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Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T06

Esquisse d'une théorie psychologique
de la déclinaison 11

La pensée, en tout ce qu'elle entreprend, inscrit et développe son
action entre deux limites, qui sont ses bornes : le singulier et l'universel.
C'est donc entre ces deux limites — peut-être dirait-on mieux ces deux
pôles attractifs — que la pensée opère en elle la genèse du mot, acte essentiel
de l'esprit.

Cette genèse dans les langues européennes évoluées, ainsi que dans
les langues non indo-européennes dont l'évolution, suffisante, a eu lieu —
sous des apparences plus ou moins révélatrices — dans la même direction 22
procède de deux mouvements inverses :

A. Un premier mouvement, essentiellement particularisateur, se propageant
de l'universel au singulier.

B. Un second mouvement, essentiellement généralisateur, se propageant
du singulier à l'universel.

Schématiquement :

image Singulier | Universel

Le premier mouvement (A), particularisateur, est celui qui crée le
sémantème. Il abstrait de la vision universelle la vision particulière appelée
99à devenir la signification du mot. Il constitue une opération de discernement,
en vertu de laquelle émerge du pensable, se discerne, s'individue,
la notion dont le mot assume l'expression.

Le second mouvement (B), généralisateur, vise des fins autres. Il
reverse à l'univers 33, tout en la maintenant distincte, individuée 44, la vision
qui s'en est abstraite. Il constitue une opération d'entendement, dont le
terme est l'attribution au mot d'une forme générale : la partie du discours.

La superposition des deux opérations de discernement et d'entendement
est sensible dans n'importe quel mot pris au hasard parmi les sémantèmes.
Soit le mot maison. D'un côté, il exprime par discernement l'idée
particulière, abstraite de la vision universelle, qui en fait la signification.
Et de l'autre, par entendement, la « re-version » de cette idée dans l'univers
au titre de nom 55.

Les deux opérations de discernement et d'entendement ne font pas
que se superposer, elles se compénètrent de la manière la plus étroite.

La compénétration tient à ce que l'opération d'entendement n'attend
pas pour se produire que l'opération de discernement se soit achevée, mais
s'insinue et se développe en celle-ci pendant son cours même et de plus en
plus
dès les premiers instants.

Quand cette naissance précoce de l'opération de entendement a atteint
le maximum de la précocité possible, l'intervalle existant entre le début
de l'opération de discernement et celui, consécutif, de l'opération d'entendement
n'est plus que d'un instant, — au delà duquel les deux opérations
deviennent coextensives et solidaires. Autrement dit à peine l'opération de
discernement s'est-elle engagée que l'opération d'entendement s'engage en
elle, sous elle, dans la vue d'en infléchir du dedans, et le plus tôt possible,
les effets.

Toutefois, si précoce que puisse être, sous l'opération de discernement,
la survenance de l'opération d'entendement, du fait seul que les deux
opérations sont consécutives par définition, donc sans simultanéité intégrale
possible, la naissance de la seconde se présente en retard d'un instant
— long ou bref mais d'existence nécessaire — sur la naissance de la première,
et ce retard initial, de persistance obligée — les deux opérations
mêmement limitées et inverses sont isochrones 66 — reparaîtra à la fin sous
100la forme d'un intervalle de temps entre l'achèvement de l'opération de discernement
et celui, plus tardif, de l'opération d'entendement.

Ainsi in finem un moment se caractérise dans le mot où l'opération
d'entendement existe seule après avoir outrepassé, transcendé l'opération
de discernement achevée avant elle.

Ce moment caractéristique final où l'opération d'entendement apparaît
dégagée de l'opération de discernement et du sémantème qu'elle
engendre est le lieu, encore vide de matière, de la déclinaison. C'est là que
la déclinaison va matériellement se constituer.

Schématiquement dans le temps, abstraction faite du but inverse des
deux mouvements, singularisation pour le premier, universalisation pour
le second, les choses peuvent être figurées comme suit :

image opération de discernement créatrice du sémantème | opération d'entendement

La partie t0tn-1 de l'opération d'entendement est coextensive à l'opération
de discernement T0Tn, et s'y intériorise. La partie tn-1tn, au contraire,
échappe à la coextension et doit se développer à part.

Un tel développement distinct fait des difficultés dont il est aisé de se
rendre compte en considérant le petit schéma ci-dessus. Aussi longtemps
que l'opération d'entendement demeure coextensive à l'opération de discernement
(de t0 en tn-1) elle a pour support le sémantème engendré par
celle-ci. Mais à partir du moment où l'opération d'entendement outrepasse,
transcende l'opération de discernement (de tn-1 en tn) le support du sémantème
lui fait défaut. Elle n'a plus rien sur quoi s'appuyer.

Il lui faut retrouver un support, ou renoncer à son propre achèvement.
Le support indispensable que le sémantème outrepassé, transcendé ne peut
plus fournir sera demandé à l'au-delà du sémantème, à sa subséquence.
Or l'au-delà, la subséquence du sémantème, c'est son emploi dans le discours,
dans la phrase. Dans sa phase ultime, l'opération d'entendement
devra donc faire appel aux cas d'emploi du sémantème, tels qu'ils se déterminent
dans la phrase, et par une sorte d'attraction les introduire dans le
mot, afin de pouvoir s'y achever, le sémantème se dérobant, en prenant
appui sur eux.

Les cas d'emploi ainsi introduits dans le mot constituent la matière de
la déclinaison. Ils ont trait, en général, à la fonction du nom dans la
phrase, au genre et au nombre qu'il y peut prendre.

L'inachèvement obligé de l'entendement dans les limites du sémantème
(v. schéma ci-dessus) a sa cause profonde dans une loi qu'on pourrait
appeler loi de conservation du mot. Cette loi veut que, dans tous les cas,
l'action universalisatrice de l'entendement à l'égard du sémantème reste
si peu que ce soit inférieure en puissance à l'action particularisatrice du
discernement, créatrice du sémantème.

Car s'il en était autrement les deux mouvements, orientés en sens
inverse, et de fin contraire, se compenseraient, s'annuleraient réciproquement
et le sémantème, du même coup, disparaîtrait. Sa particularisation
ne résisterait pas à une universalisation intérieure égale. Pour que le
101sémantème puisse subsister, il ne doit supporter intérieurement que l'universalisation
compatible avec le maintien de l'idée particulière qu'il
exprime 77.

Ainsi l'on aboutit de nouveau, par la seule application de cette loi,
à l'impossibilité, déjà démontrée d'une autre manière (p. 100), de parachever
l'universalisation d'entendement en s'appuyant sur le sémantème et à
la nécessité conséquente, si cette universalisation doit se parachever, d'en
faire porter les derniers instants sur les cas d'emploi introduits dans le
mot à cet effet.

Une fois ces cas d'emploi introduits dans le mot, l'universalisation
d'entendement s'achève en s'appuyant sur eux ; et s'achevant détermine la
partie du discours.

Le cas de déclinaison apparaît ainsi assumer dans le mot la double
fonction :

d'en déterminer prévisionnellement la condition d'emploi, et par là
d'en restreindre les applications possibles. C'est la fonction accessoire.

de porter (de véhiculer) jusqu'à son terme l'acte d'entendement, et
par là de déterminer la partie du discours. C'est la fonction principale.

L'intervalle de temps nécessairement existant, si petit soit-il, entre
l'achèvement de l'opération de discernement et l'achèvement de l'opération
d'entendement (pp. 100 et 101) constitue le champ de déclinaison. L'incessante
réduction de ce champ due à une survenance, à une pénétration de
plus en plus précoce de l'opération d'entendement sous l'opération de discernement
— la formation du concept exige à elle seule que le sémantème
subisse du dedans toute l'universalisation compatible avec le maintien de
sa particularité 78 — oblige la déclinaison à se réduire dans la même proportion.

Par là s'explique que la déclinaison dans les langues indo-européennes
apparaisse dès la date la plus ancienne déjà simplifiée et que la simplification,
d'une manière générale, se soit poursuivie plus ou moins dans
toutes, atteignant dans quelques-unes, qui sont les principales, parmi les
langues indo-européennes actuellement parlées, le haut degré où nous la
voyons aujourd'hui.

Les langues indo-européennes, en face de résistances concrètes variables,
plus ou moins aisément surmontées, montrent une propension commune,
dont la réduction générale de la déclinaison témoigne, à la plus
grande compénétration possible de l'opération de discernement, créatrice
du sémantème, et de l'opération sous-jacente d'entendement, créatrice de la
partie du discours. Et sans doute est-ce leur trait caractéristique le plus
profond, auquel elles doivent l'essentiel de leur physionomie propre.

A sa date originelle, perdue dans la préhistoire, l'opération d'entendement,
encore débile, s'engage tardivement sous l'opération de discernement
et il en résulte entre leurs deux points (temporels) d'achèvement un
écart important — autrement dit un vaste champ de déclinaison, dont
l'implétion requiert l'introduction dans le mot de cas d'emploi nombreux.
Puis quand le champ s'étrécit du fait que l'opération d'entendement
s'engage plus tôt sous l'opération de discernement, les cas d'emploi introduits
102dans le mot pour emplir le dit champ diminuent en nombre. Et c'est
ainsi que par degrés on voit la déclinaison se vider de son contenu d'indications
grammaticales. Deux périodes se succèdent nécessairement dans la
carrière de la déclinaison : une période d'implétion au cours de laquelle,
le champ de déclinaison demeurant vaste, s'introduisent dans le mot des
cas d'emploi nombreux : la déclinaison compte alors beaucoup de cas ; et
une période de déplétion, seule historiquement observable, où, le champ de
déclinaison s'étrécissant de plus en plus, on voit le mot expulser peu à peu
les cas d'emploi qu'il s'était primitivement incorporés.

L'élimination progressive de la déclinaison a pour conséquence la
nécessité d'exprimer en dehors du mot les cas d'emploi qui ne s'expriment
plus en lui ou qui, s'ils s'y expriment encore, ne le font plus avec la netteté
suffisante et il en résulte un développement corrélatif des morphèmes
séparables, notamment de la préposition.

A ce propos, il n'est pas sans intérêt de confronter, afin d'en bien voir
la différente valeur, la préposition et le cas de déclinaison.

Ce qui fait l'originalité du cas de déclinaison, par comparaison avec
la préposition, c'est d'être un morphème à double effet qui, d'une part,
assigne prévisionnellement au nom un certain emploi, à l'exclusion d'autres ;
et, d'autre part, joue dans le mot le rôle de déterminant de la partie
du discours, puisque, ainsi qu'il a été expliqué plus haut, sans les indications
grammaticales introduites dans le mot pour servir in extremis de
support à l'universalisation d'entendement, celle-ci ne pourrait s'achever
et, ne s'achevant pas, déterminer la partie du discours, expression de cet
achèvement.

Quant à la préposition, elle est un morphème à simple effet. Elle sert
à exprimer une certaine fonction du nom dans la phrase, mais n'intervient
à aucun degré comme déterminant de la partie du discours, obtenue dans
le mot sans que la préposition ait eu à se produire.

L'effet le plus direct de rétrécissement du champ de déclinaison est
l'élimination pure et simple de cas en excès, que d'autres morphèmes,
séparables, suppléent. Mais à côté de cet effet direct et simple, il s'en
produit un autre d'une nature infiniment plus subtile et dont il importe
d'expliquer le mécanisme.

La première distinction à faire pour y parvenir est celle des cas psychiques,
purement mentaux, et des cas sémiologiques, apparemment représentés,
sous lesquels les cas psychiques s'expriment.

Les cas psychiques, sous les cas sémiologiques qui les représentent,
sont en continuel regroupement, en perpétuelle recherche de la meilleure
relativité réciproque possible : celle qui tiendrait le mieux compte de tout
ce qu'il peut y avoir entre eux de symétrique, d'inverse et de compensable.

A tout succès dans cette recherche du compensable correspond dans
la pensée — et dans la langue — un élargissement de l'assiette de compensation ;
et plus cette assiette s'élargit, moindre devient le nombre des
postes distincts dont la déclinaison a besoin pour s'exprimer. Dans l'hypothèse
— réalisée dans plusieurs langues — où la compensation deviendrait,
au sein de la déclinaison, universelle, c'est-à-dire où, de compensation
en compensation, tous les cas psychiques non éliminés se trouveraient
103réduits à deux cas compensés finalement en un seul, il ne serait plus besoin
que d'un seul poste, autrement dit d'un seul cas représenté.

La déclinaison n'exprime discriminativement, sous des cas sémiologiques
différents (cas représentés), que ce qui, dans le champ des relativités
réciproques qu'elle embrasse, échappe à la compensation, reste en
dehors de son assiette.

C'est à la recherche subtile, dans le champ de ces relativités, de la
plus large compensation possible, qu'il faut attribuer la diminution du
nombre des cas de déclinaison, souvent déjà assez marquée, quand le
nom passe du singulier au pluriel, et sujette à devenir très importante
dans le passage du nom au duel.

En la circonstance les choses ont lieu ainsi : ce qu'on met au pluriel
(ou au duel) en partant du singulier, ce n'est pas le cas de déclinaison,
mais uniquement le sémantème. Le cas de déclinaison, lui, est de sa nature
singulier et ne peut se concevoir que sous ce nombre : il n'existe qu'un
nominatif, qu'un accusatif, qu'un datif, etc. Il suit de là que le mot en
changeant de nombre abandonne momentanément la déclinaison dont il
était porteur et doit, en conséquence, sous le nouveau nombre qu'on lui
destine, la recréer. Théoriquement, rien ne s'oppose à ce qu'il la recrée
identique. Pratiquement on doit considérer qu'une déclinaison abandonnée,
ne fût-ce que pour un instant, — tout dans la pensée est extrêmement
rapide — est une déclinaison qui, détachée de son support, tombe en
elle-même et tend à regrouper ses cas psychiques, à refaire le système
de ses relativités réciproques.

Des attirances s'accusent entre cas psychiques qui se font plus ou
moins partiellement vis-à-vis, dont l'un apparaît, sous une certaine
lumière, l'inverse de l'autre, et de ces attirances naissent des possibilités
de compensation, dont le jeu effectif pourra avoir ce résultat que deux cas
psychiques, exprimés sous des cas sémiologiques différents, ne forment
plus, sous l'un de ceux-ci, seul maintenu, qu'un cas psychique unique indiscriminant
en lui ce qu'ils y avait de compensable, jusque-là inaperçu, entre
les deux cas psychiques premiers : ce que la compensation ainsi développée
n'absorbe point passe ailleurs, se distribue sous les autres cas
sémiologiques subsistants, ou bien quitte le champ de déclinaison, avec
les conséquences supplétives que cela comporte du côté des morphèmes
séparables. En latin, par exemple, dans toutes les déclinaisons, le pluriel
indiscrimine sous un cas sémiologique unique les cas psychiques de datif
et d'ablatif sémiologiquement discriminés au singulier.

En thèse générale on peut poser que, dans la déclinaison, la compensation,
purement mentale, de cas psychiques — procès très secret, mais non
absolument inanalysable
89 — conduit, en se développant, à la réduction du
nombre des cas sémiologiques chargés de leur expression. Les deux procès
sont en corrélation.

C'est chose fort remarquable que la convenance particulière du duel
aux cas très largement compensatifs. La raison en est, certainement, dans
la nature très spéciale de ce nombre, dont le but est de montrer l'un équilibrant,
compensant l'autre dans une unité fictive enveloppante. Il a suffi
de transporter la puissance compensative du duel du domaine de la numération
104au domaine de la morphologie, pour qu'il s'ensuive des duels intériorisant
des cas compensés, compensables à leur tour entre eux, — et
qu'ainsi, l'assiette de la compensation s'élargissant de plus en plus, la
déclinaison du duel se réduise finalement, comme il est arrivé en grec, à
deux cas fondamentaux.

La disparition dans le français au XIVe siècle de toute déclinaison
apparente est le résultat non pas de l'élimination directe des deux cas,
sujet et régime, de l'ancien français, mais de la compensation sous le cas
régime, et très rarement sous le cas sujet, des deux fonctions antinomiques
de sujet et d'objet. Le résultat a été le cas unique du français moderne
indiscriminant en lui les fonctions de sujet et d'objet et, par assimilation,
celle d'attribut.

Pour lever cette indiscrimination de deux cas psychiques sous un cas
sémiologique unique, — ce qui est tout autre chose que l'absence proprement
dite d'un cas éliminé — le français a recours au moyen expressif
que constitue l'ordre des mots. C'est sa place dans la phrase qui, pour l'ordinaire,
confère au nom, selon qu'il est besoin, les fonctions soit de sujet,
soit d'objet, soit d'attribut.

Quand il s'agit, non pas d'un cas compensé par un autre sous le signe
de l'un d'entre eux, devenu commun, mais d'un cas directement éliminé
(p. 103) le français, pour en suppléer l'expression, se sert de la préposition.
On est ainsi fondé à poser que dans le français moderne la préposition
dénote toute fonction autre que celles compensativement indiscriminées
dans le cas unique, et dès lors apparemment inexistant de cette langue :
savoir les fonctions inverses de sujet et d'objet, plus celle d'attribut.

La compensation des fonctions antinomiques de sujet et d'objet s'étant
opérée généralement, en français, sous le cas régime et tout à fait exceptionnellement
sous le cas sujet, la forme régulière du nom dans le français
moderne est celle du cas régime. Quelques noms seulement y ont la forme
du cas sujet.

Il est arrivé aussi, accidentellement, que la compensation des deux
fonctions s'est opérée et sous le cas régime et sous le cas sujet avec, sous
les deux, la même conséquence morphologique : le cas unique du français.
Le fait, toutefois, que le résultat morphologique, nonobstant l'identité, se
manifeste sous des espèces sémiologiques différentes a été pour celle-ci
l'amorce d'une discrimination sémantique qui s'est ensuite plus ou moins
accusée. C'est ainsi que la compensation de la fonction sujet et de la fonction
objet sous le cas régime a donné le mot pasteur et la compensation
des deux mêmes fonctions sous le cas sujet, le mot pâtre.

La conservation du cas sujet du mot « homme » sous la forme du pronom
on offre l'exemple d'un fait peu différent dans son principe du fait
précédemment examiné.

Dans le français moderne, ce n'est que rétrospectivement, en diachronie,
dans le seul plan historique, que le mot « homme », en son état actuel,
représente le cas régime de l'ancien français. Dans la réalité (nécessairement
synchronique) de la langue, il traduit une novation de cas : sous
l'ancien cas régime, conservé au titre de support matériel (il en fallait un),
mais déchu de sa qualité propre, s'est créé un cas psychique inexistant
antérieurement, qui indiscrimine en lui en les compensant les fonctions
inverses autrefois séparées de sujet et d'objet (+ attribut).105

La compensation portant sur la totalité de ce que la déclinaison avait
persisté à discriminer jusque-là, le français se trouve ne plus posséder
qu'un seul cas : unique dans le plan sémiologique et total dans le plan
psychologique. Impossibilité, par conséquent, de concevoir le sémantème
en dehors de ce cas.

Que peut-il advenir, dans ces conditions, du cas sujet ? De deux
choses l'une : ou il lui faut disparaître en tant que forme vide de matière
(de signification), et c'est ce qui a lieu généralement : ou bien, afin de
persister, se refaire une matière avec le souvenir évanescent de l'ancienne
matière occupante.

C'est pour avoir pris, par une exception singulière, ce dernier parti
que l'ancien cas sujet hom a survécu dans la langue. Rémanence d'un état
sémiologique ancien, dont il garde la mémoire obscure, il est devenu ce
que sont les mots qui rappellent : un pronom. Mais comme le rappel en la
circonstance est le fait actif du seul cas sujet, tenant en échec par résistance
propre la dominance systématique, contraire à son maintien, ce n'est
que comme sujet que le pronom on peut s'employer. Toute autre fonction
lui reste interdite.

La réduction de la déclinaison signifie : champ de déclinaison étréci
(p. 103) ; sémantème moins largement transcendé par l'opération d'entendement
(p. 101) ; au total, action plus pénétrante de l'entendement sous le
sémantème (p. 102).

Or ce que l'action universalisatrice de l'entendement gagne dans le
sémantème en intériorisation, elle le gagne aussi en intensité d'effet. Et
comme son effet est de retirer du sémantème tout le particulier retirable
— tout le particulier non indispensable à l'existence même du sémantème
(pp. 101 et 102) — un moment vient où, par trop de progrès dans cette voie,
le sémantème en arrive à disconvenir, dans l'immédiat, à toute application
singulière momentanée, n'étant plus dans l'esprit qu'une image purement
notionnelle de concept, l'image d'une idée, non plus celle d'une chose dont
on puisse parler 910.

Le problème est alors dans l'emploi du nom de lever cette disconvenance,
de la résoudre, selon qu'il est besoin, en la convenance utile. Il
faut pour cela un signe : qui est l'article.

L'article apparaît ainsi non pas avoir pour cause la réduction de la
déclinaison, mais procéder de la même cause profonde que celle-ci : la
pénétration croissante, quoique inachevable 1011 (p. 101) de l'universalisation
d'entendement sous la particularisation de discernement, c'est-à-dire, en
résultat, sous le sémantème.

Il nous reste, avant de pouvoir conclure, à justifier en quelques mots
la méthode d'investigation purement psychologique suivie délibérément
dans cette étude, — par un parti pris jugé utile en l'état actuel de la
science linguistique, qui a trop regardé les choses du dehors et pas assez
du dedans.106

La causalité dans les langues est simultanément active et permissive.
Les causes actives sont celles qui, phonétiques ou analogiques, agissent
mécaniquement sur la langue du dehors. Les causes permissives résident
dans le consentement, — l'approbation, — que l'esprit apporte à l'activité
des premières, lesquelles en l'absence de ce consentement demeureraient
sans pouvoir, de nul effet, pratiquement inexistantes.

S'agit-il, par exemple, de l'élimination graduelle de la flexion nominale
dans les langues indo-européennes, ce n'est pas manquer à la vérité que
d'en voir la cause dans le traitement de la fin de mot. Les explications
procédant de cette vue rendent raison des faits. Il n'en demeure pas moins
que si l'abrègement de la partie finale du mot a pu se produire et se poursuivre
phonétiquement, c'est pour avoir été accepté, consenti de longue
date par la pensée qui découvrait là un traitement congruent aux fins
qu'elle vise. Au cas où il en aurait été autrement, l'abrègement de la fin
de mot, entraînant la disparition progressive de la flexion, ne se serait pas
produit, la pensée surveillant la langue d'assez près pour ne jamais laisser
s'accomplir en celle-ci des choses contraires aux besoins, aux intimes
desseins de l'esprit.

Il est même à propos de préciser que si la pensée avait eu besoin d'une
flexion nominale large, l'évolution mécanique de la langue aurait produit
des effets en ce sens. Non pas que la pensée puisse imposer sa tendance
à l'évolution mécanique, mais parce que celle-ci, qui est aveugle et sans
dessein, produit des accidents de toute sorte, de toute direction, et que
parmi ces accidents sans but, qui viennent s'offrir, sont retenus seulement
par la pensée ceux qui, fortuitement, servent ses visées, poussent les choses
dans le sens où, en quête du mieux, elle souhaite obscurément les voir
aller.

Telle est, en la matière controversée de la causalité dans le langage,
notre doctrine. Elle justifie l'attitude prise ici, dans cet article, et dans
nos autres écrits.

Nous avons terminé. Peut-être cependant voudra-t-on bien nous permettre
d'ajouter, en conclusion, quelques mots concernant la portée des
recherches faites ici, laquelle passe de beaucoup et le sujet et le domaine
restreint où il a été envisagé.

La déclinaison telle qu'on vient d'en esquisser la théorie appartient
à un état de langue qui est celui des langues indo-européennes. Or en partant
de cette théorie, il serait possible, mutadis mutandis, de restituer des
états de mot — et, conséquemment, des états de langue : les langues étant
faites de mots — fort différents. Cette possibilité de « dériver », si l'on
peut dire ainsi, de la systématique d'une langue, en y opérant les changements
admissibles, la systématique d'autres langues ne saurait profondément
surprendre qui veut bien tenir compte de la validité illimitée des
principes dont la présente étude s'inspire, lesquels remontent tous au fait
incontestable que la pensée humaine a pour bornes, en tout état de cause,
constamment et partout, le singulier et l'universel et que c'est en fonction
de ces limites, de leur attraction, et dans leur intervalle, que son action
linguistique entière se développe.107

11. Acta linguistica, vol. I, fasc. 3, Copenhague, 1939.

22. Le chinois est une langue évoluée, mais son évolution s'est faite dans une toute
autre direction que celle suivie par les langues indo-européennes ou les langues sémitiques.
En thèse générale, on peut admettre que les langues, dans la période initiale
de leur formation, ont à choisir, le choix pouvant résulter de circonstances accidentelles,
entre un certain nombre de directions possibles qui leur sont, en quelque sorte,
proposées, rien ne s'opposant à ce que des langues non apparentées s'engagent, en
dehors de toute influence, par simple fait humain, dans la même voie. A quoi il faut
ajouter, pour être tout à fait précis, que chacune des différentes directions est un cas
particulier de la direction humaine universelle, et s'y montre, sous une analyse suffisamment
pénétrante, réductible.

33. C'est par une fiction de l'esprit — une fiction de discernement — que le particulier
s'abstrait, se détache de l'universel. Cette fiction, l'entendement — qui dans
l'esprit même oppose l'esprit à l'esprit — la révoque et il impose la reversion du
particulier dans l'universel, oblige à comprendre dans le mot maison non pas seulement
la particularité qu'il exprime, mais la généralité qu'il devient (le nom) au moment où
dans la pensée la fiction du particulier détaché de l'universel se dissipe.

44. Au cours de la genèse mentale du mot, les résultats antécédemment acquis ne
sont jamais révoqués.

55. La reversion du mot à l'univers s'adresse dans les langues suffisamment évoluées
dans cette direction à un univers déterminé sous ses deux espèces antinomiques :
l'espace et le temps. La réversion à l'univers-espace fait le nom ; la réversion à l'univers-temps,
le verbe. La question a fait l'objet, de notre part, d'une étude assez détaillée
qui paraîtra prochainement dans le Journal de Psychologie (Paris, Alcan) sous le titre :
Discernement et entendement dans les langues. Mot et partie du discours. On y renvoie
le lecteur, [reproduit, pp. 87 et suiv., du présent recueil.]

66. Assujetties à s'accomplir dans un temps égal. Inscrites entre les deux mêmes
limites, le singulier et l'universel, les opérations de discernement et d'entendement ont
à accomplir, en sens inverse, le même parcours dans un temps égal. L'assujettissement
des procès psychiques parallèles à la condition d'isochronie a joué un grand rôle dans
la structure des langues. La théorie de la déclinaison exposée ici en est un témoignage.

77. Un nom parvenu à l'état de concept est l'expression d'une idée qui a subi du
dedans toute l'universalisation compatible avec sa conservation.

8 Voir note 7.

98. Pas absolument, mais la difficulté d'une telle analyse reste extrême. Elle n'a pas
été scientifiquement tentée.

109. Le langage parle de choses au moyen de concepts. Il ne parle pas, il ne peut pas
parler de concepts : quand il parle d'un concept, comme tel, le concept devient ipso
facto
une chose, la chose dont on parle.

1110. Si elle s'achevait, le sémantème en serait détruit (v. pp. 101 et 102).