CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T02

Immanence et transcendance
dans la catégorie du verbe.
Esquisse d'une théorie psychologique de l'aspect 1

Les faits linguistiques sont qualitatifs.
A. Meillet.

I

L'aspect est dans le système du verbe une distinction qui, sans rompre
l'unité sémantique de ce dernier, le scinde en plusieurs termes différenciés,
également aptes à prendre dans la conjugaison la marque du mode et du
temps 2.

Cette définition de l'aspect trouve sa justification dans toute langue.
Se conjuguent parallèlement en français, l'aspect simple et l'aspect
composé : aimer, avoir aimé. Présent : j'aime, j'ai aimé. Imparfait : j'aimais,
j'avais aimé. Parfait défini : j'aimai, j'eus aimé. Futur : j'aimerai,
j'aurai aimé, etc. ; en latin, l'aspect indéterminé et l'aspect déterminé :
legere « lire », perlegere « lire (jusqu'au bout) ». Présent : lego, perlego.
Parfait : legi, perlegi. Imparfait : legebam, perlegebam, etc. ; en grec
ancien, l'aspect indéterminé et l'aspect déterminé. Présent : κτείνω « faire
mourir », ἀποκτείνω « faire mourir (avec l'idée de dénouement plus accusée) ».
Aoriste : ἔκτεινα, ἀπέκτεινα. Parfait : ἔκτονα, ἀπέκτονα,. Futur : κτενῶ, ἀποκτενῶ.

Il en est de même en russe. La flexion de présent et la flexion de
passé, qui constituent toute la morphologie temporelle, extrêmement
réduite, de cette langue, s'appliquent à la forme indéterminée et à la
forme déterminée du verbe. Ex. : pit' « boire » et vypit' « boire (entièrement,
46jusqu'au fond) ». Sous flexion de présent : piju « je bois », vypiju
« je boirai » 3. Sous flexion de passé : ja pil « je buvais », ja vypil « ;je
bus ».

L'exemple du grec moderne n'est pas moins probant. Dans un récent
et remarquable article 4, M. Mirambel a démontré que cette langue, dans
le nouveau système verbal qu'elle s'est donné, et qui diffère beaucoup
de celui du grec ancien, a maintenu la transcendance de l'aspect par
rapport aux modes et aux temps. L'aspect est représenté en grec moderne
par deux thèmes, celui du présent et celui d'aoriste, et ces deux thèmes
se conjuguent aux mêmes temps et modes. Ex. : Verbe « saisir ». Thème
de présent : * πιαν ; thème d'aoriste : * πιασ. Présent : πιάνω. (ἔπιασα 5).
Passé : ἔπιανα, ἔπιανα. Futur : θὰ πιάνω, θὰ πιάσω. Subjonctif : νὰ πιάνω,
νὰ πιάσω, etc.

II

La définition énoncée plus haut suffit à identifier l'aspect. Elle permet
de ne pas le confondre avec d'autres formes verbales, si voisines soient-elles
pour la valeur 6, mais elle ne nous renseigne pas sur sa nature profonde,
sur les causes psychologiques qui en ont déterminé, maintenu et
renouvelé l'existence dans les conditions évolutives et révolutives 7 les
plus diverses et les plus adverses.

Rechercher ces causes est l'objet du présent article. Il convient, pour
les découvrir, de remonter à la nature même du verbe.

Le verbe est un sémantème qui implique et explique le temps.

Le temps impliqué est celui que le verbe emporte avec soi, qui lui
est inhérent, fait partie intégrante de sa substance et dont la notion est
indissolublement liée à celle de verbe. Il suffit de prononcer le nom d'un
verbe comme « marcher » pour que s'éveille dans l'esprit, avec l'idée
d'un procès, celle du temps destiné à en porter la réalisation.47

Le temps expliqué est autre chose. Ce n'est pas le temps que le verbe
retient en soi par définition, mais le temps divisible en moments distincts
— passé, présent, futur et leurs interprétations — que le discours lui
attribue.

Cette distinction du temps impliqué et du temps expliqué coïncide
exactement avec la distinction de l'aspect et du temps.

Est de la nature de l'aspect toute différenciation qui a pour lieu le
temps impliqué.

Est de la nature du temps toute différenciation qui a pour lieu le
temps expliqué.

Il convient d'insister sur ce que le seul facteur déterminant en la
matière est le lieu d'application de la différenciation considérée. Le caractère
propre de celle-ci n'intervient pas et la même différenciation selon
qu'elle s'inscrit dans le temps impliqué ou dans le temps expliqué ressortit
respectivement à l'aspect ou au temps 8.48

Les différenciations inscrites dans le temps impliqué sont généralement
rendues d'une manière semi-lexicale par des faits de vocabulaire, de
dérivation, d'emploi de préverbes et d'auxiliaires. Les différenciations
inscrites dans le temps expliqué, par des faits de morphologie pure, tels
que l'emploi d'un système de flexions.

III

Les différenciations d'aspect inscrites dans le temps impliqué et les
différenciations de temps inscrites dans le temps expliqué ont une origine
commune. C'est la différence qualitative 9 du temps qui s'en va et du
temps qui vient. Cette différence a sa racine au plus profond de l'esprit,
humain : le temps apparaît à l'homme, d'une part, comme le substrat de
tout ce qui se détruit, de tout ce qui fuit, et d'autre part comme le substrat
de tout ce qui se crée, de tout ce qui se produit 10.

Le temps qui s'en va est du temps qui a atteint l'être 11 et que nous
nommerons, pour cette raison, le temps immanent.

Le temps qui vient est, au contraire, du temps qui n'a pas atteint
l'être 12 et que nous nommerons pour cette raison, le temps transcendant.

La capacité de préhension du temps immanent n'est pas la même que
celle du temps transcendant.

Le temps transcendant, en sa qualité de temps qui vient, a sa source
dans le futur et se continue, avec le caractère d'incidence qu'il doit à
49cette origine
13, dans le passé. Il apparaît ainsi, par comparaison avec la
notion intégrale de temps, comme du temps complet, parfait, auquel ne
manque aucune époque.

Il n'en va pas de même du temps immanent. Le temps immanent,
en sa qualité de temps qui s'en va, ne commence qu'à partir du présent
et se continue, avec le caractère de décadence qu'il doit à cette origine 14,
dans le passé. Toute quantité de temps qui se développe au delà du présent,
en direction du futur, échappe au temps immanent : c'est du temps
qui vient.

Le temps immanent apparaît ainsi, par comparaison avec la notion
intégrale de temps, comme du temps incomplet, imparfait, auquel il
manque une époque : le futur.

IV

L'attribution au temps expliqué des propriétés formelles soit du temps
immanent, soit du temps transcendant — des deux dans les langues à
morphologie temporelle très développée — est la source du système des
temps.

Le temps immanent, appréhendé à son point d'origine (III), engendre
le présent et, consécutivement, l'imparfait, lequel est universellement la
forme du passé décadent
.

Le trait distinctif du passé décadent est de retenir en soi la discrimination
du temps qui s'en va et du temps qui vient.

Il s'ensuit que le verbe qui a pour support le temps décadent est, au
regard de la pensée, un verbe divisé en deux parties, l'une accomplie et
l'autre inaccomplie. Tel est le cas de « marcher » dans Pierre marchait.

Le temps transcendant, appréhendé en son lieu d'origine (III), engendre
le futur et, consécutivement, l'aoriste, lequel est universellement la
forme du passé incident
15.

Le trait distinctif du passé incident est de ne pas retenir en soi la
discrimination du temps qui s'en va et du temps qui vient.50

Il s'ensuit que le verbe qui a pour support le passé incident est, au
regard de la pensée, un verbe indivis, dont la partie accomplie ne se distingue
pas de la partie inaccomplie. Tel est le cas de « marcher » dans
la phrase : Pierre marcha.

Le futur et l'aoriste, expressions particularisées du temps transcendant,
le présent et l'imparfait, expressions particularisées du temps immanent,
sont les éléments schématiques radicaux du système verbo-temporel.

Les autres temps, le parfait et le plus-que-parfait, constituent des
développements architecturaux issus d'une recherche de symétrie. Le plus-que-parfait
est au parfait ce que l'imparfait est au présent 16.

V

L'attribution au temps impliqué des propriétés formelles et du temps
immanent et du temps transcendant est la source des aspects.

Le principe qui en détermine la valeur, c'est que le verbe épouse la
forme du temps qu'il implique
17.

Il suit de là :

Que si le verbe implique le temps immanent qui est du temps qualitativement
incomplet, imparfait (III), auquel manque une époque, le futur,
il se présente, par cela même, comme un verbe intrinsèquement imparfait,
ne comprenant en soi aucune idée de terme. Les linguistes disent, en ce
cas, que le verbe est d'aspect indéterminé.

Qu'au contraire, si le verbe implique le temps transcendant, qui est
du temps qualitativement complet, parfait (III), auquel ne manque aucune
époque, il se présente, par cela même, comme un verbe intrinsèquement
parfait, comprenant en soi une idée de terme. Les linguistes disent en ce
cas que le verbe est d'aspect déterminé.

Voici des exemples empruntés à différentes langues :

Slave : nositi « porter (être porteur de) » et nesti « porter (en quelque
endroit) ». — Xoditi « aller » et iti « aller (quelque part) ».

Russe : letat' « voler (se mouvoir, se maintenir en l'air au moyen
51d'ailes) » et letet' « voler (d'une manière qui suppose un but) ». — Pit'
« boire» et vypit' « boire (tout, jusqu'au fond, jusqu'au bout)».

Allemand : brechen « briser, casser » et zerbrechen « briser (tout à
fait), mettre en morceaux ».

Grec ancien : κτείνω « faire mourir » et ἀποκτείνω « faire mourir
(avec idée plus accusée de dénouement) ».

Latin : legere « lire» et perlegere « lire (jusqu'au bout, en entier)» 18.

VI

Outre cette valeur spatiale 19, sensible en toutes conditions, l'aspect
possède une valeur temporelle qui se révèle dans certaines conditions
d'équilibre ou, pour mieux dire, de non-équilibre du temps impliqué et
du temps expliqué.

Ce non-équilibre existe dans les langues où le temps impliqué
s'attribue alternativement les propriétés du temps immanent et celles du
temps transcendant, — ce qui se traduit par la dualité d'aspect, — tandis
que le temps expliqué ne s'attribue que les seules propriétés du temps
immanent, — ce qui se traduit par une morphologie comportant les formes
52immanentes de présent et d'imparfait, mais ne comportant pas les formes
transcendantes de futur et d'aoriste.

C'est avec cette morphologie réduite que les langues en question
doivent pourvoir à une expression suffisamment complète du temps. Elles
y parviennent en demandant au temps impliqué, qui la détient sous
l'aspect, l'opposition du temps immanent et du temps transcendant, inexistante
dans le temps expliqué, — autrement dit, mettant l'aspect en demeure
d'expliquer ce qu'il implique, elles le font concourir, suivant sa capacité
propre, à l'expression du temps, insuffisamment réalisable avec les seuls
moyens de la morphologie proprement dite.

Prenons comme exemple la langue russe, fort instructive en la matière.

La morphologie du temps expliqué s'y réduit à peu de chose : une
flexion de présent, une flexion de passé. Ce n'est pas suffisant pour exprimer
l'opposition du temps transcendant et du temps immanent, et pour
rendre cette opposition il faut s'adresser aux aspects.

L'aspect indéterminé, qui implique le temps immanent, livre, conformément
aux possibilités de ce temps (IV), sous flexion de présent, la notion
de présent, ex. : piju « je bois » et sous flexion de passé la notion d'imparfait :
ja pil « je buvais ».

L'aspect déterminé, qui implique le temps transcendant, livre, conformément
aux possibilités de ce temps (IV), sous flexion de présent, la notion
de futur : vypiju « je boirai » et sous flexion de passé la notion d'aoriste :
ja vypil « je bus ».

Tel est le mécanisme, inexpliqué jusqu'ici, de l'interférence du temps
et de l'aspect. L'absence dans le temps expliqué de l'opposition du temps
transcendant (= futur et aoriste) et du temps immanent (= présent et
imparfait) oblige à demander l'expression de cette opposition au temps
impliqué, lequel, en tant que substratum des aspects (II), la contient et
peut ainsi la livrer si besoin en est.

VII

Une question importante, qui mériterait dans une théorie de l'aspect
plus de développement qu'il n'est possible de lui en donner ici, est celle
de la continuité du temps immanent et du temps transcendant. Cette
continuité existe à un certain degré aussi longtemps que l'aspect indéterminé
reste un aspect déterminable par addition d'un préverbe ou de toute
autre manière.

Or il est des emplois où il convient d'exprimer l'indétermination d'une
manière qui ne donne pas à la pensée la possibilité de s'en abstraire. On
est conduit ainsi à rompre la continuité du temps immanent et du temps
transcendant 20 au moyen d'un traitement anti-déterminatif, dont l'application
53à une forme indéterminée a pour effet d'en rendre la détermination
impossible et l'application à une forme déterminée d'annuler la détermination
existante en elle.

Ainsi procède le slave et à sa suite le russe 21. En vue de mieux
exprimer les idées de répétition, de fréquence, d'habitude, ou même simplement
de persistance à ne pas s'achever, ces langues soumettent le verbe
à un allongement qui lui confère un aspect particulier dénommé généralement,
eu égard à sa valeur expressive, aspect itératif ou fréquentatif, et
que nous nommerons, jugeant que sa propriété essentielle est de s'opposer
à la détermination, l'aspect anti-déterminatif. Ex. : slave : ubivati « être
en train de tuer » en regard de ubiti « tuer » ; russe : vypivat' « boire avec
excès, souvent » en regard de vypit' « boire entièrement » et de pit'
« boire ».

L'aspect anti-déterminatif étant, par définition, indéterminable,
l'action exercée sur lui par le préverbe est une action exclusivement sémantique
sans répercussion sur sa capacité temporelle, qui reste celle d'un
indéterminé incapable d'exprimer la notion de futur et d'aoriste.

La comparaison de vypit' et de vypivat' fait ressortir clairement la
différente action du préverbe, selon qu'il porte sur l'indéterminé pit' ou
sur l'anti-déterminatif -pivat'. Sur l'indéterminé pit', le préverbe vy- exerce
une action grammaticale, conduit le procès à son point d'aboutissement et
confère au verbe la propriété d'exprimer le futur et l'aoriste : vypiju « je
boirai » ; ja vypil « je bus ». Sur l'anti-déterminatif -pivat' le même préverbe
n'exerce qu'une action sémantique, exclusive de toute répercussion
temporelle. La capacité temporelle de l'anti-déterminatif vypiuat' ne passe
pas celle d'un indéterminé simple.

VIII

L'action du préverbe sur le verbe est une action illimitée qui, après
avoir produit tous les effets grammaticaux dont elle est capable, se prolonge
en une action sémantique, tendant à la définition d'un verbe nouveau
54par le sens. Ainsi latin oc-cidere 22 et slave u-biti ont pris l'un et l'autre le
sens de « tuer » sous lequel ne transparaît que faiblement la signification
première de « battre jusqu'au bout ». L'action sémantique du préverbe
en a oblitéré l'action grammaticale.

Cette tendance du préverbe à outrepasser ses effets grammaticaux est
universelle et n'est contenue que par les résistances individuelles et systématiques
qu'elle rencontre.

D'une manière générale, les langues où le verbe résiste le mieux à la
pression sémantique du préverbe sont celles qui assignent à ce dernier un
plus grand rôle grammatical.

La résistance a donc été beaucoup plus forte dans une langue comme
le russe qui demande au préverbe et de déterminer le verbe et de concourir
à l'expression du temps que dans les langues comme le latin ou le grec qui
en ont borné le rôle grammatical à la détermination.

Dans une langue comme le français qui pour exprimer l'aspect ne se
sert pas du préverbe mais de l'auxiliaire, la résistance a été nulle. Le
préverbe en français n'est qu'un moyen de composition. Il n'est souvent
que cela déjà en grec et en latin.

Il convient d'ajouter que, même dans une langue comme le russe,
conservatrice par système de la valeur grammaticale du préverbe 23, l'action
de celui-ci est toujours exclusivement sémantique si elle porte sur un
verbe déterminable autrement que par préverbe (différenciation phonétique,
soustraction d'infixe, etc.) ou déjà déterminé, de quelque manière que ce
soit.

Exemples :

Indéterminé : letat', déterminé : letet' « voler ». Et sous préverbe :
uletat', uletet' « s'envoler ».

Anti-déterminatif : brasyvat' ; indéterminé : brosat' ; déterminé :
brosit' « jeter ». Et sous préverbe : vybrasyvat', vybrosat', vybrosit' « (jeter
dehors), rejeter, retrancher ».

IX

La tendance du préverbe à outrepasser ses effets grammaticaux a eu
cette conséquence, dans les langues où elle n'a pu être contenue, de rejeter
progressivement le préverbe en dehors du système de l'aspect, qui s'en est
trouvé ébranlé et qu'il a fallu, à un moment donné, reconstruire avec de
nouveaux éléments.

La recherche d'éléments appropriés à cette reconstruction a conduit
à utiliser une distinction dont il n'a pas été fait état jusqu'ici dans cette
étude, à savoir le verbe demeuré en possession de sa capacité systématique
et le verbe parvenu à la limite de cette capacité et, en quelque sorte, mort
systématiquement.

Prenons pour fixer les idées l'exemple, très net, du verbe allemand. Il
se montre capable d'exprimer systématiquement le passé et le présent.
Mais le présent atteint, sa capacité systématique expire. Pour lui faire
55exprimer le futur, il faut donc lui rendre cette capacité, la « ressusciter »
en lui. On y parvient au moyen d'un auxiliaire, werden, dont le rôle est
d'imprimer au verbe une impulsion qui le porte au delà du présent, limite
qu'il ne saurait franchir de lui-même.

L'aspect exprimé sous cette forme est un aspect anastatique.

La langue russe y a recours, à côté de l'aspect déterminé, pour
exprimer le futur avec une nuance particulière. Soit, par exemple, le verbe
« boire » sous sa forme indéterminée : pit'. Le présent est piju « je bois ».
L'apposition du préverbe donne le futur : vypiju. « je boirai », et ce futur
a le caractère déterminé des constructions à préverbe. Or il peut convenir
d'exprimer le futur sans que ce caractère y paraisse. Le problème à
résoudre en ce cas est d'introduire telle quelle au futur, sans traitement
qui la détermine, la forme indéterminée pit', incapable constitutivement de
dépasser le présent. On y parvient en la soumettant, comme on l'a fait
pour le verbe allemand 24, à l'impulsion d'un auxiliaire qui lui fait franchir
56la borne du présent et la porte dans le futur sans la déterminer : budu pit'
signifie comme vypiju « je boirai », mais d'une manière plus générale,
moins effectivement incidente.

La découverte de l'action anastatique de l'auxiliaire a eu une grande
influence sur le système de l'aspect, dont elle a préparé le renouvellement,
en lui offrant la possibilité d'un nouveau départ.

Au lieu de partir de l'infinitif, forme dynamique du verbe, on est
parti du participe passé, qui en est la forme adynamique et, en quelque
sorte, morte. Il en est résulté la forme composée du verbe, à laquelle
recourent plus ou moins les plus évoluées des grandes langues modernes
de civilisation.

Dans cette construction, le rôle de l'auxiliaire est, comme précédemment,
de « ressusciter » un être linguistique parvenu au terme de sa capacité :
à savoir, le verbe sous sa forme de participe passé.

Le meilleur moyen de démontrer que cette dernière forme est bien
effectivement la forme morte du verbe est d'en reconstituer la genèse à
partir de l'infinitif.

Le verbe sous sa forme infinitive est un verbe qui a devant lui la
totalité de son devenir, dont aucune partie n'a été dépensée ; autrement dit,
un verbe qui n'est que possible : marcher se conçoit comme une chose qui
peut se faire, qui n'est aucunement faite.

Si l'on passe à la forme de participe présent, on constate qu'elle diffère
de l'infinitif en ce que le verbe n'a plus devant lui la totalité de son devenir ;
une partie en a été dépensée, s'est accomplie, tandis que le reste est à
accomplir : marchant est une chose en partie faite, en partie à faire, un
procès saisi en cours de développement.

Et si l'on va plus loin par une dépense totale du devenir qui s'offre au
verbe, on aboutit au participe passé, forme dans laquelle il convient de
voir le verbe qui a consommé tout le devenir qu'il contenait sous la forme
infinitive, qui s'est épuisé, qui est mort et qu'on « ressuscite » au moyen
d'un auxiliaire grâce auquel s'ouvre devant lui, sous la forme composée,
une carrière nouvelle, commençant au point précis où, sous sa forme
simple, il expire.

Le verbe lire, c'est l'action de lire jusqu'au terme de sa durée ; le
verbe avoir lu, la subséquence qui s'étend ad infinitum au delà de ce terme.57

L'expression de l'aspect à partir du participe passé, forme adynamique
du verbe, est l'aboutissement d'un lent progrès dans le sens de l'objectivité.
La discrimination sur laquelle elle se fonde est toujours celle du temps
immanent
et du temps transcendant impliqué dans le verbe, mais, tandis
que l'aspect exprimé à partir de l'infinitif implique subjectivement dans
le verbe, au titre de l'immanence, le temps décadent qui s'en va (III), et
au titre de la transcendance, le temps incident qui vient (III), l'aspect
exprimé à partir du participe passé implique objectivement dans le
verbe 25, au titre de l'immanence, le temps qui porte le procès, qui réside
en lui, et au titre de la transcendance, le temps qui s'étend au delà du
procès, qui en porte la subséquence.

On voit par là que l'évolution historique de l'aspect n'a pas été quelconque.
Là comme ailleurs, comme partout et toujours dans le langage,
l'évolution historique, à travers mille accidents arbitraires qui en ont les
uns favorisé, les autres contrarié la marche, s'est assuré son progrès par
la recherche continue d'un état de plus en plus objectif des notions qui
composent la langue 26. On conclura en faisant remarquer que cette objectivité
des notions avec lesquelles on pense est un besoin inhérent à l'esprit
humain.58

1. Journal de Psychologie, janvier-avril 1933.

2. La lecture du présent article sera considérablement facilitée au lecteur qui voudra bien au départ
tenir compte de la distinction entre l'aspect lexical — cf. lat. facere/per ficere ou russe delat'/pere de
lat'
— de l'aspect grammatical (fr. marcher/avoir marché). En russe, l'aspect lexical entraîne des conséquences
grammaticales, la préverbation y ayant pour effet de susciter, en même temps qu'une impression
de perfectivité, tantôt (en réalité au seul présent de l'indicatif) une valeur approchée de futur, tantôt
(partout ailleurs) une valeur aoristique : à delaju (je fais) s'oppose peredelaju (je referai) et à delal (je
faisais), peredelal (je refis). En latin, il y a, au contraire, déliement du fait lexical et du fait grammatical,
perficere, qui est lexicalement perfectif, pouvant indifféremment se conjuguer à n'importe quel temps
de l'infectum (perficiebam, perficio, perficiam) ou du perfectum (perfecero, perfeci, perfeceram).

3. En russe l'aspect concourt à l'expression du temps, et on y a recours, en l'absence
d'une flexion adéquate, pour rendre la notion de futur. Cette question de l'interférence
du temps et de l'aspect est reprise plus loin (VI).

4. Cet article, l'un des meilleurs qu'on ait écrits sur la question de l'aspect, a paru
dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris (n° 98).

5. Voir plus loin (p. 50) la note 15 sur la capacité temporelle de l'aoriste.

6. Le moyen le plus pratique d'identifier l'aspect sans risque d'erreur est l'en
relever le champ modal et temporel. Est de la nature de l'aspect toute opposition qui,
sensible dès la forme nominale du verbe (infinitif) ou, à son défaut, dès la forme lexicale
(cas du grec moderne), se continue jusque dans le mode indicatif où elle s'intègre
aux distinctions temporelles du présent, du passé et, sauf résistance particulière (voy.
VII, note), de futur.

A l'intérieur du mode infinitif, ce critérium permet de faire à coup sûr le départ
entre ce qui est thème temporel et ce qui est aspect. Ainsi latin legere et legisse sont
des thèmes temporels et non des aspects, parce qu'on ne peut pas conjuguer la
deuxième construction, mais seulement la première, au présent. Mais latin legere et
perlegere, français lire et avoir lu sont des aspects et non des thèmes temporels, les
deux constructions étant conjugables, — la condition est suffisante — , au présent et au
passé : lego, legebam ; perlego, perlegebam, etc. ; je lis, je lisais, j'ai lu, j'avais lu.

7. Il y a révolution, lorsqu'un système linguistique change d'axe, se reconstruit
par rapport à une différente relation fondamentale. Voir sur cette question Temps et
Verbe
(Collection linguistique, XXVII).

8. La méconnaissance de ce principe est à l'origine de toutes les confusions qui se
produisent, chaque fois que la question de l'aspect est discutée, entre l'aspect et le
temps. L'aspect ne procède pas de la nature de la différenciation exprimée, mais de la
position que cette différenciation occupe dans le système du verbe par rapport aux
autres différenciations qui en font également partie.

Or, cette position relative, si l'on change de langue, peut varier et la même différenciation
appartenir ainsi dans l'une au système de l'aspect et dans l'autre au système
des temps, cependant que, dans les deux, elle aboutit pratiquement, sa nature n'étant
pas modifiée par la différente position qu'elle occupe au même résultat, au même
« effet de sens ».

Il en est ainsi du russe au français. Le premier fait résulter l'opposition de l'imparfait
et de l'aoriste d'un changement d'aspect, le second d'un changement de temps.
Ex. : ja pil, « je buvais » ; ja vypil, « je bus ».

L'opération de pensée dans les deux cas est finalement la même. L'aspect indéterminé
conjugué au passé et le temps imparfait indiquent l'un comme l'autre un procès
engagé deux fois dans le passé : du dehors, par position dans cette époque et du
dedans en ce sens que le procès et, conséquemment, le temps qu'il intériorise sont
présentés comme déjà en partie écoulés, déjà passés, si peu que ce soit, dans le passé
où on les considère. Pareillement l'aspect déterminé et le parfait défini (= aoriste)
indiquent l'un comme l'autre un procès qui n'est engagé qu'une fois dans le passé, du
dehors, par simple position d'ensemble dans cette époque. De là vient la résistance que
le parfait défini, et généralement l'aoriste, de quelque manière qu'on en rende la
notion, par aspect ou autrement, oppose au mot déjà. Il est aisé de dire : Il buvait
déjà
et quasi impossible de dire : Il but déjà.

Mais si l'opération de pensée, comme on vient de le démontrer, est dans les deux
cas finalement la même, elle n'est pas la même originellement. On est parti en russe
du mode infinitif qui détient en lui à l'état latent, de par ses deux aspects, la différenciation
qu'aura à exprimer effectivement le mode indicatif. En français rien de semblable.
La différenciation à exprimer n'a pas de racine dans le mode infinitif et les
moyens de la rendre appartiennent au seul mode indicatif.

D'une manière générale, on ne saurait trop mettre en garde les linguistes — les
synchronistes surtout chez qui elle est le plus développée — contre la tendance,
fâcheuse à plus d'un égard, à exposer les phénomènes linguistiques en termes de conséquence
et non en termes de processus, — autrement dit à faire état de l'aboutissement
sans tenir compte des voies suivies pour aboutir.

Dans le cas de l'aspect, le chemin suivi psychologiquement pour aboutir est l'appel
au temps inhérent au verbe, impliqué en lui. Dans le cas du temps, l'appel au temps
adhérent au verbe, expliqué avec lui.

Sauf erreur de notre part, ces explications sont de nature à dissiper les malentendus
qui ont jusqu'ici obscurci le débat, souvent repris, sur la différente nature de l'aspect
et du temps.

9. Un trait du présent article est de tenir l'analyse, autant que possible, dans le
plan de la qualité. C'est, croyons-nous, la première fois qu'un linguiste tente cet effort
d'une manière aussi systématique.

On a voulu vérifier expérimentalement l'assertion de M. Meillet que les faits
linguistiques sont qualitatifs et que, de là, vient la difficulté de les définir avec
rigueur, la quantité offrant seule à l'esprit humain une prise ferme.

L'expérience, concluante, a confirmé entièrement cette vue, dont il faut admirer
la justesse.

Il est apparu :

Qu'il est impossible de déterminer les faits linguistiques, qualitatifs par essence,
à partir de discriminations quantitatives qui, si bien conçues soient-elles, leur sont
étrangères ;

Qu'il est possible de les déterminer analytiquement à partir de discriminations
qualitatives, — comme celle du temps immanent (qui s'en va) et du temps transcendant
(qui vient), — qui en sont la racine vraie ;

Que la détermination pratique, celle qui devrait permettre un emploi correct de
la forme en partant de la définition formulée, se heurte, quoi qu'on tente, au peu
d'aptitude de l'esprit humain à manier consciemment — inconsciemment, le langage
en est la preuve, il le fait avec la plus grande aisance — des discriminations qualitatives
dont la précision, si rigoureuse soit-elle, n'en reste pas moins, dans le conscient,
une précision d'ordre analytique, procédant d'un enchaînement de nécessités, que
l'esprit a peine à embrasser dans l'immédiat au moment de l'application.

10. Objectivement et subjectivement.

11. Il est : il réside dans son propre être et fuit avec lui. Tout ce qui est, fuit.

12. Il n'est pas, il sera : il ne réside pas encore dans son propre être et ne fuit
pas encore avec lui.

13. Le temps garde qualitativement les propriétés de son lieu d'origine. Ce principe
est très important. Du temps qui se crée à partir du futur reste ad infinitum, dans le
sens descendant, du temps incident, transcendant. Du temps qui se crée à partir du
présent reste ad infinitum, dans le sens descendant, du temps décadent, immanent.

14. Le présent est du temps qui pour une partie de lui-même, aussi petite que l'on
voudra, est déjà descendu dans le passé. — Cette parcelle de passé équilibre dans le
présent une parcelle de futur de même grandeur.

15. Plus exactement du présent-passé incident. — Du fait qu'il se détermine au
sortir immédiat du futur, l'aoriste comprend, outre le passé proprement dit, le présent
(à tout le moins la partie passée du présent), mais il n'en fait pas la distinction.
L'aoriste est une indivision du présent et du passé. Le débordement de l'aoriste en
dehors du passé proprement dit explique qu'il ait accidentellement valeur de présent
(aoriste gnomique) ; l'indivision dans laquelle il tient le présent et le passé, qu'il puisse
les exprimer tous les deux sans changer de forme.

16. Sur cette question de l'architecture du temps dans les langues, on consultera
utilement Temps et Verbe. Les différents systèmes verbo-temporels étudiés y sont représentés
graphiquement au moyen de schèmes permettant d'en embrasser d'un regard
toutes les relations internes.

17. Ce principe est absolu et vaut historiquement pour toutes les phases de l'aspect.
Dans le présent article, la phase envisagée est la phase catégorique. Tout verbe, quel
qu'il soit, — et, par conséquent, la catégorie entière du verbe — y détient la capacité
d'impliquer alternativement soit le temps immanent, ce qui lui confère l'aspect indéterminé,
soit le temps transcendant, ce qui lui confère l'aspect déterminé.

La phase historiquement antérieure est la phase hypothétique. Certains verbes, de
par leur sens (ou leur formation), impliquent le temps immanent, tandis que d'autres,
pour la même cause, impliquent le temps transcendant. Ainsi la langue se compose
de verbes dont les uns sont fondamentalement indéterminés et les autres déterminés.
L'image optique du procès paraît avoir été la source principale de cette répartition.
Un verbe persistant comme « manger » est représenté par un indéterminé en indo-européen,
tandis que « boire », moins persistant, n'était pourvu, semble-t-il, que de
la seule forme aoristique (= temps transcendant = détermination) et a dû se refaire
secondairement un présent de manières diverses.

18. Il ressort de ce qui précède que ce sont fondamentalement les mêmes distinctions
qui s'inscrivent dans le temps impliqué (aspects) et dans le temps expliqué (temps
proprement dits). Mais comme ces deux ordres de temps s'opposent catégoriquement,
cette identité originelle n'a pas d'effet : tout se passe comme si elle n'existait pas, et
les formes d'un ordre se superposent aux formes de l'ordre opposé sans qu'il soit fait
état à aucun degré de leur affinité ou de leur aversion réciproque. C'est ainsi que
l'aspect indéterminé, immanent, se conjuguera non seulement à l'imparfait, immanent
comme lui, mais aussi à l'aoriste, transcendant ; que, de même, l'aspect déterminé,
transcendant, se conjuguera non seulement à l'aoriste, transcendant comme lui, mais
aussi à l'imparfait, immanent.

Cette réciproque indifférence de l'aspect et du temps atteste la rupture complète
(catégorique) de la continuité du temps impliqué et du temps expliqué.

Suivant les langues, cette rupture s'est produite plus ou moins intérieurement ou
extérieurement au système verbal, ce qui s'est traduit par une différente répartition
modale du temps impliqué et du temps expliqué, c'est-à-dire, pratiquement, de l'aspect
et du temps.

La répartition modale du temps impliqué et du temps expliqué a lieu à l'intérieur
du système verbal dans les langues comme le français ou le russe qui réservent le
mode infinitif à la seule expression de l'aspect et les autres modes à l'expression du
temps.

Elle s'opère à la limite du système verbal dans les langues comme le grec ancien
et le latin dont le mode infinitif superpose plus ou moins l'expression du temps à
celle de l'aspect.

Et elle passe en dehors du système verbal dans une langue comme le grec moderne
qui, rejetant le temps impliqué dans le plan du nom, abolit par cela même le mode
infinitif, dont l'existence distincte est rigoureusement subordonnée au maintien du
temps impliqué dans le système du verbe.

Le mode infinitif peut à la limite cumuler en lui l'expression de l'aspect et du
temps. Il ne peut se réduire à la seule expression de ce dernier.

19. Spatiale en ce sens que, selon que le verbe intègre ou n'intègre pas la notion
d'aboutissement, il comprend respectivement tout ou partie seulement de son propre
espace. — Ne pas intégrer au verbe la notion d'aboutissement, c'est le considérer uniquement
dans son être et par là le « désintéresser » de son propre devenir. Y intégrer
la notion d'aboutissement, c'est, au contraire, l' « intéresser » à ce devenir sien. La
différence apparaît frappante dans cet exemple lituanien cité par M. Meillet (Bulletin
de la Société de linguistique, n° 91) : jis taupé taupé bèt nieko nesutaupé « il a économisé,
économisé, mais il n'a pas économisé (il n'a pas fait d'économies) ».

20. Cette rupture de la continuité du temps immanent et du temps transcendant
est un accident qui a eu, sporadiquement, des conséquences extrêmement variées, dont
il est impossible, faute de place, d'entreprendre ici l'examen. Ou lui doit de multiples
formations plus ou moins itératives et aussi certaines formations déterminées, ou pour
mieux dire, ultra-indéterminées, reconnaissables à leur aversion particulière pour les
formes temporelles transcendantes (aoriste, futur). Tel est le cas en regard de l'indéterminé
μένω, du déterminé à redoublement μίμνω.

En face de ces ultra-indéterminés, l'indéterminé simple a dû, dans certains cas,
faire plus ou moins figure de déterminé, entraînant par là un déplacement de l'opposition
d'aspect, qui ne s'est plus marquée de l'indéterminé au déterminé, mais de l'ultra-indéterminé
à l'indéterminé simple. Les choses se seraient passées ainsi en latin avec le
verbe signifiant « aller ». A l'aspect indéterminé eo, le latin aurait opposé un ultra-indéterminé
uado sans perfectum usuel, et témoignant par là de l'aversion des ultra-indéterminés
pour le temps transcendant. En face de cet ultra-indéterminé uado,
l'indéterminé simple eo serait apparu relativement déterminé et capable, en conséquence,
de concourir à l'expression du futur. Ainsi, à un moment donné, on aurait manqué d'un
véritable indéterminé et il aurait fallu combler cette lacune par emprunt à un verbe
de sens voisin, sans doute ambulare, d'où aller.

Il est curieux de constater que cette répartition du verbe « aller » sur trois aspects
a eu des suites jusque dans le français moderne : les formes de présent je vais, tu vas,
il va, ils vont, l'impératif va, reposent sur l'ultra-indéterminé uado ; le futur j'irai sur
l'ancien indéterminé eo, promu au rang de déterminé relatif ; l'infinitif, les formes de
passé, les deux formes pluriel de l'impératif, celles de subjonctif et de participe sur
ambulare, ou sur quelque autre forme ayant tenu le même rôle supplétif.

21. D'autres langues auraient pu servir d'exemple, mais le slave, en la matière,
offre l'avantage d'une plus grande simplicité et aussi d'une plus grande rigueur systématique,
ce qui convient bien à une étude comme celle-ci, qui ne peut s'embarrasser
de beaucoup de détails.

22. Latin caedere « frapper » et slave biti « battre », d'où occidere, ubiti « frapper,
battre jusqu'au bout, jusqu'à ce que mort s'ensuive ».

23. Le russe a besoin du préverbe pour une complète expression du temps (VI).

24. La comparaison de l'allemand avec le russe, en ce qui concerne l'emploi de
l'auxiliaire anastatique, appelle quelques remarques relatives au degré d'explicité des
moyens qui servent à exprimer le temps.

De même qu'en russe, la morphologie du temps expliqué ne comprend en allemand
que le présent et l'imparfait, c'est-à-dire le temps immanent.

Il suit de là que le verbe allemand n'est conjugable qu'à ces deux temps et que,
pour exprimer le temps transcendant, il faut comme en russe avoir recours à des
moyens supplétifs.

Mais ces moyens supplétifs ne sont pas les mêmes. Alors que le russe a demandé
à l'idée de détermination d'exprimer le temps transcendant qu'elle détient implicitement,
l'allemand, renonçant à utiliser cette implication, a eu recours pour l'expression
du temps virtuel à tout un groupe d'auxiliaires. L'auxiliaire werden est spécialisé dans
l'expression directe du futur. D'autres auxiliaires (können, wollen, sollen, dürfen,
mögen, müssen) le complètent, exprimant des nuances temporelles propres aux langues
germaniques.

Il s'en est suivi que la notion de détermination n'a pas eu à jouer de rôle temporel
nettement caractérisé dans le système allemand et que le préverbe, privé ainsi de cette
partie de son action grammaticale, y est devenu de plus en plus un simple moyen de
composition (VIII).

Il est intéressant de remarquer que les choses auraient pu tourner semblablement
en russe, si l'auxiliaire budu, chargé d'exprimer le futur indéterminé, s'était adjoint
comme en allemand tout un cortège d'auxiliaires exprimant le temps conçu virtuellement.
On eût vu alors l'expression du futur et, consécutivement de l'aoriste, au moyen
du préverbe ou d'une dérivation phonétique céder la place à cet ensemble de moyens
nouveaux, en vertu du principe, d'application universelle dans l'histoire du langage,
que l'explicite tend à primer l'implicite. Or, dans un ordre décroissant d'explicité, les
moyens d'expression du temps se rangent comme suit : la notation morphologique
du temps au moyen de flexions ; la distinction d'aspect rendue par un auxiliaire ;
la distinction d'aspect rendue par un changement de l'état constitutif du verbe
(préverbe, différenciation phonétique, etc.).

Cette primauté de l'explicite sur l'implicite rend raison du fait que, dans les langues
à morphologie très développée, comme le latin ou le grec, la différente capacité temporelle
des deux aspects, exception faite de quelques cas particuliers d'ultra-indétermination
(v. VIII, en note), ne se marque pas : n'ayant aucun rôle supplétif à jouer,
elle est comme inexistante. Le grec et le latin conjuguent à tous les temps l'aspect
indéterminé et l'aspect déterminé sans tenir compte de l'aversion constitutive du
premier pour les formes temporelles transcendantes (futur et aoriste).

On commettrait, toutefois, une erreur si l'on induisait de là que la conséquence
d'un grand développement de la morphologie temporelle du verbe est pour l'aspect la
perte irrévocable de sa capacité de concourir à l'expression du temps. Le vrai est que
cette capacité qui n'apparaît plus subsiste entière dans l'aspect à l'état latent. Ce n'est
que l'occasion de l'exercer qui fait défaut, le système morphologique du temps suffisant
à tout. Aussi ne paraît-il pas téméraire d'avancer que si, par hypothèse, le grec ou le
latin avaient perdu, à un moment donné, une partie importante de leur système des
temps, la langue n'eût pas manqué, en vue de réparer cette perte, de faire appel aux
possibilités d'expression du temps que l'aspect tient, pour ainsi dire, en réserve.

En thèse générale, le cas n'est pas exclu, historiquement, d'une restauration de la
valeur temporelle de l'aspect, consécutive à un trouble important de la morphologie
du verbe. Il semble même que, dans un cas semblable, l'aspect, objet d'une faveur
nouvelle, ait devant lui une carrière particulièrement brillante. L'histoire du russe, à
cet égard, est instructive. Le russe a disposé autrefois, pour l'expression du passé, d'un
riche système temporel comprenant, d'une part, des formes d'imparfait et d'aoriste et,
d'autre part, des formes composées de parfait et de plus-que-parfait. Puis, du fait de
causes diverses, les unes matérielles, les autres formelles, ce système à un moment
donné s'est écroulé, l'équilibre s'en étant rompu, de sorte qu'il a fallu pour exprimer
le temps d'une manière suffisamment complète avoir recours aux possibilités latentes
de l'aspect. Le résultat a été le système des aspects russes, le plus développé, semble-t-il,
de tous ceux qu'ont construits, à des dates diverses, les langues d'origine indo-européenne.

25. Le verbe est ici l'objet.

26 Cette objectivité abstraite de la notion pure, du concept, — objectivité qui, à
un moment donné, égale et passe même celle, si grande soit-elle, des choses effectivement
pensées, — a été, dans la catégorie du nom, la cause profonde de l'article (v. sur
cette question : G. Guillaume, Le problème de l'article et sa solution dans la langue
française
, Paris, Maisonneuve).