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Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T12

Logique constructive interne du système
des articles français 11

A. M. Benveniste

L'introduction à l'intérieur d'une langue déjà systématisée d'un système
inexistant en elle jusque-là, comme celui de l'article, pose au linguiste
des problèmes du plus haut intérêt au point de vue de la marche obligée
que suit, à tout le moins à partir d'un certain degré d'évolution, la constitution
du langage et plus particulièrement celle, distincte et fondamentale,
de la langue. Les problèmes en question se rapportent tous à des faits de
successivité génétique et l'enseignement qui ressort manifestement de leur
étude attentive est que cette successivité est régie par des lois rigoureuses
relevant d'une logique constructive supérieure inhérente à la définition
même du système introduit. C'est le jeu très fin et très élégant de ces lois,
intrinsèquement fort belles, que le présent article se propose de mettre
sinon totalement — la matière est un sujet de réflexions infinies — du
moins partiellement en lumière.

L'introduction d'un système non encore existant dans le système déjà
institué d'une langue suppose un premier acte séparatif, ou, pour mieux
dire peut-être, abstractif, consistant à retirer le système qu'il s'agit de créer
d'un système ancien, où il se trouve implicitement préfiguré 1 bis2. Il y a
passage d'une indivision synthétique à une division analytique au terme
de laquelle le système ancien se trouve réduit, allégé, de tout ce qu'il a
légué et transporté de lui-même au système nouveau. A cet acte premier
de caractère abstractif auquel le système nouveau doit, d'un coup, son
existence — préjudiciable à celle du système ancien —, succèdent des
actes seconds de continuation intérieure destinés à en achever la définition
dans le sens du meilleur rendement pragmatique. Une caractéristique
167de ces actes seconds est leur étroite dépendance des actes premiers d'institution
dont ils représentent, dans l'entier du système de la langue, une
suite qui est de l'ordre de la conséquence, l'institué apportant avec lui là
condition de son développement ultérieur.

Dans les langues où le système de l'article n'existe pas à l'état distinct,
les opérations de pensée qui en sont constitutives dans celles où il s'est
individué ne sont pas des opérations ignorées de l'esprit humain : ce sont
seulement des opérations qu'il accomplit en indivision avec d'autres appartenant
à la catégorie du nombre, laquelle, faute d'avoir rejeté en dehors
d'elle le mécanisme propre de l'article, est linguistiquement une catégorie
plus lourde, plus chargée de motifs d'exister, que dans les langues où celle
de l'article s'en est séparée, l'allégeant d'autant.

L'affinité profonde de la catégorie du nombre et de celle de l'article
ressort avec évidence de leur similitude psycho-mécanique. Il a été montré
dans une précédente étude parue dans cette revue (numéro d'avril-juillet
1944) que le système de l'article se recompose de deux tensions consécutives
référées au singulier numérique : l'une anti-extensive, première
dans le dynamisme du système et désignée ici pour cette raison par le
numéro 1, dont le développement s'inscrit entre l'universel et le singulier
numérique (le nombre 1), et l'autre extensive, seconde dans le dynamisme
du système et pour cette raison désignée ici par le numéro 2, qui se développe
entre le singulier numérique outrepassé, et par là devenu mémoriel, et
l'universel auquel la pensée tente d'accéder. D'où la possibilité démontrée
dans l'étude en question, à laquelle pour plus de détail on renvoie le lecteur 1 ter3,
de généraliser soit en prenant position dans la tension 1, à grande
distance du singulier numérique qui en marque le terme et dont elle
constitue in extenso une approche, soit en prenant position, à la même
grande distance du singulier numérique, dans la tension 2 par laquelle on
s'en éloigne. La nuance qui sépare les deux généralisations, confiées l'une
à l'article un, représentatif de la tension 1, et l'autre à l'article le, représentatif
de la tension 2, est celle, dont les Français ont un juste sentiment
naturel, qui se marque entre : Un homme droit est celui qui ne trompe ni
autrui ni lui-même
et L'homme droit est celui qui… etc.

Les explications déjà produites au sujet de cette nuance montrant
qu'elle est un effet du psycho-mécanisme différent des tensions 1 et 2 nous
dispensent de revenir sur la question, qu'on peut considérer comme close.
Le fait sur lequel il convient d'arrêter notre attention en premier, afin de ne
pas nous écarter du programme que nous impose l'intitulé du présent article,
est celui, indiqué dès le début, de la similitude psycho-mécanique, — et
plus mécanique que psychique —, du système de l'article et du système du
nombre, due à ce que le premier est un extrait du second. Le système de
l'article, ainsi qu'on l'a indiqué dans les dernières lignes de l'étude à
laquelle celle-ci fait suite, est né de ce que la catégorie du nombre après
avoir originairement et pendant longtemps suffi, par une sorte de cumul,
a l'expression de l'extension discontinue et de l'extension continue du nom,
s'est à un moment donné déchargée de cette dernière dont il a été fait — il
n'existait pas d'autre solution à la difficulté survenue — une catégorie à
part, celle de l'article, dont la caractéristique principale est d'avoir gardé
le psycho-mécanisme de celle du nombre sans avoir retenu en elle le
168nombre lui-même. Le pluriel réintroduit dans le système de l'article une
fois celui-ci constitué sur la seule base du continu singulier, n'est qu'un
pluriel d'accord ne signifiant pas plus, à la limite d'extension, que le singulier
auquel il se substitue. Ex. : L'homme est méchant. Les hommes sont
méchants
. Le pluriel ne représente ici qu'un procès second par lequel
l'extension continue (et donc singulière), proprium du système de l'article,
est reversée en une extension discontinue (et donc plurielle) équivalente,
provenant de la catégorie du nombre. L'accord recherché est un accord
final du système du nombre avec le système que la pensée en a retiré par
un acte de soustraction, et qui est celui de l'article.

Le système du nombre, comme celui de l'article, se recompose de deux
tensions, l'une anti-extensive, qui représente la formation du singulier
à partir d'une pluralité indéterminée aussi étendue que l'on voudra 24, et

image Extérieurement (côté forme) | Le singulier en position de contenant. | Intérieurement (côté matière) | Le pluriel en position de contenu. | nombrant | nombré | plusieurs | Le pluriel en position de contenant. | Le singulier en position de contenu. | Vision initiale de pluralité. | Vision finale de pluralité. | Tension 1 : formation du singulier à partir du pluriel. | Tension 2 : formation du pluriel à partir du singulier | duel | triel | pluriel interne indéterminé

Figure 1
Le psycho-mécanisme de la catégorie du nombre.

image tension 1 : anti-extensive et tension particularisatrice (mouvement d'approche du singulier) | tension 2 : extensive et | généralisatrice (mouvement d'éloignement du singulier | vision d'univers initiale | vision d'univers finale

Figure 2
Le psycho-mécanisme de la catégorie de l'article.169

l'autre extensive, représentative de la formation, à partir du singulier, d'un
pluriel que rien ne limite 35. L'institution dans la langue de ce mécanisme
ne fait que traduire le fait psychique évident, et tout à fait général, que
la pensée se donne le singulier par opposition au pluriel et le pluriel par
opposition au singulier. Les notions de singulier et de pluriel ont entre
elles une relation selon laquelle l'approche de l'une signifie l'éloignement
de l'autre. Le mouvement psychique constitutif est celui d'un incessant
va-et-vient. Il en est ainsi de toutes les discriminations fondamentales de
la pensée, formant des paires dont la fondation psychique est l'antinomie
des deux termes, comme c'est le cas, par exemple, de l'espace et du temps.

Il ressort de ce qui précède que la catégorie du nombre peut, comme
celle de l'article, être schématisée, ainsi que le font voir les diagrammes
comparatifs reproduits plus haut, par deux tensions consécutives que
sépare un seuil commun, le singulier numérique. Au point de partage des
deux tensions, sur la limite centrique que constitue le singulier numérique,
il n'y a pas seulement similitude psycho-mécanique des deux catégories,
mais parfaite identité. C'est dire que la différence de la catégorie du
nombre et de celle de l'article n'intéresse pas leur point de partage et n'a
lieu qu'en dehors de lui.

Un mathématicien dirait, à juste raison, que la position marquée par
le mot un en français est « irrationnelle », du fait qu'elle appartient à
deux catégories : celle du nombre et celle de l'article. Cette irrationalité
n'a pas été admise par l'anglais, qui distingue sémiologiquement le numéral
one et l'article a, an.

La séparation de la catégorie du nombre et de celle de l'article a
consisté à ne retenir du psycho-mécanisme de la première, afin d'en faire
un psycho-mécanisme à part, formellement plus léger, que les deux mouvements
anti-extensif et extensif lui appartenant et à faire abstraction
du nombre lui-même considéré représenter la matière plus que la forme.
Ainsi réduit à sa donnée purement mécanique, le système du nombre,
allégé de la notion de nombre (par cette réduction même abstractivement
éliminée), est devenu un système distinct de ce qu'il était antérieurement
et dont la caractéristique et l'utilité — tout est pragmatique dans le langage
— sont de permettre de déterminer les différentes extensions nominales
que requiert le discours sans qu'il soit besoin initialement de mettre
en cause — elle s'y réintroduit ensuite — la notion de nombre. C'est cette
mise hors de cause, cette exclusion du nombre de sa propre catégorie dont
il n'est gardé que le mécanisme
qui constitue, du point de vue psychique,
l'acte d'institution du système de l'article.

La notion de nombre écartée du système du nombre dans la vue de
le réduire à une définition plus abstraite de lui-même, qui est celle que le
système de l'article représente, n'est nullement proscrite de la pensée ; et
éliminée du système du nombre dans la vue d'en faire celui de l'article,
elle est, une fois ce dernier institué, réintroduite en lui d'une manière qui
ne remet point en question la séparation désormais acquise des deux systèmes.
Cette réintroduction de la différence du pluriel et du singulier dans
170le système de l'article, issu précisément de ce que le pluriel et, d'une
manière plus générale, le discontinu, laissés à la catégorie du nombre, ont
été exclus de sa définition fondamentale, est étroitement assujettie, ainsi
que tout ce qui constitue la genèse secondaire du système — le complément
de genèse survenu après son institution — aux lois rigoureuses de
cette logique supérieure dont il a été parlé au début, si subtile qu'on a
pu la qualifier de métaphysique, sans que ce mot, à la vérité ici superflu,
soit autre chose qu'une désignation expressive de la subtilité extrême.
Ce qu'on a appelé — on ne le fait plus guère à présent — la métaphysique
du langage, c'est tout simplement la production en lui de discriminations
d'une extrême finesse sur lesquelles repose sa systématisation et auxquelles
accède difficilement l'observation commune trop peu pénétrante 46.

Les deux tensions dont se recompose la catégorie du nombre sont
aptes l'une et l'autre, quoique inégalement, à produire la notion de pluriel,
mais tandis que le pluriel obtenu en tension 1 est le contenu, la matière
d'une formation, et donc in finem d'une forme de singulier, le pluriel
obtenu en tension 2 représente une formation et donc in finem une forme
dont le singulier, plus ou moins multiplié selon que l'extension s'est plus
ou moins avancée en elle-même, constitue la matière. Autrement dit le
pluriel livré par la tension 1 est un pluriel interne à une formation, puis
à une forme de singulier, et le pluriel livré par la tension 2 un singulier
plus ou moins multiplié qu'intériorise une formation, et finalement une
forme de pluriel. On nommera, afin de bien l'opposer au premier, ce second
état de définition du pluriel, le pluriel externe. Il est le seul, ou peu s'en
faut, que connaissent les langues très évoluées.

A date fort ancienne, préhistorique, les langues ont dû, sans qu'il soit
possible d'apporter à cet égard de preuves documentaires, faire un large
usage et — qui sait ? — peut-être un usage exclusif ou quasi exclusif du
pluriel interne, dont le duel des langues indo-européennes tant soit peu
archaïsantes et celui des langues sémitiques, très conservatrices, représentent
une survivance en même temps qu'une application étroitement
limitée. Le duel est, dans la série des pluriels internes I/N, I/N-1… I/5, I/4,
I/3, I/2, où le numérateur I indique la forme et les dénominateurs la
matière, le dernier nombre dont la formation soit possible : au delà il n'y
a plus que le singulier interne au singulier ; soit celui I/1 appartenant
encore comme terminus ad quem à la tension 1, soit celui 1/I appartenant
déjà comme terminus a quo à la tension 2. La succession de ces deux singuliers
ressortissant à des tensions différentes est un fait dont il ne serait
pas surprenant que la langue ait tiré quelque part dans sa construction,
du côté du genre sans doute, un parti non aperçu jusqu'ici par les linguistes.
Le fait que le duel est, dans la série des pluriels internes, le
nombre conclusif indépassable lui confère une position spéciale, déterminée
par absence d'au delà, qui ne serait pas étrangère à sa persistance
historique. Les pluriels internes dont le contenu excède 2 ne sont pas dans
le même cas.171

L'évolution structurale des langues liée, ainsi que le professait Meillet,
au progrès de la civilisation, entraînant celui de la faculté d'abstraire, a
éliminé le pluriel interne y compris le duel, son dernier vestige, et ce qui
subsiste de la pluralité interne dans la pensée d'un homme appartenant à
notre civilisation évoluée est insignifiant 57.

Un effet curieux, qui est aussi un effet de psycho-mécanisme, de
l'apparition de l'article en français a été la réapparition sur une assez large
échelle, et à une date étonnamment tardive, d'un pluriel interne représenté
dans le français ancien par l'article uns, dont le rôle est manifestement
d'intérioriser à une formation de singulier la vision de plusieurs choses
appartenant à une unité complexe. L'existence de ce pluriel interne est
attestée dans le vieux français par d'assez nombreux exemples ne laissant
aucun doute sur sa véritable nature. En voici un souvent cité : Il avoit une
grande hure plus noire qu'une carbouclée et avoit plus de plainne paume
entre deus ex, et avoit unes grandes joes et un grandisme nes plat, et unes
grans narines lées et unes grosses lèvres… et uns grans dens, et estoit
cauciés d'uns housiax et d'uns sollers et estoit afulés d'une cape à deux
envers
(Aucassin et Nicolete, 24, 16-22). D'autre part on sait par le témoignage
de Palsgrave, qui en donne une liste assez longue, que l'article uns
s'employait encore, à la date où il écrivait son « Eclaircissement de la
langue française », devant un certain nombre de noms se rapportant à des
objets dont l'unité enveloppe une pluralité interne. Citons parmi eux :
unes belances, unes chausses, unes descrottoyres, ungz degrez,
unes endentures, unes estoupes, unes fiansayes, unes forceps,
unes lunettes, unes nopces, unes obsèques, unes orgues, unes
verges
.

La résurrection momentanée en français du pluriel interne, attestée
par ces exemples et beaucoup d'autres, paraît avoir été un accident psychique
dont on peut, sans abus d'interprétation, concevoir comment il s'est
produit. On aura voulu former régulièrement — la tendance à normaliser
est très forte dans les langues romanes — le pluriel de un sans sortir de
la tension 1 de laquelle le mot un relève exclusivement et l'on aura, à cet
effet, construit le pluriel uns ; et c'est seulement à l'expérience que l'on
aura reconnu (senti) que ce pluriel uns, en raison de ce qu'il continuait
d'appartenir à la tension 1 formatrice de singulier, n'était pas, quoique
formé régulièrement, un véritable pluriel, mais un singulier intériorisant
le pluriel, autant que l'esprit pouvait, à la date considérée, s'accommoder
de ce mode de représentation du nombre. L'impuissance absolue de l'article
uns à livrer un pluriel véritable en aurait d'abord restreint l'emploi à un
assez petit nombre de noms emportant avec eux une image de pluriel intérieur,
puis finalement en aurait amené la disparition. Le pluriel interne est
172une construction de langue qui porte en elle-même sa propre condamnation,
du fait que la pluralité indiquée apparaît historiquement de plus en
plus serrée par la formation de singulier enveloppante, dont la pression
finit par « étouffer » en quelque sorte, en lui refusant l'expansion suffisante,
l'image de pluriel.

C'est un fait éminemment visible que le français moderne n'a pas de
pluriel sémiologique de l'article un. Pour former le pluriel de un, il est
obligé de sortir de la tension 1, et de s'adresser à la tension 2, plus précisément
à l'article les qui la représente et dont il attaque inversivement
le mouvement extensif au moyen de la préposition de transportée, à cet
effet, de son système propre dans celui de l'article, obtenant ainsi, par
l'équilibre des deux impulsions, l'extensive (les) et l'inversive (de), un
article spécial composé des, porteur de l'idée de quantité restreinte finie,
non croissante, lequel sert en tout état de cause de pluriel à l'article un.
Ex. : un homme, des hommes.

La nécessité où se trouve le français de sortir de la tension 1 pour
former le pluriel est un fait profond de psycho-mécanisme auquel les linguistes
ont négligé d'accorder l'attention qu'il mérite. Il montre combien
rigoureuse est la logique intérieure à laquelle, une fois institué, le système
des articles français obéit pour tout ce qui constitue la suite de son
développement. Dans le cas où la langue aurait persisté à s'adresser, pour
en obtenir une expression du pluriel, à la tension 1 formatrice de singulier,
elle se serait par là même obligée à développer en elle le pluriel
interne, le seul que cette tension puisse livrer, et, par conséquent, à revenir
à un état de langue dépassé, incompatible avec le degré d'évolution linguistique
acquis, à l'époque de cette tentative supposée. Elle aurait, en outre,
ce faisant, méconnu le principe évident que le pluriel est, par définition,
une extension et que sa place naturelle est donc, non pas dans la tension 1
anti-extensive, mais dans la tension 2 extensive. Le pluriel véritable, celui
qui n'est pas le faux singulier que constitue le pluriel interne, a toujours
eu sa place, même dans la catégorie du nombre avant distraction de celle
de l'article, dans la tension 2. L'aversion de la tension 1 pour le véritable
pluriel et l'affinité corrélative de la tension 2 avec cet état du nombre sont
des faits de langue d'un caractère panchronique, dont la validité s'affirme
en tous temps et ne paraît pas révocable.

Si l'on confronte, en se reportant aux figures 1 et 2 respectivement
représentatives, le psycho-mécanisme de la catégorie du nombre avec celui
de la catégorie de l'article, on constate immédiatement que de l'une à
l'autre la position du singulier et celle du pluriel — ce dernier réintroduit
après une élimination de principe, due, on le sait, à ce que le système de
l'article ne fait état pour son institution que du continu — n'ont pas varié.
Dans la catégorie du nombre, comme dans celle de l'article, le singulier
se situe en tension 1 et le pluriel en tension 2. Ceci revient à dire que la
distinction des deux nombres, singulier et pluriel, quand elle se réintroduit
par genèse secondaire — la genèse primaire l'avait d'abord éliminée —
dans le système des articles français, y reprend exactement la place qu'elle
occupait dans le système du nombre, alors que celui-ci ne s'était pas allégé,
au bénéfice du système de l'article qui s'en trouve institué, de l'extension
continue, non numérique, du nom.

L'enchaînement des faits psycho-mécaniques présente dans le système
173des articles français, qu'il s'agisse de son institution à partir de la catégorie
du nombre ou de son développement ultérieur interne, une rigueur
logique qui n'est nulle part en défaut. On pourrait croire cette rigueur
défaillante, quand on voit l'article des appartenant à la tension 2 servir de
pluriel à l'article un appartenant à la tension 1, sans que cette appartenance
à des mouvements de pensée adversatifs cause aucun trouble de ce
rapport. Il n'en est rien. Dans la tension 1 qui est en soi, une approche du
singulier, toute distance prise par rapport à celui-ci suppose un recessus,
en vertu duquel l'approche est, autant qu'il convient, évitée. Dans la tension
2, qui est en soi un éloignement du singulier, un tel recessus, quand
il s'agit de prendre de la distance par rapport au singulier, n'a pas lieu ;
il n'aurait pas de raison d'être, vu qu'il n'est pas question d'éviter le mouvement
inhérent à cette tension, mais au contraire de l'épouser. Il y a là
entre les deux tensions une différence qui s'annule au moment où des se
présente comme pluriel de un. En effet, la tension 2, exempte en soi de
tout retour en arrière, se trouve alors avoir introduit en elle la récession
qu'apporte avec lui l'inverseur de ; de sorte qu'au moment précis où des
fait le pluriel de un, les deux tensions opposées 1 et 2 sont devenues, au
point de vue de leur dynamisme intérieur, des identités. Il n'existe plus
entre elles que la différence de position.

Il règne dans le jeu délicat de ces mouvements et de leur relation une
harmonie qu'un linguiste aime à contempler.

La tension 1, parce qu'elle est de bout en bout une formation de singulier
aboutissant au nombre 1, convient aux noms signifiant des choses
qui se laissent nombrer, autrement dit acceptent la saisie du nombre 1 et
de sa suite arithmétique : une maison, deux maisons, trois maisons, etc.,
un arbre, deux arbres, trois arbres, etc… Elle disconvient, au contraire, aux
noms tels que ceux de matière ou ceux signifiant des qualités abstraites
qui, à priori, ne sont pas nombrables, en raison de ce qu'ils désignent des
choses amorphes et par là intrinsèquement dépourvues de toute extension
finie.

Une conséquence de cette disconvenance de la tension 1 et des noms
de choses amorphes est de renvoyer ceux-ci à la tension 2, à laquelle il
incombe dès lors de leur fournir sans omission les articles dont ils ont
besoin : pas seulement l'article extensif qu'il est de la nature de la tension
2 de produire, mais un article anti-extensif que la tension 1 aurait
produit pour eux n'était l'aversion qu'elle en a.

Cet article anti-extensif produit par la tension 2, contrairement à sa
nature propre, est celui, issu d'une combinaison de la préposition de et de
l'article le, que les grammairiens désignent généralement sous le nom,
heureusement inventé et fort exact (le fait est assez rare en grammaire
pour qu'on le signale en passant) de partitif. Il a pour effet de substituer
à une extension libre et finalement totale du nom, dans le champ d'extension
suggéré par le contexte, une extension non libre et finalement partielle
relativement au champ d'extension considéré. La différence est celle qui
se marque entre : L'eau est un liquide, où la notion « eau » s'étend sans
limitation à tout ce que le mot eau peut embrasser, et : Boire de l'eau,
où « eau » n'est l'objet, relativement au champ d'extension, fait de la
totalité de ce que le mot peut couvrir, que d'une extension restreinte,
partielle. Le retour des noms amorphes à la tension 1 et à l'article un
174représentatif n'a lieu, et pas toujours — il arrive qu'on conserve le partitif
— que sous l'effet d'un déterminant. Par exemple : de l'eau et une
eau noirâtre
. Le déterminant peut être un mouvement expressif : une
eau

L'article partitif procède d'une association, assez étroite pour créer
un mot grammaticalement homogène, de l'article le, extensif, et de la préposition
de, ayant, au moment de sa liaison avec le, quitté son système
propre pour entrer dans celui de l'article, où elle joue le rôle d'inverseur
d'extension
. L'article le apporte avec lui le mouvement extensif qui lui
appartient et la préposition de, agissant à l'encontre de ce mouvement, le
freine et l'immobilise à plus ou moins grande distance de sa position de
départ. Entre les deux impulsions, celle extensive de l'article le et celle
anti-extensive de l'inverseur de, il s'établit compensativement, au moment
voulu, un juste équilibre dont il sera montré plus loin qu'il est la condition
même de l'existence de l'article partitif.

Il est de tradition de considérer comme partitifs les deux seuls articles
composés singuliers du, de la et de voir dans l'article des parce qu'il sert de
pluriel à un, un article de la même espèce que ce dernier. C'est là faire
bon marché de la réalité linguistique dénoncée par l'apparence même de
l'article des, dont la constitution est formellement identique à celle des
articles du et de la. La vérité — masquée par une erreur typique consistant
à définir une forme d'après son emploi dans le discours et non pas,
ce qui devrait toujours être, en se référant aux opérations de pensée qui
ont présidé à sa formation dans la langue — est que l'article pluriel des
procède constitutivement des mêmes mouvements psychiques, du même
psycho-mécanisme que les articles singuliers du et de la et doit, en conséquence,
être rangé avec ceux-ci parmi les partitifs.

Les articles partitifs, ceux de singulier (du, de la) et celui de pluriel
(des), appartiennent à la genèse secondaire du système de l'article, leur
apparition dans la langue étant historiquement subséquente à celle des
articles fondamentaux simples un et le, qui en représentent la genèse primaire.
Ce n'est qu'une fois institué, en dehors de la catégorie du nombre
et par une sorte de répétition formelle de celle-ci, le système psycho-mécanique
des tensions 1 et 2 que se sont posés, à travers ce système et en
raison de son état de définition antérieur, les problèmes de représentation
dont les articles partitifs ont été la solution. Et ceci suffit à expliquer qu'ils
soient dans le système de l'article des représentants de sa genèse secondaire,
la genèse primaire se limitant à l'opération de pensée bien plus
importante en vertu de laquelle le psycho-mécanisme de la catégorie du
nombre s'est abstraitement séparé — produisant par là un psycho-mécanisme
identique, mais plus abstrait et d'un caractère plus formel encore —
de ce qu'il y avait en lui de spécifiquement numérique.

Cette séparation, — c'est un point de théorie sur lequel on ne saurait
trop insister, — est historiquement le fait psychique créateur du système
de l'article. A ce propos, on ne manquera pas de remarquer que le nombre,
réintroduit dans le système des articles français aussitôt celui-ci institué,
y occupe exactement la même place qu'il occupait primitivement dans son
propre système : le singulier (et le pluriel interne aussi longtemps qu'il
persiste) du côté de l'anti-extension et le pluriel, selon son affinité propre,
du côté de l'extension. (V. fig. 1 et 2.)175

Les articles partitifs appellent des remarques d'un grand intérêt relatives
aux conditions de discours qui en permettent ou en interdisent la
formation. Ces remarques mettent en cause surtout la préposition de intervenant
dans la composition desdits articles. Au fur et à mesure qu'elle
quitte son propre système pour entrer dans celui bien différent de l'article,
la préposition de perd de plus en plus son caractère fonctionnel et devient,
dans la tension 2 où elle s'introduit, le signe d'un mouvement récessif, ou
si l'on veut inversif, qui a pour effet d'empêcher l'extension indiquée par
l'article le d'être, relativement au champ d'extension où elle opère, — d'autant
plus large que la tension 2 est plus tardivement interceptée, — une
extension totale. C'est afin d'éviter la totalité d'extension dans le champ
d'extension considéré, émanant du contexte, que la pensée a construit
les articles partitifs dont le propre est d'opposer constitutivement à l'extension
indiquée par l'article le une inversion lui faisant échec, qui, en la
compensant, l'immobilise, avant qu'elle n'ait atteint sa plénitude. Sous ses
trois formes, du, de la, des, l'article partitif est essentiellement porteur
d'une compensation finalement obtenue de la tension 2 et du mouvement
récessif introduit en elle par la préposition de, devenue dans le système
de l'article qui se l'incorpore un inverseur, ceci conformément, la remarque
vaut d'être faite, à sa valeur propre consistant à changer le sens du mouvement
directionnel indiqué par la préposition à 68.

Une erreur de point de vue à éviter en cette question est de s'imaginer
que la langue va, en conséquence de cette pénétration de la préposition de
dans le système de l'article, posséder collatéralement et simultanément la
préposition de fonctionnelle, relevant de son système propre, et l'inverseur
de non fonctionnel, appartenant au système de l'article. La vérité est différente
et d'une saisie plus délicate. Ce que la langue possède, ce qui habite
en elle, c'est inséparablement lié au petit mot grammatical de la vision
dynamique du passage de l'état de préposition à celui d'inverseur de tension.
De sorte que si par une interception précoce du phénomène de changement
d'état, on le saisit au voisinage immédiat de son origine, on a affaire
à une préposition n'ayant rien abandonné de sa valeur propre ; cependant
que si, par une interception plus retardée, on saisit le même phénomène
de conversion entre son origine et son terme, on a affaire à un mot grammatical
qui n'est totalement ni une préposition ni un inverseur de tension,
mais participe des deux : la qualité de préposition diminuant et celle
d'inverseur de tension augmentant au fur et à mesure que l'interception
du phénomène de conversion se fait plus tardive. Pour avoir un mot grammatical
de qui, n'étant plus du tout une préposition, puisse être un inverseur
sans défaut, il est nécessaire que l'interception du phénomène de
conversion, aussi retardée que possible, atteigne le phénomène de conversion
176au point qui en marque l'achèvement accompli. Le résultat d'une telle
interception extrêmement tardive est la définition dans l'esprit d'un inverseur
parfait, qui n'est plus du tout une préposition et qui, en outre, possède
la capacité d'assurer, sans le secours d'aucune aide extérieure, la
compensation du mouvement d'extension appartenant à l'article le, lequel
mouvement se trouve ainsi arrêté avant d'avoir produit dans le champ d'extension
que le contexte lui destine la plénitude de son effet.

L'article partitif a la propriété remarquable de ne pouvoir être formé
que si de est l'inverseur parfait en question, opérant seul, en l'absence de
tout adjuvant, l'inversion compensative du mouvement d'extension lié à
l'article le. Il en est ainsi dans : Manger du pain. Il en est ainsi encore
dans : manger du pain excellent, où l'adjectif excellent survenant après
le substantif pain trouve celui-ci déjà pourvu d'une extension à la délimination
de laquelle l'adjectif n'a pas participé et dont l'article composé du
a été l'unique agent. Mais il n'en est plus de même quand je dis : manger
d'excellent pain
. L'adjectif excellent survenant avant le substantif, son
action limitative — l'idée d'excellence qu'il exprime ne se rapporte pas
au pain en général mais à une certaine quantité de pain seulement —
s'ajoute à celle que l'article partitif aurait eu à exercer seul en l'absence,
devant le substantif, de l'adjectif excellent. On se trouve ainsi en présence
d'une inversion de mouvement extensif dont l'adjectif prend sur lui une
part, et dont, en conséquence, l'inverseur de est dispensé de s'approprier
l'entier. C'est dire qu'il n'est pas demandé en ce cas au mot de d'être un
inverseur parfait dont l'action inversive totale ne souffre aucune addition.
Tout au contraire, dès l'instant que l'adjectif participe au mouvement
inversif, il faut que le mot de reste un inverseur imparfait, et c'est ipso
facto
la formation de l'article partitif qui se trouve interdite, cette formation
n'étant possible, comme il a été dit, qu'avec un inverseur parfait, doté
de la puissance d'opérer à lui seul, sans aide d'aucune sorte, la compensation
inversive du mouvement d'extension inhérent à l'article le.

Le fait de pouvoir dire avec une égale aisance : boire de bon vin et
boire du bon vin n'infirme en rien les vues de théorie que l'on vient d'avancer.
D'un exemple à l'autre, il y a cette seule différence que, dans le premier,
le concept traité est « vin », l'adjectif bon, pris hors concept, étant
un facteur de traitement, alors que dans le second le concept, préalablement
réduit par inclusion de l'adjectif, est « bon vin », bon n'étant pas
dès lors un facteur de traitement, mais un facteur constitutif. L'adjectif
ne participe à l'inversion du mouvement extensif noté par l'article le qu'en
position extra-conceptuelle. Ces faits de psycho-mécanisme sont certes fort
subtils, mais d'une rigueur sans défaillance.

La condition de formation et d'emploi de l'article partitif est qu'à une
extension le entière valant I (symbole d'intégrité) s'oppose compensativement
une inversion valant pareillement I. Ce n'est que cette condition
satisfaite, que l'article partitif trouve l'équilibre, qui est celui de deux
mouvements psychiques opposés, sur lequel repose sa définition. Partout
où il se manifeste, le défaut de cette double condition d'intégrité entraîne
la non-construction de l'article partitif, réduit alors au seul signe de représentatif
d'une inversion incomplète, imparfaite (et d'ailleurs aussi proche
que l'on voudra de l'état d'intégrité), seule admissible dès l'instant que
l'idée de quantité restreinte visée a dans le contexte un déterminant qui
177n'est pas l'article seulement. Ceci explique que la négation, par exemple,
explicite ou implicite, interdise l'emploi de l'article partitif et ne permette
que celui d'un inverseur de incomplet proportionnellement au secours qu'il
reçoit de la négation, et donc inapte, du moment que ce secours existe, à
entrer comme élément formateur dans la composition d'un article partitif
satisfaisant aux conditions intérieures d'équilibre appartenant à cet article
et à défaut desquelles il est une impossibilité. On dira : Ne pas manger
de pain
. Se nourrir sans manger de pain. Expressivement, avec présomption
en faveur de la négative, on dira encore : N'avez-vous pas mangé de
pain ?
mais avec présomption en faveur de l'affirmative on sera amené à
dire, l'interrogation étant l'enveloppe d'une quasi-affirmation : N'avez-vous
pas mangé du pain ?
(C'est-à-dire approximativement : vous en avez mangé,
que réclamez-vous ?). Dans ce dernier exemple, la négation alliée au mouvement
interrogatif n'est qu'une manière expressive d'affirmer. Psychiquement
absente, quoique sémiologiquement représentée, elle reste sans effet
sur la formation de l'article partitif qui se présente complète, l'idée de
quantité restreinte requise n'ayant d'expression d'aucune espèce en dehors
de lui.

L'action inversive exercée par le mot de n'est jamais plus imparfaite,
plus distante de son état d'intégrité, que lorsque, à proprement parler, elle
n'existe pas encore comme telle, ce mot ayant nettement gardé son caractère
de préposition. Aussi est-ce là un des cas qui interdisent absolument
la formation de l'article partitif. On dira : manger du pain, mais vivre de
pain
, le verbe « manger », transitif, saisissant l'objet directement sans l'interposition
d'aucune préposition (manger quelque chose) au lieu que le
verbe « vivre », intransitif, ne saisit l'objet qu'à travers l'interposition
médiatrice de la préposition de (vivre de quelque chose).

Le mot grammatical de participe à la fois de la nature de la préposition
et de celle de l'inverseur d'extension dans des expressions telles que
beaucoup de, peu de, assez de, etc. et c'est comme inverseur incomplet,
n'ayant point fait un abandon total de son caractère originel de préposition,
qu'il interdit la formation de l'article partitif, auquel il se substitue.

Pratiquement la règle peut être posée de l'impossiblité de construire
l'article partitif là où le mot de ne s'est pas abstrait complètement du système
de la préposition pour entrer dans celui de l'article. Ce qui revient à
dire que le mot grammatical de se trouve en permanence dans l'alternative
de devoir se déclarer préposition ou partie composante d'article, une qualité
excluant l'autre. S'il se déclare préposition à un degré quelconque, il
se déclare en même temps inhabile à coopérer à la construction de l'article
partitif, celui-ci ne pouvant, cela se conçoit, être formé qu'avec des éléments
relevant entièrement de la catégorie à laquelle il appartient.

Le fait qu'on dit : beaucoup de personnes, beaucoup de plaisir, et bien
des personnes
, bien du plaisir ne constitue pas une exception à la règle —
qui a la rigueur d'une loi — que l'on vient d'énoncer. L'adverbe bien n'est
pas un adverbe de quantité suivi de la préposition de déjà plus ou moins
convertie en inverseur d'extension, c'est un adverbe de manière accolé
expressivement à l'article partitif, dont la formation, sur laquelle il n'agit
pas, est restée autonome. La construction du partitif n'est interdite qu'au
contact des adverbes de quantité proprement dits, reconnaissables mécaniquement
à la possiblité qu'on a de les référer mentalement au pronom
178adverbial en. On peut penser : « en avoir beaucoup, peu, assez », mais non
pas, quantitativement du moins, « en avoir bien ».

Il convient d'ajouter que l'interdiction de construire le partitif dès
l'instant que le mot de n'est pas tout à fait sorti du système de la préposition
ne pèse que sur la formation dudit article et que celle des autres reste
libre. Une conséquence de cette liberté est la rencontre possible, et d'ailleurs
fréquente, de la préposition de et des articles extensifs le, la, les, dans
des emplois qui n'ont rien de partitif. On dira, par exemple : Ils ont vécu
huit jours des provisions que nous leur avions laissées
. Dans cette phrase
le mot des placé devant provisions n'est pas un article partitif, mais une
contraction de la préposition de et de l'article extensif les se rapportant à
une totalité : les provisions laissées.

De même dans une phrase comme : La plupart des philosophes ont
tendance à supposer
, etc. le mot des placé devant philosophes représente
une contraction de la préposition de et de l'article extensif les relatif à une
totalité : les philosophes, de laquelle la préposition de retire une totalité
plus étroite : la plupart d'entre eux. Rien de partitif dans un tel exemple
où la pensée ne quitte une totalité que pour en concevoir une autre.

Parce qu'il ne signifie pas discontinûment deux positions séparées,
l'une qui serait celle de préposition et l'autre, celle de partie composante de
l'article partitif, mais le mouvement que la pensée accomplit continûment
afin de se porter de la première à la seconde 79, le mot grammatical de peut
être représenté par un axe longitudinal le long duquel des coupes portées
par le travers marquent des saisies successives de ce mouvement plus ou
moins avancé en lui-même. Le résultat de cette représentation figurative
est un diagramme, reproduit ci-dessous, qui rend à lui seul raison de tous
les faits que l'on vient d'expliquer.

image limite O | la préposition est | tout : l'inverseur rien | à gauche | valeur de préposition en décroissance | à droite | valeur d'inverseur en croissance | de la limite O à la limite N, exclusivement, impossibilité de construire l'article partitif | la préposition n'est plus rien | l'inverseur est devenu tout | sur la limite N atteinte et franchie, sans plus, possibilité de construire l'article partitif

Figure 3179

Au niveau de la coupe O, le mot grammatical de est intégralement préposition
et nullement inverseur. Pour les coupes inscrites entre O et N
exclusivement, il est un inverseur non intégral supportant ou requérant, ce
qui revient au même, une aide extérieure, et c'est seulement en N qu'il
devient un inverseur sans défaut en état d'équilibrer dans l'article partitif,
dont la formation devient du même coup permise, l'extension indiquée par
l'article le.

Historiquement, on constate que la position d'inverseur complet n'a
été atteinte qu'assez lentement. Ceci explique qu'avant de dire : manger du
pain
, on ait dit : manger de pain. A ce moment la position occupée dans le
système général de la langue par la préposition de n'est pas encore expressément
la position N, marquant le terme ultime de sa conversion en inverseur,
mais une position N-1 aussi peu distante, du reste, que l'on voudra de
la position N absolument finale et représentative du procès de conversion
entièrement accompli.

A une date plus ancienne on avait dit sans interposition d'aucun mot
grammatical entre le verbe et le substantif : manger pain. Cette construction
nous ramène à un moment où le système de l'article n'avait pas encore
commencé sa genèse secondaire chargée d'apporter une solution aux problèmes
de représentation du nombre et de la quantité que posait sa définition
fondamentale, issue de la genèse primaire et limitée au jeu des deux
tensions anti-extensive 1 et extensive 2. En l'absence d'un article propre à
résoudre ces problèmes de représentation, on en était réduit, là où ils se
posaient, à ne faire usage d'aucun article, et par là à attribuer à l'article
zéro une valeur de solution de ces problèmes, qu'il devait perdre avec l'invention
des articles partitifs. En fait il était demandé au nom sans article,
détenant en puissance toutes les extensions, de produire directement, par
traitement implicite, une extension, celle en convenance avec l'idée de
quantité restreinte, pour laquelle il n'existait pas encore dans la langue
d'article représenté. L'absence d'un article représenté en convenance avec
l'extension nominale que requiert le contexte est encore actuellement la
raison qui fait recourir à l'article zéro. Mais parce que les articles représentés
ne sont plus deux mais trois, cette, raison, moins souvent présente
et dans un champ plus étroit, a tendu à se préciser de plus en plus, produisant
ainsi dans la langue la définition d'un quatrième article, l'article
zéro, laquelle est en cours dans le français d'aujourd'hui.

Le système des articles français sous son aspect fondamental, procédant
de la seule genèse primaire, se recompose, on l'a montré, de deux tensions
référées à une même limite, le singulier numérique (V. fig. 1 et 2), la
première par mouvement centripète, la seconde par mouvement centrifuge,
et c'est, au fond, en cela, et en cela seulement, que consiste la différence des
deux articles un et le. L'article un est, par rapport à la limite centrique que
constitue le numéral 1, — à la fois dans le psycho-mécanisme du nombre
et dans celui de l'article (V. fig. 1 et 2) — le signe d'une tension centripète
et l'article le le signe d'une tension centrifuge.

Aussi longtemps que le système des articles français n'a fait état que de
ces deux tensions, il a compris une tension fermée, la première et une tension
laissée ouverte, la seconde. La seconde tension a pour terminus a quo
180le terminus ad quem de la première (V. fig. 2). La langue française ayant,
sur la base de cette relation, constitué un système d'une puissance expressive
remarquable, il se conçoit — les langues ont toujours tendu à répéter
en elles ce qui leur avait réussi — qu'elle ait cherché à aller plus loin dans
la même voie en ajoutant aux deux tensions instituées une troisième tension
outrepassant la seconde, devenue du même coup, comme déjà la première,
une tension fermée. Cette addition au système des articles français
d'une tension troisième supplémentaire, appelée à devenir complémentaire
avec une définition, — non encore achevée, — du système entier sur cette
nouvelle base est un fait de langue dès maintenant acquis. Le système des
articles dimorphe, avec deux tensions seulement, au moment de son institution,
est devenu, sans qu'on s'en doute, un système trimorphe avec trois
tensions. Sa structure, compte tenu de cette augmentation, est la suivante :

image abstrait maximum | tension | anti-extensive orientée en direction du singulier numérique | extensive orientée en direction de l'universel et de l'abstrait | orientée, à partir de l'abstrait, en direction du concret (transextensif)

Figure 4
Psycho-mécanisme du système des articles français,
compte tenu de la définition, en cours d'achèvement,
d'un quatrième article représenté par zéro.

La tension 1 conduit de l'universel au singulier numérique. La tension
2 du singulier numérique à la généralisation dans l'abstrait. La tension 3,
commencée au point précis où la tension 2 s'achève, part de l'abstrait
atteint et s'oriente à l'opposé en direction du concret. Cette troisième tension,
outrepassant l'abstrait en direction du concret, est représentée actuellement
par un article zéro, dont la valeur, déjà bien reconnaissable, est en
train lentement d'achever sa définition dans la langue 810.

Que l'article zéro soit devenu dans la langue le signe indiquant qu'à
l'abstrait outrepassé a succédé un mouvement de pensée orienté en direction
du concret — d'un concret exprimant une transgression de l'abstrait,
et par là spécial — est un fait reconnaissable en français dans de nombreux
exemples. En voici plusieurs pris au hasard.

Il est d'usage de dire : perdre la raison et perdre patience. La présence
de l'article dans le premier exemple et son absence dans le second ne sont
pas, comme on pourrait le supposer, la simple conséquence d'habitudes de
parole dès longtemps prises sans motif autre qu'elles-mêmes : derrière le
fait d'habitude, dont il faut évidemment tenir un compte suffisant, il y a
pour le consolider un fait psychique indubitable. Perdre la raison met en
cause, sans en transgresser la représentation abstraite, la faculté de raisonner
sainement dont il indique la disparition. Autre est la signification de
181perdre patience ; l'expression suppose conservée la faculté d'être patient,
qui n'est point mise en cause, et c'est par delà cette supposition d'intégrité
virtuelle — et donc en tension 3 supplémentaire, la supposition elle-même
ressortissant à la tension 2 — qu'elle signale dans le concret momentané
une défaillance accidentelle de la faculté d'être patient, dont l'article zéro
(c'est là son principal effet) évite qu'il soit question. L'idée qu'éveille dans
l'esprit l'expression perdre patience est celle d'un mouvement d'impatience
que la faculté d'être patient, intacte, mais momentanément inemployée, n'a
pas réprimé.

Une différence psycho-mécanique toute semblable se marque entre
avoir la foi et avoir foi en quelqu'un. Le premier exemple signifie posséder
la puissance de croire, dont la représentation abstraite, pas très éloignée de
la personnification, n'est pas transgressée. Le second exemple ne s'en tient
pas là et laissant à la tension 2, outrepassée, la représentation abstraite de
la puissance en question, il en évoque en tension supplémentaire l'application
momentanée à un cas personnel. Avoir foi en quelqu'un signifie
qu'on a gratifié de sa confiance une personne qu'on en jugeait digne.

L'opposition de valeur de l'article extensif menant à l'abstrait et de
l'article zéro trans-extensif menant de l'abstrait à sa concrétion n'est pas
moins nette entre parler de l'amour et parler d'amour. Alors que le premier
exemple suggère l'idée d'un discours dont le sentiment de l'amour, abstraitement
conçu, fait le sujet, le second, transgressant la représentation
abstraite du sentiment lui-même, nous le montre exprimé par des paroles
amoureuses dont l'intention vise, dans le concret et le momentané (qui ne
font qu'un), une personne à qui elles sont adressées.

La valeur que l'article zéro reçoit de ce qu'il représente une tension 3
succédant en direction du concret à la tension 2, dont l'achèvement a lieu
dans l'abstrait, ressort en traits plus frappants encore peut-être de la confrontation
de trois exemples, tels que : parler de la politique, parler de politique,
et parler politique. Le premier exemple éveille l'idée d'un discours
ayant trait à une totalité, formée par l'esprit dans l'abstrait, qu'on est
convenu d'appeler « la politique ». Le second, transgressant la représentation
idéelle abstraite, fait envisager des propos relatifs non pas à la politique,
conçue comme il vient d'être dit, mais à certaines questions particulières
de politique dont il est débattu. Portant plus loin encore le mouvement
menant de l'abstrait outrepassé à une concrétion trans-extensive
représentée par la tension 3 et l'article zéro qui en est le signe, on en
arrive avec le verbe parler à pouvoir se passer de tout mot grammatical
interposé entre le verbe et le nom. Il s'ensuit que le nom, autant par l'effet
de sa propre concrétion que par celui, corrélatif, de son contact immédiat
avec le verbe, forme avec ce dernier une construction verbale en plusieurs
mots (parler politique), dont il n'est pas exagéré de dire qu'elle présente,
au point de vue psychique, une homogénéité égale à celle d'un verbe fait
d'un mot unique.

L'article zéro du mot « politique » dans parler politique représente
une interception extrêmement tardive de la tension 3. Il se conçoit que plus
l'interception de cette tension troisième est tardive, plus la concrétion que
subit l'abstrait est intense, le but même de la tension 3 étant de concréter
l'abstrait produit en dernier lieu par la tension 2. Les concrétions de
l'abstrait assez intenses pour produire, comme c'est le cas dans parler
politique
, une véritable synthèse du nom et du verbe sont restées jusqu'ici
182peu nombreuses en français et cela tient, semble-t-il, à ce que l'introduction
de la tension 3 dans le système des articles y représente un fait relativement
nouveau qui n'aurait pas encore porté toutes ses conséquences.
De même que les premières manifestations de l'article le avaient consisté
en des interceptions précoces du mouvement d'extension dont il est le symbole,
de même les débuts de l'article anti-abstrait (trans-abstrait) zéro ont
consisté jusqu'ici surtout en interceptions non tardives de sa tension propre,
troisième et dernière dans le système des articles et demeurée en lui
ouverte. Elle ne pourrait se clore que par l'invention, fort improbable,
d'une tension quatrième dont on n'entrevoit pas le principe.

Le moment est venu de conclure, et les faits relevés offrent pour un
linguiste un intérêt tel, que les conclusions de portée diverse abondent et
s'entre-croisent. On ne saurait donc les produire toutes à un moment où il
s'agit de terminer en peu de mots, et non point d'appeler l'attention sur de
nouveaux problèmes posés par la résolution de ceux qui ont été examinés.
La seule remarque conclusive, de portée générale, qu'on juge devoir présenter
est que les faits de discours, sur lesquels l'attention des linguistes
s'est jusqu'ici à peu près exclusivement concentrée, sont d'une autre
essence que les faits de langue, et que, trop peu souvent observés, ceux-ci
requièrent une étude distincte qui, jusqu'à présent, n'a point été méthodiquement
entreprise. Les faits de discours ne portent pas dans l'esprit la
même date que les faits de langue, tous déjà accomplis, révolus, quand les
faits de discours, qu'ils ont rendu possibles, s'engagent. Ceci ressort avec
une entière évidence de ce que le discours n'est jamais qu'un certain
emploi de la langue préalablement instituée dans l'esprit du sujet parlant.
La linguistique s'est consacrée à peu près exclusivement jusqu'ici aux
deux seules études des faits de parole et des faits de discours. Il lui faut
maintenant apprendre, afin de devenir une science complète 911, à observer
les faits de langue qui ont lieu aux arrière-plans de l'esprit, laissés par le
discours en deçà de ses opérations, et procèdent d'un psycho-mécanisme
dont le présent article, quoique limité à un sujet d'une grande étroitesse,
suffit à donner une juste idée.183

11. Le français moderne, juillet-octobre 1945.

21 bis. « Implicité et explicité dans le langage et dans la langue » pourrait être le
sujet d'une intéressante thèse de philosophie du langage dont l'auteur devrait être suffisamment
linguiste.

31 ter. Cf. supra, p. 143.

42. Et tendant historiquement vers un maximum d'indétermination, ce qui n'est
pas étranger à l'invention, à un moment donné, de la catégorie de l'article, un pluriel
très large qui s'indétermine de plus en plus ayant cet effet de susciter, à la limite
d'indétermination, la vision du continu universel.

53. La non-limitation est plus aisée, du côté de la fin, dans un mouvement extensif
qui va du singulier au pluriel, qu'elle ne l'est, du côté du commencement, dans un
mouvement anti-extensif allant du pluriel au singulier, et dont il faut opérer un
recessus pour en obtenir le pluriel, lequel, du reste, n'est en ce cas qu'un pluriel très
spécial dont on précisera plus loin la nature.

64. Dans la science du langage, le mot métaphysique, qui a sa commodité, n'est pas
autre chose que l'un de ces vocables, fort nombreux, auxquels il n'est demandé que de
recouvrir d'un terme expressif une signification fuyante. On consultera utilement, à
propos des mots de cette espèce, le beau livre de MM. C. K. Ogden et I. A. Richards : The
Meaning of Meaning
, qui a eu un grand succès dans les pays de langue anglaise.

75. La persistance, purement psychique, du duel se borne en français à des constructions
telles que celle nous obligeant à dire : des ciseaux parce que l'objet désigné, tout
en étant un, offre par la paire de ses deux branches, une image de pluralité interne.
Est aussi un effet de cette persistance le pluriel irrégulier de œil : yeux, exprimant que
le pluriel est vu intérieur à l'unité complexe que constitue la paire des deux yeux.
Dans les yeux du bouillon, le pluriel, très multiplicatif, ne sort pas d'un ensemble
contenant, et l'on se trouve en présence d'un véritable pluriel interne situé psychiquement
fort en deçà du duel. Là où il n'existe avec le mot œil aucune raison optique
de recourir au duel ou à un pluriel interne plus largement multiplicatif, la formation
de pluriel devient régulière. Ex. : des œils de bœuf. Le pluriel n'est plus ici interne
mais, selon la norme du français, externe.

86. Un fait important pour la linguistique générale, à la connaissance duquel conduisent
la présente étude et celle, précédemment publiée ici (numéro d'avril-juillet 1944),
qu'elle complète, est que les mots les plus abstraits de la langue, comme l'article et
certaines prépositions, sont des signifiants liés à un signifié non pas statique mais
cinétique, emportant avec lui une image non pas d'immobilité mais de mobilité. Le
mot grammatical de, dont la langue française n'a jamais cessé d'étendre l'usage, n'est
pas, au fond de la pensée, un signe de position, mais un signe de mouvement. L'idée
qui s'y trouve liée est celle d'un « retour » s'opposant à un « aller » dont l'idée est
rendue par la préposition a. C'est cette idée de retour signifiée par la préposition de
qui la rend particulièrement apte à inverser le mouvement d'extension indiqué par
l'article le.

97. De nouveau, et cette fois non plus sous le rapport matériel de la signification
indiquée, mais sous celui, formel, d'une appartenance successive à deux catégorie, apparaît
le caractère non pas statique mais cinétique du petit mot de.

108. La définition de l'article zéro est interférée par des faits de survivance historique
remontant à l'ancien état de langue où l'institution de l'article était inexistante ou
incomplète. Il y aurait un livre à écrire, qui ne manquerait pas d'intérêt, sur la définition
progressive de l'article zéro du français.

119. Les faits étudiés dans le présent article et dans les précédents sur le même sujet
(voir numéros d'avril-juillet 1944 et de janvier-avril 1945 du Français moderne) sont
des faits de psycho-mécanisme que la psychologie laissée à ses seuls moyens serait
impuissante à déceler. Ils restent de la compétence de la linguistique, seule capable d'en
bien discerner la véritable nature. Un psychologue serait enclin à les envisager d'une
tout autre manière et ne verrait pas en eux ce qu'ils sont en réalité : la suite des
opérations mécaniques permettant à la pensée de se saisir elle-même dans sa propre
activité entre les limites qui sont les siennes : le singulier d'un côté et l'universel de
l'autre.