprises. Pour
les admettre en tant que langues dans le sens envisagé ici, il suffira
(mais il sera nécessaire) qu'elles soient complètement définies.

Comment se définit une langue.

Comment se définit une langue. — En ce sens, une langue est essentiellement
définie par sa structure, ce qui veut dire : par le nombre et
le caractère de ses termes. De la définition complète des termes on pourra
déduire leur solidarité ou non-solidarité, c'est-à-dire le degré de
cohérence du système.

Une langue est de nature sociale ou supra-individuelle, elle est, selon
l'expression de Ferdinand de Saussure, « extérieure à l'individu qui,
à lui seul, ne peut ni la créer, ni la modifier. Elle n'existe qu'en vertu
d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté ».
C'est donc une institution imposée aux individus qui en subissent la
contrainte, et qui, sous peine de n'être pas compris, doivent obéir à la
norme ainsi donnée, accepter un idéal de pure convention, choisir toujours
entre des possibilités fixées d'avance. Plus une langue est compliquée
ou dense, moins elle admettra de latitude ou de liberté personnelle.

Une langue ainsi définie est de nature purement idéale ou potentielle :
posée en soi, en dehors de l'espace et du temps, indépendante de
l'actuel, elle pourra varier en sa réalisation dans telle société particulière,
dans tel groupe d'individus (réalisation qui sera toujours arbitraire
à l'intérieur des limites prescrites) sans subir de ce fait nul changement
essentiel. Elle pourra même cesser d'être réalisée, elle pourra disparaître
de toute conscience actuelle et subsister pourtant d'une certaine
façon comme langue « morte », prête à être reprise : c'est le cas, bien
connu, des langues classiques de toutes les grandes civilisations.

Remarquons, dans cet ordre d'idées, que la langue, en tant qu'idéal
systématique à la base de tout acte de parole, détermine nécessairement
54l'esprit, ou le génie, qui domine la société donnée — sa mentalité. « Le
monde, dit Cassirer, dont on connaît les beaux travaux sur la pensée
symbolique, n'est pas seulement compris et pensé au moyen de la langue ;
la vision du monde et la façon de vivre dans cette vision sont
déjà déterminées par le langage ». Nous dirions, nous, par « la langue ».

Le discours, une intention.

Le discours, une intention. — Qu'on se tourne au contraire vers
l'aspect de la parole qui conditionne l'exercice de l'intelligence, comprise
comme l'action de la pensée — on trouvera ce qu'on est convenu
d'appeler le discours. Concept déjà explicitement reconnu par les philosophes
grecs : Platon le remarque en effet dans le Cratyle, premier
monument de la théorie du langage en Europe — et Aristote le dit
dans ses Catégories — l'usage de la langue suppose l'art d'assembler
les mots dans le discours. Ces ancêtres de la pensée européenne ont vu
juste : ce n'est que par leur synthèse ou ordonnance que de pures possibilités,
les éléments linguistiques (cessant ainsi d'être mutuellement
inactifs) deviennent des réalités. Cette ordonnance ou série de fonctions
enchaînées constitue une suite d'articulations : articulation en
syllabes par laquelle les phonèmes (types idéaux) s'actualisent en sons
qu'étudie la phonétique : articulation en propositions qui des mots
(types idéaux eux aussi) font des membres, qu'étudie la syntaxe.

Le discours, en ce sens, est une totalité rythmique, un ordre dans
le temps (donc irréversible) où chaque élément (phonique, ou sémantique)
prend sa place et joue le rôle qui dépend de cette place.
Par cette valeur de position, les mots quittent les limbes du dictionnaire
pour se vivifier, acquérir un sens précis et, en même temps, un caractère
réel et personnel. La langue posée in abstracto devient alors, par le
mécanisme psycho-physiologique, chose vivante et vécue. Comme dit
Paul Valéry : « On reçoit le langage anonyme et moyen, on le rend
voulu et unique ». Ce qui caractérise avant tout cet ensemble asymétrique
que nous appelons discours, c'est le but vers lequel il tend toujours, son
sens ou orientation, sa volonté constante d'expression : d'un mot, son
intention.

L'importance décisive de ce concept, repris par Brentano, puis,
de nos jours, par Husserl — avait vivement frappé Descartes, qui
s'exprime ainsi contre les nominalistes : « L'assemblage qui se fait dans
le raisonnement n'est pas celui des noms, mais bien celui des choses
signifiées par les noms, et je m'étonne que le contraire puisse venir en
l'esprit de personne ». L'intentionnel semble pénétrer à tel point le
55contenu total et tout le détail de la conscience (de la sensation et de
la perception jusqu'au jugement et au raisonnement) que, par ce caractère
essentiel, le discours doit constituer un moule commun et nécessaire
au fonctionnement d'une langue quelconque, un invariant qui ne pourra
jamais dériver du système symbolique spécifique qu'on choisit. Les principes
généraux et fondamentaux de la syntaxe sont, en effet, manifestement
identiques en chinois et dans nos langues, tant anciennes que
modernes ; ils semblent dominer la pensée scientifique (même sous sa
forme la plus rigoureuse, la mathématique) — aussi bien que la pensée
populaire et même primitive et rudimentaire.

Langue et discours.

Langue et discours. — S'il faut ainsi nettement distinguer langue-système
et discours-intention, on peut en déduire l'indépendance mutuelle
de la morphologie et de la syntaxe.

Il faut, d'une part, définir les catégories morphologiques indépendamment
de la syntaxe et celles de la syntaxe indépendamment de la
morphologie.

On ne pourra donc fixer de façon satisfaisante ni la nature des parties
du discours (nom, verbe…) ni celle des formes grammaticales (cas,
modes…) par leur seule fonction syntaxique (sujet, prédicat, objet…).
Inversement, on ne trouvera ce qui est l'essentiel des fonctions syntaxiques
(propositions avec les membres qui en font partie, et les espèces
qu'elles forment) ni dans les parties du discours, ni dans les formes
grammaticales. Parler de phrases nominales et verbales et de subordonnées
substantives, adjectives et adverbiales sera dans cette supposition
aussi peu légitime que désigner le sujet comme « nominatif du verbe »
selon le terme de la grammaire scolastique.

D'autre part, quant aux réalisations, il faut reconnaître l'indépendance
de principe de la réalisation des formes d'une part, des constructions
de l'autre.

Une langue peut posséder toutes les ressources syntaxiques de nos
langues (c'est manifestement le cas du chinois) et être pourtant dépourvue
de la presque totalité de nos catégories formelles. Et l'on peut
connaître de façon complète la morphologie d'une langue comme le
latin sans être capable d'en déduire toutes les formations syntaxiques,
toutes les combinaisons (composés, par exemple) et toutes les figures
rhétoriques possibles à l'intérieur de cette langue et parfaitement compatibles
avec son système, ni même de les deviner. On pose ainsi le problème
d'une forme moderne ou modernisée d'une langue classique, qui
56souvent doit choisir entre la mort et l'adaptation à des conditions entièrement
nouvelles.

Différents et distincts l'un de l'autre, la langue et le discours sont
des aspects autonomes et opposés de la parole. Ce sont des abstractions
nécessitées par nos études, produits de cette analyse sans laquelle il n'y
a pas de science. Il va sans dire que, dans la réalité des choses, ils sont
toujours intimement liés et simultanément donnés. Ce n'est donc qu'en
réunissant les résultats des deux analyses, morphologique et syntaxique
(compte tenu du moment, c'est-à-dire de toutes les circonstances du
contexte) qu'on pourra arriver à expliquer le tout d'un énoncé donné.

Le langage, faculté générale de créer des signes.

Le langage, faculté générale de créer des signes. — Or, au lieu de
réunir ainsi concrètement la langue et le discours, on pourra rechercher
leur base commune.

Les systèmes dont est formée une langue sont soumis, on le sait
maintenant, à des règles qui en déterminent la structure et la variabilité,
règles qu'étudie la morphologie générale. Comme composants de ces
systèmes de mots et de formes il faut supposer des concepts fondamentaux,
objets ultimes de l'analyse morphologique.

Le rythme qui constitue le discours subit de façon analogue des
servitudes qu'étudiera la syntaxe générale. Derrière les constructions
(périodes et leurs propositions, membres de phrase et leurs sous-membres)
on recherchera les fonctions élémentaires et leurs rapports, ce qui
constituera la base et les principes de l'analyse syntaxique.

Si ces objets ultimes de l'analyse morphologique présentent avec la
base présumée de l'analyse syntaxique des concordances importantes et
même des éléments identiques, ce sera là, à proprement parler, le langage
— si par ce terme on veut entendre la faculté générale de créer des
signes et de les utiliser. Comme la parole suppose la langue et le discours,
ceux-ci supposeront donc le langage : derrière l'énoncé, fait immédiat,
il y a le système symbolique et l'opération réalisatrice ; à la base des
deux on cherchera la faculté générale.

Les éléments ainsi supposés à la base d'une langue quelconque et de
ses constructions seront nécessairement de caractère extrêmement général
puisqu'ils devront servir à la définition des formations morphologiques
(classes, mots, formes) et syntaxiques (propositions, membres) même
les plus abstraits. La recherche de ces éléments derniers du langage —
la tâche la plus ardue sans doute et la plus importante de la linguistique
générale — doit de toute évidence se fonder, d'une part sur la permanence
57et l'identité universelle du discours (ce sera peut-être là le point
de départ le plus commode pour la plupart des chercheurs), d'autre
part sur cette monotonie frappante des catégories morphologiques qu'a
souvent soulignée le grand linguiste et grammairien que fut Antoine
Meillet. En persévérant assez dans de telles recherches on arrivera
peut-être à établir l'invariant linguistique ou l'ensemble des éléments et
procédés nécessaires et suffisants pour définir le langage.

Formes de la logique

Logique normative et logique générale.

Logique normative et logique générale. — La définition de la logique
peut varier d'après le but qu'elle se propose : on en fait soit un art,
soit une science.

La logique dite normative étant conçue comme un Art de penser,
son objet sera l'accord de la pensée avec elle-même ; elle établira donc
les règles de la définition, du jugement et du syllogisme avec le maximum
possible de rigueur, garant supposé de la vérité. En principe, une telle
logique devra être évidemment indépendante de la psychologie. « Tandis
que la psychologie, dit Wundt, nous apprend de quelle manière s'accomplit
réellement la marche de nos pensées, la logique entend constater
comment elle doit s'accomplir, de manière à conduire à des connaissances
justes ».

A cette logique traditionnelle on oppose depuis deux siècles une
logique générale ou pure, qui serait une théorie de la pensée ou, selon
l'expression de Hegel, « une description des phénomènes de la pensée
tels qu'on les trouve ». La tâche d'une telle logique — manifestement
beaucoup plus vaste que la technique si particulière de la tradition
classique — serait de suivre dans tout le détail possible comment nous
pensons, c'est-à-dire la fixation, puis ce que É. Meyerson a appelé le
cheminement de la pensée. Il faut avouer, avec ce dernier, que si l'on
adopte cette conception « libérale », on pourra difficilement fixer des
limites précises et définitives entre la logique et la psychologie.

Logique descriptive et logique « relative ».

Logique descriptive et logique « relative ». — La conception de la
logique pourra encore varier selon la nature des concepts employés : elle
pourra être alors plutôt descriptive ou plutôt relative.

La logique classique est essentiellement descriptive, les termes avec
lesquels elle opère constamment et exclusivement (sujet, copule et prédicat,
58c'est-à-dire terminus a quo, liaison et terminus ad quem) étant
tous considérés par rapport à une même opération : la prédication ou
attribution par laquelle une qualité ou description (qu'exprime le prédicat
ou attribut) est réunie ou liée à une chose ou substance (exprimée
par le sujet) au moyen d'un intermédiaire (la copule) qui ne sert
qu'à ce but. Procédé nettement qualitatif, et conception théorique ou
contemplative, en ce sens qu'elle vise exclusivement la connaissance ou
la description d'un monde. En face de la grande multiplicité des propositions
d'autre type et d'autre visée, la technique de cette logique s'est
vue obligée de les transposer artificiellement selon le schéma choisi (« II
chante » est conçu comme « il est chantant », etc.).

La critique de ce dernier procédé et la découverte de la possibilité
de conclusions de nature asyllogistique (comme celle-ci : « David est
père de Salomon, donc Salomon est fils de David ») a attiré l'attention
de quelques novateurs sur l'importance des relations pour la fondation
d'une logique plus impartiale (Jungius et surtout Leibniz). On en
a conclu, plus tard, à la nécessité d'une théorie généralisée des relations
comme base indispensable des mathématiques aussi bien que de toutes
les branches de la logique (de Morgan, Bertrand Russell).

Logique « compréhensive » et logique « extensive ».

Logique « compréhensive » et logique « extensive ». — Il est enfin
possible de définir deux espèces de logique suivant la façon d'envisager
le but de la proposition. « On peut, dit É. Meyerson, considérer une
proposition à un double point de vue, comme énonçant soit que l'attribut
indiqué par le prédicat fait partie de ceux qui constituent le sujet, soit
que le sujet rentre dans la classe des choses délimitée par le prédicat ;
selon que l'on accordera la première place à l'une ou à l'autre de ces
deux conceptions, les théories logiques qu'on imaginera changeront de
caractère ».

Dans une logique purement « compréhensive » — la première des
conceptions définies par Meyerson — la proposition servira exclusivement
à attribuer une qualité au sujet (Socrate : mortel), l'attribut
ou prédicat étant conçu comme contenu (selon l'expression de Leibniz)
ou en quelque sorte logé dans le sujet. Il faudrait en conclure
que toute prédication légitime aurait quelque fondement dans la nature
des choses ; en d'autres termes, que toute vérité serait analytique.
D'où l'importance suprême attribuée par les partisans de cette théorie
à la déduction et leur tendance à un panlogisme (Bradley, à la suite
de Hegel).59

Dans une logique nettement « extensive », la proposition sera au
contraire considérée comme visant l'inclusion dans une classe (« Socrate
est mortel » s'interprète alors : Socrate fait partie des mortels, est parmi
les mortels).

Conception très claire et simple, qui présente des avantages tangibles
non seulement pour l'établissement d'une symbolisation de valeur pédagogique,
mais aussi pour le fondement beaucoup plus important d'un
véritable calcul des prédicats ; adoptée pour ces raisons, dans une assez
large mesure, par les logisticiens (Hamilton, Couturat, Hilbert)
elle conduit nécessairement, paraît-il, à la supposition antimétaphysique
que rien n'est fondé dans la nature des choses et que, par conséquent,
toute vérité est purement empirique. D'où l'importance attribuée dans
cette école à l'induction et sa tendance très prononcée au positivisme.

Les diverses formes de logique que nous avons essayé de caractériser
ici ne sont pas nécessairement contradictoires : elles sont plutôt complémentaires.
Une technique logique (ou mathématique) peut en effet
être conçue comme un cas particulier d'une logique plus générale, et
comme soumise à certaines règles qui conditionnent des opérations d'une
rigueur suffisante. Description et relation — de même que compréhension
et extension — peuvent être conçues comme des points de vue
équivalents et également indispensables. En tout cas, il n'appartient
pas à la théorie du langage de choisir entre ces tendances. On se bornera
à les confronter avec le langage et à examiner dans quelle mesure
elles pourront s'adapter à l'étude de ses formes.

Rapports du langage et de la logique

Respectant notre division de tout à l'heure, nous traiterons successivement
de la langue, puis du discours, dans leurs relations avec les
diverses formes de logique que nous venons de distinguer. Et elles se
succéderont, dans les trois parties qui vont suivre, toujours dans le
même ordre.

Langue et logique

Logique normative et logique générale.

Logique normative et logique générale. — Si, par logique, on
entend l'Art de penser selon la théorie traditionnelle, on est obligé de
constater qu'une langue n'est jamais logique.60

Nos langues classiques (grec, puis latin) ont semblé aux Européens
plus « logiques » que d'autres ; c'est pour cette raison simple que
la logique devenue classique chez nous s'en est inspirée. Elle opère surtout,
en effet, avec la distinction du nom et du verbe — distinction
essentielle et importante dans nos langues indo-européennes et dans
certains autres groupes, mais nullement fondamentale a priori.

D'autre part, si une langue relativement très analytique (le français
parmi les langues d'Europe et le chinois parmi celles d'Extrême-Orient)
peut paraître plus « logique » que beaucoup d'autres, c'est
qu'une telle langue, par le fait qu'elle renferme une quantité considérable
de termes abstraits — héritage des efforts séculaires d'une ancienne
civilisation — se prête sans difficulté à de subtiles opérations
intellectuelles, et constitue ainsi un instrument puissant tout prêt pour
l'activité de la pensée.

Il faut pourtant ajouter qu'aucune langue n'oblige à bien penser.
Toute langue (et d'une façon plus générale : tout système symbolique)
permet des thèses paradoxales et même absurdes. La justesse du raisonnement
ne dépend jamais de la langue même.

Considérons maintenant la logique en tant que théorie générale et
impartiale de la pensée ou théorie de tout système symbolique possible
(ajoutons : et de son fonctionnement). Le rapport entre langue et
logique devient alors tout autre.

Une langue, dans cette hypothèse, devra être considérée comme
une cristallisation particulière de possibilités inhérentes à la logique
universelle ; cristallisation qui dépend d'un choix systématique d'intervalles
ou quanta logiques. Le nombre des éléments d'un tel système
sera grand ou petit, les éléments eux-mêmes (et les sous-systèmes qu'ils
forment à l'intérieur de l'ensemble) pourront être de nature plus simple
ou plus compliquée : le tout déterminera une vision arbitraire du monde
(Cassirer) ou une mentalité (Lévy-Bruhl), c'est-à-dire des limites
précises et infranchissables entre l'habituel et l'étrange, le facile et le
difficile.

La logique générale étudiera la structure de tels systèmes (déjà
réalisés ou simplement possibles) ; elle ne choisira pas, elle se gardera de
confondre langue et discours, mentalité et raisonnement.

De cette conception de la nature logique d'une langue, on pourra
déduire le principe que tout élément morphologique aura toujours une
signification ou valeur spécifique — sans quoi il n'aurait pas d'existence ;
dans un système de cette nature, existence sera, en effet, synonyme de
61valeur. Il n'y aura donc pas de classe vide si l'on entend par là « sans
définition distincte » ; chacune des espèces de particules (prépositions,
conjonctions et toute une série d' « adverbes » de nature diverse) doit
trouver sa place précise dans une classification bien ordonnée. Il n'y
aura pas de mot sans valeur propre : les mots dits accessoires ou auxiliaires
ou explétifs ne seront jamais à considérer comme de simples consignificantia
ou synsémantiques. Et le grammairien n'aura pas fini sa
tâche avant d'avoir trouvé la signification spécifique de chaque forme
qui constitue, dans un état de langue donné, une véritable catégorie
(comme exemple important on peut citer les genres nominaux de l'indoeuropéen,
classification qu'on a souvent considérée comme superflue
ou extra-logique ou même absurde).

Logique descriptive et logique relative.

Logique descriptive et logique relative. — Si l'on imagine une
conception logique purement descriptive (comme la logique classique
tend, semble-t-il, à l'être puisqu'elle ramène tout aux noms et aux
verbes, y compris copules et participes, toujours dans leur aspect qualitatif),
on constatera sans peine que, par rapport à une telle théorie,
d'ailleurs tout à fait rudimentaire et arbitraire, les langues réelles ne
sont nullement logiques.

Remarquons d'abord que les noms (substantifs et adjectifs) et les
verbes (d'action et d'état) n'existent jamais seuls. Partout où ils
existent, ils sont régulièrement accompagnés de deux autres classes de
mots — pronoms et conjonctions — qui en forment les contrastes nécessaires
et solidaires. Or ces deux classes n'ont rien de descriptif (dans
le sens restreint qu'il a fallu appliquer ici).

Une analyse un peu attentive (il faut considérer de préférence les
substantifs et les verbes d'action) montre d'ailleurs que ni les noms ni
les verbes ne sont suffisamment définis par des concepts exclusivement
descriptifs : le contraste logiquement important entre nom et verbe
(tous les deux possédant un élément descriptif ou qualitatif) est de
tout autre nature, et c'est certainement à tort qu'on conçoit la substance
ou chose exprimée par le substantif dans le sens de support ou base
de description.

Soulignons enfin que la classification des mots de nos langues, système
des « parties du discours » dans lequel nom et verbe jouent, avec le
pronom et la conjonction, un rôle central, est très loin d'être universel.
On l'a vu, plusieurs types de langue possèdent d'autres systèmes, généralement
sans la distinction nette entre nom et verbe (et par conséquent
62entre pronom et conjonction). Et le chinois, langue de la plus haute
importance au point de vue de la structure, puisqu'elle constitue évidemment
un cas extrême, est caractérisé par un système beaucoup plus
simple et abstrait, et radicalement différent du nôtre.

Si nous passons maintenant à une théorie logique qui, plus impartiale,
s'efforce d'être une analyse à la fois relative et descriptive ; si
cette analyse, sans négliger le point de vue descriptif de la logique classique,
embrasse et développe la théorie des relations (en considérant
même cette dernière comme infiniment plus importante et fondamentale
que l'analyse exclusivement descriptive), on arrive à entrevoir des rapports
beaucoup plus intimes entre la langue et la logique.

D'abord, on voit la relation ou rapport et, corrélativement, son point
de référence ou relatum (la chose mise en rapport) jouer dans la classification
des mots un rôle fondamental : tout verbe renferme un rapport
(concept gauchement indiqué par la copule des logiciens), et
tout nom implique corrélativement la notion de « chose », qu'il faut
comprendre ici non pas comme la substance de la philosophie traditionnelle
(notion à la fois « descriptive » et métaphysique), mais comme
un simple relatum ou objet de rapport. D'autre part — les auteurs de la
Grammaire de Port-Royal l'ont déjà vu — nos langues possèdent ce
qui manque à beaucoup : une classe de mots — les prépositions —
n'exprimant rien que de purs rapports.

L'étude de ces mots, de leur position dans le système donné, de
leur affinité, dans l'ensemble et dans le détail, avec les conjonctions ;
celle surtout des relations plus ou moins simples qu'exprime chaque
préposition — s'imposera de ce point de vue comme particulièrement
importante et féconde.

Étant donné l'affinité étroite entre prépositions et conjonctions (à
leur tour, proches parentes de certains « adverbes »), on sera amené
à élargir cette étude à la synonymie des particules en général (et même
à celle de tous les mots abstraits et très abstraits — point de départ
naturel pour l'étude, beaucoup plus vaste, des autres). On réalisera
ainsi le beau projet de Leibniz, dans ses Nouveaux Essais : « Il est
très vrai que la doctrine des particules est importante, et je voudrais
qu'on entrât dans un plus grand détail là-dessus. Car rien ne serait plus
propre à faire connaître les diverses formes de l'entendement ».

Logique « compréhensive » et logique « extensive ».

Logique « compréhensive » et logique « extensive ». — Suivant la
tendance très répandue (surtout parmi les logisticiens de stricte obsercance)
63concevoir la logique en pure extension, c'est-à-dire comme opérant
en dernière analyse sur les individus et les classes d'un monde donné
— c'est s'obliger, pour peu qu'on pousse assez loin dans l'analyse linguistique,
à admettre que la langue telle qu'on la trouve est absolument
illogique.

Soit un individu supposé connu dans sa nature intime, ou bien une
classe déterminée de manière entièrement rigoureuse. On n'en trouvera,
semble-t-il, jamais les équivalents exacts dans une langue quelconque,
vivante ou morte. En principe, tous les éléments d'une langue (des
mots avec leurs classes et formes) ont, en effet, un caractère général.
C'est l'évidence en ce qui concerne les particules de toute sorte, les verbes,
les pronoms et les noms. Ni un substantif ni un adjectif ne pourra
être défini (ni d'aucune façon déterminé dans ses emplois possibles)
par l'étendue de la classe des choses qu'il désignerait. Même les noms
propres et les noms de nombre (classes qui, dans toute leur pureté
abstraite, n'existent pas, ou sont à peine développées, dans de nombreuses
langues) n'expriment pas de façon adéquate et univoque l'existence
d'un individu ou d'une classe. Ce n'est que par l'idée, et donc par voie
indirecte, que les mots visent la réalité.

Ajoutons que même une langue artificielle ou scientifique n'arrivera
guère à satisfaire l'idéal de la logique « extensive ». Car un système
symbolique ne pourra jamais être simplement calqué sur la réalité : son
établissement supposera une analyse — d'ailleurs nécessairement arbitraire
— des faits, et, le système une fois établi, il sera obligé de viser
non seulement un monde déjà donné, mais en même temps et principalement
un monde possible d'un certain genre. D'autre part, on sera constamment
amené, dans l'application d'une telle langue, à considérer successivement
divers aspects ou facteurs des phénomènes ; il sera impossible
— comme le suppose au fond l'adéquation absolue en extension — de
les envisager tous à la fois.

Conçoit-on par contre la logique en compréhension, c'est-à-dire du
point de vue des idées ou concepts qu'on applique aux choses : toutes
les langues peuvent être regardées, en un certain sens, comme pénétrées
de logique. Entendons que, si l'on pousse assez loin l'analyse grammaticale
des langues — surtout pour ce qui est des catégories les plus indispensables
— on trouvera des concepts et des structures du plus haut
intérêt pour le logicien, et même, peut-être, des rapports importants négligés
par la logique des écoles.

On trouvera partout des classifications de structure harmonieuse
64reposant sur certains concepts génériques fondamentaux. L'étude de ces
concepts et de leurs combinaisons possibles sera de valeur évidente pour
la philosophie comparée et pour l'étude de la variabilité de l'esprit
humain. A l'intérieur de chaque classe on trouvera partout une synonymie
fondée sur l'application — variable, mais à y regarder de près,
souvent très semblable — de concepts relationnels dont le nombre, bien
que non encore défini complètement, semble pourtant relativement
restreint.

On constatera l'absence ou la présence dans telle langue de mots
— les articles, la négation ou certains verbes « auxiliaires » — qui ont
une valeur considérable comme instruments de la pensée. Et l'on reconnaîtra
la variabilité souvent très profonde de termes — ceux par
exemple qui expriment la totalité et l'universalité (tout, omnis, totus)
— qui jouent un rôle fondamental en logique et jusque dans les formules
techniques de la syllogistique : tout homme est mortel.

On observera enfin la structure, véritablement merveilleuse, des systèmes
linguistiques : comment, étant donné un fragment d'un système
de classes, de formes ou de synonymes (comme d'ailleurs de phonèmes),
on est capable de reconstituer l'ensemble auquel il appartient ; comment,
en d'autres termes, la solidarité qui repose sur la cohérence des
attributs du système, c'est-à-dire sur la simplicité et la régularité des
définitions, nous permet de conclure d'une partie particulière à toutes
celles qui en forment la contre-partie directe ou indirecte.

Discours et logique

Pour préciser dans le détail le rapport du discours, tel que nous
l'avons défini, et de la logique, il faudra le confronter lui aussi, tour
à tour, avec les différentes théories logiques possibles.

Logique normative et logique générale.

Logique normative et logique générale. — Conçoit-on la logique
comme l'ensemble des règles qui permettent d'atteindre la vérité à partir
de certaines présuppositions ? Il faut avouer alors que le discours (pas
plus que la langue) n'a rien de logique.

Le discours spontané est, en effet, beaucoup plus nuancé que le
schéma de la logique classique (Socrate est mortel) : la proposition
naturelle n'a pas toujours trois termes ; elle n'en a parfois que deux
(Dieu existe) ou même qu'un seul (un impératif, un vocatif, un verbe
65impersonnel ou une interjection : Viens ! — Pierre ! — lat. pluit
Aïe !) ; plus souvent encore, elle en a plus de trois (Je le lui donne).
D'autre part, la phrase spontanée exprime dans beaucoup de cas une
foule de circonstances inconnues à la logique (temps, lieu, objets, etc.).
Chose peut-être plus remarquable encore, la syntaxe admet non seulement
l'affirmation, la négation et l'hypothèse, mais des types de proposition
— interrogations, exclamations (Vient-il ? — Une étoile !) —
radicalement étrangers à la logique. La différence fondamentale, au
point de vue qui nous occupe actuellement, dépend évidemment du
but. Tandis que le discours ordinaire suit les méandres souvent capricieux
de la pensée de tous les jours et de tous les instants, la logique a
dû faire un choix, s'imposer un schéma en vue de résultats stables,
précis et (si la base est juste) vrais.

N'envisage-t-on, au contraire, dans la logique que le mouvement
constant de la pensée, sans prendre trop au pied de la lettre le schéma
très simple de la technique traditionnelle, on peut parfaitement admettre
que le discours, tel que le pratiquent les usages de toutes les
langues, se conforme grosso modo au modèle logique. Dans ce sens
(c'est-à-dire, au fond, avec des réserves assez sérieuses) on pourra dire
avec Bergson que le système d'Aristote (disons mieux : que la base
de sa logique) est « la métaphysique de l'esprit humain ».

Pour parler, écrire ou lire (de façon plus générale, pour comprendre)
une langue quelconque — c'est-à-dire pour appliquer les termes
connus d'un système symbolique à ou dans une situation donnée — il
faut, en effet, toujours poser par la pensée, d'abord un point de départ
ou cadre provisoire, champ de vision que l'attention se taille dans l'ensemble
de la conscience ; puis tendre vers un but (objet, résultat) ou
un point d'aboutissement ; il faut enfin (mais peut-être sans arrêt
explicite et conscient) passer de l'un à l'autre.

Si l'on envisage ce mouvement ou cheminement de la pensée dans
sa généralité (entendons, sans préciser provisoirement les détails possibles
de l'articulation syntaxique en sujet, verbe, objet ou prédicat, etc.),
il semble qu'on le retrouve dans (ou plutôt : sous, derrière) toutes les
langues : en chinois aussi bien que dans nos langues occidentales, chez
les anciens et les primitifs comme chez les modernes et les civilisés. Il
s'agit là d'une constante logique ou, si l'on veut, psychologique, d'une
condition générale de la réalisation ou de l'articulation d'une langue
— dont l'étude sera d'importance capitale aussi bien pour la logique
générale ou pure que pour la théorie linguistique. Rappelons que Husserl,
66l'un des penseurs les plus pénétrants de notre époque, a très bien
vu qu'il y a connexion intime entre le discours et sa logique pure, d'où
ressort, selon lui, que la syntaxe n'est que de la logique extériorisée dans
le langage : la logique sans syntaxe manquerait d'expression et resterait
donc inaccessible ; la syntaxe sans logique serait vide, et par conséquent
incompréhensible.

Logique descriptive et logique relative.

Logique descriptive et logique relative. — La conception essentiellement
descriptive de la logique classique (qui, au point de vue de la
syntaxe, envisage exclusivement la prédication ou le rapport entre sujet
et prédicat) ne suffit décidément pas à l'analyse complète du discours.
Celui-ci n'est donc pas à considérer comme logique au sens traditionnel.

Dans la pratique de toutes les langues et dans la plupart des constructions
syntaxiques, on trouve des membres de phrase (comme l'objet et
d'autres espèces de régime) qui n'ont rien de descriptif. La « copule »
même, la forme verbale « est » dans sa fonction de liaison prédicative,
n'est pas exclusivement de cette nature. Des remarques tout à fait
analogues s'appliqueront aux sous-membres de phrases (comme « de
bois », combinaison de régent et régi) et aux propositions considérées
en tant que totalités. Le rapport entre celles-ci (exactement comparable
d'ailleurs, selon une remarque précieuse de Leibniz, au rapport entre
membres d'une seule proposition) peut être descriptif, mais il est loin
de l'être nécessairement. Une proposition peut faire fonction d'objet
aussi bien que de sujet et de prédicat.

Ce qui manque pour compléter et parfaire peu à peu l'analyse
syntaxique, restée trop longtemps rudimentaire quand elle s'éloignait
de la tradition logique (qu'on pense, par exemple, au complément,
terme scandaleusement vague) — c'est évidemment le concept de relation
dont nous avons déjà souligné l'importance éminente pour l'analyse
de la langue. C'est comme régime d'une relation (généralement impliquée
dans le verbe actif ou plutôt dans sa fonction) qu'il faut comprendre
l'objet grammatical. Et la copule, élément actif de la prédication,
— qui n'est d'ailleurs qu'un exemple de la fonction du verbe
comme liaison prédicative — est relationnelle en même temps que descriptive.

La relation joue de même un rôle décisif à l'intérieur des membres
de phrase : ainsi régulièrement dans les cas où une préposition avec
son régime fait fonction d'attribut ou de prédicat (une table de bois ;
cette table est en bois). L'importance du concept de relation n'est pas
67moindre pour l'analyse des phrases considérées comme des ensembles.
La théorie de la subordonnée (encore récemment objet de discussions
sans résultats définitifs) sera, par exemple, impossible à développer sans
l'aide de cette notion.

Logique extensive et logique compréhensive.

Logique extensive et logique compréhensive. — On pourrait se
figurer que, tandis que la langue, système symbolique, opère sur des
idées ou en compréhension — le discours, condition de son emploi ou
pratique, envisagerait au contraire des individus et classes et serait ainsi
conforme à la logique « extensive ». Il n'en est rien. Soumis au critérium
de cette logique rigoureuse, le discours linguistique s'avère décidément
alogique.

Il est vrai, toute proposition autonome (et, par son intermédiaire,
toute proposition subordonnée qui en fait partie) vise, dans chaque
cas particulier, un objet, une certaine réalité qui, on n'a guère besoin
de le dire, peut être purement imaginaire ou fictive. Pour effectuer
cette visée, cette intention spécifique, on est invariablement obligé de
mettre en œuvre, d'une part les termes de la langue choisie ou imposée
(et cela, dans leur signification convenue qui, elle, est définie en compréhension) ;
d'autre part les fonctions du discours (elles aussi, de
nature tout à fait générale).

Ce n'est donc que par la synthèse (dans la parole) de deux espèces
de généralités idéales ; en d'autres termes, ce n'est qu'en nuançant les
idées fixes d'une langue par le mouvement des figures du discours universel
qu'on arrive à exprimer par le langage les choses même les plus
particulières.

Langage et logique

Nous sommes maintenant en état d'examiner le rapport général des
différentes formes ou conceptions de la Logique avec le Langage conçu
comme base commune de la Langue et du Discours.

Logique normative et logique générale.

Logique normative et logique générale. — Que le langage, comme
langue ou comme discours, soit infiniment plus riche, plus libre et plus
varié que la logique normative, c'est un fait. Steinthal avait raison :
le langage n'est nullement logique au regard des exigences de la logique.

Mais cette logique est très loin d'être la seule possible. En analysant
68soit les vocabulaires (et à l'intérieur de ceux-ci les particules, mots sans
nul doute les plus importants), soit les catégories de la syntaxe (base
des propositions et de ses membres), on peut arriver à constituer les
éléments, les combinaisons et les procédés possibles d'une logique de
plus en plus généralisée selon le grand idéal de Leibniz. Ce sera,
comme dans la pensée de celui-ci, une « caractéristique universelle »,
langue logique, instrument efficace de la pensée. Les langues données
et aussi le discours que nous pratiquons tous (et même toutes les langues
possibles, y compris les sciences, et tous les arts de penser) en seront
considérés comme autant de cas particuliers. Par rapport à une telle
logique, le langage ne constituera nullement un domaine étranger ;
dans cette conception, analyse linguistique et analyse logique seront
au contraire inséparables.

Logique descriptive et logique relative.

Logique descriptive et logique relative. — Le point de vue descriptif
joue un rôle important dans le langage : dans la définition de certains
mots (noms, tant substantifs qu'adjectifs ; adverbes purs, tels que les
négations ; verbes, surtout d'état, comme « être », ces mots favoris de
la technique logique) l'élément qualitatif est essentiel. Il en est de
même en syntaxe des membres de phrase préférés par l'Art de penser :
sujet, prédicat, attribut (on peut ajouter le « verbe » sans sa fonction
de liaison prédicative).

Il faut pourtant souligner que la logique des relations préconisée,
comme nous l'avons dit, par Jungius et Leibniz, puis par les logiciens
anglais, est d'une importance de beaucoup supérieure pour toute analyse
grammaticale, soit morphologique, soit syntaxique. Tout d'abord, la
notion même de relation est indispensable pour définir plusieurs parties
du discours (prépositions, conjonctions, verbes dans leur aspect « actif »)
et formes (certains cas et diathèses) aussi bien que pour déterminer
la nature de plusieurs espèces de phrases et de membres de phrases
(régents et régis) et d'ailleurs de la prédication et par là de la proposition
elle-même.

Enfin ce n'est qu'à l'aide de la logique des relations qu'on pourra
arriver à analyser les particules (à établir par exemple les différents
systèmes de prépositions, de conjonctions…) et à fonder rationnellement
la synonymique.

Logique compréhensive et logique extensive.

Logique compréhensive et logique extensive. — Ni le discours ni
une langue quelconque n'envisage directement des individus ou des
classes données. Une logique en pure extension (comme le rêvent les
logisticiens) n'est donc pas celle du langage. Comme vient de l'exprimer
69Thomas Greenwood : « Les symboles, à cause de l'ambiguïté
qui s'ajoute à leur simplicité comme à leur généralité, ne peuvent guère
représenter le réel dans sa complexité ».

Autrement dit : Le langage est par sa nature idéal et général. Langue,
il constitue un système de symboles qui sont des idées fixes. Discours,
il les applique par un enchaînement de fonctions qui, elles, sont absolument
universelles.

Ainsi ce n'est que par l'idéalité, par la généralité que le langage
arrive à rendre possible la conception d'un monde (monde dont le
langage ne dépend ni ne dérive d'aucune façon essentielle). Pour ce
qui est du langage dans ses rapports avec les tendances opposées de la
logique contemporaine, il faut donc reconnaître, avec Émile Meyerson,
que « l'extension est secondaire et fictive », et, avec Bosanquet, qu'il
est manifeste que, « dans tout concept, la compréhension détermine
l'extension ».

Grammairiens et logiciens

Nous avons vu qu'au cours des siècles et jusqu'à nos jours, les grammairiens
ont beaucoup appris de la logique, même sous sa forme étroite
et traditionnelle. C'est en appliquant les catégories d'Aristote qu'ils
ont pu établir une première théorie des parties du discours (substantifs,
adjectifs, etc., prépositions) — théorie qui, d'ailleurs, a maintenant
besoin d'être entièrement refaite. Et c'est directement sur le schéma
logique du Stagirite qu'on a calqué les commencements d'un analyse
syntaxique.

Les grammairiens (et les linguistes s'ils veulent rester grammairiens)
auront beaucoup plus encore à apprendre d'une logique générale et
pure selon l'idéal de Leibniz et de Husserl, d'une logique plus souple
et plus complexe comme la désirait Antoine Meillet. D'une part, il
faudra appliquer cette logique et surtout la nouvelle logique des relations
(à mesure qu'elle s'élaborera) à l'étude des particules, puis à tout le
vocabulaire. D'autre part, il sera indispensable d'étudier la solidarité
ou cohérence des systèmes, c'est-à-dire la compossibilité des concepts
(et, par exemple, des contraires) ; on ne pourra le faire qu'en collaboration
avec la logique.

Les logiciens de leur côté se sont souvent inspirés d'une analyse du
langage (d'une langue donnée et plus souvent encore du discours).
70La logique ancienne, et avant tout celle d'Aristote, était dans une
large mesure fondée sur le langage, c'est-à-dire sur la langue sous sa
forme grecque et sur le discours universellement humain. Leibniz reconnaissait,
comme l'a dit Couturat, « que l'analyse exacte et complète
des formes du discours était le meilleur moyen de pénétrer le mécanisme
de l'esprit et de découvrir les diverses formes et opérations de l'entendement ».
Et les logiciens de plus d'une école contemporaine se sont
efforcés de réaliser le programme du grand penseur-mathématicien.

Ces logiciens (et spécialement des logisticiens quand ils se font en
quelque sorte grammairiens de la science, de son système et de sa syntaxe)
auront pourtant encore, semble-t-il, des choses importantes à
apprendre de la linguistique générale qui actuellement s'ébauche. D'une
part, ils devront reconnaître l'extrême variabilité des langues tant réelles
que possibles — variabilité qui concerne à la fois la structure générale
(la classification par exemple) et la définition des termes (même les
plus fondamentaux) 1 D'autre part, ils auront avantage à reconnaître
l'autonomie mutuelle, l'égale importance et la nature complémentaire
du système et de la syntaxe, de la langue et du discours.

Par une telle coopération, qu'il faut souhaiter toujours plus intime,
entre logiciens et grammairiens, on approchera de la solution, jusqu'ici
trop incomplète et imparfaite, de ce problème important : le rapport
entre le langage et la logique.71

(1) [Je suis heureux de rappeler l'approbation à ce propos qu'a bien voulu m'exprimer
M. Thomas Greenwood lors du Congrès Descartes (à Paris, en 1937).
Étant donnée la haute compétence en la matière du logicien anglais, cette approbation
m'est particulièrement précieuse.]