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Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T05

Discernement et entendement
dans les langues.
Mot et partie du discours 11

§ 1. Un trait des langues évoluées qui nous sont familières est l'impossibilité
d'y évoquer le mot au titre de sa seule matière et de devoir
nolens, volens y introduire une évocation de forme 22. Le mot qui ne serait
que mot, qui ne serait pas en même temps substantif ou verbe ou adjectif
ou adverbe, etc. est chose qu'on n'y saurait produire.

Cette liaison étroite — au point de devenir indissoluble — entre la
matière et la forme du mot a son origine dans un mouvement oscillatoire
qui porte alternativement le mot, au cours de sa genèse mentale, de l'universel
au singulier, du singulier à l'universel et, de nouveau, in finem, de
l'universel au singulier, avec cette particularité que ce mouvement exclut
dans la consécution des résultats toute récurrence, emporte d'instant en
instant, dans sa marche, des conséquences continûment nouvelles, et que
le retour à la position précédemment occupée, effet obligé de l'oscillation,
est dans tous les cas autre chose que l'inversion pure et simple de ce qui
s'est accompli dans la pensée antécédemment. L'univers psychologiquement
occupé au troisième battement est d'une autre espèce que l'univers occupé
au premier battement et il en va de même du singulier occupé en deuxième
et quatrième battement (v. fig. 1).

§ 2. En thèse générale le mouvement qui va de l'universel au singulier
constitue par sa nature, qu'il se présente initial ou réitéré, une opération
de discernement
 : il s'agit de distinguer au sein d'un ensemble contemplé
une chose particulière contenue sur laquelle s'arrête l'esprit et qu'il isole
de toute autre, afin de la considérer séparément.

§ 3. Quant au mouvement qui va du singulier à l'universel, il constitue
par sa nature une opération d'entendement. Il vise à reverser dans
87l'universel, aux fins d'intellection généralisatrice, le particulier qu'on en a
abstrait et qui, en conséquence, ne s'y trouve plus — de sorte que l'universel
contemplé, plein au premier battement, apparaît vide au troisième
et ne peut plus, dès lors, être particularisé qu'au titre de sa forme.

§ 4. Voici le tableau des battements :

1er : vers l'universel servant de départ à la pensée ;

2e : vers le singulier. Résultat : formation abstractive 33 de l'idée particulière
qu'exprime le mot ;

3e : vers l'universel, derechef, en fonction de la position antécédente.
Résultat : généralisation indéterminée (non spécifiée) du mot, respectant 44
la particularisation acquise ;

4e : vers le singulier, derechef, en fonction de la position antécédente.

image Universel | Singulier

Fig. 1. — Oscillation de la
pensée entre le singulier et
l'universel pendant la formation
du mot des langues indo-européennes.

Résultat : substitution à la généralisation
indéterminée acquise d'une généralisation
déterminée (spécifiée).

Au quatrième battement achevé, la genèse
mentale du mot est close. Tout le possible
s'est accompli : à partir de l'universel le mot
s'est constitué abstractivement en idée particulière ;
l'idée particulière a été reversée à
l'universel informe et l'universel informe a
finalement pris forme 55.

§ 5. Tel est dans ses grandes lignes le processus
de la genèse mentale du mot. Il convient
dans la vue d'en tirer tout ce qu'il
comporte d'enseignement linguistique et psychologique
d'en évoquer le développement
avec plus de détail.

Les opérations de discernement — de l'universel
en direction du singulier — et d'entendement —
du singulier en direction de
l'universel — s'enchaînent dans la genèse du mot des langues indo-européennes,
de la manière suivante :88

§ 6. A
Position de départ

La pensée prend position en face de l'univers pensable 66.

§ 7. B
Discernement initial

Elle abstrait de cet univers, sous forme d'idées particulières, tout le
particulier qu'il contient, faisant de chaque idée ainsi individuée la
matière (la signification) d'un mot de la langue.

§ 8. C
Entendement

1. Universalisation intégrée
immanente à la notion particulière individuée

Chaque mot discerné de la sorte est universalisé du dedans autant
que peut le supporter sans se rompre, sans s'évanouir, l'idée particulière
qu'il exprime. On aboutit ainsi à ce qu'il est convenu d'appeler le concept
— c'est-à-dire une idée particulière portée intérieurement à la plus grande
imparticularisation compatible avec le maintien de sa propre particularité 77.
Le mot « homme » est en français l'expression d'un concept parce
que de l'idée particulière qu'il exprime a été soustrait par généralisation
interne tout le particulier qu'on en peut retirer sans la détruire.

2. Universalisation intégrante
transcendante à la notion particulière individuée

L'entendement universalisateur dont l'action s'est d'abord intégrée
au mot, produisant, ainsi qu'il vient d'être indiqué, le concept, se prolonge
en une universalisation intégrante passant à l'extérieur du mot, qu'elle
89transcende 88. Par cette transcendance le mot retourne à l'universel, dont il
émane, mais l'univers retrouvé au sein duquel le mot se reverse n'est plus
constitutivement l'univers de départ : c'est un univers vide de matière :
non pas celui où la pensée prend le particulier dont elle a besoin, mais
celui où elle remet le particulier appréhendé antécédemment 99. Et cet
univers vide absolument est, dans son infinité, informe et, conséquemment,
intellectivement insaisissable.

§ 9.
Discernement final

A cette insaisissabilité il est porté remède par une seconde et ultime
opération de discernement qui a pour départ non pas l'univers mental dont
on peut abstraire notion par notion — morceau par morceau — tout le
contenu, mais l'univers formel, pur contenant sans contenu aucun. Que
va-t-on pouvoir y discerner ? Au moment où dans la pensée se pose le
problème, il se produit en fonction de cet univers formel, dont le caractère
propre est rigoureusement maintenu (v. note 2, § 4), une opération de
pensée remarquable qui consiste à le singulariser du dedans sans rien lui
ôter de son universalité : sans porter atteinte à sa continuité, à son infinité,
à son vide absolu. En se parachevant cette singularisation intérieure
passe à l'extérieur, d'intégrée qu'elle fut devient intégrante, et conduit
ainsi in finem à reverser l'univers en lui-même sous ses deux aspects
antinomiques : l'espace et le temps.

§ 10. Le mot est alors achevé, et cet achèvement a lieu, selon le cas,
à l'univers-espace ou à l'univers-temps 1010.

Quand le mot s'achève à l'univers-espace, il est nom. Quand il s'achève
à l'univers-temps, il est verbe. Le justesse de cette différenciation est
corroborée par le fait que le verbe est chronogénétique, engendre le temps,
en prend la marque : courir : je cours, je courais, je courus, je courrai,
etc., alors que le nom ne l'est pas. Le nom se tient en dehors du temps :
dans l'espace. Telle est la position du mot course qui représente matériellement
— en discernement — la même idée de procès que courir. La différence
n'est, en l'occurrence, que d'entendement. Le mot course s'entend en
dehors du temps (dans l'espace) ; le mot courir dans le temps.90

image Univers pensable (position de départ) | Mouvement de pensée en direction du singulier | Discernement (initial) | Résultat : notion particulière | Mouvement de pensée en direction de l'universel | Universalisation intégrée, immanente à la notion individuée | résolue en | Universalisation intégrante, transcendante à la notion individuée | entendement | Résultat : univers formel indéterminé | Singularisation intégrée, immanente à l'univers formel indéterminée | Singularisation intégrante, transcendante à l'univers formel indéterminé | Discernement (final) | Résultat : univers formel déterminé | (Nom =) Univers-espace | Univers-temps (= Verbe)

Fig. 2. — Schéma analytique de la genèse du mot (§§ 5 à 10)91

On est fondé ainsi à définir le nom : le mot dont l'entendement
s'achève à l'espace, et le verbe : le mot dont l'entendement s'achève au
temps 1111.

§ 11. La racine, en toute langue, est l'expression de la seule opération
de discernement. Identifier la racine est donc reconnaître dans le mot la
partie de lui-même qui porte cette opération à l'exclusion de toute autre.

Cette identification n'est possible que dans les langues qui partagent
le mot en deux phases :

Une phase première et fondamentale où l'opération de discernement
particularisatrice existe seule, dans l'attente de l'opération d'entendement
généralisatrice, non encore survenue.

L'entendement constitue une réplique au discernement (§ 14). Le
discernement survient donc nécessairement d'abord et l'entendement
ensuite. L'écart entre les deux survenances, dans le cas où les deux opérations
tendent à la simultanéité, à la compénétration réciproque, peut être
aussi petit que l'on voudra, mais c'est un écart obligé ;

Une phase seconde et complémentaire où l'opération de discernement
particularisatrice et l'opération d'entendement généralisatrice —
plus ou moins tardivement survenue au sein de la première — se développent
solidairement, appuyées l'une sur l'autre.

Dans les langues qui opèrent ce partage on voit l'opération de discernement
produire un résultat premier, correspondant à son développement
isolé ; puis on la voit, à partir de ce résultat et dans ses limites, intérieurement
par conséquent, reprendre et se développer en solidarité, dès lors,
avec l'opération d'entendement.

§ 12. Le résultat obtenu en premier, qui est ce que l'opération de discernement
a eu le temps de produire avant que survienne en elle l'opération
d'entendement, constitue la racine.

Elle revêt la forme remarquable de plusieurs consonnes séparées
(trois en général) indiquant par leur séparation qu'elles sont prêtes à
accueillir dans leur intervalle, et par conséquent à intérioriser à la racine,
la formation subséquente et complémentaire du mot — reposant, ainsi
qu'on l'a indiqué, sur le développement solidaire de l'opération d'entendement,
jusque-là différée, et de l'opération de discernement reprise et
continuée après un instant de suspension qui en avait rompu le cours.

Cette formation seconde et complémentaire du mot, à partir de la
92racine et au-dedans d'elle se traduit par l'insertion de voyelles entre les
consonnes radicales.

§ 13. Le partage du mot en une racine consonantique intégrante et
des voyelles morphologiques intégrables est tout à fait apparent dans les
langues sémitiques. Le même partage ne saurait avoir lieu dans les langues
qui, et c'est le cas des langues indo-européennes 1212, ne font pas de la
survenance de l'opération d'entendement sous l'opération de discernement
en cours une cause de fracture de celle-ci.

Dans les langues indo-européennes, l'opération de discernement s'engage
et l'opération d'entendement qui survient en elle, avec plus ou moins
de hâte, n'en compromet point le développement isogène, ne provoque
dans ce développement aucune rupture. Il ne peut donc y avoir dans ces
langues 1213 de racines comparables aux racines des langues sémitiques, mais
seulement des radicaux : ce qui est autre chose.

Le mot dans les langues indo-européennes enferme en soi le radical
et les éléments formateurs. Radical et éléments formateurs sont des éléments
intégrés. Le pouvoir intégrant n'appartient qu'au mot qui, nécessairement,
intègre son contenu.

Dans le mot des langues sémitiques, le pouvoir intégrant du mot se
propage de l'extérieur à l'intérieur 1314, gagne la partie fondamentale du
mot — la racine 1415 — qui devient intégrante à l'égard des autres éléments
formateurs.

Telle est l'une des différences essentielles entre une racine et un
radical.

Le radical est dans le mot un élément intégré, opposable à des éléments
formateurs également intégrés. La racine est dans le mot même
(dont la formation accepte une interruption) une partie de mot qui hérite
du pouvoir d'intégration que le mot possède, par définition, à l'endroit de
son contenu et qui, héritant de ce pouvoir, l'exerce sur les éléments formateurs 1516
intervenant dans le mot pour en développer — dans le cadre de
la racine — la signification.

On notera la parfaite convenance physique de la racine faite de
consonnes séparées avec la fonction psychique qui lui est dévolue. Une
partie du mot si elle doit se montrer habile à intégrer le reste ou une partie
du reste du mot (le mot peut recevoir dans les langues sémitiques des
développements que la racine n'intègre pas, et en face desquels elle n'est
plus, garnie de ses voyelles intérieures, qu'un radical) ne pourrait inventer
93pour soi de forme meilleure que celle de consonnes mentalement 1617 espacées
attendant des voyelles complétives — peut-être même est-ce la seule
forme qu'elle puisse en l'occurrence accepter.

§ 14. Des considérations qui précèdent ressort un fait certain, de
grande portée. Le mot, tel qu'on l'a envisagé jusqu'ici, comprend dans sa
genèse une réplique — plus ou moins tardive ou précoce — de l'entendement
généralisateur au discernement particularisateur, et c'est cette
réplique qui oblige le mot, au moment où elle produit son plein effet, à
devenir, après n'avoir été que matière, forme générale : partie du discours.

On induit de là que de la puissance et de l'aisance de cette réplique
dépend la netteté avec laquelle le mot accuse dans la langue, avant d'y
prendre définitivement corps, sa forme générale (partie du discours).

Une réplique lente, différée, de l'entendement au discernement aurait
pour effet de produire un mot qui se conclurait sur une certaine indétermination
de la partie du discours laissée plus ou moins en hypothèse. Dans
le cas où, par exemple, du fait d'un excès de lenteur de l'entendement le
mot s'achèverait avant que l'univers formel auquel l'entendement le reverse
(§ 8, 2) se fût résolu en ses deux aspects antinomiques : l'espace et le
temps (§ 9), il en résulterait un mot n'emportant pas avec soi la marque
expresse soit du nom soit du verbe. Un tel état de choses est partout ou
attesté historiquement à date ancienne ou perceptible dans la préhistoire
sous l'état historique le plus ancien.

§ 15. Quant aux langues faites de mots ne portant pas d'indications
morphologiques et tenus systématiquement en dehors de toute généralisation
classificatrice, elles témoignent par là d'une réplique nulle de l'entendement
au discernement. Le mot s'achève en elles sans que l'entendement
universalisateur ait été à aucun moment sollicité d'intervenir. Au
mouvement de la pensée en direction du singulier ne vient répondre aucun
mouvement inverse en direction de l'universel. Le mot se réduit psychologiquement
à la seule opération de discernement.

§ 16. Tel est l'état du mot chinois. Le mot, dans cette langue, on le
sait, n'est jamais porteur d'indications grammaticales, et la forme classificatrice
dénommée partie du discours en est, au niveau de la langue,
absente. Il peut se produire dans la parole des emplois qui en deviennent
pratiquement l'équivalent approché : en tant qu'elle-même, dans la langue,
la partie du discours n'existe pas.

§ 17. Il apparaît ainsi, en thèse générale, que ce qui détermine universellement,
en toute langue et à toute époque, l'état du mot, et par là
l'état de langue, les langues étant faites de mots, c'est le genre de réplique
que l'entendement, dans la genèse mentale du mot, donne au discernement.94

§ 18. Le fait que dans la genèse mentale du mot n'entre pas de
réplique de l'entendement au discernement — ce qui exclut ipso facto tout
acte de généralisation s'exerçant à l'encontre de la notion particulière
discernée — ne peut manquer d'avoir sur la puissance expressive du mot,
et sur les voies qu'elle suit pour se manifester, une influence profonde dont
le mot chinois offre le plus intéressant exemple.

§ 19. Le mot chinois, d'une si grande étrangeté pour des yeux d'Occidentaux,
a sollicité vivement l'attention des linguistes et il a donné lieu à
des études pénétrantes qui n'en ont pas toutefois dissipé entièrement le
mystère.

L'investigation s'est portée surtout du côté des effets produits : on
s'est peu préoccupé du mécanisme génétique. C'est pourquoi l'on nous
permettra, peut-être, de tenter de jeter quelque lumière sur ce côté peu étudié
du mot chinois en recourant à un moyen hardi, qui consiste à retirer
par hypothèse du mot de nos langues tout ce qui ressortit à l'entendement
et à supputer, aussi exactement que possible, ce que ce mot serait, deviendrait
dans notre pensée au cas où cette soustraction pourrait s'opérer d'une
manière effective.

§ 20. A cet effet reportons-nous à la description faite plus haut
(§ 5-10) de la genèse mentale du mot dans les langues indo-européennes
et distrayons-en progressivement, en commençant par la fin, tout ce qui
appartient à l'opération d'entendement.

Il nous faut retirer l'universalisation intégrante (§ 8) obtenue en C-2,
et conséquemment, toute spécification de cette universalisation (§ 9). Ainsi
disparaît la partie du discours.

Il nous faut retirer ensuite en remontant vers la source du mot l'universalisation
intégrée obtenue en C-l (§ 8) et par cette soustraction le mot
cesse de noter un concept. Ce n'est plus dans l'esprit qu'une image singulière
privée de toute mobilité d'application : ce que serait, par hypothèse,
le mot « homme » si d'avoir trop intensifié en lui à un moment donné
l'image d'un homme particulier le faisait, dorénavant, intransportable aux
images plus ou moins différentes d'autres hommes.

Serait-ce là le mot chinois ? Non pas : un tel mot purement statique
ne pourrait fonctionner. On a réussi seulement, par l'analyse, à déterminer
le point de partage entre la systématique du mot dans les langues indo-européennes
et la systématique du mot dans la langue chinoise.

Le mot des langues indo-européennes et le mot chinois ont en
commun, parce que c'est une propriété constante du mot en toute langue,
de provoquer un défilé d'images affines.

Mais la raison — et peut-être dirait-on mieux le principe — de l'affinité
des images n'est pas identique dans le mot des langues indo-européennes
et dans le mot chinois.

§ 21. Le mot des langues indo-européennes consiste en un propos qui
assigne à la différence des limites — celles-là même du propos — et, simultanément,
par voie de conséquence, permet toute différence n'outrepassant
pas ces limites. C'est ainsi que le mot « homme », pour prendre un
exemple, suscite un défilé d'images évocatrices d'hommes différents, mais
si grande que puisse être la différence d'une image à l'autre, elle ne saurait,
quoique indéfiniment renouvelable, passer les bornes que lui assigne le
propos « homme ».95

Cette permission de différence, que le mot s'accorde à lui-même, est
l'effet direct de la généralisation intégrée (§ 8, 1). Elle en est la marque.
Si le mot peut s'évoquer, dans l'application, sous des traits différents, c'est
en raison et à proportion de l'imparticularité intérieure qu'il s'est acquise
— imparticularité qui laisse hors de cause la particularité globale, et par
là extérieure du propos. En l'absence de cette imparticularité intérieure,
le mot, en résultat, apporterait à l'esprit la vision d'une image unique,
invariante et non pas, dans la perspective d'une commune image de raison,
la vision possible des mille variantes de cette image.

§ 22. Le mot chinois est autre chose. Les images dont il suscite le
défilé ont en commun, et c'est en cela uniquement que réside leur affinité,
de produire dans l'esprit le même propos. Ces images peuvent ressembler
ou ne pas ressembler (la condition est indifférente) : dans leur ressemblance
ou leur dissemblance, elles parlent le même langage, tiennent, si
l'on peut s'exprimer ainsi, le même discours, disent à l'esprit les mêmes
choses. Pour parler ainsi semblablement, il ne leur faut point se dépouiller
de leur singularité : tout au contraire le langage qu'elles tiennent, comme
autant d'emblèmes, ne peut que gagner en puissance du fait que cette
singularité s'accroît.

Le chinois n'a pas de mot qui puisse, à notre manière, exprimer le
concept ; mais seulement des mots dont le propos s'exprime en une cascade
d'images singulières (ou quasi singulières) symbolisantes — et d'autant
mieux symbolisantes que leur singularité (expressive) s'accuse davantage.

« Il n'existe point (en chinois) », précise à ce propos M. Granet dans
son beau livre La Pensée chinoise (pp. 37-38), dont chaque page invite à
la réflexion profonde, « de mot qui signifie simplement « vieillard ». Il y
a, en revanche, un grand nombre de termes qui peignent différents
aspects de la vieillesse : l'aspect de ceux qui, déjà, ont besoin d'une alimentation
plus riche (k'i), l'aspect de ceux dont la respiration est suffocante
(k'ao), etc. Ces évocations concrètes entraînent une foule d'autres
visions qui sont, toutes, aussi concrètes : tout le détail, par exemple, du
mode de vie propre à ceux dont la décrépitude requiert une nourriture
carnée — ils sont ceux qu'on doit exempter du service militaire —
ceux qu'on ne peut plus obliger à aller à l'école (sorte de prytanée) —
ceux pour qui, en prévision de leur mort, on doit tenir prêt tout le matériel
funéraire dont la préparation exige un an de travail — ceux qui
ont le droit de porter un bâton en pleine ville, du moins quand celle-ci
n'est pas une capitale, etc. Telles sont les images éveillées entre autres
par le mot k'i, lequel, au total, correspond à une notion quasi singulière,
celle de vieillard de soixante à soixante-dix ans. A soixante-dix ans on
devient spécifiquement vieux. On mérite alors d'être appelé : lao. Ce
mot évoque un moment caractéristique de la vie qui est l'arrivée à la
vieillesse. Il n'équivaut pas au concept : vieux. Il entraîne l'apparition
d'une suite d'images qui ne se fondent point en une idée abstraite. Si
ce flot d'évocations n'est point arrêté, la représentation embrassera l'ensemble
des aspects qui singularisent les différentes catégories de gens
pour lesquels a pris fin la période active de la vie. Quand elle aura
atteint son maximum d'ampleur, cette représentation restera encore
dominée par une vision caractéristique, celle de l'entrée dans la retraite,
ou plus exactement, celle du geste rituel par lequel on prend congé
de son chef. »96

§ 23. Ainsi le mot chinois ne fait appel intérieurement qu'au seul
mouvement de singularisation (discernement). L'opération d'entendement
généralisatrice en est absente : elle lui est inutile, parce qu'il n'aborde pas
le problème de la représentation intramentale des choses directement, ce
qui le mettrait aux prises avec l'impossibilité qu'éprouve l'esprit de se les
représenter une à une dans leur infinie singularité, et poserait, ipso facto,
le problème de la représentation généralisée — mais par le biais de l'identique
langage que tiennent des images intrinsèquement dégagées de toute
impulsion généralisatrice, et que leur singularité, fût-elle extrême, ne fait
pas moins parlantes, mais, tout au contraire, plus parlantes encore 1718.

§ 24. Par le fait qu'il se développe intérieurement dans la seule direction
du singulier (discernement), sans intervention de l'entendement généralisateur,
le mot chinois est un mot pourvu d'une indépassable puissance
d'évocation.

Cette puissance d'évocation, en voie d'affaiblissement si notre information
est exacte, a exercé la sagacité des sinologues et l'on a cherché parfois
à l'expliquer en attribuant à la pensée chinoise des propriétés aberrantes
qui en feraient un monde à part dans la pensée humaine. A nos yeux de
linguiste, il s'agit de quelque chose de bien plus simple. La puissance
d'évocation du mot chinois est la conséquence obligée du mécanisme de
sa genèse.

Tout le particulier qui s'introduit dans le mot chinois est, sitôt appréhendé,
soumis à une tension singularisatrice (§ 22) dont l'effet est une
approche croissante du mot qu'on prononce et de la chose qu'il évoque.
Quand cet effet d'approche avoisine son maximum, le mot n'est pas loin de
satisfaire à l'équation : mot = chose.

Il pourra suffire pour qu'il y satisfasse pleinement de circonstances de
discours appropriées. Le mot devenu alors dans l'esprit du locuteur la
chose elle-même, par une subjective mais irrésistible impression d'identité,
en emporte avec soi et toute la réalité et toute l'efficience.

Il est à ce moment une force en la possession de qui s'en sert et dont
il convient et importe de n'user qu'à bon escient, car elle ne manquerait
pas de se retourner contre qui, par un emploi non valable du mot, aurait
fait d'elle mauvais usage. De là en chinois l'importance de la « juste
désignation ». Le vocable employé avec une suffisante véhémence, dans des
conditions de discours suffisamment solennelles, juge, qualifie, disqualifie,
absout, condamne. Plus encore provoque le destin, suscite le réel… La
parole commande aux phénomènes (Granet, La Pensée chinoise, pp. 41-42).

« Savoir le nom, dire le mot, c'est posséder l'être ou créer la chose.
Toute bête est domptée par qui sait la nommer… J'ai pour soldats des
tigres si je les appelle : « tigres ! »… Quand je sacrifie, j'emploie le terme
convenable, et les dieux aussitôt agréent mon offrande : elle est parfaite.
97Je connais la formule juste pour demander une fiancée : la fille est
à moi. La malédiction que j'exhale est une force concrète : elle assaille
mon adversaire, il en reconnaît la réalité. Je sors d'un sang princier, je
deviendrai pourtant garçon d'écurie, car on m'a appelé « palefrenier ».
Je me nomme Yu, j'ai droit au fief de Yu, la volonté du suzerain ne peut
me l'enlever, puisque j'en détiens l'emblème. J'ai tué un seigneur : aucun
crime n'a été commis si nul n'a osé dire : « c'est un assassinat ! » Pour
que ma seigneurie périsse, il suffit que, violant les règles protocolaires
du langage, je me sois désigné par une expression qui ne convenait
point : elle disqualifie, avec moi, mon pays » (Ib., p. 41).

Des « effets de sens » aussi surprenants, quand on sait qu'ils ne sont
que la conséquence régulière, normale du mécanisme génétique du mot,
appellent l'attention sur la gravité conséquente des premières démarches
linguistiques de l'esprit humain, de leur aiguillage initial. C'est pour s'être
engagé à date préhistorique dans la voie de la singularisation interne illimitée
du mot — au lieu de s'engager dans celle, diamétralement opposée,
d'une universalisation interne du mot limitée par le sens même de celui-ci
— que le chinois est devenu la chose étrange qu'il est à nos yeux d'Occidentaux.
Or cette direction prise par le chinois à une date ignorée, extrêmement
lointaine, peut l'avoir été d'une manière accidentelle, à la faveur
d'une circonstance de parole fortuite, et n'avoir pas ainsi dans la pensée
chinoise les racines profondes qu'une philosophie insuffisamment instruite
des mécanismes secrets de la langue pourrait être tentée de lui attribuer.

§ 25. D'autre part, on ne peut pas ne pas tenir compte, dans l'appréciation
du mot chinois, du fait, évident, qu'il est parvenu, en son originalité,
à rendre pratiquement les mêmes services que le mot de nos langues
construit selon l'observance d'une systématique diamétralement opposée.
Ainsi l'on surprend, à tout le moins l'on entrevoit, le jeu subtil et profond
de la loi de compensation, qui nonobstant les systématiques divergentes
auxquelles les langues défèrent, tend à égaler celles-ci entre elles in globo,
quelle qu'en soit la diversité. D'une manière générale, chaque langue peut
être considérée comme une solution intégrale du problème de l'expression
de la pensée — tel que le pose l'état de civilisation acquis — solution en
regard de laquelle il en existe d'autres réalisées ailleurs (sans compter
celles, possibles, qui n'ont pas vu et ne verront peut-être jamais le jour) et
toutes pareillement totales par rapport au problème dont elles relèvent.

Reste la question de l'élégance plus ou moins grande de la solution
intervenue en chacune, par secrète préférence, semble-t-il. Aucun sujet
n'est plus propice aux controverses. Car jusque dans le domaine de l'élégance
la plus abstraite, la loi de compensation s'insinue : ce qui est perdu
d'un côté se regagne de l'autre. En toute dernière analyse, il ne fait pas
doute cependant qu'il est une manière de résoudre le problème linguistique
l'emportant en élégance sur toutes les autres. Mais le critère permettant
de l'identifier fait défaut, en l'état actuel des études ; et en son absence,
qui n'est pas définitive, ce n'est qu'avec beaucoup de prudence, et de réserves,
qu'on peut dans l'histoire de la formation structurale des langues
introduire la notion de progrès.98

11. Journal de Psychologie, avril-juin 1939.

22. Matière = signification. La matière du mot « homme » est l'idée particulière qu'il
exprime. Sa forme (finale) est d'être un nom.

33. A partir de l'univers intérieurement contemplé. L'idée particulière faisant la
matière du mot s'abstrait de l'universel, c'est-à-dire de la masse indivise des autres
idées.

44. Les résultats acquis au cours du mouvement d'oscillation qui constitue la genèse
mentale du mot ne sont jamais remis en cause. On pourra aller plus loin, les dépasser,
non pas revenir sur ce qui est acquis.

55. L'oscillation du mot entre l'universel et le singulier et vice versa est sensible
dans sa signification même qui marque, dans tous les cas, l'obtention d'un équilibre
entre la tendance à universaliser et la tendance à singulariser. Quand on parle, en
grammaire, de la compréhension du mot, on fait allusion implicitement à un éloignement
de l'universel et un rapprochement du singulier, et quand on parle de l'extension,
à un rapprochement de l'universel et un éloignement du singulier. Ainsi loup est
plus compréhensif que animal, parce qu'il est plus proche du singulier que ce dernier,
et animal est plus extensif que loup, parce qu'il est plus proche que celui-ci de
l'universel.

Les mêmes lois profondes agissent dans le plan matériel des langues et dans le plan
formel. Elles sont plus difficiles à déceler dans le dernier.

66. On entend désigner sous ce terme tout ce qui dans la pensée est susceptible de
s'y résoudre en notions distinctes, concrètes ou abstraites.

77. Le concept présente deux moments, deux degrés : a) la notion individuée supporte
toute l'universalisation intégrée (interne) à laquelle elle est capable de résister, sans
plus ; b) l'universalisation intégrée se fait intégrante, passe à l'extérieur du mot et en
se spécifiant en cette position verse le concept dans la partie du discours. Il existe des
raisons d'admettre que le concept n'est définitivement acquis qu'avec l'obtention de ce
dernier résultat. Aussi longtemps qu'il n'est pas acquis le mot reste dans la langue un
mot ouvert, pour employer un terme, particulièrement heureux, que je dois à mon
confrère et ami M. Burnay. Les mots des langues d'Extrême-Orient sont, d'après lui, des
mots ouverts. Les mots de nos langues, au contraire, lui font, par comparaison,
l'impression d'être des mots fermés. Ce qui est exact, car le mot se ferme quand le
concept se verse dans la partie du discours. Jusque-là, la fermeture n'existe pas.

88. L'universalisation intégrée doit rester dans tous les cas inférieure à la particularisation
qui engendre matériellement le mot. Car, si elle lui devenait égale, elle la
compenserait, l'annulerait et le mot, du même coup, disparaîtrait. Comment les langues
ont réussi, d'une part, à maintenir dans le mot cette infériorité nécessaire de l'universalisation
interne par rapport à la particularisation enveloppante et, d'autre part, sans
que le mot en souffre, à faire de l'universalisation intégrée une universalisation intégrante
transcendant le mot et livrant la partie du discours est une question qu'on se
propose d'étudier dans un article destiné à paraître prochainement dans les Acta
linguistica
de Copenhague et intitulé : Esquisse d'une théorie psychologique de la déclinaison.
[Cet article est reproduit à la page 99 du présent recueil.]

99. Il y a là quelque chose d'extrêmement logique. L'univers où l'on prend les idées
et qui par cela même les contient ne peut être une identité formelle de celui qui ne les
contient plus puisqu'on les y remet.

1010. Les opérations de pensée qui ont conduit à cette spécification de l'univers sous
ses deux aspects antinomiques, espace et temps, sont les plus profondes que l'esprit
humain ait accomplies. On y surprend l'ultime effort de l'entendement se heurtant à ses
propres bornes.

1111. Mon maître Meillet voyait dans le nom le mot qui exprime la notion et dans
le verbe le mot qui exprime le procès, et il attachait à ces deux termes, notion et
procès, un sens purement formel : un procès matériellement discerné pouvant être
entendu formellement comme notion et devenir nom ou bien être entendu formellement
comme procès et devenir verbe.

Les très rares objections qui ont été faites à cette théorie sont venues de linguistes
qui ont négligé d'entendre les mots notion et procès de la même manière absolument
formelle. La théorie de Meillet, fidèlement interprétée, fait état des combinaisons
suivantes :

Matière-notion + Forme-notion = Nom (homme)
Matière-notion + Forme-procès = (cas inexistant)
Matière-procès + Forme-procès = Verbe (courir)
Matière-procès + Forme-notion = Nom (course)

1212. A tout le moins à partir d'un certain degré d'évolution. Bien des choses dans
les langues indo-européennes, même très évoluées, révèlent qu'elles furent des langues
à racines avant de devenir des langues à radicaux.

13 Voir note 12.

1413. Une telle propagation du phénomène linguistique dans un sens ou dans l'autre,
de l'extérieur à l'intérieur du mot, ou vice versa [ex : l'expression du temps (extérieur
au verbe) au moyen de l'aspect (intérieur au verbe : v. in Journal de Psychologie,
15 janvier-15 avril 1933, l'article : Immanence et transcendance dans la catégorie du
verbe
] est chose fréquente dans la formation des systèmes grammaticaux.

1514. On notera que la racine, parce qu'elle représente un discernement qui a peu
duré, dont l'action particularisatrice s'est donc peu marquée, est constamment l'expression
d'une notion fort imparticulière.

1615. Ces éléments formateurs sont les voyelles morphologiques — voyelles dont
l'action, du reste, ressortit souvent plus à la morphologie lexicale qu'à la morphologie
grammaticale.

1716. Il y a espacement physique et espacement psychique des consonnes. Le fait de
parole et le fait de pensée accusent leur congruence.

1817. Au témoignage de Chinois que nous avons interrogés, le mot chinois, sous des
apparences qui n'en révèlent rien ou peu de chose, se rapprocherait de plus en plus du
mot-concept de nos langues. Son psychisme interne serait actuellement en pleine et
rapide évolution — évolution qui, évidemment, se heurte au système général de la
langue.