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Valin, Roch. Langage et science du langage – T20

Introduction

A l'exception de l'article liminaire, qui est inédit, les études que groupe
le présent recueil ont paru entre 1933 et 1958 dans des publications diverses
et sont aujourd'hui pour la plupart épuisées. Bien que la réimpression
s'en imposât, l'auteur mit cependant un assez long temps à se laisser
convaincre de l'utilité d'un tel regroupement. Ce n'est que quelques mois
avant sa mort que, dominant ses scrupules, il accepta l'idée de rassembler
en un volume qui les rendrait plus accessibles ces études éparses dont
certaines, les plus anciennes, n'avaient plus guère à ses yeux qu'un intérêt
historiographique, le seul mérite qu'il leur reconnût étant de représenter
un moment de sa pensée.

Tout cela devait être dit dans un long avertissement qui eût été à
la fois une histoire de sa pensée et son testament scientifique. A ce document
irremplaçable, dont la disparition inopinée du savant nous a privés,
on a dû substituer cette préface, où l'on se propose de dire, à l'intention
de ceux qui le connaissent peu ou mal, qui fut Gustave Guillaume et de
situer, dans son œuvre, le recueil d'articles ici réunis sous le titre, choisi
par nous, de Langage et Science du langage.

La carrière scientifique de Gustave Guillaume fut singulière et tout
entière vécue dans l'indépendance et dans l'obscurité. « Il existe une forme
de grandeur humaine », écrivait de lui au lendemain de sa mort un jeune
linguiste suisse 1, « que ni la renommée ni les honneurs ne sauraient
évaluer, et dont le seul salaire adéquat, pour amer et injuste qu'il paraisse,
est l'isolement, l'obscurité et, quand ce n'est pas leur hostilité, l'indifférence
des contemporains. Le destin exceptionnel de tels hommes semble, pour
s'accomplir en toute pureté, exiger d'eux qu'ils n'aient rien à devoir au
monde, quand celui-ci leur doit tout, et que, sans jamais être payés de
retour, ils donnent sans compter ».

La postérité saura un jour gré à Antoine Meillet — au grand et trop
oublié Meillet — d'avoir su, dès sa première rencontre avec lui en 1909,
reconnaître dans un jeune homme qui ne pouvait se recommander de personne
ni d'aucun passé, et devant lequel aucun avenir ne paraissait s'ouvrir
dans quelque cadre constitué que ce fût, « un des esprits les plus distingués
11d'Europe » 2 et la puissance créatrice d'une pensée capable d'ouvrir
à la Science des avenues nouvelles.

La perspicacité de l'illustre comparatiste ne devait pas tarder à
recevoir une prometteuse confirmation. Dès 1919 paraissait en effet Le
Problème de l'article
, ouvrage dont Louis Havet faisait quelques mois plus
tard dans le Journal des Savants un compte rendu d'une si extraordinaire
clairvoyance que les termes en apparaissent aujourd'hui prophétiques. Dans
cet ouvrage de jeunesse, en apparence consacré à un problème aussi aride
qu'étroitement particulier, se révèle déjà ce « don incroyable de discerner
l'invisible » 3 auquel G. Guillaume devra un jour d'être classé parmi les
analystes les plus puissants de ce siècle. Le Problème de l'article porte la
marque d'un esprit supérieurement armé pour la recherche et la découverte
des relations les plus profondément enfouies dans la masse opaque de la
réalité observable. Dès cette époque lointaine, et bien que l'auteur n'en
fût encore qu'à ses premiers pas en analyse, l'acuité de son regard sait
apercevoir, sous le masque d'apparences banales qui cache le vrai visage
de la réalité linguistique profonde, le partage de cette réalité en deux plans
d'existence et nous apprend ainsi à distinguer la réalité de ce qui, au sein
du langage, est effectif et accessible à l'observation directe (le discours),
de la réalité de ce qui est en lui puissanciel et accessible à la seule observation
indirecte analytique (la langue). Se fait également jour, dans ce premier
ouvrage, l'intuition — dont la confirmation ne devait venir qu'un
long temps après — que le progrès humain est lié au progrès du langage.
Aussi Havet, qui voit poindre là une idée qui lui plaît, fait-il remarquer
dans son compte rendu que l'ouvrage serait mieux caractérisé s'il avait
pour titre : Le problème humain de l'article. Et il n'hésite pas, rien ne lui
ayant échappé des promesses dont ce premier ouvrage est porteur, à
conclure sa recension sur ces mots : « L'essence spirituelle du langage est
mystérieuse ; si un homme est capable d'en percer les secrets, c'est assurément
M. Guillaume, qui a fait ses preuves à propos de l'article ».

C'est aux abords de l'année 1927 (Temps et Verbe a paru à la fin
de l'année 1929), que se situe la découverte capitale — celle de la chronogénèse
— à la faveur de laquelle M. Guillaume allait pouvoir, avec le temps,
s'introduire à des « dedans » de plus en plus profonds de la réalité linguistique.
L'importance de la découverte tient au fait qu'à elle est liée
l'invention, qui en était la conséquence obligée, de la technique particulière
d'analyse du mentalisme linguistique, à laquelle la psycho-mécanique
du langage doit sa création et son développement. En raison de sa place
centrale dans la vie et l'œuvre de M. Guillaume, cette découverte mérite
qu'on dise succinctement les circonstances dans lesquelles elle fut faite.

Depuis des années — porté en cela par le pressentiment que la catégorie
grammaticale du verbe recelait en elle des secrets dont la pénétration
permettrait de faire un pas important dans la connaissance de la
nature du langage — M. Guillaume réfléchissait à ce que pouvait bien être
12dans la pensée un système verbal. Or un jour que, dans la rue, il méditait
sur ce problème, voilà qu'un emploi singulier et en apparence aberrant des
modes indicatif et subjonctif le frappe. L'exemple était celui-là même qui
figure, page 49, dans Temps et Verbe :

« Si vous le faites et qu'il s'ensuive un accident, on vous en tiendra
rigueur. »

D'où vient, se demanda M. Guillaume, que, dans cette phrase et dans beaucoup
d'autres semblables, la substitution de que à si suffise à susciter
l'apparition du subjonctif et qu'en tout état de cause le syntagme
que + subjonctif s'équipolle, pour ce qui est du sens, au syntagme
si + indicatif ? Et soudain la lumière se fit dans son esprit : il comprit
d'un coup que la fonction ordinaire de si étant — quel que soit le mode
du verbe — de supposer l'existence des choses et celle de que, accompagné
de l'indicatif, de poser les choses dans l'existence, le passage de l'indicatif
au subjonctif avait pour effet de ramener le procès dans le champ de
l'hypothèse et par conséquent s'accompagnait d'une remontée de l'actuel
au virtuel, ce qui impliquait qu'en pensée le mode subjonctif occupait une
position antérieure à celle occupée par l'indicatif et qu'à côté de la chronologie
d'époque (passé, présent, futur), il existe une chronologie modale
au sein de laquelle le subjonctif est vu comme un avant, un passé de l'indicatif.
En d'autres termes, ce dont M. Guillaume eut alors l'intuition, c'est
que la réalité mentale recouverte par le mot si est à celle que recouvre le
mot que ce que, sous un certain rapport, la réalité mentale recouverte par
le subjonctif est à celle que recouvre l'indicatif, et que ce certain rapport,
c'est celui du virtuel à l'actuel, lequel est à son tour réductible au rapport
ultime — mécanique — d'un avant et d'un après. En figure :

tableau avant | après | si subjonctif | que indicatif | virtuel | actuel 413

L'aperception de ce réseau complexe de rapports, qui se dénouait soudain
en ses diverses composantes, est l'intuition primordiale qui est à
l'origine de toutes les découvertes de M. Guillaume. C'est d'elle que, par
explicitation progressive de tout l'implicite en elle contenu, devaient avec
le temps sortir toutes les théories professées dans ses écrits et dans son
enseignement oral. Le curieux à observer, c'est que cette découverte, qui
opérait inopinément une trouée sur les arrière-plans de l'esprit, révélait
du même coup la méthode d'analyse à suivre pour parvenir à une connaissance
de plus en plus complète de la nature du langage humain 5. Cette
méthode, que son découvreur appelait volontiers linguistique de position,
opère en effet par identification et définition — le long d'axes imaginaires,
vecteurs des mouvements ou opérations dont la pensée est le siège — de
positions liées entre elles par des rapports plus ou moins complexes
d'antériorité et de postériorité.

Figurativement :

image P1 | P2 | P3

Dans le cas particulier de la chronogénèse, ce que., on l'a dit plus haut,
M. Guillaume venait de découvrir, c'est qu'en pensée — dans la construction
géométrale que déploie au regard de la pensée le système du verbe —
le mode subjonctif occupe une position (P2) qui est antérieure à celle (P3)
occupée par l'indicatif, et que cette antériorité en épouse une autre qui
est celle, fondement de la première, du virtuel par rapport à l'actuel.

Poursuivant son analyse, M. Guillaume découvre très vite que la position
subjonctive (P2) est elle-même précédée, dans l'opération de chronogénèse,
d'une autre position (P1), à laquelle correspond, en français, un
mode qualifié quasi nominal, contenant les formes impersonnelles traditionnellement
appelées infinitif, participe présent et participe passé. De
sorte que, mécaniquement et analytiquement décomposé, l'entier du mouvement
de chronogénèse se résout en trois moments caractéristiques dont
les positions relatives sont, en termes d'avant et d'après, les suivantes :

tableau avant | après | mode quasi nominal dont la position p1 est un avant de p2, position de subjonctif. | mode subjonctif, dont la position p2 est un après de p1, mais un avant de p3, position d'indicatif. | mode indicatif dont la position p3 est celle d'un après par rapport à p2, position de subjonctif.14

C'est l'aperception simultanée de ce rapport mécanique de l'avant et
de l'après derrière les rapports particuliers du subjonctif (forme virtualisante)
à l'indicatif (forme actualisante), de si (élément de langue virtualisant)
à que (élément actualisant) qui constitue la substance même de
l'intuition qui présida à la découverte capitale de la chronogénèse. Cette
aperception fonde en raison ce qu'un collaborateur de Vox Romanica 6
appelait récemment la temporalité du langage — laquelle met en cause non
seulement la chronologie historique et le temps porteur du devenir du langage,
mais aussi le temps porteur de son être, fondement d'une chronologie
abstraite au sein de laquelle s'institue un ordre de raison, un ordre
de concevabilité, entre les éléments qui en constituent la substance.

Découvrir partout, dans le langage, cet ordre de raison et de concevabilité
est la tâche à laquelle M. Guillaume devait consacrer le reste de
sa vie. Temps et Verbe, paru en 1929, est le premier ouvrage où cette
méthode nouvelle d'analyse linguistique est appliquée. Le succès est immédiat.
En l'espace de quelques mois — Temps et Verbe fut écrit en moins
d'une année — le linguiste résolvait les problèmes les plus épineux, auxquels
s'étaient avant lui, sans succès, attaqués grammairiens et linguistes,
concernant les rapports du verbe et du temps. Modes, temps et aspects
reçoivent des définitions rigoureuses reposant sur une discussion analytique
très fine des trois espèces de temps impliquées dans la catégorie
grammaticale du verbe : temps d'univers (c'est-à-dire l'espace de temps le
plus grand que la pensée sache se représenter, espace capable de contenir
en lui tous les événements dont la somme constitue à ses yeux la réalité
de l'univers), temps d'événement (durée intérieure propre à chaque événement
que la pensée voit s'accomplir dans le temps) et enfin temps opératif
(celui, porteur de la chronogénèse, au cours duquel la pensée se donne
une représentation du temps d'univers et du temps d'événement, ainsi
que du rapport nécessaire qui les unit) 7.15

Porté par les principes mêmes de la méthode d'analyse par lui découverte,
M. Guillaume n'a pas de peine à montrer et à démontrer que les
modes ne sont en résultat pas autre chose, comme réalités mentales, que
les images différentes obtenues du temps d'univers (et par implication
des événements qu'on porte en lui) selon que l'opération de chronogénèse
est interceptée et suspendue plus ou moins tôt ou tard dans le temps opératif
qui est mentalement, quoique inconsciemment, vu lui servir de
support. Tardivement intercepté (position P3 de notre figure), le mouvement
de chronogénèse livre une représentation spatialisée du temps d'univers
dans laquelle ce dernier apparaît divisé en époques, cette division
étant rendue possible par l'insertion, au sein de l'image-temps, d'un espace
de temps singulier et privilégié, constituant un référentiel, espace qui
n'est autre que celui, jamais le même, que la pensée se voit d'instant en
instant occuper dans le temps et par référence auquel l'entier du temps
d'univers se partage en temps qui n'existe plus et en temps qui n'existe
pas encore.

Suspendue en l'une des deux positions (P2 ou P1) antérieures à celle
qui livre en résultat l'indicatif, l'opération de chronogénèse engendre des
modes où ne s'évoque pas explicitement l'image de l'espace menu de temps
qui suffit, d'instant en instant, à loger la présence de la pensée dans le
temps d'univers. Ce qui a pour effet : a) d'empêcher d'une part le partage
du temps en époques ; b) et d'autre part de livrer du temps une image
qui, ne pouvant être celle du temps réel (laquelle est inclusive d'une
représentation de la position axiale qu'occupe la pensée dans le temps),
est celle d'un temps purement virtuel, pensé non pas, ce qui est le cas de
l'indicatif, comme le lieu des choses dont l'actualisation est au moins
présumée, mais comme le lieu de ce qui apparaît seulement comme pouvant
être. Et cette virtualisation du temps inhérent aux modes chronogénétiquement
antérieurs à l'indicatif accuse deux états d'elle-même : un état
premier (= subjonctif) où elle se présente minimée et un état second
(= mode quasi nominal en français) où elle se présente maximée 8.16

Le mécanisme de la chronogénèse s'avère particulièrement révélateur
des moyens que la pensée utilise pour se construire. Ces moyens — auxquels
M. Guillaume donnera plus tard le nom heureux de mécanique
intuitionnelle
— sont ceux d'une analyse à la fois simple, puissante et
élégante dont l'esprit humain a l'intuition et qui, opérant avec une souveraine
aisance, est capable des constructions les plus inattendues. La
découverte de cette mécanique intuitionnelle venait confirmer une vue que
Louis Havet avait souvent exprimée devant M. Guillaume et qui est
reprise dans son compte rendu sur le Problème de l'article. « L'instinct
populaire, écrit Havet, peut l'emporter, en puissance et en aisance d'abstraction,
sur la pensée savante. Vérité paradoxale, mais qui se constate
souvent en grammaire. » Sans doute est-ce en souvenir de cette « vérité
paradoxale », qui devançait de si loin la preuve et qui, aimait-il à dire
de certaines idées, l'avait « comme un mince fil d'or » guidé dans les
tâtonnements premiers de sa recherche, que l'auteur de Temps et Verbe
dédie son ouvrage à la mémoire de l'illustre philologue.

Les opérateurs d'analyse de cette pensée commune dont L. Havet
admirait tant les constructions apparaissent, dès Temps et Verbe, comme
des ordinateurs mécaniques ayant pour fonction de distribuer toute la
substance formelle du langage en des systèmes dont les articulations se
présentent dans un ordre nécessaire de successivité, qui est un ordre de
raison et de concevabilité au sein duquel il est partout fait différence et
distinction d'un avant et d'un après opératifs, les systèmes ainsi construits
étant tantôt binaires, tantôt ternaires (le ternaire n'étant en réalité qu'un
cas particulier du binaire).

Le système si / que, on l'a vu plus haut, est binaire et représente
l'opposition d'un avant, qui est l'ordre d'existence des choses qu'on suppose,
et d'un après, qui est l'ordre des choses dont l'existence est non pas
supposée, mais posée. En figure :

tableau si | que | avant | après

Ce modèle mécanique est celui d'un très grand nombre des systèmes de
représentation qu'intériorise le mentalisme linguistique 9. C'est notamment
celui du système de l'article, auquel trois des essais contenus dans le
17présent recueil sont consacrés 10. Mais on sait déjà, par le schème de la
chronogénèse (cf. page 14), qu'il existe aussi un modèle ternaire, qui est
celui de maints autres systèmes 11 parmi lesquels — sans sortir de la
catégorie du verbe — celui de l'aspect. Les lecteurs de Temps et Verbe
se rappelleront ici que l'auteur distingue, en français, trois aspects : un
aspect tensif, un aspect extensif et un aspect bi-extensif — auxquels
seront plus tard donnés les noms plus heureux d'aspects immanent, transcendant
et bi-transcendant — et que ces aspects correspondent morphologiquement
aux formes simples, composées et surcomposées de la grammaire
traditionnelle. Le rapport de ces trois aspects en successivité opérative
est ce qui suit :

tableau aspect immanent | aspect transcendant | aspect bi-transcendant | formes simples | formes composées | formes surcomposées

On aura toutefois tôt fait de se rendre compte, en réfléchissant devant
les schèmes opératoires de la chronogénèse et des aspects, que le modèle
ternaire auquel ces systèmes doivent leur configuration est, en réalité, un
modèle binaire complexe opposant, au sein d'une première binarité large,
une binarité seconde plus étroite. C'est ainsi qu'en chronogénèse on a,
comme il a été dit plus haut, une première binarité opposant opérativement
en elle une série de formes virtualisantes (celles du mode subjonctif
et du mode quasi nominal) à une série de formes actualisantes (indicatif)
et, dans la série même des formes virtualisantes, une seconde
binarité opposant le groupe des formes où la virtualisation est portée à
son maximum (mode quasi nominal) au groupe de celles où la virtualisation
se présente minimée (mode subjonctif). Figurativement :

tableau champ de virtualisation | champ d'actualisation | mode nominal (virtualisation maximée) | mode subjonctif (virtualisation minimée) | mode indicatif (actualisation)

Dans le système des aspects, la morphologie distingue nettement
deux espèces de formes : non-composées et composées, les composées
évoquant mentalement l'image du procès entré en transcendance et les
non-composées, l'image du procès demeuré en immanence. Ce qui institue
18une première binarité immanence/transcendance. Mais on sait que les
formes composées, qui dénoncent l'accès du verbe à la transcendance, sont
elles-mêmes de deux types (j'ai marché et j'ai eu marché), les formes
traditionnellement dites composées recouvrant mentalement l'image d'un
procès vu en simple transcendance (j'ai marché déclarant atteint, sans
plus, l'au-delà de je marche) et les formes dites surcomposées évoquant
l'image d'une transcendance seconde de la transcendance première (j'ai eu
marché
étant l'au-delà de j'ai marché, qui est lui-même mentalement l'au-delà
de je marche). Ce qui institue au sein de la transcendance une binarité
seconde que coiffe la binarité première (immanence/transcendance). Figurativement :

tableau espace d'immanence | espace de transcendance | aspect immanent | aspect transcendant | aspect bi-transcendant

Cette partition de la transcendance (après 1) en une transcendance
simple (avant 2) et une transcendance de transcendance (après 2), de même
que la fission, en chronogénèse, du virtuel (avant 1) en un virtuel de premier
degré (après 2), et un virtuel de second degré (avant 2), nous découvrent
un des principes secrets de la constructivité du langage, principe
qu'on pourrait appeler le principe d'itérativité, en vertu duquel on voit
constamment la pensée commune constructrice du langage répéter sur ses
propres effets son activité analytique.

Il s'en faut de beaucoup que les découvertes et intuitions plus ou
moins explicitées que nous venons de passer sommairement en revue
soient les seules que contienne Temps et Verbe. On trouve déjà aperçus et
formulés, dans cet ouvrage, la plupart des principes auxquels M. Guillaume
ne cessera par la suite, et notamment dans les articles qui constituent
le présent recueil, de se référer. Et pourtant tout cela — sans parler des
nombreuses et fines analyses de détail que contient le livre — laissa la
plupart des linguistes sinon indifférents du moins inattentifs 12. Au moment
de la parution de l'ouvrage, une seule voix, celle de Meillet, s'éleva pour
dire la profondeur, l'originalité et la fécondité des vues nouvelles de
M. Guillaume. Mais le ton du compte rendu est désabusé. « L'ouvrage
pénétrant de M. Guillaume sur l'article, écrivait Meillet dans le Bulletin
de la Société de Linguistique de Paris 13, n'a pas exercé l'action qu'il aurait
19dû : il a presque passé inaperçu. Il est à souhaiter que son nouvel ouvrage
ait un meilleur succès ; mais on n'ose l'espérer : une pensée originale et
indépendante ne s'impose qu'avec peine à l'attention. » Meillet sait que ses
tentatives pour dissiper les préventions des linguistes contre une méthode
qui les scandalise resteront vaines. Il a cependant le courage, comparant
cette méthode à la méthode mathématique, d'affirmer que « surprenantes
au premier abord » les théories de M. Guillaume « fournissent la manière
la plus juste et la plus élégante » d'exprimer la réalité linguistique. Et il
conclut son compte rendu en disant que Temps et Verbe « est sans doute
l'exposé le plus propre à faire comprendre ce qu'entendait F. de Saussure
par la langue ».

Ces propos demeurèrent sans échos apparents, comme devaient rester
sans effet ce qu'il ajoutera plus tard à l'occasion d'un autre compte rendu,
celui de l'article de M. Guillaume paru dans le numéro spécial que le
Journal de Psychologie consacrait en 1933 au langage, article qui, disait
Meillet, « à lui seul suffirait à donner une valeur unique au précieux fascicule. »
On continua, chez les linguistes, à ignorer tranquillement et le
nom et les écrits de G. Guillaume 14. Ce n'est qu'en 1938 que grâce à
l'influence posthume de Meillet et à l'appui ferme et persévérant de
MM. Benveniste et Vendryes, un enseignement lui fut enfin confié à l'Ecole
pratique des Hautes Etudes.

Tout modeste et précaire qu'il fût en apparence, un « avenir » s'ouvrait
cependant ainsi, tardivement, devant le chercheur, qui vit dans cet
enseignement l'assurance enfin obtenue de pouvoir, avec les années, initier
d'autres esprits à la démarche analytique de sa pensée et du même coup
pourvoir d'un devenir la science nouvelle dont il n'avait que trop longtemps
— et bien contre son gré — été, en même temps que le créateur,
l'unique représentant. Cet enseignement, dont on ne sera jamais assez
reconnaissant à ceux qui le lui obtinrent, valut à M. Guillaume, en le tirant
de son isolement, un supplément de vingt années de jeunesse.

Alors commence pour lui, malgré une santé toujours chancelante
(M. Guillaume fut toute sa vie un grand valétudinaire), une période d'intense
activité scientifique, que l'âge lui-même — M. Guillaume n'eut
jamais de la vieillesse que les apparences physiques — ne parviendra pas
à ralentir, et à laquelle seule la mort viendra inopinément mettre un terme.
A l'exception de trois (publiées entre 1933 et 1938), les études qu'on a
groupées dans le présent recueil datent toutes de cette période. Il s'en
faut cependant de beaucoup qu'elles suffisent à donner une idée, même
lointaine, de l'activité prodigieuse de M. Guillaume dans les vingt dernières
années de sa vie. La masse manuscrite retrouvée pour cette période
se chiffre à environ trente-cinq mille feuillets. Les notes des conférences
faites aux Hautes Etudes de 1938 à 1960 représentent, à elles seules, le
tiers approximativement de cette masse et constituent un document extrêmement
précieux, où l'on peut suivre année par année, voire de semaine
en semaine, pendant plus de vingt ans, la démarche d'une pensée créatrice
observée dans toute sa complexité vivante et surprise dans les tâtonnements
mêmes, si instructifs, qui précèdent, préparent et accompagnent la
découverte. Ce n'est que lorsque la somme de cet enseignement et les nombreux
20essais qu'un inventaire encore incomplet a déjà permis d'identifier,
auront été publiés, que l'on pourra vraiment prendre la mesure de cette
œuvre scientifique et déboucher sur la vision grandiose de ce merveilleux
« univers du dedans » qu'est le mentalisme linguistique, — univers en
constante expansion, comme l'autre, et dont la multimillénaire élaboration
s'identifie, dans la pensée, à ce qu'on pourrait appeler l'histoire
naturelle de l'esprit humain.

Pour la plupart consacrés à des problèmes particuliers, les articles
réunis dans le présent volume n'évoqueront pas toujours explicitement ces
vastes perspectives : ils ne prendront pourtant toute leur signification que
si, les lisant, on en projette le contenu sur cette toile de fond. Le souci
d'aider le lecteur à situer avec moins de risque d'interprétation abusive,
dans la topographie de la théorie générale du langage à laquelle ils s'intègrent,
les problèmes posés et résolus dans chaque article nous a amené,
pour l'inédit qui ouvre le recueil, à faire une exception et à déroger au
principe, adopté dans cette édition, de présenter les articles dans l'ordre
chronologique de leur publication. Ainsi placés, si l'on peut dire, dans le
faisceau lumineux du premier, les autres articles seront d'une lecture plus
aisée et l'on en pourra mieux, du même coup, apercevoir, comme des
ombres portées, les lointaines implications. Il nous a aussi paru que l'on
pourrait de cette façon suivre mieux, d'un article à l'autre, le progrès de
l'analyse à mesure qu'une méditation toujours poursuivie dans la même
direction parvient à mieux expliciter les intuitions premières et à doter
la théorie d'une formulation de plus en plus élégante, à travers laquelle
s'en fait de mieux en mieux voir la cohérence et la puissance explicative.

Condamné par son isolement même à devoir, pour juger du progrès de
sa pensée, comparer entre elles les étapes de pénétration de son analyse
à des profondeurs de plus en plus grandes de la réalité linguistique,
M. Guillaume était enclin, à mesure que des succès nouveaux venaient
s'ajouter aux anciens, à juger de plus en plus sévèrement ses premiers
ouvrages et ses premiers articles, ces réussites anciennes n'étant guère à
ses yeux que les tâtonnements qui caractérisent les débuts de toute science.
Aussi n'aurait-il jamais consenti à ce qu'on réimprimât le Problème de
l'article
ni Temps et Verbe, qu'il considérait l'un et l'autre comme largement
dépassés. Nous avons dit plus haut les scrupules qui le firent longtemps
résister à l'idée de grouper ses articles, surtout les plus anciens,
en recueil.

Mais s'il peut être permis à un savant d'être, par respect de la Science,
si exigeant à l'endroit de lui-même qu'il en devienne injuste envers son
œuvre, cette œuvre, une fois versée à l'histoire, lui appartient tout entière
irrévocablement. L'œuvre prend alors lentement, en se dégageant des
contingences qui l'ont vu naître et qui même l'ont suscitée, sa véritable
et définitive physionomie.

Dans l'imposante somme que représentent les acquisitions scientifiques
du XXe siècle, on peut dès maintenant et sans risque d'erreur prédire que
l'œuvre scientifique de M. Guillaume rivalisera, quand elle sera connue
dans son entier, avec les plus glorieuses. Grâce aux dons puissants d'analyste
de cet esprit, non seulement la science du langage aura été la première,
de toutes les sciences de l'homme, à se constituer en science théorique,
mais il aura été du même coup montré que le langage est le principal
document de l'histoire spirituelle de l'humanité, cette histoire étant en lui
21inscrite avec autant de clarté que l'histoire des espèces vivantes dans la
masse innombrable des organismes qui ont existé depuis les origines de la
vie et dont l'immense diversité actuelle des vivants nous offre encore de
nombreux vestiges. Au moment où, avec l'avènement de l'homme (le plus
finement cérébralisé des vivants), l'évolution apparaît, comme disent les
paléontologistes, plafonner, cette histoire spirituelle — dont la théorie
générale du langage de G. Guillaume nous retrace les grandes étapes —
constitue un dépassement, une relance, au plan supérieur de vie et de
conscience où il vient de déboucher, du mystérieux mouvement d'évolution
commencé au plus lointain des origines de la vie et, s'il faut en croire
certaines spéculations plausibles, aux origines mêmes de la matière.

Cette double fonction hominisatrice et noétique — l'une impliquant
l'autre — fait du langage bien autre chose qu'un simple système de signes
conventionnels, un code à l'aide duquel l'homme peut communiquer à son
semblable une information. Si le langage humain assume si admirablement
son évidente fonction sociale, c'est parce qu'il la transcende, la construction
qu'il représente ayant ses fondements non pas — ce qui est le cas du
langage animal — au rapport social, c'est-à-dire au « petit face-à-face »
homme-homme, mais au « grand face-à-face » homme-univers 15. Construit
sur le seul rapport social, le langage humain ne se distinguerait pas du
langage animal et l'homme serait incapable de communiquer à l'homme
autre chose que ce qui concerne et intéresse, de près ou de loin, la conservation
et la propagation de l'espèce à laquelle il appartient. L'analyse faite
par von Frisch du si merveilleux langage des abeilles est, sous ce rapport,
concluante. Si l'homme parlant à l'homme peut communiquer une information
d'une autre nature, liée non pas seulement à l'expérience de l'espèce
humaine, mais aussi à celle, même dans ce qu'elle a de plus étroitement
particulier, de l'individu, c'est que l'édifice entier de son langage
est assis, non pas sur le rapport social d'appartenance de l'homme à la
société des hommes, mais d'emblée sur le rapport d'appartenance de
l'homme à l'Univers, rapport dont l'universalité — car il est celui, cosmique,
qui lie non seulement l'homme, mais tous les êtres à l'univers —
enclôt en elle la particularité du rapport social. Et c'est pour cela que,
parlant à son semblable, l'homme est capable, en son langage, de parler
de tout ce qui constitue l'univers de lui connu, y compris de ce qu'enferme
en lui de particulier le rapport social. C'est aussi pour cela et par cela
que les sociétés humaines, au contraire des sociétés animales, sont des
sociétés en progrès dans le temps, le langage, qui est — les sociologues
l'ont depuis longtemps senti — leur support, ne faisant pas seulement
fonction de mémoire collective capable d'enregistrer et de perpétuer l'acquis,
mais offrant au rapport social, au sein du grand rapport cosmique
dont il est comme entier la construction, un espace illimité pour y opérer
sa propre construction. C'est là, pas ailleurs, qu'il faut chercher les sources
mystérieuses de la progressivité qui, au regard des sociologues et des
anthropologues, caractérise les sociétés humaines.

Dans sa préface au Langage de J. Vendryes, Henri Berr parle, à propos
du langage, d'une « clarté intérieure » et d'un « savoir potentiel »
dont l'homme se trouverait par lui doté. Ces vues que certains ont, un
22peu hâtivement, jugées « lyriques » reçoivent pourtant une curieuse confirmation
de la théorie générale du langage de M. Guillaume. Ce qu'une
langue apporte à l'homme qui la parle et la porte en sa pensée, c'est,
dans la lumière de cette théorie, une « lucidité naturelle », par quoi il faut
entendre la puissance irrévocablement acquise par l'homme, lors de l'apprentissage
du langage, d'embrasser en sa pensée d'un regard plus ou
moins pénétrant l'univers de son expérience, univers en lui en constante
expansion — du fait de l'accroissement indéfini de la masse des perceptions
d'origine interne ou externe — et dont la langue, qui est comme ce
par quoi et à travers quoi l'esprit voit, enclôt virtuellement en elle la toute
première, naturelle et inconsciente systématique mentale de représentation
sans laquelle les autres, qui sont toutes des systématiques savantes et
conscientes, seraient impossibles.

Encore que d'une communauté humaine à l'autre l'écart puisse être
considérable, partout aujourd'hui apparaît gigantesque le chemin parcouru
par l'homme — dans la voie de son hominisation spirituelle continuée —
depuis les temps lointains où, créant les premiers embryons d'un langage
dont aucun document ne nous restituera jamais la trace, il faisait maladroitement
l'essai de sa mystérieuse et vierge puissance de créer en lui
un langage sui generis. Ce qui n'avait aux origines été en lui qu'une
flamme toute menue, une étincelle prisonnière de son cerveau, est devenu
avec le temps — et par la magie d'un souffle dont rien ni personne ne
saurait réprimer la constance — le foyer d'une « clarté intérieure » de
plus en plus vive. Sous l'effet de cette « lucidité » puissancielle en lui
croissante avec les âges, l'homme, en même temps qu'il voit reculer et
s'élargir les horizons qui marquent les limites de pénétration et de puissance
de son esprit, prend lentement — avec des lenteurs différentes selon
les lieux et les temps — et inéluctablement (sinon toujours sans regret !)
de plus en plus de champ, non seulement par rapport à l'animal (entre
lequel et lui, dès le berceau de son espèce, les virtualités latentes de son
esprit avaient ouvert un abîme), mais aussi par rapport au primitif qu'il
fut lui-même à ses origines.

Telles sont les perspectives qu'ouvrent, sur le passé et l'avenir de la
singulière espèce à laquelle nous appartenons, les théories linguistiques
de M. Guillaume. Ces théories, prenant leur départ à une observation fine
et puissamment analytique des langages existants ou attestés, reconstituent
les grandes étapes de ce qu'on a appelé « l'aventure de l'esprit dans les
espèces ». Au cours de sa multimillénaire histoire, qui est celle d'une lente
et patiente conquête, on voit l'esprit humain, à mesure que le langage
pénètre plus profondément dans son devenir, se forger et se fourbir un
instrument de pensée, la langue, de plus en plus puissant, et à la puissance
croissante duquel l'homme doit, du primitif qu'il a été à ses origines,
d'être lentement devenu un civilisé.

On a cherché un paramètre qui permette de mesurer le progrès
humain et, confondant la civilisation avec une socialisation de plus en
plus extensive des hommes, on a cru trouver le paramètre cherché dans
le social. La vérité est pourtant que, considérée en ce qui la constitue virtuellement,
la civilisation — ce curieux phénomène d'éloignement, de
désertion inlassablement poursuivie de la primitivité originelle, par quoi
le groupe zoologique humain se distingue radicalement des autres espèces
animales — a ses racines dans l'homme même et, au plus profond de son
23esprit, dans l'état de définition et de puissance du Verbe, porteur de lucidité,
sous lequel se recompose en sa pensée l'image intelligible du Monde.

Quant au chercheur dont la puissante pensée a su ouvrir la voie de
science qui conduit à la découverte et à la mise en évidence de cette fonction
hominisatrice et noétique du langage, fonction qui est la signification
profonde du phénomène, Antoine Meillet 16 voyait déjà sa place « à part,
tout à fait à part » dans l'histoire de la linguistique et des sciences de
l'homme. « Et parlant de lui », ajoutait-il, « c'est par dire cela qu'il faut
commencer. Car en cet homme souffle le génie ».

La postérité souscrira-t-elle à ce jugement et se plaira-t-elle une fois
de plus à y voir la preuve de la perspicacité d'une grande intelligence ?
L'auteur des pages qu'on vient de lire en est depuis longtemps convaincu
et il sait sa conviction partagée par plus d'un bon esprit, au nombre desquels
les confrères et amis — tout particulièrement MM. Jean Burnay,
André Joly, Gérard Moignet, Maurice Molho, Jean Stéfanini et Robert-Léon
Wagner — qui, de diverses manières, l'ont aidé dans la réalisation de la
présente réédition et à chacun desquels il tient à dire ici toute sa reconnaissance.

Roch Valin.

Université Laval
Québec, février 1961.24

1. M. Christophe Eich, dans une notice nécrologique parue dans Vox Romanica,
XVII, 2.

2. C'est en ces termes mêmes que Meillet présentait un jour le jeune Gustave
Guillaume, sa « trouvaille », au grand indianiste Sylvain Lévy.

3. Compte rendu de L. Havet, dans le Journal des Savants, mai-juin 1919.

4. La relation pourrait aussi être représentée comme suit :
si / que = subjonctif / indicatif

De là l'équation :

si…. indicatif = que…. subjonctif

si et que jouent, vis-à-vis du mode, le rôle, l'un (si) de facteur de virtualisation et
l'autre (que) de facteur d'actualisation d'éléments de pensée (les modes subjonctif et
indicatif) qui sont l'un (indicatif) une forme actualisante et l'autre (subjonctif), une
forme virtualisante.

De sorte qu'au résultat on a :

image virtualisation d'une forme actualisante | actualisation d'une forme virtualisante.

5. Ce qui s'explique par le fait que, comme le démontrera plus tard M. Guillaume,
le langage humain est en réalité un système de concevabilité et que, en découvrir la
nature secrète, c'est forcément découvrir le mécanisme de cette concevabilité, lequel est,
ne pouvant être autre chose, celui d'une analyse. La tâche du linguiste n'est donc pas,
ne cessera de répéter le savant, de théoriser le langage, mais de dire, l'ayant dans le langage
même découverte, la théorie qu'il est.

6. M. Christophe Eich, dans la notice nécrologique citée supra.

7. Curieuse matière à réflexion que ces trois espèces de temps ! Substantiellement
et concrètement, le temps d'univers et le temps opératif ne se distinguent pas du temps
d'événement
. Tout est, dans la réalité expérimentale, événement, et il n'y a de réel,
expérimentalement, que la durée de l'événement : durée, infinie au regard de la pensée
commune, de l'univers, événement dont la réalité est constituée par la somme de tous
les événements accessibles à notre expérience ; durée finie des opérations de la pensée,
dont chacune n'est qu'un événement dans la masse infinie des événements (plus ou
moins durables) qui constituent la substance de l'Univers.

C'est en représentation mentale abstraite, et non au niveau de l'expérience concrète,
que s'institue la distinction des trois espèces de temps ici en cause. Cette distinction
naît de la représentation, en pensée, du rapport qui unit la durée expérimentalement
perçue de l'univers comme une durée illimitée, avec la durée expérimentalement perçue
des événements qu'enclôt en elle la réalité de l'univers. L'univers apparaît alors, en sa
durée, comme le lieu de la durée particulière de chacun des événements en lesquels il
se décompose. Le rapport des deux durées est celui de contenant à contenu, et l'on a
d'une part, en représentation, le temps d'univers en position de contenant et d'autre
part le temps d'événement en position de contenu.

Or, dans la diversité infinie des événements qui forment la substance de l'univers,
il y a celui, singulier, de la pensée humaine en opération dans la durée de cet univers
et capable — ce par quoi elle se distingue, comme événement, de tous les autres — de
mettre en rapport, au sein de son opération, la durée illimitée de l'univers avec la
durée restreinte de chacun des événements que l'univers intériorise. Et ainsi se définit
au regard de la pensée une durée privilégiée qui est le lieu, et à ce titre le contenant,
de la mise en rapport de la durée universelle avec la durée particulière attachée à
chaque événement. Cette durée privilégiée, c'est le temps opératif, lequel ne peut jamais
être que présent, la pensée ne pouvant, il va de soi, loger son opération ni dans le
passé, où par définition elle n'est plus, ni dans le futur, où elle n'est pas encore. La
chronogénèse s'institue, historiquement, lorsque la pensée humaine a appris, non seulement
à mettre en rapport le contenant-univers avec le contenu-événement (ce qui se
produit très tôt), mais à se donner à elle-même, si l'on peut dire, le spectacle de la
mise en rapport de l'événement même — par nécessité présent — de son opération dans
la durée universelle avec l'entier de cette durée mentalement représentée. Pendant
longtemps, très longtemps, l'esprit humain n'a su — et en maintes sociétés humaines
ne sait encore — se représenter la singularité de son opérativité dans la diversité des
événements qui font ensemble l'étoffe de l'univers.

8. Voir plus loin, page 18. Les modes verbaux définissent, au regard de la pensée,
les conditions existentielles de l'image-temps. Inclusive du référentiel qu'est le point
marquant dans le temps d'univers la présence de la pensée en opération, la représentation
— c'est le cas de l'indicatif — livre l'image d'un temps réel, satisfaisant aux
conditions effectives de représentation auxquelles doit, pour être, satisfaire une telle
image. En position subjonctive, il n'est satisfait qu'aux conditions puissancielles (ou
si l'on veut puissanciellement effectives) de représentation du temps réel, c'est-à-dire
non pas aux conditions auxquelles doit, pour être, satisfaire l'image du temps réel,
mais aux conditions (spatiales et cinétiques) auxquelles, pour pouvoir être, une telle
image doit satisfaire. De là, l'image d'un temps virtualisé. Enfin au mode quasi
nominal, l'image du temps n'inclut plus que la représentation des conditions (spatiales
et cinétiques) auxquelles doit à son tour, pour pouvoir être, satisfaire l'image-temps
obtenue au subjonctif. Il s'ensuit une représentation plus virtualisée encore, portée à
un maximum de virtualisation. Par rapport aux conditions effectives d'obtention d'une
image du temps réel, ces conditions apparaissent n'être plus que puissanciellement
puissancielles
.

Le puissanciel et l'effectif jouent un rôle fondamental dans la structure et l'architecture
du langage, rôle que G. Guillaume savait de mieux en mieux faire voir. L'analyse
que nous venons de produire ici de la chronogénèse en termes de puissanciel et
d'effectif, n'est qu'une application des vues exposées par le savant dans ses dernières
conférences.

9. On pourra se reporter à notre Petite introduction à la psychomécanique du
langage
, Québec, Presses de l'Université Laval, 1954.

10. Il est, dans ces articles, fait état d'une représentation ternaire, à laquelle le
savant a, par la suite, renoncé, ne voyant plus dans l'article que la binarité Un /Le.

11. Outre le mécanisme de la chronogénèse et celui des aspects, on peut citer, parmi
les systèmes aisément identifiables, celui des degrés de comparaison et celui de l'incidence
nominale
. On trouvera ce dernier succinctement exposé au début de l'étude
intitulée Epoques et niveaux temporels (voir p. 250).

12. Les linguistes en vue qui en France manifestèrent d'une manière ou d'une
autre leur intérêt pour les théories linguistiques de G. Guillaume sont, outre L. Havet
et A. Meillet, déjà nommés, MM. Benveniste et Vendryes, plus loin nommés, et MM. R.-L.
Wagner et P. Imbs qui, à diverses reprises, tant dans leurs écrits que dans leur enseignement,
n'ont cessé d'attirer l'attention sur les travaux de G. Guillaume. Un certain
nombre de disciples de ce dernier lui sont venus ainsi. Il convient aussi d'ajouter à cette
liste — qui n'a pas la prétention d'être exhaustive — M. Pierre Guiraud qui, dans un
récent opuscule (La grammaire, collection Que sais-je ?, n° 788) consacre plusieurs pages
aux théories de G. Guillaume.

13. Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, tome XXXI, fasc. 2.

14. Un exemple tardif de l'oubli dans lequel ont été trop longtemps tenus les
travaux de M. Guillaume nous est fourni par la bibliographie (pourtant assez extensive)
qui figure en tête des Langues du Monde (2e édition), Paris, Champion, 1952.

15. Expressions employées par M. Guillaume dans un ouvrage inédit intitulé Espace
et Temps en pensée commune, essai de mécanique intuitionnelle
.

16. Propos rapportés par le regretté P. Mariés. On en trouvera de semblables dans
son Avant-propos au livre de A. Cuny intitulé Invitation à l'étude comparative des
langues indo-européennes et des langues chamito-sémitiques
.