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Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T14

La représentation du temps
dans la langue française ( *1)
(suite)

On s'est arrêté, dans cette étude, qui est celle de la construction systématique
instantanée de l'image-temps dans la pensée française — de
l'acte de représentation que constitue cette construction — à une première
saisie transversale de l'opération engagée, saisie dont l'indice de position,
dans cette opération même, est le mode quasi nominal, comprenant les
formes temporelles d'infinitif et de participe. Notre tâche est maintenant
d'étudier dans le cadre inchangé du mécanisme fondamental précédemment
décrit — longitude opérative et latitudes résultatives — les saisies
transversales seconde et tierce auxquelles correspondent respectivement,
comme indices de position dans le procès total de représentation du temps
qu'elles recoupent en des moments différents de lui-même, les modes subjonctif
et indicatif. Plus la saisie transversale intervenante est tardive,
plus construite apparaît l'image-temps.

En latitude 2, inscrite entre la latitude 1, initiale, et la latitude 3,
finale, et dont la position médiale a pour indice le mode subjonctif, les
époques (passé, présent, futur) ne sont pas expressément distinguées. Il
est seulement fait différence, au sein d'une époque infiniment large, constituant
en quelque sorte un vaste présent, de deux directions du temps : la
direction descendante selon laquelle le temps est senti être la puissance
qui emporte toute chose, et la personne humaine, à la destruction ; et la
direction ascendante selon laquelle le temps est senti être le champ ouvert,
devant la personne humaine, afin qu'elle y porte et développe sa propre
activité.

A la direction descendante du temps correspond un subjonctif particulier
dont la caractéristique est, selon la conjugaison à laquelle le verbe
appartient, l'inclusion d'une voyelle thématique : a, u, i. Ex. : que j'aim-a-ss-e ;
que je voul-u-ss-e ; que je pr-i-ss-e. Un suffixe de protection -ss-
193couvre partout la voyelle thématique. C'est ce subjonctif, thématique en
sémiologie, que la grammaire traditionnelle dénomme imparfait du subjonctif.
Du point de vue psycho-systématique, le propre de ce temps de
subjonctif est d'emporter avec soi, dans un mode virtuel où l'image-temps
surprise en cours de construction n'a pas encore atteint sa pleine réalité,
une visualisation du temps descendante allant à la réalité du passé : il y a
ainsi dans la forme verbale qu'est l'imparfait du subjonctif une contradiction
entre la virtualité propre du mode et le cinétisme anti-virtuel (le mouvement
descendant oriente l'esprit du côté de la réalité du passé) imparti
au temps ; et le rôle de la voyelle thématique est de signifier cette contradiction.

A la direction ascendante du temps correspond un subjonctif non
moins particulier dont la caractéristique sémiologique consiste en la non-inclusion
de la voyelle thématique, ainsi que du suffixe de protection
noté -ss-. C'est ce subjonctif athématiqué : que j'aim-e ; que je veuill-e ;
que je prenn-e, que la grammaire traditionnelle dénomme présent du
subjonctif
. Du point de vue psycho-systématique, le propre de ce temps du
subjonctif est de n'emporter avec soi rien qui, temporellement, soit en
contradiction avec la virtualité propre du mode subjonctif. La visualisation
ascendante du temps qui oriente l'esprit en direction du futur
s'accorde, en effet, avec le caractère virtuel du dit mode. Il découle de ces
observations que le temps dit imparfait du subjonctif est intrinsèquement
une forme verbale hétérogène : la virtualité modale rencontrant l'anti-virtualité
temporelle (cinétisme descendant orienté en direction du passé) ;
tandis que le temps dit présent du subjonctif constitue, au contraire, une
forme verbale intrinsèquement homogène : la virtualité modale rencontrant
une virtualité temporelle correspondante (cinétisme ascendant
orienté en direction du futur). Cette homogénéité appartenant au présent
du mode subjonctif est à l'origine de la fortune qu'a eue cette forme dans
les emplois de discours. On constate partout, en effet, dans le langage une
tendance du parler commun, qui opère par pesées grosses plutôt que par
pesées fines, à préférer les formes intrinsèquement homogènes aux formes
auxquelles fait défaut cette qualité.

Une contradiction de même espèce que celle existante dans l'imparfait
du subjonctif se trouve, au mode indicatif, dans le prétérit défini. Ce
temps appartient à l'époque passée, ressortissant à l'accompli, et le verbe
s'y présente en accomplissement seulement, l'accompli lui étant formellement
refusé (voir fig. 2 et 10 et pp. 201, 205). C'est de ce refus d'accompli
que vient la quasi-impossibilité d'adjoindre à un prétérit défini le mot
déjà, lexicalement porteur d'accompli.

La dite contradiction existante dans le prétérit défini s'y marque partiellement
de la même manière que celle, de même principe, appartenant
à l'imparfait du subjonctif. Aux première et deuxième personnes du pluriel
elle est signalée, selon la conjugaison à laquelle ressortit le verbe, par l'un
des thèmes voyelle a, u, i couvert par le suffixe -s-, prononcé ici non plus
ouvrant, mais fermant. On a : chant-a-s-mes, chant-a-s-tes ; voul-u-s-mes,
voul-u-s-tes ; pr-i-s-mes, pr-i-s-tes. L'accent circonflexe de la graphie
actuelle représente le suffixe s prononcé fermant. Aux personnes du singulier,
le thème-voyelle a n'intervient pas, et la raison en est que pour la
formation systématique du prétérit défini on a recours, à ces personnes, à
194un moyen autre que l'insertion du thème-voyelle et jugé supérieur. Ce
moyen de système est la soustraction du -r- de futur. En regard de marche(r)ai,
marche(r)as, marche(r)a, on a respectivement, au prétérit
défini : march-ai, march-as, march-a. Cette formation soustractive qui
répond avec une exactitude entière à la composition interne du prétérit
défini, lequel occupe en système le même niveau d'incidence que le futur,
refuse comme lui toute décadence (v. fig. 10 et p. 200 sv.) et ne se distingue
que par la position d'époque dénoncée par le signe -r-, qu'il suffit donc de
retirer pour ne plus avoir le futur et devoir, en conséquence, descendre au
passé — cette formation soustractive, fort élégante, se serait étendue à
toutes les personnes n'était qu'elle devient inopérante passé la troisième
du singulier. Si, en effet, en première et deuxième personnes du pluriel on
retire le -r- signifiant le futur, il vient un présent: march-ons < marche(r)-ons ;
march-ez < marche(r)-ez, alors qu'on aurait besoin d'un passé.
Cet échec du moyen sémiologique, systématiquement le meilleur pour la
formation du prétérit défini, oblige à recourir au moyen différent, mais
psychiquement de même effet, qu'est l'insertion du thème-voyelle.

En troisième personne du pluriel, la formation systématique du prétérit
défini n'est pas moins claire, mais les choses se compliquent du fait
que des exigences de phonétique, de sémiologie et de psychisme s'interfèrent.
La place nous manque pour en exposer ici le détail.

La formation du prétérit défini dont on vient de faire état est la formation
systématique
qu'il importe de ne pas confondre avec la formation
historique
qui y a conduit, le destin de toute formation historique étant de
se résoudre à la longue, in extremis, en une formation systématique marquant,
en quelque sorte, une démission de la formation historique. Une
tâche de l'historien, pour l'ordinaire insuffisamment remplie, est de marquer,
historiquement, le moment où, à la formation historique qui se
démet, se substitue une formation systématique. On embrouille fort les
choses à vouloir expliquer par formation historique ce qui, déjà, n'appartient
plus qu'à la formation systématique. En français, par exemple, la
formation du futur hypothétique (conditionnel) est devenue exclusivement
systématique et consiste, purement et simplement, dans l'introduction de
l'indice de futur -r- devant la terminaison -ais signifiant pour la totalité
du temps (passé + futur) le prolongement de l'incidence en décadence
(v. fig. 10 et pp. 200-202).

Le mode subjonctif marque en lui la distinction jusque-là différée
— le mode quasi nominal ne l'opère pas — des deux visualisations cinétiques
du temps, la visualisation descendante et la visualisation ascendante,
mais ne produit pas encore la séparation nette des époques : passé,
présent, futur. Figurativement la représentation du temps dans le mode
subjonctif est ce qui suit :

image Infinitude cinétique du temps descendant | Subjonctif thématique (imparfait du subjonctif) | Infinitude cinétique du temps ascendant | Subjonctif athématique (présent du subjonctif)

Fig. 4195

On ne manquera pas de noter que les deux visualisations cinétiques du
temps ne se séparent qu'avec l'introduction de la personne. Le mode subjonctif
dans l'opération longitudinale de construction de l'image-temps est
le premier qui fasse état de la personne. Or, la distinction du temps descendant,
destructeur de toute chose, y compris la personne, et du temps
ascendant, propice à la personne, qui voit en lui son champ d'activité, est,
on le conçoit, une distinction dont la notion de personne — c'est-à-dire
celle du moi pensant — est l'origine. C'est par rapport à la personne que
le temps est perçu descendant ou ascendant. En l'absence du sentiment
personnel, les deux cinétismes ne se séparent pas. La séparation en
question est subjective, nullement objective 92.

L'opération longitudinale de construction de l'image-temps en se développant
au delà de la position de recoupement marquée par la latitude 2
(v. fig. 1, p. 186), à laquelle correspond le mode subjonctif, progresse en
direction d'une latitude 3, qui en marque la fin et dont le signe est le
mode indicatif.

La caractéristique principale de ce mode est l'inscription au sein de
l'infinitude du temps, déjà cinétiquement différenciée 103, d'une finitude
étroite, séparatrice, qui est le présent. On voit par là que, du mode nominal
au mode indicatif, on a marché du large à l'étroit, de l'infinitude
temporelle à une finitude temporelle en quête pour elle-même, incessamment,
de toute l'étroitesse compatible avec la conservation d'une réalité
concrète. On a écrit ailleurs que le présent est un être sténonome.

L'interpolation de la finitude étroite qu'est le présent dans l'infinitude
du temps a cet effet d'en réduire l'extension bi-latérale indéterminée à
196deux extensions uni-latérales déterminées, prenant toutes deux origine au
présent séparateur, à savoir le passé et le futur, l'un et l'autre infinis d'un
seul côté seulement, celui d'eux-mêmes. Le passé, développé en descendance
à partir du présent, est infini du seul côté du passé ; et le futur,
développé en ascendance à partir du présent, est infini du seul côté du
futur. La représentation résultante du temps est ce qui suit :

image présent | époque passée | époque future

Fig. 5

La division, ci-dessus figurée, du temps en deux époques est la première
action séparatrice qu'exerce, dans la spatialisation française du
temps, la définition mentale du présent. Le présent l'exerce par position
sans plus. Dès l'instant, en effet, que, dans l'infinitude du temps, on interpole
le présent, cette infinitude apparaît bi-latéralement divisée en passé
et en futur, l'un et l'autre infinis, mais d'un côté seulement, celui inaccessible
du terminus ad quem, le terminus a quo étant, pour les deux dites
époques, le présent qui, inséré entre elles, les sépare et les détermine. On
voit par là qu'après une marche, par successivité modale, et dans le sens
longitudinal, du large à l'étroit, on opère, en réplique, une fois obtenu
l'étroit extrême qu'est le présent, une marche, dans le sens latitudinal, de
l'étroit au large. Soit figurativement :

image mode quasi nominal | mode subjonctif | mode indicatif | passé | réplique | présent | par marche au large | sténonome | futur

Fig. 6

On notera en passant que la consécution de ces deux mouvements, du
large à l'étroit et de l'étroit au large, se retrouve partout, comme opération
197fondamentale, dans la structure des langues. La raison en est que les deux
dits mouvements — l'un particularisateur, allant à l'étroit à partir du
large, l'autre généralisateur, allant au large à partir de l'étroit — sont la
condition même de puissance de l'esprit humain. Remontant aux sources
de lui-même, l'esprit humain rencontre ces deux mouvements, en lui
incessants, et ne pouvant aller au-delà, en direction de l'origine de sa
puissance, il en a fait l'assiette de tous les systèmes dont les langues ont
produit en elles une définition. A ce sujet on se reportera utilement à trois
de nos études parues dans cette revue 10 bis4 et ayant trait au mécanisme
de l'article (avril-juillet 1944, pp. 89 sqq. ; janvier-avril 1945, pp. 70 sqq. ;
juillet-octobre 1945, pp. 207 sqq.).

Le présent, par simple effet de position, conduit en français, ainsi
qu'il vient d'être expliqué, à une représentation du temps qui est celle
que fait voir la figure ci-dessus reproduite (fig. 6). Un trait de cette représentation,
particulière aux langues romanes, est l'attribution à l'époque
future du cinétisme temporel ascendant (→), tandis qu'il est attribué à
l'époque passée le cinétisme descendant (←). Cette répartition, opérée selon
le principe d'affinité (v. note 2, p. 196) est, si justifiée soit-elle, un fait
non pas de grammaire générale, mais de grammaire particulière, d'autres
grandes langues de civilisation, le grec ancien, notamment, ne l'ayant point
inscrite en elles. Le temps en grec ancien est, dans le mode indicatif et
dans tous les autres modes, à l'exception du seul subjonctif, perçu in
extenso
descendant, avec cette conséquence obligée que le futur est vu
afférent au présent (←) et non pas, comme en français, efférent à partir
du présent (→). De là des différences architecturales importantes dont le
lecteur que la question intéresse pourra se faire une exacte idée en se
reportant à notre ouvrage intitulé : L'architectonique du temps dans les
langues classiques
(Copenhague, Munksgaard, 1945).

Le présent qui par position opère la division du temps en époques
latérales ne borne pas là son action séparative. Il agit, en outre, dans les
langues romanes, et en français particulièrement, par composition.

Le présent français exerce cette double action séparative selon une
disposition initiale qui est — ce qui n'avait point lieu encore en latin —
la disposition verticale. C'est verticalement (ou si l'on préfère, ce qui est,
du reste, plus exact : longitudinalement) — et en cela se découvre un
nouveau succès dans le sens d'une étroitesse accrue 115 — que le présent
intervient comme séparateur dans l'infinitude du temps. Or, le présent se
recompose, lorsqu'il est complet, de deux parcelles de temps dont il opère
en lui la jonction : une parcelle de futur, dénommée dans l'un de nos
ouvrages le chronotype α ; et une parcelle de passé, dénommée, dans le
même livre, le chronotype ω. On a ainsi, pour le présent vertical (c'est-à-dire
longitudinal), français une représentation qui est la suivante :198

image α (parcelle de futur) | ω (parcelle de passé)

Fig. 7

Cette représentation n'est pas statique, mais, conformément à la réalité,
cinétique elle nous fait voir la conversion, continuellement renouvelée, du
chronotype α en chronotype ω, le présent étant une image de l'opération
par laquelle, incessamment, une parcelle de futur se résout en parcelle de
passé
. Une représentation vraie du présent doit donc tenir compte du
cinétisme inhérent à cette époque, et, de ce chef, devient :

image α | ω

Fig. 8

Or, selon l'un des principes d'analyse énoncé au début de cet article
(p. 186), la pensée en présence d'un mouvement opéré en elle en prend une
connaissance au moyen de coupes, plus ou moins précoces ou tardives,
portées par le travers de l'opération engagée. Il suit de là que le présent
apparaîtra contenir seulement, par coupe transversale précoce, le chronotype
α incident à la ligne horizontale (= latitudinale) de partage du présent,
— indiquée en pointillé dans les figures reproduites ci-dessus
et ci-dessous — puis, par coupe transversale tardive, contenir les deux
chronotypes, et ω en superposition. Soit un présent cinétique faisant
l'objet d'une saisie par profil précoce :

image saisie par profil 1 | α | néant

Fig. 9

ou bien un présent cinétique dont il est pris un profil tardif :

image saisie par profil 2 | α | ω

Fig. 9 bis

A ces deux profils de présent, caractéristiquement distincts, correspondent
en vis-à-vis du côté du passé et du côté du futur deux profils
199identiques des deux dites époques, qui, l'une et l'autre, de même que le
présent auquel elles prennent origine, se présentent, par saisie transversale
précoce, en incidence seulement à la ligne de partage du temps — laquelle
est le prolongement de la ligne de partage du présent, indiquée en pointillé
— ou bien, par saisie transversale tardive, en incidence sur une
décadence déjà engagée au-dessous de la ligne de partage du temps, et aussi
grande ou petite que l'on voudra. Le résultat est une systématique temporelle
où le présent est par position le séparateur des époques latérales et,
une fois en place, devient par composition le séparateur de chaque époque
en deux niveaux d'elle-même : celui supérieur d'incidence et celui inférieur
de décadence, respectivement désignés plus loin (v. tableau, p. 204)
niveau 1 et niveau 2.

Figurativement la systématique en question peut être, en son fonctionnement
selon lequel à une saisie transversale précoce succède une
saisie transversale tardive, représentée comme suit :

image saisie transversale précoce (premier profile caractéristique) | passé 1 : tenu en incidence (= prétérit défini) | (décadence exclue, refusée) | présent | néant | futur 1 : tenu en incidence (= futur, catégorique)

image saisie transversale tardive (second profil caractéristique) | passé 2 :en incidence sur décadence engagée (= imparfait) | futur 2 : en incidence sur décadence engagée (= futur hypothétique conditionnel) | α | ω

Fig. 10

Le premier de ces deux profils temporels est rendu, sémiologiquement,
du côté du passé par le prétérit défini et du côté du futur, par le futur
catégorique ou thétique (futur proprement dit). Soit : passé : je march-ai ;
futur : je marcher-ai.

Le second est rendu sémiologiquement, du côté du passé, par l'imparfait
et, du côté du futur, par le futur hypothétique, les deux formes portant,
en raison de leur identique composition (incidence + décadence pour
les deux) la même terminaison -ais. Soit : passé : je march-ais ; futur :
je marcher-ais. Cette dernière construction, représentative d'un futur portant
une surcharge d'hypothèse, et pour cette raison dénommée ici futur
hypothétique, est généralement et improprement dénommée dans les traités
de grammaire mode conditionnel, alors qu'en réalité ladite construction est
un temps appartenant au mode indicatif.

On notera que le présent agissant par composition comme séparateur
de niveaux au sein de chacune des époques latérales (passé, futur) ne
200réfléchit pas en lui la séparation dont il est, en dehors de lui, l'agent. Le
présent est en français séparateur à l'endroit de ce qui n'est pas lui : il
n'est ni par position (ce qui va de soi) ni par composition (ce qui mérite
attention) séparateur en lui-même. C'est pourquoi on compte, dans le passé,
deux temps passés (prétérit défini, imparfait) et dans le futur, deux temps
futurs (futur catégorique ou thétique et futur hypothétique) alors qu'on
ne dispose que d'un unique présent 126.

L'action séparative qu'exerce, par composition, le présent français
vertical est, au fond, une distinction de latitude portée dans le développement
longitudinal du présent, lequel est cinétiquement (p. 199), ainsi
qu'on l'a déjà indiqué, une conversion jamais interrompue, et, du reste,
non interruptible, d'une parcelle de futur α en une parcelle de passé ω.

Dans la détermination du niveau auquel la pensée, opérant par profil,
arrête sa saisie de l'échéance du verbe au temps 137, il est fait état d'une
pesée qui se mesure du côté du passé en réalité (R) et du côté du futur,
en hypothèse (H). Au prétérit défini correspond une réalité R1, incidente
sans plus, qui est une réalité d'accomplissement. Soit en formule :

Passé = | réalité d'accomplissement = R1 | ← | réalité d'accompli = zéro | prétérit défini : je marchai

A l'imparfait correspond une réalité incidente R, augmentée d'un surplus
de décadence R2, aussi grand ou petit que l'on voudra, qui est une réalité
d'accompli. Soit en formule :

Passé = | réalité d'accomplissement = R1 | ← | réalité d'accompli = R2 | imparfait : je marchais

Du côté du futur, une pesée identique a lieu, mesurée cette fois non plus
en réalité, mais en hypothèse. Au futur catégorique (ou si l'on préfère :
thétique) correspond un quantum d'hypothèse H, qui est la part d'hypothèse
inhérente à l'époque future, celle que le futur emporte avec soi
inséparablement. Au futur hypothétique correspond, en addition à cette
part d'hypothèse inhérente, un surplus — une surcharge — d'hypothèse
-qui oblige le futur à descendre au-dessous de son niveau de définition
propre (niveau thétique), c'est-à-dire au-dessous de ce qu'il est en soi,
— décadence dont le signe est la terminaison -ais, la même que celle qui
dans le passé signifie l'addition d'une décadence d'accompli à l'incidence
d'accomplissement. On a donc, en formule, pour le futur catégorique
(thétique) :201

Futur = | hypothèse inhérente au futur = H1 | ← | surcharge d'hypothèse = zéro | futur catégorique (thétique) : je marcherai

et pour le futur hypothétique :

Futur = | hypothèse inhérente au futur = H1 | ← | surcharge d'hypothèse = H2 | futur hypothétique (conditionnel) : je marcherais

la surcharge notée H2 étant aussi grande ou petite que l'on voudra.

Un caractère de ce mécanisme est sa rigoureuse cohérence, la pesée
temporelle s'opérant dans les deux époques selon la spécificité — ou si
l'on veut l'essence — de chacune d'elles.

La spécificité du futur, ce sans quoi il ne serait pas lui-même, est
d'emporter avec soi, inséparablement, un certain quantum d'hypothèse,
qui est l'hypothèse inhérente H1. Le futur est du temps qu'on suppose,
qu'on imagine, non pas du temps qu'on a, qu'on tient. Cette hypothèse
inhérente H1 est la charge d'époque C1. Et la spécificité du passé, ce sans
quoi il ne serait non plus lui-même, est d'emporter avec soi, inséparablement,
un certain quantum de réalité (de non-hypothèse) qui est la réalité
inhérente R1. Cette réalité inhérente est la charge d'époque C1.

Dans les deux cas, la charge d'époque C1 est sujette à s'accroître d'une
surcharge C2, de même nature (réalité ou hypothèse) que la charge C1 à
laquelle elle s'ajoute. On a ainsi :

a) par charge d'époque C1, sans plus, les temps tenus en incidence
sur décadence nulle, refusée, à savoir : le prétérit défini et le futur catégorique ;

b) par charge d'époque C1 et surcharge C2, non nulle, acceptée, les
temps comportant en sus de l'incidence maintenue une décadence engagée,
aussi grande ou petite que l'on voudra, à savoir : l'imparfait et le futur
hypothétique (conditionnel), dont la caractéristique apparente, commune
aux deux constructions, est la terminaison -ais, dont le rôle, extrêmement
étendu, est de signifier pour la totalité du temps (sans condition ni
d'époque ni de nature de la surcharge C2) l'addition mécanique d'une décadence
à l'incidence.

De ce qui précède, il ressort que le système verbo-temporel français
se réduit in toto aux relations suivantes de mécanisme et de substance :

A. Mécanisme :

Charge d'époque C1, sans plus = les temps incidents/non décadents ;
Charge d'époque C1 + surcharge C2 = les temps incidents/décadents ;

B. Substance :

Dans le passé, la charge d'époque C1 est une réalité d'accomplissement
202R1 inhérente à l'époque passée, et la surcharge C2 une réalité
d'accompli R2 en surplus, non inhérente.

Dans le futur, la charge d'époque C1 est la part d'hypothèse H1, inhérente
à l'époque future, et la surcharge H2 un surplus d'hypothèse non
inhérent.

La conclusion de cette analyse, exempte de dogmatisme et de vues
inutiles et obscurcissantes de psychologie et de philosophie, mais — les
choses étant partout ramenées à leur mécanisme 148 — conduite avec une
rigueur qui la soustrait au flou trop complaisamment accepté dans un grand
nombre de travaux linguistiques, est que le système verbo-temporel du
français, considéré en son état systématique d'achèvement dans le mode
indicatif, dernier en chronologie modale, peut, temps par temps, pour ce
qui est des époques étendues (passé et futur), s'écrire, explicativement,
comme suit :

Passé 1 (prétérit défini) je marchai
Charge d'époque : C1 = Incidence : M1 = réalité d'accomplissement inhérente : R1.
Surcharge d'époque nulle. Pas de décadence. Pas de réalité d'accompli.

Passé 2 (imparfait) je marchais
Charge d'époque : C1 = Incidence : M1 = réalité d'accomplissement inhérente : R1.
Surcharge d'époque existante : C2 = Décadence : M2 = Réalité d'accompli : R2.

Futur 1 (futur catégorique ou thétique) je marcherai
Charge d'époque : C1 = Incidence : M1 = Hypothèse inhérente à l'époque : H1.
Surcharge d'époque nulle. Pas de décadence. Pas d'hypothèse en addition à l'hypothèse inhérente.

Futur 2 (futur hypothétique) je marcherai
Charge d'époque : C1 = Incidence : M1 = Hypothèse inhérente à l'époque : H1.
Surcharge d'époque existante : C2 = Décadence : M2 = Hypothèse en addition à l'hypothèse inhérente : H2.

et, sous une notation réduite aux symboles conventionnellement arrêtés
ci-dessus et plus haut, se résumer tout entier dans le tableau suivant :203

tableau époque | niveau d'époque | temps (forme verbale) | mécanisme | substance | pesée | mouvement | passé | prétérit défini | vacant, inoccupé (expressivement refusé) | imparfait | futur | futur catégorique (thétique) | futur hypothétique

Ce tableau, en sa simplicité remarquable, ne laisse rien échapper de
ce qu'est en langue le système verbo-temporel français pour les époques
étendues (passé, futur) répliquant dans le sens du large au présent étroit
(v. fig. 6).

Pour le présent, il doit être tenu compte de ce que ce temps séparateur
(= situation d'agent positive) et non séparé (= situation de patient
négative) n'inscrit pas en lui-même la distinction des deux niveaux
d'époque, 1 et 2 ; et que, de ce chef, il implicite sous une forme verbale
unique, ce qui dans les époques latérales étendues (passé, futur) s'explicite
sous deux formes verbales sémiologiquement distinctes (v. supra, p. 201).

Par sa disposition le dit tableau fait ressortir clairement ce qu'il y
a de mécaniquement identique et de mécaniquement différent dans les
formes temporelles analysées. Il n'existe que deux mécanismes :

(C1 / zéro = M1 / zéro) et (C1 / C2 = M1 / M2).

Le reste n'est pas mécanisme mais substance mécaniquement traitée, à
204savoir : réalité R1 (d'accomplissement) et R2 (d'accompli) dans le passé ;
et hypothèse H1 (inhérente) et H2 (non inhérente) dans le futur.

Un fait déjà signalé occasionnellement à plusieurs reprises et qui
porte, dans le plan de l'expression, et surtout du côté du passé, comme
on le verra ultérieurement, des conséquences importantes et fines est que
la surcharge d'époque C2 peut être aussi petite que l'on voudra. Si on la
fait très petite, voisine de la nullité, il vient un moment où les temps à
surcharge C1 / C2 et les temps exempts de surcharge C1 / zéro ne diffèrent plus
que d'une quantité infime pratiquement négligeable et deviennent ainsi des
équivalents approchés que seule sépare une nuance fugace de l'ordre de
l'expressivité. Exemples : Le lendemain Pierre arriva. Le lendemain Pierre
arrivait.
Les emplois où, comme c'est le cas dans la seconde phrase citée
en exemple, se substitue au prétérit défini grammaticalement attendu un
imparfait de même valeur grammaticale mais porteur d'une expressivité
différente, tiennent tous à ce que la surcharge d'époque C2 maintenue avoisine
la nullité. La présente étude en fera un examen approfondi dans une
section II consacrée aux actes d'expression relevant du discours. La section
I, qu'on va clore ne fait état que des actes de représentation appartenant
à la langue.

L'examen qu'on annonce des actes d'expression, rapportés aux actes
de représentation qui les conditionnent, montrera que les cas de représentation
du temps en langue, dont le nombre est petit et fini, sont, dans les
limites non transgressées de leur conditionnement invariant (il fonctionne
mais ne varie pas) permissives à l'endroit d'un nombre très grand et non
fini d'expressions du temps pouvant aller, en leur diversité d'effet extrême,
jusqu'à la signification par une même forme verbale d'impressions
contraires 159.

Un principe supérieur d'économie est à l'origine de ce pouvoir que
possèdent les formes de langue de porter chacune dans le discours des
conséquences variées et même opposées. Ce principe est celui d'une
recherche du
moins dans le plan de la langue et du plus dans le plan du
discours. Il est imparti à la langue d'être faite de conditions en petit
nombre, conçues de telle sorte qu'à partir d'elles et dans l'entier respect
de ce qu'elles sont, puissent être produites des conséquences de discours,
des « effets de sens », dont le nombre grand, et historiquement de plus
en plus grand, tend théoriquement vers l'infini en l'absence de toute limitation
assignable.

L'immense multiplicité, non finie, des conséquences pouvant être
205portées dans le discours à partir de conditions de langue en nombre fini
et petit explique l'impossibilité 1610, que n'ont cessé de rencontrer les linguistes,
de catégoriser les faits de discours. Au fur et à mesure, en effet,
que l'observateur fait preuve de plus de pénétration et de sagacité, les
catégories de discours qu'il croit discerner se multiplient sans qu'un terme
puisse être assigné à cette multiplication. De là des efforts de classification
inadéquats à la véritable réalité linguistique, et dont un remarquable et
admirable exemple est fourni par le grand Essai de grammaire… française
de Damourette et Pichon. Ces auteurs ont voulu catégoriser les emplois
de discours à partir d'eux-mêmes : ce qu'ils n'ont pas vu, c'est qu'il n'est,
en l'espèce, de catégorisation autre que celle consistant à découvrir sous
les emplois, conséquences de discours, la condition de langue invariante et
non transgressée qui les permet, si divers et opposés soient-ils.

Dans le même ordre d'idées, une remarque doit être faite. Pour l'ordinaire
la grammaire historique explique les emplois qu'une forme a reçus
successivement dans le discours, au cours des âges et des siècles, en les
faisant dériver directement les uns des autres. Il y a de l'inexactitude dans
cette interprétation des faits. Le vrai est que les emplois innovés procèdent
non pas d'une dérivation directe selon laquelle l'un serait source de
l'autre, mais tous ensemble et solidairement d'une condition de langue qui,
dans les limites de sa propre définition, invariante et non transgressée,
en permet et la découverte, en continuelle extension, et la diversité d'effet,
en perpétuel accroissement.

Jusqu'à présent la linguistique, hypnotisée en quelque sorte par les
faits de discours, qui sont des faits tardifs d'expression, n'a point discerné
clairement qu'il n'est d'expression en discours qu'à partir des représentations
de langue et que celles-ci sont le résultat d'actes de représentation
qu'on n'avait point jusqu'ici étudiés 1711, lesquels, du reste, sont secrets, en
raison de leur appartenance aux plans profonds de l'esprit, et d'une tout
autre nature que les actes d'expression, relativement superficiels, dont le
discours est constitué. Le présent article montre ce que sont dans la systématique
verbo-temporelle du français ces actes de représentation et
reporte à un article subséquent la charge de prouver que tous les actes
d'expression à l'endroit desquels s'affirme la compétence d'une même
206forme émanent d'une condition de langue unique dont la langue inscrit
en elle l'entier et dont le discours, parmi les conséquences variées, et généralement
nombreuses, que permet cet entier, produit celle le mieux en
convenance 1812 avec ce que la parole, au moment où elle intervient, se propose
de rendre.207

1* Français moderne, avril 1951. Cet article est la suite du précédent. Voir p. 184,
note 1.

29. Peut-être quelques comparatistes, jugeant que les faits de système que cet article
a décelés ne sont pas universels, ne se rencontrent que dans un petit nombre de langues,
seront-ils enclins à ne point leur attribuer, en doctrine, la valeur que nous leur reconnaissons.
Cette réserve dans l'appréciation, si elle se marquait, serait injustifiée, pour
la raison que les faits de langue considérés ressortissent à la psycho-systématique, et
qu'en systématique, d'une manière générale, le très intéressant et ce qui instruit le plus
n'est pas ce qu'un système produit constamment, régulièrement, partout où il existe,
mais ce qu'il produit exceptionnellement et subtilement, à date historique tardive, par
recherche d'un état de définition supérieur, d'un optimum de définition qui peut n'être
atteint, et même n'être visé, que dans quelques langues, voire dans une seule.

Il suit de là que les langues le plus riches d'enseignement en matière de systématique
sont les langues modernes de civilisation très évoluées, considérées en leur état
dernier de développement, celles surtout qui ont été et demeurent, selon un propos
fréquent de Meillet, de grandes réussites. Le cas est celui du français et de l'anglais
(cf. p. 184).

310. La différenciation cinétique du temps descendant (←) et du temps ascendant
(→), différée jusque-là, se produit, en chronologie modale, avec la survenance du
mode subjonctif, c'est-à-dire en latitude 2 (v. fig. 2, 4, 6). En latitude 3, le cinétisme
descendant est imparti au passé et le cinétisme ascendant au futur, la distribution
s'opérant selon le principe d'affinité.

Une conséquence de cette répartition selon le principe d'affinité est d'écarter du
mode indicatif un cinétisme descendant qui serait celui du temps tout entier (passé +
futur) et ferait le futur non pas comme en français, efférent à partir du présent (→),
mais comme en grec ancien, afférent au présent (←) .Voir à ce sujet : L'architectonique
du temps dans les langues classiques
(Copenhague, Munksgaard, 1945).

410 bis. Le français moderne. On retrouvera ces articles, dans le présent recueil,
pp. 143 sqq., pp. 157 sqq. et pp. 167 sqq.

511. Le présent horizontal a la largeur de deux chronotypes : [ω, α] ; le présent
vertical la largeur d'un chronotype seulement : α / ω.

612. La sémiologie, on le voit, n'explicite ici que la distinction opérée. La distinction
opérante — en opération — reste implicite.

713. Echéance précoce : incidence seulement (M1) ; échéance tardive : incidence +
décadence (M1 + M2). Voir tableau, p. 204.

814. Un trait du présent article est de rapporter la totalité du système verbo-temporel
à des opérations de pensée qui ressortissent au mécanisme de l'esprit humain.
La psychologie s'y réduit à une analyse du psycho-mécanisme créateur des formes verbales.
La part faite au psychologique, au sens accoutumé du mot, y est nulle.

915. C'est ainsi qu'on verra l'imparfait exprimer ce qui est en cours : Pierre travaillait
et ce qui subitement se produit : Il y a quelques jours, un jeune homme fort
bien mis se présentait chez un grand bijoutier… et demandait
De même le prétérit
défini signifiera ce qui se prolonge dans la durée : Il vécut cent ans, et ce qui survient
tout à coup : A l'instant même, il tomba On verra aussi l'imparfait signifier ce qui a
eu lieu subitement : Un instant après, la bombe éclatait (a éclaté), et ce qui n'a pas eu
lieu, a été évité de justesse : Un instant après, la bombe éclatait (aurait éclaté mais
n'a pas éclaté). Semblablement dans la catégorie de l'article, on voit le même article
un ou le, signifier le très particulier et le très général. Ex. : Un enfant entra (emploi
très particulier). Un enfant est toujours l'ouvrage de sa mère (emploi très général)
L'homme s'était assis (emploi très particulier). L'homme est mortel (emploi très général).

1016. Impossibilité promue en principe par Meillet, qui a longtemps considéré comme
vaine toute tentative d'assigner à une forme de langue un sens déterminé : selon les
vues de l'illustre linguiste, les formes, dépourvues de sens propre, n'auraient eu d'autre
sens que celui issu de leur emploi.

1117. La raison, aisément concevable, pour laquelle la linguistique jusqu'ici ne s'est
intéressée qu'aux seuls faits de discours et a ignoré à peu près complètement les faits
de langue sous-jacents qui les conditionnent — s'obligeant par là, dans ses explications,
à multiplier les tentatives inéluctablement vouées à l'échec de réduire les faits de discours
les uns aux autres (réductibles aux faits de langue qui les conditionnent, les faits
de discours ne sont point réductibles entre eux) — cette raison est que les faits de
discours tombent sous le coup de l'observation directe, autrement dit relèvent de la
simple constatation, tandis que les faits de langue, appartenant à un plan plus profond
de l'esprit et, du reste, tous clos quand le discours intervient, requièrent, pour leur
saisie distincte, des moyens analytiques plus puissants que ceux dont la linguistique
traditionnelle s'est bornée jusqu'à présent à faire usage, moyens dont le présent article,
qui s'en est servi constamment, suffit à donner, à tout le moins pour ce qui est de leur
nature, une exacte idée.

1218. La condition de représentation inscrite en langue n'est jamais comme entier
portée dans le discours qui n'en retient pour lui-même qu'une des conséquences, celle
en convenance avec la visée de discours. C'est dire que comme entier la représentation
de langue n'est observable ni dans le discours écrit ni dans le discours parlé. Cette
remarque restreint la portée, quant à une connaissance vraie de la nature du langage,
des études trop étroitement philologiques.