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Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T10

Particularisation et généralisation
dans le système des articles français 11

A M. Bruneau

Le mot « système » qui figure dans l'intitulé du présent article ne
bénéficie pas parmi les linguistes d'une égale estime. Très en faveur auprès
de ceux d'entre eux qui ne se refusent pas à admettre que la linguistique,
grâce à des observations fines des faits de langue et de langage rendues
plus fines sans cesse par la réflexion, puisse un jour se créer en science
théorique, il fait, au contraire, l'objet d'un accueil réservé et froid, presque
défiant, de la part de ceux, nombreux encore, que la crainte, désormais
injustifiée, de voir la linguistique retomber dans les errements de l'ancienne
grammaire générale incline à conserver obstinément à la science du langage
l'aspect à peu près complètement descriptif et classificatif demeuré
le sien depuis la date, capitale dans son histoire, de la découverte du
sanskrit.

La linguistique, à ce moment, devient historique et comparative ; elle
substitue à la méthode déductive la méthode expérimentale — ou, pour
mieux dire, son approché dans une science où l'expérience, de par la nature
de l'objet, reste interdite — et par là choisit la seule voie capable de la
conduire au succès, qui, dès lors, s'affirme. Le seul tort de la science du
langage, dans la suite, est, par un excès de positivisme qui la rend exagérément
défiante à l'égard du raisonnement — défiance, chose curieuse que
d'autres grandes sciences d'observation 1 bis2 ne connaissent point — de
n'avoir plus voulu franchir les limites du directement constatable et d'avoir
méconnu et dédaigné l'aide, extraordinairement efficace, que peut apporter
à l'observation fine du concret la réflexion profonde abstraite.

L'image d'ordre qu'emporte avec soi la notion de système est écartée
par ceux de nos confrères qui voient dans la langue le produit de faits
143purement accidentels sans rapport de subordination avec des faits généraux
dont ils resteraient, en tout état de cause, étroitement dépendants.
L'image qu'ils se font, intimement, de la formation d'une langue et de ses
mille accidents, c'est celle d'une contingence absolument libre, — non
pas libre dans les limites, plus ou moins distantes, d'une nécessité intégrante,
mais totalement, anarchiquement libre 23.

La même image d'ordre, inséparable du mot système, apparaît, au
contraire, dominante, en dépit d'apparences en désaccord avec elle, chez
ceux des linguistes qui, sans contester le moins du monde qu'une langue
soit le produit d'une multitude de faits fortuits, considèrent que ces faits
fortuits, innombrables, de quelque manière qu'ils se produisent, et si
contingents qu'ils puissent être, demeurent sous la dépendance de faits
généraux de pensée en petit nombre. Le système d'une langue c'est, au
regard de ces derniers, le rapport qui s'établit à tous moments dans la
structure de la langue entre des faits souverains peu nombreux, ne frappant
pas à première vue le regard, et la multitude des faits accidentels plus
visibles, et pour cette raison plus faciles à identifier historiquement, auxquels
la langue semble apparemment devoir l'entier de son existence.

L'idée que la langue constitue un système dont le sujet parlant et le
sujet écoutant ont la possession commune n'est pas parmi les linguistes
très ancienne. On la rencontre énoncée avec beaucoup de force, dès les
premières éditions, dans l'Introduction à l'étude de la grammaire comparative
de Meillet qui, à la page 463 de l'édition de 1915, dans l'appendice
consacré à un aperçu du développement de la grammaire comparée,
s'exprime en ces termes : « … Dès lors (après la publication du Mémoire
sur les voyelles
), il n'était pas permis d'ignorer jamais et à propos d'aucune
question
34, que chaque langue forme un système où tout se tient, et a un
plan d'une merveilleuse rigueur » ; mais c'est dans le Cours de linguistique
générale
de Ferdinand de Saussure que la même idée devient l'un des
piliers d'une doctrine, généralement admise depuis, qui n'a jamais cesse
cependant de faire l'objet d'un examen critique approfondi, et dont la
validité — assez imprudemment remise en question par certains, sur le
témoignage de faits de langue en contradiction apparente avec elle et, en
réalité, tout simplement mal interprétés, non situés dans le système auquel
ils appartiennent — a donné lieu à des controverses dont on a eu récemment
ici même un écho.

L'importance théorique que présente ce débat fait regretter qu'il se
soit tenu à peu près constamment dans l'abstrait et que, ayant à prouver —
la science ne vit pas de vérités, elle vit de preuves 45 — que la langue est un
système, on n'ait point entrepris de démonter pièce à pièce l'édifice et d'en
faire voir la rigueur d'agencement et l'élégance de fonctionnement. C'est le
seul genre de preuve qui puisse emporter l'adhésion de tous. Le mouvement
144se prouve en marchant, l'aptitude de la linguistique à se créer en
science théorique se prouvera en théorisant.

Or les théories, même les plus exactes, ne deviennent probantes que si,
quittant la sphère des généralités philosophiques, elles s'attaquent à des
faits concrets bien délimités, faisant difficulté, et dont elles rendent raison
mieux qu'il n'avait été possible de le faire jusque-là sans elles. La linguistique
doit, en effet, sous peine de s'égarer, rester une science fondée sur
une observation attentive des faits, qui ne saurait devenir trop fine et, afin
de gagner sans cesse en finesse, ne négligera point d'appeler à son aide,
selon la méthode préconisée ici dès les premières lignes, le raisonnement
venant s'interpoler, avec sa puissance propre, entre les observations faites,
dont il augmente la portée. C'est par cette alliance en toute proportion
utile 56 de la réflexion abstraite profonde et de l'observation fine du concret
que la linguistique réussira, sans qu'il y ait, semble-t-il, maintenant beaucoup
à attendre, à s'élever de plusieurs degrés dans la hiérarchie des
sciences, et cela plus aisément 67 que d'autres sciences d'observation.

Le caractère strictement formel du petit mot dénommé article facilite
grandement la tâche, toujours difficile, du linguiste théoricien. Alors que
le nom auquel l'article s'attache et dont il règle, par plus ou par moins,
l'extension représente une compréhension, l'article, dégagé de toute compréhension,
n'est que le signe d'une appréhension du compris ; ou si l'on
veut, celui d'une saisie momentanée dans un cadre d'étendue variable d'une
notion parvenue dans la pensée à la permanence et au genre d'extension
que cet état comporte. L'article est le signe sous lequel s'opère la transition
du nom en puissance, capable de toute extension, au nom en effet, assujetti
à une extension que le discours détermine. La propriété qu'a le nom,
quand il est un substantif, d'avoir son incidence à ce qu'il signifie par
lui-même, et non pas, comme l'adjectif, à ce que signifie un autre vocable,
le prédestine, d'autre part, — la place nous fait défaut pour traiter le sujet
aussi longuement qu'il le mériterait — au genre de saisie dont l'article
assume dans les langues évoluées l'expression distincte.

Leibniz voyait dans le langage le miroir de l'entendement. Cette définition
acquiert plus d'exactitude encore si l'on prend la précaution d'en
restreindre l'application à la langue. Dans la langue, et c'est ce qui fait
d'elle un système, sont inscrits, portés par des signes discriminants, les
grands mouvements inhérents à la pensée humaine, ceux qui sont inséparables
d'elle et dont on serait fondé à dire qu'ils la créent autant et plus
qu'elle ne les crée. Ils se confondent avec son existence même, et s'ils
n'étaient point en elle, elle ne serait point, tenant d'eux sa puissance.

Les deux plus importants de ces mouvements créateurs de la puissance
145de la pensée sont l'accession au général à partir du particulier et,
inversement, l'accession au particulier à partir du général. Ces deux mouvements
orientés au rebours l'un de l'autre, et qui chacun, par une sorte
de rotation au sujet de laquelle il conviendrait de méditer, prennent leur
départ à la fin de l'autre, représentent la mobilité de l'esprit humain entre
les limites que sa nature même lui assigne et qu'il ne saurait franchir
effectivement d'aucune manière 78, à savoir : d'un côté le singulier, et de
l'autre l'universel. Toutes les entreprises de la pensée, on a eu l'occasion
de le dire ailleurs à propos d'un autre sujet (Acta linguistica, III) s'inscrivent
entre ces deux limites. Le mouvement de généralisation est celui qui
se propage à partir du singulier en direction de l'universel ; le mouvement
de particularisation, celui qui se propage à partir de l'universel en direction
du singulier. Concevoir, c'est toujours prendre position entre les deux
limites en question, soit en vertu d'un mouvement d'éloignement du singulier
en direction de l'universel, soit en vertu d'un mouvement d'éloignement
de l'universel en direction du singulier.

Ces deux mouvements qui alternent sans cesse dans la pensée, et dont
l'un appelle la réplique de l'autre, constituent le fundamentum systématique
de toute langue et ils ont réussi par des voies psycho-analytiques,
dont l'étude relève de l'histoire générale du langage, à trouver à la longue
dans les langues les plus évoluées leur expression séparée, purement formelle,
indépendante de toute matière. La discrimination des deux mouvements
présente en français, pour des raisons historiques 89, une netteté qui
n'est nulle part plus grande. L'article un y indique le mouvement par lequel
la pensée, prenant de la distance par rapport à l'universel, s'approche par
degré du singulier numérique. Autrement dit, l'article un du français symbolise
dans la langue le mouvement d'approche du nombre 1, auquel il
aboutit et avec lequel il ne se confond pas. L'article le, à l'inverse, — une
grande symétrie règne dans la partie formelle des langues évoluées, — symbolise
le mouvement par lequel la pensée prenant son départ au singulier
déjà atteint s'en éloigne et tend, sans que dès lors aucune limitation finale
puisse lui être assignée, vers l'infinitude de la vision universelle.

Ainsi l'article un apparaît, par son cinétisme, un signe vecteur de particularisation,
vu qu'il figure dans la langue le mouvement essentiel par
lequel l'esprit se porte de l'universel au singulier ; tandis que l'article le,
représentatif du cinétisme opposé, y apparaît un signe vecteur de généralisation,
figurant dans la langue le mouvement, non moins essentiel, par
lequel l'esprit se porte du singulier à l'universel.

Le schème reproduit ci-dessous indique mieux que ne sauraient le
faire de longs développements ce que sont les deux articles au fond de la
pensée, dans le système que constitue la langue.

Les deux mouvements — celui attribué à l'article un, d'approche du
singulier par éloignement de l'universel, et celui, antithétique, attribué à
l'article le, d'éloignement du singulier en direction de l'universel — trouvent
l'un et l'autre dans l'article qui les symbolise une expression intégrale.
Dans la langue, l'article un représente l'entier du mouvement qui se propage
de l'universel au singulier, et l'article le l'entier du mouvement engagé146

image Universel (Vision initiale) | Universel (Vision finale) | cinétisme inhérent à l'art. le | cinétisme inhérent à l'art. un | Singulier numérique

Figure 1.
Le système cinétique des articles fondamentaux du français.

L'article un, porteur d'un mouvement se développant de l'universel au
singulier, est la projection dans l'abstrait de la puissance que possède
l'esprit de particulariser. Au terme de sa course, l'article un, qui déclare
là sa valeur essentielle (finale), est un article de particularisation.

L'article le, porteur d'un mouvement se développant, à l'inverse, du singulier
à l'universel, est la projection dans l'abstrait de la puissance que
l'esprit possède de généraliser. Au terme de sa course, l'article le, qui, de
même que l'article un, déclare là sa valeur essentielle (finale), est un article
de généralisation.

L'image que les deux articles suscitent du mouvement dont ils sont chacun
porteurs est dans la langue celle d'un entier saisi en puissance, avant
réalisation : c'est-à-dire avant dépense aucune du mouvement virtuellement
évoqué. A cet état d'entier virtuel, le discours, qui survient ensuite, substitue
celui de partie effective plus ou moins distante, par son degré de réalisation,
de l'état d'entier virtuel dépassé. Réalisant le mouvement in posse
dont l'article est porteur, le discours en suspend la progression in fieri à
l'instant d'elle-même où elle atteint le quantum in esse jugé expressivement
utile.

à partir du singulier et développé ad infinitum en direction de l'universel.
Cette représentation intégrale est le fait de langue qu'il ne faut pas confondre,
on va le voir, avec le fait de discours.

Le rôle du discours, dans le cas des deux articles, est de les faire servir
non pas à la saisie entière du mouvement que chacun d'eux symbolise
dans la langue et dont ils représentent en indivision tous les instants,
mais à la seule saisie effective d'un instant précoce ou tardif, choisi
parmi les instants consécutifs que comprend le mouvement entier.

Cette saisie par le discours d'un instant seulement du mouvement que
chacun des articles figure dans la langue en entier rend raison des effets
de sens extrêmement variés — au point de pouvoir pour un même article
être portés jusqu'à l'expression des contraires et de l'un à l'autre jusqu'à
celle de la quasi-identité (les deux conséquences se tiennent) — des deux
articles fondamentaux du français : un et le, qui sont des articles simples.
Les autres articles, non fondamentaux, du, de la, des sont composés.

Un simple coup d'œil jeté sur le schéma reproduit plus haut (fig. 1) du
cinétisme des articles suffit à faire concevoir que l'article un, encore qu'il
constitue intrinsèquement un article de particularisation dont le terminus
ad quem
est le singulier, puisse produire momentanément dans le discours
aussi bien une idée générale de grande extension : Un enfant est toujours
l'ouvrage de sa mère
(Napoléon) qu'une idée particulière de petite extension :
147Un homme entra, qui avait l'air hagard ; et que, de même, l'article le,
encore qu'il constitue intrinsèquement un article de généralisation, se
montre habile, de son côté, à produire dans le discours aussi bien une idée
particulière de petite extension : L'homme était entré et s'était assis au coin
du feu
, qu'une idée générale de grande extension : L'homme est mortel.

L'article un, quand il sert à l'appréhension d'une idée tout à fait générale,
indique une saisie du mouvement d'approche du singulier opérée
à grande distance de ce terme final. De sorte que, par position, en raison
de la distance gardée par rapport au singulier, c'est une idée générale de
grande extension qui se trouve produite, cependant que, par mouvement,
ce sens général se trouve échoir à un processus de particularisation, de progression
en direction du singulier, saisi par le travers à grande distance de
son point d'achèvement : le singulier numérique, le nombre un pensé
comme nombre et non pas comme article.

La valeur généralisatrice que prend fréquemment l'article un provient
de ce que le mouvement de particularisation dont il est intrinsèquement
porteur a fait l'objet d'une interception précoce, incidente au début du
mouvement symbolisé et, conséquemment, située à grande distance du singulier
qui en signifie la fin.

Une telle interception précoce du mouvement d'approche du singulier
dont l'article un, dans la langue, symbolise l'entier n'est pas un fait obligé,
une nécessité, c'est un fait libre, de l'ordre de la contingence ; et des interceptions
de moins en moins précoces, produisant des « effets de sens » de
moins en moins généraux, peuvent avoir lieu et ont lieu effectivement dans
le discours.

Les interceptions ni très précoces ni très tardives produisent des
« effets de sens » situés à mi-chemin, si l'on peut dire ainsi, entre la généralisation
extrême, dont on s'éloigne, et la particularisation extrême, dont
on s'approche. Avec une interception très tardive on produit un effet de
sens étroit, l'image nominale s'ajuste à un champ d'extension aussi réduit
que possible, et c'est alors, au voisinage de la limite cinétique, que l'on
voit l'article un déclarer sa valeur essentielle, qui est celle d'un signe de
particularisation. La limite atteinte, l'article un fait place, sans changement
sémiologique en français, au nombre un, dont il représente dans tous
ses emplois une distance cinétique 910 ayant plus ou moins diminué.

Il arrive que dans le cas d'une proximité cinétique très grande, on
ait peine à savoir si l'on a affaire à l'article un ou au nombre un. Ceci se
produit quand le mouvement d'approche du singulier dont l'article un est
porteur est intercepté par le travers au voisinage immédiat de son terminus
ad quem
(le singulier numérique), et, conséquemment, à la plus
grande distance possible de son terminus a quo, l'universel.

Le même phénomène de saisie interceptive plus ou moins précoce ou
tardive se produit quand il s'agit de l'article le et du mouvement de généralisation
— d'approche de l'universel — dont nous savons qu'il est intrinsèquement
porteur. D'une coupe interceptive précoce résulte alors des
« effets de sens » étroits, particuliers, dont le peu d'extension vient de ce
que la pensée opère à petite distance du singulier. Par exemple : L'homme
était entré et s'était assis
. Une coupe portée tardivement, dans le même
mouvement du singulier en direction de l'universel, aura, au contraire,
148pour effet de produire momentanément dans l'esprit une vision nominale
d'une haute généralité pourvue d'une grande extension. Par exemple :
l'homme possède l'intelligence, l'animal l'instinct. Là encore, on le constate,
c'est au voisinage immédiat de son terminus ad quem, l'universel,
que l'article le déclare sa valeur essentielle, qui est celle d'un signe de
généralisation.

Comme dans le cas de l'article un, mille coupes différemment situées
entre les limites du mouvement intercepté par elles peuvent survenir, et

image Vision d'univers initiale | Vision d'univers finale | Mouvement de particularisation inhérent à l'article un | Singulier numérique | Mouvement de particularisation inhérent à l'article le

Figure 2.
Le système cinétique et statique des articles fondamentaux du français.

A. L'article un est cinétiquement anti-extensif. — Les flèches verticales de hauteur
décroissante (n-1, n-2……3, 2) symbolisent un resserrement de l'image nominale, résultant
de son incidence de plus en plus tardive à un mouvement d'éloignement de l'universel
et d'approche du singulier.

B. L'article le est cinétiquement extensif. — Les flèches verticales de hauteur
croissante (2, 3…… N-2, N-1) symbolisent un élargissement de l'image nominale,
résultant de son incidence de plus en plus tardive à un mouvement d'éloignement du
singulier et d'approche de l'universel.

C. Les flèches verticales portant dans les deux mouvements le même indice numérique
symbolisent des appréhensions nominales identiques par leur position pareillement
distante de l'universel et du singulier, mais différentes par le cinétisme vecteur
de la position prise, lequel est dans le cas de l'article un une approche de la vision
de singulier de mieux en mieux distinguée dans la perspective, et dans le cas de l'article
le, un éloignement de la vision de singulier de plus en plus perdue de vue.

D. Le discours fait état de l'équation statique n-1 = N-1 pour obtenir des idées
générales qui restent tributaires de l'inéquation cinétique, subsidente et inséparable,
résultant de ce que toute position n échoit à un mouvement de pensée qui est conjointement,
par proportion inverse, une apostase de la vision universelle et une hypostase
de la vision singulière ; et toute position N, à un mouvement de pensée qui est conjointement,
par proportion inverse, une apostase de la vision singulière et une hypostase
de la vision universelle.

La solidarité infrangible de l'équation de position n-1 = N-1 et de l'inéquation de
mouvement sous jacente explique avec une rigueur et une élégance jamais égalées la
nuance qui sépare deux phrases telles que : Un homme doit apprendre de bonne heure
à dominer ses passions
et L'homme doit apprendre de bonne heure à dominer ses
passions
.

La première représente une position prise par l'esprit à grande distance du singulier,
donc tout près de l'universel, — de là l'effet de généralisation, — dans un mouvement
de pensée qui est un éloignement de l'universel et une approche perspective du
singulier. Le résultat est une apostase à courte distance, donc quasi nulle, de la vision
universelle, apostase suivie dans l'immédiat d'une hypostase à grande distance, et pour
autant perspective, de la vision de singulier.

La seconde représente une position prise par l'esprit à la même grande distance du
singulier, donc, comme dans la première, tout près de l'universel, — d'où un effet
semblable de généralisation, — dans un mouvement de pensée qui est, cette fois, un
éloignement du singulier et une approche de l'universel. Le résultat est une apostase
à grande distance, donc très importante, de la vision du singulier, pratiquement perdu
de vue, et une hypostase à courte distance, donc quasi nulle, de la vision universelle,
approchée à un point où la saisie n'en est plus perspective, proportionnellement à l'hypostase,
qui s'est annulée, mais effective. La diminution de l'hypostase a conduit à la
stase : à la saisie de la vision universelle sur place, là où elle habite, par position et
par mouvement, c'est-à-dire au voisinage immédiat de la limite où expire le mouvement
qui porte l'esprit jusqu'à elle
.

Aux faits de position, toujours, dans le système des articles, compliqués de faits de
mouvement, correspondent dans le discours des effets de sens qui, ainsi qu'on le verra
dans le texte, où il en est fait l'analyse, sont la traduction rigoureusement exacte de
cette complication.149

chaque fois, selon la distance à laquelle la pensée opère par rapport au singulier,
dont elle s'éloigne, et à l'universel, dont elle s'approche, l'effet de
sens varie. De là un jeu de possibilités d'une richesse infinie, dont l'étude
relève moins de la nature de l'article que de celle de ses emplois, c'est-à-dire
des différentes saisies que la pensée opère, dans le moment du besoin,
quand il lui faut s'exprimer, du mouvement en sens inverse, mais toujours
inscrit entre les deux mêmes limites (le singulier et l'universel), que chacun
des deux articles simples du français représente dans son intégralité.

Le schéma reproduit ci-contre (fig. 2) résume d'une manière qui
s'adresse au regard, et sans rien omettre, ce qui vient d'être exposé. La
flèche horizontale aboutissant au nombre 1 et celle partant de ce nombre
figurent respectivement le cinétisme de particularisation appartenant à l'article
un et le cinétisme de généralisation appartenant à l'article le. Les flèches
verticales incidentes au mouvement figuré par les deux flèches horizontales
représentent les saisies par le travers que la pensée opère de ce
mouvement en des moments successifs de lui-même qui en marquent un
état de progression plus ou moins avancé, porteur, au double point de vue
cinétique et statique, d'une valeur expressive correspondante.

A chacune des coupes interceptives portées par le travers du mouvement
que l'article symbolise en entier, qu'il s'agisse de l'article de particularisation
un ou de l'article de généralisation le, correspond un « effet de
sens » momentané chargé d'une nuance tributaire à la fois du mouvement
dont l'article en cause assume l'expression linguistique et de l'incidence
plus ou moins hâtée ou différée à ce mouvement. On retrouve là le principe
qui domine universellement la construction des langues : à savoir que le
signe linguistique fixe dans la langue une condition invariante à partir de
laquelle se développent des conséquences en nombre illimité : toutes celles
qui s'avèrent possibles dans les limites, constamment respectées, de la
condition définie.

Ce mécanisme pourra paraître à certains bien subtil : il n'en représente
pas moins fidèlement la réalité linguistique, toujours plus compliquée et
plus élégante qu'on ne le suppose ordinairement.150

On sait maintenant, après ces remarques, pourquoi les deux articles
fondamentaux du français un et le, encore que le premier soit cinétiquement
un article de particularisation anti-extensif et le second cinétiquement
un article de généralisation extensif se montrent tous deux, dans
la pratique du discours, capables de servir à l'expression du général et du
particulier. Il reste à faire le départ entre les « effets de sens » presque,
mais point cependant tout à fait, identiques que produisent, nonobstant
leur différence essentielle, les deux articles un et le quand la pensée
en intercepte le cinétisme à même distance du singulier, la distance consistant
dans le cas de l'article un en une non-approche du singulier et dans le
cas de l'article le en un éloignement.

On pourra dire dans notre langue : Le soldat français sait résister à la
fatigue
, et l'on y pourra dire aussi dans certaines circonstances contextuelles :
Un soldat français sait résister à la fatigue. D'un exemple à l'autre
il y a équivalence approchée, mais non point une équivalence absolue ne
laissant place à la perception d'aucune différence de visée. L'équivalence
procède de ce que dans les deux cas la pensée intercepte le mouvement dont
l'article est porteur à grande distance du singulier. Les deux articles apparaissent
ainsi des équivalents de position. Mais de position seulement, car
la position choisie, si elle est identique dans les deux emplois, du fait qu'elle
comporte les mêmes distances par rapport au singulier et à l'universel,
échoit pour ce qui est de l'article un à un mouvement d'approche du singulier,
et pour ce qui est de l'article le à un mouvement inverse d'éloignement
du singulier. Ainsi parce que l'assiette cinétique de la position élue
n'est pas la même, la différence persiste et se fait sentir.

L'équation de position des deux articles, si parfaitement réalisée soit-elle,
ne saurait entraîner l'équation de mouvement. Le principe est de
grande portée et facilite à un haut degré l'explication des nuances les plus
fines.

Dans le cas où la généralisation est demandée à l'article un, le résultat
est une généralisation mitigée, cinétiquement infléchie du côté du particulier.
L'esprit prend position, par la distance à laquelle il opère relativement
au singulier, à proximité de l'universel, mais la position ainsi prise n'en
reste pas moins incidente à un mouvement orienté en direction du singulier,
dont la vision perspective se trouve ainsi suscitée en lointain. Il s'ensuit une
généralisation qui, si ample soit-elle par position, tient cinétiquement dans
sa perspective une singularisation finale en devenir vers laquelle l'article
dirige l'esprit. En d'autres termes, la généralisation produite reste prise
dans un mouvement de pensée qui l'entraîne vers un exemple singulier
typique.

Cette évocation en lointain de l'exemple singulier typique, qui est souvent
le locuteur lui-même, comme dans la pensée précitée de Napoléon : Un
enfant est toujours l'ouvrage de sa mère
, est absente de la généralisation
produite par l'article le. Quand je dis : Le soldat français sait résister à la
fatigue
, la pensée opère à grande distance du singulier dans un mouvement
de pensée dont le propre est de l'en éloigner de plus en plus et, à la limite,
de le lui faire perdre complètement de vue. Ce qui revient à dire que la
vision perspective d'un singulier typique, bien loin de pouvoir se dessiner
progressivement dans l'esprit, ne peut, au contraire, que s'en effacer progressivement.
L'article le, quand il sert à généraliser, apporte avec lui cet
effacement du singulier perspectif dont il exprime constitutivement non pas
151l'approche mais l'éloignement. La généralisation, très forte, résultant de cet
emploi offre une homogénéité parfaite, puisqu'il y a généralisation par position
— généralisation statique — et généralisation par mouvement, cinétique.

On se trouverait, au contraire, en présence d'une généralisation hétérogène,
qui serait bien une généralisation par position, mais resterait une
particularisation par mouvement, avec la conséquence obligée d'un regard
de la pensée vers le singulier perspectif lointain, dans le cas où, substituant
l'article un à l'article le, on dirait : Un soldat français sait résister à la
fatigue
. La généralité ici se réfère à un exemple typique dont l'image se
dessine dans la perspective et constitue le singulier, évoqué à grande distance,
vers lequel l'article un, en vertu de sa nature même, incline l'esprit.

Les deux exemples précités (Le soldat…, Un soldat…) sont empruntés
à l'Essai de grammaire française de MM. Damourette et Pichon qui en ont
analysé, avec autant de finesse que de justesse, la nuance séparative, selon
une méthode qui comme la nôtre, bien qu'inspirée de vues théoriques différentes,
a son originalité propre.

Il ne pouvait échapper à des esprits aussi pénétrants que les auteurs de
ce grand ouvrage qu'un principe important est caché sous le fait que l'article
un et l'article le sont tous deux habiles à produire dans le discours des idées
générales de grande extension. La recherche de ce principe les a conduits à
proposer du fait qui en dénonce la présence une explication. Après avoir
établi la distinction de ce qu'ils appellent l'assiette transitoire, réservée à
l'article un, et l'assiette notoire, réservée à l'article le — ces distinctions
restent des distinctions d'effet relevant du discours — ils écrivent au § 379,
t. 1, textuellement ce qui suit :

L'assiette transitoire est la situation logique d'un quantum de substance
à qui l'on ne demande aucune autre condition que de spécificité sémiématique
et de quantitude. Ce quantum est, ainsi, soit occasionnellement désigné
sans qu'on y revienne ultérieurement jamais, soit susceptible de recevoir
ensuite telle définitude que les interlocuteurs voudront lui donner. Le
transitoire est donc le point d'où l'on part pour l'établissement des définitudes.

Par le fait même qu'il ne requiert pas d'autre condition que de spécificité
sémiématique, le transitoire présente une évidente parenté sémantique
avec les emplois absolument abstraits du notoire, c'est-à-dire avec les
notoriétés générale et spéciale. Cf. des phrases comme :

L'homme est un loup pour l'homme.

Un homme est toujours un loup pour l'homme.

Ce point de voisinage entre les assiettes notoire et transitoire n'est pas
particulier d'ailleurs au français. L'Académie espagnole dit en effet que,
dans une phrase comme la suivante, on peut employer indifféremment
un ou el :

un | el soldado español no se rinde facilmente a la fatiga.

Pour nous, les deux phrases correspondantes du français ont pourtant
une différence sensible : la première, application particulière, est
celle que tel soldat, qu'on plaindra, répondra fièrement à celui qui le
plaint : « Un soldat français sait résister à la fatigue ». La seconde, vérité
générale, est celle que tel interlocuteur posera en aphorisme dans une
discussion sur ce sujet : « Le soldat français sait résister à la fatigue ».152

L'explication que l'on a produite plus haut des deux mêmes exemples
s'accorde parfaitement avec celle de MM. Damourette et Pichon et ne s'en
distingue, si l'on va au fond des choses, que parce que, ne se bornant pas
dans l'analyse de la nuance séparative à indiquer la visée propre à chacun,
elle remonte au fait de langue — celui qui se détermine dans la relation de
la pensée au mot et non pas dans celle, conséquente, du mot à la pensée —
que constitue l'antagonisme cinétique des deux articles : l'article un portant
l'esprit de l'universel au singulier et l'article le du singulier dépassé, et
progressivement perdu de vue, à l'universel.

D'une explication à l'autre, l'essentiel de la différence, qui est profonde,
c'est que les auteurs de l'Essai de grammaire française, ce vaste trésor
d'exemples et d'observations délicates, ont donné leur attention entière aux
faits de pensée qui ont lieu sur le plan de l'effet, où se développe le discours,
tandis que la nôtre, dans la vue d'embrasser l'entier du phénomène linguistique,
s'est étendue au plan de puissance, lieu des constructions de la langue,
laquelle n'est pas autre chose que la collection des moyens permanents et
systématisés que la pensée humaine a réussi à inscrire en elle-même sous
des formes qui lui permettent d'en tirer dans l'immédiat sa propre expression.

L'article, dans les langues le plus évoluées, fait partie de ces moyens
permanents et systématiques. Il est dans la langue le signe d'un mouvement
entier et devient dans le discours le signe d'un instant de mouvement en
convenance particulière avec la juste expression de ce que l'on veut signifier.

L'emploi de l'un des deux articles simples et fondamentaux du français
repose sur une double opération de choix. Il faut à la pensée en instance
d'expression choisir des deux cinétismes opposés mis à sa disposition par les
deux articles celui qui se présente en meilleure convenance avec l'idée que
l'on veut rendre, et il lui faut, en outre, et simultanément — les deux opérations
restent dans la dépendance réciproque l'une et l'autre, — arrêter
dans le cinétisme choisi l'instant le mieux en convenance avec la visée du
discours. Le soldat qui ne veut pas qu'on le plaigne et qui, selon la version
explicative donnée par Damourette et Pichon, répond avec fierté : Un soldat
français sait résister à la fatigue
, a le sentiment, dont il ne s'abstrait pas,
d'énoncer un jugement qui concerne sa personne et qui est par là infléchi
en direction du singulier, mais ce jugement qui l'intéresse personnellement,
il lui donne la plénitude de sa force expressive en le faisant partir de loin,
du général saisi à grande distance du singulier dans le mouvement qui y
porte
. L'article un n'explicite pas la position prise entre l'universel et le singulier :
il explicite le cinétisme auquel la position prise est incidente 1011.153

Pour ce qui est de l'interlocuteur qui, — toujours selon la version explicative
de nos auteurs, — énonce au titre de vérité générale exempte de toute
visée personnelle l'aphorisme : le soldat français sait résister à la fatigue,
la situation psychique se trouve modifiée. Il lui faut bien comme précédemment,
ayant à exprimer une idée générale, prendre sa position de départ à
grande distance du singulier : toutefois parce que le jugement à formuler
n'implique aucune visée personnelle plus ou moins secrète, il convient que la
position de départ prise dans le général ait son incidence non pas à un
mouvement qui la porterait vers le singulier, mais, tout au contraire, à
un mouvement qui l'en éloignera de plus en plus. La résultante sera une
idée générale sans contradiction intérieure d'aucune espèce, générale à la
fois par position et par mouvement, la pensée ayant pris son départ à
petite distance de l'universel dans le mouvement qui y conduit et qui est
en soi une perte de vue progressive de la position de singulier outrepassée
et délaissée.154

La tâche que nous nous étions assignée est remplie. Les buts que nous
poursuivions, atteints.

Preuve est faite de la qualité de l'explication qui embrasse l'entier du
phénomène linguistique saisi successivement sur le plan de puissance, —
lieu de formation de la langue, — où le mot s'emplit d'une signification qui
constitue dans tous les cas un entier, et sur le plan de l'effet, — lieu de
construction du discours — où le mot restreint l'entier de sa signification à
la fraction utile. Une telle explication intégrante est d'une économie bien
supérieure à celle obtenue avec les seules données recueillies sur le plan
tardif de l'effet, celui du discours, où ne s'inscrivent que les conséquences
variées et toujours partielles produites par le signe linguistique à partir de
sa condition de définition invariante et toujours totale, inscrite, elle, dans
la langue sur le plan de puissance où celle-ci se détermine et s'édifie.

Est acquise, en outre, la connaissance profonde de la nature de l'article.
Ce qu'il explicite dans la langue, à l'état pur en quelque sorte, toute
matière qui n'est pas mouvement étant exclue, c'est la mobilité de l'esprit
humain, dans les deux sens, entre les limites que sa nature même lui assigne :
l'universel et le singulier. L'article un, c'est le dynamisme de l'esprit
se portant, selon la pente du phénomène de particularisation, de l'universel
au singulier, l'article le, le dynamisme de l'esprit se portant, selon la pente
du phénomène de généralisation, du singulier à l'universel.

L'article n'a pas toujours existé dans les langues. Il est une création
tardive des plus évoluées d'entre elles, là où il n'existe pas distinctement
les opérations de pensée qu'il assume ne sont pas absentes, mais elle demeurent
liées, sans explicité propre, à celles que comporte l'expression morphologique
du nombre. Le nombre linguistique, celui qui fait partie de la flexion
du nom, est porteur à lui seul, dans les langues qui n'ont pas inventé l'article,
du phénomène entier de l'extension nominale. Possèdent l'article les
langues où le phénomène de l'extension nominale se scinde en deux parties :
celle opérée selon le mode de la discontinuité, lequel, à tout le moins du côté
du pluriel, constitue le proprium de la catégorie du nombre et dont cette
dernière, en conséquence, ne saurait se dessaisir ; et celle opérée selon le
mode de la continuité : cette seconde partie, de mieux en mieux distinguée,
finit par s'abstraire de la première et se reporter sur un signe spécial, l'article,
qui est dans la langue le signe de l'extension nominale effectuée d'une
manière continue.

Le pluriel déjà exprimé dans le substantif et que l'article répète
n'appartient pas en propre à ce dernier : c'est un pluriel d'accord. Il apporte
bien avec lui l'image de discontinuité inséparable du pluriel, mais au
moment où il l'apporte l'article a déjà produit son entier effet d'extension
continue. Le pluriel d'accord n'est que la réversion pure et simple d'une
extension continue acquise du côté de l'article en une extension discontinue
équivalente imposée par la forme plurielle du substantif. Cette réversion
n'a pas lieu quand le substantif est au singulier : L'homme est mortel.
Elle devient une chose obligée quand le substantif est au pluriel : Les hommes
sont mortels
. Il faut avoir présent à l'esprit ce mécanisme pour concevoir
que du point de vue de l'extension acquise les deux phrases s'équipollent.

Le fait que la catégorie du nombre intègre originairement, en sus de
l'extension discontinue inhérente, l'extension continue confiée ensuite séparément
à l'article est un fait profond de l'histoire psycho-systématique du
155langage qui n'a été signalé jusqu'ici par personne. Il explique la faculté
qu'ont les langues, et qui pour certaines d'entre elles persiste encore
actuellement, de se passer d'article. L'article ne paraît dans les langues
qu'en conséquence d'une séparation psychique de l'extension continue, qu'il
s'attribue tout entière, et de l'extension discontinue qui reste la propriété
de la catégorie du nombre, dont la fonction extensive, réduite de ce qui en
a été transporté à l'article, est loin d'avoir, dès lors, la même importance
qu'antérieurement.

Nous arrêterons là ces brèves considérations de linguistique générale.
Le sujet, si intéressant soit-il, n'est pas de ceux qui se prêtent à un examen
limité au français, et l'étude n'en saurait être faite d'une manière satisfaisante
que dans un cadre historique et géographique plus large.

La présente étude ne fait état que des articles simples, qui sont les
articles fondamentaux du français, représentatifs de l'institution du système.
Une suite lui sera donnée qui s'intitulera : Logique constructive
interne du système des articles français
, et aura pour objet principal
d'expliquer la formation psychique des articles composés, secondaires.

Cet examen d'articles construits par les voies de la composition à partir
des articles fondamentaux introduira à la connaissance de problèmes
qui ne seront pas du même ordre que ceux que l'on vient d'identifier. Il
ne s'agira plus, en effet, de jeter les fondations du système de l'article,
mais d'en poursuivre la construction d'une manière qui ne porte nulle
atteinte à la partie édifiée et défère, sans manquement, aux principes
constructifs initialement adoptés.

C'est du côté de la quantité limitative, là où la discontinuité numérique
se dérobe (noms de matière, noms d'abstractions, etc.) et, en outre,
du côté du pluriel, là où la discontinuité numérique s'accuse (noms d'êtres
qui se laissent nombrer) que se présenteront les difficultés, historiquement
levées, en définitive, à l'aide de moyens inattendus, tous d'une remarquable
élégance.156

11. Le français moderne, avril-juillet 1944.

21 bis. On songe ici surtout à la physique.

32. L'esthétique propre à cette vision de beau désordre leur plaît. On convient sans
difficulté qu'elle n'est pas sans attrait. C'est du côté raison qu'elle est défaillante. La
contingence libre — absolument libre — n'existe nulle part dans l'univers psychique
soumis à notre observation. La nécessité absolue non plus, du reste, — si on observe
bien. A la limite, la nécessité prend partout la forme typique d'un choix à faire librement
entre les deux termes d'une alternative. Ainsi, un certain degré de contingence,
sous forme de liberté d'option, se trouve maintenue.

43. Membre de phrase souligné par nous, non par l'auteur.

54. Pensée de Meillet.

65. Cette proportion varie utilement entre deux extrêmes : celui où l'observation
du concret est presque tout et la réflexion abstraite presque rien et celui où l'observation
du concret n'est presque rien et la réflexion abstraite presque tout. Le va-et-vient
d'un extrême à l'autre est une méthode féconde d'investigation scientifique.

76. Pour des raisons que l'on discerne, trop longues à expliquer ici, et qui nous
entraîneraient en dehors du sujet traité.

87. Encore qu'il s'essaye sans cesse, dans la construction même de la langue, à les
transcender.

98. Que le manque de place nous interdit d'exposer.

109. Non pas statique.

1110. La position prise entre les deux limites, le singulier et l'universel, assignées à
l'esprit humain par sa nature même, n'a point, qu'il s'agisse de l'un ou l'autre article,
de signe pour l'exprimer. N'est explicitée par un signe de langue que la mobilité de
l'esprit entre les deux limites siennes. La position marquant, dans l'intervalle qui les
sépare, un arrêt de cette mobilité, quoique non explicitée par un signe, ne s'en exprime
pas moins d'une manière sensible en vertu d'un processus d'une grande simplicité qui
consiste à introduire à l'état naissant dans le discours le mouvement dont l'article est
porteur et, l'y ayant introduit, à l'y laisser se développer jusqu'à son point de convenance
avec le sens visé. Ce point atteint le mouvement déclanché expire, suspendu,
dirait-on, par l'intervention d'une coupe tranversale interceptive.

Ce mécanisme, qu'on a déjà eu l'occasion de décrire à propos de la formation de
l'image-temps (V. Temps et Verbe) se retrouve partout dans la partie systématique du
langage. La langue explicite en elle, sous des signes déterminants, des conditions de
pensée invariantes formant chacune un entier, et le discours, réalisateur, qui survient
ensuite, n'a plus qu'à passer de la condition posée à la production successive des conséquences
qu'elle suppose, dont il retient, par préférence, l'une, caractérisée par la position
qu'elle occupe dans l'entier de conséquences dont elle fait partie.

C'est cette conséquence choisie à partir de la condition posée dans la série entière
des conséquences émanant d'elle (la condition discriminée sous le signe linguistique
étant la puissance d'un mouvement de pensée, la conséquence consistera dans le déroulement
du mouvement, sur une suite d'instants consécutifs) qui constitue l'effet de sens
visé par le discours et obtenu en lui.

Dans un ouvrage paru en 1919 : Le problème de l'article et sa solution dans la
langue française
(Maisonneuve) on a défini l'article le signe qui réalise le nom, le transite
du plan de puissance, celui de la langue, où toutes les extensions sont encore possibles
et. en quelque sorte latentes, au plan de l'effet, celui du discours, où une seule
extension, excluant les autres à son bénéfice, se détermine, autrement dit, se réalise.

Cette définition, exacte, n'est pas complète. L'article n'est pas seulement le signe
sous lequel s'opère la réalisation du nom dans le discours, il est, en outre, un signe
d'auto-réalisation, de réalisation de lui-même. L'article en même temps qu'il quitte,
avec le nom qu'il accompagne, le plan de puissance (celui de la langue) pour le plan
d'effet (celui du discours), devient l'image d'une réalisation plus ou moins avancée en
elle-même de la puissance de mouvement dont il signifie dans la langue une explicitation
entière, pas encore réduite à un effet de dépense plus ou moins partiel.

C'est comme signe d'auto-réalisation, de réalisation de lui-même et de la puissance
de mouvement dont il est détenteur, que l'article a été étudié dans le présent mémoire
dont la nouveauté, par rapport à ce que nous avions enseigné jusque-là à son sujet,
réside en cette addition.

Cette auto-réalisation comprend trois étapes bien distinctes :

in posse : dans la langue, l'article est porteur de la puissance entière, aucunement
dépensée
, d'un mouvement de pensée dont il est le signe discriminant.

in fieri : dans la transition de la langue au discours, l'article devient porteur
d'une certaine dépense en cours de la puissance de mouvement identifiée par lui.

in esse : dans le discours construit, l'article est devenu porteur d'une certaine
dépense arrêtée, jugée suffisante, convenante au but visé, et non continuée pour cette
raison, du mouvement dont il explicite dans la langue l'entier virtuel.

Le haut intérêt de ces explications, c'est de nous introduire à la connaissance
d'un mécanisme dont l'article ne se réserve pas la propriété, mais qui est général dans
le langage et n'y représente rien de moins que sa manière universelle d'opérer. L'article,
tard venu dans le langage, ignoré des langues peu évoluées, enferme un enseignement
de la plus haute portée. On dirait qu'en ce signe, création dernière des langues, s'est
résumée, abstraitement définie, la technique entière de leur construction.