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Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T12

XII
Compensation et variation,
deux principes de linguistique
générale

Dans la conception actuellement courante en linguistique on définit
une langue en tant que système 1° comme un être autonome par rapport
à toute autre langue, 2° comme la base constante de toutes les manifestations
ou actes de parole qu'elle admet, et 3° comme un réseau de corrélations
qui sont, suivant le point de vue choisi, soit des oppositions, soit
des solidarités.

Si l'on applique cette conception systématique d'une façon trop
rigoureuse et trop peu nuancée, on pourra risquer d'en compromettre
la très grande fécondité.

On pourrait être tenté, par une interprétation trop littérale de la
doctrine, de considérer tous les éléments d'un système comme également
solidaires (selon la formule de Ferdinand de Saussure : Tout se tient).
— Il est vrai que dans les cas les plus simples où un système (partiel
ou total) ne comprend que 2 ou 4 éléments, la solidarité y est parfois
absolue : tout tombe ou rien. Or, à partir d'un certain degré de complication,
le système tend normalement à se scinder en systèmes partiels
(2 + 2 p. ex.) dont chacun, tout en gardant une solidarité intérieure
parfaite, n'est réuni aux autres que par un lien de simple contingence :
il y a alors union de fait, et non pas de droit.

Autre tentation : ébloui quelque peu par la beauté éclatante des
lois de solidarité, on voudrait définir un système de façon purement formelle,
rien que par les corrélations de ses éléments. — Il est en effet
important et légitime de souligner que tous les éléments et tous les groupes
d'un système se déterminent réciproquement et que, par conséquent,
la perspective complète de tel élément dépend toujours de l'existence
et même de l'emploi plus ou moins fréquent de tous les autres éléments
du même système. Il faut pourtant reconnaître que cette perspective,
ces corrélations ne sont pas le tout du système en question : elles ne sont
105que les manifestations les plus accessibles, les conséquences pour ainsi
dire extérieures de la nature même du système, c'est-à-dire les définitions
constitutives de chacun de ses éléments.

On constate enfin une tendance toujours renouvelée à appliquer
partout les mêmes, ou un même genre de schémas. — Comme base de
fait de cette tendance — base présente, de façon plus ou moins consciente
à l'esprit des investigateurs — on peut considérer d'une part la monotonie
réelle des catégories soit phonologiques, soit morphologiques d'un
grand nombre de langues (on retrouve en effet un peu partout voyelles
et occlusives, noms et verbes, cas et diathèse, aspect, mode et temps,
nombre et personne), d'autre part les règles étonnamment uniformes
auxquelles obéit toute formation de systèmes linguistiques. Et pourtant
tout cela n'empêche aucunement que chaque langue soit définie, à
l'extérieur comme à l'intérieur, par un double choix : celui de certaines
catégories primaires ou cadres des systèmes, et celui de certaines oppositions
(ou éléments opposés) qui remplissent ces cadres. Appliquer partout
les mêmes catégories fixes (celles p. ex. d'une grammaire consacrée
par la tradition d'une civilisation donnée, gréco-latine ou autre) ou
bien une seule forme ou série d'oppositions (comme celle, d'ailleurs
très importante, de non-marqué ou neutre et de marqué ou complexe)
serait méconnaître de façon radicale et fatale la variabilité des langues
et des types linguistiques.

Le but ultime des recherches dans cet ordre d'idées sera évidemment :

Pénétrer, par une analyse toujours plus raffinée des catégories,
jusqu'à la définition des concepts nécessaires et suffisants pour constituer
l'ensemble des catégories possibles.

Trouver les modalités de la connexion entre définitions et solidarités
dans un système quelconque.

Caractériser un système donné par la nature et le degré de complexité
de ses groupes, par les formes d'oppositions appliquées, et enfin
par ce jeu de nécessité et de liberté relative qui crée la perspective propre
à chaque élément.

En essayant de s'approcher peu à peu de ce but, on rencontrera des
difficultés multiples et considérables. Il sera p. ex. souvent assez délicat
de distinguer laquelle de deux formes, à l'intérieur d'une catégorie, est
la plus simple. Il sera encore plus difficile, dans beaucoup de cas, de
décider si, en passant d'une catégorie à une autre, on est en présence des
mêmes concepts comme base des définitions.106

Pour vaincre, ou réduire, de telles difficultés on pourra se servir de
deux principes directeurs dont on esquissera ici la nature et les applications ;
on propose de les désigner comme les principes de compensation
et de variation.

Le principe de compensation peut être formulé ainsi :

Si, à l'intérieur d'une catégorie donnée, une forme est définie de
façon plus complexe que telle autre, cette dernière sera la plus différenciée.

Le principe — qui pose la probabilité d'une proportion inverse entre
le degré de complexité et la différenciation d'une catégorie — trouvera
son application dans les cas suivants :

dans les catégories à subdivision par accentuation alternative des
deux éléments de la définition (comme exemple on peut citer la classe
des noms, divisée en substantifs, où domine la notion de chose ou de
substance, et en adjectifs, de nature attributive ou descriptive) ;

dans les systèmes où deux formes polaires s'opposent non seulement
entre elles, mais en même temps à une forme complexe ou synthétique
(ainsi dans la catégorie du nombre où le duel, forme complexe,
s'ajoute dans les langues de type archaïque au singulier et au pluriel,
formes polaires) ;

dans les systèmes enfin où la forme complexe (qui peut s'associer
ou non à deux polaires) s'oppose directement à une forme neutre (un
exemple typique est fourni par la catégorie des personnes ou positions
relatives : à côté de la première et de la deuxième personne qui s'opposent
de façon polaire : position particulière ou arbitrairement choisie
contre toute autre position, on a généralement une troisième qui est
neutre, et en outre, dans beaucoup de langues exotiques, une quatrième,
dite inclusive (et à tort : première du pluriel) qui s'oppose aux trois
autres, et surtout à la troisième ou neutre, par sa nature complexe : elle
se définit par la synthèse de la première et de la deuxième personne ou
comme égale à la somme moi/nous + toi/vous.

Comme exemple de compensation dans ces trois séries de cas on
peut citer les faits morphologiques que voici :

Le nombre des adjectifs (simples) d'une langue donnée est en
général de beaucoup inférieur à celui des substantifs (non-composés,
non-dérivés) ; de même les verbes attributifs ou descriptifs (du type
être) sont, en règle générale, sensiblement moins nombreux que ceux
du type ergatif ou dynamique (comme avoir). C'est que les formes
107descriptives soit du nom (à savoir les adjectifs), soit du verbe (type
être — qui n'est nullement un verbe substantif, malgré la formule traditionnelle)
sont, par la nature même du concept de description, à
considérer comme plus complexes que les formes relatives correspondantes,
à savoir d'une part les substantifs qui soulignent la notion de chose
ou objet de relation, d'autre part les verbes du type avoir dont la nature
dynamique repose sur la prédominance de la relation même du verbe.
Les sous-classes descriptives sont nées, en tant que classes, relativement
lourdes ou caractérisées ; par compensation elles posséderont moins de
caractères distribués individuellement ; et moins différenciés entre eux,
les membres de ces classes seront forcément moins nombreux.

Dans les langues qui comportent, comme celles de type archaïque
de la famille indo-européenne, à la fois une flexion casuelle et le nombre
duel, on constate une réduction régulière du nombre des cas dans cette
catégorie numérique : à 4, 6 ou 8 cas au singulier ou au pluriel correspondent
2 ou 3 au duel. Cette règle s'applique aux pronoms (personnels,
démonstratifs et indéfinis) aussi bien qu'aux noms (substantifs
et adjectifs), aux noms de nombre et aux noms propres, et, parmi
les langues, au grec ancien aussi bien qu'au sanskrit et au balto-slave,
et dans nombre de langues en dehors de notre famille on constate des
réductions analogues. L'explication s'en trouve dans le fait, impliqué
déjà dans la caractéristique préalable du duel, que cette désignation du
couple est de nature complexe par rapport aux formes polaires, singulier
et pluriel, dont il synthétise les qualités. Par cette complexité même le
duel est moins apte que les formes plus simples à assumer des caractères
ultérieurs. Les cas grammaticaux qu'il admet seront donc de nature
relativement simple (une forme absolue ou base p. ex. et une seule
forme oblique ; jamais de vocatif, forme très complexe, comparable aux
interjections) ; ils formeront, comme conséquence de cette différenciation
réduite, des systèmes peu compliquées.

Le contraste si net entre la troisième personne, neutre, et la quatrième,
inclusive, c'est-à-dire complexe, se retrouve dans leur aptitude,
non moins nettement divergente, à la différenciation : la troisième —
dont le rôle est considérable dans nos langues relativement abstraites —
se décline régulièrement en nombre, et souvent aussi en genre (lui, eux ;
lui, elle) ; la quatrième — forme appartenant toujours aux langues peu
abstraites — ne possède le plus souvent qu'une seule forme, commune
à tous les genres et à tous les nombres. Cette divergence de différenciation
s'explique évidemment par la divergence de définition : neutre en
108elle-même, la troisième personne (qui est en somme impersonnelle),
se charge facilement de distinctions nouvelles ; la quatrième, complexe
ou doublement personnelle, ne s'en charge qu'avec difficulté.

Les phénomènes de compensation qu'on constate ainsi pour plusieurs
catégories morphologiques (systèmes synonymiques des parties du discours
à subdivision, variation casuelle à l'intérieur de la catégorie du
nombre, différenciation générique et numérique des personnes) se retrouvent
en phonologie sous des formes rigoureusement parallèles.

Dans beaucoup de langues a occupe, avec ses sous-types éventuels,
une place nettement à part dans le système vocalique ; son rôle
primordial dans le langage enfantin et expressif, son traitement historique
souvent aberrant (p. ex. par rapport au système des alternances
en indo-européen) en sont des témoignages éloquents. On peut comparer
ce rôle, mutatis mutandis, à celui de r à l'intérieur de la catégorie
parallèle des liquides ; l'affinité entre a et r semble d'ailleurs expliquer
la facilité et la fréquence de l'assimilation phonétique er>ar. Ce qui
nous intéresse ici, c'est que la voyelle a, très nuancée par la nature des
syllabes ou combinaisons où elle entre, ainsi que par les variations
dialectales et même individuelles, ne comporte que difficilement et rarement
une véritable scission typique (p. ex. en ä, forme antérieure, et å,
forme postérieure) ; de façon analogue la liquide r, extrêmement variable
dans son articulation (apicale, uvulaire etc.), est remarquablement
peu sujette à une différenciation systématique. On peut rendre
compte de ces faits par la nature même des types en question, et surtout
par leur contraste avec la sous-classe la plus proche : a est, par rapport
aux autres voyelles, — et r exactement de même, comparé à l — plus
sonore, plus expressif ou descriptif, et par là plus caractérisé. C'est pourquoi
— selon le principe de compensation — a se scinde plus rarement
que les autres voyelles, et r plus rarement que l. C'est pourquoi les scissions
de a, et de r, quand elles se produisent, restent souvent peu stables ;
le galloroman prélittéraire qui a dû développer un ä (de tout a accentué
en syllabe ouverte) et parallèlement un å (de au), et en outre le commencement
d'une distinction entre deux r (mouillé et non-mouillé), n'a
pas gardé longtemps ces types nettement secondaires ; et ce fait typique
se reproduit fréquemment dans l'histoire des langues.

On sait que le vocalisme de certaines langues (français, milanais ;
allemand, vieil-anglais ; finnois, turc), possède un ü, son entre
u et i, et conjointement un ö, entre o et e ouverts ; les deux types sont
d'ailleurs invariablement solidaires : absents tous les deux en italien
109et en espagnol, comme en latin ; perdus ensemble en allemand d'Autriche,
en anglais moderne. D'autre part une langue peut posséder
(comme le latin vulgaire et, parmi ses héritiers, p. ex. le français et le
toscan) un e fermé, à distance égale entre i et e ouvert — type dont
l'existence ou l'absence implique celle d'un o fermé, à distance égale
entre u et o ouvert. Ce qui, du point de vue envisagé ici, est remarquable
dans le groupement de ces types vocaliques, c'est que la catégorie mixte
ü - ö, et de même la catégorie mi-basse e - o (fermés), sont invariablement
peu différenciées : elles ne possèdent que deux termes (rarement
trois) tandis que la catégorie dont elles dépendent comme base en comprend
toujours quatre : u, i et o, e ouverts. C'est que les membres des
deux premières catégories sont complexes (ü = u + i ; ö = o + e
ouverts ; e fermé = i + e ouvert ; o fermé = u + o ouvert), et que
ceux de la dernière sont plus simples, définis par des oppositions polaires.
Or, comme on l'a vu en morphologie, une catégorie complexe est, par
sa nature, moins différenciée que la catégorie exclusivement polaire
correspondante.

Une consonne affriquée (comme en schwyzerdütsch) est la
synthèse d'une occlusive (k) avec une fricative (χ) — type complexe
comparable à peu près au χ (kh) du grec ancien. Ce qui frappe ici, de
notre point de vue, si l'on compare l'ensemble des consonnes de ces
espèces avec celui des occlusives simples qui en forment, pour une part,
la base, c'est que les simples se différencient beaucoup plus régulièrement
que les complexes : le contraste entre sonores (b, d, g) et sourdes
(p, t, k) fait en effet souvent défaut dans la catégorie des affriquées
(on trouve ch = č en espagnol, mais sans la sonore correspondante)
et de même dans celle des aspirées (le grec avait χ = kh, mais pas de
gh). Dans de tels cas ce n'est en réalité pas la sonore, mais la distinction
entre sonore et sourde, qui manque, la sourde réalisée représentant un
type non-différencié. Et cette non-différenciation est, ici comme ailleurs,
en consonantisme comme en vocalisme, la rançon naturelle de la complexité.

Le principe de compensation, valable — on vient de le voir — en
phonologie comme en morphologie, repose dans toutes ses applications
sur deux présuppositions :

la possibilité de diviser la définition d'une unité ou forme grammaticale
en deux parties sensiblement équivalentes ou en équilibre mutuel
de telle sorte que le maximum de complexité de l'une entraîne le
minimum de l'autre ;
110l'impossibilité, pour l'ensemble d'une telle définition, de dépasser
un certain maximum de complexité.

On peut tirer de là des conséquences d'intérêt méthodique :

Notre principe de compensation ne s'appliquera ni aux systèmes
trop homogènes (p. ex. très simples ou construits exclusivement en blocs
réguliers) ni aux trop hétérogènes (c'est-à-dire sans dualité réelle ou
bissection évidente) ; cette règle pourra servir pour s'orienter provisoirement
dans le labyrinthe, encore mal exploré au point de vue systématique,
de la synonymie.

Le maximum de complexité, essentiellement constant pour les
définitions à l'intérieur d'un même groupe de solidarité, variera probablement
peu à un état de langue donné (plusieurs des faits cités peuvent
s'interpréter dans ce sens) ; si l'on passe, par contre, à d'autres états,
puis à d'autres langues ou même à d'autres types linguistiques, il variera
sans doute de façon considérable (on en a vu des exemples caractéristiques).
En recherchant ainsi, en phonologie aussi bien qu'en morphologie
(domaines loin d'être indépendants entre eux sous ce rapport),
des cas de simplicité ou de complexité systématique, on sera
amené à cultiver un champ d'études à la fois vaste et fécond. Des faits
historiques comme la disparition si fréquente dans nos langues des formes
complexes telles que le duel ou les affriquées, seront par là rapprochés
et expliqués. Des différences plus ou moins profondes de mentalité trouveront
là une illustration précieuse.

Si l'on compare non pas, comme l'exige le principe de compensation,
les diverses parties d'une même définition, mais celles d'un même système
ou, de façon plus générale, de systèmes parallèles (soit partiels, soit
totaux), on trouvera les faits largement dominés par un autre principe,
celui de la variation. On pourra formuler ce principe dans les termes
que voici :

Deux systèmes parallèles par leur cadre commun (et d'ailleurs solidaires
ou autonomes) tendront, à partir d'un certain degré de complication,
à se différencier mutuellement.

Ce principe — valable, semble-t-il, comme celui de compensation,
en phonologie aussi bien qu'en morphologie — sera applicable notamment
dans les conditions suivantes :

dans les catégories à double face (étudiées déjà sous un autre
aspect) — catégories dont les moitiés complémentaires sont déterminées
par l'accent logique qui frappe tantôt l'un, tantôt l'autre des éléments
111de la définition (on aura donc à comparer, mais cette fois au point de
vue de la variation, p. ex. le tout du système des substantifs à celui des
adjectifs, ou la catégorie totale des a à celle des voyelles de type contraire
ou différencié) ;

dans les systèmes composites ou à groupes autonomes — systèmes
qui, dans un même cadre, réunissent des groupes dont l'indépendance
mutuelle repose sur une divergence de définition (ici on pourra confronter
les parties relativement isolables de tel système synonymique ou
de tel système vocalique) ;

dans les classes qui, dans leur ensemble, forment le tout du système
morphologique ou phonologique d'une langue donnée, c'est-à-dire
d'une part les classes de mots ou parties du discours, de l'autre les voyelles
et la série complète des catégories consonantiques — classes définies
de façon homogène en tant que classes, mais indépendantes et donc
variables
en principe quant à leur contenu spécifique.

L'état actuel des études morphologiques et phonologiques ne permet
guère une vérification complète et définitive du principe de variation ;
on est en effet loin de connaître, pour chacun des deux domaines, tous
les concepts fondamentaux et toutes leurs combinaisons possibles. On
doit donc se borner provisoirement à une simple indication de l'intérêt,
en première ligne heuristique que peuvent présenter les divers genres de
comparaisons ici proposés. On rapprochera à propos délibéré les exemples
morphologiques et phonologiques afin de souligner les analogies,
souvent frappantes, qui réunissent les deux grands domaines de la systématique
grammaticale.

On a vu plus haut que, dans une classe à double face, la sous-catégorie
la plus caractérisée tend à être la moins différenciée. Ce phénomène
de compensation quantitative sera souvent en même temps —
et surtout en dehors des cas les plus simples — un phénomène de variation
qualitative. C'est ainsi que le système synonymique des substantifs
diffère régulièrement de celui des adjectifs non seulement par le nombre,
mais également par la qualité des types choisis ; on constate de même,
dans les langues les plus diverses, que les deux sous-classes contraires des
pronoms, à savoir démonstratifs et indéfinis, sont divergentes numériquement
(les indéfinis étant presque toujours plus nombreux), puis
aussi par le choix de significations différentes, c'est-à-dire par le choix
d'autres concepts autrement groupés. En phonologie les catégories de
cette espèce combinent de façon exactement comparable compensation
et variation : la voyelle a, qui forme en quelque sorte catégorie par elle-même,
112se scinde moins et en même temps autrement que les autres ;
en cas de scission, a choisit une distinction simple : ou bien celle d'entre
avant et arrière (ä - å, comme en nordique) ou bien celle d'entre haut
et bas (anglais but, father), tandis que les types fondamentaux de
l'autre catégorie, à savoir i, u, e, o — types très fréquents et très stables
dans un grand nombre de langues — sont définis par l'application
simultanée de ces deux distinctions.

Dans un système synonymique, celui des prépositions p. ex., tout
n'est pas toujours et forcément sur le même plan. D'une part on trouve
des groupes, souvent considérables, où chaque élément est indissolublement
lié à tout autre par un réseau serré de corrélations ; c'est que tous
ces éléments sont définis, au point de vue de la quantité et de la qualité,
de façon homogène. D'autre part il existe des groupes — peut-être plus
réduits, mais, dans certains cas, non moins importants — qui, tout en
présentant la même cohérence interne, ne se rattachent aux autres —
ni entre eux — par aucun lien de nécessité. Puisque cette non-solidarité
ne peut que dépendre d'une différence décisive de définition, on doit
s'attendre à une variation non seulement quantitative, mais en même
temps qualitative quand on passe d'un tel groupe autonome à un autre.
C'est ainsi que, parmi les prépositions françaises, à forme avec en un
couple à part, se détachant à la fois de de, forme neutre et donc isolée,
et des divers groupes des autres prépositions, toutes de nature plus concrète
que les trois sommités si originales de ce système intéressant. Le
couple à - en occupe non seulement un niveau particulier (entre de,
sommet absolu, et les autres, plus bas) ; elles se définissent aussi de façon
essentiellement différente de tout autre élément, de tout autre couple de
l'ensemble ; ni isolées (comme de), ni groupées en séries (comme le
reste), elle se déterminent — à part la perspective générale, assez importante
ici — exclusivement par leur rapport mutuel ; elles définissent
en somme deux aspects complémentaires d'un monde (spatial, temporel,
etc.) qu'elles partagent entre elles — aspects inexpressibles soit par de,
trop abstrait, soit par les autres, trop concrètes. — En phonologie un
exemple comparable semble donné par le rapport entre voyelles orales et
voyelles nasales : ces deux catégories sont indépendantes entre elles, les
orales étant les plus simples et de ce fait beaucoup plus fréquentes ;
elles diffèrent généralement non seulement par le nombre (les nasales
étant, par compensation, moins nombreuses), mais aussi par le détail
de leurs qualités ; c'est ainsi que les oppositions réalisées le plus constamment
113par les orales (i, u, e, o) ne le sont que rarement par les nasales
— et inversement. Il est caractéristique qu'on ne trouve presque jamais
un système identique dans les deux catégories.

Ce qui caractérise surtout la totalité d'un système grammatical,
soit morphologique, soit phonologique, c'est d'abord la cohérence des
classes entre elles (y compris, s'il y a lieu, leur subdivision uniforme),
puis l'autonomie mutuelle des systèmes partiels qui remplissent les classes.
Définies par des concepts génériques, les parties du discours, et de façon
analogue les classes phonologiques, établissent des cadres qui, jusqu'à un
certain degré, déterminent la quantité de leur contenu (c'est là un des
effets constatés de la compensation), mais qui n'en déterminent ni la
forme ni la qualité dans tout le détail. Supposons qu'on passe, en étudiant
la synonymie d'une langue quelconque, de la classe des prépositions
— simples mots-rapports — à celle des conjonctions, classe qui,
au rapport pur, ajoute un concept-base ou situs, accentué par la sous-classe
des situatifs (ci, ), et inaccentué par celle des copulatifs (et,
ou). En comparant ces deux classes, on ne trouve pas de système superposable ;
dans une langue donnée il n'y a en effet pas de préposition
définie exactement — à part la différence qui sépare les deux classes
— comme les formes particulières de ci, , de et, ou etc. choisies par
cette langue ; inversement (pour reprendre notre exemple français de
tout à l'heure) le couple à - en n'a d'équivalent ni parmi les situatifs, ni
parmi les copulatifs. — Il en va de même en phonologie. En passant de
la classe des occlusives (k, g) à celle des fricatives (χ, γ), on trouve
souvent les mêmes distinctions très simples : entre sourdes (k, χ) et
sonores (g, γ) ou entre dentales (t, θ), labiales (p, f) et palatales
(k, χ). Il faut pourtant remarquer — et ceci confirme de façon
éclatante le principe de variation — que ce parallélisme n'a rien d'obligatoire :
θ et f peuvent parfaitement subsister sans χ (comme en français
du XIe siècle) — ou inversement (comme en hottentot) ; de même
χ peut se réaliser sans γ (comme en finnois) et f sans v (cas très fréquent).

Le principe de variation qu'on a vu appliqué ici à la systématique
des sons et des formes des langues les plus différentes, semble supposer
deux faits d'ordre très général :

une tendance universelle, manifeste surtout à partir d'un certain
degré de complexité, de distribuer l'application des concepts choisis
de la façon la plus économique — tendance qui permet un rendement
114considérable de moyens conceptuels très simples et peu nombreux et qui
fait éviter des tautologies autrement inévitables, c'est-à-dire des répétitions
d'une même signification particulière, représentée p. ex. par un
substantif-sujet et un adjectif-prédicat ;

l'existence idéale de concepts ou rapports fondamentaux jouant
le rôle d'éléments constitutifs des définitions en morphologie et, de façon
analogue, en phonologie — éléments qui donnent à un système son
véritable contenu et qui, indépendants, par leur nature la plus intime,
du réseau des corrélations, peuvent varier librement si l'on passe d'un
système purement formel à un autre.

Deux tâches de très grande envergure s'imposent par là à la linguistique
générale :

rechercher, pour chaque état de langue, non seulement ses systèmes
de corrélations et leurs solidarités, mais — derrière ce réseau, considéré
comme une simple surface — découvrir toute la gamme des concepts
choisis et leurs combinaisons, variables de classe en classe, de catégorie
en catégorie — c'est-à-dire toute l'originalité de la langue donnée,
la fibre même de sa substance ;

trouver d'autre part, et perfectionner peu à peu, les moyens de
définir non seulement les divers types d'opposition — forme constante
dans laquelle se réalisent les concepts —, mais aussi les genres possibles
des concepts eux-mêmes ; et contribuer ainsi à constituer l'alphabet des
idées
, base nécessaire de toute caractéristique des langues comme de
cette caractéristique universelle que rêvait Leibniz.

Les deux principes linguistiques dont on a indiqué ici la formule, la
fonction et l'importance, sont, de toute évidence, mutuellement complémentaires.
Les compensations se constatent à l'intérieur d'une même
définition, d'une même classe ou catégorie, les variations en passant
d'une définition, d'une catégorie à l'autre. La compensation est de
nature quantitative, la variation qualitative. Le premier principe révèle
une constante de la langue donnée, le second attire l'attention sur une
tendance universelle du langage.

Dans leur ensemble nos deux principes pourront contribuer à rendre
moins rigide et moins formaliste, et par là plus fécond, ce structuralisme
qui actuellement est à l'ordre du jour en linguistique générale.115

Soumis à la méditation et à la critique des théoriciens des sciences
et de la connaissance, ils feront peut-être mieux comprendre le sens
profond et l'actualité permanente de l'opinion, d'inspiration si leibnizienne,
exprimée ainsi par Bertrand Russell 1 : « L'étude de la grammaire
est, à mon avis, capable de jeter beaucoup plus de lumière sur les questions
philosophiques que les philosophes ne le supposent généralement ».116

(1) The Principles of Mathematics, Cambridge 1903, I, p. 43.