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Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T11

XI
Le concept de « personne »
en grammaire

On sait que le concept de « personne » a joué dans la civilisation
européenne un rôle considérable : au théâtre d'abord, puis en droit,
en théologie et en philosophie. En grammaire, personne et personnel
sont employés traditionnellement de façon bien diverse. Personne sert
à distinguer tantôt des pronoms, tantôt certaines formes verbales, mais
aussi une espèce de pronoms, et même un genre nominal.

Il s'agit en somme de trois séries de faits :

Les trois (parfois quatre) personnes — catégorie autonome,
analogique à celle du nombre, p. ex. ;

Le genre personnel ou animé — forme particulière du genre
nominal, apparentée au masculin et au féminin et opposée au neutre
ou inanimé ;

Les pronoms personnels — espèce de pronoms, comparable et
corrélative aux démonstratifs et aux indéfinis et, de façon plus indirecte,
aux possessifs et aux réfléchis.

Voici les problèmes que posent ces faits :

Comment définir personne et personnel dans ces trois cas —
d'une part par rapport aux termes qui, dans chaque cas, sont les plus
proches, d'autre part dans leurs rapports mutuels (s'il y en a) ?

Comment comprendre, à partir de ces définitions, la raison de
leur réalisation si profondément diverse, pronominale ou autre ?

Comment concevoir d'autre part leur affinité (probablement
dans une large mesure indirecte), base de la terminologie commune ?

La catégorie des personnes se trouve réalisée de la façon suivante :

D'abord dans les pronoms (partout, paraît-il, où il y en a), d'une
part dans les personnels (moi-toi-lui-elle) et possessifs (mon-ton-son),
d'autre part dans les démonstratifs (hic-iste-ille ; il faut bien remarquer
98que cette distinction dans les démonstratifs est exactement analogue à
celle des personnels ; elle se retrouve dans l'article personnel de l'arménien) ;

Puis dans les verbes (classe directement opposée à celle des pronoms) :
généralement dans les formes dites personnelles, parce que
caractérisées par la distinction entre personnes, ou finies, par opposition
à l'infinitif (amo-amas-amat), mais parfois aussi ailleurs ; c'est ainsi
que le portugais possède des infinitifs à trois personnes, et les dialectes
de cette langue ont même des gérondifs à désinence personnelle (em
tu estandos
) ;

Enfin, comme l'a remarqué Humboldt dans un mémoire célèbre
(publié par l'Académie de Berlin en 1829), dans diverses particules,
d'une part dans les adverbes de lieu ou situatifs (hic-istic-illic ;
comp. les doubles formes de l'italien : qui-qua, costí-costà, lí-là),
d'autre part dans les suffixes possessifs ou objectifs d'un grand nombre
de langues archaïques, paléo-asiatiques, par ex., où nos principales parties
du discours (noms et verbes, pronoms et conjonctions) sont remplacées
par des formations plus complexes.

Partout où cette catégorie des personnes se réalise — dans les suffixes
et dans les situatifs aussi bien que dans les verbes et dans les
pronoms — , elle présente généralement trois formes ; la grammaire
traditionnelle les place sur un même plan et les définit comme désignant :
1° celui qui parle ; 2° celui à qui l'on parle ; 3° celui dont on
parle. Très souvent, et surtout de façon régulière dans les langues archaïques,
américaines ou autres, on trouve en outre une 4e personne,
dite inclusive ; on la conçoit comme une sous-forme (par opposition
à la forme ordinaire ou exclusive) de la 1re personne du pluriel. D'autre
part on peut avoir une seule forme, comme c'est souvent le cas à l'impératif ;
cette forme unique est considérée comme une deuxième personne.

Sur plusieurs points l'ensemble de cette interprétation prête à la
critique :

La langue, en tant que structure, ne présente pas de série uniforme
ni indéfinie : dans un ensemble de trois les deux doivent former
contraste et le troisième être intermédiaire : neutre ou complexe ;

Une forme isolée, comme celle de nos impératifs, ne saurait
être une deuxième personne, puisque celle-ci suppose l'existence d'une
forme corrélative, la première ;

La forme dite inclusive qui s'ajoute souvent aux six formes ordinaires
99(à savoir aux trois du singulier et aux trois du pluriel) ne
pourra être, selon les règles de la morphologie générale, ni une première
personne ni un pluriel. Car la subdivision en inclusive et exclusive
supposée à la première personne, exigerait une subdivision correspondante
à la deuxième (qui y est exactement opposée) ; et de même
pour le pluriel et le singulier.

La solution de ces difficultés semble se trouver dans les thèses que
voici :

La première et la deuxième personnes sont mutuellement polaires ;
elles forment, à elles seules, le contraste fondamental de la catégorie.
La troisième est neutre, donc à part. Comme preuves de cette
première thèse on peut alléguer les faits suivants :

a) La possibilité de substituer la troisième personne à la première
et à la deuxième (on pour je, tu, ou pour nous, vous) — mais non
pas inversement ;

b) La fonction de la 3e des démonstratifs comme article défini
(ille) — forme généralement neutre au point de vue de la personne ;

c) La spécialisation très fréquente (en genre p. ex.) de la 3e personne
— fait dû à une compensation qui sera naturelle si la forme
elle-même est neutre et donc, par sa nature, moins caractérisée ;

La forme unique de l'impératif doit être conçue comme complexe
ou comme une 4e personne, synthèse de la 1re et de la 2e. Par là s'expliquerait
son isolement : en tant que complexe elle est autonome ou
non-solidaire. Sa signification aussi est témoin de cette complexité :
l'interpellation, l'apostrophe caractéristique de ces impératifs est en
effet un rapport intime qui peut être considéré comme une synthèse
de la 1re personne, point de départ, avec la 2e, point d'aboutissement ;

Cette même forme synthétique se retrouve en combinaison avec
les trois autres :

a) Elle peut s'ajouter à celles-ci à la fois au singulier et au pluriel.
C'est le cas en basque, où la 4e personne (su, s-) se définit comme
cérémoniale ou vocative ; elle exprime l'apostrophe (cf. esp. hombre,
mujer !) exactement comme notre forme unique de l'impératif ;

b) D'autre part elle peut accompagner comme une 7e forme les
six ordinaires (les 3 du singulier et les 3 du pluriel) — sans appartenir
elle-même ni au singulier ni au pluriel. C'est le cas, semble-t-il, de la
forme dite inclusive. Partout elle est la synthèse de moi (ou nous) et
de toi (ou vous). Elle est donc plus complexe que les 1re et 2e personnes
100(et à plus forte raison que la 3e) ; par compensation elle est
neutre au point de vue du nombre.

On est arrivé ainsi à une révision de la définition traditionnelle des
personnes grammaticales. Il ne s'agit pas exclusivement des participants
d'une conversation, des sujets et des objets de la parole. Les trois ou
quatre personnes telles qu'elles sont comprises par la langue s'appliquent
à des rôles d'ordre beaucoup plus général ; en dehors des pronoms et
des verbes il est évident qu'il s'agit de positions plutôt que de personnes
(au sens étroit de ce terme).

Une définition plus générale semble donc s'imposer. Dans l'opposition
entre le moi et le toi, entre le mien et le tien et parallèlement entre
ci et (cf. ceci, cela), il s'agit en réalité du contraste entre un point
arbitraire (choisi ou imposé) et le reste du monde ; en d'autres termes :
entre le particulier et le général. On remarquera que dans cette
définition il n'entre ni la notion de genre (ou classe), ni celle de chose
(sujet ou objet).

De cette définition on peut tirer les conséquences que voici :

Il n'y a pas de rapport spécifique (comme on l'a souvent supposé)
entre le concept de personne et la catégorie du pronom (qui
désigne invariablement des choses ou sujets-objets) ;

La catégorie des personnes, autonome par rapport au concepts
qui définissent les parties du discours, doit pouvoir se réaliser de façon
indépendante de celles-ci. C'est pourquoi on trouve les trois ou quatre
personnes (parfois deux seulement, ou même une seule), à la fois
dans les pronoms et dans les verbes (classes exactement opposées l'une
à l'autre) et même dans les adverbes de lieu ou situatifs. De même on
peut les trouver, à l'intérieur des verbes, non seulement dans les formes
dites personnelles ou finies ou formes proprement verbales, mais également
(comme c'est le cas en portugais) dans les formes dites nominales
qui s'y opposent nettement, à savoir à l'infinitif et au gérondif.

Le genre qu'on appelle personnel ou animé constitue une classe
spécifique dans cette classification par genres qui, à partir d'un certain
niveau intellectuel, pénètre tant de langues. Rien que par sa distribution
par rapport au système des parties du discours, cette catégorie se manifeste
comme radicalement différente de celle des personnes. On la trouve
d'une part dans les substantifs, de l'autre dans les adjectifs et pronoms
et dans les formes dites nominales des verbes (surtout participes et
gérondifs).101

Il faut remarquer ici cette différence très importante que dans les
substantifs le genre est de caractère analytique, c'est-à-dire qu'il dépend
de la signification du mot, tandis que dans tous les autres cas il est
synthétique, c'est-à-dire qu'il s'ajoute à celle-ci sans en dépendre.

On conçoit généralement la classification par genres comme formant
deux systèmes dont l'un, qui distingue le masculin et le féminin, serait
sexuel, et l'autre, qui oppose l'animé à l'inanimé (ou personne à chose),
serait « vitaliste ». Certaines langues, américaines et dravidiennes entre
autres, y ajoutent une distinction entre le rationnel et l'irrationnel (entre
êtres supérieurs et inférieurs).

Or il faut se garder de concevoir ces classes de façon trop concrète
(p. ex. biologique). De caractère bien plus abstrait et général que les
classes multiples des langues bantou, les genres (de l'indo-européen et
du sémitique, p. ex.) ne dépendent, semble-t-il, que d'une orientation
générale de la masse de signification. Ainsi compris, les genres des trois
espèces citées peuvent être conçus comme des stades ou degrés d'une
même classification. On aurait alors :

Masculin et féminin : formes simplement polaires ;

Neutre : forme ni masculine ni féminine ;

Genre personnel ou animé ou commun : forme complexe ou
synthèse de masculin et de féminin (le concept de personnel ou d'animé
résulterait ainsi de la réalisation simultanée d'une double orientation) ;

Rationnel et irrationnel : formes à la fois polaires et complexes
(elles seraient, toutes les deux, du genre commun, mais l'une, comparable
au masculin, de caractère plus indépendant que l'autre, comparable
au féminin).

On se propose de développer et de vérifier ailleurs cette conception
de la nature des genres grammaticaux. Il suffira ici de souligner que,
par sa définition (comme complexe) et par sa réalisation (dans les
substantifs et classes congénères exclusivement), le genre dit personnel
n'a rien en commun avec la distinction entre personnes grammaticales.

Il faut enfin considérer les pronoms (du type moi et du type je)
qu'on désigne généralement comme personnels. Il est manifeste qu'il
s'agit là d'une catégorie exclusivement pronominale, d'une sous-classe
de pronoms dont la définition doit dépendre de la nature même de
cette classe. Elle sera donc indépendante à la fois des trois personnes et
du genre personnel. La catégorie des personnes se trouve en effet réalisée,
nous l'avons vu, dans les démonstratifs aussi bien que dans les
102personnels, et le genre personnel est bien plus fréquent dans les indéfinis
(ou quis s'oppose régulièrement à quid) que dans les personnels.

Pour préciser la nature des pronoms personnels, il importe de remarquer
que, dans certaines langues (en français de façon bien caractéristique),
ils comportent deux types : le type lourd (moi, toi, lui,
elle) et le type léger (je, tu, il, elle ; il faut ajouter on, forme neutre).
On peut y comparer la distinction entre se et soi et entre son et sien ;
on sait que dans les réfléchis comme dans les possessifs — classes pronominales
marginales — la forme lourde ou accentuée est plutôt substantielle,
la forme légère ou inaccentuée plutôt fonctionnelle.

Si l'on admet que moi (comme soi et sien) accentue la notion de
substance, tandis que je, forme inaccentuée à l'extérieur, n'accentue
rien, le système général des sous-classes pronominales semble se dégager.

Un pronom désigne toujours une chose ou substance. Cette chose
est tantôt objective (comme dans les possessifs, comp. les suffixes objectifs)
tantôt subjective (comme dans les réfléchis, dont on connaît le
rapport étroit avec le sujet). Dans les sous-classes centrales ou principales
(c'est-à-dire toutes, à part les possessifs et réfléchis), la chose
exprimée est à la fois objective et subjective ; les pronoms, au sens
restreint et propre, désignent à la fois (comme les noms propres) un
objet pur et (comme les noms de nombre) un cadre vide.

Par accentuation de ce cadre vide ou indéfini on obtient la sous-classe
des indéfinis, proches parents des noms de nombre. Par accentuation
de l'objet pur ou défini on obtient les démonstratifs, congénères
évidents des noms propres.

Les pronoms personnels — soit lourds, soit légers — s'opposent à la
fois aux indéfinis et aux démonstratifs ; ils y sont pourtant étroitement
apparentés.

Ce fait semble s'expliquer par l'identité de la définition jointe à la
différence de l'accent interne. On peut en effet concevoir les pronoms
personnels comme caractérisés par l'équilibre par rapport à l'accentuation
qui crée la distinction entre démonstratifs et indéfinis, sous-classes
polaires. Les lourds seraient complexes, c'est-à-dire accentués sur les
deux éléments, les légers seraient non-accentués 1. Ils auront donc en
commun de n'être ni démonstratifs (ou définis) ni indéfinis.

L'élément objectif et l'élément subjectif s'y maintiennent en équilibre
(simple réunion dans le cas des légers, interpénétration ou synthèse
103dans le cas des lourds). C'est cet équilibre de la chose objective ou
réalité extérieure et du cadre ou possibilité intérieure qui constitue la
conscience, fait central de la personnalité telle qu'elle s'exprime par
les pronoms personnels.

On a fait ressortir ici les différences profondes qui séparent, au
point de vue purement grammatical, la catégorie des personnes du
genre personnel ainsi que des pronoms personels :

La catégorie des personnes, réalisée dans les classes les plus divergentes
et même opposées, est définie par des relations spécifiques qui
dépendent, en dernière analyse, de l'opposition entre le particulier et
le général ;

Le genre personnel, lié aux noms et aux classes et formes analogues,
est une classe (complexe par rapport au neutre) à l'intérieur
d'une classification (analytique ou synthétique) constituée par l'orientation
générale des significations ;

Les pronoms personnels enfin, sous-classe des pronoms, sont définis
par l'équilibre (accentué ou non-accentué) des éléments constitutifs
de cette classe.

D'autre part, il faut admettre certaines affinités indirectes entre les
trois concepts. Si comme représentant des personnes on choisit la 4e ou
synthétique comme, en quelque sorte, la plus personnelle, si d'autre
part, on considère les pronoms lourds comme plus caractéristiques (ils
sont en effet plus caractérisés) que les légers, on constate que personnel
est partout synonyme de complexe. Par trois moyens profondément différents
la langue est arrivée à exprimer les trois aspects qui constituent
le fait complexe de la personnalité : l'individu, la faculté créatrice ou
animale, la conscience. C'est en isolant tour à tour ces trois aspects
que la grammaire a pu désigner des faits si radicalement divers par un
seul et même terme.104

(1) [Je me propose de préciser cette conception dans l'édition française des « Parties
du Discours », où toute la question des sous-classes sera reprise.]