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Guillaume, Gustave. Langage et science du langage – T15

De la double action séparative du présent
dans la représentation française du temps 11

L'expression du temps, fait momentané de discours, et la représentation
du temps, fait permanent de langue, correspondent, dans le langage 1 bis2,
à deux opérations de pensée distinctes, hétérogènes, dont ceux
des linguistes et des philosophes que le sujet a intéressés n'ont point
marqué en traits suffisamment nets la séparation, qui est de nature et de
moment. Plus ou moins, parfois complètement, il leur a échappé qu'une
condition obligée de l'expression du temps est la préexistence aux arrière-plans
de l'esprit d'une représentation qui en apporte la possibilité. Aussi
bien est-ce en linguistique un principe de portée générale, souvent
méconnu, que, partout et toujours, le représenté conditionne l'exprimé.

La langue est un système de représentations. Le discours un emploi,
aux fins d'expression, du système de représentations qu'est en soi la langue.

L'expérience, qui est ici l'examen de ce qui a eu lieu historiquement,
montre que la variation, dans la question qui nous occupe — et dans une
foule d'autres — est bien plus du côté du représenté que du côté de
l'exprimé. D'âge en âge on voit les mêmes besoins d'expression du temps
se reproduire, à peine changés, cependant que la représentation du temps
à partir de laquelle l'expression du temps s'engage et s'obtient subit des
transformations importantes, d'un caractère moins évolutif que révolutif.

La représentation du temps est une construction architecturale que la
pensée édifie au plus profond d'elle-même, n'ayant d'autre objectif que de
la réussir
, d'en faire un ouvrage cohérent, en correspondance avec l'expérience
208que l'esprit humain a du temps à une époque de civilisation donnée.
Un trait universel de cette construction du temps est d'en être une spatialisation.
La raison en est que le temps, non représentable à partir de lui-même,
tient sa représentation de moyens figuratifs empruntés à son
opposé : l'espace. C'est sous des termes d'espace que l'esprit humain se
représente le temps. La simple représentation linéaire du temps qui fuit
est déjà un commencement de spatialisation. Cette figuration du temps par
moyens spatiaux, grâce à quoi la vision d'univers développe et consolide
en elle l'antinomie espace/temps, est dans l'histoire du langage, et, pour
autant qu'on accepte à cet égard le témoignage de celui-ci, dans celle de
la pensée, un fait relativement tardif.

L'esprit humain a produit au cours des âges des architectures différentes
du temps, dont le dispositif change selon qu'il s'agit, par exemple,
des langues germaniques ou des langues romanes et, dans une plus large
perspective, des langues sémitiques ou des langues indo-européennes ; au
sein d'une même famille de langues, la spatialisation du temps, quoique
fondée sur des principes communs, dont quelques-uns, du reste, et les plus
importants, sont universels, diffère plus ou moins et parfois considérablement.
Mais si changée que soit, d'un idiome à l'autre, la représentation
architecturale du temps au fond de la pensée, le discours, dont les fins ont
quelque chose de constant 23, en obtient une expression relative à des oppositions
dont un caractère frappant est de se répéter universellement, sous
la seule réserve que l'état de civilisation ne soit pas, fondamentalement,
trop différent. C'est ainsi qu'on voit, par exemple, l'opposition de l'aoriste
et de l'imparfait se reproduire, identique à elle-même pour l'essentiel, en
hébreu et en grec ancien, et cela à partir d'une architecture du temps fort
dissemblable : tout à fait élémentaire en hébreu et parvenue, au contraire,
en grec ancien à un état extrême de développement.

Ce n'est pas de l'expression française du temps qu'il sera question
dans cet article, mais de la représentation architecturale française du
temps, à partir de laquelle le discours en produit l'expression, d'autant
plus nuancée que la représentation a été mieux réussie en langue, et surtout
plus habilement et finement utilisée dans le discours même.

Les problèmes relatifs au temps ayant reçu leur solution en langue,
dès la langue, avant que n'intervienne le discours 34, et abstraction faite
de cette intervention, sont d'une espèce particulière : point ne s'agit de
rendre le temps selon ce que désire ou désirerait le sujet parlant dans le
moment où il s'exprime, mais d'édifier au fond de la pensée, et le plus
possible
en dehors de toute momentanéité 45 — donc le plus près possible
209du permanent — une construction architecturale du temps réussie en soi
comme architecture et régie uniquement par cette visée de réussite. A quoi
il faut ajouter, dans la vue de prévenir toute méprise, que l'architecture
française du temps dont il est question dans cette étude n'est pas celle
historiquement recherchée — par essais et tâtonnements — sur l'axe des
successivités 56, mais celle réussie et profilée en résultat sur l'axe des états 57,
le seul, aussi bien, dont le sujet parlant emporte avec soi une connaissance
héritée, ne relevant pas de l'étude. De la langue que nous parlons nous ne
connaissons, en effet, par héritage, que ce qui a été réussi sur l'axe des
états, non point ce qui, sur l'axe des successivités, a devancé et préparé
cette réussite.

Dans la pensée du sujet parlant, qui ne la connaît que profilée sur
l'axe des états, l'architecture française du temps emporte avec soi l'image
d'un mécanisme selon lequel la représentation du temps apparaît, le mode
tenant ici le rôle d'indice de position, plus ou moins avancée en elle-même 68.
Il existe ainsi en français une successivité modale qui est celle de
représentations du temps parvenues à plus ou moins de complétude. La
moins complète, la moins avancée en elle-même de ces représentations est
celle appartenant au mode quasi nominal réservé aux formes verbales
impersonnelles (infinitif et participes) ; la plus complète et la plus avancée
en elle-même, celle appartenant au mode indicatif. Une représentation en
quelque sorte moyenne, marquant une étape entre le minimum de construction
du mode quasi nominal et le maximum de construction du mode
indicatif est celle appartenant au mode subjonctif.

Par comparaison avec les autres modes, porteurs d'une image du
temps moins construite, le mode indicatif a cette originalité de devoir sa
structure interne — le système des temps contenus — à une interpolation
dans l'infinitude du temps d'une finitude très étroite (allant de soi 79 à la
plus grande étroitesse) qui est le présent. Cette interpolation du présent
dans l'infinitude du temps a successivement deux effets de séparation.

Un premier effet séparateur est de diviser le temps en deux plans :
le plan du passé (par convention à gauche) et le plan du futur (par convention
à droite). Ce premier effet séparateur appartient au présent de position.
Il conduit à une représentation du temps, comportant la distinction
des époques, qui est, figurativement, la suivante :

image passé | présent de position | futur

Figure 1210

Un second effet séparateur est de diviser chacun des deux plans latéraux
ainsi obtenus par interpolation du présent dans l'infinitude du temps
en deux niveaux d'eux-mêmes correspondant aux deux niveaux existants
dans le présent du fait de sa composition. Nous dirons de cet effet second
qu'il appartient au présent de composition. Le présent se recompose intérieurement
de deux parcelles de temps, aussi petites que l'on voudra, l'une
faite de passé, l'autre de futur. A ces deux parcelles on a, dans notre enseignement,
donné le nom de chronotypes. Le chronotype α est celui porteur
de la parcelle de futur, le chronotype ω, celui porteur de la parcelle de
passé. Il y a lieu d'ajouter pour un exact entendement de ce qui va suivre
que le présent ainsi composé emporte avec soi — comme la quasi-totalité
des êtres de langue : le principe, important en doctrine, est à retenir —
un cinétisme, selon lequel on voit d'instant en instant, dans le présent
même, la parcelle de futur α opérer sa conversion en parcelle de passé ω.
Soit figurativement, la flèche verticale indiquant ledit cinétisme

image α | ω

Figure 2

L'effet séparateur second résultant de cette composition du présent a
pour aboutissant une représentation architecturale du temps qui est
celle-ci :

image passé | niveau d'incidence | niveau de décadence | α | ω | futur

Figure 3

Ce qui, du point de vue architectural, et compte tenu du cinétisme
appartenant au présent, donne cinq positions en système, et conséquemment
cinq formes de langue — une par position — à partir desquelles
auront à se produire en discours toutes les oppositions que peut comporter
l'expression du temps. A ce propos, il n'est sans doute pas superflu de
rappeler que la langue en soi, est, dans sa partie formelle, un système de
positions et le discours un jeu d'oppositions toutes obtenues, si nombreuses
et variées soient-elles, à partir des positions, en petit nombre, caractérisées
en langue.

Les discriminations temporelles résultant, en définitive, de la double
action séparative exercée par le présent à l'endroit du temps, d'abord par
position
et, ensuite, par composition, sont celles indiquées ci-dessous,
époque par époque :

Epoque présente.

image (1) | α | zéro | incidence positive | décadence nulle (non encore engagée)

image (2) | α | ω | incidence positive | décadence positive (déjà engagée)

Figure 4211

Ces deux états du présent ne font pas, en français, l'objet d'une distinction
apparente en sémiologie et n'ont, pour les rendre, qu'une unique
forme de langue : le français qui a deux passés et deux futurs ne compte,
en effet, qu'un présent. Cela tient à ce que le présent n'est séparateur qu'à
l'endroit de ce qui n'est pas lui-même et ne réfléchit pas en lui la séparation
dont il est l'agent.

Epoque passée. — Le passé, par l'adoption des deux niveaux existants
dans le présent, le niveau α d'incidence et le niveau ω de décadence, prend
en français les formes qu'indiquent les deux schèmes ci-dessous :

image (3) | présent de composition | passé | passé tenu, soutenu en incidence sur décadence nulle (non engagée) | α | zéro | (4) | passé tenu en incidence sur décadence non nulle (engagée et aussi grande ou petite que l'on voudra)

Figure 5

Les formes de langue correspondant à ces deux conditions de représentation
du passé sont : pour le passé (3) tenu, soutenu en incidence sur
décadence nulle (non engagée), le prétérit défini, qui est l'aoriste du français ;
pour le passé (4) tenu en incidence sur décadence positive (engagée
si peu que ce soit), l'imparfait.

Epoque future. — De même que l'époque passée, l'époque future se
partage en deux niveaux : un niveau supérieur d'incidence faisant le vis-à-vis
du chronotype α appartenant au présent ; un niveau inférieur de
décadence faisant le vis-à-vis du chronotype ω appartenant aussi au présent,
mais à un présent moins précoce, dont la caractérisation n'a lieu
qu'après que s'est opérée la conversion — la décadence — de α en ω, soit
figurativement :

image présent de composition | futur | futur tenu, soutenu en incidence sur décadence nulle | futur tenu en incidence sur décadence engagée (aussi grande ou petite que l'on voudra) | α | zéro | ω

Figure 6

Les formes de langue correspondant à ces deux conditions de représentation
du futur sont : pour le futur (5) tenu, soutenu en incidence sur
décadence nulle (non acceptée), le futur catégorique, qui est le futur proprement
212dit de la grammaire traditionnelle ; pour le futur (6) tenu en incidence
sur décadence non nulle (acceptée), le futur hypothétique, généralement
dénommé « conditionnel » par la grammaire traditionnelle qui voit,
dans cette forme verbale, un mode, alors qu'il ne s'agit que d'un temps
d'époque future.

Telle est l'architecture française du temps dans le mode indicatif,
celui où elle se présente achevée. Il reste à démontrer que les conditions
de représentation du temps que l'on vient d'indiquer et les formes de langue
qui en sont le signe correspondent avec une entière justesse aux
emplois que fait le français desdites formes.

Le présent de forme unique (v. p. 211) ne requiert à cet égard aucune
explication particulière ; en discours, dans l'emploi, il se présente ou bien
en incidence sur décadence nulle (α/zéro), et il a alors valeur de présent
futur : Pierre part après-demain ; ou bien en incidence sur décadence
engagée, avec valeur de présent complet, ayant un pied dans le passé et
un pied dans le futur (α /ω) : Pierre travaille (est en train de travailler).

Dans le passé, qui est en soi du temps déjà arrivé, l'incidence sur
décadence nulle consiste à tenir — à soutenir — en accomplissement
l'image verbale sans la laisser descendre à rien d'elle-même qui soit déjà
de l'accompli. La forme correspondante à cette condition de représentation
est, comme il a été dit, le prétérit défini. Or si l'on examine les emplois
variés de cette forme, on constate qu'il n'en est point qui ne satisfassent
à la condition de représentation ci-dessus définie. Partout et toujours, le
comportement du prétérit défini est d'asseoir une inclusion d'accomplissement
sur une exclusion d'accompli. Autrement dit, l'accomplissement a,
dans cette forme verbale, un caractère positif (+), tandis que, par opposition,
l'accompli y a un caractère négatif (-) irréductible. De là vient
la quasi-impossibilité d'employer avec ce temps le mot déjà, dont l'effet
est de signifier dans le verbe une inclusion d'accompli, s'ajoutant à une
inclusion d'accomplissement. Un caractère général de l'imparfait est que
l'accomplissement et l'accompli s'y présentent tous deux positifs, leur
opposition y étant de nature, non de signe, comme dans le prétérit défini.

Ce que marque le prétérit défini, ce n'est pas, selon une explication
souvent reproduite qu'il conviendrait d'abandonner, que la situation ou
l'événement qu'indique le verbe sont longs ou brefs, durent ou ne durent
pas, c'est que, quelle que soit la durée considérée, brève ou longue, elle se
développe in extenso en accomplissement, sans que soit engagé aucunement
l'accompli, c'est-à-dire, selon notre terminologie généralisatrice, se soutient
en incidence sur décadence nulle, refusée. Quand je dis : Pierre se leva
et Pierre travailla longtemps, ce qui appelle et justifie le prétérit défini,
c'est que le procès qu'exprime le verbe, bref dans le cas de se leva, long
dans le cas de travailla, est perçu exclusivement en incidence, en accomplissement
dans le passé, et ne comporte en lui-même rien qui, perçu en
décadence, appartiendrait à l'accompli.

L'imparfait est, dans le passé, le signe d'une condition de représentation
différente, selon laquelle le verbe se présente en incidence sur une
décadence non nulle, déjà existante, et, dans tous les cas, formellement
213acceptée pour une quantité temporelle que l'on peut faire aussi petite que
Ton voudra, sans toutefois l'annuler. Un verbe à l'imparfait, dans les
emplois courants, se rapporte à un procès ou à un état ayant un pied dans
le déjà accompli et un pied dans un accomplissement non encore résolu
en accompli. C'est le cas si je dis : Pierre marchait ou Pierre travaillait
depuis longtemps
. Les procès marchait et travaillait, de par la forme verbale
employée, se partagent entre une incidence perçue en accomplissement
et une décadence perçue accomplie. Il suffirait pour avoir le prétérit défini
de ne pas accepter la décadence, si minime fût-elle.

Dans les imparfaits de type courant, dont il vient d'être produit des
exemples, la partie décadente d'accompli peut être, ainsi qu'on vient de
l'indiquer, aussi petite que l'on voudra. Et là où elle est perçue très petite,
au voisinage de zéro, la partie incidente d'accomplissement avoisine l'entier
du verbe.

Le cas se présente où la partie incidente devenue, à la limite de ce
mouvement d'approche, l'entier du verbe, la partie décadente au lieu de
s'annuler purement et simplement, ce qui entraînerait l'emploi du prétérit
défini, fait d'incidence totale sur décadence nulle, se maintient pro forma,
et pour se maintenir devant une incidence constituant à elle seule tout le
verbe, se transporte en deçà de celui-ci, et dès lors, au lieu d'en figurer,
en sa petitesse, une limite intérieure, en figure une limite extérieure, extra-verbale,
attachée, en général à des mots autres que le verbe.

A un imparfait de type premier, courant, représentable, pour ce qui
est de son mécanisme, comme suit :

image A | L1 | B

Figure 7
Intervalles : A B = entier de verbe ; AL, décadence
d'accompli intra-verbale (limite interne) aussi voisine
de zéro que l'on voudra : L1 B = incidence d'accomplissement
aussi voisine que l'on voudra de l'entier du
verbe.

s'oppose ainsi un imparfait du type second, expressif, dont le mécanisme
est devenu :

image A | L0 | B

Figure 8
Intervalles : A B = entier du verbe : incidence
d'accomplissement ; L0 A = décadence d'accompli extra-verbale
(limite externe) aussi voisine de zéro que l'on
voudra.

Un tel imparfait de type second, dû à ce que la partie décadente
d'accompli avoisinant zéro, au lieu de s'annuler tout à fait, comme on s'y
attendrait, devant une incidence faisant l'entier du verbe, se transporte —
en vue de se maintenir — en dehors de celui-ci, passant, à cet effet, de la
limitation interne du verbe à la limitation externe, ce qui n'exige qu'un
très petit mouvement de pensée, — un tel imparfait de type second est
214une forme verbale à laquelle le prétérit défini se substitue avec aisance et
qui n'en diffère, dans les emplois de discours, que par une nuance fugace.

On se fera une idée première de l'effet de style qu'apportent avec eux
les imparfaits de cette espèce par la confrontation des deux phrases :

Le lendemain Pierre arriva

et Le lendemain Pierre arrivait

Toutes les deux se rapportent à un verbe perçu tout entier en incidence,
mais alors que dans la première, cette totalité d'incidence n'a de
support qu'elle-même, dans la seconde, la même totalité d'incidence a pour
support une décadence d'accompli extra-verbale que recouvrent les mots
non verbaux le lendemain, laquelle décadence n'intervient en ce cas devant
l'incidence, dont il n'est rien soustrait, qu'en vue de maintenir en discours,
dans des conditions qui sembleraient devoir s'y opposer, le caractère perspectif
de l'imparfait.

Ce caractère perspectif, propriété de ladite forme, s'accroît de tout ce
que l'incidence gagne au préjudice de la décadence. C'est dire que ce
caractère est au maximum là où l'incidence fait l'entier du verbe devant
une décadence qui, dans le verbe même, n'est plus rien, vu qu'elle se présente
en position extra-verbale, comme limite externe, non prélevée sur
l'immanence (le dedans) de l'objet, laquelle, dès lors, n'a pas à se diviser
en décadence et incidence 810. La décadence est maintenue, mais, d'immanente
qu'elle était, elle est devenue transcendante.

On notera en passant la facilité extrême avec laquelle alterne dans
l'esprit du sujet parlant la limitation interne (immanente) opérée par
prélèvement infinitésimal sur le lieu intérieur de l'objet et la limitation
externe (transcendante) opérée par un prélèvement de même grandeur sur
le lieu extérieur. La limite interne est un infiniment petit soustrait à l'intégrité
de l'objet, la limite externe un infiniment petit ajouté à cette intégrité.
Cette alternance a joué un rôle très important dans la structure du langage
et explique à elle seule, et fort aisément, une foule de faits en apparence
déconcertants.

Dans les imparfaits du type premier (fig. 7) la décadence d'accompli,
parce qu'elle fait partie intégrante du verbe est toujours positive. Le signe
en est + invariablement. Dans les imparfaits du type second, la décadence
d'accompli transportée en dehors du verbe dont elle ne fait plus partie
intégrante, peut, sous les mots qui la recouvrent, se présenter, selon la
visée de discours, positive ou négative. Le signe (+ ou — ) en est alternant.

La décadence d'accompli est positive dans : Un instant après le train
215déraillait (au sens de : a déraillé) et négative dans = Un instant après le
train déraillait
(au sens de = aurait déraillé, mais n'a pas déraillé). Les
mots un instant après auxquels, dans les deux phrases, la décadence d'accompli
se suspend signifient, en effet, dans la première, un instant qui a
eu lieu, qui n'a pas fait défaut, et dont l'intervention positive a déclenché
l'événement ; tandis que dans la seconde, les mêmes mots, entendus différemment,
signifient un instant qui n'a pas eu lieu, qui a fait défaut, et
dont le défaut a eu cette conséquence que l'événement ne s'est pas produit,
à été de justesse évité.

L'esprit joue, dans les opérations de pensée que l'on vient de décrire,
avec des infiniment petits d'ordre différent.

Les historiens de la langue, d'une manière générale, expliquent les
différentes valeurs d'emploi d'une même forme en les faisant, avec ingéniosité,
dériver les unes des autres. Cette interprétation des faits donne de
la réalité linguistique une idée acceptable, le plus souvent, mais, néanmoins,
fausse. Le vrai est que les valeurs d'emploi d'une même forme ne
procèdent pas les unes des autres, mais toutes ensemble et solidairement
de ce qu'est en langue la forme, — laquelle s'y présente sous les traits d'une
condition de représentation unique, habile à porter, du côté de l'expression,
une foule de conséquences, dont la diversité, comme on vient de le
voir, peut aller, et va généralement, jusqu'à la signification des contraires.

Si maintenant nous portons le regard du côté du futur, nous y voyons
que les notions d'incidence et de décadence y deviennent ce que cette époque,
en raison de sa nature propre, leur impose de devenir. Dans le passé,
en conformité avec la nature de ladite époque, l'incidence emporte avec
soi l'idée d'accomplissement et la décadence celle d'accompli. Dans le
futur, les mêmes termes d'incidence et de décadence, en conformité égale
avec la nature de l'époque en cause, se rapportent au plus ou moins d'hypothèse
lié par la pensée à l'idée de futur.

Le futur est essentiellement du temps qu'on ne tient pas encore, qu'on
imagine. Il emporte ainsi avec soi une part d'hypothèse inhérente sans
laquelle le futur ne serait pas lui-même. Or, de deux choses l'une : ou bien
le futur ne porte que la part d'hypothèse inhérente, sans plus, et, en ce cas,
il se tient en incidence, sans décadence au-dessous de lui-même ; ou bien
le futur porte une part d'hypothèse outrepassant celle inhérente, et en ce
cas, par l'effet d'une surcharge d'hypothèse, il entre en décadence, descend
au-dessous de lui-même.

Le futur tenu, soutenu en incidence sur décadence nulle, c'est le
futur proprement dit : celui que nous nommons le futur catégorique et
qu'on a dans, par exemple : vous réussirez. Le futur tenu en incidence sur
décadence engagée, acceptée, c'est celui que la grammaire traditionnelle
dénomme conditionnel, et que nous nommons : futur hypothétique, celui
qu'on a dans : vous réussiriez.

Si l'on convient d'exprimer par H la charge d'hypothèse que porte
inséparablement, par inhérence, le futur et par H + q toute charge plus
lourde, le futur non décadent 911, catégorique, est celui qui porte la charge
H, sans plus, et le futur décadent 1012, hypothétique, celui portant une
216charge H, augmentée d'une surcharge. Au moment où il faut au sujet parlant
opter pour l'une des formes verbales que tient à sa disposition et lui
propose, en quelque sorte, la langue, il opère, après avoir choisi le futur,
une pesée de l'hypothèse qu'il entend, dans l'acte d'expression, lier à cette
époque — et cette pesée est en lui déterminante quant au choix qu'il fera
de l'un ou l'autre des deux futurs que lui a offerts la langue.

Il a été avancé, au début de cet article, que la distinction avait été
insuffisamment faite par les linguistes et les philosophes de ce qui, dans le
langage est représentation et de ce qui y intervient au titre de l'expression.
C'est cette idée, si la présente étude doit avoir toute sa portée en doctrine,
qu'il convient de reprendre en terminant. Les représentations de langue,
en nombre limité, ont devant elles les actes d'expression, en nombre illimité,
qu'elles permettent et conditionnent ; et derrière elles en nombre
limité, les actes de représentation qui en ont été l'origine, dont elles sont
le résultat, et qu'aucune observation, si attentive soit-elle, de ce qui a lieu
dans le discours, porteur des seuls actes d'expression, ne saurait faire
connaître (cf. note 14, p. 219). Dans la question, à dessein étroitement particulière,
que cet article traite — on s'est fait une règle de ne faire de linguistique
générale que dans le cadre des questions particulières strictement
délimitées — la successivité que l'on vient d'indiquer : 1) actes de représentation ;
2) représentations résultantes ; 3) actes d'expression, apparaît
avec une entière netteté. L'acte de représentation, c'est d'avoir fait du présent,
parvenu à une extrême étroitesse dans le mode indicatif, un présent
vertical
1113 qui, d'une part, et en premier lieu, sépare le temps en deux
époques latérales, le passé et le futur, et, d'autre part, en second lieu, et à
l'image de lui-même, de ce qu'il est intérieurement, sépare chacune des
deux époques latérales en deux niveaux, l'un supérieur d'incidence, et
l'autre inférieur de décadence, le verbe pouvant, dès lors, selon qu'il est
besoin en discours, occuper le niveau d'incidence seulement ou, à cette
occupation obligée, ajouter une occupation plus ou moins importante du
niveau de décadence, laquelle occupation additive apparaît, dans tous les
cas, constituer une surcharge. Le prétérit défini qui occupe le niveau d'incidence
à l'exclusion de tout engagement en décadence (fig. 5) porte du
passé la charge de réalité que cette époque implique par définition, la
charge de réalité inhérente au passé, sans plus. Soit en symbole : R. L'imparfait
ajoute, dans le passé même, à cette charge de réalité inhérente au
passé, une surcharge q de même nature, et devient R + q. Or, ainsi qu'il
a été montré, R est, dans le passé, une image d'accomplissement ; il suit de
là que R + q sera une image qui, à l'accomplissement demeuré en elle,
antériorisera une part d'accompli, l'accompli q en surcharge pouvant être,
dans les emplois de discours, aussi petit ou grand que l'on voudra, cette
217variabilité de grandeur ayant des conséquences que, la place nous étant ici
mesurée, on n'a pu que très partiellement faire entrevoir.

La systématique temporelle demeure la même dans le plan du futur.
La seule différence, c'est que le futur se pèse, selon sa nature propre, non
en réalité R, mais en hypothèse H. Ce qui caractérise le futur et en constitue
l'essence, par opposition au passé, c'est, ainsi qu'on l'a déjà expliqué,
d'inclure une part d'hypothèse inhérente, sans laquelle il ne serait pas lui.
C'est donc d'hypothèse que seront faites, au niveau d'incidence, la charge
d'époque et, au niveau de décadence, la surcharge ajoutée. Quand il s'agit
du futur, la charge et la surcharge d'époque s'évaluent en hypothèse. Elles
s'évaluent en réalité quand il s'agit du passé.

En formule, R étant la charge de réalité inhérente au passé, H la
charge d'hypothèse inhérente au futur, et q une surcharge ajoutée, de
même nature que la charge, le système des temps français dans le mode
indicatif se laisse pour ce qui est des époques extensives (le passé et le
futur) résumer comme suit : R = prétérit défini ; R + g := imparfait ;
H = futur catégorique : H + q = futur hypothétique.

A ces quatre formes, deux passés et deux futurs, s'ajoute le présent
étroit séparateur qui, intrinsèquement deux, demeure, pour des raisons
indiquées plus haut, un en sémiologie 1214 ; soit au total cinq formes temporelles
applicables aux constructions simple et composée du verbe, ce qui
produit dix représentations verbales et quinze en tenant compte de la construction
surcomposée (avoir eu fini). Il n'y a pas lieu de faire entrer dans
le système des temps, comme le fait à tort la grammaire traditionnelle, la
distinction du verbe simple (je finis) et du verbe plus ou moins composé
(j'ai fini, j'ai eu fini). Cette distinction ressortit à la catégorie de l'aspect,
issue en français, — où l'aspect n'est plus tout à fait ce qu'il était dans les
langues anciennes, — de ce que le verbe fait l'objet, avant formation grammaticale,
de plusieurs saisies semi-lexicales successives, à chacune desquelles
s'applique, inconditionnellement en langue, la totalité de la morphologie
modale et temporelle 1315.

Le moment est venu de conclure cette brève étude, et cette conclusion
sera qu'on ne saurait, en grammaire supérieure, étudier par les mêmes
moyens les actes de représentation aboutissant aux représentations de langue
et les actes d'expression aboutissant aux phrases du discours. Les actes
de représentation appartiennent à un plan profond de la pensée où n'accède
pas l'observation directe et leur découverte exige une technique analytique
218appropriée 1416, en convenance avec cette position, et dont le présent
article, dans le cadre voulu d'une application restreinte, aura permis de se
faire une juste idée.

L'invention de cette technique et sa mise au point ont été, depuis plus
de dix ans, notre tâche aux Hautes Etudes. Actuellement la technique en
question a été suffisamment perfectionnée et simplifiée pour pouvoir s'appliquer
aisément et avec succès à tous les grands problèmes relatifs à la
structure du langage et aux changements, fort curieux, de structure qu'ont
subis les langues au cours de leur existence multi-millénaire.219

11. Mélanges Albert Dauzat, éditions d'Artrey, Paris, 1951. La bienveillante autorisation
de Mme A. d'Artrey, directrice des éditions du même nom, a rendu possible la
reproduction de la présente étude.

21 bis. Le terme de langage, dans notre terminologie, est un terme tout à fait général,
intégrant à l'endroit de tout ce qui a trait à la pensée rendue par signes, et aux
signes chargés de la rendre. Le terme de langue y est, au contraire, un terme étroit
réservé aux seuls moyens d'expression dont le sujet pensant, même silencieux, a, de
par leur institution en lui — plus ou moins et différemment systématisée selon les
idiomes, les époques et l'état de civilisation — la disposition permanente.

32. Ce quelque chose, c'est ce qui, humain, se retrouve inchangé, ou à peine changé,
sous le social, en liaison étroite avec l'état variable de civilisation. L'opposition de
l'humain, constant, et du social, inconstant, a une grande importance en linguistique.

43. Il ne s'agit pas ici d'antériorité historique, mais, ce qui est tout autre chose,
d'antécédence systématique. Il n'est de système linguistique qui ne comporte, constitutivement,
son avant et son après.

54. Un caractère de la langue est de s'instituer dans l'esprit à la plus grande distance
possible
de la momentanéité du discours — distance qui varie selon l'état de civilisation
et grandit avec le développement de celle-ci. De là vient que les constructions
de langue sont en permanence, c'est-à-dire sans condition de moment, à la disposition
du sujet parlant. Universellement, la momentanéité est un attribut du discours, et la
non-momentanéité, l'attribut, adverse, de la langue. La remarque est d'une importance
capitale en doctrine.

65. La distinction des deux axes, celui longitudinal des successivités (= diachronie)
et celui transversal des états (= synchronie) appartient à Ferdinand de Saussure
(V. Cours de linguistique générale) et a plus de puissance analytique que ne semble
l'avoir reconnu le célèbre linguiste qui en est l'auteur. — On notera que ce qui se profile
sur l'axe des états, ce n'est pas la formation même de la langue, mais les réussites
successives de cette formation. Nous ne connaissons de la langue que ce qui a été historiquement
réussi en nous. Ce qui n'est pas réussi échappe à la saisie par profil et ne
s'institue pas sur l'axe des états.

7 Voir note 6.

86. Il n'est question ici que des modes de pensée. Le mode impératif est un mode
de parole (relevant du système allocutif) dont les formes en français sont, les unes
indicatives, et les autres — peu nombreuses du reste — subjonctives.

97. On a dit, ailleurs, que le présent est un être sténonome.

108. Une histoire de l'imparfait en français serait tout simplement celle des visées
de discours trouvant leur compte à ce que cette division soit acceptée. Historiquement,
pour des motifs qui ont leur logique propre, les cas d'acceptation ont augmenté au
préjudice des cas de refus, en diminution. La chanson de Roland ne compte qu'un petit
nombre d'imparfaits : en revanche on y relève nombre de prétérits définis que n'admettrait
pas un parler moins ancien. Le principe, justifié en soi, s'est imposé que toute
décadence postule devant elle une incidence qu'elle continue et qui, en quelque sorte,
l'alimente : aussi le cas incidence nulle sur décadence non restreinte que l'ancien
français, où il a existé, rendait par le prétérit défini, a-t-il disparu d'assez bonne heure :
ce pourquoi il a, dès lors, fallu dire, par exemple : le tapis était rouge, là où antérieurement
on eût pu dire : le tapis fut rouge.

119. C'est-à-dire incident seulement.

1210. C'est-à-dire incident et décadent. Pas de décadence en français moderne qui ne
soit sous incidence (cf. note 8).

1311. La verticalité du présent, effet ultime de sa tendance à l'étroitesse, est historiquement
un fait tardif — et secret — du français. En latin, le présent, moins étroit,
était horizontal avec, en ce qui concerne l'architecture du temps, les conséquences
obligées. (Voir L'Architectonique du temps dans les langues classiques, Copenhague, 1945,
Munksgaard, éditeur.)

1412. La loi régnante dans le langage du côté sémiologique — celui de l'invention
des signes — est celle extrêmement souple de la simple suffisance expressive. Il n'est
pas demandé plus au signe inventé. Du côté psychique, la loi régnante, dépourvue de
souplesse, est celle de la plus grande cohérence — plus simplement de la plus grande
réussite — de l'ouvrage construit. Il arrive ainsi qu'un signe unique, et c'est le cas
lorsqu'il s'agit du présent français, suffit à rendre deux formes psychiquement distinguées
(présent α / zéro et présent α / ω) Il arrive aussi inversement, pour la même
raison, et plus fréquemment, qu'une forme unique a, pour la rendre, des signes distincts
accusant chacun à son endroit leur suffisance. La forme de prétérit défini est la même
dans : je voul-u-s, je s-u-s, je pr-i-s, je f-i-s et dans : j'aim-ai. La différence est de
psycho-sémiologie, non de psycho-systématique (cf. note 14, p. 219).

1513. Voir, dans Journal de Psychologie, 1933, numéro spécial consacré au langage,
l'article intitulé : Immanence et transcendance dans la catégorie du verbe, et le compte
rendu de Meillet dans le Bulletin de la Société linguistique de Paris. [Cet article se
trouve à la page 46 du présent recueil.]

1614. Cette technique, dénommée dans notre enseignement linguistique de position
— et par quelques-uns de nos élèves : linguistique vectorielle, — est celle qu'emploie,
de manière constante, la psycho-systématique du langage, branche nouvelle de la
linguistique ayant pour objet la découverte et la reconstitution des systèmes psychiques
dont se recompose une langue, — systèmes psychiques qu'il importe de ne pas confondre
avec la sémiologie représentative, encore que la découverte desdits systèmes ne puisse
être faite qu'à travers cette sémiologie. La distinction doit être opérée avec soin de la
psycho-systématique, dont l'objet, comme il vient d'être dit, est la découverte et la
reconstitution des systèmes dont se recompose l'ouvrage construit en pensée qu'est la
langue et de la psycho-sémiologie, ayant pour objet, non pas le psychisme constructeur
des systèmes, mais un psychisme d'un ordre tout différent qui est celui de l'invention
— le plus souvent fortuite — de la « trouvaille », pourrait-on dire, de signes suffisant
(cf. note 12, p. 218) à la production en discours de la partie de système qu'utilise l'acte
d'expression, — l'entier d'un système étant une entité dont le discours n'a jamais
l'emploi. De là vient qu'aucune étude du discours ne peut conduire à la connaissance
(analytico-synthétique) des « entiers systématiques » et que celle-ci doit être demandée
à une étude d'un caractère spécial, outrepassant de beaucoup, par un appel à la
réflexion profonde, la donnée qu'obtient une observation des faits de discours retenue,
par un excès de positivisme, dans les limites étroites de la constatation, qui ne sont
pas celles de la réalité linguistique
, fort étendue au delà, et comprenant, sous les faits
visibles, tout un réseau de faits invisibles, secrets, plus importants que les faits apparents
pour la compréhension de ce qu'est véritablement une langue.