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Brøndal, Viggo. Essais de linguistique générale – T15

XV
Les formes fondamentales
du verbe

Depuis l'antiquité on a constaté l'existence de certaines formes non-verbales
du verbe. Pour en donner une explication on a eu recours à la
notion de μετοχή, participation notion qui a joué un rôle philosophique
considérable, en particulier pour Platon. Chez les grammairiens cette
idée est fortement développée : la catégorie de participes comprend
maintenant toutes les formes verbales non-finies, non seulement le participe
dans l'acception actuelle du mot, mais encore l'infinitif, le gérondif,
etc.

Par la suite deux conceptions se sont opposées. D'une part on a vu
dans ces formes verbales des sous-classes du verbe, d'autre part on a
voulu y voir — et c'est là l'opinion courante de nos jours — des modes
verbaux, comparables à l'impératif, au subjonctif, à l'indicatif.

Les deux conceptions sont sujettes à la critique. Les formes que
nous proposons d'appeler les formes fondamentales du verbe ne représentent
pas des sous-classes du verbe (comme les verbes statiques,
dynamiques, modaux, etc.), mais il faut les considérer comme le résultat
d'une variation du verbe comme partie du discours sui generis.
Cette variation du verbe, bien que secondaire à la classe dans la constitution
du mot, reste néanmoins plus près d'elle que l'espèce de variation
à laquelle appartiennent les modes. C'est ainsi que l'impératif, le subjonctif,
l'indicatif et l'optatif peuvent être réunis sous la dénomination
commune de verbe fini qui à son tour est à paralléliser avec le participe,
l'infinitif et le gérondif. Les deux confusions s'expliquent d'ailleurs aisément :
les formes fondamentales du verbe sont définies par les mêmes
concepts que les parties du discours, et tout comme les modes elles
représentent une variation du verbe.

Pour donner une explication satisfaisante de la nature profonde
des formes fondamentales du verbe, il faut tenir compte de toutes les
128formes qui peuvent entrer dans cette catégorie. Parmi les formes fondamentales
du verbe, il faut compter en premier lieu : le participe, l'infinitif
et le gérondif, comme des formes parallèles, bien entendu, au
verbe fini.

A l'intérieur des langues indoeuropéennes il faut encore faire état :
1. des adjectifs verbaux du grec en -τός, -τέος, 2. des curieuses
formes courtes des participes de certaines langues, telles que le participio
troncato
ou tronco de l'italien, 3. des soi-disant impératifs qu'on
trouve dans beaucoup de langues formant la première partie d'un mot
composé en en régissant la deuxième partie : it. porta-cenere, fr. porte-plume.

En dehors de l'indoeuropéen, il faut faire entrer en ligne de compte
la remarquable série d'infinitifs qui représentent une des particularités
et des difficultés les plus grandes de la langue finnoise.

Nous voici au moment où il nous faut formuler notre hypothèse
nouvelle. Pour nous toutes les formes en question représentent une
espèce particulière de variation du verbe, distincte d'une part des conjugaisons
(qui sont de caractère analytique) et des diathèses ou genres
du verbe, et d'autre part de toutes les flexions spéciales telles que
mode, aspect, temps, nombre et personne (qui sont de caractère synthétique).

Toutes ces formes qui font un groupe à part, et qu'on propose d'appeler
les formes fondamentales du verbe, sont à expliquer, nous semble-t-il,
en partant d'un principe unique.

La définition des formes fondamentales du verbe ne repose pas sur
les espèces de relations, comme c'est le cas d'une part pour les
conjugaisons et d'autre part pour les formes flexionnelles spéciales.
Au contraire elle repose sur les concepts génériques, et c'est là la raison,
croyons-nous, de la confusion, courante jusqu'à nos jours, entre ces formes
fondamentales du verbe et une prétendue partie du discours (éventuellement
sous-classe ou classe intermédiaire).

Ces concepts génériques sont les mêmes que ceux qui définissent les
parties du discours, et nous voici par conséquent en présence des mêmes
possibilités systématiques que celles que comporte la théorie des parties
du discours.

On pourra avoir, selon cette théorie, des formes simples, c'est-à-dire
définies par un seul élément : l'objet propre (R, cf. le nom propre),
la relation (r, cf. la préposition), la description (d, cf. l'adverbe) et
la base de description ou quantité (D, cf. le nom de nombre). Des
129formes concrètes, c'est-à-dire formes à deux dimensions, qui pourront
être de deux espèces : 1. hétérogènes qui ont un élément descriptif et
un élément relatif : Rd (cf. le nom), dr (cf. le verbe), RD (cf. le
pronom), rD (cf. la conjonction), 2. homogènes qui ont deux éléments
descriptifs ou bien deux éléments relatifs : Rr (cf. le pronom
possessif), dD (cf. le pronom réfléchi). Des formes complexes c'est-à-dire
formes à trois dimensions : Drd, DRd, rDR, rdR (les classes de
mots correspondantes ne se trouvent que dans les langues exotiques).
Enfin une forme indifférenciée à quatre dimensions : RdrD (cf. l'interjection).
Cette série de formes peut encore être considérablement
augmentée, étant donnée l'existence de sous-classes, surtout à l'intérieur
des classes à deux dimensions, créées par une accentuation différente
des concepts constituants.

Revenons aux formes fondamentales du verbe. Pour les formes
simples nous commencerons avec la forme définie par le concept de
relation. Ce sera une forme verbale régissante. C'est la forme dite impérative
qui se trouve dans les mots composés du type porta-cenere. La
forme définie par le concept d'objet pur sera au contraire une forme
régie. C'est celle que nous retrouvons dans la forme courte du participe :
it. carico, chino, compro etc., cf. caricato, chinato, comprato. En
comparant ces définitions aux parties du discours, on verra que la
forme dite impérative est pour ainsi dire la forme prépositionnelle du
verbe, tandis que la forme courte du participe se définit d'une façon
analogue au nom propre.

Les deux autres formes simples se retrouvent dans les adjectifs verbaux
du grec. La forme verbale base de description, c'est-à-dire exprimant
un cadre ou une présupposition (cf. la définition du nom de
nombre) est celui qui se termine en -τέος, dont une des fonctions
ressemble à celle du gérondif latin, mais qui ne se définit pas de la
même façon. On verra plus tard qu'il y a en effet une certaine ressemblance
de définition entre ces deux formes. La forme verbale descriptive
(cf. la définition de l'adverbe) est l'adjectif verbal qui se
termine en -τός, se rapprochant ainsi du participe passé en latin,
rapprochement confirmé par la ressemblance formelle.

Quant aux formes concrètes ou à deux dimensions nous commencerons
par les formes hétérogènes. La forme définie par les concepts
de relation et de description (comme le verbe même) est la forme
finie du verbe qui est ainsi le verbe par excellence, étant, pour ainsi
130dire, deux fois verbe. La forme définie par les concepts d'objet et de
description (comme le nom) est le participe, reconnu depuis longtemps
comme la forme nominale du verbe. Étant donné que le concept de
description est employé deux fois (pour définir le verbe et pour définir
le participe), on comprend que le participe se rapproche tout spécialement
de l'adjectif. La forme définie par les deux concepts d'objet, le
concept d'objet propre et celui de base de description (comme le pronom),
est l'infinitif, qui se distingue en effet du participe par son caractère
non descriptif. Enfin, la forme définie par les concepts de base de
description et de relation (comme la conjonction) est le gérondif qui
se rapproche du verbe fini parce que de nature relative, mais qui s'en
distingue par l'élément de base ou de cadre qu'il prête au verbe.

Parmi les formes homogènes, la forme relative, définie par les concepts
de relation et d'objet pur, se retrouve dans le premier supin du
latin, amatum ‘pour aimer’, indiquant la direction ou l'intention, cf.
l'infinitif du passif, amatum iri. La forme descriptive, réunissant les
concepts de base de description (D) et de description (d), est représentée
par le deuxième supin du latin, désignant une description effectuée :
(mirabile) dictu ‘(curieux) à dire’, (facile) factu ‘(facile)
à faire’.

Or, tout comme pour les parties du discours on n'a pas seulement
des classes, mais encore des sous-classes, de même les formes fondamentales
peuvent être subdivisées. C'est cette possibilité qui a été réalisée
en finnois où les quatre (ou cinq) infinitifs représentent en effet des
formes non finies du verbe bien qu'ils ne soient pas tous des infinitifs au
sens strict.

Tout d'abord on a deux participes. L'un d'eux accentue le concept
de description (Rd) et se rapproche ainsi de l'adjectif. C'est la forme
qui porte le nom de participe dans toutes les grammaires finnoises :
sanova (participe présent), sanonut (participe passé). L'autre accentue
le concept d'objet (Rd), comme le fait le substantif. C'est le
troisième infinitif du finnois sanoma, qui indique l'action achevée ou
le résultat d'une action. Il se distingue d'ailleurs des autres infinitifs par
son nombre très élevé de cas, fait qui par la forme le rapproche du
substantif. Ces cas se traduisent par exemple 1 : ‘en train de dire, (cesser)
de dire, (pour) dire, en disant, sans dire, (devoir) dire’.131

Comme des infinitifs au sens strict du terme, nous regarderons
les deux formes du premier infinitif dont la forme courte, sanoa, accentue
le concept d'objet (RD) et est le mieux comparable aux infinitifs
du latin et du français par exemple. On s'en sert après les verbes modaux.
La forme longue, sanoakse, accentue le concept de base de description
(RD) et exprime un cadre ou une présupposition. Elle indique par
exemple le but : ‘pour dire’.

Les deuxième et quatrième infinitifs seront les deux formes du
gérondif. Le quatrième infinitif, sanominen, accentue le concept de
relation (rD), par où se trouve mise en relief l'action verbale, d'où la
traduction ‘(l'acte de) dire’. Le deuxième infinitif, sanoessa, souligne
par contre le concept de cadre ou de base (rD), indique la situation, le
temps (‘quand on dit, en disant’) ou la manière (‘disant’).

Nous avons vu plus haut qu'il fallait regarder les quatre formes
fondamentales, le verbe fini, le participe, l'infinitif et le gérondif, comme
solidaires, il n'en peut exister trois sans la quatrième, et aucune d'elles
ne peut exister sans les trois autres. Or, nous venons de montrer que le
finnois possède deux participes, deux infinitifs et deux gérondifs. L'équilibre
du système exige alors qu'une subdivision pareille soit réalisée
à l'intérieur du verbe fini. Et c'est effectivement là, paraît-il, le cas.
On distingue en finnois une forme personnelle et une forme impersonnelle
du verbe. Dans quelques grammaires on parle d'une voix active
et d'une voix passive, mais cette terminologie tient seulement à ce
qu'on traduit la forme impersonnelle finnoise par le passif des autres
langues. En réalité les deux formes finnoises sont actives (ou plutôt
neutres quant à la distinction actif / passif) et se font régulièrement
suivre d'un complément direct.

Reste à définir ces deux formes du verbe fini. Nous serions enclin
à voir dans la forme personnelle une forme descriptive (dr), dans la
forme impersonnelle une forme relative (dr). Ainsi s'expliquerait aussi
la différence de flexion. La forme descriptive est orientée vers le sujet
(D :d) et a par conséquent une flexion personnelle. La forme relative
est plutôt orientée vers l'objet direct (r :R) et peut ainsi se passer d'une
flexion personnelle.

Nous venons d'exposer, un peu trop brièvement peut-être, la théorie
des formes fondamentales du verbe. Nous ne nous sommes pas
occupés de tirer au clair les multiples conséquences de cette théorie qui,
132espérons-nous, servira à éclaircir bien des points de détail. Nous n'attirerons
l'attention que sur un seul problème. Comme on sait, le membre
central de la phrase (que nous avons défini r :d) se trouve presque
toujours représenté par un verbe fini. C'est que, comme nous venons
de l'exposer, cette forme verbale est doublement prédisposée à cette
fonction.133

(1) Eero K. Neuvonen : Éléments de Finnois (Helsinki 1935) p. 47.