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Grammont, Maurice. Traité de phonétique – T01

Introduction

Dénominations et définitions.

La phonétique a pour objet l'étude des sons du langage ou phonèmes.
Il s'agit essentiellement du langage humain, qui est le plus complexe,
le plus riche, le plus varié, le plus perfectionné ; mais le langage des
animaux n'est nullement exclus.

Il y a lieu de distinguer la phonétique descriptive d'une part, et la phonétique
évolutive d'autre part.

La phonétique descriptive peut envisager les phonèmes en tant que
possibilités articulatoires, indépendamment et en quelque sorte au-dessus
des langues. Elle vise à les décrire au point de vue de leur constitution
intime, de leur production physiologique, de leur effet acoustique, de
leur impression psychique, sans rechercher dans quelle langue ils sont
réalisés ni même à proprement parler s'ils le sont dans aucune. On lui
donne alors, lorsqu'on veut préciser qu'il s'agit essentiellement de spéculations
théoriques, le nom de phonologie. Ou bien elle s'applique à la
description des phonèmes d'une langue donnée à une date donnée. Elle
mérite alors proprement le nom de phonétique statique, soit qu'elle considère
des phonèmes isolés, soit qu'elle embrasse tout le système
phonique de la langue et cherche à le coordonner. Elle peut aussi être
comparative, sans cesser d'être statique, soit qu'elle oppose les systèmes
phoniques de deux langues différentes, soit même qu'elle compare ceux
d'une même langue à deux dates différentes, sans toutefois se permettre
aucune considération relative à l'évolution en suite de laquelle le
système ancien a été finalement remplacé par le système nouveau.

La phonétique évolutive, comme son nom l'indique, étudie l'évolution
des phonèmes et des systèmes phoniques, c'est-à-dire les changements
qu'ils éprouvent au cours du temps. Elle a pour point de départ la phonétique
descriptive, car son office est essentiellement d'aller d'un état
phonique attesté historiquement jusqu'à un autre état phonique attesté
également, en passant par toutes les phases de la transformation. La
1marche est le plus souvent descendante, c'est-à-dire qu'elle consiste à
partir d'un état ancien pour arriver à un état plus récent, qui peut être
un état actuel et directement vérifiable. Elle peut aussi être ascendante
et remonter d'un état récent à un état plus ancien, qui peut parfois ne
pas être attesté historiquement. Elle fait alors de la reconstitution phonétique
par induction et par comparaison. La phonétique évolutive est
toujours comparative. Elle compare dans une même langue un état donné
avec un autre état donné ; elle compare dans des langues de même
famille des états différents qui supposent, à la suite de transformations
diverses, un état antérieur unique.

La phonétique générale comprend toute la phonétique descriptive en
tant qu'elle n'est pas faite spécialement en vue d'une langue strictement
déterminée, c'est-à-dire toutes les fois qu'elle ne sort pas du domaine de
la phonologie. Toute comparaison de systèmes phoniques est aussi de la
phonétique générale. La phonétique évolutive, lorsqu'elle est digne de
son nom, c'est-à-dire lorsqu'elle rend compte des évolutions qu'elle
envisage, est tout entière de la phonétique générale. Pour cela il est
nécessaire qu'elle soit systématique, c'est-à-dire qu'elle considère les évolutions
des phonèmes non pas comme des faits isolés et indépendants,
mais comme les manifestations et les conséquences de l'évolution du
système dont ils font partie et dont ils dépendent. Constater qu'un phonème
pris isolément est devenu tel autre phonème n'est pas à proprement
parler faire de la phonétique évolutive. La phonétique générale a aussi
pour objet de rechercher les causes des évolutions phonétiques. Enfin
elle a seule qualité pour comparer entre elles les évolutions des divers
systèmes phoniques, qu'ils appartiennent à des langues de même
famille ou de familles différentes.

Économie de ce livre.

Dans cet ouvrage la phonétique descriptive et la phonétique évolutive
ne sont étudiées qu'en tant que phonétique générale. Les exemples qui y
sont donnés sont souvent empruntés à des langues très particulières et
très précisément déterminées, parce qu'il n'y a pas et qu'il ne peut pas y
avoir, surtout au point de vue phonétique, de langue générale. Ces
exemples pourraient être remplacés par d'autres ; ils ne sont que les
illustrations de phénomènes généraux. On s'est efforcé de les choisir
parmi les plus nets, les plus frappants et les plus instructifs. On les a tirés
de langues très diverses, ne voyant aucune utilité à s'en tenir à un groupe
2ne soit nullement nécessaire de savoir la langue à laquelle ils appartiennent,
pour pouvoir, avec un peu d'attention, comprendre dans le
moindre détail tout ce qui en est dit.

Dans la deuxième partie on a réservé beaucoup plus de place aux
exemples qu'à l'exposition de la théorie. C'est que la théorie, dans son
abstraction, a quelque chose de froid, d'incolore, et risque de ne pas faire
impression sur l'esprit du lecteur. Les exemples c'est la théorie en action,
vivante, saisissante, aux prises avec toutes les contingences de la réalité.
L'évolution d'un assez grand nombre d'exemples a été exposée en détail,
afin d'en faire voir la complexité.

Le discrédit de la phonétique.

Le nom de la phonétique est aujourd'hui connu de toutes les
personnes un peu instruites, mais il est rare qu'il éveille en elles autre
chose qu'un sentiment de dédain. C'est que, si chacun sait plus ou
moins exactement ce que c'est que l'histoire, que la littérature, que les
mathématiques, personne, à part les spécialistes, ne sait même approximativement
ce que c'est que la phonétique. Ce qui en a passé dans
l'enseignement courant ne mérite guère, il faut bien l'avouer, qu'une
profonde commisération. Aussi nous dit-on souvent que la phonétique
consiste à enseigner que pour parler il faut ouvrir la bouche, à faire
d'autres constatations analogues, aussi instructives, aussi neuves et aussi
rares, à développer des descriptions aussi ridicules que celles que l'on
peut lire dans Le Bourgeois gentilhomme. Erreur complète. Les descriptions
phonétiques du Bourgeois gentilhomme n'ont rien de ridicule ; elles sont
parfaitement exactes, condition indispensable pour que l'auteur en
puisse tirer un effet comique ; seulement elles sont hors de saison et
c'est là ce qui les rend drôles. La phonétique comprend un certain
nombre de notions qui sont banales et peuvent tomber sous le sens de
chacun. La physique de même enseigne que les corps tombent ; et
quelle est la science qui ne comporte pas des notions communes et
courantes ? Mais le savant comprend dans ces notions autre chose que
ce qu'y voit le vulgaire ; il en a déterminé les conditions, et il y joint
des connaissances dont ceux qui n'y ont pas été initiés ne peuvent
même pas se faire une idée. Le phonéticien analyse les qualités diverses
des phonèmes, décrit les mouvements articulatoires qui les produisent,
détermine et mesure l'effort des organes qui concourent à la phonation 11.
3Ces connaissances sont presque toutes inaccessibles au grand public,
et échappent pour la plupart même aux observateurs les plus attentifs,
si bien que certaines n'ont pu être obtenues qu'au moyen d'appareils
d'investigation spéciaux.

Quelle est l'utilité de tout ce travail ? C'est d'abord de savoir ; savoir
pour le plaisir de ne pas ignorer et de comprendre, ce qui est le but
idéal de l'homme en tant qu'être intelligent ; savoir pour des utilités
possibles, car il n'est plus à démontrer que les recherches scientifiques
les plus désintéressées sont souvent celles qui deviennent les plus
fécondes en applications pratiques. Au surplus, la phonétique descriptive
possède déjà des applications capables de satisfaire ceux qui se targuent
d'être des hommes pratiques et qui font fi de tout ce qui reste dans le
domaine de la spéculation pure. On sait quelle difficulté éprouvent ceux
qui apprennent une langue étrangère pour arriver à la parler comme un
indigène ; même les personnes qui ont longtemps vécu dans le pays où
se parle la langue qu'elles ont voulu apprendre, gardent le plus souvent
des particularités de prononciation qui dénotent bien vite un étranger ;
c'est que malgré leur effort et leur persévérance, elles ne sont pas arrivées
à se déprendre complètement des habitudes articulatoires qu'elles
tenaient de leur langue maternelle, ni à saisir en quoi consistait au juste
ce qu'il aurait fallu mettre à la place. Or la phonétique a démontré que
chaque langue possède un système articulatoire qui lui est propre ; elle
enseigne avec précision en quoi consiste ce système et ce qu'il faut faire
pour se l'approprier. Faites avec vos organes phonateurs les mêmes
mouvements, les mêmes efforts, le même travail exactement que l'étranger
avec le sien, et vous obtenez le même résultat que lui. Grâce à la
phonétique le but convoité est atteint sûrement, très rapidement, et
sans que l'on ait besoin de sortir de chez soi. Par des procédés analogues
elle permet de corriger très vite, parfois même instantanément,
les défauts de prononciation, tels que le zézaiement, le clichement, le
nasillement, et même la plupart des cas de bégaiement ; elle fournit
les moyens de rééduquer certains aphasiques et de faire parler convenablement
les sourds-muets. Enfin, car la phonétique s'étend non
seulement à l'émission des phonèmes, mais aussi à leur réception, elle
permet de déterminer les lacunes des oreilles incomplètes ou défectueuses
et souvent même de les combler.

D'autres nous disent, et c'est alors la phonétique évolutive qu'ils ont
en vue, que la phonétique sert à montrer que tout devient tout, qu'un
k devient un p, un t, un f, qu'un a devient un e, un o, un i, un u, que les
étymologies les plus déconcertantes sont autorisées par là, et que tout
4cela est pure fantaisie, sans intérêt ni portée. Il est bien vrai qu'au k de
lituanien penki correspond un t dans grec, pénte, un p dans gaulois pempɛ-,
un f dans gotique fimf ; qu'à l'a de sanskrit ásti correspond un e dans
latin est, à l'a de skr. jīvaḥ un o dans lat. uīuos, au 2e a de skr. pátati un
i dans lat. petit, à l'a de skr. ŕkṣaḥ un u dans lat. ursus. Il est bien vrai
que indo-européen *dwō « deux », par exemple, est devenu en arménien
erku, qui lui correspond rigoureusement, bien qu'il ne présente aucun
phonème semblable à ceux de son prototype. Et rien n'a moins lieu de
surprendre que ces correspondances, puisque les changements phonétiques
sont des changements d'articulation. Mais ce qui est faux, c'est
que ces correspondances apparaissent au hasard, et que l'on puisse les
supposer à volonté pour étayer une étymologie. Elles n'apparaissent
qu'entre des langues déterminées, à des dates déterminées, et dans des
conditions rigoureusement définies. Elles ne sont pas des faits isolés et
libres, mais font partie d'un système qui les commande impérieusement.
Il est vrai encore que la phonétique évolutive repose essentiellement
sur les étymologies évidentes, et que par un cercle qui n'a rien de vicieux
c'est elle qui sert à construire les autres ; mais les étymologies, qui ne
sont d'ailleurs ni le souci ni le but de la phonétique, ne peuvent être
valables que si elles sont autorisées par la phonétique. L'étymologie offre
certes un champ illimité à l'ingéniosité d'un chacun, et le public voit
que sans cesse des étymologies sont remplacées par d'autres, mais il ne
s'avise pas que c'est précisément la phonétique qui écarte celles des
simples amateurs qui ne sont pas correctes.

Rien n'est plus précis que la phonétique évolutive ; mais elle a un rôle
plus élevé que d'établir ou de consolider des étymologies. Elle est la base
solide et indispensable de la linguistique. Nous ne sommes plus au temps
où l'on distinguait entre les sciences nobles et les sciences roturières.
Toutes les sciences ont leur noblesse, car elles sont toutes des chapitres
de la Science et chacune fait sa partie dans le concert universel. Mais il
est juste de dire que parmi celles qui concernent l'être humain, la linguistique
détient le rôle le plus grand et le plus haut. Le langage en
effet, qui est l'objet de son étude, est le fidèle miroir de l'état intellectuel
de l'homme, en même temps qu'il nous renseigne sur le degré de civilisation
des peuples, sur leur condition sociale, sur les traditions qui ont
formé leur mentalité, sur leurs aspirations, sur leurs rapports entre eux
et leur mélange ; car aucun phénomène social n'est plus universel ni plus
essentiel, aucun ne traduit plus complètement ni d'une manière plus
délicate et plus variée toute l'activité de l'esprit humain. Toutes les
civilisations, toutes les coutumes, toutes les conquêtes et tous les rêves
5de l'humanité, tous ses sentiments, toutes ses joies, toutes ses douleurs
ont laissé leur trace dans les langues 12. Apprendre une langue étrangère,
c'est s'ouvrir les fenêtres toutes grandes sur ceux qui la parlent, sur leur
manière de vivre, d'agir, de penser 23 ; étudier le langage depuis les temps
les plus reculés où il nous est accessible jusqu'à l'époque actuelle, comparer
ses états les plus simples, les plus naïfs, les plus frustes à ses états les
plus complexes, les plus raffinés, passer progressivement de la communication
rudimentaire d'émotions et d'idées à la transmission d'impressions
artistiques, c'est suivre pas à pas, phase par phase, le développement
cérébral, les acquisitions intellectuelles qui ont fait peu à peu de l'homme
un être à part dans la nature, infiniment supérieur à tous les autres êtres
et indéfiniment perfectible.6

Première partie
Phonologie7

La
phonologie et le phonème

La phonologie est l'étude des sons du langage et de leurs combinaisons indépendamment
des langues dans lesquelles ils peuvent entrer 14. Naturellement elle ne
les impose pas aux langues, mais c'est dans les langues qu'elle les rencontre. Seulement
dans les langues ils n'apparaissent guère à l'état isolé ; ils sont en contact
et en mélange avec d'autres, et ils se présentent toujours sous un aspect particulier.
La phonologie les extrait des langues par analyse, et les examine en eux-mêmes
et pour eux-mêmes.

Voici comment s'opère cette analyse. Soit le mot français pur. Celui qui entend
prononcer ce mot y saisit trois éléments distincts, pas un de plus, pas un de
moins, un p, un u, un r. Le mot pur constitue une chaîne acoustique et dans cette
chaîne il y a trois anneaux qui font chacun sur l'oreille une impression différente
et chacun une impression homogène. Dans chacun l'oreille reconnaît une unité.
Que l'un occupe plus de place que l'autre dans la durée totale du mot, peu
importe. Quels sont les organes du sujet parlant qui sont entrés en jeu pour la
prononciation de ce mot et quels ont été les mouvements divers de ces organes,
est une question qui peut présenter un grand intérêt, mais qui n'importe pas non
plus pour l'analyse, l'examen de la suite de ces mouvements ne permettant pas de
voir où un son finit et où l'autre commence. Chacun de ces éléments que distingue
l'analyse acoustique est un phonème.

La première phase acoustique homogène que nous avons reconnue au commencement
du mot pur, notre oreille la retrouvera dans des mots comme pic, part,
râpe, souper, etc. ; la seconde dans Ulysse, Saül, funeste, vendu, etc. ; la dernière
dans rivière, restaurant, ruban, cirque, araignée, etc. Ces phonèmes pourront présenter
dans les différents cas des nuances ou des particularités individuelles ; ils
resteront le même phonème, qui ne peut être confondu avec aucun autre. On
pourra donc parler de l'espèce p, qui ne peut pas être confondue avec l'espèce u
ou avec l'espèce r, de même que l'on peut parler de l'espèce homme, bien qu'il n'y
ait pas deux hommes qui ne diffèrent plus ou moins l'un de l'autre, et cette
espèce ne peut pas être confondue avec l'espèce chat ou avec l'espèce chien. Quand
9on considérera ainsi le phonème en lui-même et abstraction faite de toute langue
on fera de la phonologie.

Ce n'est pas à dire que l'on spéculera sur un phonème tellement idéal et irréel
qu'il ne pourra plus trouver place dans aucune langue. L'espèce homme est tellement
peu étrangère aux hommes, qu'il n'est pas un seul homme qui n'en fasse
partie. L'espèce p comprend de même tous les p de toutes les langues, et même
tous les p possibles, réalisés ou non. C'est-à-dire qu'une étude phonologique du
phonème p décrira tous les caractères spécifiques qui constituent ce phonème par
opposition avec les autres phonèmes, et envisagera aussi toutes les variations qu'il
peut subir sans cesser d'être p, toutes les nuances dont il est susceptible selon les
langues, ou, dans une même langue, selon les positions qu'il peut occuper, les
voisinages, les contacts et les combinaisons qu'il peut éprouver, les fonctions qu'il
peut remplir.

Mais pour décrire un phonème l'impression acoustique est tout à fait insuffisante.
Elle nous permet de distinguer les anneaux de la chaîne, mais non d'analyser ces
anneaux ou unités acoustiques. C'est ici qu'il faut recourir à la parole ; il faut examiner
comment le sujet parlant produit ces unités acoustiques, quels sont les
mouvements physiologiques qu'il exécute. En face de la chaîne des sons il y a
la chaîne des actes de parole et l'on remarque bien vite qu'au même son correspond
le même acte. Le phonème est donc en définitive la somme de l'unité entendue
et de l'unité parlée, l'une conditionnant l'autre 15.

Lorsqu'on a analysé un certain nombre de chaînes parlées, on constate que le
nombre des mouvements articulatoires est assez limité et que beaucoup de phonèmes
ont des traits communs. C'est ce qui permet de les répartir en séries et de
les classer.10

Aperçu d'une histoire de la phonologie

Les premiers phonologistes sont parfaitement inconnus ; mais ce n'est nullement
une raison pour ne point parler d'eux et ne pas leur rendre l'hommage
qu'ils méritent. Ils ont certainement été nombreux et sont arrivés indépendamment
à des résultats analogues. Ce sont ceux qui imaginèrent de peindre les sons
des mots au lieu des objets dont ils sont les signes et de remplacer l'écriture idéographique,
telle que les hiéroglyphes égyptiens ou les lettres chinoises, par l'écriture
syllabique d'abord, puis plus tard par l'écriture alphabétique. De très bonne
heure les idéogrammes chinois sont devenus partiellement des phonogrammes
syllabiques 16 ; de même en assyrien les idéogrammes cunéiformes 27 ; de même à une
époque beaucoup plus récente les pictogrammes des aztèques au Mexique 38. Mais
dans les langues sémitiques on trouve dès les plus anciens textes un système d'écriture
purement et totalement syllabique et définitivement débarrassé de tout idéogramme.
L'écriture phénicienne, née probablement de l'écriture égyptienne, ne
rend plus des idées ni même des mots, mais des syllabes ou plutôt les consonnes
des syllabes. C'est une transformation tellement complète, qu'elle équivaut à une
création, et l'une des plus fécondes du génie humain. La plupart des alphabets qui
existent au monde sont dérivés de l'écriture phénicienne.

Une écriture syllabique pouvait suffire pour la plupart des langues sémitiques,
qui en général tiennent peu de compte des voyelles. Mais quand les Grecs ont
emprunté l'écriture sémitique, ils ont compris que sa notation syllabique était
insuffisante pour leur langue au vocalisme riche et varié, et ils ont rendu, en
notant les voyelles par des signes particuliers, l'immense service de créer l'alphabet.
L'écriture syllabique divise la chaîne parlée en tranches hétérogènes, l'écriture
alphabétique en fait une analyse qui distingue tous les éléments de la parole ou
phonèmes.

Les Grecs ont eu, à date très ancienne et antérieure à tout document historique, ce
mérite collectif et anonyme ; puis leurs philosophes ont eu, à date beaucoup plus tardive,
celui de créer la grammaire. C'est Platon et ses prédécesseurs, c'est Aristote,
ce sont les Epicuriens et les Stoïciens qui fondent la grammatiké téchne, c'est-à-dire
originairement la science des lettres ou grámmata. Les grammairiens de l'époque
alexandrine, disciples des philosophes, n'ont guère eu qu'à rassembler et coordonner
11les doctrines de leurs maîtres. Or étudier les lettres c'est en réalité étudier les
sons qu'elles représentent, c'est faire de la phonétique descriptive. Ils ont examiné
les phonèmes essentiellement au point de vue acoustique, car les organes de la
parole et leur fonctionnement leur étaient très imparfaitement connus. Ils sont
arrivés à faire des « lettres » une classification systématique, dont il sera question
plus loin, p. 30.

Les Hindous ont emprunté de leur côté, plus ou moins directement, l'écriture
phénicienne, mais plus tard, sans doute seulement vers le Ve ou le IVe siècle avant
notre ère 19. Ils l'ont adaptée à leur langue avec non moins d'habileté que les Grecs
à la leur. Elle est bien restée chez eux dans un certain sens syllabique parce que la
voyelle a étant presque leur voyelle unique n'a pas besoin d'être notée spécialement
après une consonne ; mais en somme ils ont fait un alphabet qui convient admirablement
à leur langue et en note avec une précision extrême les moindres
nuances de prononciation. C'est que les Hindous se sont appliqués dès une haute
antiquité à l'étude de la grammaire qui était à leurs yeux indispensable pour sauvegarder
la prononciation correcte de leurs livres sacrés, les Védas, et ils se sont
montrés des grammairiens de tout premier ordre. Beaucoup de leurs ouvrages
sont consacrés presque uniquement à l'analyse des sons du langage et ils en ont
décrit les plus menus détails avec une étonnante pénétration. Aussi, bien que leur
étude n'ait porté que sur leur propre langue, ils peuvent être considérés comme
les véritables créateurs de la phonétique descriptive. Tandis que les Grecs ne se
sont guère intéressés qu'à l'impression acoustique des sons, les Hindous se sont
appliqués à déterminer la position et le fonctionnement des organes dans leur
production ; ils ont ainsi jeté les bases de la physiologie de la parole, et ils ont
donné une classification des phonèmes que les savants modernes ont pu compléter,
mais sans y rien changer d'essentiel.

Les Arabes ont aussi créé une phonétique descriptive de leur langue, mais on ne
peut que la signaler dans une histoire succincte de la phonétique, car elle est restée
isolée et sans influence sur le développement de cette science, n'ayant pas été connue
en Europe avant le milieu du XIXe siècle.

Durant tout le moyen âge, la Renaissance et jusqu'au XIXe siècle, c'est l'enseignement
des Grecs, transmis avec plus ou moins de fidélité et d'intelligence par
les grammairiens latins, qui a alimenté exclusivement la discipline grammaticale ;
et même jusqu'à présent c'est lui qui fournit toute la phonétique dans la plupart
des grammaires usitées dans les classes.

Mais au XIXe siècle il se produit des événements de haute importance qui font
sortir de sa torpeur l'étude de la phonétique et en déterminent un développement
inattendu. L'étude du sanskrit et la découverte de sa parenté avec les langues européennes
provoque la création de la grammaire comparée (cf. p. 151) et en même
temps fait connaître petit à petit les principaux ouvrages contenant le travail des
grammairiens hindous où les phonèmes de leurs langues sont si finement analysés.
Cependant jusque vers 1835 les premiers comparatistes s'en tiennent encore
essentiellement aux doctrines grecques et opèrent sur les lettres, non sur les sons
qu'elles représentent. Mais à mesure que la grammaire comparée se constitue et
se développe elle éprouve le besoin d'une précision plus grande ; elle adopte les
théories phonétiques de l'Inde, qui attirent son attention sur les procédés physiologiques
12de l'articulation 110, auxquels elle devait par la suite accorder de plus en plus
d'importance. Pourtant les progrès sont extrêmement lents jusqu'au jour où des
physiologistes et des physiciens appliquent leurs connaissances spéciales à l'étude
des articulations et des sons du langage.

Alors la phonétique se renouvelle et se développe rapidement. Le physiologiste
allemand Brücke, dont les premiers travaux sur la phonétique remontent à 1849,
publie en 1856 un livre intitulé Grundzüge der Physiologie und Systematik der
Sprachlaute
, qui fait époque. Il y analyse les articulations des principales langues
modernes et il y examine et discute les systèmes phonétiques des Grecs, des Hindous
et des Arabes. De 1857 à 1869, le physiologiste tchèque Czermak complète par de
précieuses observations les résultats qu'avait obtenus Brücke. Il étudie en particulier
le jeu du larynx et des cordes vocales au moyen du laryngoscope, qui venait
d'être imaginé par le chanteur Garcia, et d'autre part le fonctionnement du voile
du palais dans la nasalisation. En 1862 le physicien allemand Helmholtz, dans son
livre Die Lehre der Tonempfindungen, donne pour la première fois une théorie physique
des voyelles, théorie imparfaite à la vérité, mais durable. Il montre que les
voyelles se distinguent essentiellement l'une de l'autre par leur timbre, et que ce
timbre résulte des résonances que comportent les cavités buccales et nasales suivant
les formes diverses qu'elles prennent. Vers le même temps un Anglais, qui
n'était ni physiologiste ni physicien, mais simplement professeur de diction, Bell,
précise grandement la connaissance de l'articulation des phonèmes et spécialement
des voyelles par son livre intitulé Visible Speech, dont la première édition est
de 1867 ; il étudie les positions de la langue par rapport au palais, sa forme, ses
mouvements, sa tension, et en même temps le jeu des lèvres. Dans ses Grundzüge
der Phonetik
, dont la première édition paraît en 1876, le germaniste allemand
Sievers met à profit les travaux de tous ses devanciers ; son livre montre à quel
point on était arrivé à cette date et marque un notable progrès sur tout ce qui
avait été publié auparavant.

D'autres ouvrages, tels que ceux de l'anglais Sweet, répandent les notions
acquises, mais vers 1885 on s'aperçoit que l'on ne fait plus que des progrès insignifiants,
tandis que le développement rapide de la grammaire comparée crée le
besoin d'une connaissance de plus en plus précise et approfondie des éléments de
la parole. C'est alors que naît simultanément chez divers savants l'idée de recourir
pour l'étude des phonèmes à des procédés analogues à ceux dont la plupart des
sciences d'observation usaient déjà largement dès cette époque, c'est-à-dire à imaginer
des instruments et des méthodes propres à compléter les données de nos
sens et à remédier à leur insuffisance. Sans doute les Brücke, les Czermak, les
Helmholtz et d'autres avant eux avaient occasionnellement eu recours à des instruments,
mais ils n'avaient pas créé une discipline instrumentale. Cet honneur
revient, sans contestation possible, à un savant français, P. Rousselot, avec qui
13commence pour la phonétique descriptive une ère nouvelle et féconde. Cette
période, qui dure encore, est caractérisée par deux traits particulièrement saillants.
D'une part on applique aux recherches de phonétique la méthode graphique,
qui venait de prendre un grand essor sous l'impulsion du physiologiste français
Marey et de se faire une place importante dans les travaux de physiologie et de
physique. D'autre part ce n'est plus un physicien ou un physiologiste qui applique
sa méthode et ses connaissances spéciales à l'étude d'un domaine qui n'est pas le
sien ; c'est un linguiste qui, après s'être initié aux méthodes des physiologistes et
des physiciens et s'être assimilé ce qui peut lui être utile parmi leurs connaissances,
prend pour point de départ les problèmes que posent la grammaire comparée
et la linguistique, et dispose ses recherches et ses expériences de manière à
les résoudre. Dès 1892 la méthode est fixée, comme on le voit par l'étude sur Le
patois de Cellefrouin
111. Dans ses Principes de Phonétique expérimentale publiés à Paris
de 1897 à 1908 212, Rousselot a décrit autant que possible tous les instruments qui
ont été inventés, perfectionnés, utilisés par d'autres ou par lui-même ; il a expliqué
la manière de s'en servir, et parfois de les construire, et il a montré par des
exemples, en donnant les principaux résultats obtenus, pour quel genre de
recherches chacun d'eux peut être employé ; en outre, ce qui est sans doute plus
essentiel, il s'est efforcé d'exposer les données scientifiques et les principes sur lesquels
repose l'application des méthodes instrumentales à la phonétique. Il a désigné
la discipline fondée par lui sous le nom de Phonétique expérimentale ; mais il
serait plus juste de l'appeler Phonétique instrumentale, comme certains l'ont déjà
proposé ; car elle n'a nullement le monopole de l'expérimentation. Il n'y a pas à
proprement parler de recherche phonologique qui ne comporte l'expérimentation.
Quand les Grecs ont comparé entre eux les phonèmes de leur langue pour les
classer d'après l'impression auditive qu'ils ressentaient, quand les Hindous ont
étudié le point et le mode d'articulation de leurs phonèmes, ils ont fait de l'expérimentation ;
nous en faisons aussi quand nous examinons le jeu de la partie
visible des organes phonateurs pendant l'acte de la parole, quand nous comparons
l'impression auditive que nous font les phonèmes d'un étranger à celle que nous
éprouvons en nous écoutant nous-mêmes, quand nous cherchons à nous rendre
compte, par le sens musculaire, de la position de nos organes internes pendant
la phonation, ou que nous changeons volontairement la position ou les mouvements
habituels de nos organes pour constater les modifications qu'en éprouvent
les phonèmes émis.14

D'aucuns, venant à la suite de Rousselot, ont cru marcher sur ses traces, sans
être physiciens, ni physiologistes, ni linguistes. Ils ont pensé qu'il leur suffisait de
savoir se servir des instruments, comme si la phonétique instrumentale était une
science par elle-même. C'est une lourde erreur ; la phonétique instrumentale n'est
qu'une méthode auxiliaire de la phonétique, qui n'est elle-même qu'une partie de
la linguistique. Il en est résulté que la plupart des travaux qu'ils ont produits sont
à peu près négligeables. Il n'y a pas de science d'observation où il suffise de
faire fonctionner un appareil pour obtenir des découvertes. On ne dispose pas
d'un procédé invariable que l'on puisse appliquer machinalement en toute circonstance.
Dans la plupart des cas il faut être linguiste pour concevoir le problème
et le poser correctement. Il faut ensuite être muni de connaissances variées
pour imaginer dans chaque cas la marche à suivre et le dispositif à employer pour
le résoudre. Il faut enfin être linguiste pour tirer les conséquences des observations
que l'on est à même de faire et ne pas prendre pour une loi générale ce qui
n'est souvent qu'une particularité individuelle ou un accident d'expérience. C'est
parce que Rousselot était linguiste qu'il a pu établir sa discipline et en tirer lui-même
la plupart des résultats qui sont acquis à l'heure actuelle. Mais tous les problèmes
dont il a abordé l'étude ne sont pas résolus et il y en a d'autres à poser. Il
n'a pas épuisé la matière et il reste encore beaucoup à faire après lui.

Depuis les Principes de Rousselot, il n'y a guère à signaler que le Cours de linguistique
générale
de F. de Saussure. Cet ouvrage, publié après la mort de l'auteur
par quelques-uns de ses élèves, contient çà et là diverses notions de phonologie et
un long chapitre consacré tout entier à l'étude de la syllabe. Ce sont des idées
auxquelles F. de Saussure s'était arrêté plus de 30 ans auparavant. Elles ne devaient
rien à la vérification instrumentale, mais reposaient uniquement sur l'étude des
langues et de leur évolution. Elles sont d'une haute portée.15

La production des phonèmes

La production d'un phonème est un phénomène extrêmement complexe. La physiologie,
la physique, la psychologie même y ont leur part. On ne donnera ici que
les notions que l'on a jugées utiles pour le phonéticien et le linguiste 113.

Le fait initial est un phénomène cérébral, la formation d'une image motrice, c'est-à-dire
la représentation de mouvements déjà exécutés d'autres fois et la tendance
à refaire les mêmes mouvements. Cette image a pour siège une région du cerveau
qui va du pied de la troisième circonvolution frontale jusqu'au pied de la première
temporale, sans qu'elle soit limitée d'une manière précise ; elle comprend
essentiellement l'insula entre les lèvres de la scissure de Sylvius et entoure l'opercule
rolandique, où résident les éléments incito-moteurs labio-glosso-laryngés.

Aussitôt formée, cette image met en branle, soit par l'effet de la volonté, soit
par celui de l'habitude, tout l'ensemble nerveux qui commande aux organes de la
phonation, poumons, larynx, bouche.

Cette fonction est unilatérale, c'est-à-dire qu'elle ne s'accomplit que dans un
hémisphère cérébral ; c'est généralement l'hémisphère gauche chez les droitiers,
et droit chez les gauchers, en vertu du croisement des faisceaux nerveux dans la
région bulbaire.

Les poumons, organe de la respiration, jouent dans la phonation le même rôle
que le soufflet dans un orgue ; ils fournissent l'air nécessaire à la production du
son. Le fonctionnement des poumons dans l'acte respiratoire est d'ailleurs aussi
comparable à celui d'un soufflet. Cet acte comprend deux phases, l'inspiration et
l'expiration. Pour l'inspiration les cavités pulmonaires se développent suivant le
déploiement de la cage thoracique, produit par l'abaissement du diaphragme et
l'élévation des côtes. L'augmentation de capacité des poumons détermine un appel
d'air extérieur ; il entre soit par les fosses nasales soit parla bouche et parvient à
destination par le larynx et la trachée-artère. Pour l'expiration le diaphragme
s'élève, les côtes s'abaissent, et les cavités pulmonaires en se réduisant expulsent
l'air qu'elles contenaient, comme un soufflet qui s'aplatit et se vide. Cet air, pour
sortir, suit en sens inverse le chemin qu'il avait parcouru pour entrer. C'est l'air
rejeté par l'expiration qui est utilisé pour la phonation 214. Il rencontre en effet à
16partir de la trachée divers organes qui peuvent lui laisser en s'écartant le passage
libre, ce qui est leur position normale dans l'acte respiratoire, ou, au contraire,
opposer à sa sortie des obstacles qu'il est obligé de franchir ou des barrières qu'il
lui faut briser (fig. 1). C'est d'abord le larynx,
sorte de boîte cartilagineuse qui termine la
trachée à sa partie supérieure. Le larynx est
composé essentiellement de quatre cartilages,
le thyroïde en avant, que l'on voit saillir fortement
sur le cou des hommes maigres et
qui est désigné vulgairement sous le nom
de « pomme d'Adam ». Chez les femmes on
ne le voit généralement pas extérieurement,
parce qu'il est noyé dans le développement
d'un muscle qui est d'ordinaire assez réduit
chez les hommes et auquel les femmes doivent
la rondeur de leur cou. Les deux aryténoïdes
qui sont placés en arrière du thyroïde. Enfin
le cricoïde, qui présente assez exactement la
forme d'une bague posée horizontalement et
dont le chaton serait tourné en arrière ; c'est
sur le bord supérieur de ce chaton que se
meuvent les aryténoïdes. Tout l'ensemble du
larynx est susceptible de se déplacer de haut
en bas et d'arrière en avant. En outre, et
c'est le point le plus important pour le phonéticien,

image

Fig. 1.
Cavités buccales et laryngales.

VtP voûte palatine, — F fosses nasales,
— VdP voile du palais, — L
langue, — E épiglotte, — Ph pharynx,
— VM ventricule de Morgagni, — Th
thyroïde, — C cricoïde, — A adénoïde,
— TA trachée-artère.

les quatre cartilages peuvent se déplacer les uns par rapport aux autres,

image

Fig. 2. — Coupe sagittale.

Les cordes vocales sont en pointillé ;
on voit leurs points d'attache,
à gauche sur le thyroïde Th, à
droite sur un aryténoïde A ; — P
pomme d'Adam, — C cricoïde,
— Tr trachée-artère.

grâce à un système de muscles qui leur sont adaptés
et qui les commandent. Entre le thyroïde et les
aryténoïdes sont fixées les cordes vocales (fig. 2). Ce
ne sont pas des cordes, mais des replis membraneux,
au nombre de quatre, se faisant face deux à deux
comme des lèvres (fig. 3). Les deux paires sont
séparées par une dépression connue sous le nom
de ventricule de Morgagni. On ne donne généralement
qu'à la paire inférieure le nom de cordes
vocales, et l'on qualifie la paire supérieure de
fausses cordes vocales, considérant qu'elles ne
jouent aucun rôle dans la production de la voix ;
cette opinion n'est pas démontrée. La fonction
physiologique de ces fausses cordes vocales est
encore mal connue, et il est fort douteux qu'elles
ne soient jamais utilisées en aucune mesure ni dans la parole ni dans le chant.
17Mais il est certain que la voix est produite d'une manière constante, sinon
exclusive, par les cordes inférieures ; nous ne considérerons donc que ces dernières.

image

Fig. 3. — Coupe verticale
des cordes vocales,
vue par derrière

E épiglotte, — Th thyroïde,
— VM ventricule de
Morgagni, — CVs cordes
vocales supérieures, — CVi
cordes, vocales inférieures,
— C cricoïde, — Tr trachée-artère

Elles sont toujours jointes par leurs extrémités
antérieures réunies sur le thyroïde, mais leurs extrémités
postérieures s'écartent ou se rapprochent suivant
le mouvement des deux aryténoïdes auxquels elles sont
attachées. Sur le chaton du cricoïde les aryténoïdes
peuvent glisser, pivoter, basculer ; les trois mouvements
peuvent être isolés ou combinés. Au repos la
position des aryténoïdes est verticale (fig. 4) ; le mouvement
de bascule consiste à les rapprocher l'un de
l'autre par leur partie supérieure (fig. 5) ; ou au contraire
par leurs bases (fig. 6).

Quand l'emploi des cordes vocales est ainsi
préparé la mise au point qu'elles subissent est
due à des mouvements horizontaux des aryténoïdes.
Ces mouvements
ont pour
effet de
changer la
forme de
la glotte et

image

Fig. 4.

image

Fig. 5.

image

Fig. 6.

de la rétrécir de diverses manières. La glotte est l'ouverture comprise horizontalement 115
entre les cordes vocales et la paroi postérieure du larynx. On y distingue
deux parties : la glotte interligamenteuse, entre les cordes vocales, et la
glotte interaryténoïdale, entre les aryténoïdes. Pendant la respiration normale,
c'est-à-dire à l'état de repos, la glotte est largement ouverte, et l'air la traverse
sans difficulté et sans bruit ; elle présente alors approximativement la forme d'un
triangle isocèle, qui a pour sommet le point de jonction des cordes vocales sur le
thyroïde, pour base la paroi postérieure du larynx, et pour côtés les bords des
cordes vocales prolongés par la face interne des aryténoïdes (fig. 7). Quand les

image

Fig. 7.

image

Fig. 8.

image

Fig. 9.

image

Fig. 10.

image

Fig. 11.

aryténoïdes, glissant sur le cricoïde, se
rapprochent l'un de l'autre jusqu'à l'accolement
complet, ils entraînent avec eux
l'extrémité postérieure des cordes vocales,
qui s'accolent aussi d'une manière
parfaite et peuvent même se presser
l'une contre l'autre ; la glotte est alors
fermée (fig. 8), et l'air ne passe plus. C'est le cas lorsque nous éprouvons le
besoin de produire une pression sur le diaphragme au moyen de l'air contenu
dans les poumons ; quand au contraire nous produisons une pression vers le haut
en relevant plus ou moins le diaphragme, l'air réussit à se frayer un passage par
la glotte interligamenteuse grâce à l'élasticité des cordes vocales ; il les écarte juste
assez pour passer difficilement en faisant vibrer leurs bords, qui tendent continuellement
à reprendre leur contact absolu (fig. 9) ; lui-même vibre à l'unisson.
18C'est ce mouvement vibratoire qui constitue la voix. Les cordes vocales sont généralement
plus longues chez les hommes, 20 à 24 millimètres, que chez les femmes,
19 à 20 millimètres.

Entre ces deux positions extrêmes toutes les positions intermédiaires sont possibles.
Les aryténoïdes, au lieu de venir en contact, peuvent seulement se rapprocher,
laissant la glotte légèrement ouverte d'un bout à l'autre (fig. 10) ; l'air passe
alors sans produire de vibrations, mais avec un frottement sur les bords de la
glotte qui produit un bruit de souffle ; c'est ce qu'on nomme l'aspiration. Les aryténoïdes
peuvent encore, par un pivotement, s'accoler par leur partie antérieure,
celle où sont fixées les cordes vocales, et en même temps s'écarter par leur partie
postérieure ; alors la glotte interligamenteuse est fermée et la glotte interaryténoïdale
est ouverte (fig. 11) ; le souffle traverse cette dernière sous forme d'aspiration
tout en faisant vibrer la première. Enfin les aryténoïdes peuvent s'éloigner
du thyroïde pour tendre et allonger les cordes vocales ou s'en rapprocher pour les
relâcher et les raccourcir.

Tels sont les principaux types de mouvements et de formes ; ils comportent des
variations, des nuances et des combinaisons en nombre illimité.

Au sortir de la glotte l'air entre dans l'arrière bouche ou cavité pharyngale en
passant derrière l'épiglotte (fig. 1 et 3). L'épiglotte est un cartilage mince, fixé au
bas de la racine de la langue ; elle s'abaisse comme un pont-levis sur l'orifice
laryngien au moment de la déglutition pour permettre aux aliments ou à la salive
de glisser dans l'œsophage sans entrer dans le larynx. Elle ne joue aucun rôle dans
la phonation, car pendant la déglutition elle intercepte toute communication entre
les poumons et la bouche, et le reste du temps elle est levée et laisse à l'air le
passage libre.

Arrivé au fond de l'arrière-bouche l'air se trouve en face de deux cavités, la
bouche et les fosses nasales, qui communiquent directement par leur autre extrémité
avec l'air extérieur. Pour parvenir lui-même au dehors il doit traverser l'une
ou l'autre des ces cavités ou toutes deux en même temps. La cavité buccale est
en grande partie remplie par la langue, organe souple, composé de dix-sept
muscles qui lui permettent de prendre les formes et les positions les plus variées.
C'est elle qui joue le principal rôle dans l'articulation et dans les changements de
forme et de dimension que subit la cavité buccale. On distingue essentiellement
dans la langue la racine, le dos, la couronne, la pointe, les bords, qui, à l'état de repos,
sont placés respectivement en face de la cavité pharyngale, de la voûte palatine,
des alvéoles des dents incisives, des dents incisives, des autres dents et molaires.
Au-dessus de la langue s'étend la voûte palatine, qui commence à l'arrière par le
voile du palais ou palais mou, membrane mobile terminée à l'arrière par un appendice
nommé la luette et fixée à l'avant au palais dur. Cette membrane placée à
l'entrée postérieure des fosses nasales ferme complètement cette entrée en se relevant ;
quand elle s'abaisse sur le dos de la langue elle laisse libre le passage par les
fosses nasales et ferme le passage par la bouche ; lorsqu'elle occupe une position
intermédiaire les deux passages sont libres. Le palais mou se continue en avant
par le palais dur, masse osseuse avec laquelle il constitue une sorte de dôme plus
ou moins creux selon les sujets ; le palais dur est revêtu d'une membrane
muqueuse et se termine tout autour, sauf à l'arrière, par les dents supérieures ;
on distingue sur le palais dur la partie postérieure, la partie moyenne ou sommet
de la voûte, la partie antérieure et les alvéoles des dents. La langue repose sur le
19plancher de la bouche, partie molle comprise entre les deux branches du maxillaire
inférieur et le larynx ; elle est entourée, sauf à l'arrière, par les dents inférieures.
Les fosses nasales sont une cavité comprise entre le voile du palais et les
narines d'une part, entre le palais et le cerveau d'autre part ; elle est partagée en
deux sur la plus grande partie de sa longueur par une cloison verticale. De chaque
côté des mâchoires sont les joues, qui restent normalement appliquées contre les
molaires, mais que le souffle peut en écarter en les gonflant. En avant des dents
sont les lèvres qui ferment ou ouvrent la bouche extérieurement ; elles peuvent
prendre des formes et des positions variées, restant appliquées contre les dents ou
s'en écartant par projection en avant, restant pressées l'une contre l'autre sur toute
leur longueur ou s'éloignant l'une de l'autre en formant un orifice plus ou moins
arrondi et plus ou moins grand ou une fente horizontale plus ou moins allongée et
plus ou moins étroite ; leurs mouvements ne sont pas toujours parallèles, ainsi
l'une des deux lèvres peut s'appliquer sur les dents pendant que l'autre s'en écarte.

Tous ces organes jouent à l'occasion un rôle plus ou moins considérable dans
l'articulation. Les cavités nasales et buccales remplissent une fonction de résonateur,
renforçant les sons et leur fournissant les qualités spécifiques de timbre qui
les caractérisent. Les fosses nasales sont ouvertes ou fermées, mais ne changent
ni de forme ni de dimension ; quand elles sont fermées elles restent étrangères à
l'acte phonatoire ; quand elles sont ouvertes, par l'abaissement plus ou moins
complet du voile du palais, elles donnent au son la nasalité ou timbre nasal. Le
canal buccal au contraire change continuellement de forme et de capacité. Il peut
s'allonger par abaissement du larynx et projection des lèvres, se raccourcir par les
mouvements contraires ; il peut s'élargir par l'abaissement de la mâchoire inférieure,
se rétrécir par son relèvement jusqu'à ce que les dents soient en contact.
Mais c'est surtout par les mouvements de la langue qu'il change de dimension et
de forme ; la langue, en effet, peut notablement diminuer de volume par contraction
ou augmenter par gonflement ; elle peut se masser à l'arrière, se porter à
l'avant, s'enfler au milieu ; la pointe peut se mouvoir depuis les alvéoles des dents
inférieures jusqu'à l'arrière du palais dur ; le dos peut se creuser en forme de
cuvette, l'arrière et l'avant étant relevés en même temps ; les bords peuvent se
relever pendant que le milieu du dos forme jusqu'à la pointe une sorte de canal.
La langue, le larynx, les lèvres, la mâchoire inférieure peuvent se mouvoir simultanément ;
chacun de ces organes peut aussi agir isolément. En s'élevant particulièrement
vers un certain point de la voûte palatine, la langue divise la cavité buccale
en deux résonateurs principaux, et c'est aux formes et dimensions respectives
du résonateur arrière et du résonateur avant que sont dues les variations de timbre.
Dans certains cas (cf. p. 69) il se produit même un troisième résonateur principal
compris entre les dents antérieures et les lèvres projetées en avant. Au lieu de
s'élever quelque peu vers une certaine région du palais, la langue peut s'en rapprocher
au point que l'air ne passe plus qu'en faisant entendre un bruit de frottement
ou un bruit de souffle pouvant aller jusqu'au sifflement ; ce sont toujours
les résonateurs qui fournissent le timbre. Le rapprochement s'accentuant encore,
la langue peut entrer en contact avec la voûte et même se presser contre elle, formant
une occlusion, qui barre complètement le passage de la colonne d'air ; lorsqu'il
en est ainsi le son se produit soit quand l'air force la barrière et détache
brusquement l'un de l'autre les deux organes en contact, soit quand les organes
s'appliquent l'un contre l'autre et ferment brusquement le passage à la colonne
20d'air ; dans le premier cas c'est un bruit d'explosion, dans le second un bruit d'implosion ;
le timbre de l'un et de l'autre est encore fourni par les résonateurs. L'occlusion
peut n'être que partielle, permettant à l'air de glisser à côté de la barrière ;
le son se produit alors pendant l'occlusion partielle, qui se défait sans explosion.
Pendant que l'occlusion buccale est complète, les fosses nasales peuvent être
ouvertes, livrant passage à la colonne d'air, et dans ce cas encore l'occlusion se
défait sans explosion. Enfin pendant l'occlusion complète les cordes vocales peuvent
vibrer ou au contraire rester immobiles. Ce sont ces rapprochements, resserrements
et occlusions qui constituent l'articulation. On conçoit donc qu'il n'existe
pas seulement des articulations linguales ; des mouvements analogues peuvent se
produire aux lèvres, au larynx, au pharynx, au voile du palais, d'où les articulations
labiales, laryngales, pharyngales, nasales.

Le nombre et la variété des articulations possibles est donc indéfini, mais chaque
langue n'en possède que certaines séries nettement limitées.

L'acte du sujet parlant a pour réciproque celui du sujet entendant, car on parle
d'ordinaire pour être entendu. Les vibrations imprimées à la colonne d'air phonatrice
par les mouvements du sujet parlant se communiquent à l'air libre au sortir
des organes phonateurs et parviennent par son intermédiaire à l'oreille du sujet
entendant. Il est généralement peu utile pour le phonéticien de connaître le détail
du fonctionnement physiologique de l'oreille. Il lui suffit de savoir que par son
intermédiaire les vibrations sont transmises au cerveau où elles éveillent une
image auditive qui répond, quand l'oreille est saine et exercée, à l'image qui a été
le point de départ de la phonation. Cette nouvelle image paraît avoir son siège
dans la région temporale. Quand l'oreille ne fonctionne pas, il ne se produit naturellement
aucune impression auditive ; quand l'oreille fonctionne mal, le plus
souvent par suite de maladie, comme tous les phonèmes sont un système très
complexe de vibrations, certaines catégories de vibrations ne sont pas transmises
par elle, et alors le cerveau ne peut pas identifier ce qu'il perçoit ou l'identifie à
faux. Une oreille saine est dans les mêmes conditions qu'une oreille malade ou
incomplète pour les phonèmes auxquels elle n'est pas habituée, car les catégories
de vibrations qu'elle ne connaît pas ne font rien vibrer en elle.

On voit que la production d'un phonème exige la coordination dans l'espace et
dans le temps de mouvements nombreux et divers. La formation dans le cerveau
de l'image motrice déclenche simultanément le travail des muscles qui gouvernent
les organes de la respiration, de la phonation et de l'articulation. Chacun
doit fournir son concours au moment voulu et dans la mesure nécessaire.
Mais cette coordination n'a été obtenue qu'après un long apprentissage. C'est à la
suite de bien des essais plus ou moins heureux et de bien des tâtonnements que
l'enfant arrive à prononcer exactement les sons de sa langue maternelle. Une fois
qu'il y a réussi et qu'il en a pris l'habitude, la coordination se fait d'elle-même et
inconsciemment. Nous prononçons à volonté et d'une manière correcte les phonèmes
de notre langue, mais sans savoir plus que M. Jourdain par quel travail
physiologique nous obtenons ce résultat. Cette coordination des mouvements
et des efforts requis pour l'articulation des phonèmes vient parfois à être
rompue à la suite d'une maladie ou d'une émotion violente ; c'est dans la plupart
des cas l'origine du bégaiement, et l'on guérit le bégaiement en rétablissant la
coordination, ce qui est parfois malaisé. Comme chaque langue a son système phonique
qui lui est propre, lorsqu'on apprend une langue étrangère, on est obligé
21pour la prononcer correctement de prendre de nouvelles habitudes articulatoires
et de coordonner d'autres mouvements que ceux que l'on avait coutume d'exécuter
ensemble ; au début on remplace simplement les phonèmes de la langue étrangère
par ceux de la langue maternelle qui leur ressemblent le plus ; puis, lorsqu'on
est arrivé à produire avec exactitude les sons nouveaux, on est obligé de surveiller
leur émission, jusqu'au jour où les nouvelles combinaisons sont devenues à leur
tour des habitudes que déclenche automatiquement le seul fait d'avoir à prononcer
des mots de la langue étrangère.

Ce qui est vrai de l'émission des sons l'est aussi de leur réception. C'est une
coordination dans l'oreille de vibrations variées qui éveille dans le cerveau l'image
auditive. Comme une oreille, même saine et normale, ne saisit pas les vibrations
ni les groupements de vibrations auxquels elle n'a pas été accoutumée, elle n'entend
dans un ensemble que les éléments faisant partie de combinaisons connues
d'elle et elle supplée automatiquement les éléments qui complètent la combinaison
connue, si bien que l'image auditive que suscite dans le cerveau l'audition d'un
phonème inconnu est celle d'un phonème familier. L'oreille aussi arrive par des
exercices appropriés à saisir toutes les combinaisons propres à la parole humaine,
et le cerveau à s'enrichir de nouvelles images auditives qui s'éveillent à propos.
Mais celui qui apprend une langue étrangère par l'audition, c'est-à-dire par le
commerce avec des gens qui la parlent, est aux prises au début avec deux grosses
difficultés : il entend imparfaitement ce qui est prononcé et il ne sait pas ce qu'il
faut faire pour le reproduire.

De ce qui précède il résulte assez clairement que la parole articulée n'est pas
une fonction primordiale de l'homme. C'est un système de signes adopté pour la
communication des idées et à la place duquel on aurait pu à la rigueur en adopter
un autre. Chaque enfant en fait l'apprentissage pour son propre compte, avec
plus ou moins de lenteur et de peine. La parole, tout comme l'écriture, qui est un
autre système de signes (cf. p. 24), se borne à utiliser des organes ayant d'autres
fonctions, nécessaires à la vie de l'être ou à l'action de ses sens : les poumons,
organe de la respiration ; la langue, destinée à saisir les aliments une fois qu'ils
sont dans la bouche, à les porter sous les dents, à les rouler contre le palais et à
les pousser dans l'œsophage lorsque la mastication et l'ensalivation sont suffisantes ;
les lèvres, propres à fermer la bouche et à produire les mouvements de
succion particulièrement utiles pour boire ; le voile du palais, qui s'abaisse pour
permettre à la respiration normale de passer par les fosses nasales et se relève pour
empêcher les aliments d'y pénétrer au moment de la déglutition. Les cordes
vocales même, malgré leur nom, ont pour fonction de fermer par en haut les
cavités pulmonaires lorsqu'il y a lieu de donner une poussée sur le diaphragme ; en
outre, quand par hasard, lors de la déglutition, l'épiglotte a mal rempli son rôle
et a laissé passer quelque parcelle d'aliments solides ou liquides ou de salive, elles
se ferment automatiquement, c'est-à-dire par mouvement réflexe, pour empêcher
le corps étranger de pénétrer plus avant dans la trachée. Le seul rôle phonique
primitif des cordes vocales paraît être la production du cri animal, causé tout
d'abord, lorsqu'elles sont fermées, par une brusque contraction des poumons sous
l'action réflexe du grand sympathique, puis utilisé volontairement comme moyen
de communication et modulé selon les circonstances.

Pour les centres nerveux, même observation : aucun centre nerveux spécial
22pour le langage. Ce sont des parties de centres moteurs et de centres auditifs qui
se sont spécialisées pour la parole ; elles paraissent s'être développées pour cet
usage en même temps que croissaient les centres particulièrement intellectuels,
dont les parties consacrées au langage ne sont pas les moins notables. Cet accroissement
s'est accompli d'une part en gagnant une place nouvelle par le développement
frontal, qui est particulier à l'homme et, semble-t-il, assez tardif ; et d'autre
part au détriment du centre nerveux correspondant au sens olfactif, qui est en fait
le moins intellectuel de nos sens et qui est singulièrement réduit chez l'homme.

Quoi qu'il en soit l'ensemble de ces organes en est venu par l'éducation et la
culture à constituer tant pour la parole que pour le chant un appareil phonateur
d'une souplesse, d'une variété, d'une richesse merveilleuses, capable de
produire des nuances, des impressions, des émotions, des effets évocateurs et
suggestifs, voire poétiques, dépassant tout ce que peut fournir, par exemple, la
musique instrumentale.

On notera encore que, bien que le développement cérébral se soit fait parallèlement
dans les deux hémisphères, les parties spécialisées pour la parole ne
fonctionnent jamais que d'un côté, les parties correspondantes de l'autre hémisphère
remplissant peut-être des fonctions motrices et auditives plus générales,
mais étant en somme impropres aux fonctions de la parole ; l'éducation spéciale
ne s'est faite que d'un côté. Cela est si vrai que lorsqu'à la suite d'une maladie,
d'un accident ou d'une cause quelconque les parties cérébrales qui fonctionnent
d'ordinaire pour le langage viennent à ne plus pouvoir remplir ces fonctions,
les parties correspondantes de l'autre hémisphère restées saines sont susceptibles
de prendre leur place après une éducation particulière ; il faut naturellement
tout rapprendre ; ce qu'elles n'auront pas appris et que savaient les parties
de l'autre hémisphère sera définitivement perdu et ne reviendra jamais de soi-même.23

Représentation graphique des phonèmes

Beaucoup de langues ont vécu de longs siècles et sont mortes sans avoir été
jamais écrites ; beaucoup de langues et de parlers actuellement vivants ne connaissent
pas non plus l'écriture. Rien de plus naturel, car la parole est un système
de signes phoniques employé par les membres d'une population pour se communiquer
leurs idées de bouche à oreille. Quand la parole a été perçue par les oreilles
auxquelles elle s'adresse, son but est atteint, et il n'en reste rien : uerba uolant.
Mais de bonne heure on éprouva le besoin de communiquer sa pensée à des personnes
que l'on n'avait pas à portée de la voix, ou de la fixer d'une manière durable.
De là l'invention un peu partout de systèmes de signes visibles et matériels, constituant
un nouveau langage, parallèle à la parole, mais indépendant d'elle. Parmi
ces systèmes anciens les plus importants sont les écritures idéographiques. Toutes
les populations ayant eu un certain développement de civilisation et surtout
une littérature ont possédé, plus ou moins tôt, en dehors des systèmes individuels
et occasionnels, un ou plusieurs systèmes officiels et communs. Toutefois l'existence
d'une littérature ne prouve pas celle d'une écriture ; car beaucoup de littératures
populaires n'ont jamais été écrites et ne se sont transmises qu'oralement.

L'écriture ne devient intéressante pour le phonéticien que le jour où, cessant
de représenter les idées par des images, elle représente les mots parlés, traduisant
les sons ou groupes de sons par des lettres et se servant des mêmes lettres pour les
mêmes sons ou groupes de sons toutes les fois qu'ils se présentent dans la chaîne
parlée. C'est la traduction d'un système de signes en un autre système de
signes.

Le choix des signes est arbitraire ; il suffit qu'ils soient nettement différents
l'un de l'autre et que les mêmes signes soient toujours employés pour noter les
mêmes sons ou groupes de sons. Il est indifférent également que les signes soient
produits par un procédé ou par un autre, qu'ils soient peints ou écrits, gravés ou
taillés, en creux ou en relief.

Ce nouveau langage, qui vient s'ajouter à la parole, repose sur le jeu d'autres
organes. Il ne s'agit plus d'images phoniques et de sensations auditives, mais
d'images graphiques et de sensations visuelles et tactiles. Il se produit, sous l'action
de la volonté ou de l'habitude, une image graphique motrice, localisée sans doute
aux confins du pied de la deuxième circonvolution frontale et de la frontale ascendante,
au niveau des centres incito-moteurs de la main ; elle met en branle les
muscles, le plus souvent des bras et des mains, dont le jeu produit la réalisation
24matérielle de l'image graphique. Le signe ainsi produit est ensuite saisi par la vue
sous la forme d'une image graphique visuelle, qui se produit en un point du cerveau
localisé aux confins du lobe occipital, vers la région du pli courbe.

Ces deux systèmes de signes, tout différents qu'ils soient l'un de l'autre, sont
intimement liés l'un à l'autre, puisqu'ils sont la traduction l'un de l'autre. Chez
les personnes habituées à lire et à écrire journellement ils ne vont pas l'un sans
l'autre ; ces personnes ne parlent pas sans entrevoir mentalement une ébauche de
la forme écrite des mots qu'elles prononcent, ébauche plus ou moins précise suivant
les cas, où rarement chaque phonème est complètement formé, mais assez
nette pourtant pour que l'on puisse reconnaître que chez les sujets particulièrement
habitués à lire elle se présente en caractères d'imprimerie, et chez ceux qui sont
plus accoutumés à écrire en caractères d'écriture à la main. Ce qui est plus net
encore, c'est que ces hommes ne lisent pas et surtout n'écrivent pas sans ébaucher
mentalement la prononciation et l'audition des sons qui sont représentés par la
graphie ; c'est de la phonétique muette. Souvent, par suite d'anciennes habitudes
corrigées, la prononciation mentale et la prononciation réelle ne sont pas d'accord ;
bien des gens qui ont commencé à apprendre l'anglais dans les livres avec une
prononciation en partie défectueuse qu'ils ont rectifiée par la suite savent qu'il
leur arrive fréquemment en lisant des yeux de donner mentalement aux mots
leur ancienne prononciation défectueuse, bien qu'ils les prononcent toujours correctement
s'ils lisent à haute voix ou s'ils parlent. L'auteur de ces lignes se surprend
très souvent, en lisant du français, à prononcer mentalement ü̃ (ü nasal, au
lieu de œ̃) ce qui est écrit un, comme dans un, brun, etc., même s'il lit à haute voix,
bien qu'il prononce réellement toujours œ̃ ; c'est que même dans la lecture à haute
voix, la prononciation mentale est toujours légèrement antérieure à la prononciation
extérieure, et la correction se fait dans l'intervalle qui sépare la première
de la seconde ; l'auteur a appris à lire seul, il y a plus de 55 ans, dans une localité
dont le patois ne connaissait que la prononciation ü̃ ; cependant ce patois n'a
jamais été sa langue courante, et cette prononciation ü̃ n'a pu être chez lui que
très passagère 116.

Parmi les écritures qui représentent par une seule lettre un groupe de phonèmes,
les plus importantes sont les écritures dites syllabiques, particulièrement usitées
dans le domaine sémitique. Elles sont en général assez défectueuses parce que les
signes employés désignent essentiellement les consonnes des syllabes et laissent
trop souvent dans l'incertitude sur la nature des voyelles qui les accompagnaient
ou même sur l'existence de ces voyelles. Par contre, certaines écritures mixtes,
telles que celle du sanskrit classique, dite écriture devanagarī, sont à peu près parfaites ;
elle ne néglige la notation particulière de la voyelle après consonne que
lorsque cette voyelle est ă, elle indique lorsqu'il n'y a pas de voyelle après la
consonne, elle marque la durée de toutes les voyelles, elle peut noter le ton (cf.
p. 128) ; en somme elle renseigne le phonéticien sur tous les détails de la prononciation.
La devanagarī s'adaptait admirablement à la langue sanskrite pour
laquelle elle a été faite, car en dehors de l'i et de l'u cette langue ne connaissait
pas d'autre voyelle que a. Une écriture de ce genre ne pouvait pas convenir à
une langue comme le grec qui possédait des voyelles de timbres très divers ;
d'où l'invention de l'écriture dite alphabétique. Le principe de cette écriture est
25celui des écritures dites aujourd'hui phonétiques : une lettre spéciale et une seule pour
chaque phonème
, les phonèmes étant distingués par la méthode d'analyse indiquée
plus haut (p. 9). L'écriture du grec ancien est excellente, mais présente pourtant
quelques défectuosités : elle n'indique pas la quantité des trois voyelles i, u, a, elle
ne note pas le ton, la notation du ton telle que nous la voyons dans nos textes
grecs ne remontant qu'à l'époque alexandrine. Malgré ces lacunes, l'alphabet grec
rendait assez bien certains dialectes pour lesquels il avait été fait, mais il convenait
mal à d'autres qui dès une haute antiquité possédaient des timbres de
voyelles et des articulations consonantiques qui n'avaient pas été prévus. La
prononciation du grec, d'une manière générale, se transforma considérablement au
cours des siècles, comme il arrive pour toutes les langues, et l'écart entre l'écriture
et la prononciation devint de plus en plus grand ; aujourd'hui le grec moderne
se sert des mêmes lettres que le grec classique, mais il n'y en a plus qu'un petit
nombre qui aient gardé leur ancienne valeur. L'alphabet grec était une transformation
de l'écriture phénicienne ; mais pour devenir alphabétique, de syllabique
qu'elle était auparavant, elle avait dû subir des modifications considérables, équivalant
presque à une recréation, qui lui avaient permis d'être bien adaptée à son
nouvel usage. En passant par l'étrusque l'alphabet grec est devenu l'alphabet latin,
et, grâce à quelques modifications et additions, il est arrivé à convenir encore assez
bien à cette langue. Mais quand l'alphabet latin a été adopté par les langues germaniques
et les langues romanes, il s'est trouvé avoir à rendre des phonèmes dont
le latin n'avait aucune notion, et comme on lui a fait subir fort peu de changements,
on a été obligé d'attribuer à beaucoup de lettres des valeurs nouvelles ;
ainsi le c devant i, qui se prononçait k en latin, représente aujourd'hui, selon qu'il
est employé en allemand, en français, en italien ou en espagnol, quatre sons différents
dont aucun ne rappelle le son latin ; ou bien l'on a dû réunir deux ou trois
lettres pour rendre un son unique comme le sch allemand ou la voyelle nasale ain
du français, trop heureux quand on n'a pas eu recours simultanément à plusieurs
manières de rendre un même son, comme la voyelle nasale qui est écrite en dans
examen, ens dans viens, ent dans vient, in dans vin, ins dans vins, int dans vint,
ingt dans vingt, ein dans sein, eing dans seing, eint dans peint, eins dans peins, ain
dans main, ains dans pains, aint dans maint, aim dans faim, aims dans daims, etc. La
chose la plus grave peut-être c'est que, lorsque les langues ont une littérature écrite,
leur orthographe, c'est-à-dire leur manière officielle d'écrire, est en général fixée
par cette littérature. Au moment où cette orthographe a été établie elle était d'ordinaire
un miroir assez fidèle de la prononciation ; mais la prononciation d'une
langue est en voie d'évolution continuelle, comme on l'a indiqué plus haut pour
le grec ; la prononciation change et l'orthographe, maintenue par les textes d'un
autre âge, ne change pas parallèlement ; la discordance devient de jour en jour
plus considérable et l'écriture finit par n'être plus du tout la traduction de la parole.
Le plus bel exemple en est fourni par l'anglais, où la lettre a en est venue à s'appeler
e et l'e à s'appeler i, où les mots ne s'écrivent pour ainsi dire jamais comme
ils se prononcent, et où, en tout cas, on ne peut jamais déterminer à coup sûr la
prononciation d'après l'orthographe. Dans plusieurs pays, par exemple l'Espagne,
l'Italie, la France, l'Allemagne, on s'est efforcé à diverses reprises de diminuer la
divergence, en vue surtout de simplifier le travail de ceux qui ont à apprendre et
à utiliser l'orthographe officielle. Mais les réformateurs et simplificateurs ont été
trop souvent retenus par des préoccupations d'écriture étymologique, qui n'ont
26rien à voir avec la question, et par la peur de dérouter le public en rompant brusquement
avec des habitudes invétérées. En France, par exemple, où l'orthographe
assez simple de l'ancien français avait été particulièrement compliquée et surchargée
de lettres inutiles dites étymologiques, diverses réformes sont intervenues,
introduites généralement par les éditions successives du dictionnaire de l'Académie ;
elles ont été pour la plupart fort heureuses, mais elles ont trop souvent manqué
de généralité, créant de nouvelles exceptions à côté de celles qu'elles écartaient.
La dernière simplification, très timide, remonte à 1878 ; elle a laissé beaucoup à
faire.

Quoi qu'il en soit, le phonéticien ayant à discuter des phonèmes, il est nécessaire
qu'il puisse les désigner par des signes qui ne laissent aucun doute sur la
nature et la qualité des sons qu'ils représentent. Quand il parle de la prononciation
d'une langue ayant une orthographe officielle, il faut qu'il puisse donner une
idée exacte de cette prononciation par un autre procédé que l'écriture courante
si cette dernière renseigne mal ; il faut qu'il puisse transcrire les langues qui n'ont
pas d'orthographe, telles que la plupart des patois et des parlers de populations dites
sauvages, de manière que son lecteur les lise immédiatement et sans hésitation
avec leur prononciation exacte. De là l'invention des écritures dites phonétiques 117,
rendant chaque phonème par un signe unique, toujours le même et nettement défini.

L'idéal serait que le même alphabet pût servir pour toutes les langues du monde,
c'est-à-dire qu'il fût assez souple pour représenter avec toutes leurs nuances tous
les phonèmes possibles. Mais cet idéal est irréalisable ; la valeur linguistique des
phonèmes diffère trop d'un groupe de langues à une autre ; les caractères qui sont
indifférents et négligeables dans certaines langues sont au contraire essentiels dans
d'autres. Ainsi l'intonation des voyelles qui est en général indifférente dans les
langues latines est le point capital dans les parlers indo-chinois, où une voyelle
sans son intonation n'est rien à proprement parler. Dans un alphabet universel, il
faudrait donc que le signe employé pour un phonème indiquât à la fois non seulement
tous les caractères que possède ce phonème, mais encore tous ceux qu'il
ne possède pas et pourrait posséder. On entrevoit par cette simple observation
combien les signes de chaque phonème seraient compliqués, et combien par suite
ils seraient difficiles à imprimer et à lire, deux défauts qui doivent suffire à les faire
rejeter. Il faut que toutes les imprimeries un peu importantes puissent imprimer
des textes en écriture phonétique sans avoir à faire continuellement graver et fondre
des caractères coûteux et fragiles ; il faut que l'écriture phonétique puisse être
lue couramment par ceux qui y sont initiés, et son initiation doit être rapide et facile.

Laissant de côté les lettres trop compliquées, trop chargées de signes diacritiques,
certains phonéticiens ont eu recours à des procédés d'écriture phonétique qui
n'ont rien de commun avec les alphabets usuels et reposent sur des principes tour
autres. L'Anglais Bell a imaginé un système 218 où les signes sont composés d'éléments
différents dont chacun indique la position d'un organe, glotte, langue, lèvres,
etc., en sorte que l'ensemble du caractère rend visible le jeu des organes dans la
production du phonème. C'est dans un certain sens une écriture idéographique.
27Les défauts de ce système, c'est qu'il repose sur des théories qui ne sont pas exactes
de tous points, qu'il est compliqué, difficile à apprendre et à écrire, et qu'il rend
mal l'accent, le timbre, l'intonation ; en outre il ne peut servir que pour les
langues vivantes, car plusieurs des particularités articulatoires qui constituent les
éléments de cette notation, ne sauraient en aucune mesure être précisées dans les
langues mortes.

Un autre système ingénieux est celui qu'a proposé le Danois Jespersen 119 et
qu'il nomme analphabétique. Chaque phonème est représenté par une formule
composée de lettres latines, de lettres grecques et de chiffres. Les lettres désignent
les organes, tels que les lèvres, le palais, la langue, ou des points de ces organes ;
les chiffres indiquent la dimension du passage laissé libre entre les organes articulateurs.
Ce procédé est dans certains cas très commode, en particulier pour l'enseignement,
où il permet de remplacer par une formule symbolique de longues
explications et descriptions. Mais lorsqu'on veut préciser les nuances du phonème
et ajouter par exemple aux notions de timbre celles de durée, de hauteur, d'intensité,
les formules deviennent extrêmement compliquées ; d'autre part, si ces symboles
peuvent être utiles pour la représentation de phonèmes isolés, ils ne peuvent
aucunement être employés pour la transcription d'un texte.

Il va de soi que de pareilles écritures ne sont utilisables que par des phonéticiens,
et que les indications sur la position et le jeu des organes n'ont de signification
que pour ceux qui en connaissent le fonctionnement. Le public parle bien ou
mal, mais ne sait jamais comment il parle, ni quel travail il exécute pour cela.

Les écritures phonétiques fondées sur l'emploi de lettres tirées des alphabets les
plus usuels, en particulier de l'alphabet latin, sont-elles davantage à la portée de
tout le monde ? Beaucoup de personnes, considérant combien des orthographes
comme la française et surtout l'anglaise sont défectueuses et exigent de temps et
d'effort pour être apprises, demandent que les langues littéraires soient écrites
officiellement et par tout le monde en écriture phonétique. Utopie. Les orthographes
française, anglaise et autres peuvent être améliorées et simplifiées et il est
désirable qu'elles le soient. Mais l'emploi d'une écriture phonétique serait pour
le public beaucoup plus compliqué que l'orthographe usuelle, car l'orthographe
phonétique a pour principe de rendre une foule de nuances dont le public n'a cure
et dont il ne saurait se rendre compte. Le phonéticien qui saisit toutes ces nuances
écrit un mot correctement en écriture phonétique du premier coup et d'une
manière imperturbable ; mais le public serait obligé d'apprendre cette orthographe
nouvelle par la routine, comme il a appris la première, et la seconde lui coûterait
beaucoup plus de peine sans aucun profit.

Les écritures phonétiques sont faites uniquement pour les phonéticiens et ne
peuvent être employées utilement que par eux. C'est ce qui explique que la plupart
des phonéticiens aient chacun leur système plus ou moins personnel de
transcription phonétique, et que d'une manière générale on se serve de systèmes
plus ou moins différents pour chaque langue ou groupe de langues. Aucun inconvénient
sérieux à cela, puisque les phonéticiens, qui seuls ont à se servir des
alphabets phonétiques, savent à quoi s'en tenir. Le choix du signe est en somme
arbitraire ; il suffit qu'il soit bien défini. Il est bon pourtant qu'il soit le plus simple
28et le plus net possible, pas trop chargé de signes diacritiques, et ceux-ci pas trop
petits, sans quoi la lecture devient difficile, hésitante, les confusions sont possibles ;
ajouter qu'à l'impression les signes diacritiques risquent de se casser, de s'écraser,
de disparaître.

On a donc laissé, pour les travaux de phonétique, à la plupart des langues écrites
avec les lettres latines leur alphabet usuel avec sa valeur habituelle en se bornant
à y introduire quelques additions et quelques signes diacritiques dans les cas où
une même lettre était employée avec des valeurs différentes, et en rectifiant l'orthographe,
naturellement, lorsqu'elle n'était pas d'accord avec la prononciation.
Certaines langues ne se servant pas usuellement de l'alphabet latin avaient depuis
assez longtemps un mode de transcription en alphabet latin ; on l'a traité comme
les précédents. Enfin on a usé de procédés analogues pour les langues n'ayant ni
alphabet ni orthographe.

En faisant ainsi un alphabet plus ou moins différent pour chaque langue ou
groupe de langues on a cet inconvénient que la même lettre peut avoir des valeurs
différentes suivant la langue où on l'utilise. Ainsi c vaut k en irlandais, ts en slave.
en sanskrit ; mais le phonéticien et le linguiste qui s'occupent de sanskrit, ou
de slave, ou d'irlandais, connaissent suffisamment ces langues pour être familiarisés
avec leurs modes de transcription usuels et n'éprouver aucune hésitation.
Cet inconvénient est compensé par un énorme avantage ; c'est que l'on peut
employer pour la plupart des langues un alphabet très simple avec un minimum
de signes diacritiques.

Certains alphabets de transcription phonétique sont particulièrement connus.
Tel celui de Rousselot et Gilliéron, créé pour la transcription de patois gallo-romans.
Il a pour base l'alphabet latin avec la valeur qu'il a en français, quand
cette valeur est nettement déterminée. Il remplit son but d'une manière satisfaisante,
bien qu'il présente déjà dans certains cas des signes diacritiques trop nombreux
et trop petits ; mais si l'on voulait transporter son emploi à des langues d'un
autre type sa complication deviendrait vite intolérable.

L'Association phonétique internationale a essayé de dresser un alphabet universel
permettant de représenter les phonèmes de n'importe quelle langue. Son principe
est d'éviter les signes diacritiques et de n'employer que les caractères les plus usuels
soit en les renversant, soit en y ajoutant des signes de ponctuation, etc. Cet
alphabet assez disgracieux pour l'œil, n'a guère été employé que pour transcrire
4 ou 5 langues d'Europe, particulièrement le français, l'anglais, l'allemand. Il a
rendu des services considérables ; mais il est loin de noter toutes les nuances même
de ces 3 langues, surtout en ce qui concerne les voyelles. Pour certaines langues
d'autres types, il serait tout à fait insuffisant. Ce qui est amusant c'est qu'il y a tel
pays d'Europe, ayant possédé pourtant des phonéticiens de valeur, où à la faveur
de cet alphabet la transcription phonétique a été confondue avec la science de la
phonétique ; et le piquant est que cette confusion a été corroborée par les examens
officiels et nationaux.

Dans cet ouvrage on se servira autant que possible pour chaque langue des
modes de transcription les plus usuels, et, quand on a le choix entre plusieurs,
on choisira les plus simples, ou ceux qui sont indiqués au tableau de la p. X. Lorsqu'il
pourrait y avoir doute au sujet d'un signe figurant dans un exemple, une
note en expliquera la valeur toutes les fois que ce sera utile.29

Les classifications des phonèmes

Les impressions que les divers phonèmes font sur notre oreille ne sont pas toutes
de même nature, et les conditions de leur production ne sont pas non plus les
mêmes. Mais certains donnent lieu à des impressions auditives du même ordre,
et d'autre part certains sont produits par des procédés articulatoires analogues ;
d'où la possibilité de les grouper en catégories d'après leurs affinités et leurs différences.

Les classifications anciennes, celles des Grecs, des Hindous, des Arabes, sont
toutes plus ou moins défectueuses parce qu'elles ont été faites pour une langue
unique et que ceux qui les ont dressées n'ont pas toujours établi des catégories
assez élastiques pour qu'on pût y faire entrer des phonèmes qu'ils ne possédaient
pas dans leur langue et dont ils ignoraient l'existence. C'est pourquoi connaître
ces classifications dans le détail n'a plus aujourd'hui qu'un intérêt historique 120,
mais il y a lieu de retenir quelque chose de chacune, parce qu'elles ont servi, sauf
celle des Arabes qui n'a été connue que récemment en Europe, de base et de point
de départ aux classifications ultérieures.

La classification des Grecs est fondée non sur la phonation qu'ils paraissent avoir
connue fort mal, mais sur l'audition. Ils distinguent essentiellement les voyelles
(phōnēénta), qui peuvent se prononcer seules et former une syllabe soit seules soit
en combinaison avec d'autres phonèmes, et les consonnes (súmphōna), qui ne peuvent
former une syllabe qu'avec l'aide d'une voyelle. Cette distinction, qui est satisfaisante
pour le grec, peut être retenue d'une manière générale pour toutes les langues,
et reste commode dans beaucoup de cas. Mais elle ne suffit pas toujours, parce
qu'il n'y a pas entre voyelle et consonne une frontière infranchissable ; il y a en
effet telles langues où certains phonèmes sont tantôt voyelles tantôt consonnes
selon la position qu'ils occupent, et où certaines consonnes peuvent, sans devenir
30voyelles, former une syllabe soit seules soit en combinaison avec d'autres consonnes.

Au surplus les Grecs avaient déjà éprouvé le besoin de diviser les consonnes en
semi-voyelles (hēmíphōna) et muettes (áphōna). Leurs semi-voyelles sont à leurs yeux
intermédiaires entre les voyelles et les muettes, car si elles ne peuvent pas former
une syllabe sans l'adjonction d'une voyelle, elles peuvent du moins se prononcer
seules. C'est précisément dans cette catégorie des semi-voyelles que figurent ou
figureraient (car le grec classique ne possède ni le y ni le w) les phonèmes qui
dans d'autres langues peuvent devenir voyelles ou peuvent former une syllabe
sans le secours d'une voyelle.

La catégorie grecque des semi-voyelles contient d'ailleurs des éléments assez
disparates, qu'ils avaient déjà su distinguer : les semi-voyelles doubles (diplā), qui
sont en réalité la réunion de deux phonèmes distincts, ks, ps, zd (ξ, ψ, ζ), appartenant
à deux catégories différentes, et qu'il faut par conséquent écarter de celle-ci ;
les semi-voyelles simples (haplã), représentées en grec uniquement par s (auquel
il faudrait ajouter le z du groupe zd) et que nous appelons des sifflantes ; les semi-voyelles
liquides (húgra), l, r, n, m, qui sont les vraies semi-voyelles. Aujourd'hui
nous réservons plutôt le nom de semi-voyelles pour y, w, , celui de liquides pour
l et r, et nous mettons à part n et m sous le nom de nasales.

Restent les muettes (áphōna), dont la dénomination ne peut en aucune mesure
être conservée, car elles ne sont pas muettes puisqu'on les entend 121, et surtout
certaines d'entre elles sont douées de vibrations glottales, ce qui est précisément
la caractéristique de la voix. On les appelle maintenant des occlusives. Les Grecs en
distinguaient avec raison trois espèces, mais ils leur donnaient les noms de ténues,
moyennes et denses 222, qu'il n'y a pas lieu de retenir, parce qu'ils traduisaient des
observations gauches et imprécises.

Cette classification des Grecs, dont il convient de garder les grandes lignes,
est défectueuse et insuffisante pour deux raisons principales. La première c'est
qu'elle se fonde presque uniquement sur l'audition, qui est impropre à nous renseigner
avec assez d'exactitude sur la nature de certains phonèmes ; la seconde
c'est que pour le reste elle se fonde sur l'écriture, ce qui amène ses auteurs d'une
part à faire une classe de semi-voyelles de certains groupes de consonnes que leur
alphabet rend par un signe unique, et d'autre part à diviser les voyelles en brèves,
longues et ambiguës 323, uniquement parce que leur alphabet leur fournit des lettres
particulières pour l'e bref et l'o bref, pour l'e long et l'o long, mais n'a qu'une
lettre pour l'a bref et l'a long, pour l'i bref et l'i long, pour l'u bref et l'u long.

La classification des grammairiens de l'Inde est infiniment supérieure à celle des
Grecs. Elle est beaucoup plus riche parce que l'indien possédait un consonantisme
plus étendu et plus varié que le grec ; elle est beaucoup plus précise parce qu'elle
est fondée sur la phonation et non plus sur l'audition. Naturellement les deux
classifications se correspondent dans les grandes lignes ; car des procédés articulatoires
divers donnent nécessairement lieu à des impressions auditives diverses.
Mais là où les Grecs ne faisaient que saisir une différence sans pouvoir la préciser,
31les Hindous savent en quoi elle consiste et de quoi elle dépend. Ils distinguent
comme les Grecs des voyelles, des semi-voyelles, des spirantes (ce sont les semi-voyelles
simples des Grecs), et des occlusives (les muettes des Grecs) ; mais ils ont
fondé ces distinctions sur l'examen du fonctionement des organes, de leur position
respective et en particulier de leur rapprochement plus ou moins étroit. Ils ont
établi la distinction capitale entre les phonèmes sonores, produits par la voix, c'est-à-dire
pourvus de vibrations glottales, et les phonèmes sourds, produits par le
souffle, c'est-à-dire dépourvus de vibrations glottales. Ils ont obtenu ainsi, en
considérant le mode d'articulation, un premier classement très précis des phonèmes ;
à ce premier classement ils en ont surajouté un second, qui n'est ni moins précieux
ni moins utile, rangeant les phonèmes de chaque catégorie d'après leur point
d'articulation
. Ils distinguent des articulations labiales, dentales, palatales, cérébrales,
gutturales, et chacune des catégories précédemment reconnues vient remplir ce
nouveau casier, en laissant seulement 3 cases vides : le sanskrit ne possède pas de
spirante ni de semi-voyelle gutturale, et pas non plus de spirante labiale. Toutes
les autres cases sont occupées, aussi bien dans les voyelles que dans les occlusives ;
les deux classifications se recouvrent parfaitement et sont inséparables. A chaque
point d'articulation ils ont une occlusive sourde et une sonore, une sourde aspirée
et une sonore aspirée.

Cette classification des Hindous est incomplète et contient quelques erreurs. Il
est facile de remédier à ces deux défauts ; elle nous en fournit elle-même les
moyens. Elle est incomplète parce qu'elle n'a envisagé que les sons d'une seule
langue, le sanskrit ; mais le casier est assez souple pour qu'on puisse y introduire
des cases nouvelles, plus ou moins isolées, ou même y adjoindre des catégories
tout entières de cases nouvelles. Ainsi aux cinq groupes de phonèmes que le sanskrit
distingue d'après leur point d'articulation, on peut ajouter tout de suite celui
des laryngales. Le sanskrit ne possède pas de spirantes sonores (sinon en combinaison
avec une occlusive, comme dans son j = et la classification ne les a
pas prévues ; mais c'est elle qui a posé la distinction entre phonèmes sourds et
phonèmes sonores, et la catégorie spirantes sonores surgit tout naturellement à côté
des spirantes sourdes, avec ses ƀ, đ, ǥ, z, ž, etc. Les cases laissées vides dans le
casier hindou se remplissent sans effort, celle des spirantes sourdes labiales par f
bilabial, celle des spirantes sourdes « gutturales » par des aspirations, h, ayant même
point d'articulation que les autres « gutturales » du sanskrit ; celle des semi-voyelles
« gutturales » par divers phonèmes tels que l'l vélaire (Ɨ). Ce terme de « gutturales »
n'est pas bon, car il n'y a de vraies gutturales que les phonèmes que nous avons
appelés les laryngales et que ne connaissait pas le sanskrit ; mais rien n'est plus aisé
que de remplacer ce terme de « gutturales » par ceux de vélaires et de postpalatales.

Certains phonèmes peuvent figurer dans deux catégories différentes, selon le
point de vue auquel on se place. Ce n'est pas un inconvénient. Ainsi les Hindous
ont placé les consonnes nasales parmi les occlusives ; rien n'est plus exact quand
on considère leur articulation buccale, mais lorsqu'on envisage leur émission
nasale ce sont des semi-voyelles.

Les grammairiens de l'Inde ont considéré comme occlusives palatales leurs c, ch,
j et jh, c'est-à-dire , tšh, et džh. En effet ces phonèmes commencent bien par
une occlusion 124, mais tandis que dans les autres occlusives, p, t, k, etc. le phonème
32est achevé aussitôt que l'occlusion est rompue, ici quand l'occlusion a cessé
le phonème continue par un élément spirant ; c'est la combinaison d'une occlusive
et d'une spirante ; nous les appelons des mi-occlusives.

Pour les voyelles la classification hindoue est très défectueuse parce que le sanskrit
en fournissait trop peu pour que les grammairiens pussent nettement reconnaître
leurs caractères distinctifs. Ils ont pris pour des voyelles l' et l', qui ne
sont que des consonnes dans une fonction particulière (cf. p. 103). Ils ont mal
classé deux des trois seules voyelles qu'ils possédaient, i, u, a. Ils ont bien reconnu
que leur i était une voyelle palatale, parce qu'ils avaient à côté la semi-voyelle
palatale y. Mais, parce qu'ils avaient une semi-voyelle v (w) dont le caractère articulatoire
le plus apparent était labial et qu'ils avaient classée comme labiale, ils
ont considéré la voyelle u comme une voyelle labiale, confondant un élément
articulatoire, qui n'est ici qu'accessoire et non nécessaire, avec l'articulation proprement
dite qui est vélaire, et qui aurait dû leur faire placer l'u dans leur catégorie
de « gutturales ». C'est leur a qu'il ont mis dans les gutturales, erreur qu'ils
n'auraient pas commise s'ils avaient eu à côté un e et un o ; ils ont pris le point
d'émission de la voix, à savoir la glotte, pour le point d'articulation ; s'ils avaient
possédé un e et un o, pour lesquels le point d'émission de la voix est le même, ils
auraient compris que le point d'articulation qui différencie ces trois phonèmes est
ailleurs. A la vérité le sanskrit avait des ē et des ō, toujours longs ; mais précisément
parce qu'il n'y avait pas de voyelles brèves correspondantes, les grammairiens
n'ont pas pu s'imaginer que ces phonèmes fussent des voyelles simples comme
les autres ; ils les ont considérés comme des diphtongues parce qu'ils sortaient
visiblement des anciennes diphtongues ai, au, et ne leur ont pas cherché de case
spéciale parmi les voyelles, pas plus qu'aux vraies diphtongues ai, au, provenant
de āi, āu.

On voit par ces discussions comment les principes mêmes de la classification des
Hindous permettent de rectifier, de préciser et de compléter celle qu'ils ont donnée.
Ces principes envisagent d'une manière très simple la disposition et le fonctionnement
des organes de la parole, et il va de soi que tous les phonèmes possibles
trouveront tout naturellement leur place dans une classification ainsi faite.
Ce n'est pas seulement une classification élastique, c'est une classification ouverte
où il y a place pour tout nouvel arrivant.

Aussi toutes celles des classifications modernes qui méritent d'être prises en
considération, comme celle de M. Jespersen, qu'il y aura lieu d'envisager plus
loin (p. 99), reposent au fond sur les mêmes principes.

A côté des classifications des Grecs et des Hindous, celle des Arabes n'apporte
rien de réellement utile. On ne la résumera donc pas ici. Celle des Grecs aurait
pu aussi être laissée de côté. Si l'on a cru bon d'en donner une esquisse, c'est
qu'on a pensé qu'il n'était pas dénué d'intérêt de montrer que, fondée sur les
impressions acoustiques, elle coïncide dans les grandes lignes avec celle des Hindous
qui est fondée sur la phonation. C'est aussi à cause du rôle historique qu'elle
a joué. C'est elle qui a alimenté exclusivement l'enseignement européen jusqu'au
milieu du XIXe siècle, et beaucoup de grammairiens, qui ne s'occupent que des
langues dites classiques, continuent encore aujourd'hui à s'en servir et à s'y
embrouiller.33

Les phonèmes

L'analyse des phonèmes

Les moyens d'investigation.

Nous connaissons mieux les phonèmes que les Grecs et que les Hindous parce
nous avons comparé entre eux ceux d'un grand nombre de langues diverses, et
que rien ne fixe mieux sur les qualités d'un objet que de le comparer avec des
objets analogues qui n'ont pas les mêmes qualités ou ne les ont pas au même
degré ; parce que, si nous n'entendons pas sensiblement mieux que les Grecs,
nous savons mieux qu'eux ce qu'il s'agit d'entendre, c'est-à-dire sur quelles particularités
doit porter l'effort de notre sens auditif ; parce que nos connaissances en
physiologie sont beaucoup plus précises que celles des Hindous ; enfin et surtout
parce que nous avons des moyens d'investigation qu'ils ne possédaient pas.

On continue et l'on continuera toujours à utiliser en phonétique les données
de l'audition, à examiner le jeu des organes directement dans la mesure où il est
visible, à recourir au sens musculaire pour chercher à se rendre compte de ce
qu'on ne voit pas ; mais on dispose en outre aujourd'hui des appareils et des
méthodes de la phonétique instrumentale (cf. p. 14). Le nombre des instruments
que l'on a ou que l'on peut imaginer pour l'étude de la constitution des phonèmes,
de la position et du fonctionnement des organes dans leur production, ou que
l'on peut adapter à ces recherches est illimité 125 ; mais la trouvaille capitale et décisive
c'est l'adaptation aux besoins de la phonétique d'un enregistreur analogue à
ceux dont se servent les physiciens et les physiologistes, composé d'un cylindre
animé d'un mouvement régulier et muni d'un nombre indéterminé de petits tambours
inscripteurs dont chacun peut être mis en communication avec un organe
différent, et dont les styles viennent inscrire parallèlement et synchroniquement
sur le cylindre sous forme de courbes ou de vibrations les mouvements, les efforts,
le jeu des divers organes 226. Les éléments composants des phonèmes sont séparés
et analysés automatiquement par l'appareil et les tracés obtenus peuvent à leur
tour être analysés et mesurés. On peut savoir ainsi, à la simple inspection d'un
tracé, quels sont les organes qui sont entrés en jeu, à quel moment a commencé
l'action de chacun, à quel moment elle a cessé. On a objecté à cet instrument que
34l'on ignore toujours dans quelle mesure les tracés correspondent avec exactitude
à ce qui a été prononcé, puisqu'il n'est jamais possible, une fois le tracé produit, de
le prendre comme point de départ pour faire en quelque sorte machine arrière
et obtenir la reproduction phonique de ce qui a été dit. On a donc proposé de le
remplacer par le phonographe et le gramophone ou des modifications de ces appareils ;
ici en effet la fidélité de l'inscription peut être vérifiée aisément, puisque ce
sont des appareils qui reproduisent ce qu'ils ont enregistré. Ces appareils peuvent,
il est vrai, rendre service dans quelques cas très limités ; mais en principe ils ne
répondent pas du tout aux besoins du phonologue. L'oreille nous apporte une
synthèse qu'il est impossible d'analyser exactement ; par l'oreille on ne peut pas
savoir à quel moment précis un phonème finit et le suivant commence, ni quels
sont les organes qui sont entrés en jeu. Le phonographe ou le gramophone remplacent
la synthèse auditive par une synthèse graphique qu'il n'est pas non plus
possible d'analyser dans le détail. Or c'est un instrument d'analyse qu'il faut au
phonologue ; l'enregistreur à tambours indépendants répond à ses besoins, et il n'est
pas vrai que les tracés qu'il fournit ne présentent aucune garantie. Il y a en effet
trois constatations tout à fait rassurantes que l'on peut faire : si l'on reporte le
tracé agrandi de certains phonèmes sur une bande de métal que l'on découpe
suivant les sinuosités du tracé, et que l'on fasse passer avec une vitesse convenable
la découpure ainsi obtenue devant la fente d'un porte-vent de sirène, il se
produit un son où le phonème est reconnaissable, bien que le procédé soit grossier ;
la membrane d'un tambour inscripteur est tout à fait comparable à celle qui
sert à produire les enregistrements phonographiques, et du moment qu'une membrane
phonographique donne un résultat satisfaisant, quelle que soit sa nature,
pourvu qu'elle soit bien réglée comme diamètre et épaisseur, il n'y a aucune raison
pour que la membrane du tambour, quelle que soit sa nature, ne donne pas un
produit également correct lorsqu'elle est bien choisie aux mêmes points de vue.
On s'aperçoit très aisément qu'elle convient par le fait qu'elle vibre bien sous
l'influence de l'ensemble des phonèmes et qu'elle donne ce qu'on appelle de
« beaux tracés ». Pour le calcul de certains phénomènes, on le verra plus loin,
p. 120, il y a lieu de tenir compte des complaisances et des résistances de la membrane,
mais l'autorité du tracé n'en est en rien amoindrie ; si l'on approche son
oreille de la membrane pendant qu'elle inscrit on remarque aisément, et cette
observation confirme la précédente, qu'elle vibre à l'unisson de ce qui est prononcé.
Cette observation paraît avoir été faite pour la première fois par M. E. Suddard
dans le laboratoire de Montpellier ; depuis il l'a exposée dans les Estudis Fonètics
I, 178 (Barcelona, 1917).

On peut donc accorder toute confiance aux tracés de cet appareil quand l'expérience
a été bien menée, c'est-à-dire quand l'appareil était bien réglé et fonctionnait
normalement.

Tous les tracés qui figurent dans cet ouvrage ont été obtenus par cet appareil
(cf. p. 34).35

Les occlusives

Les occlusives sont ainsi nommées parce que la phase caractéristique de leur
production est une occlusion. Une occlusive comprend d'ordinaire trois moments :
la mise en place des organes ou catastase, une tension plus ou moins prolongée
ou tenue, le déplacement des organes ou métastase 127.

Pour prendre tout de suite un exemple, quand nous prononçons un p, le premier
moment consiste en la fermeture de l'orifice buccal par l'accolement des deux
lèvres sur toute leur étendue ; aussitôt après cette fermeture il se produit une tension
musculaire et une poussée intra-buccale qui se prolongent autant que dure
l'occlusion et constituent le deuxième moment ; le troisième est constitué par
l'ouverture des lèvres, qui met un terme à l'occlusion.

Telles sont les trois phases que décèle l'analyse physiologique dans un p simple 228
et complet. Ces trois phases ne manquent jamais à un p placé entre voyelles à
l'intérieur d'un mot. Mais dans toute autre position, c'est-à-dire à l'initiale, à la
finale, avant ou après consonne, l'une des phases peut être réduite ou même totalement
absente. Il y a donc lieu d'étudier en détail chacune de ces trois phases et
les différents états qu'elles peuvent présenter.

Si nous prononçons un p au commencement d'une phrase en partant de l'état
de repos lèvres ouvertes, ce p aura ses trois phases comme s'il était entre voyelles ;
mais si nous partons du repos lèvres closes, la première phase, la mise en
position, fait défaut, puisque la position nécessaire était acquise au préalable. Elle
manque également, et pour la même raison, après m, comme dans AMPA (fr.
une dam(e) passe). Certains auteurs appellent ce premier moment la tension ; à
tort, car soit que nous partions d'une voyelle soit que nous partions du repos
lèvres ouvertes, la fermeture des lèvres ne comporte aucune tension ; quand les
lèvres sont arrivées au contact on peut les presser l'une contre l'autre plus ou moins
fort ; c'est bien, si l'on veut, une tension des muscles des lèvres, mais ce n'est
en aucune mesure la tension d'un p, car si longtemps et si fortement qu'on les
presse l'une contre l'autre, il n'en résultera jamais un p. Enfin s'il était vrai que
c'est ce premier moment qui est la tension, et si le second est, comme on l'admet
36généralement, une tenue, on devrait se demander, dans le cas où ce premier
moment, c'est-à-dire la tension, serait absent, de quoi le deuxième moment pourrait
bien être la tenue.

La troisième phase peut manquer. Ainsi quand nous disons en français : « C'est

image

Fig. 12.

un marteau qui tape », nous pouvons ne pas rouvrir les lèvres après les avoir
fermées pour le p de « tape » ; il est vrai que nous les rouvrons le plus souvent,
mais il y a telle autre langue, l'anglais par exemple ou l'indo-chinois, où dans la
même position on ne les rouvre pas. En tout cas il est tout à fait exceptionnel que
nous les rouvrions entre le p
et l'm dans APMA (fr. tu
tap(es) mal, — le cap Matapan).
Les figures 12 et 13
montrent les deux cas 129.

image

Fig. 13.

La seule phase qui existe
toujours est celle du milieu,
la tenue ; c'est pourquoi
cette phase est le moment le
plus caractéristique de la
production d'une occlusive,
comme il a été dit au
commencement du chapitre. Et pourtant ce n'est pas pendant cette phase que se
produit le son du p ; cette phase est absolument muette.37

Est-ce à dire que l'analyse physiologique de la production d'un phonème rende
inutile l'examen de ce phonème au point de vue acoustique ? Loin de là ; il ne
faut jamais oublier que la parole est un système de signes acoustiques et que lorsqu'on
nous parle ce sont des sons que nous interprétons et non pas les mouvements
articulatoires qui ont servi à émettre ces sons et qui pour la plupart nous
échappent. L'étude physiologique et l'étude acoustique se complètent et s'éclairent
l'une l'autre. Lorsqu'un p est prononcé à portée de notre oreille, quelle que soit sa
position par rapport à d'autres phonèmes, le son que nous entendons est toujours
unique, sec et dépourvu de durée. L'articulation du p peut durer plus ou moins
longtemps, mais le son qui en résulte n'est pas prolongeable, d'où le nom de
momentanées que l'on donne à toutes les occlusives, et qui leur convient à condition
que l'on n'oublie pas lorsqu'on le leur donne que l'on se place au point de
vue acoustique. On observe parfois un léger silence à côté de ce bruit, soit avant,
soit après ; ce silence c'est ce que l'on a appelé tout à l'heure la deuxième phase.
Le son est produit dans la première ou dans la troisième phase suivant les cas. Quand
la troisième phase fait défaut, comme dans le APMA de la figure 12, le son est produit
par la fermeture des lèvres ; c'est un bruit d'implosion, d'où le nom d'implosif que
l'on donne à ce p. Physiologiquement ce p comprend deux phases, l'implosion, et
aussi la tenue ; mais acoustiquement il n'y a que l'implosion qui compte, car la tenue
est muette ; il peut se faire que l'oreille remarque le très court silence que constitue
cette tenue, mais alors elle ne l'attribue pas au p, car il suit le son ; elle le confond avec
la catastase de l'm qui vient après. S'il s'agit d'un p en finale absolue, comme dans
« le marteau qui tap(e) » sans réouverture des lèvres, le silence de la tenue n'est pas
perçu et se confond avec le néant qui suit. Quand c'est le p du APMA de la fig. 13
ou le p final de « tu tap(es) » avec réouverture des lèvres, une oreille attentive
et prévenue saisit la réouverture des lèvres, mais l'oreille qui n'est pas avertie n'y
prend pas garde et confond ce p à trois phases avec le précédent qui n'en a que
deux ; c'est que l'explosion du p ne porte pas, parce qu'elle ne trouve rien sur quoi
s'appuyer ; dans le APMA de la fig. 13 les lèvres sont à peine entr'ouvertes qu'elles
doivent se refermer pour la catastase de l'm et le léger bruit qu'a pu produire leur
ouverture se confond avec le bourdonnement de l'm ; dans « tu tap(es) » avec
réouverture des lèvres l'explosion tombe sur le néant et son bruit s'y perd. Ce sont
donc toujours des p implosifs parce qu'ils sont acoustiquement implosifs ; quand
on parle en effet d'impression acoustique il ne faut pas tabler sur ce que peut saisir
dans des conditions particulièrement favorables une oreille spécialement instruite ;
38l'impression acoustique c'est ce qu'éprouve une oreille ordinaire sans préparation
ni adaption spéciales.

Ce son du p implosif n'est point produit par le choc des deux lèvres l'une sur
l'autre, qui n'est qu'exceptionnellement assez violent pour n'être pas muet, mais
par l'interruption brusque du courant d'air produite par la fermeture buccale. Que
l'air dont on interrompt le cours soit sourd ou sonore, il n'importe ; on entend
aussi bien le p implosif dans hp que dans ap, mais il faut un courant d'air ; il ne
peut par conséquent pas y avoir de p implosif initial. Le bruit est d'autant plus
violent que le courant d'air est plus fort et que son interruption est plus brusque.
La production de ce son est tout à fait analogue à celle que l'on obtient par le procédé
suivant. On place entre les lèvres un tube de verre de 5 à 6 mm. de diamètre
intérieur et de 5 à 6 cm. de longueur ; on souffle par le tube et on arrête le
courant d'air en fermant vivement avec le doigt l'orifice extérieur du tube. Vivement,
mais sans choc, c'est-à-dire de telle sorte que, si l'on ne souffle pas, l'application
du doigt ne produise aucun bruit perceptible à l'oreille. Chaque fois que le
doigt interrompt le courant d'air de cette façon il se produit un bruit tout à fait
analogue à celui d'un p implosif.

Quand le p est dépourvu de la première phase, comme dans AMPA, parce que
les lèvres avaient déjà été fermées pour le phonème précédent, le son est produit
par la réouverture des lèvres qui constitue la troisième phase ; ce son est précédé
d'un léger silence, qui est la deuxième phase et qu'une oreille attentive remarque
très bien même sans avoir été avertie et sans avoir été spécialement exercée.
Quand le p est initial et part du repos lèvres closes, les conditions sont
les mêmes, mais le silence de la deuxième phase ne peut pas être remarqué parce
qu'il se confond avec le silence qui précède le premier acte articulatoire. Il en est
de même si l'on part du repos lèvres ouvertes, puisque la fermeture des lèvres,
comme il a été dit plus haut, est forcément muette. Tous ces p dont le son apparaît
à la troisième phase sont dits explosifs ; ce son est produit, non par le décollement
des lèvres, qui est généralement muet, mais par la libération brusque de
l'air plus ou moins fortement comprimé qui est enfermé derrière les lèvres. C'est
bien à proprement parler une explosion, comparable, toutes proportions gardées, à
celle d'un gaz qui fait sauter le bouchon d'une bouteille dans laquelle il est
enclos. Le même petit tube de verre que tout à l'heure peut en fournir la démonstration.
On le met entre les lèvres, on en ferme l'orifice extérieur avec le doigt et
on souffle. L'air, ne pouvant sortir puisque le doigt l'en empêche, se comprime
dans le tube. On retire vivement le doigt et on entend une explosion qui rappelle
celle du p.

Quand le p est intervocalique 130 il a forcément les trois phases, dont deux sont
bruyantes, la première et la troisième ; mais l'une des deux est toujours beaucoup
plus forte que l'autre et est seule entendue. Le bruit de l'autre se confond avec
le son de la voyelle finissante qui précède ou avec celui de la voyelle commençante
qui suit. C'est le plus souvent l'explosion qui est entendue et alors
l'occlusive est dite avec raison explosive ; mais le cas contraire, où c'est l'implosion
qui est plus forte et est seule entendue, bien que plus rare, est de règle dans certaines
langues qui ont un accent d'intensité sur l'initiale, telles que l'islandais ;
l'occlusive est alors dite implosive.39

Il reste à considérer la deuxième phase de l'occlusive, celle que l'on nomme
la tenue. Très souvent elle n'est pas perçue par l'oreille et ne prend d'importance
réelle au point de vue acoustique que dans des cas spéciaux qui seront examinés
plus loin (prolongées et géminées) ; mais cette phase est la seule qui ne manque
jamais, et au point de vue physiologique elle est essentielle. Il faut d'abord se
mettre au clair sur ce mot tenue. On donne généralement le nom de tenue à la
prolongation d'une note donnée ; lorsqu'on tient ou plutôt qu'on maintient pendant
un certain temps une note ou un son on dit que cette note ou ce son sont tenus ou
simplement qu'il y a tenue. Or la tenue d'un p est une phase muette ; le bruit du p
ne peut se produire que dans les autres phases, et il n'est pas prolongeable, il n'est
pas susceptible de tenue. De quoi cette phase est-elle donc la tenue ? C'est la tenue
d'une tension, c'est une tension continue plus ou moins longue. Quand nous prononçons
un p, soit que nous partions du repos lèvres closes, soit que nous partions
du repos lèvres ouvertes et commencions par fermer les lèvres, nous sentons très
nettement avant l'explosion divers mouvements et efforts musculaires, que nous
pouvons analyser d'abord avec une certaine précision par le sens musculaire, sans
recourir à aucun instrument. Nous sentons un effort du diaphragme, un effort du larynx,
un effort de la langue, une poussée interne contre les lèvres qui résistent en se
pressant l'une contre l'autre. Le larynx monte vers l'arrière-bouche, et se projette
légèrement en avant ; on le sent nettement en appuyant un doigt sur la pomme
d'Adam ; on le voit aussi parfaitement dans une glace. La langue aussi monte vers la
voûte palatine, se tend et se gonfle. Si l'on place un doigt sous la langue entre le menton
et le larynx d'une part et entre les deux branches de la mâchoire inférieure
d'autre part, on sent que la langue cède et qu'elle monte légèrement ; cette montée
est également visible dans une glace, plus sensible avec t et avec k qu'avec p, pour une
raison que l'on verra plus loin (occlusion par la langue). En même temps que
commencent ces divers efforts, il s'accomplit deux autres phénomènes, que nous
ne sentons généralement pas : le voile du palais, s'il était abaissé, ce qui est le
cas ordinaire pour un p initial, remonte et ferme l'entrée postérieure des fosses
nasales, la glotte se ferme hermétiquement et interdit toute communication entre
l'air qui est compris dans les cavités buccales et celui que contient la trachée.

L'air enfermé dans les cavités buccales, qui est isolé, d'une part de l'air pulmonaire,
d'autre part de l'air extérieur, se comprime peu à peu jusqu'à ce que se rompe
la barrière des lèvres s'il s'agit d'un p avec métastase, jusqu'à ce que l'on passe à
un autre mouvement articulatoire ou au repos s'il s'agit d'un p sans métastase 131.
C'est pour obtenir cette compression que le larynx monte et que la langue se
gonfle afin de diminuer la capacité des cavités buccales.

C'est au p français et à ceux du même type que s'applique cette description ; mais
elle ne convient en aucune mesure au p suivi d'un souffle comme celui de certains
dialectes germaniques. Dans ce dernier les cordes vocales, au lieu de se fermer,
restent largement écartées l'une de l'autre, le larynx ne monte pas, la langue ne se
gonfle pas. Le p français est articulé à glotte fermée, le p de ces dialectes à glotte
ouverte. Le p de ces dialectes est prononcé au moyen de l'air qui vient des poumons,
le p français au moyen de l'air enclos dans les cavités buccales.40

Si l'on veut arriver à sentir l'occlusion de la glotte, on y parvient en se livrant
à l'exercice suivant. On prend un tube de 5 à 6 mm. de diamètre intérieur et de
5 cm. de long 132. On le met entre les lèvres et l'on s'efforce de prononcer un p
français ordinaire ; on échoue naturellement et l'on entend quelque chose qui
rappelle le p allemand, sans toutefois le reproduire exactement ; plus on cherche à
prononcer le p avec force, plus l'échec est sensible et plus le produit audible diffère
du p allemand pour arriver à se confondre avec un f bilabial. On a éprouvé une
déception pendant ces essais parce que l'on a senti un courant d'air qui traversait
la glotte et n'était arrêté par aucun obstacle permettant de produire l'explosion du
p. Lorsqu'on a fait cet exercice un moment, on ôte le tube de verre et l'on se
remet à prononcer des p français dans des conditions normales. On sent alors très
nettement, par contraste, que la glotte se ferme au début de la tenue du
p, dès que l'air qui vient des poumons, ayant trouvé dans les lèvres un obstacle
contre lequel il bute, est refoulé en arrière et présente un état de compression
supérieur à celui de l'air contenu dans la trachée. Avec le tube entre les lèvres,
l'air trouvant un passage pour s'écouler d'une manière continue, les cordes vocales
ne peuvent pas s'appuyer sur lui pour se fermer.

Cette compression progressive de l'air enfermé dans les cavités buccales que l'on
vient de constater, durant la tenue, au moyen du sens musculaire, peut être rendue
visible par l'emploi d'instruments. Nous prenons un tube de verre d'environ 80 cm.
de long et de 4 mm. de diamètre intérieur 233 ; nous le
courbons à la flamme en forme de V, et nous l'emplissons
d'eau jusqu'au tiers de la hauteur de ses
branches. Nous mettons l'extrémité d'une des branches
entre les lèvres et nous l'enfonçons en arrière
des incisives de façon que son orifice soit libre à l'intérieur
de la bouche entre la langue et le palais sans
toucher aucun organe. Nous prononçons alors pa.
Nous sentons très nettement, aussitôt après l'occlusion
des lèvres, que la glotte se ferme, l'air compris
dans la bouche ayant trouvé un point d'appui suffisant

image

Fig. 14.

sur celui qui est compris dans le tube entre la bouche et la colonne d'eau.
Nous remarquons en même temps qu'entre ce moment et celui de l'explosion du p
la colonne d'eau monte progressivement dans la branche extérieure. C'est que
l'eau subit une pression de la part de l'air qui est soumis dans la bouche à une
tension continue. Aussitôt que les lèvres s'ouvrent pour livrer passage à l'a, la
colonne retombe. La montée est d'environ 4 cm. pour un p ordinaire, c'est-à-dire
prononcé approximativement comme en syllabe inaccentuée dans la conversation.
Si l'on prononce un p violent ou à longue tenue, l'eau monte beaucoup plus haut ;
elle peut même jaillir en dehors du tube. Dans ap c'est sensiblement pareil et l'eau
retombe dès que les lèvres se séparent ou que la compression de l'air cesse ;
car ap ne se termine pas forcément par une réouverture des lèvres, mais alors, au
moment ou le p est fini, les organes se relâchent et l'air cesse d'être comprimé ;
41dans le premier cas l'eau retombe d'un coup, dans le second elle redescend lentement.
Dans apa la montée de l'eau est sensiblement la même que dans pa et dans
ap. Il faut dire d'ailleurs que ce tube de verre n'est pas un instrument de mesure
précise, et surtout qu'il est bien difficile de prononcer deux fois un p exactement
de la même manière et avec la même force.

Pour contrôler cette première expérience nous recourons à l'enregistreur de la
parole. Nous prenons deux petits tambours inscripteurs à cuvette de 12 mm. de diamètre
intérieur 134. Nous recouvrons l'un d'eux d'une membrane quelconque (caoutchouc,
papier à cigarette, vessie, etc.), car il ne nous importe pas de recueillir par
lui autre chose que des vibrations, et nous le mettons en communication avec la
bouche au moyen d'une embouchure ordinaire ; nous recouvrons l'autre d'une
membrane de caoutchouc mince et souple, et nous le mettons en communication
avec le larynx par un procédé particulier. La petite capsule laryngale habituelle,
qui, s'adaptant exactement sur le cartilage thyroïde, se déplace avec lui sans que le
style en soit impressionné, et recueille, il est vrai, les vibrations de la glotte, mais
ne donne rien si la glotte ne vibre pas, ne peut pas convenir à l'objet que nous
avons en vue. Nous nous servons donc d'une grande capsule, qui s'applique hermétiquement
sur le cou et embrasse extérieurement tout le larynx ; si le larynx
s'avance ou se recule l'air compris dans la capsule sera comprimé ou relâché, si le
larynx monte ou descend, s'il éprouve une secousse, l'air en recevra le contre-coup
et le tout sera transmis au style ; même les vibrations de la glotte seront recueillies,
un peu atténuées, il est vrai, parce qu'elles se noient dans la masse d'air considérable
que contient une grande capsule, mais pourtant bien visibles.

Voici ce que nous donne par ce procédé la syllabe PA, prononcée avec un p
ordinaire (fig. 15). La 1re ligne est celle de la bouche ; la 2e est due à un style

image

Fig. 15.

libre, ne correspondant à aucun organe, et destinée à servir de point de repère pour
mesurer le déplacement des autres ; la 3e est celle du larynx ; les lignes verticales
sont des indications tracées à la main. La Ire ligne horizontale est droite, les lèvres
étant closes, jusqu'à l'explosion du p immédiatement suivie des vibrations de l'a.
La 3e ligne montre que le style a subi des déplacements considérables ; au moment
où il quitte la ligne droite pour se rapprocher de la 2e ligne, à l'endroit marqué
approximativement par le premier trait vertical, la tenue du p commence, le larynx
42se met à monter rapidement jusqu'au 2e trait vertical qui indique approximativement
le moment où la glotte s'est fermée. A partir de ce point et jusqu'au point
exact où aboutit le 3e trait vertical, c'est-à-dire jusqu'à l'explosion du p, la ligne
continue à monter, moins vite, mais d'une manière continue et régulière ; c'est
l'effet des mouvements du larynx, qui continue à s'élever encore un peu, se projette
légèrement en avant et dont les muscles se gonflent. Aussitôt que le p a
explodé le larynx se décontracte et revient en arrière ; par suite le style redescend
assez vite.

Si l'on articule la syllabe PA avec quelque violence, ce qui ne change absolument
rien à la nature de l'occlusive, mais en accentue les caractères, les cordes vocales se
ferment par un mouvement brusque qui détermine une secousse du larynx ; cette
secousse est marquée
dans le tracé par un
angle très net ou
même un crochet (au
premier trait vertical,
fig. 16). C'est brusquement
aussi que le
larynx se décontracte
et que le style retombe
après l'explosion ;
d'où le crochet
marqué par le
3e trait vertical. On
remarquera aussi que

image

Fig. 16.

la ligne du larynx a cessé de monter et a même commencé à baisser un peu
avant l'explosion du p ; c'est que précisément à cause de la violence employée
les organes atteignent assez vite leur maximum de tension, et à partir de ce
moment l'air ne subissant plus d'augmention de compression tend à se décomprimer
(et même les muscles à se détendre), ce qui fait que le style ne monte
plus et peut même commencer à descendre légèrement. Ce phénomène est instructif ;

image

Fig. 17.

il enseigne, et
l'on peut s'en rendre
compte par le sens musculaire,
que lorsque les
lèvres se séparent ce n'est
pas parce que l'air a
atteint derrière elles une
pression à laquelle elles
ne peuvent pas résister ;
c'est par un effet de volonté,
plus ou moins
conscient, qu'elles s'ouvrent
quand on a fait
tout ce qui est nécessaire pour obtenir l'explosion voulue. On peut très bien,
après avoir fait tous les efforts et tous les mouvements utiles pour l'explosion
la plus violente, maintenir volontairement les lèvres closes et laisser les organes
revenir peu à peu à leur position de repos. Il n'est donc pas surprenant qu'au
43moment de l'explosion, la pression de l'air derrière les lèvres puisse être un peu
moindre que quelques centisecondes auparavant.

APA, avec P explosif, donne sensiblement, en ce qui concerne le P, le même
produit que PA ; voyez l'expérience avec le tube en V rapportée plus haut (p. 41),
et comparez la fig. 17 (APA) avec la fig. 15 (PA). On remarquera dans cette
fig. 17 qu'il y a encore quelques vibrations à la ligne de la bouche après le premier

image

Fig. 18.

trait vertical, qui
marque le moment
de l'occlusion des
lèvres ; c'est que la
glotte continue à vibrer
jusqu'à l'occlusion
des cordes vocales
marquée par le
second trait, et ces
vibrations sont transmises
par les lèvres
qui en reçoivent le
contre-coup.

La syllabe AP, avec p implosif et non suivi d'un autre phonème, donne des
produits sensiblement différents. Soit la fig. 18 représentant AP implosif,
suivi de réouverture des lèvres.
La ligne du larynx atteint son
maximum d'élévation presque
aussitôt après la fermeture de la
glotte, en tout cas dans la première
moitié de la tenue du
phonème, délimitée parles deux
grands traits verticaux. A partir
de ce moment, que nous marquons
approximativement par
un petit trait vertical, la ligne
baisse plus ou moins vite jusqu'à

image

Fig. 19.

la fin du phonème. Les tracées de AP avec p implosif sans réouverture des lèvres
(fig. 19) et de APA. avec
p implosif (fig. 20) donnent
des produits analogues.

image

Fig. 20.

Il reste à interpréter les
tracés, ce qui est facile.
Les tracés du P explosif
(fig. 15, 16 et 17), avec
leur ligne laryngale montant
d'une manière continue
jusqu'à l'explosion, ou
à peu près, montrent clairement
que durant toute
la tenue les organes ont
été soumis à une tension croissante. Les tracés du P implosif (fig. 18, 19 et 20),
44font voir avec non moins d'évidence que les organes ont atteint assez vite leur
maximum de tension, et, après s'être maintenus un moment à la même tension

image

Fig. 21.

maxima 135, se sont relâchés progressivement jusqu'à la fin de la tenue ; la caractéristique
des tenues de cette seconde catégorie, c'est le relâchement de la tension
ou sa décroissance. On pourra donc appeler par simplification les phonèmes

image

Fig. 22.

du premier type des phonèmes croissants et ceux du deuxième des phonèmes
décroissants. Cf. infra p. 98.

Les sourdes et les sonores.

On appelle sourds les phonèmes, quels qu'ils soient, dont la tenue, c'est-à-dire
la seule de leurs phases qui ait nécessairement une durée appréciable, ne comporte
pas de vibrations glottales ; on appelle sonores les phonèmes dont la tenue est accompagnée
de vibrations glottales. Soient les fig. 21, APA, et 22, ABA ; la ligne du
larynx comprise entre les deux traits verticaux représente la tenue du P et celle du
B ; la première est dépourvue de vibrations, la seconde en présente de très nettes
du commencement à la fin ; le P est donc sourd, le B est sonore 236.45

Les différentes espèces d'occlusives

1° — Les occlusives sourdes.

Il y a deux catégories d'occlusives, les sourdes et les sonores. Le p, qui vient
d'être étudié aux pages précédentes, est une occlusive sourde, puisque sa tenue est
muette et articulée à glotte fermée. Les principales autres espèces d'occlusives
sourdes sont le t, le k et le ʼ ou hamza. Tout ce qui a été dit du p s'applique
rigoureusement et complètement aux trois autres espèces ; leur mode articulatoire
est exactement le même ; elles comportent les trois mêmes phases, dont la première
ou la troisième manquent éventuellement ; les expériences instrumentales que nous
avons faites pour le p donnent les mêmes résultats pour les autres toutes les fois
qu'elles ne sont pas matériellement inexécutables. Les expériences avec des tubes
de verre sont praticables pour le t, bien qu'avec quelque difficulté, parce qu'il faut
que l'extrémité du tube qui est dans la bouche soit libre en arrière du point d'occlusion,
ce qui n'est réalisable que par des sujets ayant la langue très souple et

image

Fig. 23.

exercée ; on peut
encore réussir, avec
une difficulté croissante,
pour un k
antérieur ; mais
aussitôt que le
point d'articulation
est plus en arrière
que le sommet de
la voûte palatine,
la chose est matériellement
impossible,
et pour les laryngales
il n'en saurait naturellement pas être question. Mais il est évident que les
résultats seraient les mêmes, si l'on pouvait les obtenir. Quant aux expériences graphiques
elles sont toujours praticables, et elles donnent en effet des résultats qui
sont sensiblement les mêmes pour toutes les espèces d'occlusives sourdes. Voici par
exemple un tracé de TA (fig. 23) et un de KA (fig. 24) qui rappellent la fig. 16, puis
un tracé de ʾA (fig. 25) que l'on peut rapprocher de la figure 15 en notant toutefois
qu'ici l'explosion n'est pas suivie d'une chute mais seulement d'une légère
baisse de la ligne, parce que les conditions sont différentes ; les vibrations de la
46voyelle qui vient après l'occlusive ne sont pas fournies par un organe tout autre
que celui qui a produit l'explosion, comme pour P, T, K, mais par le même organe,
les cordes vocales, qui n'interdisent plus le passage de l'air, mais restent tendues
l'une contre l'autre
et continuent le travail ;
d'autre part la
compression ne s'est
pas faite dans la bouche,
mais dans la
trachée.

image

Fig. 24.

Ce qui caractérise
les diverses espèces
d'occlusives, c'est
essentiellement le
point d'articulation.
L'espèce P a son
point d'articulation aux lèvres, d'où son nom de labiale. La langue ne jouant
aucun rôle particulier dans l'articulation du P garde une position indifférente,
qui est généralement pour le p implosif celle qu'exigeait la voyelle précédente et
qui est maintenue assez exactement, pour le p explosif celle de la voyelle qui
suit et qui est anticipée dans son ensemble. L'occlusion est faite par le contact des
lèvres sur toute leur étendue ; mais il n'y a pas un p unique au monde ; cette

image

Fig. 25.

espèce comprend des individus
qui se distinguent les uns
des autres en ce que les lèvres
closes sont plus ou moins
appliquées contre les dents
ou au contraire plus ou moins
projetées en avant ; en ce
qu'elles sont plus ou moins
pressées l'une contre l'autre ;
en ce que leurs commissures
sont plus ou moins écartées
ou rapprochées.

Les individus de l'espèce T sont beaucoup plus variés. Le représentant le plus
pur et le plus typique de l'espèce est le t dental, d'où le nom de dentale donné communément
à toute l'espèce. C'est le t français ordinaire. La langue joue le principal
rôle dans son articulation ; elle est appuyée contre toute la rangée des dents supérieures,
sa pointe étant en contact avec les incisives supérieures. Elle ferme ainsi
le canal buccal par un barrage complet (fig. 26) ; pour l'explosion la pointe de la
langue se détache brusquement des incisives ; l'implosion est formée par son application
contre les incisives. Les lèvres sont entr'ouvertes. Si la pointe de la langue
est appuyée contre les alvéoles des incisives supérieures, le t est dit alvéolaire, mais
l'impression acoustique reste la même. Elle reste encore la même si la pointe est
appuyée contre les incisives inférieures et même contre les alvéoles des incisives
inférieures ; mais alors la pointe ne prend aucune part au barrage, et pour produire
l'explosion c'est le milieu de la partie antérieure du dos de la langue qui se détache
des alvéoles. Si la pointe de la langue est relevée et appuyée en arrière des
47alvéoles, l'impression acoustique n'est plus la même et le t est dit prépalatal (t anglais,
fig. 27 et 28). Pour peu qu'elle recule encore vers le sommet de la voûte
palatine l'impression acoustique particulière au t anglais s'accentue, et le t
est dit cérébral ou cacuminal (t des langues dravidiennes). La pointe de la langue
peut se relever encore plus en arrière jusque vers la naissance du palais mou ; le t

image

Fig. 26.

image

Fig. 27.

image

Fig. 28.

n'est alors perçu comme tel que si l'explosion est strictement centrale et ne se fait
que par la pointe de la langue (t postpalatal) ; si elle est due au détachement simultané
d'une surface plus étendue de la langue, l'impression acoustique n'est plus t,
mais k. Une même langue peut posséder plusieurs variétés de t ; tel le sanskrit, qui
connaît à la fois le t cérébral et le t dental.

Les variétés de K trouvent leur point d'articulation sur toute l'étendue de la
voûte palatine, depuis les alvéoles jusqu'au voile du palais inclusivement. On
distingue trois régions principales : la région prépalatale entre les alvéoles et le
sommet de la voûte palatine, la région postpalatale entre le sommet de la voûte et
la fin du palais dur, la région vélaire. La plupart des langues possèdent les trois
variétés plus ou moins nettement distinctes. Quand on ne veut pas préciser le
point d'articulation d'un k particulier, on peut désigner les occlusives du type K,
en faisant allusion à l'ensemble de leurs régions articulatoires possibles, par le
nom d'occlusives vélopalatales. L'occlusion est formée par le dos de la langue
appuyé contre une de ces régions de la voûte palatine, d'où le nom d'occlusives
dorsales que l'on peut aussi donner à ce type d'occlusives ; sur les côtés le barrage
est constitué par les bords de la langue appuyés contre les molaires. L'explosion,
bien que centrale, se fait d'ordinaire par le détachement de toute la surface du dos
de la langue qui a été en contact pendant la tenue avec la voûte palatine. Le choix
de telle ou telle région est généralement déterminé par le point d'articulation de
la voyelle qui suit pour les k explosifs, et par celui de la voyelle qui précède pour
les k implosifs. La pointe de la langue, ne contribuant pas à l'articulation du K, est
d'ordinaire appuyée plus ou moins mollement contre les alvéoles des incisives inférieures
pendant l'articulation des k prépalataux et des k pospalataux. Pendant celle
des k vélaires, elle reste libre un peu en arrière des incisives inférieures. Les
lèvres sont entr'ouvertes pendant l'articulation du K et présentent plus ou moins
exactement la position et la forme qu'exige la voyelle sur laquelle s'appuie le K ;
ainsi elles sont généralement un peu étirées durant l'articulation des k prépalataux,
arrondies et souvent projetées en avant durant celle des k vélaires.48

Dans les occlusives pharyngales l'occlusion se forme par le contact de la racine
de la langue avec la paroi pharyngale ; la pointe de la langue est libre en arrière
des alvéoles des incisives inférieures.

image

Fig. 29.

L'occlusive laryngale est unique.
Plus ou moins forte, plus
ou moins violente, c'est le
hamza des Arabes, c'est l'attaque
dure
d'une voyelle initiale 137
accentuée, telle qu'elle apparaît
sporadiquement dans la plupart
des langues et assez régulièrement
dans celles qui sont normalement
accentuées sur l'initiale.

image

Fig. 30.

L'occlusion est formée par les
deux cordes vocales appliquées étroitement
l'une contre l'autre. L'explosion
est produite par leur brusque
séparation. La tension se fait dans
la trachée par un soulèvement du
diaphragme. Langue et lèvres en position
indifférente, c'est-à-dire déterminée
par la voyelle qui va suivre.

2° — Les occlusives sonores.

A chaque occlusive sourde correspond
une occlusive sonore, sauf à l'occlusive laryngale. Aux espèces sourdes
P, T, K correspondent les espèces sonores B, D, G. La différence essentielle, on
l'a dit (p. 45), c'est que la tenue des
premières est sourde, tandis que celle
des dernières est sonore. Si la sonore
commence après une sourde ou après
zéro, ses vibrations glottales commencent
aussitôt après l'implosion
(fig. 29, BA) ; si elle suit une sonore,
les vibrations de sa tenue continuent
celles de la sonore qui précède (fig.
30, AB) 238 ; si elle est comprise entre
deux sonores, il n'y a nulle part interruption

image

Fig. 31.49

des vibrations glottales (fig. 31 et 22, ABA) 139. Tandis que pour les
occlusives sourdes les cordes vocales s'occludent de manière à interdire toute

image

Fig. 32. — T-D. Les contacts
de la langue avec le
palais et les incisives supérieures
sont en grisaille ;
ceux de T sont
limités en haut et en bas
par la ligne continue,
ceux de D par la ligne
pointillée.

communication entre l'air de la
trachée et celui de la bouche,
pour les occlusives sonores elles
se rapprochent assez pour vibrer
au passage de l'air venant de la
trachée qui passe en très faible
quantité et vibre à l'unisson.
C'est pour cela qu'il ne peut pas
exister d'occlusive laryngale sonore ;
puisque les cordes vocales
sont occludées pendant la tenue,
elles ne peuvent pas vibrer.

image

Fig. 33. — KA-GA.
Les contacts de la
langue avec le palais
sont en grisaille ; ceux
de KA sont limités
en bas par la ligne
continue, ceux de GA
par la ligne pointillée.

Pour tout le reste le mécanisme
articulatoire des sonores
est le même que celui des sourdes
correspondantes : il y a les mêmes
moments, les mêmes espèces
et les mêmes variétés. Mais :

le point d'articulation n'est
pas exactement le même dans la sourde et la sonore correspondante (fig. 32 et 33),

l'implosion et l'explosion sont moins fortes dans la sonore.
(Il ne s'agit pas ici des sourdes et des sonores de type germanique, qui ne
sont appelées ainsi que par abus, les premières étant en réalité des aspirées,
p. 40, 167-168, et les secondes des sourdes douces, p. 51-52, 108).

Les fortes et les douces.

Les occlusives sourdes sont des fortes, les occlusives sonores sont des douces. Les

image

Fig. 34.

définitions de ces deux
termes, telles qu'on les
trouve chez la plupart
des auteurs, laissent ordinairement
le lecteur dans
le vague et l'imprécision.
L'emploi d'instruments
permet de rendre la distinction
très nette et très
frappante. Un tracé de
TA (fig. 34) et de DA
(fig. 35), prononcés autant
que possible avec la
même force, montre que l'explosion du T est beaucoup plus violente que celle du
50D. Le tube en V, dont on s'est servi plus haut et dans lequel l'eau a monté d'environ
4 cm. pour PA, AP, APA (p. 41), trouve ici de nouveau son emploi.
Pour BA, AB, ABA, prononcés toujours
autant que possible avec la
même force que les exemples avec
sourde, la colonne d'eau monte à
peine de 1 cm 1/2, c'est-à-dire que
sa montée diminue des 2/3.

image

Fig. 35.

A quoi tient cette différence
alors que nous avons conscience
d'avoir employé autant de force
pour prononcer BA que pour prononcer
PA ? C'est que du total
des forces qui dans le P se sont
manifestées soit par une poussée exercée sur la colonne d'eau, soit par la violence
de l'explosion, il faut déduire dans le B la force qui a été employée à faire vibrer
les cordes vocales.

image

Fig. 36.

L'intérêt de cette distinction entre les fortes et les douces ne consiste pas seulement
à constater une différence, importante d'ailleurs, entre les occlusives sourdes

image

Fig. 37.

et les occlusives sonores. Il existe en effet de nombreuses langues, comme certains
parlers germaniques, certains parlers arméniens, et le fait ne saurait être
négligé en phonétique, qui possèdent des occlusives sourdes douces. Comparez le
commencement du tracé de fr. bas (fig. 36, avec un b français, sonore et doux)
et le commencement du tracé de all. Baden (fig. 37, avec un b allemand, sourd et
51doux) 140. Ce sont d'anciennes sonores qui sont devenues sourdes par un retard de
l'entrée en vibration de la glotte ; elles ont gardé leur ancienne qualité de douces
Il existe toute une autre catégorie d'occlusives sourdes douces, qui sont répandues
sur un domaine beaucoup plus étendu. On les trouvera plus loin (p. 108, 168).

Les occlusives géminées et les occlusives longues.

On confond le plus souvent les consonnes géminées et les consonnes longues.
L'allongement et la gémination sont des phénomènes bien différents. L'examen
détaillé des trois phases d'une occlusive, tel qu'il a été fait aux p. 36 à 45, nous
met en état de comprendre aisément l'un et l'autre. Soit APPA ; le sens musculaire
nous indique entre les deux A le P de AP sans explosion, puis le P de PA
sans implosion, c'est-à-dire le P qui a été appelé implosif (p. 38) ou décroissant
(p. 45) suivi de. celui qui a été appelé explosif (p. 39) ou croissant (p. 45). Ils
sont incomplets tous les deux, mais il ne leur manque à chacun que l'élément qui
peut manquer normalement dans un P isolé (p. 36 et 37). Ces deux P consécutifs,
qui constituent une consonne géminée ou double, ne diffèrent pas des deux P simples
correspondants. La tenue du second vient se greffer sur celle du premier, c'est-à-dire
que la première est une tension qui part de zéro, s'appliquant à de l'air non
comprimé, la seconde consiste en un nouvel effort de tension qui s'applique sur
l'air au degré de compression où l'a laissé le premier. L'emploi des instruments
confirme ces données des sens.

Le tube en V (fig. 14) donne des renseignements assez clairs. Dans APPA,
ATTA, AKKA prononcés autant que possible avec la même force que l'ont été
précédemment AP et PA (p. 42 et 44), on s'attend, d'après ce qui vient d'être dit, à
voir la colonne d'eau monter de 8 cm., puisqu'elle avait monté de 4 pour AP et
4 pour PA ; en fait elle ne monte guère que de 7 ; c'est que plus elle est haut,
plus elle offre de résistance. En observant attentivement la montée de la colonne
d'eau on remarque qu'il y a une sorte d'arrêt dans sa montée après 4 cm., au
moment où l'on sent que l'on a terminé la tenue du premier p et que l'on commence
celle du deuxième ; cet arrêt est juste assez marqué pour être visible. Après
cet arrêt la nouvelle montée n'est plus que de 3 cm. au lieu de 4 ; elle est réduite

image

Fig. 38.

d'un quart par le poids
de la colonne déjà suspendue.
Si l'on articule
ces deux tenues plus lentement
et plus longuement,
sans qu'il soit nécessaire
pour cela d'augmenter
la force articulatoire,
l'arrêt entre les
deux montées devient de
plus en plus visible, c'est une sorte de fléchissement qui peut aller jusqu'à un
commencement de chute de la colonne d'eau avant la seconde montée.52

Les tracés de l'enregistreur précisent ces indications. Soit la figure 38 (ATTA) ;
il suffit d'un coup d'œil sur la ligne du bas, celle du larynx, pour y reconnaître
entre les deux grands traits verticaux la tenue du P de AP (fig. 18, 19, 20) suivie

image

Fig. 39.

de celle du P de PA (fig. 15, 17), la jonction ayant lieu à l'endroit marqué par le
petit trait vertical.

Naturellement la ligne peut présenter des formes très diverses, depuis un
simple fléchissement à la jonction des deux tenues si elles sont à faible tension,
comme dans la fig. 39 (UPPU), jusqu'à un crochet très accentué si elles sont

image

Fig. 40.

toutes deux violentes, comme dans la fig. 40 (AKKA). Mais l'allure générale est
toujours la même.

Le français n'est pas une langue à géminées, comme l'italien par exemple ; aussi
n'en possède-t-il à l'intérieur des mots que dans des conditions spéciales (cf. Grammont,
Traité pratique de prononciation française, 7e éd., p. 89). Par contre, dans l'intérieur
de la phrase, il en présente un très grand nombre, qui sont constituées
par la consonne finale d'un mot et la consonne initiale du suivant, comme dans :
ça ne coup(e) pas, un hôt(e) taciturne, un bec crochu.

Une consonne longue ou prolongée est tout autre chose qu'une géminée. Beaucoup
de langues ne connaissent pas les consonnes longues ; le français les présente
dans deux cas : en prose lorsqu'il y a un accent d'insistance (cf. Grammont, Traité
pratique de prononciation française
, p. 139 et suiv.), en vers quand le rythme est
consonantique (cf. Grammont, Le vers français, 3e éd., p. 94 et suiv.) ; ces consonnes
longues sont l'élément essentiel et de l'accent d'insistance et du rythme
53consonantique. Une consonne géminée fait sur le sens musculaire l'impression
d'une dualité, une consonne longue fait celle d'une unité. Si l'on prononce
dans le tube en V le mot épatant avec accent d'insistance, l'eau monte d'un coup,
d'une manière continue, sans arrêt ni hésitation, d'environ 10 cm. Le cylindre

image

Fig. 41.

enregistreur donne des renseignements qu'il est plus facile d'analyser ; soit la
fig. 41 [on l']A TO[rturé] ; la tenue du t insistant est plus longue d'environ 1/3
ou 1/4 que celle d'une occlusive sourde ordinaire, telle qu'on la trouve aux
fig. 15 ou 17, pour lesquelles le cylindre tournait à la même vitesse 141 ; à part cette

image

Fig. 42.

prolongation, les caractères
de cette nouvelle
tenue sont sensiblement
les mêmes
que ceux des deux
autres. Si l'on articule
l'occlusive avec plus
d'énergie, la montée
est plus considérable
et se manifeste violemment
au début,
comme on le voit dans
la fig. 42 ([un] ECO
[rnifleur]), qui rappelle la fig. 16. Si l'on prolonge intentionnellement la tenue
on obtient la fig. 43 (UN CA[taclysme]), où la montée est encore nettement visible
presque jusqu'à l'explosion, ou bien la fig. 44 UN[e] CA[cophonie] dans laquelle
le style après être monté rapidement assez haut ne fait plus guère que se maintenir
jusqu'au bout au niveau atteint : cette dernière figure présente un petit crochet
intéressant, celui qui est en haut du premier trait vertical et qui marque le
moment où la pointe de la langue s'est détachée des alvéoles, l'n étant terminé,
et où le dos de la langue a fait occlusion contre le palais dur. Le prolongement
intentionnel, qui ne change absolument rien à la nature du phonème, n'est pas
dénué d'enseignement comme on le verra en particulier un peu plus bas à propos
des sonores. En somme ce qui caractérise ces tracés des consonnes longues par
rapport à ceux des consonnes géminées, c'est la continuité de la ligne du larynx
sans aucun fléchissement.54

image

Fig. 43.

image

Fig. 44.

image

Fig. 45.

image

Fig. 46.55

Les occlusives géminées sonores, examinées avec le tube en V (fig. 14), fournissent
une montée de la colonne d'eau qui, comparée à celle que produisent les
géminées sourdes, est proportionnelle à celle des sonores simples comparée à celle
des sourdes simples. Pour ABBA la montée est à peine de 2 cm. 1/2, avec une

image

Fig. 47.

petite hésitation après 1 cm 1/2, c'est-à-dire le 1/3 des 7 cm. qu'avait donnés
APPA. Pour les sonores longues, le b insistant de imbécile nous fournit une
montée de 6 cm. tandis que le p insistant de épatant n'avait élevé la colonne d'eau
que de 10 environ ; ici nous n'avons plus le rapport de 1/3 à l'unité ; c'est que
plus la colonne d'eau est soulevée plus elle pèse et offre de résistance ; sans cela le
p insistant l'enlèverait sans doute à 17 ou 18 cm. Les tracés de l'enregistreur
donnent des produits analogues à ceux que nous avons obtenus pour les sourdes ;
mais il y a deux différences caractéristiques : la ligne du larynx est une suite de
vibrations, les écarts du style sont réduits. Soient les figures 45 (ABBA), 46
(ADDA) et 47 (AGGA) ; elles se passent de commentaire. Le passage d'une tenue
à l'autre est marqué par le point le plus bas de la ligne du larynx. Exemples
d'occlusives sonores géminées en français : en d(e)dans, une rob(e) bleue, une
grand(e) dame, une dig(ue) grandiose.

Dans les occlusives sonores longues, la tenue est toujours unique ; la ligne laryngale
qui lui correspond est toujours d'une seule venue et ne fléchit nulle part : fig. 48
(IMBÉ[cile !]). Si l'on prolonge intentionnellement la tension, les vibrations
diminuent peu à peu d'amplitude à mesure que l'air compris dans les cavités buccales
est plus comprimé (fig. 49 ADO[rable]) ; elles finissent même par cesser complètement
quand l'air est arrivé au même degré décompression des deux côtés des
cordes vocales, dans les cavités buccales d'une part, au sommet de la trachée d'autre
part : fig. 50 (ÉGO[ïste]) ; dans cette figure on a marqué la cessation des vibrations
par le 2e trait vertical.56

image

Fig. 48.

image

Fig. 49.

image

Fig. 50.57

Les spirantes ou fricatives ou constrictives

Ces trois noms conviennent à toutes les consonnes autres que les occlusives.
Elles méritent les deux premiers si l'on considère le bruit de soufflement ou de
frottement qui les constitue au point de vue acoustique, et qui est produit par le
passage de l'air entre les organes rapprochés l'un de l'autre en un point du canal
phonateur. Sans doute on pourrait les répartir en deux classes distinctes, selon
qu'elles sont plus nettement ou spirantes ou fricatives ; mais il importe peu, car,
après tout, le souffle ne se fait entendre que s'il produit un frottement, et le
frottement n'a lieu qu'au passage du souffle. D'autre part cette division aurait
plus d'inconvénients que d'avantages, car elle séparerait des phonèmes que des
caractères essentiels réunissent en une même catégorie. Ainsi le Z est éminemment
une spirante et l'r roulé n'est pas moins clairement une fricative ; mais il y a une
nuance d'R qui ressemble à un certain z et tend à se confondre avec lui (p. 74) ;
on serait obligé d'ôter cet r de l'espèce R pour le mettre avec l'espèce Z ; il sera
beaucoup plus clair de parler, à l'occasion, d'un r spirant ou d'un z fricatif.

Lorsqu'on les appelle constrictives, c'est qu'on les envisage au point de vue
physiologique et musculaire, faisant allusion au resserrement des organes les uns
contre les autres. Ce resserrement est plus ou moins étroit suivant les phonèmes,
mais ne va jamais jusqu'à l'occlusion. L'endroit du canal phonateur où il se
produit est le point d'articulation du phonème.

Le mécanisme des spirantes est le même que celui des occlusives (p. 36), en ce
qu'il présente les trois mêmes phases, la catastase, la tenue et la métastase.

La catastase peut manquer à une spirante, comme à une occlusive, au cas où les
organes occupent d'avance la position requise ; mais en fait ce phénomène ne se
présente que devant la seconde tenue d'une spirante géminée, par exemple devant
le deuxième S de ASSA.

La métastase aussi peut faire défaut à une spirante, comme à une occlusive,
mais seulement après la première tenue d'une spirante géminée.

La tenue, la seule phase qui ne manque jamais à une occlusive, est le moment
essentiel pour une spirante. Cette tenue est comme pour les occlusives une tension
plus ou moins prolongée ; mais celle des occlusives se produit en vase clos, et
celle des spirantes dans un vase à étroite ouverture. L'air, comprimé plus ou moins
fortement, sort d'une manière continue durant cette tension, mais avec une
certaine difficulté, par l'étroit passage que lui livrent les organes à l'endroit où
ils sont rapprochés les uns des autres. Tandis que la tension des occlusives sourdes
est absolument muette et celle des occlusives sonores à peine audible, celle des
58spirantes est toujours nettement audible, quelle que soit la nature de l'impression
qu'elle fait sur l'oreille, soufflement, sifflement, chuintement, frottement, murmure.
Cette phase de tension est bien au point de vue physiologique la tenue
d'une tension comme dans les occlusives, mais c'est en même temps au point de
vue acoustique la tenue d'un son. Tandis que ce qui caractérise les occlusives
pour l'oreille c'est l'implosion ou plus souvent l'explosion, qui sont des bruits
dépourvus de durée, la catastase et la métastase des spirantes restent imperçues,
parce que la première n'aboutit pas à une fermeture, mais à un simple rétrécissement
du passage, et que la seconde ne rompt aucune barrière. Ce qui constitue
acoustiquement les spirantes, c'est le bruit de leur tenue, qui a toujours une
durée appréciable, et qui peut être prolongée à volonté tant que la provision de
souffle du sujet parlant n'est pas épuisée. C'est pourquoi les occlusives sont dites
momentanées, tandis que les fricatives sont des continues. Pendant la tenue des
spirantes sourdes les cordes vocales sont écartées, pendant celle des sonores elles
sont rapprochées et vibrent.

La troisième phase de l'occlusive est normalement une explosion, mais peut être
aussi un simple relâchement des organes aboutissant au repos ; la troisième phase
d'une spirante, qui est toujours inaudible, consiste soit en une brusque augmentation
d'aperture soit en un relâchement des organes aboutissant au repos.

On désigne sous le nom d'aperture 142 l'écartement des organes au point d'articulation
pendant la tenue. Comme cet écartement varie suivant les phonèmes, il
y a lieu de distinguer divers degrés d'aperture.

De même que dans PA le P passe brusquement, par une explosion, de l'aperture
zéro à l'aperture de A, de même dans SA la continue S passe brusquement, par
une sorte d'explosion, de l'aperture de S à l'aperture de A ; dans PA c'est l'explosion
d'un vase clos, dans SA c'est l'explosion d'un vase mal clos. AP peut se
terminer, comme on l'a vu (p. 44), par une explosion, et son P possède alors ses
trois phases comme celui de PA ; c'est le cas le plus ordinaire en français en fin
de phrase : il tap(e). Ou bien le P de AP se termine sur sa tenue, soit qu'une
nouvelle tension d'occlusive vienne après elle, comme c'est le cas pour le premier
P de APPA (p. 52) et pour celui de APMA (p. 37), soit qu'elle se termine par le
relâchement et le repos des organes, comme il arrive le plus ordinairement pour
une occlusive finale de phrase en anglais, en annamite et dans d'autres langues.
L'S de AS peut de même se terminer par un écartement des organes, suivi de
repos bouche ouverte. Ou bien sa tenue est suivie d'une nouvelle tenue d'S, ce
qui n'arrive que pour le premier S du groupe géminé de ASSA. Ou bien enfin
l'S de AS se termine, et c'est le cas le plus ordinaire, par la fermeture buccale,
fermeture immédiatement suivie du repos des organes bouche close ou de la
tenue d'une occlusive. Un S a donc deux aboutissements particulièrement fréquents,
deux aboutissements normaux, peut-on dire : ouverture buccale, fermeture
buccale. Pour ne considérer que les deux prononciations types, auxquelles toutes
les autres se ramènent, le P de PA se termine par une brusque ouverture buccale
et l'S de SA par une brusque augmentation d'aperture ; le P de AP se termine
quand finit sa tenue, la bouche restant close, l'S de AS se termine quand finit sa
tenue, la bouche se fermant. On appelle communément le premier de ces deux P
explosif et le second implosif ; on peut, par analogie, appeler explosif l'S de SA, et
59implosif celui de AS ; c'est une désignation simple et commode, à condition que
l'on se rende bien compte de la signification qu'il faut y attacher. Mais il est
plus correct et en même temps plus instructif, envisageant non pas ce qui précède
ou ce qui suit la tenue, mais la tenue elle-même, de considérer que l'S de SA est
un phonème croissant comme le P de PA, et que l'S de AS est un phonème
décroissant comme le P de AP.

Les spirantes géminées et les spirantes longues.

Toutes les consonnes simples, quelles qu'elles soient, sont susceptibles d'être
géminées ou prolongées. Le mécanisme est toujours le même, celui qui a été
décrit aux p. 52 et suiv. pour les occlusives. Ainsi dans ASSA le premier S comprend
une catastase et une tenue, le second une tenue et une métastase. Dans
ASA l'S a ses trois phases, catastase, tenue prolongée, métastase.

Examen instrumental.

Ce qui vient d'être dit de S s'applique rigoureusement et totalement à toutes
les consonnes continues, quelles qu'elles soient. Les instruments permettent de le
vérifier.

Le tube de verre recourbé en V (fig. 14) est encore utilisable ; seulement,
comme il ne s'agit plus de phonèmes occlusifs, il faut l'adapter aux exigences de
phonèmes caractérisés par un écoulement d'air continu. Il suffit pour cela d'ajouter
à l'extrémité que l'on mettait dans la bouche pour les occlusives, au moyen d'un
très court tube de caoutchouc, une sorte d'entonnoir pouvant s'appliquer hermétiquement
autour des lèvres.

Toutes les consonnes continues peuvent s'articuler isolément, mais comme le
fait est rare dans la parole, il vaut mieux les articuler précédées ou suivies ou
entourées de voyelles ; autant que possible, quand on fait une expérience, il faut
éviter de contrarier ses habitudes. Seulement si on les prononce avec des voyelles,
on ne doit pas oublier que les voyelles donnent aussi une poussée dans l'entonnoir
et que lorsqu'on mesure l'élévation de la colonne d'eau dans le tube il y a lieu
d'en déduire la part qui est due aux voyelles, afin de ne compter que ce qui
appartient aux consonnes ; il est fort aisé de faire cette déduction avec une
approximation très suffisante.

Agissant ainsi on trouve que les sourdes, l'S de SA, ASA, AS, le Š de ŠA,
AŠA, AŠ, l'F de FA, AFA, AF, le þ de þA, AþA, Aþ, etc. font monter la colonne
en moyenne de 7 centimètres avec une prononciation ordinaire. Les sonores Z,
Ž, V, Đ, R, L, Y, W, etc. la font monter de 5. Les géminées sourdes de ASSA,
AŠŠA, AFFA, AþþA, etc. la font monter de 10 ; les géminées sonores de AZZA,
AŽŽA, AVVA, AĐĐA, ARRA, ALLA, AYYA, AWWA, etc. la font monter de
8. Les mêmes consonnes longues dans les mots saltimbanque, chameau, fanfaron
prononcés avec accent d'insistance la font monter de 13 ; les sonores des mots
zizanie, joyeusement, va-nu-pieds, ravissant, légitime, yatagan, oiseau de malheur, dans
les mêmes conditions, la font monter de 9 ou 10.

Les tracés de l'enregistreur, obtenus avec le même dispositif que pour les
occlusives, donnent des produits analogues. L'S de SA est croissant (fig. 51)60

image

Fig. 51.

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Fig. 52.

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Fig. 53.

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Fig. 54.

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Fig. 55.

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Fig. 56.61

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Fig. 57.

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Fig. 58.

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Fig. 59.62

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Fig. 60.

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Fig. 61.

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Fig. 62.

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Fig. 63.

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Fig. 65.63

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Fig. 64.

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Fig. 66.

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Fig. 67.64

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Fig. 68.

image

Fig. 69.

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Fig. 70.65

image

Fig. 71.

image

Fig. 72.

image

Fig. 73.

image

Fig. 74.66

comme le montre non seulement la ligne du larynx, mais en même temps celle
de la bouche ; car ici le canal buccal n'est plus occludé. Il en est de même le plus
souvent après une occlusive décroissante, comme dans ATSA (fig. 52 : ce chien
a les pat(tes) sales). L'S de AS est décroissant en finale (fig. 53) et de même le plus
souvent devant une occlusive croissante (fig. 54 ASTU, il pas(se) toujours).
L'S de ASA, comme le P de APA (fig. 17), est ordinairement croissant (fig. 55),
mais peut aussi être décroissant (fig. 56). La géminée ASSA montre un
fléchissement bien net entre les deux tenues (fig. 57) « il pas(se) souvent », tracé
exécuté avec des membranes très rigides. La longue de « assassin ! » prononcée
avec accent d'insistance (fig. 58 ASA) n'en présente jamais.

Afin d'éviter la multiplicité des figures on n'en donnera plus, dans ce chapitre,
que pour les continues les plus communes, et seulement deux pour chacune, à
savoir une de la continue géminée et une de la continue longue ; cette dernière
rend inutile un tracé de la continue brève, puisqu'elle n'en diffère que par la
durée. Ces tracés sont assez clairs par eux-mêmes pour n'exiger aucun commentaire :
fig. 59 OZZÉ (« chos(e)s étonnantes »), fig. 60 ÉZI (« hésitation ») ;
fig. 61 UŠŠO (« il a la bouch(e) chaude »), fig. 62 ŠA (« chameau !») ; fig. 63
ÀŽŽO (« une frang(e) jaune »), fig. 64 ŽA (« jamais ! ») ; fig. 65 AFFO (« une
coif(fe) foncée »), fig. 66 AFA (« enfantillage ») ; fig. 67 ÜVVI (« une cuv(e)
vide »), fig. 68 AVA (« la vanité ») ; fig. 69 ERRU (« la ter(re) rouge »), fig.70
ÈRA (« c'est ravissant ») ; fig. 71 ALLÜ (« une pâl(e) lueur »), fig. 72 ILA
(« hilarité ») ; fig. 73 AYYA (« quelle bataill(e) y a-t-il ? »), fig. 74
(« hroglyphique »).

Les différentes espèces de spirantes.

La variété des spirantes est illimitée, tant comme point que comme mode
d'articulation. Tous les points d'articulation possibles depuis les lèvres jusqu'aux
cordes vocales ont leur spirante sourde et sonore. A chaque occlusive il en correspond
une paire, et il en est d'autres auxquelles ne répond aucune occlusive.

image

Fig. 75.

Le bruissement caractéristique
des spirantes ou fricatives
est produit par un tremblotement
particulier du souffle au
point d'articulation ; ce tremblotement
plus ou moins irrégulier
est tout à
fait indépendant
des vibrations glottales
qui l'accompagnent
dans les
spirantes sonores ;
on peut en obtenir

image

Fig. 76.

un tracé par notre enregistreur en munissant le tambour d'une membrane convenable.
La figure 75 SE, nous présente un S initial (« c'est… ») ; la figure 76
ASO, un S intervocalique (« nous commençons ») ; ces S sont tous les deux croissants,
67comme on le voit à l'aspect des crochets et sinuosités ; c'est naturellement
la ligne de la bouche qui est reproduite ici.

Les figures 77 ÜSK (« muscle ») et 78 EST (« nous estimons ») nous offrent
des S décroissants.

image

Fig. 77.

Chaque spirante a son
genre de tremblotement
propre ; la figure 79
AXE nous montre celui
de la jota espagnole
croissante entre deux voyelles (« cerrajero »).

On répartit les spirantes en diverses catégories, selon leur point d'articulation,
leur mode d'articulation ou l'impression acoustique qu'elles produisent :

bilabiales

Pour les bilabiales le souffle passe entre les lèvres rapprochées de manière à
ne laisser entre elles qu'une fente étroite. Elles correspondent aux occlusives P et

image

Fig. 78.

B, et on les transcrit, comme la
plupart des spirantes qui correspondent
à des occlusives, par des
lettres barrées, P pour la sourde,
B pour la sonore. Le français ne les
connaît pas, mais elles sont très fréquentes
dans certaines langues, par
exemple la sonore en espagnol. On les appelle aussi F bilabial et V bilabial. Elles
sont généralement assez instables, parce que les organes entre lesquels elles sont
articulées sont mous tous les deux et ne leur fournissent pas un point d'appui
ferme ; l'évolution les transforme le plus souvent en labio-dentales.

labiodentales

Pour l'articulation
des labio-dentales les
dents incisives supérieures
se rapprochent
de la lèvre inférieure
de manière à laisser une
fente horizontale très

image

Fig. 79.

étroite ; les incisives peuvent même être partiellement en contact avec la lèvre
inférieure. La labio-dentale sourde F et la sonore V ne correspondent à aucune
occlusive. La position de la langue est indifférente, et par suite déterminée par les
voyelles qui avoisinent la fricative. Ce sont des phonèmes stables, parce que l'un
des deux organes entre lesquels ils sont articulés, les dents, est dur. Ils se rencontrent
dans la plupart des langues.

interdentales

On désigne sous le nom d'interdentales des spirantes pour l'émission desquelles
on avance la pointe de la langue entre les incisives supérieures et inférieures. Si
la langue est appliquée contre les incisives le souffle passe sur les côtés au niveau
des dents canines, avec un léger gonflement des joues, comme c'est le cas dans
certains dialectes espagnols. Ce sont alors de véritables interdentales, mais des
interdentales bilatérales. Le plus souvent la langue n'est pas tout à fait en contact
avec les incisives supérieures et le souffle passe entre ces incisives et la pointe de
la langue. Ces fricatives sont alors à proprement parler des linguo-dentales ; ce sont,
par exemple, les th anglais. Leur articulation est très analogue à celle des labio-dentales,
et leur impression acoustique aussi. On transcrit toutes les spirantes dites
68interdentales par þ pour la sourde et Đ pour la sonore, sans distinguer les interdentales
réelles des linguo-dentaies. Il n'y a pas d'interdentales en français, si ce
n'est dans la prononciation des personnes atteintes de zézaiement ; c'est par des
interdentales qu'elles remplacent les sifflantes.

sifflantes

Les sifflantes sont notées communément S et Z selon qu'elles sont sourdes
ou sonores. Pour leur articulation, la partie antérieure de la langue se dispose en
forme de gouttière et forme un canal très étroit contre l'arrière des incisives supérieures
et les alvéoles de ces dents. C'est par ce canal que passe le souffle pour
venir siffler légèrement entre les incisives supérieures et les incisives inférieures.
Les sifflantes sont donc des spirantes dentales. Les incisives inférieures et supérieures
sont très rapprochées et peuvent même se toucher par certains points.
Les molaires ne se touchent pas, mais le passage latéral du souffle est strictement
barré par les côtés de la langue appuyés contre toute la rangée des dents supérieures
depuis les canines jusqu'à la dernière molaire ; si ce barrage est mal fait le canal
dévie, le passage se ferme au niveau des incisives, et le souffle s'échappe sous les
joues à la hauteur des premières molaires, soit des deux côtés à la fois, soit plus
souvent d'un seul ; le son est alors fortement modifié ; c'est le défaut de prononciation
connu sous le nom de clichement.

Les lèvres sont ouvertes en fente horizontale et les commissures légèrement
écartées. Dans les sifflantes françaises la pointe de la langue est appuyée derrière
les incisives inférieures. Dans les sifflantes anglaises la pointe de la langue est
libre un peu en arrière des incisives, et le canal est formé derrière les alvéoles
des incisives supérieures ; ce ne sont plus à proprement parler des spirantes dentales,
mais des alvéolaires. Dans d'autres langues, en catalan, en castillan, on
trouve des sifflantes pour lesquelles le canal est formé par la pointe de la langue
relevée contre les alvéoles des incisives supérieures ; ces sifflantes ont un timbre
particulier qui les rapproche des prépalatales (cf. p. 48).

Ce sont certaines interdentales et certaines sifflantes qui correspondent comme
spirantes aux occlusives décrites plus haut (p. 47) sous le nom de dentales.

chuintantes

Les chuintantes ont leur point d'articulation sur le palais dur entre les alvéoles
des incisives supérieures et le sommet de la voûte palatine. Elles sont caractérisées
par la formation d'une cavité servant de chambre de résonance entre la partie
antérieure de la langue et les deux rangées de dents. La pointe de la langue peut
être dirigée vers le bas, comme dans l'Allemagne du Sud, mais le plus ordinairement
elle l'est vers le haut (allemand du Nord, anglais, français, etc.).

image

Fig. 80

En français la pointe de la langue, rapprochée de la partie antérieure
du palais en arrière des alvéoles, laisse une cavité considérable
entre le dessous de la langue et les dents ; en même temps la
langue se masse en arrière et son dos s'abaisse laissant un espace
libre au-dessous du sommet de la voûte palatine ; enfin les lèvres
se projettent nettement en avant formant une troisième cavité entre
les dents incisives et l'orifice plus ou moins arrondi formé par les
lèvres. Avant d'arriver au dehors le souffle traverse donc successivement
trois chambres de résonance (fig. 80), dont la réunion est
nécessaire pour lui donner son timbre parfait, que rappelle la dénomination
onomatopéique de chuintante. Les dents incisives sont très rapprochées
les unes des autres, mais généralement ne se touchent pas. On notera que le
souffle suit en ligne droite la ligne médiane de la bouche et que les côtés de la
69langue forment un barrage contre les molaires pour l'empêcher de s'échapper latéralement ;
que les chuintantes françaises sont des phonèmes brefs, violents et
uniformes ; que le jeu des lèvres ajoute aux caractères essentiels de ces phonèmes
un élément labial qui n'est pas négligeable.

En allemand ce sont des phonèmes mous, assez longs et qui commencent par
une sorte d'S, les organes ne prenant leur position définitive qu'une fois que le

image

Fig.81. — La ligne pleine
limite l'S ; la ligne pointillée
limite le Z (sifflantes
françaises).

passage du souffle a commencé ;
en outre la projection des lèvres
manque dans beaucoup de dialectes ;
le troisième résonateur
fait donc défaut ; le son est par
suite plus sifflant et plus maigre.
En anglais le son rappelle plus
le son allemand que le son français ;
le troisième résonateur fait
toujours défaut, la lèvre supérieure
restant appliquée contre
les dents incisives. Dans certaines
langues, la pointe de la langue se relève en arrière jusque

image

Fig. 82. — La ligne continue
limite le S ; la ligne pointillée
limite le Z.

vers le sommet de la voûte palatine ; ce sont ces dernières chuintantes qui correspondent
le plus exactement aux occlusives cérébrales.

On transcrit uniformément la sourde par Š et la sonore par Ž, sans tenir
compte des nuances d'articulation.

On a vu plus haut (p. 50) que les occlusives sonores n'ont pas exactement le
même point d'articulation que les sourdes correspondantes ; les spirantes sonores
comparées aux spirantes sourdes correspondantes donnent lieu à la même observation
(fig. 81 et 82).

vélaires

Les spirantes vélaires sont transcrites par X et G selon qu'elles sont sourdes
ou sonores. On les appelle vélaires parce que, pour les plus connues d'entre elles,
le ach-laut des Allemands, la jota des Espagnols, le frottement se produit entre la
racine de la langue et la région postérieure du voile du palais. En réalité ces
fricatives correspondent aux occlusives du type K et le domaine de leurs points
d'articulation est le même, c'est-à-dire qu'il s'étend de la partie antérieure du
palais jusqu'à l'extrémité postérieure des cavités buccales. Leur point de frottement
est souvent réglé par le point d'articulation des voyelles avoisinantes ; il en
est de prépalatales, de cacuminales, de postpalatales, de vélaires proprement dites ;
d'autres frottent entre les piliers du pharynx, à la partie supérieure ; d'autres,
contre la paroi paryngale et correspondent alors aux occlusives pharyngales.
Elles ont toutes ce trait commun qu'elles sont produites sur la ligne médiane
de la langue largement étalée au point d'articulation et fermant l'issue des deux
côtés par ses bords.

Il existe aussi des fricatives laryngales répondant à l'occlusive laryngale. Elles se
produisent dans le larynx, et la langue ne prend aucune part à leur émission.

aspirations

Les aspirations sont notées uniformément par H, qu'elles soient sourdes ou
sonores. Ce sont encore des spirantes ; elles ne produisent pas un bruit de frottement,
mais un bruit de soufflement, comme d'autres spirantes signalées plus haut,
telles que les bilabiales (p. 68). Il n'y a pas, comme on l'enseigne d'ordinaire,
70une aspiration unique, ayant son point d'articulation dans la glotte ; il y a autant
d'aspirations que de points d'articulation depuis la partie antérieure du palais
jusqu'aux cordes vocales. C'est-à-dire qu'il existe des aspirations prépalatales,
cérébrales, postpalatales, vélaires, pharyngales, laryngales. La glotte ne joue pas
dans leur articulation d'autre rôle que dans celle des autres spirantes : les cordes
vocales, écartées un peu moins que dans l'acte respiratoire, laissent passer le
souffle sans lui opposer d'obstacle pour les sourdes et en vibrant pour les sonores.
En somme les aspirations correspondent exactement aux fricatives qui viennent
d'être décrites sous les noms de vélaires, pharyngales et laryngales ; elles sont aussi
nombreuses et ont les mêmes points d'articulation. Le mécanisme de leur émission
est le même, la disposition des organes est la même, seulement l'aperture est plus
grande, trop grande pour qu'il puisse se produire un frottement raclant. Il y en a
une pour laquelle les cordes vocales sont plus rapprochées que pour les autres,
c'est l'aspiration laryngale, parce que les cordes vocales sont en même temps son
point d'articulation. Diverses langues, comme la française, ne connaissent d'aspiration
sourde qu'exceptionnellement, dans quelques interjections ; mais un très
grand nombre de langues emploient couramment des aspirations sourdes plus ou
moins variées. Les aspirations sonores sont plus rares ; c'est pourquoi on n'a pas
pris l'habitude de les noter par un signe spécial ; nous les désignons par un h gras.
Les langues qui les connaissent sont plus nombreuses qu'on ne pense, et sans
sortir de l'Europe, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin que la Bohême pour les
rencontrer couramment en tchèque. Le jeu de la glotte dans l'émission des aspirations
sonores n'a pas encore été suffisamment étudié ; il semble que les cordes
vocales sont étroitement accolées et vibrent comme pour les autres sonores, tandis
que le souffle sort par la glotte interaryténoïdale restée ouverte.

liquides

Les liquides. Il est d'usage de donner le nom de liquides aux phonèmes de
type L et de type R. Cette appellation ne convient pas également bien à toutes
les variétés ; mais il n'est pas utile de la remplacer par une autre. On a déjà rencontré
et on rencontrera encore dans ce traité des dénominations qui sont
impropres ; elles sont dues en général à des grammairiens qui connaissaient mal la
nature des phonèmes qu'ils avaient à désigner ou qui n'en avaient rencontré que
quelques variétés. Mais elles sont consacrées par un long emploi, grâce auquel le
lecteur sait immédiatement de quoi l'on veut parler ; des appellations nouvelles
pourraient être plus adéquates sans offrir le même avantage.

La particularité la plus caractéristique des L est que ce sont des latérales, et
même des bilatérales ; pour leur articulation, la langue barre en un certain point
la ligne médiane du canal buccal, et le souffle s'échappe sur les côtés de la langue où
il glisse comme un liquide qui s'écoule. Le nom de liquides leur convient donc
parfaitement. On notera en même temps que ce sont encore des spirantes, et que
l'impression acoustique qu'elles produisent est tout à fait du même ordre, la
question de timbre mise à part, que celle des spirantes bilabiales, par exemple.

Accidentellement les L sont unilatéraux. L'impression acoustique n'en est pas
changée, et il n'y a pas lieu d'en faire une catégorie spéciale.

Il existe d'autres phonèmes articulés latéralement et surtout unilatéralement ;
mais ils sont dus à des défectuosités d'articulation, comme le clichement signalé
plus haut (p. 69), ou bien ils sont des faits individuels. On prétend que certains
phonèmes articulés de côté sont la norme dans tel ou tel dialecte ; mais la chose
n'a pas été suffisamment vérifiée. Elle serait intéressante pour l'étude des conditions
71générales de l'articulation. Il ne serait pas moins important d'examiner,
dans les cas individuels d'articulation latérale, de quel côté se fait l'articulation.
L'auteur l'a toujours observée à gauche, mais il a eu assez peu de sujets à sa
disposition ; il faudrait voir si le choix du côté est lié à l'ensemble des habitudes
musculaires du sujet.

On distingue essentiellement des L articulés en avant ou alvéolaires et des L articulés
en arrière ou vélaires. En français la pointe de la langue fait un barrage contre
les alvéoles des incisives supérieures, les côtés de la langue touchent les alvéoles
des dernières molaires, et l'air passe sur le dos de la langue à peu près plat pour
s'échapper sur les côtés, en arrière des dents canines. En anglais la pointe de la
langue est sensiblement reculée, s'appuyant contre l'arrière des alvéoles ou même
la partie antérieure du palais dur, le dos de la langue est creusé en forme de
cuillère, la racine est relevée et touche le voile du palais des deux côtés ; le souffle
s'échappe à peu près au même endroit qu'en français, mais l'impression acoustique
est très différente, beaucoup moins nette et un peu vélaire.

Les L vélaires que l'on transcrit par un l barré, Ł (Ɨ), sont souvent appelés l slaves,
bien qu'ils soient loin d'être particuliers aux langues slaves. La pointe de la langue
est en contact avec les dents d'en haut ou les alvéoles, l'abaissement du dos de la
langue est plus prononcé qu'en anglais, la racine relevée un peu plus en arrière ;
l'air s'échappe sur les côtés aussi un peu plus en arrière ; l'articulation et l'impression
acoustique sont nettement vélaires.

Toutes les espèces d'L peuvent être articulées avec la pointe de la langue
appuyée contre les incisives inférieures ou leurs alvéoles, le barrage contre les
alvéoles supérieures étant constitué par la partie antérieure du dos de la langue ;
l'impression acoustique n'est pas changée d'une manière notable.

Les L ne correspondent à aucune occlusive.

Les R sont souvent désignés par le nom de vibrantes. C'est encore une dénomination
défectueuse, car le nom de vibrantes conviendrait à tous les phonèmes
dont l'émission comporte des vibrations, c'est-à-dire à toutes les sonores. Quand
on l'applique à l'R on fait allusion au tremblotement qu'éprouve un organe mou
en cherchant à entrer en contact avec un autre organe dont il est périodiquement
écarté par le passage du souffle. Ce tremblotement est caractéristique de certains R,
mais il en est qui ne le possèdent pas. Il n'y a pas d'inconvénient néanmoins à
garder ce nom de vibrantes, du moment que l'on est d'accord sur les phonèmes
qu'il désigne. Chaque fois que l'organe qui tremblote entre en contact avec l'organe
qui est en face, on dit qu'il y a battement, et il y a lieu parfois de distinguer des r
de même nature par le nombre de leurs battements, ou, ce qui revient au même,
par le nombre de leurs périodes.

Les principales variétés d'R sont :

α.— L'r apical 143, qui est articulé avec la pointe de la langue rapprochée d'un
point de la ligne médiane du palais situé entre les incisives et le sommet de la
voûte palatine.

On en distingue diverses nuances, soit d'après le point d'articulation, soit
d'après l'impression auditive :

L'r alvéolaire, qui est généralement roulé. C'est éminemment une fricative. On
le rencontre dans un grand nombre de langues ; c'est, selon toute probabilité, l'r
72du grec ancien, du latin, du roman. En français il est encore très usité au théâtre
et dans le parler oratoire, parce qu'il est plus net que les autres et porte mieux.
Dans la conversation il disparaît de plus en plus, mais il y est encore très acceptable,
à condition de n'être pas trop roulé, c'est-à-dire pas trop intense.

Les incisives sont écartées de 1 à 2 millimètres ; les lèvres ne jouent aucun rôle.
La langue se retire un peu en arrière et s'élève vers le palais ; les bords latéraux y
touchent légèrement ; la pointe reste entièrement libre, suspendue
à une très faible distance des alvéoles des incisives supérieures, jusqu'au
moment où le souffle, passant par-dessus, la met en vibration
(fig. 83). Ce mouvement vibratoire l'amène par intervalles en contact
avec le palais ; le nombre des contacts ou battements est généralement
moindre entre voyelles que dans les autres positions.

image

Fig. 83.

L'r chuintant qui est propre à plusieurs langues, telles que l'annamite
ou le polonais, est articulé plus en arrière, sur la partie du palais
dur qui vient immédiatement après les alvéoles. Les organes occupent sensiblement
la même position que pour les spirantes Š et Ž vues plus haut (p. 69) ;
seulement la pointe de la langue est un peu plus rapprochée du palais, ce qui
rend possibles les battements, et d'autre part les lèvres ne sont généralement pas
projetées. Comme le point d'articulation de cet r est le même que celui de la
voyelle I, il est fréquent qu'il perde sa qualité chuintante lorsqu'il est devant un
I, et produise alors une impression acoustique analogue à celle de l'r alvéolaire ;
c'est la règle en cochinchinois.

Plus en arrière c'est la catégorie des r cérébraux, tels que l'ancien r hindou. Il
en existe plusieurs variétés, avec ou sans battements. Le dos de la langue se creuse
de plus en plus, à mesure que la pointe de la langue recule sa position.

β. — L'r uvulaire 144. On le désigne, souvent en français sous le nom de r grasseyé.
Les lèvres et la mâchoire inférieure sont disposées comme pour l'r apical. Mais la
pointe de la langue est abaissée et légèrement pressée contre les incisives inférieures,

image

Fig. 84.

et toute la rangée des dents inférieures est touchée par les bords de
la langue. La partie postérieure de la langue s'élève un peu, de
manière à toucher le bord intérieur des trois dernières molaires ; en
même temps la luette se replie en avant sur le dos de la langue. La
colonne d'air vibrant qui vient de la glotte passe sous la luette qu'elle
soulève et fait trembloter (fig. 84). La luette joue ici le même rôle
que la pointe de la langue dans l'articulation de l'r apical. Cette
projection de la luette sur le dos de la langue n'empêche
pas le voile du palais d'être relevé et d'occluder l'entrée postérieure des
fosses nasales.

image

Fig. 85.

γ. — L'r dorsal. La position des organes est analogue à la précédente ;
mais le dos de la langue se soulève au niveau du point d'articulation
de la voyelle qui suit l'r, ou, quand il n'y a pas de voyelle immédiatement
après l'r, de la voyelle qui le précède. C'est là que se produit
le frottement qui constitue cet r. La luette tombe sur le dos de la
langue, mais sans être repliée en avant ; elle n'est pas soulevée par la
colonne d'air, qui passe des deux côtés en la laissant inerte (fig. 85). L'r français
dit parisien appartient à cette catégorie.73

δ. — L'r pharyngal. Il est analogue au précédent, mais son point d'articulation
est fixe et reculé jusqu'aux piliers postérieurs du pharynx (fig. 86) ; ces derniers
se rapprochent de telle sorte que le souffle qui traverse la glotte met en vibration
leur partie inférieure.

image

Fig. 86.
V, voile du palais ;
l, luette ;
L, langue ; P,
piliers ; C, cavité
pharyngale.

Si les organes occupant les positions qui viennent d'être décrites
ne sont pas assez rapprochés pour que le tremblotement se
produise, l'air s'écoule d'une manière égale entre ces organes, et les
r qui en résultent sont bien alors des liquides et des spirantes.
C'est à tel point qu'il leur arrive de se confondre acoustiquement
avec d'autres liquides ou d'autres spirantes.

Ainsi l'r alvéolaire sans battements se confond aisément avec
une certaine nuance de z ; c'est ce qui explique, dans l'histoire
des langues, par exemple le passage de z à r en latin, ou le passage
inverse de r à z en français dans chaise.

Les r uvulaires sans battements et les r pharyngaux, dont le son
produit une impression de râclement, se confondent aisément avec les spirantes
vélaires ou pharyngales de type X, -G. Ainsi dans certaines parties de l'Allemagne
on distingue difficilement des mots comme bohren et bogen. Dans les spirantes
pharyngales le frottement se produit à la partie supérieure des piliers ; dans les r
pharyngaux, à la partie inférieure ; c'est la différence la plus essentielle qui distingue
ces deux catégories de phonèmes ; elle se traduit à peine par une différence
d'impression auditive.

Les L et les R sont presque toujours sonores ; néanmoins ils peuvent être
assourdis plus ou moins complètement dans certaines combinaisons avec des
consonnes sourdes. Mais le fait est rare ; c'est surtout pour des langues germaniques
qu'on l'a signalé, et il faut reconnaître que la plupart des observateurs se
sont trompés ; ils ont été induits en erreur par le souffle sourd plus ou moins
long qui, dans ces langues, sépare une occlusive sourde de la liquide qui vient
après.

En fin de mot, soit que le mot se trouve à la pause, soit qu'il se présente devant
une consonne, il y a en français cette particularité que les liquides L et R après
une occlusive sont simplement chuchotées, même dans les phrases parlées à pleine
voix. Après une occlusive sourde, l'L et l'R sont absolument sourds et ne se

image

Fig. 87.

distinguent de l'L et de l'R de la parole chuchotée, que par un peu plus d'intensité ;
comparez l'L final et l'R final de souple (fig. 87) et de poutre (fig. 88) dits
74avec la voix ordinaire à ceux des mêmes mots (fig. 89 et 90) chuchotes. Après
une occlusive sonore, les vibrations ne cessent pas dès l'explosion, car il faut un

image

Fig. 88.

certain temps, très court, pour que les cordes vocales s'écartent jusqu'à la position
du chuchotement ; mais elles deviennent immédiatement très lâches et à peu près
inaudibles pour aboutir à zéro au bout de quelques centièmes de secondes ;
comparez les vibrations de l'L final dans tringle (fig. 91) et de l'R de aigre (fig. 92)

image

Fig. 89.

avec celles de l'L de bleu (fig. 93) et de l'R de dru (fig. 94). Le trait vertical des
fig. 91 et 92 marque la fin de l'L et de l'R ; on voit que les vibrations se sont
évanouies bien avant.

Il existe aussi dans quelques langues, par exemple en gallois, des L et des R
indépendants qui sont soufflés,
c'est-à-dire sourds.

image

Fig. 94.

L'R, pas plus que l'L, ne
correspond à aucune occlusive ;
mais ils correspondent
tous deux à des voyelles dans
la mesure où une voyelle est
articulable avec leur position
articulatoire. On a vu plus
haut (p. 71) que si l'aperture
d'une fricative sourde
augmente, le bruit de frottement
disparaît et l'on n'entend plus qu'un bruit de souffle, H. Si en même temps
la pression de l'air diminue, si elle n'est plus, par exemple, que celle que nécessite
une voyelle, on n'entend plus rien. Quand la fricative est une sonore, si75

image

Fig. 90.

image

Fig. 91.

image

Fig. 92.

image

Fig. 93.76

l'aperture augmente et que la pression diminue légèrement, on n'entend plus que
les vibrations laryngiennes, à moins que la disposition des organes ne fournisse
un résonateur propre à l'émission d'une voyelle. Ainsi en anglais dans certaines
positions, particulièrement à la finale, l'r devient ə : dear se prononce dīə, father
se prononce fađə (cette voyelle ə, articulée un peu en avant du sommet de la voûte
palatine, est une sorte d'a dans divers dialectes). Dans certains parlers de l'Allemagne
du Nord er devient a : der Vater se prononce da fata, der Berger se prononce da
baga
 ; c'est bien un a, mais ce n'est pas l'a ordinaire de ces parlers ; c'est un a qui
a le timbre de l'r qu'il remplace.

semi-voyelles

Les semi-voyelles. Les semi-voyelles sont encore éminemment des spirantes
et aussi bien des fricatives et des constrictives. On leur a donné ce nom de semi-voyelles 145
parce qu'on y a vu des phonèmes intermédiaires 246 entre les voyelles et
les consonnes. On entend en effet dans le son qu'elles produisent, à la fois le
timbre d'une voyelle et le frottement d'une consonne spirante. Ajoutons que
phonétiquement elles deviennent des voyelles, ou bien certaines voyelles
deviennent des semi-voyelles, selon la position qu'elles occupent dans la syllabe.
Mais phonologiquement elles sont et restent des spirantes.

On a vu plus haut (p. 68) des spirantes correspondant à chacune des occlusives ;
les semi-voyelles correspondent à chacune des voyelles les plus fermées.

Les deux semi-voyelles les plus connues sont le y et le w, que l'on appelle
respectivement yod et oué. On y ajoutera le , appelé üé, qui n'a été signalé jusqu'à
présent qu'en français.

Le y est la semi-voyelle prépalatale, correspondant aux voyelles de type I (cf.
p. 90). C'est le son initial de français yeux. Pour son
articulation les mâchoires sont très rapprochées l'une de
l'autre, 1 à 2 millimètres entre les incisives ; les lèvres,
étirées par les commissures, forment une ouverture
oblongue très allongée, analogue à celle de s (cf. p. 69).
La langue est très avancée, la pointe s'appuyant contre
les incisives inférieures, et les bords s'étalant sur les côtés
du palais de manière à ne laisser au point d'articulation,
c'est-à-dire à la partie antérieure du palais, qu'un
passage si étroit au-dessous de la ligne médiane du
palais que le souffle ne le puisse traverser sans produire
un bruit de frottement (fig. 95). C'est ce bruit ajouté à
la vibration glottale qui constitue le yod ; car le yod est
normalement sonore, mais il peut être assourdi plus ou
moins complètement au contact d'une consonne sourde,

image

Fig. 95. — La teinte foncée
marque les contacts de l'I ;
la teinte pâle s'y ajoute
pour le Y.

comme dans français tiens ! (cf. p. 80). Le y sourd existe indépendamment
dans certains parlers.

Le w est la semi-voyelle vélaire correspondant aux voyelles de type U (cf.
p. 90). C'est le son initial de français oui, oie. Les mâchoires sont rapprochées
un peu moins que pour y ; la langue est massée en arrière au niveau du voile du
palais qui est le point d'articulation, la pointe suspendue un peu en arrière des
incisives ; les lèvres sont projetées en avant et disposées de manière à former une
77ouverture arrondie très petite. Le w est normalement sonore, mais il peut perdre
partiellement ses vibrations glottales au contact d'une consonne sourde, comme
dans le français toi, soi.

Il existe des w, et aussi des y, de diverses nuances, se distinguant particulièrement
en ce que les muscles sont plus ou moins tendus, le passage de l'air plus
ou moins resserré et, par suite, le frottement plus ou moins sensible, les lèvres
plus ou moins étirées pour les y, plus ou moins projetées et resserrées pour les w,
le résonateur constitué par les cavités buccales plus ou moins étendu et par suite
le timbre plus ou moins grave. Mais la différence vraiment spécifique qui distingue
les diverses nuances de w est constituée par le jeu des lèvres, fortement projetées
en avant et étroitement arrondies en français, alors qu'en anglais, par exemple,
dans la plupart des dialectes, la projection en avant de la lèvre supérieure est nulle,
celle de la lèvre inférieure peu considérable, et l'arrondissement de l'orifice est
lâche. Il existe aussi en anglais un w sourd indépendant, que l'on écrit wh, comme
dans white (il n'est pas sourd dans tous les dialectes).

Le est une semi-voyelle palato-labiale correspondant aux voyelles de type Ü
(cf. p. 91). C'est le son que l'on a dans fr. huit, nuit. On peut dire dans un
certain sens que c'est un phonème composé, une combinaison de y avec w ; en
effet, à envisager les choses sans précision, la langue est disposée comme pour le
y et les lèvres comme pour le w, et le timbre particulier est constitué par la
réunion des harmoniques produits par le résonateur qui est constitué en arrière
du point d'articulation et de ceux que fournit le résonateur constitué entre le
point d'articulation et l'extrémité des lèvres projetées en avant. A y regarder de
plus près, la langue est un peu plus relevée que pour y, et le point d'articulation
n'est pas celui d'un i, mais celui de é très fermé (cf. p. 84) ; en outre les lèvres
sont un peu moins projetées que pour w. Le peut s'assourdir partiellement
tu contact d'une consonne sourde, comme dans fr. cuit.78

Les consonnes mouillées

On dit qu'une consonne est mouillée ou palatalisée, quand à son timbre habituel
vient s'ajouter un timbre particulier qui rappelle ce qu'il y a de spécifique
dans celui du y (cf. p. 77). Ce timbre particulier est dû à un large étalement
du dos de la langue contre le palais, semblable à celui qui se produit pour l'émission
du y.

La mouillure ne manifeste aucune action sur les semi-voyelles ; le w ne saurait
être mouillé sans changer de nature et par suite cesser d'être w ; il devient alors
quelque chose d'analogue au , qui est une mouillée ; quant au yod il ne saurait
être plus mouillé qu'il ne l'est normalement, puisqu'il est déjà la mouillée et la
prépalatale par excellence. Mais, les semi-voyelles mises à part, toutes les consonnes
sont susceptibles d'être mouillées. Pourtant il faut bien noter que la
plupart des langues ne possèdent qu'un nombre restreint de mouillées, et que s'il
est des langues, telles que certains parlers slaves, qui mouillent à l'occasion toutes
les consonnes, il en est d'autres qui se refusent à mouiller les consonnes dont le
point d'articulation est plus ou moins éloigné de la région prépalatale, c'est-à-dire
en particulier les labiales et les vélaires.

On désigne parfois les consonnes non mouillées par le nom de consonnes dures
et les mouillées par celui de consonnes molles. L'étalement de la langue et l'augmentation
de son contact avec le palais pour les mouillées se fait essentiellement
de trois manières : si pour la consonne dure la langue est en contact avec les
bords latéraux de la voûte palatine, le contact s'étend vers la ligne médiane du
palais ; s'il est en contact avec le bord antérieur de la voûte il s'étend vers l'arrière ;
s'il est en contact avec le bord postérieur il s'étend vers l'avant.

Il faut distinguer soigneusement la consonne mouillée de la consonne dure
suivie de y. La consonne mouillée est produite par une seule articulation et avec
une position articulatoire qui ne change pas au cours de sa production ; elle est
mouillée dès son début et durant toute son émission. Dans le cas de la consonne
dure suivie de yod il y a deux articulations successives, celle de la consonne dure
d'abord, puis celle du yod. Il y a aussi des consonnes mouillées suivies de y, et
il y a des degrés dans la mouillure ; elle est plus forte devant y que devant voyelle.

Les consonnes mouillées peuvent, comme les consonnes dures, être géminées et
prolongées. Pour transcrire les consonnes mouillées on ajoute aux lettres qui
représentent les consonnes dures un accent aigu ´ en tête à droite.

Les mouillées labiales. Dans l'articulation des occlusives labiales, P, B, la
79position de la langue, ne jouant pas de rôle particulier, est indifférente et par suite
se règle sur les exigences des voyelles voisines. Un très grand nombre de langues
se refusent à mouiller ces labiales ; mais quelques-unes, comme le russe, leur font
éprouver devant une voyelle prépalatale une véritable mouillure ; car dès l'implosion
de l'occlusive la langue entre en contact avec le palais sensiblement de la
même manière que pour yod. Acoustiquement, la mouillure n'est perceptible
qu'au moment de l'explosion, sous forme d'une ébauche de yod ; c'est pourquoi
l'on appelle souvent ces consonnes yodisées

Les spirantes labio-dentales F, V, subissent dans les mêmes conditions une
modification analogue ; l'articulation ne change pas au point d'articulation (lèvres),
mais la langue prend la même position que pour yod.

Les dentales et alvéolaires. Dans les occlusives dentales ou alvéolaires mouillées
Tʹ, Dʹ la surface de contact entre la langue et le palais est beaucoup plus étendue
que pour les occlusives dures T, D. C'est toute la partie antérieure du dos de la
langue jusqu'au milieu qui est en contact avec toute la partie antérieure du
palais dur jusqu'au milieu de la voûte ou même plus en arrière. Souvent la
pointe de la langue, au lieu de s'appuyer contre les incisives supérieures ou leurs
alvéoles, va s'appuyer contre les alvéoles inférieures. Il y a alors très peu de différence
entre la mouillée dentale et la mouillée vélaire (cf. plus bas, p. 80).

Les spirantes interdentales ɸ, đ deviennent mouillées quand les deux bords de
la langue s'appuient contre les deux côtés du palais dur.

Les sifflantes mouillées ś, ź tiennent une place considérable dans certaines
langues. Il en existe autant de nuances qu'il y a de nuances de s. Le ich-laut des
Allemands est l'une d'elles. Ce n'est pas, comme on l'enseigne trop souvent,
un yod sourd ; c'est un certain s avec la mouillure en plus. Un yod sourd est autre
chose (cf. p. 77, et comparez acoustiquement au ch de all. Chemie le son du yod
sourd tel qu'on l'entend quelquefois dans l'exclamation fr. tiens ! prononcée d'une
manière vive et négligée). Le ś sonore ou ź est aussi autre chose que yod ; on
l'entend fréquemment en France chez des enfants qui n'ont pas encore acquis une
prononciation correcte de ź Il est vrai que phonétiquement, c'est-à-dire dans
l'histoire des langues, il n'est pas rare qu'un yod sourd soit remplacé par ś ou un
ś sonore par y, par substitution de phonèmes voisins ; mais les confusions de la
phonétique doivent être soigneusement écartées de la phonologie. La mouillure
de S se fait par extension du contact de la langue avec le palais en partant des
bords latéraux et s'avançant vers la ligne médiane.

Les vélaires. Les occlusives vélaires se mouillent (, g') quand le contact s'étend
d'arrière en avant jusqu'au milieu du dos de la langue. Mais il faut reconnaître
alors que le point d'articulation s'est sensiblement ravancé, et que dans cette série
à point d'articulation flottant que l'on a appelée ici les vélo-palatales ou les dorsales,
quand les vélaires se mouillent elles cessent d'être des vélaires.

Même observation pour les spirantes vélaires x et g quand elles se mouillent.
Même observation pour les aspirations mouillées h' ; il n'y a d'aspirations mouillées
qu'avec le point d'articulation dans le voisinage du centre de la voûte palatine.

On a remarqué plus haut (p. 80) qu'il existe des t', d' avec la pointe de la
langue appuyée contre les incisives inférieures ou leurs alvéoles. C'est la position
normale pour les vélo-palatales mouillées, et c'est ce qui explique la confusion si
fréquente en phonétique entre ces deux catégories. Il y a pourtant plusieurs différences
80importantes entre l'articulation de l'une et celle de l'autre : α_ les dentales
se sont mouillées par extension du contact d'avant en arrière, les vélo-palatates
par extension d'arrière en avant, β_ le contact ne va pas si loin en arrière pour les
dentales que pour les vélo-palatales, pas si loin en avant pour les vélo-palatales
que pour les dentales ; γ_ le point d'articulation des vélo-palatales mouillées reste
toujours un peu plus en arrière que celui des dentales ; δ_ l'explosion ou rupture
d'une partie du contact se fait pour les dentales strictement sur la ligne médiane
du dos de la langue, elle est plus large pour les vélo-palatales.

Les liquides mouillées sont très fréquentes, du moins l'l'. L'r' ne se rencontre
guère que devant voyelle prépalate ; ce qui le caractérise, quel que soit son
point d'articulation, alvéolaire, uvulaire, pharyngal (cf p. 72 les variétés de R dur),
c'est que le dos de la langue se rapproche du palais dur de manière à le toucher
par ses bords sur une assez grande étendue.

L' mouillé est caractérisé aussi par une plus grande étendue de la région de
contact. Il en est autant de variétés que de variétés de L dur. La position, l'étendue
et les limites de la région de contact varient aussi presque à l'infini suivant les
langues et les positions. Il y a des l qui se mouillent au contact de phonèmes prépalataux ;
mais le plus souvent l' est un phonème indépendant. Il existe aussi
des sourds indépendants dans certaines langues, par exemple en gallois.

On trouvera plus loin (p. 94) des nasales mouillées.81

Les voyelles

Le mécanisme articulatoire des voyelles est encore le même que celui des spirantes,
que celui des occlusives, que celui de tous les phonèmes. On trouve partout
les trois mêmes phases : mise en place des organes, tenue, abandon de la position.
Dans les voyelles, comme dans les spirantes, la première et la troisième
phases sont imperçues. La tenue est une tenue de tension et en même temps une
tenue de son. Mais une voyelle se distingue d'une spirante sonore par plusieurs
caractères : le canal vocal est moins rétréci au point d'articulation ; l'effort expiratoire,
et par suite le débit de l'air expiré, est moindre ; la tension est toujours
décroissante. Ces différences suffisent pour que les voyelles doivent être mises à
part ; c'est à cause d'elles en effet que les voyelles font une impression acoustique
particulière et tout autre que celle des spirantes : pas de bruit de souffle, pas de
bruit de frottement, seulement un bruit de voix. Les voyelles ne sont donc pas à
proprement parler des spirantes, ni des fricatives ; ce ne sont pas non plus des
constrictives, puisque les organes, bien que plus ou moins rapprochés les uns des
autres au point d'articulation, le sont sans effort, et ne le sont jamais au point
d'entrer presque en contact.

Le jeu des organes dans la production des voyelles.

L'air provenant des poumons passe entre les cordes vocales suffisamment rapprochées
pour entrer en vibration à son passage et le mettre lui-même en vibration.
C'est donc une colonne d'air vibrant ou sonore qui arrive dans les cavités buccales.
Loin d'être immuables, ces cavités peuvent varier beaucoup de forme et
de capacité.

Elles peuvent être augmentées d'une autre cavité, celle des fosses nasales, qui
joue son rôle en même temps que les cavités buccales proprement dites quand le
voile du palais s'abaissant reste suspendu entre la paroi pharyngale et le dos de la
langue ; la colonne vibrante s'écoule alors à la fois par la voie buccale et par la
voie nasale, et la voyelle est dite nasale (cf. plus loin, p. 96). Mais le plus souvent
le voile du palais est relevé et appuyé plus ou moins fortement contre la
paroi du pharynx ; il oblige ainsi l'air à passer uniquement par la bouche et la
voyelle est alors dite orale.

La capacité des cavités buccales peut être agrandie de haut en bas par l'écartement
plus ou moins considérable des mâchoires. Elle peut être allongée ou raccourcie
83d'arrière en avant par le jeu des lèvres et par celui du larynx, les deux organes
pouvant s'accorder pour concourir au même résultat, l'allongement ou le raccourcissement,
ou au contraire fonctionner indépendamment et en sens inverse. L'allongement
est produit à l'avant par la projection des lèvres, à l'arrière par l'abaissement
du larynx et l'emploi des cordes vocales inférieures ; le raccourcissement est
produit à l'avant par l'application des lèvres contre les dents, à l'arrière par l'élévation
du larynx ou sa projection en avant, et l'emploi des cordes vocales supérieures.

Des modifications de la forme des cavités buccales peuvent être produites aussi
par l'avancement ou le recul de la mâchoire inférieure. L'importance de ce mouvement
est minime dans la plupart des langues. Mais le rôle capital est rempli
par la langue, qui se masse en arrière, en avant, au milieu, s'élève ou s'abaisse,
se creuse en forme de gouttière ou de cuvette. Quelle que soit la forme générale
qu'elle prend pour l'émission de la voyelle, ses bords viennent s'appuyer à un
certain point sur les deux côtés du palais, ou tout au moins s'en rapprocher, laissant
au milieu un passage plus ou moins large pour la colonne d'air. C'est cet
endroit qui est la zone d'articulation et que l'on appelle le plus souvent le point
d'articulation, bien que ce ne soit pas un point, mais une région.

La connaissance des zones d'articulation fournit un moyen commode de classer
les voyelles. On distingue ainsi des voyelles d'avant ou antérieures ou palatales, et
des voyelles d'arrière ou postérieures ou vélaires. Cette division de la voûte palatine
en deux parties seulement est capitale dans certaines langues où l'opposition
de ces deux parties joue un rôle systématique (slave, irlandais, etc.) ; mais il est
utile d'une manière générale, et parfois indispensable, de détailler davantage le
vocalisme et de délimiter une zone particulière pour chaque type de voyelle. On
reconnaît ainsi d'avant en arrière la zone des voyelles du type I, située immédiatement
après les alvéoles des incisives supérieures ; la zone du type E vient
ensuite ; on donne à ces deux zones le nom de prépalatales. La zone médiopalatale
est celle du type A. Le type U occupe la zone vélaire. Entre le type U
et le type A, une zone située à la jonction du palais dur et du palais mou et
dénommée postpalatale est celle du type O. Certaines langues utilisent la zone
pharyngale et la zone laryngale. La zone
des voyelles du type Ü est à cheval sur
celle de I et celle de E ; la zone du type
Œ est à cheval sur celle de E et celle
de A.

image

Fig. 96.

Chaque type comporte des nuances
diverses de voyelles en nombre illimité,
et c'est par des nuances insensibles que
l'on passe d'un type au voisin. Les lignes
de démarcation de la fig. 96 sont donc idéales et destinées seulement à indiquer
où sont les régions et approximativement à quel endroit on passe de l'une à
l'autre.

Nous sommes renseignés sur le point d'articulation l'une voyelle par le sens
musculaire. C'est le procédé le plus pratique, et il est à la portée de tout le monde
puisqu'il ne demande l'usage d'aucun appareil. Il donne des indications suffisamment
précises quand on a un peu d'exercice, c'est-à-dire quand on a pris l'habitude
de bien reconnaître les diverses régions de sa bouche.84

Les empreintes du palais artificiel fournissent aussi des renseignements utiles,
mais qui sont limités aux voyelles prépalatales et postpalatales ; en effet l'A ne laisse
une empreinte sur le palais artificiel que lorsqu'il est articulé très en avant, dans
le voisinage de la région de E, et d'autre part les palais artificiels qui embrassent
tout le voile du palais sont d'un usage très difficile.

On peut voir le mouvement et la position de la langue, pour les voyelles dont
l'émission comporte une ouverture suffisante de l'orifice buccal, en se plaçant
devant une glace et en éclairant convenablement l'intérieur de la bouche.

On peut mesurer avec de petites jauges la distance des différents points de la
langue aux points de la voûte palatine qui leur font face.

Enfin on peut obtenir par la radiographie le profil de la langue dans la bouche
pendant l'articulation.

Il est bon de combiner à l'occasion ces divers procédés.

Parmi les multiples nuances que peut présenter chaque type de voyelles, on en
distingue essentiellement trois, auxquelles on donne les noms de fermées, ouvertes et
moyennes. Ces appellations reposent sur l'observation du mouvement des mâchoires
qui s'écartent plus ou moins l'une de l'autre pour l'émission des diverses voyelles ;
la mâchoire inférieure s'abaisse et forme avec la mâchoire supérieure un angle plus
ou moins ouvert, qu'il est facile de mesurer entre les incisives supérieures et
inférieures, par exemple au moyen d'un objet conique tel que la pointe d'un crayon.
En français cet écartement va en moyenne de 1 millimètre pour l'i fermé à 10
millimètres pour l'a ouvert. Il constitue ce qu'on appelle l'ouverture buccale. Dans
une articulation normale, exempte de toute gêne et de toute contrainte, cette
ouverture correspond à l'aperture de la voyelle, c'est-à-dire à l'écartement des
organes au point « d'articulation ». Cette dernière est seule essentielle, puisque l'on
peut parler avec un crayon ou un tuyau de pipe entre les dents, c'est-à-dire avec
un écartement des mâchoires immuable, sans que les voyelles émises cessent de
faire une impression correcte sur l'oreille. Mais cette impression correcte n'est
obtenue que par un système de compensations, les organes prenant à l'intérieur
de la bouche des positions qui ne sont plus tout à fait les positions normales,
mais qui sont telles qu'elles contrebalancent le défaut provenant d'une
ouverture buccale fixe. D'autre part il est toujours très difficile de mesurer exactement
l'aperture d'une voyelle donnée, en sorte que l'ouverture buccale, qui
normalement lui est parallèle et qui est aisément mesurable, offre le seul moyen
pratique d'apprécier l'aperture.

L'étude de l'aperture permet de compléter et de préciser la classification des
voyelles qui est fournie par l'examen des zones d'articulation. Le déplacement du
« point d'articulation » est en effet étroitement lié aux variations du degré d'aperture.
Pour laisser de côté les voyelles pharyngales et laryngales, qui n'ont dans la
plupart des langues qu'une importance secondaire ou nulle, les deux voyelles les
plus fermées sont l'I et l'U, qui le sont à peu près également, et qui sont articulées
l'une le plus en avant de la bouche et l'autre le plus en arrière. La voyelle la
plus ouverte est l'A, qui est articulé au milieu de la voûte palatine. Entre l'I et
l'A se place l'E, et comme point d'articulation et comme degré d'aperture ; entre
l'A et l'U se place l'O de la même manière. Une voyelle est d'autant plus fermée
que son point d'articulation s'éloigne davantage de la zone de A dans un sens
ou dans l'autre. Si l'on part des alvéoles des incisives supérieures pour se diriger
vers l'arrière-bouche, on rencontre les points d'articulation des voyelles dans
85l'ordre suivant : i fermé, i moyen, i ouvert, e fermé, e moyen, e ouvert, a fermé,
a moyen, a ouvert, o ouvert, o moyen, o fermé, u ouvert, u moyen, u fermé. Les
voyelles ü fermé, ü moyen, ü ouvert, œ fermé, œ moyen, œ ouvert se superposent
à cette série aux places qui ont été indiquées dans la fig. 96. On note les voyelles
fermées par un accent aigu, soit í, é, á, ó, ú, ü, œ, les voyelles moyennes sans
accent, les voyelles ouvertes par un accent grave, soit ì, è, à, ò, ù, ü, œ. On peut
rendre clairs aux yeux les rapports des voyelles entre elles, tant comme degré
d'aperture que comme point d'articulation, en les disposant le long d'une courbe
qui schématise celle de la voûte palatine (fig. 97).

image

Fig. 97.

La voyelle la plus ouverte est
l'a moyen, qui occupe le point
le plus élevé de la courbe ; le degré
d'aperture des autres voyelles
moyennes est intermédiaire entre
celui de la voyelle fermée et celui
de la voyelle ouverte. Il n'y a pas
de langue qui possède toutes ces
nuances de voyelles ; ainsi le français parisien proprement dit ne possède que des
voyelles fermées et des voyelles ouvertes, qui sont plus ou moins fermées et
plus ou moins ouvertes suivant leur durée ; mais il ne connaît pas de voyelles
moyennes ; il n'a pas non plus de voyelles ouvertes des types extrêmes I, Ü, U 147.

Il ne faudrait pas croire pourtant que les diverses voyelles ne sont qu'une même
voyelle qui va s'ouvrant de í d'une part et de ú d'autre part jusqu'à a. Les différents
types de voyelles et leurs zones d'articulation répondent à des différences
réelles, car dans une langue comme le français toutes les voyelles fermées sont
prononcées avec les muscles tendus et les voyelles ouvertes avec les muscles relâchés ;
si bien qu'une voyelle ouverte, comme l'i par exemple qui est articulé en
un point immédiatement voisin de celui qui est réservé à une voyelle fermée, l'é,
est relâché, tandis que l'é est tendu. S'il en était autrement le relâchement augmenterait
progressivement comme l'aperture.

Le timbre des voyelles.

L'oreille distingue entre elles les diverses nuances de voyelles par leur timbre.
Les nuances de timbre étant déterminées à la fois par le point d'articulation et le
degré d'aperture, les voyelles se rangent au point de vue du timbre dans le même
ordre qu'au point de vue de l'articulation et de l'aperture ; les diverses classifications
se recouvrent et se confondent si bien que l'on parle quelquefois
d'une voyelle de timbre palatal, ou de timbre vélaire, et que l'on dit qu'une
voyelle est de timbre plus ouvert que telle autre ; ce sont des transpositions de
notions physiologiques dans le domaine acoustique. Au point de vue acoustique
les voyelles ne peuvent être distinguées qu'en plus aiguës ou plus
graves ; les plus aiguës sont celles qui sont articulées le plus en avant et les plus
graves celles qui sont articulées le plus en arrière. L'í fermé est la plus aiguë, l'ú
fermé la plus grave ; l'acuité diminue et la gravité augmente progressivement à
86mesure que l'on parcourt la série des nuances le long de la voûte palatine depuis
í jusqu'à ú. Un ò est plus aigu qu'un ó, de même qu'un é est plus aigu qu'un è
ouvert ; mais généralement on applique en bloc la notion d'aigu aux voyelles antérieures
et celle de grave aux voyelles postérieures. Quand il y a lieu de préciser
une classification fondée ainsi sur l'impression acoustique générale, la limite entre
les aiguës et les graves se confond avec celle qui sépare la zone de E de celle de
A (fig. 96), la zone de œ de celle de œ (fig. 97). Chacune de ces deux divisions
comporte une subdivision 148 : les voyelles aiguës, que l'on appelle aussi voyelles
claires, comprennent des voyelles particulièrement aiguës, les I et l'ü, et des
voyelles claires qui ne sont pas aiguës, les E, l'ü, l'u et l'œ. Les voyelles graves
se subdivisent en voyelles éclatantes, articulées sur la partie médiane de la voûte
palatine, les A, l'œ, l'œ, l'o et l'ò, et voyelles sombres, l'ó et les U.

Le timbre d'une voyelle produit sur l'oreille une impression simple, mais il
résulte de la combinaison d'éléments complexes, et difficiles à analyser. Les cordes
vocales en vibration fournissent la voix, qui, par nature, a une certaine hauteur
et une certaine intensité, comme pour tous les phonèmes sonores, mais non pas
le timbre. On en trouve la preuve dans ce fait que dans la voix chuchotée, pour
laquelle les cordes vocales, bien que très rapprochées l'une de l'autre, assez même
pour que l'air qui passe entre elles produise un bruit de frottement, ne sont pas
en contact et ne vibrent pas, les voyelles, et d'une manière générale tous les
phonèmes, sont parfaitement timbrés.

Le timbre, c'est la qualité spécifique du son, indépendamment de la hauteur et
de l'intensité.

Les cordes vocales sont placées entre deux résonateurs. Au-dessous d'elles un
résonateur est constitué par les cavités pulmonaires, dont les dimensions varient
suivant les sujets, et peuvent être modifiées chez un même sujet par les mouvements
du diaphragme, de la paroi thoracique, du larynx. Au-dessus des cordes
vocales un autre résonateur est constitué par les cavités bucco-nasales 249. Ce
deuxième résonateur est compris entre les cordes vocales d'une part, et d'autre
part l'orifice labial ou l'orifice nasal extérieur, ou les deux orifices en même temps.

C'est dans ces deux résonateurs que la voix ou le souffle prennent les qualités
qui constituent le timbre.

Un résonateur est un récipient contenant un corps élastique, de l'air dans le cas
particulier, et muni d'une ouverture. Étant donné qu'un corps élastique entre en
vibration au contact d'un mouvement vibratoire et est capable de transmettre ce
mouvement à un autre corps élastique, l'air compris dans ces deux résonateurs
entre en vibration au contact des cordes vocales et de la lame d'air qui passe
entre elles, et transmet son mouvement vibratoire à l'air extérieur par l'orifice de
la bouche (ou du nez, ou de la bouche et du nez).

Mais un corps élastique ne reproduit pas et ne transmet pas tels quels
les mouvements vibratoires au contact desquels il entre lui-même en vibration ;
il renforce les mouvements de même période que ceux qu'il est susceptible
de prendre lui-même lorsqu'on le fait vibrer directement, il affaiblit ceux
qui sont de période différente. Ce phénomène qu'on appelle la résonance dépend
de plusieurs facteurs ; d'abord de la densité respective des corps élastiques
87en présence, circonstance qui n'est pas en cause ici, puisque c'est toujours de l'air
qui est en contact avec de l'air ; ensuite du volume et de la forme du corps élastique
compris dans le résonateur, c'est-à-dire de la capacité et de la forme des
parois intérieures du résonateur qui délimite la masse d'air qu'il contient ; en troisième
lieu, de la place, de la grandeur et de la forme de l'orifice du résonateur.

Le son qu'un résonateur donné renforce particulièrement est ce qu'on appelle
le son fondamental du résonateur. Un résonateur de forme parfaitement sphérique
(c'est de sa forme intérieure qu'il est question, naturellement) et muni d'un orifice
circulaire ne renforce que le son fondamental qui lui est propre ; ou du moins
il ne renforce d'autres sons que d'une manière négligeable. Mais dès que sa forme
cesse d'être régulière et son orifice circulaire, il renforce plus ou moins nettement,
outre le son fondamental, un nombre plus ou moins considérable d'autres sons
qui sont en relation mathématique et définissable avec le son fondamental et qu'on
appelle les harmoniques. Chaque variation de forme, chaque angle, chaque recoin
semble fournir ses harmoniques. Un musicien, en présence de qui nous faisions un
jour quelques essais, présentant des diapasons vibrants, mais dont nous avions
étouffé les harmoniques, devant l'orifice de divers résonateurs, nous dit au moment
ou nous passions d'un résonateur sphérique à un résonateur dont nous avions à
dessein rendu la cavité et l'orifice particulièrement irréguliers : « Ceci n'est plus une
note, c'est un concert ». Le timbre des voyelles est un « concert » de cette nature.
Les cavités pulmonaires et buccales constituent les résonateurs les plus variés et les
plus variables de forme que l'on puisse imaginer et leur orifice peut également
changer de bien des manières. Ces résonateurs renforcent le son fondamental qui
leur appartient et en même temps toute une série d'harmoniques. Chaque voyelle
a ses résonateurs propres, et chaque modification de ces résonateurs, si minime
soit-elle, donne naissance à une nuance de timbre différente, car le timbre est la
synthèse du son fondamental et des sons harmoniques.

C'est à la phonétique statique à décrire par le menu la position et la forme des
divers organes dans l'émission d'un phonème donné, mais les notions générales
appartiennent à la phonologie.

On a vu plus haut (p. 84) comment le canal buccal s'allonge ou se raccourcit
par les mouvements du larynx, de la glotte et des lèvres qui peuvent se produire
simultanément ou indépendamment, dans le même sens ou en sens contraire.
Les mouvements des lèvres sont aisément visibles dans une glace ; ceux de
la glotte sont révélés dans la plupart des cas par le sens musculaire ; enfin ceux du
larynx peuvent être inférés de ceux de la pomme d'Adam, tels qu'on les voit
quand le sujet a cet organe saillant ; d'une manière plus générale on peut se rendre
compte des mouvements du larynx en appuyant un doigt sur la pomme d'Adam
pendant l'émission. C'est pour la voyelle de type U que la boîte laryngienne est
le plus bas ; les cordes vocales abaissent encore leur partie postérieure : en
même temps les lèvres sont fortement projetées en avant ; c'est donc pour ce type
de voyelles que le résonateur buccal est le plus allongé. Or plus un résonateur
est allongé plus sa note fondamentale est grave, toutes choses égales d'ailleurs.
Pour O le larynx remonte légèrement et les lèvres sont moins projetées ; le
résonateur est donc plus court et la fondamentale doit être moins grave. Pour
A le larynx remonte encore ; la projection des lèvres est nulle pour les a antérieurs
et moyens, à peine sensible pour les a postérieurs. La montée du
88larynx s'accentue encore pour l'E et atteint son maximum possible pour
l'é fermé ; les lèvres ne sont plus projetées et tendent même à s'étirer légèrement
par les commissures. Ayant atteint son maximum de hauteur avec l'é
fermé, le larynx ne peut pas monter davantage pour l'I, mais il se projette
en avant par une sorte de mouvement de bascule, grâce à une contraction de
certains muscles qui raccourcit encore par l'arrière le canal buccal ; quant aux
lèvres elles s'appliquent contre les dents et s'étirent plus ou moins fortement
en une fente oblongue et horizontale ; pour un i fermé bien tendu les commissures
sont même un peu ramenées en arrière. C'est donc pour l'I que le résonateur
est le plus court ; c'est lui qui a la fondamentale la plus aiguë.

Le jeu des cordes vocales est différent pour chacune des voyelles. Leur travail
et leur position sont tout autres pour une voyelle grave que pour une aiguë.
Un diseur ou un chanteur habile prend inconsciemment les positions normales,
et par là ne se fatigue guère. Mais on peut émettre à la rigueur une note satisfaisante
pour l'oreille avec une position fausse ; seulement on n'obtient ce
résultat que grâce à un système de compensations compliqué, qui demande un
effort dont il ne faut pas abuser. C'est en tenant une voyelle très grave sur une
note très aiguë ou vice versa, et aussi en passant brusquement d'une grave à
une aiguë sans changer à temps la position, que tant de personnes se cassent la
voix en s'essayant à chanter.

On a calculé 150 que les résonances des cinq voyelles fermées principales sont à
l'octave l'une de l'autre en allant de ú à í et correspondent à des mouvements
vibratoires dont la fréquence (cf. p. 125) est, en vibrations simples, approximativement
la suivante :

tableau ú | ó | á | é | í | 450 | 900 | 1800 | 3600 | 7200

Nous disons « approximativement », non pas pour indiquer qu'il y ait là quelque
chose de vague et d'imprécis, mais parce que ces chiffres varient de quelques
unités suivant les langues et les sujets. Mais quel que soit l'écart pour un sujet
donné, et il est toujours minime, le rapport entre ces diverses voyelles reste toujours
d'une octave de l'une à l'autre. Pour s'en rendre compte on procède avec des
diapasons comme lorsqu'on cherche empiriquement la résonance d'un résonateur :
on présente à l'orifice une série de diapasons vibrants ; celui dont le son est le
plus fortement renforcé est celui qui donne la note fondamentale du résonateur.
Ici le résonateur est constitué par les cavités buccales disposées comme pour prononcer
la voyelle que l'on étudie, et l'orifice est formé par les lèvres. On prend
donc une série de 5 diapasons munis de curseurs et gradués, fournissant respectivement
450, 900, etc. v.s. à la seconde et pouvant s'élever, par le glissement des
curseurs, d'un certain nombre de vibrations au-dessus et baisser d'un certain
nombre au-dessous. On obtient vite par tâtonnement le résultat cherché.

Il est à peine besoin de faire remarquer que cette classification acoustique coïncide
avec la classification physiologique fondée sur le point d'articulation.

Les autres nuances de voyelles, voyelles ouvertes, voyelles moyennes, s'intercalent
entre ces voyelles fermées, non pas à des places quelconques, mais aux
89places que l'on obtient en divisant en deux, en quatre ou en huit parties égales
les intervalles qui les séparent.

On a vu plus haut (p. 83) que le résonateur buccal pouvait être modifié dans
le sens de la hauteur et de la largeur par l'écartement plus ou moins considérable
des mâchoires ; mais c'est surtout à la langue que sont dues les modifications
de cet ordre, selon qu'elle se relâche et s'aplatit sur le plancher de la bouche
ou au contraire se gonfle et monte vers la voûte palatine. Il lui arrive même
dans ce dernier cas de laisser au point d'articulation un passage assez étroit entre
elle et le palais pour que le résonateur buccal éprouve comme un étranglement
et fonctionne plutôt comme deux résonateurs placés bout à bout que comme un
résonateur unique ; il semble en effet que dans certains cas il se produit deux
notes fondamentales (cf. p. 91).

Pour les voyelles prépalatales la langue est très avancée et massée vers la partie
antérieure du palais, la pointe s'appuyant contre les incisives inférieures. La
masse principale du résonateur est alors en arrière du point d'articulation, la partie
qui est en avant étant réduite à fort peu de chose. L'avancement de la langue,
et par suite son élévation et la pression de sa pointe contre les incisives, vont
diminuant à mesure que l'on passe de í à á ; les proportions des deux parties du
résonateur changent parallèlement.

Pour les voyelles postpalatales et vélaires, la langue est massée à l'arrière et
relevée vers la partie postérieure de la voûte palatine. La cavité du résonateur
placée en avant du point d'articulation est de beaucoup la plus considérable, la
partie antérieure de la langue tombant sur le plancher de la bouche, sans que la
pointe arrive au contact des incisives ; le dos de la langue s'abaisse de plus en
plus et l'écart de dimension entre les deux parties du résonateur est de moins en
moins grand à mesure que l'on passe de ú à á.

Un dernier élément qui importe pour la qualité du résonateur est le jeu des
lèvres. On a déjà vu (p. 84) comment par leur projection elles allongent plus
ou moins le canal buccal ; mais la forme qu'elles donnent à l'orifice buccal, qui
est l'orifice du résonateur, n'influe pas moins sur la résonance. La différence
entre les voyelles arrondies et les voyelles non arrondies dépend de cette forme.
Pour l'í français, les lèvres sont appliquées contre les dents, leurs commissures
écartées l'une de l'autre et même ramenées légèrement en arrière, laissant entre
elles une ouverture horizontale oblongue, mince et allongée ; l'écart entre les
lèvres n'est guère, au milieu, que de 3 à 4 millimètres. C'est le type des voyelles
non arrondies. Pour l'ú français les commissures des lèvres sont avancées fortement,
de façon à réduire l'ouverture de la bouche à un petit trou presque rond
(ou ovale, selon la forme des lèvres) ; c'est le type des voyelles arrondies. Généralement
les voyelles antérieures ne sont pas arrondies, les lèvres ne sont pas projetées
en avant et l'orifice qu'elles forment est une ouverture oblongue qui diminue
légèrement de longueur et augmente légèrement de largeur de í à á. Au contraire
il est de règle que les voyelles postérieures soient émises avec une projection
plus ou moins nette des lèvres et un arrondissement plus ou moins prononcé
de leur ouverture ; la projection des lèvres diminue progressivement et le diamètre
de l'orifice arrondi augmente graduellement quand on passe de ú à á.

Mais il existe à tous les points d'articulation des voyelles arrondies et des voyelles
non arrondies. En français, outre les voyelles postérieures, les voyelles antérieures
des types Ü et Œ sont arrondies. Ces voyelles sont à proprement parler des
90voyelles composées 151 ; au point de vue articulatoire l'Ü résulte de la réunion des
mouvements de I ou de é et de ceux de U ou de ó, l'Œ de la réunion des mouvements
de E ou de á, a et de ceux de O. C'est pour ces voyelles que Rousselot
a trouvé, bien qu'elles fassent une impression simple sur l'oreille, la réunion de
deux résonances, correspondant l'une à une voyelle postérieure arrondie, l'autre
à une voyelle antérieure non arrondie 252 ; c'est pour celles-là particulièrement que
les cavités buccales semblent se comporter comme deux résonateurs placés bout à
bout, plutôt que comme un résonateur unique.

D'autres langues, par exemple certains parlers germaniques, possèdent des
voyelles postérieures ou des Ü et des Œ articulés sans arrondissement et sans projection
des lèvres. Il y a d'ailleurs toute sorte de degrés entre l'ouverture oblongue
et l'ouverture circulaire de l'orifice buccal. Quand on fait prononcer un í français
à certains étrangers, slaves, germaniques, orientaux, qui n'ont pas été suffisamment
exercés, ils l'articulent d'ordinaire avec les lèvres tellement relâchées qu'elles
forment moins une ouverture oblongue qu'une ébauche d'ouverture circulaire,
et une oreille française entend ü ; de même lorsqu'on veut leur faire prononcer
ü français, leurs lèvres sont si peu projetées et l'arrondissement si mollement
exécuté qu'une oreille française entend i. C'est qu'il manque aux sons qu'ils
émettent les notes caractéristiques dues à l'étirement ou à l'arrondissement de l'orifice
buccal.

On a imaginé diverses méthodes pour analyser les éléments acoustiques dont
la synthèse constitue le timbre. Trois méritent d'être mentionnées, bien qu'elles
n'aient pas donné jusqu'à présent de résultats que les linguistes puissent utiliser
pratiquement ; il est nécessaire qu'ils distinguent soigneusement les diverses
nuances de timbre et qu'ils connaissent les mouvements organiques correspondant
à chaque nuance ; mais heureusement il leur importe assez peu de savoir quels
sont les composants physiques de chaque timbre.

Le physicien Helmholtz a cherché, au moyen de diapasons et de résonateurs, à
analyser directement les voyelles, puis à les reproduire par une synthèse des
éléments composants dont son analyse lui avait dénoté la présence 353. Les résultats
ont été saisissants pour certaines nuances de voyelles, défectueux pour
d'autres. Cette méthode a eu le grand mérite de donner la première une idée de
la composition des voyelles.

Une autre consiste à obtenir un tracé de la courbe vibratoire au moyen d'un
enregistreur, et à en faire l'analyse mathématique par un procédé déduit du théorème
de Fourier de manière à déterminer les éléments simples dont la courbe est
la résultante 454.

Une troisième méthode est fondée sur l'étude du champ auditif des sourds 555.,
C'est des sourds partiels qu'il s'agit, naturellement. L'examen approfondi de leur
champ auditif au moyen de diapasons montre quelles sont leurs lacunes et leurs
points faibles. En comparant leur audition des diapasons et leur audition des phonèmes,
on arrive à établir que telle note qu'ils n'entendent pas ou qu'ils entendent
mal est une des caractéristiques de tel phonème qu'ils n'entendent pas ou qu'ils
91entendent mal. C'est une méthode de tâtonnement qui demande beaucoup de
prudence et un très grand nombre d'observations.

Les trois méthodes ont donné des résultats qui concordent pour certains points
et restent isolés pour d'autres. L'analyse complète n'est pas faite, et la synthèse
par un système de résonateurs ou par la sirène à ondes fournit des produits qui
rappellent les phonèmes cherchés, mais ne les rendent pas en toute perfection.92

Les nasales

Un phonème est dit nasal lorsqu'il est articulé avec le voile du palais détaché de
la paroi pharyngale et plus ou moins abaissé vers le dos de la langue, de telle sorte
que le passage étant ouvert entre le larynx et les fosses nasales, le son sort soit
par le nez, soit à la fois par le nez et par la bouche. Aux résonances produites
dans les cavités buccales s'ajoutent les résonances des fosses nasales, et il en résulte
un timbre caractéristique, qui est commun à toutes les nasales.

Pour se rendre compte des mouvements du voile du palais, le moyen le plus

image

Fig. 98.
En haut, ligne de la bouche ; en bas, ligne du nez.

pratique est de mettre les fosses nasales en communication avec un enregistreur
au moyen d'une olive nasale introduite dans une narine. Le tracé que l'on obtient
ainsi montre à quel moment le voile s'abaisse ou se relève, ouvrant ou fermant

image

Fig. 99.

le passage du son ou du souffle. La courbe obtenue permet même de se rendre
compte de la force du courant aux divers moments. Lorsqu'on ne dispose pas
d'un enregistreur, on peut se rendre compte du passage de l'air par les fosses
93nasales en plaçant devant les narines une glace qui se ternit quand l'air passe et
reste claire quand le voile du palais est relevé. On peut aussi adapter à une
narine au moyen d'une olive nasale un tube de caoutchouc dont on dirige l'orifice
sur la flamme d'une bougie qui vacille quand l'air passe.

Il n'y a pas de phonème qui ne puisse être nasal. Même une spirante sourde,
comme S, même une occlusive sourde comme T, peuvent être articulées avec le
voile du palais abaissé ; on en voit l'exemple dans les deux fragments que nous
donnons ici (fig. 99 et 101) du membre de phrase :

« Celui qui règne dans les cieux »,

et du vers :

Oui, vous êtes le sang d'Atrée et de Thyeste,

prononcés avec nasalisation d'un bout à l'autre. Nous plaçons au-dessus (fig. 98
et 100) les deux fragments correspondants prononcés normalement. Mais cette

image

Fig. 100.

prononciation avec nasalisation continue n'est pas correcte ; elle constitue un défaut
de prononciation que l'on appelle nasillement ou nasonnement.

La plupart des langues n'ont qu'un nombre limité de phonèmes caractérisés
par la nasalisation. Les occlusives nasales, c'est-à-dire les nasales qui s'articulent
avec une occlusion buccale, correspondent toutes assez exactement à des occlusives
non nasales ; mais les organes qui forment l'occlusion buccale sont pressés moins

image

Fig. 101.

fortement l'un contre l'autre, et la poussée qu'ils subissent de l'intérieur est
presque nulle puisque l'air s'écoule librement par les fosses nasales.

Les occlusives nasales les plus fréquentes sont la labiale M, pour laquelle les
lèvres sont disposées à peu près comme pour B ; la dentale N, avec même position
de la langue que pour D ; la postpalatale , correspondant pour la position
de la langue à G postpalatal. Cette dernière nasale n'existe pas en français, mais
elle est fréquente dans un très grand nombre de langues, allemand, anglais, etc.

Toutes les occlusives nasales peuvent être mouillées. L'm', dont le mécanisme
94articulatoire est le même que celui de b' (p. 80), n'existe, comme le b' mouillé, que
dans un nombre de langues fort restreint. Mais l'n mouillé, que l'on transcrit soit
par n', soit à la manière espagnole par ñ, est assez répandu ; il y en a autant de nuances
que de variétés de D et de G. Elles sont toujours caractérisées par un large étalement
de la langue contre la voûte palatine. Leur différence articulatoire la
plus caractérisée est que pour les unes la pointe de la langue est en haut, dans la
région des incisives supérieures ou de leurs alvéoles, pour les autres elle est en bas,
appuyée contre les incisives inférieures ou leurs alvéoles. Les n' ont une occlusion
à large étalement
prépalatal, mais la mouillure
ne se fait entendre
qu'au moment de l'explosion
(fr. agneau) ;
mais dans la mi-occlusive
ny (fr. union) l'n est
un n dental.

image

Fig. 102.

Toutes les occlusives
nasales peuvent être géminées ou prolongées, comme les occlusives orales. La
fig. 102, ANNA, avec tracé buccal et tracé nasal, laisse voir à l'œil nu vers le milieu
des vibrations nasales un fléchissement, marqué par une diminution de l'amplitude
et de la fréquence des vibrations. La fig. 103, ŒMI (« vous êtes un misérable ! »),
obtenue dans les mêmes conditions, ne laisse apparaître au cours de
l'M long aucun fléchissement.

Les nasales peuvent être examinées avec le tube en V (fig. 14), mais il faut
encore une fois changer le dispositif. L'entonnoir ne peut plus servir de rien,
puisque la bouche est close ; on le remplace par une olive nasale que l'on introduit

image

Fig. 103

dans une narine, et l'on obture l'autre narine pendant la prononciation. Les
résultats sont sensiblement les mêmes que pour les liquides, les semi-voyelles et
les autres spirantes sonores (cf. p. 60).

Il est fréquent que les spirantes soient plus ou moins nasales, c'est-à-dire articulées
avec le voile du palais plus ou moins abaissé ; mais l'impression auditive
qu'elles produisent alors diffère assez peu de celle des spirantes purement orales :
la résonance orale couvre la résonance nasale. C'est pourquoi les spirantes nasales
font rarement partie du système des sons d'une langue, si ce n'est toutefois l'aspiration
nasale, dont la résonance nasale est aisément perceptible parce que sa résonance
orale est à peine audible. Beaucoup de langues ont eu des spirantes nasales
au cours de leur évolution ; mais il n'y en a guère qui les aient gardées longtemps ;
ce sont des phonèmes instables. Les langues celtiques leur ont été particulièrement
95favorables et présentent encore aujourd'hui en Ecosse un v nasal, un w nasal, un
r nasal. Le buli, langue indonésienne, possède un h dont le souffle sort par le
nez.

Les voyelles nasales sont articulées, pour ce qui est des organes buccaux, comme
les voyelles orales correspondantes, mais avec le voile du palais abaissé et laissant
à l'air le passage libre par les fosses nasales, en sorte qu'aux résonances buccales
s'ajoute la résonance nasale, qui leur confère une impression acoustique toute particulière.
Il existe des voyelles nasales répondant à chaque nuance de voyelles
orales. Mais un très grand nombre de langues n'en connaissent aucune, et celles
qui en possèdent n'en ont généralement qu'une série très limitée. On les note
en surmontant d'un tilde le signe de la voyelle orale, ĩ, ü, , œ, ã, õ, u. Le français
proprement dit n'en connaît que quatre , œ, ã, õ ; de plus, tandis qu'il possède
deux variétés d'E (ouvert et fermé), deux variétés d'Œ, deux variétés d'A et
deux variétés d'O, il n'a qu'un seul , qu'un seul œ, qu'un seul ã, qu'un seul õ, et
encore le timbre oral de ses voyelles nasales n'est-il exactement celui d'aucune de
ses voyelles orales. Certains patois français possèdent les quatre mêmes voyelles
nasales, avec des différences de timbre plus ou moins notables, et en outre les
voyelles nasales u, ü, ĩ.96

Groupements
et combinaisons de phonèmes : La syllabe

Les phonèmes isolés sont rares dans la parole ; la plupart des phonèmes ne
peuvent être considérés isolément, comme on vient de le faire, que par abstraction.
Nous entendons des groupes de sons, et la première analyse que nous faisons de
la chaîne parlée n'est point par mots ni par phonèmes, mais plutôt par syllabes.
L'écriture syllabique est apparue antérieurement à l'écriture alphabétique. Les gens
sans instruction décomposent assez bien la chaîne parlée en syllabes.

Mais qu'est-ce au juste qu'une syllabe ? Si on le sent d'une manière suffisante
lorsqu'on se tient dans le vague, il en va tout autrement quand on
cherche à préciser. Pour les Grecs, il y a une syllabe toutes les fois qu'il apparaît
une voyelle ou une diphtongue. La voyelle ou diphtongue peut être seule pour
constituer la syllabe, mais le plus souvent elle est accompagnée de consonnes.
Cette définition est assez juste pour le grec, mais elle nous renseigne mal sur les
limites des syllabes. Sans chercher des exemples plus rares que patrós ou esti, personne
n'a jamais contesté que chacun de ces mots contînt deux syllabes, mais les
deux consonnes intérieures ne paraissent pas avoir été réparties de la même
manière dans les divers dialectes ni aux différentes époques. Les Hindous conçoivent
la syllabe d'une manière analogue et sans plus de précision ; ils ont des l
« voyelles » et des r « voyelles » que les Grecs ne connaissent pas, mais cela
ne change rien à la définition générale, et les limites des syllabes restent parfois
indécises.

Au XIXe siècle, on sait qu'il existe des syllabes sans voyelles, même sans liquides
ou nasales « vocalisées », comme pst. On cherche d'autres définitions. Les uns
examinent l'expiration et concluent qu'il y a autant de syllabes que de renforcements
dans l'expiration et qu'elles sont limitées par le fléchissement de l'expiration ;
cela ne donne toujours que des limites indécises, et d'autre part amènerait
à penser qu'il y a trois syllabes dans un mot comme latin stāre, qui n'en a jamais
eu que deux. D'autres se fondent sur ce fait qu'à intensité égale les sons ont plus
ou moins de perceptibilité suivant leur nature, c'est-à-dire qu'on les entend à
une distance plus ou moins grande, ou qu'à une certaine distance on les distingue
plus ou moins nettement. Autant de syllabes que de sommets de perceptibilité ;
ici encore stāre. aurait trois syllabes, car l's a plus de perceptibilité que le t,
l'a et l'e plus de perceptibilité que l'r qu'ils entourent, et d'autre part dire combien
il y a de syllabes dans une chaîne parlée, n'est pas indiquer où elles commencent
97ni où elles finissent. D'aucuns sont même allés jusqu'à déclarer,
devant cette difficulté, qu'il était oiseux de se demander quelle était la limite
exacte entre deux syllabes, et que la jointure pouvait être partagée arbitrairement
entre les deux. Ce n'est évidemment pas une solution, et aujourd'hui que
l'on enregistre la parole avec des appareils de précision et que l'on en peut soumettre
les divers éléments à des mesures délicates, il est indispensable, lorsqu'on
veut mesurer des syllabes, de savoir exactement d'où partir et où s'arrêter. En fait
tous les travaux de ce genre qui ont été exécutés jusqu'à présent sont entachés
de nullité parce que leurs auteurs ont usé de points de départ et de points d'arrivée
également incertains.

F. de Saussure a jeté une grande lumière sur cette question, comme sur toutes
celles dont il a abordé l'étude. Sa théorie n'a été publiée qu'en 1916, après sa
mort 156, mais il y était arrivé de fort bonne heure, et elle a tenu une grande place
pendant plus de trente ans à la base de ses travaux et de son enseignement.

C'est au fond cette théorie que l'on va exposer ici, mais en la modifiant d'après
les notions nouvelles qui ont été acquises dans les chapitres précédents.

1. — La syllabe phonologique.

Partant de ce fait que dans une chaîne parlée comme appa, avec p géminé, il y a
sans aucun doute deux syllabes dont la séparation est entre les deux p ; que ces
deux p se distinguent essentiellement l'un de l'autre en ce que le premier est implosif
et le second explosif ; qu'au point de vue acoustique l'un est produit par la fermeture
des lèvres et l'autre par leur ouverture, on voit là le type de la frontière
syllabique. Une syllabe se termine par un phonème implosif ou décroissant, et
commence par un phonème explosif ou croissant 257. Il ne faut donc plus parler du
phonème P, qui n'est qu'une abstraction dépourvue de réalité ; l'Homme n'existe
pas, il n'y a que des individus, plus ou moins différents les uns des autres, mais
aucun exemplaire idéal ; de même il y a des p décroissants et des p croissants, pas
de P idéal.

Le p croissant et d'une manière générale tout phonème croissant peut être
représenté schématiquement par un trait qui monte /, le p décroissant et tout
phonème décroissant par un trait qui baisse \. La frontière syllabique est juste à
l'endroit où l'on passe de \ à /. Une syllabe est donc / \ ou / ¯ \, la
barre horizontale représentant tous les phonèmes compris entre le premier phonème
croissant et le dernier phonème décroissant. Cette barre peut être réduite à
zéro ou au contraire représenter plusieurs phonèmes. Dans ce dernier cas, quelles
sont les qualités de ces phonèmes et comment sont-ils rangés ? Le premier phonème
croissant peut être suivi d'autres phonèmes croissants et le dernier phonème,
qui est décroissant, peut être précédé d'autres phonèmes décroissants.

Il y a une autre frontière à l'endroit précis ou l'on passe du dernier phonème
croissant au premier phonème décroissant : / · \. C'est ce que F. de Saussure a
appelé le point vocalique. C'est là qu'apparaît la voyelle quand la syllabe en contient
une.98

Dans l'intérieur de la syllabe, les phonèmes ne se suivent pas dans un ordre
quelconque. Dans la syllabe phonologique, c'est-à-dire dans la syllabe théorique,
la syllabe type, la syllabe régulière, peut-on dire, car beaucoup de langues n'en
connaissent pas d'autre, les phonèmes à tension croissante se suivent par ordre
d'aperture croissante, et les phonèmes à tension décroissante par ordre d'aperture
décroissante, c'est-à-dire que jusqu'au point vocalique les organes phonateurs
s'écartent de plus en plus, de phonème en phonème ; à partir du point vocalique
ils se suivent par ordre d'aperture décroissante. Une syllabe est donc une suite
d'apertures croissantes suivie d'une suite d'apertures décroissantes
. En effet c'est
une notion vulgaire que pour parler il faut ouvrir la bouche ; après l'avoir
ouverte pour parler, on la referme pour se taire. Mais une chaîne parlée ne comporte
pas un seul mouvement d'ouverture suivi d'un seul mouvement de fermeture ;
c'est une série de mouvements d'ouverture suivis chacun d'un mouvement
de fermeture. Chaque paire de mouvements constitue une syllabe. On peut
chaque fois partir de la fermeture complète ou occlusion pour arriver d'un coup
à l'aperture maximale et retomber d'un coup à la fermeture complète, type pat ;
on peut partir d'une fermeture relative, pour arriver à une aperture relative, et
finir par une fermeture relative, type sir ; on peut passer d'une phase à l'autre
par une série d'étapes successives, type pfrailst ; et toutes les combinaisons des
trois types sont possibles.

Nous distinguerons 8 degrés d'aperture 158 :

le degré ∅ ou occlusion, types p, t, k, b, d, g ;

le degré 1, spirantes des types f, v, Þ, đ, s, z, š, ž , , x, g ;

le degré 2, nasales, types m, n, ñ,  ;

le degré 3, liquides, types l, r ;

le degré 4, semi-voyelles des types y, w,  ;

le degré 5, voyelles des types i, u, ü, voyelles nasales correspondantes, et aussi
l'h précédant l'une de ces voyelles ;

le degré 6, voyelles des types e, o, œ, voyelles nasales correspondantes, et aussi
l'h précédant l'une de ces voyelles ;

le degré 7, voyelle a, voyelle nasale correspondante, et aussi l'h précédant
l'une de ces voyelles.

On peut distinguer un plus grand nombre de degrés d'aperture, comme le fait
M. Jespersen dans sa classification 259 ; mais ce n'est pas pratiquement utile pour ce
qui concerne la syllabe. La classification de F. de Saussure est la même que celle
de M. Jespersen, ou du moins repose sur les mêmes principes ; mais elles ont été
établies indépendamment ; celle de F. de Saussure ne doit rien à celle de M. Jespersen,
puisqu'elle lui est antérieure de beaucoup 360, et celle de M. Jespersen ne
doit rien à celle de F. de Saussure, puisque cette dernière n'avait pas été publiée
et n'était pas connue.

On ne saurait mieux comparer une syllabe qu'à un escabeau double dont les
marches sont légèrement inclinées vers le sommet (fig. 104) ; la plate-forme qui est
au sommet est aussi inclinée, son point culminant étant le point vocalique. Ce point
99culminant est l'aboutissement de la partie croissante et le point de départ de la
partie décroissante. Quand le phonème d'aperture maximale est une voyelle, il est
le premier phonème décroissant de la syllabe.

image pfrailst

Fig 104. — La ligne inférieure, en
tirets, marque le mouvement de tension
croissante et le mouvement de
tension décroissante.

2. — La syllabe phonétique.

La syllabe phonétique, c'est-à-dire telle
qu'on la rencontre dans les langues, présente
à l'occasion des particularités qui sont
inconnues à la syllabe phonologique, c'est-à-dire
physiologiquement normale, mais
que cette dernière explique.

La syllabe phonologique, on l'a vu p. 99,
se compose de deux parties, une partie montante et une partie descendante.
Dans la partie montante les phonèmes sont tous à tension croissante et le
degré d'aperture augmente de l'un à l'autre ; dans la partie descendante c'est de
tous points le contraire. Dans la syllabe phonétique, rien de changé en ce qui
concerne la nature des tensions, car dès qu'un phonème à tension croissante suit
un phonème à tension décroissante une nouvelle syllabe commence. Mais il n'est
pas rare de trouver,
dans les langues, des
syllabes contenant dans
la même partie deux
phonèmes de suite ayant
même aperture. Ainsi
en grec un mot comme

image

Fig. 105.

image

Fig. 106.

kteís n'a jamais eu qu'une seule syllabe bien qu'il commence par deux phonèmes
d'aperture zéro ; c'est qu'ils sont tous deux à tension croissante (fig. 105).

image

Fig. 107.

Il en est de même
en français dans les
mots du type : la
p(e)tite
, qui se prononce
toujours
comme dans les fig.
106 et 107, jamais
la p-tit.

Cette prononciation
est si naturelle,
ou devenue telle, en
français, qu'elle est
de beaucoup la plus
fréquente même
quand les deux occlusives se trouvent à l'intérieur d'un même mot grammatical,
comme dans l'aptitude, fig. 108.

Pourtant la prononciation représentée par les fig. 109 et 110 existe aussi ; et
s'il est vrai de dire qu'elle est moins conforme aux habitudes françaises, on ne
saurait en aucune mesure déclarer qu'elle soit incorrecte.100

Même chose peut se produire dans la partie descendante de la syllabe, comme
dans fr. rapt, fig. 111 et 112.

image

Fig. 108.

image

Fig. 109.

Il y a plus. Un phonème d'aperture donnée peut être suivi d'un phonème
d'aperture moindre dans la partie croissante, d'un phonème d'aperture plus grande

image

Fig. 110.

dans la partie décroissante. On a cité plus haut (p. 97) le
mot stare ; sa première syllabe est sta (fig. 113), qui n'a
jamais constitué en aucune mesure deux syllabes. De même
dans la partie décroissante : anglais siks (fig. 114), allemand
topf (fig. 115). Ces deux types sont extrêmement répandus
dans les langues.

image

Fig. 111.

image

Fig. 112.101

On comprend par là qu'une suite de phonèmes du type APSTA puisse se
prononcer en deux syllabes de bien des manières suivant les langues et les
époques (fig. 116, 117, 118, 119).

image

Fig. 113.

image

Fig. 114.

image

Fig. 115.

image

Fig 116.

Il en résulte que la caractéristique qui détermine d'une façon décisive une syllabe
n'est pas à chercher dans la suite des apertures ; il peut y avoir des irrégularités
dans la gradation ou la dégradation des apertures, sans que l'unité de la

image

Fig. 117

image

Fig. 118.

image

Fig. 119.

syllabe soit atteinte ; mais il ne peut pas y avoir un phonème à tension croissante
après un phonème à tension décroissante sans qu'il y ait passage d'une syllabe à
une autre.

Le point vocalique. — Il n'y a pas de syllabe sans point vocalique, et il n'y a pas
en phonologie de syllabe sans voyelle. Il va de soi que cette voyelle apparaît toujours
au point vocalique, et que lorsqu'elle est unique elle est toujours le phonème
à aperture maximale de la syllabe et le premier dont la tension est décroissante.
Mais il n'est pas rare de trouver en phonétique, c'est-à-dire dans les
langues, des syllabes qui n'ont pas de voyelle. Soit l'interjection française pst ! Il
est vrai que l'on enseigne volontiers qu'elle contient « un s voyelle » ; c'est un
non-sens. L'erreur est du même ordre que celle qui met deux syllabes dans le sta
de « statue ». C'est dire que la syllabe pst est de même nature que la syllabe ordinaire
pat ; or elle en diffère radicalement. La seconde est de la forme qu'indique
la figure 120 ; la première a celle de la figure 121, c'est-à-dire qu'elle se prononce

image

Fig. 120.

image

Fig. 121.

image

Fig. 122.

image

Fig. 123.

image

Fig. 124.

avec l's de sa, non avec celui de as. Le point vocalique apparaît toujours au passage
du dernier phonème croissant au premier phonème décroissant. Il est par le fait
toujours en contact avec le phonème à aperture maximale, et si ce phonème est
une voyelle, il se confond naturellement avec le début de cette voyelle ; mais si
ce phonème n'est pas une voyelle, ce point est simplement celui où apparaîtra
une voyelle s'il en apparaît une. Dans pst il y a beaucoup de gens qui prononcent
102une voyelle ou qui l'écrivent ; c'est alors psit ! et jamais aucun Français ne sera
tenté de dire ou d'écrire *pist, parce que l's de ce mot est toujours croissant,
jamais décroissant 161. La voyelle développée est un i parce que c'est celle dont le
point d'articulation est le plus voisin de celui de s. L'interjection française cht !
est dans des conditions analogues ; elle est toujours du type représenté par la
figure 122, jamais de celui de la figure 123, et elle se développe en chut ! parce
que le ch étant prépalatal appelle une voyelle prépalatale, mais en outre une
voyelle prépalatale arrondie parce que le š français est articulé avec arrondissement
des lèvres.

Toutes les fois que le phonème qui a la plus grande aperture dans la syllabe n'est
pas une voyelle, il ne devient pas voyelle par sa position, mais il a le point vocalique à
côté de lui, et lui-même est tantôt croissant, tantôt décroissant. Dans des parlers arabes
il y a des syllabes qui ont une spirante quelconque, f, h, s, comme phonème de
plus grande aperture : marocain bftûru « avec son déjeuner », tfhfed « prendre en
considération », tshaqq « avoir besoin ». Ces spirantes ne sont nullement voyelles.

En somme il n'existe pas d'autres voyelles que celles que reconnaît le vulgaire.
On parle souvent, sur le modèle des grammairiens de l'Inde, d'un r voyelle, d'un
l voyelle, d'un n ou d'un m voyelle. Ce ne sont pas plus des voyelles que l's de
pst vu plus haut. Le point vocalique est tantôt avant tantôt après, selon que ces
phonèmes sont croissants ou décroissants, et s'ils développent une voyelle c'est
tantôt avant tantôt après, conformément à la position du point vocalique. Le plus
souvent ils sont décroissants, avec le point vocalique devant. C'est le cas pour l'l
ou l'n anglais en syllabe finale inaccentuée : littl(e), mant(e)l, wak(e)n, crims(o)n,

image

Fig. 125.

image

Fig. 126.

image

Fig. 127.

pour l'l, r, n allemands en syllabe finale inaccentuée : mant(e)l, mutt(e)r, red(e)n,
pour l'r de Srbiya, pour l'l de Blgariya. Mais l'r sanskrit entre consonnes, d'après
les descriptions qui en sont faites, semble avoir été le plus souvent, sinon toujours,
un r croissant, tendant à se développer en ri. En grec préhistorique l'r entre
consonnes a dû être tantôt croissant tantôt décroissant, car il a abouti tantôt à
ra tantôt à ar 262 : dratós et dartós de *drtós. En français un r, un l, un n non accompagnés
de voyelle en syllabe finale inaccentuée sont toujours croissants (et en
outre, en général, seulement chuchotes 363) ; c'est la différence la plus sensible et la
103plus caractéristique qui distingue la prononciation de fr. sabl(e) (fig. 124) de
celle de all. sab(e)l (fig. 125), de fr. âcr(e) (fig. 12e) de celle de all. ack(e)r

image

Fig. 128.

image

Fig. 129.

image

Fig. 130.

(fig. 127), et la deuxième syllabe de fr. stagn(e) (fig. 128) de la deuxième de all.
reg(e)n (fig. 129).

S'il se développe une voyelle dans les mots français de ce type, elle vient après
un arbre creux (fig. 130).

On vient de voir par des exemples comme fr. âcr(e) (fig. 126) qu'une syllabe
peut manquer totalement de sa deuxième partie, la partie décroissante. Une syllabe

image

Fig. 131.

peut de même manquer totalement de sa première partie, la partie croissante.
C'est le cas de toutes les syllabes initiales ou intérieures qui commencent par
une voyelle non précédée d'un coup de glotte (ou occlusive laryngale). Il y en a
cinq dans la phrase : papa a à aller à Arles.104

Combinaisons de phonèmes : Affriquées, mi-occlusives, diphtongues.

On désigne sous le nom de consonnes affriquées des occlusives dont la métastase
présente un caractère particulier : les organes ne se séparent pas brusquement et
violemment pour donner lieu à une explosion, mais mollement, de manière à
produire l'ébauche d'une fricative ou spirante. Naturellement cet élément spirant
a le même point d'articulation que l'occlusion qui la précède et l'occlusion
est plus faible que celle d'une occlusive ordinaire. On note ces phonèmes par le
signe de l'occlusive ordinaire suivi de celui de la spirante placé en exposant : tÞ,
dđ, pp, bƀ, kx, gg, etc.

Les affriquées n'ont pas d'existence en phonologie ; elles n'apparaissent qu'en
phonétique et surtout en phonétique évolutive. Ce sont des phonèmes éminemment
instables, qui tendent à devenir des mi-occlusives. Le plus souvent tÞ devient
s, dđ devient dz, pp devient pf, bƀ devient bv, kx devient kh, etc.

Phonologiquement il n'y a pas de différence entre ts et ps, entre ts et , entre
kh et ks ou  ; c'est toujours une occlusive suivie d'une spirante. Il n'y a donc pas
à proprement parler de mi-occlusives, puisque ce terme désigne non pas un phonème
unique d'une nature spéciale comme les affriquées, mais une suite de deux
phonèmes, une occlusive complète suivie d'une spirante complète.

Pourtant ce terme répond à quelque chose de réel et peut être conservé pour
la commodité de l'exposition, à condition qu'on n'en soit pas dupe et que l'on se
rende bien exactement compte de ce qu'il représente.

M. Dauzat a montré (La
Parole
, 1899, p. 618) que la
mi-occlusive ne donne pas
la même empreinte palatale
qu'un t suivi d'un š ; c'est
parfaitement exact et l'expérience
est facile à refaire : la
langue qui touche les incisives
supérieures dans le second cas
les laisse intactes dans le premier.
D'autre part M. Paul
Passy a inscrit sur un cylindre
phonographique le mot espagnol
ocho, qui contient la mi-occlusive

image

Fig. 132.

 ; puis il a fait tourner le cylindre en sens inverse ; on a entendu
alors très nettement ošto. C'est encore exact et facile à vérifier.105

image

Fig. 133.

image

Fig. 134.

image

Fig. 135.

image

Fig. 136.

image

Fig. 137.

Une troisième expérience
peut compléter
utilement les
deux autres. On dit
à l'enregistreur, dans
une même expérience,
et en ayant
soin de garder autant
que possible d'un
bout à l'autre la
même allure, un t
suivi d'un s (« ce
chien a les pat[tes]
sales », fig. 132), un
t suivi d'un š (« ce
chien a les pat[tes]
chaudes », fig. 133),
la mi-occlusive ts
(allemand « die
Zeit », fig. 134), la
mi-occlusive (patois
de Damprichard
« s'ṑ tū tšé », fig. 135,
espagnol « ocho »,
fig. 136). On remarque
au premier
coup d'œil, que la
durée moyenne
d'une mi-occlusive
est à peu près la
même que celle
d'une occlusive +
une spirante, ou que
celle d'une occlusive
isolée + celle d'une
spirante isolée, telles
qu'on les voit aux
figures 137 « s n'ò
pè » et 138 « s'òtu ».
Une mi-occlusive n'a
pas la durée d'un
phonème, mais de
deux ; c'est donc
deux phonèmes,
comme l'avait compris
M. P. Passy.

Quelle différence
y a-t-il entre une
106mi-occlusive et un groupe occlusive + spirante ? Il suffit, pour être renseigné, de
comparer la ligne de la glotte (3e ligne) de la fig. 132 à celle de la fig. 135 ; dans
la première le t est décroissant, dans la seconde il est croissant. C'est-à-dire que
dans la fig. 132 la coupe des syllabes
est entre le t et l's, tandis que
dans la fig. 135 le t et le š se suivent
dans la même syllabe. Une
mi-occlusive est donc un groupe
occlusive + spirante dans une
même syllabe.

image

Fig. 138.

Cela ne suffit pas. Il faut en outre
que les deux phonèmes soient combinés
ensemble, c'est-à-dire accommodés l'un à l'autre. M. Dauzat a très justement
observé (l.l.) que les personnes qui ont dans leur langue des mi-occlusives des
types ts, , dz, , lorsqu'elles entendent prononcer des mots comme « tsar »,
« adjoint », par des gens qui n'ont pas de telles mi-occlusives dans leur langue,
croient entendre təsar, adəjoint, bien que les deux phonèmes aient été articulés
dans la même syllabe. C'est qu'on a articulé un t ou un d ordinaires suivis d'un
s ou d'un š ordinaires, sans les combiner. L'impression auditive est très différente ;

image

Fig. 139.

un t croissant
ordinaire, c'est
le t devant
voyelle, et il
appelle après lui
une voyelle ;
lorsqu'il est suivi
d'un s ou d'un
š ordinaires, cet
s ou ce š sont
foncièrement croissants, puisqu'ils sont dans la partie montante de la syllabe, mais
leur début est décroissant à la suite de l'explosion habituelle d'un t ordinaire. Il
suffit de comparer la ligne buccale (1re ligne) de la fig. 139 « le tsar » (avec un t
et un s ordinaires, tous deux dans la même syllabe) à celle de la fig. 135 pour
être frappé de la différence. Ce début décroissant fournit un point vocalique que le
sujet écoutant développe en ə. La combinaison du t et de l's (ou du s) et leur
accommodation, dans la mi-occlusive, consiste essentiellement en ce que la tension
du t est moins forte et son explosion à peu près nulle, et d'autre part pour son
articulation la pointe de la langue est sensiblement retirée en arrière ; elle est
appuyée, non plus contre les incisives supérieures, mais contre les alvéoles ou
derrière les alvéoles de ces incisives, ou bien elle se tient en arrière de la séparation
des incisives supérieures et inférieures sans toucher les dents, ou enfin, surtout
dans la mi-occlusive ts, elle s'appuie contre les incisives inférieures (ce dernier
type de t a été signalé à la page 47). C'est ce qui explique que dans le palatogramme
de M. Dauzat la place des dents reste blanche.

On donnera donc en définitive le nom de mi-occlusive au groupe occlusive +
spirante lorsque les deux phonèmes sont dans la même syllabe et combinés ensemble. Au
contraire, le groupe t + s de la figure 132 est un groupe disjoint.

Il résulte de là que le nom de mi-occlusive ne convient pas seulement au groupement
107d'une occlusive avec une spirante ayant à peu près même point d'articulation,
comme ts, pf, etc., mais au groupement de n'importe quelle occlusive
avec n'importe quelle spirante, pourvu qu'elles soient toutes deux dans la même
syllabe et combinées ensemble. On l'appliquera donc sans hésiter à des groupements
tels que ps, ps, tf, ks, , et aussi th, ph, kh, et aussi pr, kr, tr ou pl, kl, tl,
et aussi ky, py, ty, my, ny ou kw, pw, tw, mw, nw, et aussi les groupes à occlusive
sonore correspondants. On verra plus loin quelle est l'importance de cette généralisation
dans la phonétique évolutive.

On notera qu'une mi-occlusive ne peut pas être géminée, parce que le second
des deux phonèmes qui la compose déplace les organes phonateurs.

Puisqu'une mi-occlusive n'est pas un phonème unique mais le groupement de
deux phonèmes, elle doit être transcrite par deux lettres en vertu du principe : un
signe pour chaque son et un son pour chaque signe. On a toujours transcrit par
deux lettres les mi-occlusives telles que pr ou py ; il n'y a aucune raison pour ne
pas transcrire également par deux lettres les mi-occlusives telles que ts (et non c
comme en slave) ou (et non c comme en sanskrit).

Les mi-occlusives composées d'une occlusive et une aspiration doivent retenir
un instant l'attention. On a coutume d'en parler dans le chapitre des occlusives,

image

Fig. 140.

et de les donner, sous le nom
d'occlusives aspirées, comme
une catégorie particulière
d'occlusives, présentant des
caractères spéciaux. C'est une
interprétation fausse, qui remonte
aux classifications des
Grecs et des Hindous. Leur
erreur est fort compréhensible
dans leurs langues ; mais
elle ne doit pas passer dans la
phonologie. Les occlusives aspirées sont des mi-occlusives, c'est-à-dire qu'elles
sont composées d'une occlusive et d'une spirante se suivant dans la même moitié
d'une syllabe et combinées l'une avec l'autre. L'occlusive est articulée d'une
manière plus ou moins
différente de celle qui
convient à une occlusive
ordinaire ; généralement
cette occlusive
suivie d'une aspiration
est une douce au
lieu d'une forte, c'est-à-dire
que son occlusion
est moins ferme,

image

Fig. 141.

et que durant sa tenue la tension des organes est moindre ; le plus souvent
aussi elle est articulée avec la glotte ouverte et non avec la glotte fermée. Ce
sont ces différences de mode articulatoire qui constituent l'accommodation de
l'occlusive à la spirante qui la suit. Quant à cette spirante, elle peut être plus ou
moins forte et plus ou moins longue ; elle peut être sourde ou sonore. Selon la
norme physiologique l'aspiration doit être sourde après une occlusive sourde,
108et sonore après une occlusive sonore. La phonologie ne connaît pas d'autre état
de ces mi-occlusives ; les tracés ci-dessous montrent nettement la différence : il
suffit de comparer les fig.
140 KHA et 141 AKHA
avec les fig. 142 GHA
et 143 AGHA. Cet état
est celui de la plupart
des langues qui possèdent
des mi-occlusives
aspirées ; c'était celui de
l'indo-européen, celui du
sanskrit. Mais un certain
nombre de langues sont
inaptes à articuler des

image

Fig. 142.

aspirations sonores ; dans celles-là, les mi-occlusives à aspirée sonore sont devenues

image

Fig. 143.

des groupes éminemment
instables et
n'ont pas tardé à se
transformer, soit par
assourdissement de l'élément
occlusif (grec,
latin), soit par maintien
de la sonorité et perte
de l'élément spirant
(germanique, arménien).

Il existe aussi des mi-occlusives à double élément spirant, type skr. tšh, džh ;
elles n'appellent pas d'observation particulière.

Les diphtongues et les triphtongues sont aussi des groupes de phonèmes combinés
ensemble. Qu'elles aient pour origine la réunion de deux ou de trois voyelles
distinctes, ou bien le dédoublement ou le détriplement d'une voyelle unique, il

image

Fig. 144.

n'importe pas en phonologie ; leur caractéristique est toujours la même : elles
constituent une voyelle unique qui change de timbre au cours de son émission et
qui est articulée avec une seule tension décroissante. Les fig. 144 et 145 font bien
voir la différence qu'il y a entre une diphtongue et deux voyelles distinctes. La
première représente la diphtongue de all. ein et montre une tension unique
décroissante, le changement de timbre apparaissant vers la fin du deuxième
tiers de la durée totale. La deuxième donne les deux voyelles disjointes de fr.
109haï ; on y voit nettement deux tensions successives, décroissantes toutes deux,
mais dont la seconde commence par un accroissement de tension. C'est précisément
ce début croissant de tension venant après le décroissement de tension de
la première voyelle, qui marque que l'on a affaire à deux syllabes distinctes. Ces
deux tracés doivent être lus de droite à gauche, parce qu'ils ont été obtenus avec
un tambour tourné vers le point de départ du mouvement hélicoïdal.

F. de Saussure a bien vu et toujours enseigné que dans une diphtongue,
le second élément doit être d'aperture moindre que le premier. C'est rigoureusement
exact en phonologie : il s'agit de la partie décroissante de la syllabe
et les phonèmes doivent s'y succéder par ordre d'apertures décroissantes

image

Fig. 145.

(p. 99). C'est vrai aussi le plus souvent en phonétique ; mais il existe des
diphtongues du type ia, eo. Elles sont instables parce qu'elles se trouvent en conflit
avec la norme phonologique. Elles ne sont pas moins réelles ; mais elles ne
constituent aucune difficulté. On a vu plus haut (p. 101) qu'il peut y avoir dans
la partie décroissante d'une syllabe deux consonnes de suite dont la seconde
exige plus d'aperture que la première (fig. 114, 115) ; il suffit que ces deux consonnes
soient à tension décroissante. De même ici la première des deux ou des
trois voyelles qui constituent la diphtongue ou la triphtongue, peut être celle qui
demande le moins d'aperture ; il suffit pour que la syllabe soit correcte qu'elles
soient toutes articulées avec une même tension musculaire décroissante, et qu'il
n'y ait pas de ressaut de tension de l'une à l'autre.110

La durée

Les phonèmes n'ont pas une durée fixe. Les spirantes tendent par leur nature à
se prolonger plus longtemps que les occlusives ; en outre les phonèmes d'une
même espèce durent plus ou moins, sont plus ou moins longs, comme ont dit,
selon leur place ou leur fonction. Il n'y a pas de durée type ni d'unité de durée ;
les différences de longueur ne s'apprécient pas d'une manière absolue, mais par
comparaison. Dans les conditions ordinaires, les consonnes sont réputées brèves,
sans que l'on tienne compte en général de leurs variations de durée, qui sont d'ailleurs
minimes. Mais il y a des cas où leur changement de durée est assez considérable
pour faire impression sur l'oreille ; dans certaines circonstances, n'importe
quelle consonne, même une occlusive, peut durer deux, trois, quatre fois plus
que dans les conditions ordinaires. Elle mérite alors véritablement la qualification
de longue. Telles sont en français les consonnes qui portent un accent d'insistance ;
on en a vu plus haut, p. 52 à 67, de nombreux exemples avec tracés 164.

Il faut prendre bien garde, on ne saurait trop le répéter, de ne pas confondre
avec les consonnes longues les consonnes géminées.

Mais la plupart des langues ne connaissent pas de consonnes longues, c'est-à-dire
dont l'augmentation éventuelle de durée, par rapport à la moyenne, ait une
valeur acoustique et linguistique.

Quant aux voyelles il y a bien longtemps que l'attention a été attirée sur
leurs différences de longueur, surtout dans les langues indo-européennes, qui
étaient anciennement (sanskrit, grec, latin) quantitatives, c'est-à-dire distinguaient
avec précision des voyelles brèves et des voyelles longues, des syllabes brèves et
des syllabes longues.

La durée des voyelles peut, comme celle des consonnes, être mesurée avec
exactitude sur un tracé d'enregistreur ; mais dans la pratique, il ne s'agit que de
durées relatives. Dans les langues quantitatives la différence entre voyelle brève et
voyelle longue est très nette à l'oreille, la durée des longues étant toujours plus
du double de la durée moyenne des brèves 265. Dans les autres langues, telles que
le français, la durée est très flottante. On distingue dans ces dernières des brèves,
des longues et aussi des demi-longues ; mais leur durée est fort variable.111

La quantité est souvent liée à une différence de sens : lat. uĕnit « il vient »,
uēnit « il vint », manŭs « la main », manūs « de la main », fr. patte, pâte, cote,
côte. Elle est souvent aussi unie, comme dans les exemples précédents, à une
différence de timbre.

Dans ces exemples la quantité est purement traditionnelle. Elle peut tenir aussi
à des conditions phonétiques :

l'intensité : une voyelle est d'ordinaire plus longue sous l'accent d'intensité que
hors de cet accent : fr. été. Dans ce vocable, quelle qu'en soit l'origine (aestate,
*estatu), la première voyelle est étymologiquement longue, ayant été allongée à
une certaine époque par la chute de l's ; l'intensité seule a déterminé dans la suite
l'abrègement de cette première voyelle, devenue par le fait moins longue que la
seconde.

les consonnes qui suivent : en français une voyelle, quelle que soit son étymologie,
est longue devant r, v, z, j final : père, rêve, lèse, collège ; mais elle est le plus
souvent brève devant une autre consonne finale : cesse, mette, mène, sec, ou devant
un groupe de consonnes : perde, perdre, reste, secte.

Longue sous l'accent, une voyelle devient plus ou moins brève hors de l'accent,
avec ou sans changement de timbre : côte, la Côte-d'Or, un coteau, rosé, rosette. Elle
devient d'autant plus brève que le groupement phonique auquel elle appartient
comprend un plus grand nombre de syllabes : pâte, pâté, pâtissier ou pâtisserie,
pâtisserie Saint-Germain 166.

Les syllabes aussi sont plus ou moins longues. Leur durée, comme celle des consonnes
et des voyelles, peut être mesurée avec exactitude sur un tracé d'enregistreur ;
mais toutes les mesures qui ont été faites jusqu'à présent sont fausses par
suite d'une détermination imparfaite de la frontière syllabique et de la méconnaissance
des géminées.

Comme celle des phonèmes isolés, la quantité des syllabes n'a qu'une importance
secondaire dans les langues où les oppositions quantitatives n'ont pas de rôle
essentiel. Dans les autres la distinction entre syllabes brèves et syllabes longues
est capitale, p. ex. en sanskrit, en grec ancien, en latin ancien. Le compte de la
quantité d'une syllabe part du point vocalique. Tous les éléments consonantiques
qui peuvent précéder ne comptent pas pour la quantité. Ainsi en grec la première
syllabe est également brève dans o-bolós, tó-pos, tró-pos, stró-phos. C'est que, comme
l'a dit F. de Saussure dans son Cours de linguistique générale, les consonnes se précipitant
jusqu'au point vocalique, on ne remarque que leur explosion et on ne lui
attribue point de durée.

Une syllabe est brève quand elle ne contient, du point vocalique à la fin de la
syllabe, qu'une voyelle brève et rien de plus.

Une syllabe est longue quand elle contient, du point vocalique à la fin de la
syllabe, une voyelle longue ou une diphtongue, ou bien une voyelle brève suivie
d'une ou plusieurs consonnes.

Les quantités des syllabes telles que nous les trouvons dans les vers des langues à
versification quantitative ne nous fournissent pas toujours des renseignements bien
certains sur les quantités réelles de la langue. Du moins ces renseignements ne
doivent-il être utilisés qu'avec critique ; car les quantités des versificateurs sont
souvent traditionnelles on artificielles. Ainsi Homère compte la première syllabe
112longue dans Héktōr 167, báktron, patrós, estí, ópsis, allá, Bákkhos, álsos, antí, et il est hors
de doute que ce compte repose sur une prononciation : Hék|tōr, bák|tron, pat|rós,
es|ti, óp|sis, al|lá, Bák|khos, ál|sos, an|tí. Pour les mots du type des 4 derniers
exemples cités, il n'y a jamais rien eu de changé tant que le grec ancien a subsisté
et qu'on y a fait des vers quantitatifs. Mais nous savons par des documents divers
qu'à une certaine époque on a prononcé Hé-ktōr, comme nous prononçons en
français a-ptitude, et de même bá-ktron comme actrice, e-stí comme escalier, ó-psis
comme option ; les poètes ont néanmoins continué à compter la première syllabe
comme longue, bien qu'en réalité elle fût brève dans la prononciation courante.
C'est donc alors chez eux une quantité traditionnelle. En attique, à
l'époque classique, on prononçait sûrement pa-trós, hú-bris, et la première syllabe
des mots de ce type (occlusive + liquide) est comptée brève couramment dans les
vers attiques ; mais on l'y rencontre fréquemment aussi comptée comme longue ;
c'est alors une imitation de la versification épique. Pour les mots contenant une
occlusive suivie d'une nasale, l'usage est le même que pour les précédents, quand
l'occlusive est sourde, comme dans tékhnē, c'est-à-dire première syllabe toujours
longue chez Homère, facultative en attique ; mais quand l'occlusive était sonore,
comme dans odmḗ, première syllabe toujours longue même en attique. Cela indique,
quelle que fût la prononciation réelle, que dans le premier cas l'oreille, qui
n'entendait de l'occlusive sourde que son explosion, pouvait la sentir comme appartenant
à la seconde syllabe, tandis qu'elle rattachait toujours à la première les
vibrations glottales de l'occlusive sonore.

Cette différence entre le traitement de occlusive + liquide et celui de occlusive
+ nasale tient à la nature du second élément, la nasale étant une occlusive au
point de vue purement buccal, si bien que akmḗ est en somme comparable à Héktōr.

En latin ancien on dit pa-tris avec la première syllabe brève, toujours ainsi chez
Plaute. Chez Virgile les mots de ce type ont leur première syllabe tantôt longue et
tantôt brève, ce qui ne répond à aucun état de la langue latine. C'est une imitation
de l'usage grec, comme la versification classique latine est tout entière une imitation
de la versification grecque ; c'est à proprement parler une licence poétique,
tout à fait artificielle.113

L'intensité

Quand un phonème ou un groupe de phonèmes est articulé avec plus de force
et d'effort que les phonèmes ou groupes de phonèmes avoisinants, on dit qu'il
est frappé d'un accent d'intensité ou simplement d'un accent.

Notions tirées de la phonétique

Le régime de l'intensité est encore très mal connu. L'étude de ses effets dans
l'évolution phonétique paraît propre à jeter quelque lumière sur la question.

Les anciennes langues germaniques avaient un accent d'intensité sur la syllabe
initiale.

En vieux suédois les voyelles finales a, i, u ont été altérées dans les dissyllabes
après syllabe initiale longue, et sont restées intactes après syllabe brève : lĭva,
spĭni, sălu avec voyelle finale intacte, mais bīte, tīme, gāvo de *bīta, *tīmi, *gāvu 168.

Dans tout le germanique septentrional les mots de forme iambique ont conservé
la quantité longue de leur finale bien après que toutes les autres finales
longues s'étaient abrégées.

Donc quand la première syllabe est brève l'accent s'étend à la suivante ; quand
elle est longue elle absorbe l'intensité toute entière.

D'une manière analogue le vieil anglais dit au pluriel neutre strecu « sévères »,
maisorf « troupeaux » de *orfu. Le vieux-haut-allemand dit strewita « j'ai répandu »,
mais miscta « j'ai mêlé » de *miskita.

En vieux norrois la dilation vocalique ou métaphonie ne s'est produite que dans
certaines conditions. On distingue trois périodes dans son accomplissement :
1re période, dilation palatale ; 2e période, pas de dilation ; 3e période, nouvelle dilation
avec des modalités en partie autres que dans la première période.

Dans la 1re période la dilation palatale s'est produite seulement quand la syllabe
précédente était longue : elg de *algi(n) « élan » (accus.), mais staÞ de *stađi(n)
« lieu » (acc.) ; erfÞa de *arƀiđō(n) « j'ai hérité », mais glapÞa de *glapiđōn « j'ai
déconcerté ».

C'est-à-dire que dans cette 1re période l'i de 2e syll. est tombé quand la ire était
longue et en tombant a produit la modification de timbre de la voy. précédente.
Quand la Ire syll. était brève l'i est resté dans cette période, et n'est tombé que
dans la période suivante, durant laquelle aucune dilation ne s'est produite.115

Donc, encore ici, l'intensité sur une syllabe brève s'étend à la suivante ; l'intensité
sur une longue, non. Si pourtant il n'y a pas de consonne entre voyelle
longue de 1re syllabe et voyelle de 2e pour limiter l'intensité, elle s'étend à la
voyelle suivante : v. norr. būe « à l'habitation » est traité en morphologie et en
métrique comme bure « au fils » ; — āÞe de *āiđē « il fit halte avec son cheval »,
comme arÞe de *ariđē « il laboura » ; — mais ǣlÞe de *āliđē « il coulait en rapide »,
ermÞe de *armiđē. « il appauvrit ».

Dans l'Abecedarium normannicum (Xe siècle) on trouve encore lagu « liquide »
(> lǫg) et fēu « bétail » (> ) ; mais déjà sōl < *sōlu « soleil » et ōs < *āsuR
« dieu ».

Dans les inscriptions runiques on trouve guđu(mund), mais ās(mund) de *āsumund ;
sunu « fils » (accus.), mais (gudu)mund de *-mundu 169.

Conclusions à tirer de là : dans une langue où l'accent d'intensité est fort,
comme c'est le cas en germanique 270 on ne tombe pas brusquement de cette intensité
violente à l'absence d'intensité ; il faut un certain temps pour passer de l'une
à l'autre, et il y a entre les deux un stade intermédiaire (fig. 146). Cet accent porte
avec toute sa force sur le début de la première syllabe du mot (en germanique) ; si
l'élément vocalique qui porte cet accent d'intensité est une voyelle brève qui clôt
la syllabe, la syllabe suivante n'est pas à zéro, mais constitue le stade intermédiaire
entre la pleine intensité et zéro ; elle reçoit une intensité moindre que la première
syllabe, mais encore assez forte pour empêcher la voyelle de la seconde syllabe de
tomber quand la première est brève.

image

Fig. 146.
La 2e tranche montre
comment l'intensité décroît
progressivement pour
passer de la 1re tranche, où
elle est maximale, à la 3e,
où elle est nulle.

Si la 1re syllabe contient après voyelle brève une consonne,
c'est sur cette consonne qu'est le stade d'intensité
décroissant 371, et la voyelle de la syllabe suivante est à
zéro, et tombe.

Si la 1re syll. contient une voyelle longue ou une diphtongue,
ce qui est la même chose, c'est l'équivalent du cas
précédent : l'intensité est pleine sur la 1re moitié de la
voyelle, et décroît sur la 2e pour être à zéro dans la syllabe
suivante (dont la voyelle tombe).

Si la voyelle longue de la 1re syllabe n'est pas séparée
par une consonne de la voyelle de la syllabe suivante, le
jeu glottal n'étant pas sensiblement changé de l'une à
l'autre, tandis qu'une consonne le transforme complètement,
l'intensité ne tombe pas d'un coup de l'une à l'autre et achève sa décroissance
116sur la seconde voyelle, qui est maintenue. Bien que ces deux voyelles
forment deux syllabes différentes, elles constituent au point de vue de l'intensité
quelque chose d'analogue à une diphtongue à premier élément long, le premier
élément ayant d'ailleurs une tendance à s'abréger et à compter comme bref.

Cette intensité violente sur la syllabe initiale arrivait-elle brusquement ou
était-elle précédée d'une préparation ? En d'autres termes, dans la phrase, la dernière
syllabe du mot qui précédait la syllabe intense était-elle plus forte qu'une
inaccentuée ordinaire ? Nous n'avons aucun moyen de le vérifier en germanique ;
mais il est certain que cette syllabe était étrangère à l'accent. L'intensité initiale
apparaît brusquement et atteint dès le début son maximum, c'est-à-dire dès le début
de la voyelle accentuée. La consonne initiale (car la plupart des mots commencent
par une consonne) a-t-elle une part de l'intensité ? Vraisemblablement non ; car
la dissimilation, qui altère le plus faible de deux phonèmes, atteint l'initiale en
germanique, p. ex. v. angl. tapor de lat. papyrus ; les consonnes longues sont
inconnues aux langues germaniques ; dans les langues romanes une consonne
unique précédant l'accent n'est jamais renforcée par lui.

C'est pendant la métastase de la consonne que les organes se mettent en place
et prennent le degré de tension nécessaire. Voilà pourquoi, dans les langues à
accent d'intensité initial violent, un mot à voyelle initiale commence régulièrement
par une attaque dure, c'est-à-dire par une occlusive laryngale. Sans cette condition
la voyelle initiale ne peut pas atteindre son maximum d'intensité dès ses
premières vibrations.

C'est par un besoin inconscient d'éviter l'occlusive laryngale, qui lui est totalement
inconnue, que l'espagnol dit el ála à côté de la aláda ; s'il disait *la ála,
l'accent, par la brusque tension des organes qu'il exige, donnerait fatalement naissance
à une occlusive laryngale, comme c'est le cas en français lorsque l'accent
d'insistance porte sur une voyelle initiale après voyelle (p. 119).

L'intensité est produite au point de vue physiologique essentiellement par une
contraction violente des muscles abaisseurs du thorax, avec divers modes de compensation
si la hauteur ou le timbre ne changent pas. Même lorsqu'il s'agit d'articuler
avec intensité une occlusive sourde à glotte fermée, il se produit un abaissement
violent du thorax avec une poussée du larynx vers le haut qui facilite le
gonflement de la langue. Cette contraction violente ne peut que difficilement
être suivie d'une brusque décontraction aussi violente ; avec de pareilles secousses
à jet continu l'organe serait bientôt fourbu et la parole serait le plus exténuant des
exercices. Comme l'a montré l'étude des effets de l'accent d'intensité en ancien germanique,
il faut un certain temps pour que la décontraction s'accomplisse. Si la
syllabe est longue il faut toute la durée de cette syllabe, si elle est brève la syllabe
suivante est encore intense, bien qu'à un degré moindre. Si la syllabe longue
n'est pas séparée de la suivante par une consonne qui déplace notablement les
organes, l'intensité s'étend encore à la voyelle de la syllabe suivante.

L'anglais, l'allemand moderne ont encore des accents d'intensité violents ; ils
ont été jusqu'à présent mal étudiés.

En français, l'accent d'intensité est faible. Il porte sur la dernière syllabe à
117voyelle prononcée des mots principaux, et il constitue, comme dans un très grand
nombre de langues, les temps marqués qui forment le rythme de la phrase. En
raison de sa faiblesse, il ne se présente pas par une tension brusque et violente,
mais plutôt d'une manière progressive. Si bien qu'un mot de 4 syllabes, comme
« épouvantable », peut avoir au point de vue de l'intensité les trois aspects figurés
par les schémas suivants :

image

Fig. 147.

image

Fig. 148.

image

Fig. 149.

Si l'on compte arbitrairement 10 degrés d'intensité,
on peut dire que dans la fig. 147 les
trois syllabes épouvan sont au degré ∅ et la
syllabe ta au degré 10. Dans la fig. 148 les
deux syllabes épou sont à zéro, van à 5, ta à
10. Dans la fig. 149 é est à zéro, pou à 3, van
à 6 et ta à 10.

La forme la plus fréquente est la deuxième,
celle que représente la fig. 148.

Cet accent n'apparaît pas sur tous les mots,
et, pour qu'un mot le reçoive ou non, sa valeur
grammaticale (substantif, adjectif, verbe,
etc.) importe peu. C'est le sens, non la grammaire,
qui détermine les accents : autant d'idées
simples, autant d'accents ; si une idée
simple est exprimée par un seul mot, il porte
un accent, s'il faut plusieurs mots pour l'exprimer,
le dernier de ces mots est seul accentué 172
Quand je dis : « Je l'ai vu l'année dernière »,
il y a deux idées simples, l'idée de
voir et l'idée d une localisation dans le temps,
d'une date ; il y aura deux accents, un sur
« vu », un sur « dernière ». Si je dis : « Je l'ai vu en mil huit cent quatre-vingt
douze », il y aura de nouveau deux accents, pas un de plus, l'un sur « vu »,
l'autre sur « douze ».

Il peut y avoir en français moins d'accents que d'idées simples, par suite du phénomène
de désaccentuation. Comme le mouvement ordinaire de la phrase française
est une ondulation sans heurts, il ne peut pas en principe y avoir deux syllabes de
suite accentuées. Si donc un mot qui doit normalement être accentué est suivi
d'un monosyllabe qui l'est aussi, l'accent du premier mot n'apparaît pas ; dans
« un homme » il y a un accent sur « homme », dans « un homme bon » il n'y
en a un que sur « bon ».

Le phénomène de la désaccentuation est loin d'être commun à toutes les
langues. Beaucoup de langues accentuent couramment deux syllabes de suite parce
qu'elles ne craignent pas les heurts et les saccades de la parole ; telles la plupart
des langues germaniques.

Il y a en français un autre accent d'intensité, l'accent d'insistance 273, qui mérite
de retenir l'attention à cause des particularités qui le caractérisent : c'est un accent
118consonantique, c'est-à-dire qu'il porte sur une consonne. Il la rend beaucoup plus
longue et plus forte, et comme la voix ne peut retomber de cette intensité consonantique,
pas plus que de l'intensité vocalique, à l'intensité moyenne ou
intensité zéro, que par une transition, la voyelle qui suit cette consonne est aussi
frappée d'intensité, à un degré moindre il
est vrai, mais assez pour qu'elle s'élève au
niveau d'une voyelle accentuée ordinaire. La
consonne sur laquelle se porte cet accent est
la consonne initiale dans les mots qui commencent
par une consonne ; dans ceux qui
commencent par une voyelle c'est, suivant les
cas, la première consonne du mot, ou bien la
consonne finale du mot précédent, ou enfin
une occlusive laryngale que l'insistance fait
surgir devant cette voyelle. Il en résulte que le

image

Fig. 150.

mot « épouvantable » frappé d'un accent d'insistance prendra l'un des deux aspecte
suivants : fig. 150, (où l'on voit que les deux syllabes qui entourent l'insistante
s'abaissent au-dessous du niveau moyen pour augmenter le contraste), et fig. 151
(où cs. désigne soit la consonne finale du mot
précédent, soit l'occlusive laryngale).

image

Fig. 151.

Toutes les langues ont un accent d'insistance,
qu'elles emploient lorsque, pour une
raison quelconque, elles veulent mettre un
mot en relief : mais on n'en connaît aucune
ou il ait les mêmes caractères qu'en français.
En anglais, par exemple, il porte sur une
voyelle, dont il augmente très notablement
l'intensité et la hauteur, peu ou point la durée ; la consonne qui précède cette
voyelle ne participe pas à l'insistance ; elle est parfois un peu renforcée, surtout
si c'est une occlusive sourde, par une légère anticipation d'effort ; elle n'est
jamais allongée d'une manière sensible. Le français ne recourt que rarement à
l'accent d'insistance ; langue particulièrement souple et toute en nuances, il dispose
de nombreux moyens de mettre un mot en évidence et évite les effets violents. En
anglais on en fait un très grand usage, parce que la banalité des tournures
employées d'ordinaire dans la conversation oblige le sujet parlant à se servir de ce
procédé lorsqu'il veut que ses paroles ne passent point inaperçues.

Recherches instrumentales.

La mesure ou le calcul de l'intensité est un problème de première importance
qui a attiré l'attention de tous les phonéticiens ; mais les solutions qui ont été
publiées jusqu'à présent sont par la plupart à rejeter.

Il est démontré que l'intensité sonore perçue croît avec l'énergie mécanique du
phénomène générateur du son. C'est donc la force du mouvement vibratoire qu'il
s'agit de mesurer. Partant de là, M. Roudet 174 a calculé la vitesse du style au cours
119des vibrations successives, et il a pensé que la comparaison des diverses vitesses
obtenues donnait les variations d'intensité des phonèmes. Cette méthode serait
acceptable s'il s'agissait de mesurer l'intensité du même phonème émis à plusieurs
reprises par la même personne, sur la même note, et enregistré par le même appareil
dans les mêmes conditions. Mais il est connu que chaque membrane, quelle
qu'en soit la nature, a sa note propre et est susceptible, lorsqu'elle est mise en
vibration, de rendre un son qui lui est propre. Quand le son qui est émis devant
la membrane et dont les vibrations lui sont communiquées, est le même que celui
de la membrane ou s'en rapproche, quand il est émis sur la note de la membrane
ou sur une note voisine, la membrane vibre avec complaisance et ses vibrations
ont une amplitude remarquable. Mais à mesure que le son s'éloigne de sa note,
la membrane résiste et l'amplitude diminue. Il est très facile de constater ces phénomènes :
il suffit de dire dans l'appareil enregistreur la même voyelle avec
même force sur des notes différentes pour constater de notables différences dans
l'amplitude des vibrations (cf. en particulier Rousselot, Principes de phonétique
expérimentale
, p. 379 et suiv.). Il suffit de prononcer deux voyelles différentes,
comme a et i, avec même force et même hauteur, pour constater de nouveau une
différence très nette dans l'amplitude des vibrations. Il suffit enfin de faire prononcer
par deux personnes différentes la même voyelle avec même force (autant
que possible) et même hauteur (ce qui est aisé) pour constater encore que les deux
tracés obtenus par ces deux personnes ne présentent pas les mêmes amplitudes.
Le phénomène est donc extrêmement complexe et ne peut pas être résolu par un
procédé aussi simple que celui de M. Roudet. Sa méthode a été d'ailleurs abandonnée
très vite, car elle donnait souvent des résultats en contradiction flagrante
avec l'évidence. Il n'était pas rare que celui de deux phonèmes pour lequel l'enregistreur
avait fourni les vibrations les plus amples, fût précisément celui des deux
que l'oreille reconnaissait sûrement pour le plus faible.

Mais si l'oreille est un témoin dont l'appréciation n'est jamais négligeable, il
faut reconnaître que, bien qu'elle suffise pour nous avertir dans les cas extrêmes ;
elle est malhabile à nous renseigner sur le détail. Elle reçoit des impressions globales,
qui comprennent le timbre, la hauteur, la durée, l'intensité ; elle est incapable
de reconnaître avec précision la part qui revient à cette dernière.

Un son plus intense est perçu à une plus grande distance que le même son
moins intense ; cela est évident à priori et facile à constater. Partant de ce principe,
Rousselot a fait des recherches très intéressantes sur la perceptibilité des sons
(cf. Rousselot, Principes, p. 1017 et suiv.) et sur leur compréhensibilité. La
distance de perceptibilité varie avec la note ; ce sont les notes du médium de la
voix qui, toutes autres conditions étant égales, sont perçues à la plus grande distance.
Les notes plus basses ou plus hautes portent moins loin.

La distance de compréhension, , c'est-à-dire à laquelle le son est reconnu, est
maxima pour les notes du médium de la voix ; elle croît avec l'amplitude.

Les voyelles les plus ouvertes sont plus compréhensibles, toutes conditions
égales, que les voyelles fermées, les voyelles non arrondies que les voyelles arrondies :
a, o, e, œ, i, ü, u.

Mais on ne parle pas d'ordinaire à la distance où finit la perceptibilité : sa est
compris de plus loin que za, mais à même distance de l'oreille za paraît plus
intense.

D'ailleurs perceptibilité et compréhensibilité sont des notions voisines de intensité,
mais non la même chose et l'une ne peut pas être substituée à l'autre.120

L'argument sur lequel M. Roudet se fonde pour déclarer que son tracé est la
fidèle image de la réalité et peut être mesuré tel quel, puisqu'il a été obtenu par
une membrane de phonographe dont le tracé gravé dans la cire pourrait servir
à reproduire les sons émis, est un argument sans valeur. Tel son a mis la membrane
dans un certain état qui a produit tel tracé ; si vous faites repasser la membrane
sur ce tracé, il remet la membrane dans le même état, et par conséquent
la rend capable de reproduire un son analogue ou semblable à celui qui l'avait
impressionnée tout d'abord. Mais un autre son, qui est dans d'autres conditions,
la met dans un état tout différent, et les produits de ce nouvel état ne sont
en aucune mesure comparables directement à ceux du premier. Pour que les divers
produits d'une membrane pussent être comparés directement, il faudrait que pour
deux sons quelconques de même intensité, elle donnât invariablement des vibrations
de même amplitude ; ce qui n'est pas.

Les physiciens ont établi, par l'étude de sons très simples et produits dans les
conditions les plus simples possibles, que l'intensité est proportionnelle aux carrés
des amplitudes. Si donc nous pouvons connaître les amplitudes réelles, notre
calcul sera facile. Mais l'amplitude de nos tracés n'est pas quelque chose de constant.
Elle varie suivant la membrane employée, c'est-à-dire que le même son
prononcé par la même personne avec même hauteur et même intensité ne donne
pas même amplitude de vibrations dans notre tracé. Il faut donc calculer les variations
d'amplitude qui dépendent du choix de la membrane. Avec une même
membrane l'amplitude varie suivant la voix, c'est-à-dire que le même son prononcé
avec même hauteur et même intensité par deux personnes différentes ne
donne pas même amplitude dans notre tracé. Il faut donc calculer l'influence
de la voix. Avec même membrane et même voix, l'amplitude varie suivant le
timbre, c'est-à-dire que deux sons différents de timbre, prononcés par la même
personne avec même hauteur et même intensité, donnent des amplitudes différentes.
Il faut donc calculer l'influence du timbre sur l'amplitude des vibrations du
tracé. Avec même membrane, même voix et même timbre, l'amplitude varie suivant
la hauteur. Il faut calculer l'influence de la note sur l'amplitude des vibrations
dans notre tracé. L'amplitude de notre tracé dépend encore du frottement du
style sur le cylindre, frottement qui tend à réduire l'amplitude, et qui varie suivant
la vitesse du mouvement du style et suivant l'étendue de ce mouvement.
Il faut encore calculer le frottement du style ; on a beau employer du papier
glacé et une couche de fumée très mince, on peut atténuer par là ce frottement,
non le supprimer.

Une fois qu'on aura fait tous ces calculs et corrigé les données du tracé au
moyen des compensations dépendant de chacun de ces facteurs, on connaîtra les
amplitudes réelles ; on n'aura plus qu'à les élever au carré et à comparer les résultats
directement entre eux. Mais de tous ces calculs aucun ne paraît possible.
Comment calculer par exemple le frottement du style ?

J'ai imaginé une méthode qui me donne des résultats dont je suis satisfait. Elle
est très délicate et semblera à certains bien compliquée. Mais sa complexité n'est
rien en face de celle du problème à résoudre et des éléments qui entrent en jeu
dans la solution de ce problème. Elle a pour principe de tourner la plupart des
difficultés, en les remplaçant par d'autres, c'est vrai, mais en remplaçant les difficultés
insurmontables par d'autres dont on peut triompher.

Je fais mes expériences avec la même membrane et le même jour, afin d'avoir
121même état atmosphérique et hygrométrique. De cette manière la question du
changement des conditions de la membrane est supprimée. Noter qu'on peut faire
en un jour beaucoup de tracés, et les mesurer ensuite à loisir.

Je fais faire la même série d'expériences par la même personne. De cette façon
la question des variations dues au changement de voix est supprimée.

Pour cette personne, il faut commencer par établir un barême. Ce barême ne
peut être dressé que d'une manière empirique et par tâtonnement. Mais ce mot
de tâtonnement n'a pas lieu d'effrayer. Ceux qui essaieront la chose seront vite
rassurés en constatant qu'après quelques hésitations donnant des résultats divergents
qu'il y a lieu d'annuler, ils obtiennent rapidement des chiffres constants.

Je fais donc dire à mon sujet dans l'enregistreur le même son sur la même
note et avec même intensité, à plusieurs reprises, jusqu'à ce que j'obtienne un
chiffre nettement constant.

Comment savoir s'il le dit toujours à la même hauteur ? Il est facile de s'en
rendre compte à l'oreille pour qui a l'oreille cultivée musicalement. Sinon, on
recourt à un jeu de diapasons, et quand on a déterminé le diapason qui est à
l'unisson avec la note donnée, on n'a plus qu'à veiller à ce que la note reste toujours
à l'unisson avec le dit diapason. Naturellement, tout ce qui n'est pas à l'unisson
est éliminé.

Comment savoir si le son est dit avec même intensité ? C'est surtout ici qu'intervient
le tâtonnement. De même que, pour la hauteur, on a fait choisir au sujet
observé sa note la plus ordinaire, celle qu'il donne le plus spontanément, pour
l'intensité on lui fait choisir l'intensité moyenne de sa parole ordinaire, afin qu'il
n'ait pas d'effort à faire dans un sens ou dans l'autre, effort qu'on serait dans l'impossibilité
de mesurer. Il arrive très vite, sinon immédiatement, à garder la même
intensité, d'autant plus aisément qu'il s'agit du même son émis à la même hauteur.
Il s'en rend compte à la fois par son sens musculaire et son sens auditif, ce
dernier contrôlé par l'oreille de l'assistant. Dès lors on obtient un chiffre constant.
C'est ce chiffre qui va être le point de départ de tout et auquel on va tout ramener.
Ce sera l'« unité ».

Une fois cette unité connue, on fait prononcer au sujet le même son qui a servi
à établir l'unité, avec même intensité, mais sur des notes différentes, sur les principales
notes du registre de sa voix. On obtient par là une courbe qui fournit les coefficients
répondant aux variations de hauteur. Naturellement cette courbe ne porte
des chiffres que pour les notes qui ont été expérimentées ; mais il est facile de calculer
et de porter sur la courbe les chiffres des notes intermédiaires sans recourir
à de nouvelles expériences ; car on remarque bien vite que les chiffres augmentent
ou diminuent d'une manière exactement proportionnelle aux intervalles des
notes.

Après cela on fait prononcer au sujet les principaux sons de sa langue, et tout
d'abord les voyelles, avec même hauteur et même intensité que celui qui a servi à
établir l'unité. On obtient ainsi les chiffres répondant à chaque nuance de timbre,
et par suite les coefficients par lesquels ils doivent être multipliés pour être ramenés
à l'unité. Il n'est pas nécessaire d'examiner toutes les nuances de timbre, car les
chiffres obtenus se suivent en augmentant ou en diminuant suivant une courbe
qu'il est facile de tracer, et sur laquelle prennent place naturellement les nuances
qui n'ont pas été examinées. La construction de cette courbe est particulièrement
aisée pour les voyelles, les nuances de timbre se plaçant à la suite les unes des
122autres à des intervalles fixes, suivant le degré d'aperture qui correspond à la nuance
de timbre.

Le travail préparatoire est alors terminé, et l'on possède le barème cherché. II
faut noter que l'on n'a plus à calculer le frottement du style, ni à évaluer les complaisances
ou les résistances de la membrane. Tout cela est fait, par une voie
détournée.

On peut passer tout de suite à l'enregistrement du tracé sur lequel on veut faire
porter l'étude, et commencer les mesures.

On mesure donc l'amplitude sur le tracé au moyen d'un microscope muni
d'une graduation micrométrique. L'amplitude est la distance pendulaire du point
d'inertie au point le plus éloigné du déplacement du style. Ce point d'inertie est
impossible à fixer à cause de la tension de la membrane, qui peut mettre le tracé
des vibrations entièrement en dehors de la ligne d'inertie réelle du style. C'est la
ligne d'inertie du tracé qu'il s'agit de déterminer. Elle est fournie par le tracé lui-même :
on additionne la longueur pendulaire des deux branches d'une vibration
double, et on prend le quart du total ; c'est l'amplitude.

On multiplie le chiffre obtenu par le coefficient de la hauteur, puis par celui
du timbre, on élève le résultat au carré, et on n'a qu'à comparer ce carré à ceux
obtenus pour les autres vibrations.

Inconvénients de cette méthode : l'établissement du barème est délicat et
demande un certain temps ; il faut établir un barème pour chaque sujet parlant.
C'est dire que ce n'est pas une méthode passe-partout ; mais le moyen d'en avoir
une ? Il convient d'ailleurs d'ajouter que le nombre des sujets avec qui on peut avoir
à faire des recherches sérieuses et suivies est extrêmement restreint ; le principal
sujet, c'est soi-même. L'inconvénient d'avoir à faire des expériences avec un autre
état de l'atmosphère et même membrane ? Deux ou trois tâtonnements suffisent
d'ordinaire pour faire voir s'il y a lieu de changer les coefficients et dans quelle
mesure. L'inconvénient d'avoir à changer de membrane ? Les corrections sont vite
faites, s'il y a lieu, quand la membrane est de même nature. Si elle est de nature
très différente, il peut arriver que tout le barème soit à refaire ; mais souvent il
suffira de quelques corrections d'ensemble.

Ce ne sont pas des travaux à faire tous les jours et en n'importe quelle circonstance.
Il vaut mieux avoir quelques travaux bien faits, quelques points bien étudiés,
résolvant les problèmes qu'il y a lieu de poser, qu'une masse d'expériences
mal faites et ne menant à rien 175.123

Hauteur

La parole et la musique.

Tout son est produit par un mouvement vibratoire, et chaque son a sa note,
qui est définie par le nombre de vibrations que sa production exige dans l'unité
de temps. Une note est dite plus haute qu'une autre lorsque la fréquence des vibrations
est plus grande.

Dans n'importe quelle langue, chaque phonème est dit à une certaine hauteur,
et il est exceptionnel que les phonèmes successifs d'une phrase le soient sur une
même note ; continuellement la voix s'élève ou s'abaisse.

Mais la parole n'est pas comparable à la musique ; il y a entre la parole et le
chant des différences essentielles :

La musique n'emploie pas toutes les notes possibles ni des notes quelconques,
mais seulement des notes qui sont définies par des nombres proportionnels
de vibrations dans l'unité de temps ; et l'on considère que, à des hauteurs
différentes, les notes, dont les nombres de vibrations sont en progression géométrique,
sont les mêmes notes : la, la1, la2, la3 , etc. La fréquence de la1, est deux
fois celle de la, celle de la2 est deux fois celle de la1, ou quatre fois celle de la,
celle de la3 est deux fois celle de la2 ou huit fois celle de la. De là résulte d'une
part qu'entre ces notes fondamentales, qui peuvent être choisies arbitrairement,
il y a toujours un même nombre de notes intermédiaires constituant une gamme.
La gamme est l'élément essentiel de la musique. D'autre part, que pendant toute
sa durée, quelle qu'elle soit, une note comporte un même nombre de vibrations
par unité de temps. Il y a donc discontinuité d'une note à la suivante. Proportions
définies et invariabilité de la note, voilà les deux traits caractéristiques de la
musique.

Ces deux traits ne se retrouvent pas dans la parole. En parlant on ne s'astreint
pas à opposer des notes définies par des proportions fixes, et en outre on
peut faire varier la hauteur au cours d'un même phonème. La musique n'emploie
que des notes séparées par des intervalles définis ; la parole emploie tous les sons
compris dans le registre de la voix parlée. Dans la musique les notes sont tenues
plus ou moins longtemps et ont toujours une durée appréciable à l'oreille. Dans
la parole on ne reste en général sur une certaine note qu'un temps très court, et
le plus souvent on ne passe d'une note à une autre, tant que la voix donne, qu'en
émettant toutes les notes intermédiaires, chaque hauteur intermédiaire pouvant
n'être représentée que par une ou deux vibrations, c'est-à-dire quelque chose
d'inappréciable à l'oreille.

C'est parce que les intervalles musicaux de la parole sont quelconques et que les
125notes sont souvent très fugitives qu'on ne peut pas à l'oreille suivre les notes
d'une phrase parlée. Une oreille exercée et délicate peut saisir au passage la note
moyenne ou principale de certains phonèmes ; mais il ne lui est guère possible de
préciser davantage. Cela change trop et trop vite. Et pourtant il est nécessaire
que le phonéticien puisse connaître exactement les variations de hauteur de la
parole, car chaque langue a les siennes, qui lui sont propres et la caractérisent,
et souvent dans une même langue ce sont les variations de hauteur qui déterminent
la signification du mot ou de la phrase.

Il faut donc recourir à l'enregistrement instrumental pour calculer la hauteur
des différents éléments de la parole.

Le procédé est très simple. On mesure la durée d'une vibration double, c'est-à-dire
l'espace qu'elle occupe sur le tracé. On a pris la précaution d'enregistrer sur
le tracé, en même temps que les paroles à étudier, les vibrations d'un diapason chronométreur
actionné par une pile électrique. On mesure l'espace couvert pendant
une seconde par le tracé du diapason, et on calcule combien de fois l'espace occupé
par la vibration que l'on mesure serait contenu dans celui que le diapason a couvert
en une seconde. On obtient ainsi la fréquence vibratoire du son que l'on
examine, c'est-à-dire que l'on sait à raison de combien de vibrations à la seconde
la colonne d'air mise en mouvement par la parole vibrait à l'endroit où on l'a
mesurée. On a une table préparée d'avance indiquant à quelles notes correspondent
les diverses fréquences vibratoires ; il suffit de s'y reporter pour voir sur quelle
note le son a été émis.

Pour simplifier le travail, on peut, sans perdre aucune sécurité, au lieu de mesurer
tout l'espace couvert par le diapason en une seconde, compter combien il a
fait de vibrations doubles en 1 centimètre par ex., et calculer combien de fois la
vibration de la parole serait contenue dans ce centimètre ; le rapport entre les deux
mouvements vibratoires est ainsi établi. Soit un diapason qui fait 200 v. d. à la
seconde et 12 au centimètre. La vibration dont nous cherchons la fréquence
occupe 1 millimètre ; il y en aurait donc 10 au centimètre. Si, pendant que le diapason
fait 12 vibr. d., la parole en fait 10, pendant que le diapason en fait 200 la
parole en ferait 10 × 200 / 12 = 166,66 ou 333,33 v. s. La note est intermédiaire
entre mi2 = 325 176 et fa2 = 345 177 Ce travail peut se faire couramment au moyen
d'un centimètre subdivisé en dixièmes de millimètre, en s'aidant d'une loupe. On
recourt à ce procédé surtout lorsqu'on veut se contenter de connaître la note
moyenne sur laquelle un phonème a été émis ; on se borne à compter combien il
a fait de vibrations en 1 centimètre, sans s'occuper de savoir si les diverses vibrations
n'ont pas eu la même fréquence. Lorsqu'on veut de la précision, il est nécessaire
de mesurer vibration par vibration et de recourir à un microscope muni d'une
échelle graduée. Un fort grossissement n'est pas utile ; une échelle qui donne des
25e de millimètre est suffisante. Voici dès lors le raisonnement et le calcul. Je
suppose que notre diapason continue à faire 12 v. d. au centimètre et que la vibration
que je veux mesurer occupe 23/25 de millimètre. Sien 23/25 il y a 1 vibr. de
la parole, en 250/25 ou 10 mm. ou 1 cm. il y en a 250/23 = 10,87. Si pendant qu'il
se produit 12 v. d. du diapason il s'en produit 10,87 de la parole, pendant 200 v. d.
126du diapason ou 1 seconde il y aura 10,87 × 200 / 12 = 181 v. d. de la parole ou
362 v. s. = fa2 # (qui est exactement 365 dans la gamme signalée à la page
précédente).

Conditions physiologiques de la hauteur des phonèmes. 178

La hauteur est produite par les vibrations des cordes vocales. La fréquence
du mouvement vibratoire des cordes vocales dépend de leur longueur et de leur
tension. Leur longueur brute varie légèrement d'un individu à l'autre, d'où les
différences de hauteur du registre de la voix de chacun.

L'étendue tonale des diverses voix humaines classées au point de vue musical
est, d'après Koenig :

tableau soprano | contre-alto | premier ténor | deuxième ténor | baryton | basse

Chez un même individu la hauteur dépend de la tension des cordes. Lorsqu'elles
sont accolées, leur tension dépend du jeu de deux muscles antagonistes,
le thyro-aryténoïdien interne dont la contraction relâche
les cordes et le crico-thyroïdien dont la contraction les
tend (fig. 152).

image thyroïde | cordes | contraction des thyro-aryténoïdiens | aryténoïdes | contraction des crico-thyroïdiens

Fig. 152.

Quand l'équilibre est établi entre ces deux muscles
le sujet parle de sa voix moyenne.

L'action de ces muscles constitue ce qu'on appelle
la tension active des cordes vocales. Elles peuvent éprouver
aussi une tension passive, si la pression de l'air dans
la trachée augmente sous l'effort de la cage thoracique
s'abaissant rapidement. On a vu (p. 117) que c'est ce
dernier phénomène qui est la cause essentielle de l'intensité.
La poussée de l'air tend à bomber et à écarter
les cordes vocales, c'est-à-dire à augmenter leur longueur
et leur tension. Par conséquent, lorsque la pression de l'air (ou intensité)
augmente, la même hauteur ne peut être maintenue que par un système de
compensation produit par le jeu des muscles qui fournissent la tension active
des cordes. Si la tension active ne réagit pas contre la tension passive, mais va
de pair avec elle, la hauteur augmente en même temps que l'intensité.127

L'intonation.

Les variations de hauteur dans la parole constituent ce qu'on appelle l'intonation.

Lorsqu'un phonème ou une syllabe s'élève notablement au-dessus de la hauteur
moyenne des autres, on dit qu'ils portent un ton, ou qu'ils sont toniques ; les
autres sont qualifiés atones.

Dans beaucoup de langues, telles que les langues romanes, l'anglais, l'allemand,
le ton n'intervient que pour donner une signification particulière à une phrase
ou à un membre de phrase (p. 132). Dans d'autres, comme le sanskrit, le grec
ancien, le lituanien, le serbe, il joue un rôle de tous les instants, et presque chaque
mot possède le sien, qui apparaît à une place déterminée. Dans ces langues deux
mots, qui pour tout le reste sont pareils, peuvent se distinguer uniquement par la
place ou la qualité du ton et avoir des significations différentes, qui ne sont marquées
que par là :

gr. tómos « coupure » et tomós « coupant », trokhós « course » et trokhós « roue »,
phóros « tribut » et phorós « porteur », patroktónos « qui tue son père » et patróktonos
« qui est tué par son père », lithotómos « tailleur de pierre » et lithótomos
« taillé dans une pierre ».

skr. çókaḥ « éclat » et çokáḥ « brillant », váraḥ « choix » et varáḥ « prétendant »,
vádhaḥ « meurtre » et vadháḥ « meurtrier », rājáputráḥ « fils de roi » et rājáputráḥ
« qui a pour fils un roi, père de roi ».

lit. súdyti « saler » et sũdyti « diriger », dwiêm « aux deux » datif et dwiem « avec
les deux » instrumental, gražiaũs « plus beau » et gražiáus « le plus beau possible »,
ráukli « mettre du levain dans la pâte » et raũkti « friser, froncer », mifszti « oublier »
et mìrszti « tu meurs », wìrsiu « je cuirai » et wirsiu « je tomberai ».

Les nuances de ton en grec.

Les grammairiens grecs ne connaissent en général que deux tons, l'aigu et le
grave.

L'aigu est le ton proprement dit ; il consistait en une élévation de la voix, que
Denys d'Halicarnasse évalue à une quinte.

Le grave est le ton de toutes les syllabes qui n'ont pas l'aigu ; il ne comporte
aucune élévation de la voix ; c'est l'absence de ton.

Le circonflexe ou périspomène est la succession sur une voyelle longue ou une
diphtongue de l'aigu et du grave.

Mais le grammairien Tyrannion, qui vivait au 1er siècle avant J.-C. parle en
outre d'un ton moyen. Que signifie moyen ? Peut-être un degré de hauteur intermédiaire
entre aigu et grave, et s'il en est ainsi, il est bien possible qu'il ait eu raison.
Le fait que les autres grammairiens n'auraient pas reconnu le ton moyen
n'est pas surprenant ; ce ton, figurant toujours à côté de l'aigu, est facilement
effacé par lui pour l'oreille, qui, sentant une diminution de hauteur, l'apprécie
très malaisément à sa juste valeur et est portée à l'assimiler à l'absence de hauteur
ou ton grave. On a coutume de négliger cette opinion de Tyrannion rapportée
par l'auteur de l'Explanatio ad Donatum. Il n'y a pour cela aucune raison
sérieuse. Au contraire, car Aristote parle aussi d'un ton moyen ; il est vrai
qu'il ne donne aucune explication particulière au sujet de ce ton moyen et que
128beaucoup pensent qu'il désigne par là le circonflexe ; mais c'est par un véritable
abus que l'on entend le circonflexe par mésos, qui signifie « moyen, qui
est au milieu, qui est entre les deux extrêmes, intermédiaire », et qui n a
jamais signifié « mixte ».

En sanskrit les grammairiens hindous, qui sur tant de points ont fait preuve
d'une délicatesse d'observation bien supérieure à celle des Grecs, distinguent
trois tons : l'aigu (udātta), le grave (anudātta), et l'intermédiaire entre l'aigu et
le grave (svarita). Le svarita, transition entre l'aigu et le grave ; suit immédiatement
la syllabe tonique et semble être un ton descendant.

Il est bien probable qu'il en était de même en grec, que Tyrannion est
dans le vrai, et que son ton moyen est l'équivalent du svarita sanskrit. Donc,
selon toute vraisemblance, le ton aigu était toujours immédiatement suivi d'un
ton moyen. Quand il s'agissait dune voyelle longue ou d'une diphtongue,
elle pouvait être périspomène ou aiguë ; dans le premier cas sa première moitié
était aiguë et sa seconde moyenne ; dans le deuxième cas sa première moitié
était grave, sa seconde aiguë, et le ton moyen venait immédiatement après.

Il faut rapprocher ces faits de ceux que l'on a indiqués à propos de l'intensité ;
on a vu (p. 116) que l'on ne passe pas de l'accentuée à l'inaccentuée
par une chute brusque, mais par un état intermédiaire. Il semble que pour la
hauteur comme pour l'intensité l'existence d'un degré intermédiaire est en quelque
sorte une nécessité physiologique, les organes ayant une tendance à se détendre
progressivement, non par une brusque secousse.

Les langues à intonation.

Il arrive qu'en français plusieurs mots d'origine et de signification différentes
se prononcent de la même manière : chaud, chaut, chaux, — faut, faux,
fau(l)x, — peu, peut, peux, — sain, saint, sein, seing, — fin, faim, feint, — tan,
tant, temps, taon. Dans les langues à intonation, il est de règle que plusieurs mots,
composés des mêmes consonnes et de voyelles de même timbre, ne se distinguent
l'un de l'autre que par les notes sur lesquelles ils sont dits. La chose est particulièrement
frappante dans celles de ces langues dont les mots n'ont généralement
qu'une syllabe. Sans l'intonation qui le caractérise un de ces mots n'est rien à proprement
parler, ou plutôt le dire avec une autre intonation c'est dire un autre mot.

Ainsi le cochinchinois distingue 6 intonations différentes :

ton égal : me « tamarinier (plante), — pièce de bois transversale », — voix
moyenne, — timbre è.

ton aigu : « rivage », — très haut, sec et bref, — timbre è.

ton grave : mẹ « mère », — bas, articulé avec le bord inférieur des cordes
vocales, rappelle le bêlement et la voix de ventriloque, — timbre è.

ton descendant : « sésame (plante), — pièce de bois transversale »,
— on baisse progressivement la voix et on la laisse mourir doucement, —
timbre éé.

ton montant : « ébrécher », cf. en français notre interrogation étonnée
et légèrement indignée : « C'est toi qui l'as mangé. — Moi ? ! », — timbre èèè.

ton tombant : mẽ « exclamation de surprise », — analogue au ton grave,
mais articulé moins bas et la voix s'étranglant assez vite et s'échappant comme
par une fuite, — timbre èè.129

Il y a d'autres nuances de timbre que le cuôc ngü 179 note par des signes spéciaux.
Ainsi ê est un é fermé :

ton égal : « carène, — passionné », — timbre èé.

ton aigu : « confus, embarrassé », — timbre èéé.

ton descendant : « gésier », — timbre èéé.

ton tombant : « riz, grain », — - timbre éè.

A. — L'a sans signe de timbre se prononce comme celui de fr. pâte.

Avec un signe de brève ˘, comme celui de fr. patte.

Avec un accent circonflexe l'a se prononce œ plutôt fermé et bref.

O. — o sans signe de timbre est ouvert ou plutôt à :

ton égal : co « fléchir ».

ton aigu : « posséder ».

ton grave : cọ « frotter ».

ton descendant : « cigogne, — timbre-poste ».

ton montant : « herbe ».

Avec accent circonflexe ˆ, timbre fermé, comme dans fr. côte :

ton égal : « tante ».

ton aigu : « prendre en location, — arrière-grand-père ».

ton grave : « traîneau ».

ton descendant : « route, — immense ».

ton montant : co « cou, — vieux ».

ton tombant ; co « fesses ».

Avec une barbe ʼ, timbre œ ouvert, comme dans fr. cœur :

ton égal : co' « machine ».

ton aigu : có' « prouver ».

ton grave : (lọ'-)cọ' « hésitant ».

ton descendant cò' « drapeau ».

ton montant ; cô' « transporter ».

ton tombant ; cõ' « honte ».

Voilà donc un monosyllabe qui a 17 prononciations différentes. Un monosyllabe
qui posséderait les 4 timbres avec chaque fois les 6 tons présenterait donc
24 aspects distincts ; il n'en existe pas. Il n'y a pas de voyelle qui ait 4 timbres :
l'a n'existe pas avec une barbe, l'o n'existe pas avec le signe de brève. En outre il
est assez rare qu'un monosyllabe possède les 6 tons pour chacun des timbres dont
il dispose.

Observations générales.

Un mot n'est pas caractérisé uniquement par sa note, mais par la réunion de
sa note, son timbre et son mode d'articulation. Les 3 qualités peuvent être altérées
isolément ; les deux autres sauvent l'identification du mot. Le mode d'articulation
peut, comme dans toutes les langues, être remplacé par un autre qui
produit même impression auditive.

Le timbre, dans les mots où il éprouve d'ordinaire une modulation, peut rester
semblable à lui-même d'un bout à l'autre, n'ayant des diverses nuances habituelles
que la plus essentielle. Les deux autres qualités éliminent toute chance
d'erreur.130

La note surtout, et c'est ce qui nous intéresse particulièrement dans ce chapitre,
est soumise à de continuelles variations. Les notes des différents mots d'un
membre de phrase sont entre elles dans des rapports fixes. Le point de départ
de la série est fourni par le ton égal, que chacun dit avec sa voix moyenne ; comme
le registre vocal ou tonal varie d'une personne à l'autre, le ton égal varie de
même. D'autre part une même personne parle plus haut ou plus bas selon
son état d'esprit ou le sentiment qu'elle éprouve : toute la série est remontée
ou rabaissée d'autant.

La note moyenne fait toujours partie d'une série de 4 notes qui sont séparées
l'une de l'autre par les intervalles d'une tierce majeure, d'une quinte juste et
d'une octave. Elle peut occuper n'importe quelle place dans la série.

Il est important de constater que dans cette langue, où ce que nous appelons
la musique n'existe pas à proprement parler, les intervalles sont les mêmes qui
ont été admis par les musiciens. Il y a un système de proportions comme dans
la gamme musicale ; mais le ton n'est pas une note musicale.

Sur une même voyelle la voix ne va pas d'une note à une autre sans passer,
si rapidement que ce puisse être, par toutes les notes intermédiaires.

Dans les mots qui ont plusieurs notes successives, quand la note principale
n'est pas la première, cette première est généralement la note moyenne, de
laquelle la voix s'élève ou baisse progressivement jusqu'à la note principale.

Quand un mot n'a qu'une note, il arrive qu'il soit dit en effet sur cette note du
commencement à la fin ; mais en somme c'est exceptionnel. L'oreille n'y saisit
qu'une note, mais l'étude des tracés nous révèle que le plus souvent, tout à
fait au début, la note juste n'est pas atteinte, et tout à fait à la fin la voix au
moment de s'éteindre s'en écarte d'un demi-ton ou même d'un ton. Mais ces
divergences du début et de la fin ne durent que quelques millièmes de seconde,
en sorte qu'elles échappent à l'oreille la plus délicate et sont par suite sans importance
linguistique ; une variation de sens n'y est jamais attachée.

Autre phénomène dans le même ordre d'idées. Entre le moment où la note
juste est atteinte et celui où on la quitte, il arrive fréquemment qu'elle n'est pas
tenue d'un bout à l'autre exactement semblable à elle-même : la voix s'écarte
continuellement dans un sens ou dans l'autre d'un quart de ton, d'un demi-ton
ou même d'un ton de la note juste ; mais elle revient sans cesse à cette note
juste, qui est la principale, la seule sur laquelle elle se maintient et la seule que
l'oreille puisse saisir, car les autres sont trop fugitives pour faire impression et
la note principale les étouffe.

Troisième phénomène. Dans les mots à une seule note, il arrive que la voyelle
monte ou descend d'un bout à l'autre par une progression régulière, sans aucun
flottement, et sans, d'autre part, que la note juste occupe une durée sensiblement
supérieure à celle de telle ou telle autre. Quelle est, dans ce rapide défilé de
notes, celle qui frappe l'oreille au détriment des autres ? C'est celle qui apparaît
à la fin du deuxième tiers de la durée totale. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple,
nous avons des épreuves du mot me dont la note perçue est mi2, qui commencent
en sib2 pour aller progressivement jusqu'à sib1.

Dans les mots où l'oreille perçoit deux notes, la seconde est la principale ; la
première ne fait jamais qu'une impression passagère. Elles apparaissent respectivement
au centre du premier quart et à la fin du troisième quart de la durée
totale. La seconde note reste fréquemment constante jusqu'à la fin du mot, et
131par conséquent occupe alors à peu près tout le dernier tiers. Mais très souvent
le premier élément, dont le timbre est légèrement différent, n'apparaît pas et la
note qu'il comporte disparaît avec lui. Notre mot devient alors un mot à une
seule note et, comme tel, peut être dit d'un bout à l'autre sur la même note, ou
s'en écarter légèrement au début et à la fin, ou être une suite régulière de notes
dont la principale ne se distingue que par sa place. Cette place, et c'est ici le
seul point par lequel un mot à deux notes réduit à une seule se distingue d'un
mot qui par nature n'a qu'une seule note, cette place n'est pas à la fin du
deuxième tiers ni à la fin du troisième quart, mais entre ces deux positions. Ce
phénomène apparaît surtout dans les mots à ton descendant. Il peut en
résulter quelques confusions, mais le fait est bien rare ; c'est ainsi qu'on a vu à
la page 129 les mots me et avec le même sens : « pièce de bois transversale ».

Dans les mots à ton égal et à timbre fermé, comme , , la première partie
disparaît difficilement parce qu'elle est nettement de timbre ouvert.

Dans les mots où l'oreille perçoit trois notes, la première est tout à fait au
début de l'élément vocalique, la deuxième au début du deuxième quart et la
troisième au début du quatrième. Mais le plus souvent la première note est
absente. On se trouve alors dans le cas ordinaire des voyelles à deux notes, la
note principale tendant à quitter le début du quatrième quart pour passer à la fin
du troisième, et la note secondaire passant du début du deuxième quart à la fin du
premier. De plus, comme les voyelles à deux notes, les voyelles à trois notes
peuvent se réduire à une seule.

On remarquera que dans les éléments vocaliques à deux ou à trois noces tout
le tiers central est dit sur des notes de transition non perçues, malgré l'étendue
qu'elles occupent.

Il arrive dans le ton montant que la voyelle, bien qu'elle soit brève, contienne
toute une octave ascendante. Elle fait l'impression d'une montée vertigineuse,
ou plus exactement d'un saut, car l'oreille ne saisit que la toute première note
(comme très fugitive) et la toute dernière, celle qui précède immédiatement
l'arrêt brusque de la voix. Naturellement, entre les deux extrêmes la voix passe
par toutes les notes intermédiaires et on les retrouve toutes sur les tracés.

L'essentiel en somme pour ces dernières questions, c'est que parmi toutes les
notes qui figurent dans un mot, l'oreille n'en perçoit qu'une ou que quelques-unes,
et que celles qui la frappent occupent dans la durée totale des places déterminées.

La hauteur dans les langues accentuelles.

Ce n'est pas seulement dans les langues à intonation que la hauteur est un des
éléments de la parole ; elle joue aussi un rôle important dans les langues à accent,
auxquelles elle fournit ce qu'on appelle le mouvement musical de la phrase.
Chacune de ces langues « chante » sa phrase d'une manière qui lui est propre et
qui, dans une certaine mesure, la caractérise. C'est un des éléments les plus
délicats de la parole, celui que l'on s'approprie le plus difficilement dans une
langue étrangère.

Dans une même langue une phrase peut changer complètement de valeur ou
132de signification selon qu'elle a un ton ou n'en a pas, selon qu'elle porte le ton à une
place ou à une autre. Ainsi en français la phrase :

Vous dînerez à Dijon,

avec « Dijon » sur notes basses est une affirmation ou une recommandation. Mais
avec un ton sur « -jon » c'est une interrogation :

Vous dînerez à Dijon ?

Dans une phrase comme :

Mais enfin pourquoi a-t-il dit que je suis son père ?

avec le ton sur « pourquoi », le fait que je sois son père ou non n'est pas mis en
cause, mais on demande pour quelle raison il l'a énoncé. Dans la même phrase
avec le ton sur « père », on n'interroge pas sur la cause mais sur la nature de son
affirmation ; il était peut-être obligé de parler, mais il aurait pu dire que je lui
étais totalement étranger.

Il y a lieu de distinguer en effet dans une langue quelconque, et en particulier
dans les langues à accent d'intensité, entre le mouvement musical de la phrase
énonciative ordinaire et celui de tous les autres types de phrases, interrogatives,
exclamatives, accumulatives, etc.

En anglais la phrase énonciative commence d'ordinaire assez haut, ce qui n'est
pas surprenant pour une langue qui a en général l'accent sur l'initiale des mots ;
puis elle baisse rapidement, et remonte au cours de la phrase par secousses
successives.

Dans les langues qui ont d'une manière générale l'accent sur la fin ou vers la
fin des mots, il est naturel que l'on commence bas. Mais il n'en faudrait pas conclure
que le mouvement musical soit le même dans deux langues différentes de
ce type, même dans deux langues sœurs, comme le français et l'espagnol.

En français 180 la phrase énonciative se compose de deux parties, plus ou moins
inégales, une partie montante et une partie descendante. Chaque partie se subdivise
en autant d'éléments qu'elle contient de groupes rythmiques terminés chacun
par une syllabe accentuée. La partie montante ne présente pas une montée
progressive de la voix depuis la première syllabe jusqu'à la dernière ; son premier
élément commence assez bas et atteint rapidement une certaine hauteur, à laquelle
les éléments suivants se maintiennent assez bien, avec des hauts et des bas, mais
sans la dépasser d'ordinaire sensiblement, jusqu'à la dernière syllabe du dernier
élément, qui remonte toujours au moins au même niveau et souvent beaucoup
plus haut. Les caractéristiques de cette partie, c'est qu'entre sa première montée
et sa dernière il n'y a pas de heurts ni de sauts, mais une ondulation plus ou
moins marquée ; d'une des notes les plus hautes on ne passe pas à l'une des plus
basses par une chute brusque : une syllabe sur une note moyenne sert d'intermédiaire,
ou à son défaut c'est la syllabe haute qui s'abaisse à l'approche de la basse
et se penche en quelque sorte vers elle. C'est donc une ondulation aux contours
nettement arrondis, sans rien qui ressemble à des angles.

De la partie montante on passe à la partie descendante sans transition, par une
véritable chute.133

Tout l'ensemble de la partie descendante est ordinairement dit plus bas, d'une
manière générale, que la partie montante. Tous ses éléments, sauf le dernier, sont
assez analogues aux éléments correspondants de la partie montante ; comme eux,
ils montent d'ordinaire assez rapidement, surtout le premier ; comme eux, ils
présentent fréquemment des ondulations ; comme eux, ils ont une tendance à
abaisser leur tonique en vue de notes basses consécutives ; mais leurs notes basses
sont plus basses que dans la partie montante, et leurs notes hautes s'élèvent moins
haut. En outre, et c'est ici le trait le plus caractéristique, les toniques baissent
ordinairement d'au moins un demi-ton d'élément en élément. Le dernier élément
finit sur une note plus basse que celle des syllabes les plus basses de toute la
phrase.

Soit la phrase suivante :

« On avait vu | Paul III | et Charles-Quint | causer ensemble | sur une terrasse,
|| et pendant leur entretien | la ville entière | se taisait ». Son mouvement
musical est assez bien représenté par la figure schématique 153 :

image

Fig. 153.

La ligne droite horizontale est une ligne de repère marquant la hauteur qui a été
atteinte par la première syllabe accentuée ; la ligne pointillée qui coupe cette ligne
de repère marque la séparation des deux parties de la phrase ; les autres lignes
pointillées indiquent approximativement où finit chacune des syllabes accentuées.

Soit d'autre part la phrase espagnole suivante 181 :

« Andando por aquella caverna adelante | había encontrado al fin unas galerías
subterráneas e inmensas | alumbradas con un resplandor dudoso y fantástico | producido
por la fosforescencia de las rocas ».

On peut représenter son mouvement musical d'une manière très satisfaisante
par la figure schématique 154 :

image

Fig. 154.

On voit au premier coup d'œil combien ce type diffère du type français. D'abord
les éléments musicaux ne coïncident pas avec les éléments rythmiques déterminés
par chacune des syllabes accentuées, mais ils sont constitués par des membres de
phrase. Ensuite, tandis qu'en français on a une ondulation indéfinie où tout est
lié, avec une seule cassure, au milieu, en espagnol il y a une cassure après chaque
membre de phrase. Les membres de la phrase énonciative espagnole sont tous
pareils et tous sur la même note (ou à peu près) d'un bout à l'autre, sauf le commencement
et la fin de chaque membre ; le commencement part d'assez bas et
134monte rapidement à la note moyenne ; la fin part de la note moyenne et monte
rapidement plus haut ; c'est la dernière syllabe de chaque membre qui est la plus
haute et cette syllabe est le plus souvent inaccentuée (elle l'est toujours dans
l'exemple cité). De cette similitude de tous les membres résulte une double impression :
d'abord une impression de monotonie, puis l'impression que la phrase, au lieu
d'être liée d'un bout à l'autre dans chacune de ses parties comme en français, est
composée de membres ajoutés les uns à la suite des autres, en nombre indéterminé
et impossible à prévoir. Seul le dernier membre, dans la phrase énonciative,
diffère des autres en ce qu'il finit par une descente. La phrase se soutient tant que
les membres se terminent par une montée, et l'on peut ajouter de pareils membres
à volonté, jusqu'au moment où apparaît un membre à finale descendante, qui
clôt la phrase. Cela donne une très grande facilité pour faire des périodes, ou plutôt
de longues phrases, car il ne se dégage pas de la phrase espagnole, comme de
la phrase française, un sentiment d'équilibre et de balancement.135

Le rythme

Le rythme est l'impression que l'on éprouve d'une régularité dans le retour de
temps marqués. Il est subjectif et n'existe pas en dehors de celui qui le perçoit.
Ce sont nos sens qui nous en donnent la conscience : le toucher, la vue, l'ouïe.
L'expression « temps marqués » doit être prise dans un sens très général ; ce
sont les phénomènes dont le retour constitue des points de repère parmi d'autres
phénomènes. Un phare à éclipses dont la lumière croît peu à peu jusqu'à ce qu'elle
atteigne son plus vif éclat, puis disparaît soudain, pour réapparaître bientôt et
s'évanouir de la même manière, donne l'impression d'un rythme ; c'est même
un rythme parfaitement régulier puisque les éléments en sont réglés par un mouvement
mécanique dont l'allure ne change pas. Ce sont les disparitions de la
lumière qui constituent les temps marqués. Une roue qui tourne présente un mouvement
continu, mais pas un rythme ; pourtant si cette roue offre en un point
une particularité, une tache par exemple, assez visible pour que l'œil puisse la
suivre dans un mouvement tournant pas trop rapide, le retour de cette marque
au point visuel peut constituer un rythme. De même les deux roues d'une bicyclette
en marche n'attirent ordinairement pas l'attention ; mais le retour d'un
pied du cycliste au point le plus bas de son mouvement circulaire peut donner
l'impression d'un rythme. Un ouvrier qui plante des clous dans une planche frappe
habituellement plusieurs coups sur le même clou ; chaque coup rend un son plus
ou moins différent des autres, puisque la longueur de la tige du clou qui est
encore hors de la planche varie à chaque fois ; mais le dernier coup donné sur
chaque clou rend un son particulièrement distinct des autres, parce que le marteau
entre en contact à la fois avec la tête du clou et avec le bois. Ce dernier coup
est en outre séparé du suivant par un silence un peu plus sensible que celui qui
peut séparer l'un de l'autre les autres coups de marteau, le temps nécessaire à
l'ouvrier pour prendre un autre clou. Il fait ainsi une impression particulière sur
l'oreille de l'auditeur ; il constitue des temps marqués dans le travail de l'ouvrier
et lui donne un rythme.

Ce dernier exemple nous amène au rythme du langage, puisque les temps
marqués y sont toujours constitués par des sons, ou à la rigueur par des silences,
c'est-à-dire des interruptions dans la suite des sons. Les temps marqués sont généralement
fournis par des sons qui se distinguent des autres par leur durée, par
leur hauteur ou par leur intensité. Il semble que la parole ait toujours un rythme,
plus ou moins vague et flottant, même dans les langues qui ne présenteraient pas
137d'autre phénomène périodique bien sensible que les reprises de souffle et les fins
de propositions. Mais à mesure que la prose est plus soignée le rythme y devient
plus net, et les vers sont généralement caractérisés par un rythme précis et partiellement
déterminé d'avance.

L'indo-européen, comme l'indiquent particulièrement le védique et le grec ancien, ,
avait un rythme essentiellement quantitatif, c'est-à-dire constitué par l'opposition
des syllabes brèves et des syllabes longues, les premières fournissant les temps faibles
et les autres les temps forts ou temps marqués 182. En védique dans les mètres de triṣṭubh
et de jagatī deuxième partie de chaque vers se termine par un jeu déterminé
de syllabes longues et de syllabes brèves, mais dans la première partie chaque syllabe
prise isolément peut être longue ou brève. Qu'est-ce qui distingue ces vers de la
prose ? Avant tout la fin de vers ou cadence (en prenant ce mot dans son sens originaire :
la manière dont un vers tombe ou finit), qui présente une alternance régulière
et fixe, marque nettement le mouvement rythmique. Ensuite le nombre des syllabes
du vers, qui est fixe. Puis un repère vers le milieu du vers, qui est constitué
par une coupe ou fin de mot, obligatoire après la quatrième ou la cinquième
syllabe ; ce repère est renforcé par un phénomène quantitatif, à savoir que la
deuxième syllabe après la coupe est toujours une syllabe brève. Dans le reste du
vers l'alternance des brèves et des longues était irrégulière, et le mouvement rythmique,
déterminé par la fin du vers, pouvait être un peu flottant ; à certaine place
le temps faible pouvait être constitué par deux brèves au lieu d'une, à d'autres il
l'était fréquemment par une longue ; enfin les temps marqués pouvaient même
porter sur une brève. Pourtant, même dans cette partie indéterminée du vers, les
longues étaient particulièrement fréquentes à certaines places, ce qui indique que
le rythme tendait à se normaliser.

Ce mouvement rythmique constitué par l'alternance des brèves et des longues
était bien en védique celui de la langue courante elle-même, ou plutôt celui qu'elle
tendait instinctivement à réaliser. On en peut trouver la preuve en examinant les
procédés auxquels elle recourt dans sa morphologie. Ainsi en face de pră-sâham
elle a prā-sáham, prā-sáhā, prā-sáhah ; d'une racine telle que vart-, elle tire un parfait
à redoublement vă- dans vavárta, mais vā- dans vāvrtúḥ, vāvr ; l'aoriste
causatif de la même racine est ávīvrtat ; en face des types grecs phéromen, pherómetha,
pherómenos, genétora, elle a fixé les types bhárāmaḥ, bhárāmahi, bháramāṇaḥ,
janitâram, qui préviennent autant que possible les successions de brèves.

En grec aussi la langue recourt à toute sorte d'artifices pour éviter la succession
de trois brèves, qui évidemment rendait le rythme indécis. Ainsi en face de
deinótatos elle tire sophótatos de sophós, phíltatos de phílos ; de ánemos elle a un dérivé
ēnemóeis, de óphelos un dérivé ōphélimos ; elle présente hecáterthen et hecatérōthen,
mais non *hecaterothen ; elle possède à la fois carterós et craterós, mais le dénominatif
est toujours carteréō ; l'a initial de athánatos est bref par nature, mais peut
servir de longue dans la langue épique. Le vers homérique est composé régulièrement
de dactyles et de spondées ; mais on a tel vers qui commence par
« Phíle casígnēte thánaton… », tel autre par « Āres 'Ares brotoloigè… », où il est
fort vraisemblable que l'i de phíle, l'e final de casígnēte, l'A du premier Ares étaient
allongés dans la diction pour les besoins rythmiques des vers où ils figuraient
138dans de pareilles conditions. Nous n'avons d'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'une langue
morte, aucun moyen d'établir sûrement à quel procédé compensatoire elle recourait
pour maintenir le rythme quand les éléments habituels faisaient défaut.

Dans les vers iambico-trochaïques, dans les vers de la chanson, les alcaïques,
les saphiques, les logaédiques d'une manière générale, le grec présente des types
tout à fait analogues aux vers védiques : une cadence quantitative nettement
déterminée, un nombre de syllabes fixe, une coupe et souvent aussi un indice quantitatif
vers le milieu quand le vers est assez long, une liberté considérable dans l'intérieur
du vers, l'alternance plus ou moins réglée d'une longue et deux brèves avec
une longue et une brève, une liberté presque absolue au commencement du vers
portant le plus souvent sur les deux premières syllabes, mais pouvant s'étendre jusqu'à
la quatrième. Ce sont au fond les mêmes principes qu'en védique, mais avec une
normalisation plus avancée. Le rythme de ces vers était évidemment quantitatif ;
l'alternance réglementée des longues et des brèves dans leur cadence ne laisse
aucun doute à cet égard. Mais comment étaient-ils rythmés dans le détail ? On
l'ignore absolument ; les doctrines des grammairiens anciens ne sont pas soutenables ;
les théories imaginées par les métriciens modernes ne le sont pas davantage.

Les vers des langues anciennes ne sont pas les seuls sur le rythme desquels nous
soyons mal fixés, et il n'est peut-être pas nécessaire qu'un vers soit rythmé régulièrement
d'un bout à l'autre. Les vers védiques et grecs dont il vient d'être question
étaient constitués par un nombre déterminé de syllabes, avec une cadence
quantitative fixe, et à l'occasion un repère ; cela suffit pour caractériser un vers.
Le rythme de la langue française est accentuel, c'est-à-dire qu'il n'est plus constitué
par l'opposition des longues et des brèves, mais par celle des syllabes accentuées
et des inaccentuées. Or les vers de l'ancien français ne paraissent pas avoir
été rythmés, ou du moins ils n'avaient pas un rythme particulier par le fait qu'ils
étaient des vers ; ils ne se distinguaient de la prose qu'en ce qu'ils avaient un
nombre de syllabes déterminé, avec une cadence attendue (l'assonance), et s'ils
étaient longs un repère vers le milieu (juste au milieu dans l'alexandrin, après la
4e ou la 6e syllabe dans le décasyllabe, mais pas de repère dans l'octosyllabe). En
ancien espagnol, particulièrement dans le vers épique 183, la liberté était encore
plus grande puisque le nombre des syllabes était très variable, au point que certains
vers pouvaient être presque deux fois plus longs que les vers voisins ; il y
avait une cadence (l'assonance) et un repère vers le milieu ; c'est tout ; ou du
moins s'il y avait quelque chose de plus, on l'ignore absolument.

En français les vers, tout en restant syllabiques, sont peu à peu devenus en même
temps rythmiques. L'évolution est achevée vers le milieu du XVIIe siècle, et dès
lors leur rythme est bien net. L'alexandrin, pour ne parler que de celui-là, comprend
4 éléments rythmiques ou mesures, se terminant chacun avec une syllabe
accentuée. Deux de ces syllabes accentuées sont à place fixe, l'une au milieu du
vers (6e syllabe), l'autre à la fin (12e syllabe) ; les deux autres sont à place libre
et variable à l'intérieur de chacun des hémistiches. Les quatre mesures peuvent
être égales, c'est-à-dire comprendre chacune trois syllabes :

Un destin | plus heureux | vous conduit | en Epire.
(Racine, Andromaque).139

Le cas n'est pas rare, mais il n'est pas le plus fréquent. Voici un exemple du
même auteur (Iphigénie), qui présente tous les types possibles de mesures, depuis
une syllabe jusqu'à cinq :

Heureux | qui satisfait | de son hum|ble fortune,
Li|bre du joug super|be où je suis | attaché,
Vit dans l'état | obscur | où les dieux | l'ont caché.

Les temps marqués sont fournis en principe par les syllabes qui seraient accentuées
en prose ; mais le versificateur a le droit d'effacer un accent de la prose en
ne l'utilisant pas pour son rythme ; tel celui du mot « joug » dans « du joug
superbe » ; il peut d'autre part en faire surgir un là où la prose n'en aurait pas,
comme sur le mot « suis » dans « où je suis attaché ».

Cette inégalité des mesures ne rompt pas le rythme, car il domine le syllabisme.
Comme il est constitué en principe par le retour des temps marqués à intervalles
sensiblement égaux, il tend à égaliser les mesures. Sous son influence les mesures
courtes deviennent des mesures lentes et les mesures longues deviennent des
mesures rapides, c'est-à-dire que les mesures qui ont moins de trois syllabes sont
prolongées par des procédés divers, tandis que les syllabes des mesures qui en ont
plus de trois sont prononcées plus vite. On n'arrive point par là d'ordinaire à
rendre les mesures réellement égales, mais assez peu inégales pour que l'oreille
ait l'impressoin d'une régularité dans le retour des temps marqués. Naturellement
le poète peut trouver dans ces ralentissements et ces accélérations des moyens
d'expression divers et en tirer des effets variés ; mais ce n'est point ici le lieu de
les examiner.

Il arrive qu'un hémistiche d'alexandrin ne soit composé que de petits mots dont
le dernier seul peut être accentué :

Si je vous le disais, | pourtant, | que je vous aime,

ou d'un grand mot, dont la dernière syllabe seule est accentuée, car il n'y a pas
d'accent secondaire en français :

Purification | du feu, | je te bénis.

Comment le versificateur y trouve-t-il les deux mesures dont il a besoin ? Par
un procédé qui est emprunté à « l'accent d'insistance » de la prose, et qui consiste
à renforcer une consonne : « Si je vous le Disais » et « PuRification 184 ».
Voilà un moyen compensatoire dont les théoriciens n'auraient jamais eu l'idée si
le français n'était pas une langue vivante et qu'ils n'auraient même pas reconnu
s'ils n'avaient pas eu à leur disposition des appareils enregistreurs leur permettant
d'analyser le phénomène. Cette considération doit nous rendre très réservés lorsqu'il
s'agit de la versification d'une langue morte.

L'anglais et l'allemand ont aussi des vers à rythme accentuel, et il semble que la
chose devrait être beaucoup plus claire qu'en français, car l'accent du français est
faible tandis que celui de ces langues est très net et même violent. Or on ne sait
140pas du tout comment leurs vers accentuels sont rythmés dans le détail. Les théoriciens
en sont encore à y chercher des pieds, non plus à proprement parler des
pieds composés de longues et dé brèves, mais des pieds composés d'accentuées et
d'inaccentuées, et ils s'efforcent d'y trouver l'égalité du nombre et de la durée de
ces pieds 185. Pour le nombre, ils recourent à des anacruses et des catalexes ; pour la
durée à des prolongements, des repos, des points d'orgue ou d'autre part à des diérèses,
des dédoublements et des résolutions. Ils n'arrivent d'ailleurs en aucune
mesure à se mettre d'accord les uns avec les autres, et l'inanité des procédés qu'ils
emploient est évidente.

La prose aussi à son rythme, et ce rythme obéit à des principes que l'on ne
viole pas impunément 286. Mais celui de la prose est éminemment libre, tandis que
celui du vers est un système fixe. Quand on parle du rythme de la prose française
il faut toujours citer la célèbre phrase de Bossuet :

Celui qui règne | dans les cieux, | et de qui relèvent | tous les empires, | à
qui seul | appartient | la gloire, | la majesté | et l'indépendance, || est aussi le
seul | qui se glorifie | de faire la loi | aux rois, | et de leur donner, | quand il lui
plaît, | de grandes | et de terribles | leçons.

Cette magnifique période a un rythme particulièrement net et ferme : elle comprend
18 groupes rythmiques, dont 9 constituent la première partie de la phrase,
la partie montante, et 9 la deuxième partie ou partie descendante ; les 9 éléments
rythmiques de chacune des deux parties se subdivisent en 4 + 5, et ces subdivisions
sont commandées par la syntaxe et par le sens. La correspondance et la
symétrie des deux parties sont parfaites tant au point de vue du rythme qu'au point
de vue des idées. Si la phrase suivante était rythmée de la même manière ce ne serait
pas de la prose, ce seraient des vers ; mais cette phrase est unique, les phrases
suivantes sont de types différents, et il n'y en a pas une autre semblable chez le
même écrivain, ni vraisemblablement chez aucun autre auteur. Voici une page
de Renan, dont la prose est aussi admirablement rythmée ; il suffit de la lire pour
saisir immédiatement combien elle comporte de liberté et de variété, tant dans la
constitution des groupes rythmiques que dans le dessin rythmique de chaque
phrase :

Un tel genre de vie, | devenu impossible | dans nos sociétés modernes | pour
tout autre qu'un ouvrier, || est facile | dans les sociétés | où soit les confréries
religieuses, | soit les aristocraties commerciales | constituent | des espèces de franc-maçonneries
(4-6). La vie | des voyageurs arabes, | d'Ibn-Batoutah | par exemple |
ressemble fort || à celle | que dut mener | Saint-Paul (5-3). Ils circulaient | d'un
bout à l'autre | du monde musulman, || se fixant | en chaque grande ville, | y
exerçant le métier | de kadhi, | de médecin, | s'y mariant, | trouvant partout |
un bon accueil | et la possibilité | de s'occuper (3-10). Benjamin de Tudèle | et
les autres voyageurs juifs | du moyen âge || eurent une existence analogue, | allant
de juiverie en juiverie, | entrant tout de suite | dans l'intimité | de leur hôte (35).
Ces juiveries | étaient des quartiers distincts, || fermés souvent par une porte, |
ayant un chef de religion, | avec une juridiction | étendue ; — au centre, || il y
avait une cour commune | et d'ordinaire | un lieu de réunion | et de prières (2-4 ;
1-4). Les relations | des juifs entre eux, | de nos jours, | présentent encore ||
141quelque chose du même genre (4-1). Partout | où la vie juive | est restée | fortement
organisée, || les voyages | des israélites | se font | de ghetto en ghetto, | avec
des lettres de recommandation (4-5). Ce qui se passe | à Trieste, | à Constantinople,
| à Smyrne, | est sous ce rapport | le tableau exact || de ce qui se passait, |
du temps de saint Paul, | à Éphèse, | à Thessalonique, | à Rome (6-5). Le nouveau
venu | qui se présente | le samedi | à la synagogue || est remarqué, | entouré, |
questionné (4-3). On lui demande || d'où il est, | qui est son père, | quelle nouvelle
| il apporte (1-4). Dans presque toute l'Asie | et dans une partie de l'Afrique, |
les juifs | ont ainsi | des facilités de voyage | toutes particulières, || grâce à l'espèce
de société secrète | qu'ils forment | et à la neutralité qu'ils observent | dans
les luttes intérieures | des différents pays (6-5). Benjamin de Tudèle | arrive au
bout du monde || sans avoir vu autre chose | que des juifs ; — Ibn-Batoutali, ||
sans avoir vu autre chose | que des musulmans (2-2 ; 1-2).

On voit que dans toute cette page il n'y a pas deux phrases de suite qui soient
rythmées de la même manière et présentent le même nombre d'éléments rythmiques.
Rien ne ressemble moins à des vers.142

Le mot phonétique

Il a un commencement et une fin. En indo-européen tous les mots sont isolés,
indépendants et se suffisent à eux-mêmes, sauf peut-être les enclitiques et proclitiques.
Leur place est quelconque dans la phrase. Ils sont composés de plusieurs
éléments, racine, suffixe, désinence ; mais ces éléments sont dans un ordre fixe,
aucun déplacement n'étant possible, ni aucune insertion d'autres éléments :
p. ex. gr. léloipas.

En français tu as laissé est un seul mot phonétique ; aucun des 3 mots grammaticaux
qui le composent n'a de sens ni d'existence séparée, et en particulier tu
n'existe pas isolément et indépendamment d'une forme verbale. Mais on peut
intervertir l'ordre de tu et as pour marquer l'interrogation : as-tu laissé ? On peut
intercaler divers éléments entre tu et as, entre as et laissé ; tu l'as laissé, tu ne l'as
pas laissé
, tu l'as déjà laissé, tu ne l'as pas encore laissé, ne l'as-tu pas laissé ? etc.

En français le mot phonétique est un groupe accentuel. Pas d'accent dans l'intérieur
d'un groupe : Il a perdu la tête | en mil-huit-cent-quatre-vingt-dix-huit.

En i.-e. les mots sont autonomes et se suffisent à eux-mêmes ; ils équivalent à
des groupes entiers d'autres langues. A cette autonomie est due la limitation des
mots, plus précise en i.-e. que partout ailleurs.

« D'autres langues ont eu ou possèdent encore un système flexionnel plus ou
moins riche et des règles d'accord pareilles à celles que présentent le sanskrit
védique, le grec ancien, le latin, les langues baltiques et slaves ; dans aucune le mot
ne se suffit à lui-même. En sémitique et en bantou le rôle de chaque mot est marqué
dans une large mesure par sa forme propre, ses préfixes et ses désinences ; mais il
n'est pas autonome, sa position est déterminée de façon plus ou moins rigoureuse,
il n'est pas libre par rapporta son entourage. Il l'est moins encore dans des langues
telles que le turc, qui ne répètent pas les indices morphologiques, qui réunissent
les mots de façon définie et n'affectent de marques grammaticales distinctives que
l'un des éléments de chaque groupe » 187.143

La phonologie statique

La phonologie statique, que l'on appelle aussi phonétique descriptive ou phonétique
synchronique
, a pour objet de faire connaître l'état phonique d'une langue à un
moment donné. C'est comme un raccourci de la phonologie générale. Cette dernière
envisage d'une manière purement théorique tous les phonèmes qui sont
possibles, qu'ils soient réalisés quelque part ou non, toutes leurs combinaisons,
leurs assemblements et leurs groupements possibles, avec les qualités propres de
chacun. La phonologie statique examine quels sont ceux qui sont réalisés dans
une langue déterminée.

Il ne suffit pas, comme on le fait trop souvent, pour établir une phonologie
statique, d'énumérer et de décrire l'un après l'autre tous les phonèmes que l'on
rencontre dans une langue. La phonologie d'une langue constitue un système, où
tout se tient et dont toutes les parties se commandent l'une l'autre. Il s'agit donc
tout d'abord de déterminer ce système, de voir quelle est son étendue et quelles
sont ses limites, quelles sont les catégories de phonèmes qu'il possède et celles
qui lui manquent. Il convient ensuite de décrire chaque catégorie de phonèmes,
en mettant en lumière ses particularités et ses caractéristiques, articulatoires ou
autres ; de la confrontation de toutes les catégories doivent ressortir nettement les
traits spécifiques du système, et l'on doit comprendre par là, entre autres choses,
pourquoi certaines catégories lui font totalement défaut, et pourquoi d'autres
catégories qu'il possède ne sont représentées que partiellement.

Mais définir les phonèmes isolés, soit seuls soit par séries, n'est qu'un commencement ;
car les phonèmes isolés n'ont pas d'existence réelle et ne sont en somme
que des abstractions : on ne parle pas avec des phonèmes isolés, ni en mettant à
la suite les uns des autres des phonèmes isolés. Un phonème défini a des qualités
et des caractères différents selon la position qu'il occupe dans la chaîne parlée ;
il faut noter ces variations. Un fonème est appelé à se combiner avec d'autres ; il
faut indiquer quelles sont les combinaisons que la langue admet et marque
quelles sont les modifications qu'il éprouve en se combinant avec tel ou tel autre.
Les phonèmes se groupent de certaines manières pour former des syllabes ; il faut
décrire le régime syllabique de la langue. La phrase est composée d'une suite de
mots phonétiques ; comment sont faits ces mots phonétiques ? Quel est le principe
qui les régit ? Sont-ils morphologiques ou accentuels ? Comment passe-t-on de
l'un à l'autre ? Sont-ils isolés ou liés ? Comment la phrase est-elle construite ?
Quels sont les principes qui dominent sa structure ? Comment est-elle rythmée ?
144Est-elle essentiellement accentuelle, quantitative ou musicale, et quel est dans
chaque cas son régime propre ? Réunît-elle plusieurs de ces qualités et quelles en
sont les valeurs respectives ?

Ce n'est que lorsqu'on aura répondu avec précision à toutes ces questions, et
éventuellement à certaines autres, que la phonologie statique d'une langue pourra
être considérée comme faite.145

Deuxième partie
La phonétique évolutive
ou
phonétique proprement dite147

I
Généralités149

I
Aperçu d'une histoire de la phonétique

La Phonétique n'est apparue que le jour où l'on a commencé à comparer entre
eux des états phoniques différant l'un de l'autre soit dans le temps soit dans
l'espace.

Les grammairiens grecs ont noté soigneusement les particularités dialectales de
leurs textes littéraires, mais ils n'ont pas eu l'idée de les comparer entre elles, et
surtout ils n'ont jamais songé qu'elles étaient le résultat du développement historique
de leur langue et de ses dialectes. Il a fallu deux choses pour que la phonétique
pût naître : un état d'esprit nouveau et une découverte.

Au commencement du XIXe siècle on cesse de prendre les conceptions a priori
pour des explications : on recourt à l'observation des faits et à l'examen direct des
phénomènes, en mécanique, en physique, en chimie. On comprend que l'étude
des êtres organisés et des phénomènes sociaux ne peut s'appuyer que sur l'histoire,
parce qu'ils sont l'aboutissement de toute une suite de faits particuliers.

La découverte est celle du sanskrit, dont la connaissance est apportée en Occident
par divers savants. Le jour où l'on a rapproché systématiquement le sanskrit
du grec, du latin et du germanique est née la grammaire comparée, qui n'est
qu'une partie du grand ensemble de recherches méthodiques instituées alors sur le
développement historique des faits naturels et sociaux.

L'apparition de la phonétique a été provoquée par les besoins de la grammaire
comparée, dont elle a été très tôt l'auxiliaire indispensable. C'est au point que,
lorsque la phonétique, qui s'est développée par étapes successives, s'est trouvée
à certaines périodes à peu près stationnaire, la grammaire comparée de son côté a
piétiné sur place. Chaque progrès de la phonétique en a déterminé un dans la
grammaire comparée, et les derniers ont fait naître la linguistique, qui est l'étude
scientifique des langues et du langage en général.

Il résulte de là que l'histoire de la phonétique est inséparable de celles de la
grammaire comparée et de la linguistique.

Quel est le premier qui a fait de la phonétique évolutive ? Il est impossible de
le dire avec précision : du jour où l'on a commencé à rapprocher entre elles
diverses langues indo-européennes on a fait de la phonétique comparative et
entrevu la phonétique évolutive ; c'est durant le premier quart du XIXe siècle.

Bopp, le vrai fondateur de la grammaire comparée, n'était pas phonéticien.
Mais le Danois Rask, qui avait reconnu, indépendamment de Bopp et sans savoir
le sanskrit, la parenté des langues germaniques avec le grec, le latin et le slave,
151avait exposé cette doctrine dans une étude intitulée Recherches sur le vieux norrois,
qui était achevée dès 1814, mais n'a paru qu'en 1818, à Copenhague. Dans cet
ouvrage, il exposait la loi de mutation consonantique (Lautverschiebung) des langues
germaniques, loi qu'exposait à son tour J. Grimm dans la 2e édition de sa Deutsche
Grammatik
, en 1822. Cette loi est le premier exemple et le premier modèle des
lois phonétiques, sur la connaissance desquelles repose au fond toute la linguistique
moderne.

Vers la même époque Pott se choisit un domaine propre, l'étymologie, et y
apporte une merveilleuse érudition et une pénétration extraordinaire. Pour appuyer
ses étymologies sur une base solide, il détermine des règles précises de correspondances
entre les langues qu'il rapproche, et crée ainsi la phonétique comparée des
langues indo-européennes. Le premier volume de ses Etymologische Forschungen a
paru en 1re édition en 1833.

Mais la phonétique que l'on faisait alors portait encore sur les lettres et les correspondances
de lettres d'une langue à l'autre. Avec Schleicher apparaît une innovation
capitale : il n'étudie plus les lettres, mais les articulations. Pénétré des
méthodes des sciences naturelles, il systématise les faits acquis et s'attache à poser
des lois générales, et même des lois valables universellement ; tentative alors prématurée.
Néanmoins sa grammaire lituanienne (1856) et son manuel de lituanien
(1857) marquent une des étapes les plus importantes de la grammaire comparée.
Tenant le développement linguistique pour soumis à des règles fixes et constantes,
il conçoit la possibilité de remonter des langues historiquement attestées à une
forme plus ancienne, et s'efforce de restituer l'indo-européen et d'en suivre le développement
sur chaque domaine. C'est l'objet de son célèbre Compendium (1re éd.
1861). L'idée partiellement inexacte, mais singulièrement féconde. En somme, il a
créé la méthode qui a dominé tout le développement ultérieur de la grammaire
comparée et dont on se sert encore aujourd'hui.

Il faut dire qu'en même temps des physiologistes et des physiciens, tels que
l'Allemand Brücke, le Tchèque Czermak, l'Allemand Helmholtz, étudiaient les sons
du langage aux points de vue physiologique et physique.

A partir de cette époque il faudrait citer les noms de tous ceux qui ont fait de
la grammaire comparée ; car il n'est dès lors plus possible d'en faire sérieusement
sans être plus ou moins phonéticien. Et à mesure que la grammaire comparée fait
des progrès, elle éprouve le besoin de disposer d'une phonétique plus précise et
plus pénétrante et accorde plus d'attention aux procédés physiologiques de l'articulation.

Les années 1876, 77 et 78 sont extraordinairement fécondes : les progrès et les
nouveautés s'accumulent et se précipitent.

En 1876 Sievers publie ses Grundzüge der Phonetik, qui non seulement donnaient
l'état de la phonétique à cette époque, mais lui faisaient faire de notables progrès.
Cet ouvrage, qui a été pendant de longues années le manuel de phonétique de tous
ceux qui faisaient de la grammaire comparée, a eu jusqu'à présent plusieurs éditions,
mais il a mal suivi les progrès de la phonétique et est aujourd'hui arriéré.

Dès 1863 le mathématicien danois Grassmann avait expliqué l'irrégularité apparente
de la correspondance des occlusives en sanskrit, en grec et en germanique
dans les mots qui possédaient primitivement deux aspirées. En 1877 le Danois
Verner justifie par la place du ton indo-européen la grande anomalie qui faisait
tache dans la mutation consonantique des langues germaniques.152

Ainsi les irrégularités, les exceptions aux changements phonétiques disparaissent
l'une après l'autre, puisqu'elles s'expliquent par des conditions particulières. Le
principe de la constance des lois phonétiques, tel qu'il avait été affirmé en 1876
par Leskien dans son livre sur la déclinaison en balto-slave, s'établit de plus en plus.
Scherer l'avait déjà indiqué l'année précédente, en 1875 ; Osthoff et Brugmann
lui donnent la forme la plus rigoureuse en 1878 dans la préface de leurs Morphologische
Untersuchungen
.

Dès 1864 Curtius notait que dans certains mots toutes les langues d'Europe
s'accordent à présenter un e en face d'un a sanskrit ; il y voyait une innovation
des langues européennes, puisqu'il était admis que l'indo-européen ne possédait
que les trois voyelles a, i, u, comme les langues sémitiques (l'arabe en particulier).
Mais avec le principe de la constance des changements phonétiques il n'était
plus possible d'admettre qu'un phonème unique se scinde en plusieurs autres, dans
une même situation, sans causes définies. Aussi de 1874 à 1876 Amelung, et en
1876 Brugmann reconnaissent que la distinction e, o, a, telle qu'elle apparaît en
grec, en latin, en celtique, et partiellement en germanique, en baltique et en slave,
remonte à l'indo-européen ; mais ils n'en fournissent pas la preuve décisive. Vers
1877 elle se fait jour de tous côtés à la fois et d'une manière indépendante par la
découverte de la loi des palatales, qui prouve que l'indo-iranien lui-même a connu
la distinction de e et de o telle qu'elle se présente dans les langues d'Europe :
l'observation est publiée pour la première fois par M. Collitz et Ferdinand de
Saussure, et enseignée par J. Schmidt en Allemagne, Tegnér en Suède, Verner et
Thomsen en Danemark.

En même temps le consonantisme indo-européen s'enrichit. Au lieu d'une série
unique de palatales, le k(a) et le g(a), avec les aspirées correspondantes, Ascoli
reconnaît deux séries de correspondances, qui dénotent pour l'indo-européen deux
séries de phonèmes distincts, les prépalatales et les postpalatales ou vélaires, comme
l'établissent Fick, L. Havet et J. Schmidt.

En 1876 Brugmann avait établi que certains a du grec et du sanskrit correspondaient
à des nasales dans les autres langues et en indo-européen. Il amorçait
ainsi la question des sonantes.

Toutes ces découvertes, plus ou moins isolées, ne constituaient pas un corps de
doctrine. Il s'agissait de les coordonner et d'en tirer les conclusions. Ce fut l'œuvre
de F. de Saussure dans son célèbre Mémoire sur le système primitif des voyelles dans
les langues indo-européennes
, qu'il publia en 1878, à l'âge de 21 ans. Cet ouvrage
marque une étape capitale dans le développement de la grammaire comparée. Non
seulement il utilisait tous les faits connus et les mettait à leur vraie place dans l'ensemble,
non seulement il en apportait une foule de nouveaux, et ruinait de vieux
dogmes tels que celui du monosyllabisme des racines i.-e., mais il donnait une
théorie complète et définitive (ceux qui sont venus après lui ont précisé quelques
détails, mais n'ont pu que confirmer l'ensemble de la doctrine) du système vocalique
de l'indo-européen. Ce qui est essentiel, c'est que c'était un système, et qu'il en
résultait ce principe, qui préparait les voies à la linguistique, c'est-à-dire à la science
générale des langues humaines quelles qu'elles soient, que chaque langue forme
un système où tout se tient, où les faits et les phénomènes se commandent les
uns les autres, et ne peuvent être ni isolés ni contradictoires.

Le livre de F. de Saussure eut un retentissement considérable et exerça une
notable influence, mais au fond il fut très peu et très mal compris ; en somme on
153a mis plus de 20 ans pour le comprendre. Il n'a été compris dès le début que de ses
élèves, qui avaient été nourris de son enseignement et ont contribué à faire comprendre
son œuvre. Car il a enseigné pendant dix ans à l'École des Hautes Études
à Paris et a été le fondateur de l'école française de grammaire comparée, qui devait
devenir l'école française de linguistique.

Les principes de la constance des lois phonétiques et de la constitution systématique
des langues obligeaient à reprendre entièrement la grammaire comparée de
chaque langue et à en réviser tous les détails. Ce travail a été fait par un nombre
considérable de savants (certains de premier ordre), dont il n'y a pas lieu de citer
ici les noms parce qu'aucun n'a introduit de principes nouveaux.

En 1889 J. Schmidt publie ses Pluralbildungen der indogermanischen Neutra, livre
très riche en détails importants et qui présentait cette innovation remarquable
d'expliquer un phénomène de morphologie et de sémantique d'une famille de
langues par l'examen du même phénomène dans une autre famille de langues (les
langues sémitiques), où il est plus largement et plus clairement représenté. Cette
innovation, bien qu'elle n'ait pas à l'époque attiré l'attention qu'elle méritait,
classe son auteur parmi les précurseurs de la linguistique.

Cependant P. Rousselot fondait la phonétique instrumentale, qui devait permettre
de pénétrer bien plus avant dans la connaissance de la constitution des éléments
de la parole et de suivre avec plus de précision les évolutions phonétiques.
En 1892 il donnait ses Modifications phonétiques du langage étudiées dans le patois
d'une famille de Cellefrouin
, où il exposait, d'après des observations précises, l'une
des causes et l'un des modes de l'évolution phonétique. Ce livre aussi était déjà
de la linguistique.

De même que la phonétique était la base de la grammaire comparée elle devait
être celle de la linguistique. C'était un dogme de la grammaire comparée que
chaque langue avait sa phonétique propre et son évolution particulière. En 1895,
dans son livre sur La Dissimilation consonantique dans les langues indo-européennes et
dans les langues romanes
, M. Grammont renverse ce dogme, en établissant la
première loi phonétique générale. Il montre que les lois phonétiques sont au-dessus
des langues et les dominent, qu'elles sont humaines, c'est-à-dire communes
à tout le langage humain. Ce qui reste propre à chaque langue, c'est qu'elle présente
les lois phonétiques générales dans un système spécial auquel elles doivent un
aspect particulier.

Puisque les langues et le langage obéissent à des lois générales, il est possible de
faire de leur étude une science, au sens propre du mot ; c'est cette science
que l'on appelle la linguistique, quand on emploie ce mot avec propriété.
Les idées de l'ouvrage sur la Dissimilation ont été généralement très peu
comprises ; on a vu dans ce livre tout autre chose que ce qu'il contient,
par exemple un recueil et un classement des exemples particuliers de dissimilation
(Brugmann et beaucoup d'autres) ; quant aux indications relatives à la
méthode qui convient à la recherche des lois générales, elles sont passées absolument
inaperçues. Pourtant la plupart des savants de l'école française se sont
assez vite assimilé cette étude, du moins dans son ensemble. En 1901 M. Meillet
donnait la loi de la différenciation. En 1910 M. Millardet étudiait la segmentation
des phonèmes
. En 1913 Gauthiot exposait le traitement de la fin de mot.

Il faut citer aussi Gilliéron qui, dans les études qu'il a fondées sur son Atlas, a
émis diverses idées ayant une portée générale. Beaucoup d'autres savants et de
154nombreux travaux plus ou moins épars et isolés mériteraient d'être mentionnés ici ;
mais on ne peut pas insister davantage sur ces publications récentes, que le temps
n'a pas encore classées. Qu'il suffise de dire que la phonétique ne paraît plus guère
avoir aujourd'hui de mystères ; il reste beaucoup à faire, beaucoup de choses à
trouver, mais ce sont des détails.

Il y a actuellement quatre écoles principales de linguistique, dont trois relèvent
de F. de Saussure : l'école française, issue de l'enseignement qu'il donna à Paris,
l'école suisse et le cercle linguistique de Prague, qui remontent tous deux aux
doctrines générales qu'il exposa à Genève à partir de 1891. La quatrième est
l'école danoise, dont le chef éminent a été H. Pedersen, qui n'étudiait guère un
phénomène de phonétique sans l'examiner dans des langues de familles diverses.155

II
Les tendances évolutives

Les changements phonétiques ne surgissent pas au hasard au milieu du système
articulatoire d'une langue, mais ils découlent naturellement, à l'époque où ils se
produisent, des tendances générales de la langue. Toute langue est dans un
perpétuel devenir et a ses tendances évolutives propres, qui dépendent de sa vie
antérieure et se réalisent par étapes successives. Chaque étape est marquée par
une altération s'étendant à toutes les parties du système qui tombent alors sous
le coup de la tendance.

Durant certaines périodes les changements s'accumulent et se précipitent, si
bien qu'il arrive qu'en moins d'un siècle une langue est transformée au point
d'être devenue méconnaissable. Durant d'autres périodes il semble qu'il y ait un
arrêt ; mais il se fait cependant un travail de modification dont les résultats apparaissent
plus tard.

Il y a des cas où plusieurs tendances phonétiques concourent simultanément
au même résultat ; dans d'autres cas, diverses tendances peuvent être en conflit
et se contrarier ou se céder suivant les circonstances (cf. p. 160).

Voici un exemple :

Dans les dialectes orientaux de l'indo-européen se manifeste une tendance à
rassembler les articulations vers le milieu de la voûte palatine 188, et par suite à ravancer
les articulations postérieures et à reculer les articulations antérieures. C'est pourquoi
l'indo-iranien, le slave, le baltique, l'arménien, l'albanais répondent à une
occlusive prépalatale ind.-eur. *c, *g, par une prépalatale mouillée et altérée par
la mouillure. La pointe de la langue ayant une tendance à se retirer vers le
milieu de la voûte palatine, l'occlusive prépalatale ne peut plus être articulée
par la partie médio-dorsale de la langue, qui est rabaissée, mais par la partie
antérieure du dos de la langue, non loin de la pointe. Dans cette position la
mouillure est obligatoire et l'occlusion a autant de chances de se faire par le
contact avec le palais de la pointe de la langue que de la partie dorsale qui vient
immédiatement après la pointe. D'où les deux produits à attendre en première
phase : c' et t', g' et d' auxquels remontent directement les états indo-iraniens,
slave, baltique, arménien et albanais.

ind.-eur. *c : gr. kléwos « gloire », v. irl. clū « gloire », lat. (in-)clutus
156« célèbre », v. h. a. hlūt « haut (en parlant de la voix) » ; — mais skr. çrávaḥ
« gloire », zd sravah- « parole », v. sl. slovo « parole ».

ind.-eur. thème pronominal *co-, *ci- : gr. keĩnos « celui-là », lat. ci-(tra)
« en deçà », v. irl. « de ce côté-ci », got. hi(-mma) « à celui-ci » ; — mais arm.
-s, pronom suffixe, « celui-ci », alb. so(-nte), sa(-nte) « cette nuit », si-(vjét)
« cette année », lit. šì-s « celui-ci », v. sl. « celui-ci ».

ind.-eur. *g : gr. génos, lat. genus « race », got. kuni « race, famille » ; —
mais skr. jánaḥ « race », zd zantuš « tribu », arm. cin « naissance ».

Dans les mêmes dialectes les occlusives labio-vélaires *qw, *gw deviennent des
postpalatales pures, c'est-à-dire que leur point d'articulation se ravance et qu'elles
perdent leur appendice labio-vélaire. Ce dernier point est dû à deux causes, qui
résultent toutes deux de la même tendance : d'une part le ravancement de l'articulation,
qui abandonne le voile du palais, et d'autre part la suppression de la
projection des lèvres en avant. Cette suppression est une conséquence quasi
automatique et nécessaire du rassemblement des articulations vers le centre de
la voûte palatine ; la chose est très nette dans la langue anglaise, qui elle aussi
rassemble ses articulations vers le même point, et qui s'articule d'une manière
générale avec la lèvre supérieure appliquée contre les gencives. On a donc :

ind.-eur. thème pronominal *qwo-, *qwi- : gr. pó(-teros) « lequel des deux »,
lat. quī « qui », quis « qui ? », got. hwas « qui ? », gall. pwy « qui ? » ; — mais
skr. káḥ « qui ? », alb. kuš, lit. kás, v. sl. kŭ-to.

ind.-eur. *gw : gr. bíos « vie », lat. uīuos « vivant », v. irl. beo, got. qius ;
— mais skr. jīváḥ « vivant », lit. gývas, v. sl. živŭ, arm. keam « je vis », alb.
ngē « force, vivacité ».

Dans le vocalisme la même tendance se manifeste par le changement de *ô
(qui était probablement ouvert) en ă et sa confusion avec *â ancien. Mais l'extension
dialectale de ce phénomène n'est pas exactement la même que celle des
précédents ; l'arménien y échappe et par contre le germanique, dialecte occidental,
y est englobé ; le vieux-slave a ramené postérieurement à o son a provenant de
*ô ancien, comme son a ancien :

ind.-eur. *gombhos « dent, denture », gr. gómphos « cheville, clou » ; — mais
skr. jámbhaḥ « dent », alb. damp « dent », v. h. a. chamb « peigne », v. sl. zǫbŭ
« dent », lit. žambas « arête d'une poutre ».

ind.-eur. *ozdos « branche », arm. ost, gr. ózos ; — mais got. asts.

L' de son côté s'est confondu avec  ; mais ce nouveau phénomène a
encore moins d'extension que le précédent ; la confusion n'est complète qu'en
indo-iranien, elle n'est que partielle en baltique et en slave, elle n'existe pas en
arménien ni en albanais. C'est que les voyelles longues sont plus stables que les
brèves, à cause de leur quantité longue et parce qu'elles sont souvent plus :
tendues ; en outre l' ind.-eur. était peut-être fermé et par suite articulé plus
loin de l'*a que l' :

lat. nepōs « neveu », lit. nepōtis « neveu », skr. nápât « descendant, neveu »,
alb. mbesɛ « nièce » — *nepṓtyā.

abl. sing. en -ōd: gr. locr. hopō, gort. opō « d'où », delph. woikō « de la
maison », a. lat. Gnaiuōd, lit. viłko, v. sl. vlĭka, skr. vrkāt « du loup ».

Cette tendance à rassembler les articulations vers le milieu de la voûte palatine
n'a exercé une action appréciable que sur les phonèmes qui avaient déjà
leur point d'articulation dans le voisinage du centre. C'est ainsi que les voyelles
157extrêmes i et u, et que les occlusives labiales p et b ont échappé à ses atteintes.
Au reste, dans l'émission de ces dernières, la langue ne joue aucun rôle actif et
les altérations que l'on vient de signaler sont dues essentiellement à un changement
dans la position de la langue. Mais le fait qu'un parler a une préférence
marquée pour une certaine position de la langue ne l'empêche pas de pouvoir
utiliser cet organe dans des positions très différentes ; ainsi l'anglais qui recule la
langue beaucoup plus que les idiomes romans pour articuler le t et le d, l'r et l'l,
en passe la pointe entre les incisives pour prononcer son th dur et son th doux.

Au surplus, comme les changements phonétiques s'opèrent par étapes successives,
certains phonèmes peuvent être touchés à un moment donné par une tendance
sans que la modification qu'ils en éprouvent soit assez nette pour les faire passer
à une autre catégorie. Alors, si les circonstances ultérieures ne sont pas favorables,
l'évolution finit par avorter. Dans le cas contraire, la moindre occasion est bonne
pour mettre en lumière le changement et l'accuser. Ainsi il est possible que
durant la période d'unité des dialectes orientaux l'e ind.-eur. s'était sensiblement
ouvert et que son point d'articulation s'était rapproché du domaine de l'a ; mais
le mouvement ne se serait continué qu'en indo-iranien. Il est possible aussi,
probable même, que durant la même période les dentales, se retirant légèrement
en arrière, étaient devenues des alvéolaires ; mais aux temps historiques on ne
leur trouve sûrement cette qualité qu'en indien. Il est vrai que pour les autres
dialectes orientaux la prononciation ne nous est pas connue avec précision à une
date reculée. Toutefois l's, qui est une dentale, semble indiquer, grâce à une
circonstance particulière, que l'articulation des dentales s'était légèrement retirée
en arrière dans l'ensemble des dialectes orientaux. Quand l's est retiré en arrière,
comme c'est le cas en anglais moderne, la pointe de la langue tend à quitter
pour son émission le contact des alvéoles des incisives inférieures, et, dans cette
position, s'il est précédé d'un phonème qui demande une fermeture buccale considérable
et par conséquent réduit l'espace où la langue peut se disposer, cette
dernière se trouve occuper la position ordinaire pour un s palatalisé ou chuintant.
Or en indo-iranien, en slave, en baltique, l's indo-européen est devenu
chuintant après i, u, r et k ; le phénomène n'a pas la même extension dans ces
divers dialectes, mais il remonte dans l'un et l'autre à la même cause. Voici
quelques exemples pour l'indo-iranien :

skr. tíṣṭhati « il se tient debout », zd hištaiti « il se tient debout », v. pers.
ahištatā « il se tint debout », cf. gr. hístēsi, lat. sistit.

skr. viṣám « poison », zd vīšavant- « vénéneux », cf. lat. uīrus.

skr. juṣṭáh « aimé », zd -zuštō « aimé », v. pers. dauštā « ami », cf. gr. geustéon
lat. gustus, got. kiusan.

skr. dhárṣati « il ose », zd daršiš « fort, violent », v. pers. adršnauš « il osa »,
cf. gr. thársos « hardiesse », got. ga-dars « j'ose ».

skr. ákṣaḥ « axe », zd aša- « aisselle », cf. lit. ašìs, v. sl. osĭ, gr. áksōn, lat.
axis, v.h.a. ahsa « axe ».

Si l'on quitte l'ensemble des dialectes orientaux pour suivre les effets de la
tendance dans un des dialectes du groupe, c'est l'indo-iranien qu'il faut examiner
de préférence, et en particulier l'indien. Ici non seulement aucune des particularités
signalées jusqu'à présent ne fait défaut, mais en outre il en apparaît de
nouvelles.

En indo-iranien non seulement l'o, bref ou long, a ramené en avant son
158articulation pour se transformer en a, mais l'e, bref ou long, a retiré la sienne en
arrière pour se changer aussi en a :

skr. dadárça « il a vu », zd dādaresa, en face de gr. dédorke ; — skr. vāk
« voix », zd vāxš, en face de lat. uōx.

skr. áçvaḥ « cheval », zd aspō, v. pers. asa, en face de lat. equos, v. irl. ech,
gaul. epo-, got. aíhva, v. sax. ehu ; — skr. á-dhāt « il plaça », zd dāṭ, v. pers.
a-dā, en face de gr. thḗsō « je placerai », lat. fēcī, got. ga-dēÞs « action », lit.
de'ti, v. sl. děti.

Le vieil indien possède une série complète de cérébrales ou cacuminales, c'est-à-dire
de phonèmes articulés au milieu de la voûte palatine ; le fait est très caractéristique.
Ce sont d'anciennes dentales et prépalatales qui ont reculé leur point
d'articulation. L'r est devenu cérébral et s'est trouvé à même d'exercer à ce titre
une action sur d'autres phonèmes. Le š indo-iranien, quelle que fût son origine,
est devenu la cérébrale  :

skr. viṣám « poison », cf. zd vīšavant- « vénéneux », lat. uīrus.

skr. dhárṣati « il ose », cf. zd daršiš « fort, violent », v. pers. adršnauš « il
osa », gr. thársos « audace », got. gadars « j'ose », lit. drasùs « courageux ».

skr. ákṣaḥ « essieu », cf. zd aša- « aisselle », gr. áksōn, lat. axis, v.h.a. ahsa
« essieu ».

skr. vaṣṭi « il veut », cf. zd vašti, skr. váçaḥ « volonté », gr. hekṓn « volontiers ».

Les anciennes dentales t, d, dh, l, n, ne sont devenues d'elles-mêmes que des
alvéolaires ; mais lorsqu'une action extérieure est venue favoriser leur mouvement
elles ont reculé leur point d'articulation jusqu'à devenir les cérébrales , ,
ḍh, , . Ainsi après un r (ou r) ou un l'n devient , par assimilation :

skr. dīrṇáḥ « déchiré », cf. zd darena « fente ».

skr. strṇóti « sternit », cf. zd 2e sg. opt. sterenuyà, gr. stórnūmi.

skr. trṣṇā « soif », cf. zd taršna-.

De même ṣt, ẓd sont devenus ṣṭ,  :

skr. uṣṭáḥ « brûlé », cf. zd ušta- « rôti », lat. ustus.

skr. aṣṭaú « huit », cf. zd ašta, gr. oktṓ.

skr. mīdhám « prix du combat, combat », cf. zd miždem, gr. misthós, got.
mizdō, v. sl. mĭzda.

skr. leḍhi « il lèche », de *laiždhi = *leighti, cf. Ie sing. lehmi.

On notera que la cérébralisation d'un n a lieu après un r comme après un ,
tandis que celle d'une occlusive dentale ne se produit pas en sanskrit après un
r qui subsiste. Les raisons de celte différence ne sont pas mystérieuses ; d'abord
s'il est difficile de quitter brusquement la position cérébrale après un pour
émettre une consonne alvéolaire, ce n'est pas beaucoup plus malaisé après un r,
même consonne, qu'après une voyelle proprement dite ; en outre, l'n étant une
sonante dont l'occlusion buccale ne constitue pas le caractère essentiel, offre
beaucoup moins de résistance au déplacement de son point d'articulation qu'une
occlusive pure. Cette différence de traitement montre d'ailleurs que le phénomène
de la cérébralisation est encore nettement limité en sanskrit.

L'action des cérébrales r, r, sur une nasale se manifeste même à distance
dans certaines conditions : skr. krpáṇa- « affliction », krámaṇa- « pas »,
kṣóbhaṇa- « stimulant », qui tous trois contiennent le suffixe -ana-. C'est encore
un phénomène nettement limité.159

La cérébralisation est en outre limitée en sanskrit par d'autres phénomènes qui
viennent à la traverse. Ainsi quand un š indo-iranien se trouve placé immédiatement
devant r ou r le sanskrit le change en s par différenciation :

skr. tisráḥ « trois » (fém.), instr. tisrbhiḥ, gén. tisrṇām, cf. zd tišrō.

skr. usráḥ (gén.) « de l'aurore ».

skr. támisrā « ténèbres ».

skr. sísrate « ils coulent ».

L'analogie aussi peut entraver ou détruire la cérébralisation ; ainsi le sanskrit
dit sísarti, au lieu de *siṣarti, sous l'influence de sarati « il coule » et aussi de
sísrate « ils coulent ».

Malgré ces restrictions la cérébralisation avait étendu ses conquêtes dès le vieil-indien
à peu près à tout ce qui était susceptible de subir sa domination ; elle
n'en fait d'autres en moyen-indien que parce qu'elles lui sont offertes par un
nouvel état de choses.

Dans la plupart de prâkrits, surtout en ardhamāgadhī, le nombre des anciennes
dentales cérébralisées est plus considérable qu'en sanskrit. Celles qu'ils présentent
en plus sont dues essentiellement à un r (ou r) que l'évolution phonétique a fait
disparaître en tant que r et dont la cérébralisation reste la seule trace :

paḍimâ = pratimā.

pahuḍi- = prabhrti-.

kaḍa = krta-.

gaḍhiya = grathita-.

A l'initiale aussi d'anciennes dentales sont devenues cérébrales en prâkrit.
C'est qu'une dentale initiale devenait cérébrale sous l'influence d'un mot précédent
ou d'un préfixe contenant un r, et qu'il y a eu généralisation. Cette généralisation
en faveur de la cérébrale est significative de la tendance.

Dans certains prâkrits n est devenu partout, à l'initiale comme à l'intérieur.
C'est aussi sans doute le résultat d'une généralisation.

Mais la cérébralisation n'a pas lieu quand il intervient une dissimilation sous
l'influence d'une autre cérébrale :

paiṇṇa = pratijñā.

païṭṭhā = pratiṣṭhā.

(Si le t intervocalique de ces deux mots était devenu une cérébrale, il n'aurait
pas disparu).

Le pâli, d'une manière générale, a hérité et gardé les mêmes cérébrales que
l'on rencontre en sanskrit, mais il n'en crée pas de nouvelles :

skr. krtáḥ y est kato, non *kaṭo.

skr. çatruḥ y est satlhu.

Le champ d'action de la tendance à la cérébralisation était à peu près épuisé
dès le moyen indien. Une dentale précédée d'un r, même indirectement, est
devenue cérébrale dans plusieurs prâkrits, et même le groupe dentale + r est
devenu une cérébrale dans quelques-uns. Il semble que le néo-indien ne peut
plus rien trouver à cérébraliser. Mais l'ensemble de son évolution phonétique le
met dans des conditions particulières et lui fournit une matière nouvelle. Le
prâkrit avait d'une manière générale gardé intactes les consonnes initiales et
réduit fortement les consonnes intervocaliques, sauf les liquides, les nasales et
160les sifflantes. La plupart des parlers modernes ont accentué cette opposition entre
les consonnes initiales et les intervocaliques. Le parallélisme demandait que les
liquides et les nasales fussent elles aussi réduites entre voyelles ; le marathe, par
exemple, qui est un des types principaux des dialectes néo-indiens, a gardé à l'l
et à l'n initiaux leur qualité de dentales ou d'alvéolaires, mais il les a cérébralisés
entre voyelles ; il leur a donné par là une articulation moins forte et un appui
plus faible.

En marathe, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu de développer ici, une voyelle
finale précédée d'une consonne dans un polysyllabe est tombée. Mais une voyelle
peut tomber soit par excès de fermeture soit par excès d'ouverture. En marathe
c'est la seconde manière qui s'est présentée ; parmi les voyelles finales l'a est
tombé le premier, qu'il fût bref ou long, pur ou nasal. Le relâchement de l'effort
musculaire, propre à la position en finale, a déterminé son amuïssement. L'i et l'u
ont tenu plus longtemps parce qu'ils étaient plus tendus, et sont devenus a avant
de disparaître. Si ces voyelles se sont comportées ainsi, c'est à la tendance à la
cérébralisation qu'elles le doivent. Cette tendance était toujours latente, et elle a
atteint ces voyelles au moment où leur position en finale les rendait débiles.

En outre, les voyelles intérieures comprises entre la syllabe initiale et l'ancienne
pénultième devenue finale et prédominante, se sont affaiblies ; l'i et l'u se sont
confondus avec a. L'e et l'o se sont abrégés en se fermant, c'est-à-dire en devenant
i et u, puis cet i et cet u se sont confondus avec i et u anciens et sont aussi devenus
a.

En résumé, la tendance au rassemblement des articulations vers le milieu de
la voûte palatine est apparue dans la région indienne dès la période la plus
ancienne, et y est restée vivante et active jusqu'à nos jours. Elle s'est exercée
successivement sur tous les phonèmes qui se sont trouvés aptes à subir son action,
soit par suite de la position articulatoire qui leur était échue, soit parce qu'un
affaiblissement dû à une cause étrangère les avait rendus incapables de résister.161

III
Les étapes successives des évolutions
phonétiques

Si l'on considère deux états d'une même langue, on remarque que certains phonèmes
ont disparu et que d'autres ont été profondément modifiés. Ce serait une
grosse erreur de croire que ces changements se sont opérés d'un coup et qu'ils ont
eu dès l'abord l'extension que l'on constate dans le second état. On a vu dans
le chapitre sur Les tendances évolutives les conquêtes successives de la « cérébralisation »
dans le domaine indien. Mais le plus souvent, entre deux états qui nous
sont livrés par les textes, il y a eu des phases intermédiaires qui nous font défaut.
C'est que l'orthographe se modifie lentement, représente fréquemment une prononciation
périmée et ne change pour répondre à la nouvelle que lorsque cette
dernière est très nettement différente de l'ancienne et depuis très longtemps établie.
Mais on a souvent des indices qui permettent d'entrevoir et de reconstituer les
étapes successives.

Ainsi en considérant les deux mots français coude et dette, qui remontent respectivement
à latin cubitu et debita, on peut estimer qu'un i latin en syllabe pénultième
inaccentuée est tombé en français, et c'est parfaitement juste. Mais cet i
n'est pas tombé dans les deux mots à la même date, puisque dans le premier le
groupe b-t est devenu d et dans le second t (écrit tt) ; au moment de la chute il
était b-d dans le premier et b-t dans le second. C'est qu'en français les occlusives
sourdes intervocaliques sont devenues de bonne heure des sonores ; cubitu est donc
devenu normalement *cobedo, mais dēbita n'est pas devenu *debeda parce qu'au
moment où la sonorisation s'est généralisée son t n'était plus intervocalique : son
i était déjà tombé. Il est tombé plus tôt lorsque la voyelle de la syllabe finale était
a que lorsqu'elle était o, parce que l'a est en français une voyelle plus résistante
que o ; lupu est devenu loup, lupa est devenu louve, après avoir été longtemps louva.
L'i, voyelle faible, compris entre une voyelle accentuée et une voyelle résistante
avait une cause d'anéantissement de chaque côté, tandis que l'i compris entre une
voyelle accentuée et une voyelle faible n'en avait que d'un côté ; c'est pourquoi il
a tenu plus longtemps.

Dans les parlers romans de l'ouest une occlusive sourde latine est devenue sonore
entre voyelles : lat. pacāre, mūtāre, rīpa sont devenus port., esp., prov. pagar,
mudar, riba Il en a été de même en français, comme il a été dit plus haut, à une
époque très ancienne ; mais un développement ultérieur a modifié cet état. Or il
y a lieu de se demander si les trois occlusives ont été atteintes en même temps de
162la même manière. En italien littéraire on dit pagáre, mais matúro, sapére, on dit
fuóco mais ségale, séte mais rédina, cápo mais póvero ; il est donc fort possible que
dans les parlers occidentaux, où le changement apparaît si régulier et si général,
les trois occlusives dans la même position n'aient pas été transformées en même
temps, et que la même occlusive l'ait été à des moments divers selon la place
qu'elle occupait relativement à l'accent.

Il se peut aussi que la même occlusive ait été atteinte à des dates différentes suivant
la qualité des voyelles qui l'entouraient. Ainsi dans nombre de parlers bantous
une occlusive devient mi-occlusive ou spirante quand elle se trouve placée
par l'addition d'un préfixe ou d'un suffixe entre voyelles ouvertes ; mais elle reste
d'ordinaire intacte entre voyelles fermées.

En sotho (parler du groupe tchouana, au sud-est de l'Afrique) on dit ho
iphepa
« se nourrir » (avec p aspiré après i, voyelle fermée), mais hofepa « nourrir »
(avec f bilabial après o, voyelle ouverte). De même thato « amour », ho ithate
« s'aimer », mais ho rata « aimer » (l'r est un des aboutissements d'une dentale
devenue spirante) ; — khano « refus », ho ikhanèla « se refuser à », mais ho hanèla
« refuser ». En yao (entre le lac Nyassa et le littoral) a m-bonile « il m'a vu »,
mats a-tu-wonile « il nous a vus » ; — a n-dolite « il m'a vu », mais a-tu-lolite « il
nous a vus » ; — m-balati « côtes », mais luwalati « côte » (en yao l'u de tu, lu
représente un plus ancien o, voyelle ouverte). En galoa ou mpongwé (au Gabon)
ibega « épaules », mais owega « épaule » ; — jemba « chanter », mais oyembo « chant ».
En ganda (dans l'Ouganda) e'dovo « crochet », mais amalobo « crochets » ; — eʹdanga
« lis (fleur) » au sing., mais amalanga « lis » au pluriel.

Ces faits bantous ont l'avantage de faire comprendre le phénomène. C'est une
assimilation partielle de la consonne aux voyelles relativement à l'ouverture ; quand
dans les parlers romans de l'ouest une occlusive sourde est devenue sonore entre
deux voyelles, c'est que la glotte ne s'est pas fermée pour la consonne et a continué
à vibrer pendant son émission ; quand une occlusive sourde ou sonore devient
spirante c'est que l'occlusion buccale a été incomplète. Plus les voyelles sont
ouvertes, plus la position qu'elles demandent aux organes est éloignée d'une
occlusion et la rend difficile ; au contraire, après les voyelles les plus fermées, i
et u, une occlusion n'est pas malaisée. En bantou l'i et l'u (anciens) sont très
fermés et particulièrement tendus.

En moyen italien sourde devient sonore après a : acum > ago, patrem > padre,
mais reste sourde après e : caecum > cieco, petram > pietra. Ce traitement italien
est analogue au traitement bantou ; mais ce dernier est plus riche en faits et par
là plus clair.

En italien du centre une occlusive sourde intervocalique est devenue sonore
devant l'accent : coverta de coperta, bidolla de betulla, siguro de securu. Après l'accent
elle reste sourde en principe, grâce au renforcement qu'elle doit à l'accent ;
mais cette force est en conflit avec l'action ouvrante des voyelles, qui l'emporte
dans certains cas. Seule la voyelle a peut triompher, parce qu'elle a plus d'aperture
que les autres voyelles et qu'un peu plus d'aperture favorise la vibration des
cordes vocales. Encore faut-il qu'elle soit secondée par certaines conditions,
telles que le point d'articulation de la consonne, qui facilite l'exercice de son pouvoir.
Le c devient sonore quand il est précédé ou suivi d'un a : lago de lacu, miga
de mica, lattuga de lactuca, en face de amico de amicu, cieco de caecu. Le t ne le
devient que s'il est précédé d'un a accentué : lado de latus, strada de strata, mais
163vita de uita, rota de rota, comme lieto de laetu, vite de uite. Le p ne le devient jamais :
capo de capu, ape de ape comme uopo de opus.

Cette différence de traitement tient au point d'occlusion des consonnes : le c a
son point d'occlusion, un peu flottant selon les voyelles qui l'entourent, vers le
centre de la voûte palatine, c'est-à-dire sensiblement dans la région où s'articule
l'a ; aussi l'a agit chaque fois sur lui pour diminuer la pression de son occlusion
et abaisser la partie postérieure du dos de la langue, ce qui facilite les vibrations
glottales. Le t a un point d'articulation fixe et assez éloigné de celui de l'a : il n'est
atteint que si l'a est accentué. Le p n'a pas son point d'articulation dans l'intérieur
de la bouche : il n'est jamais atteint.

De tout cela il résulte d'une manière évidente que la belle régularité qui se
remarque dans la sonorisation d'une occlusive sourde intervocalique en espagnol,
portugais, provençal, etc., n'a été acquise que par une série d'étapes successives.

Les phonèmes qui s'amuissent ne le font pas non plus d'un coup. En grec un
s ancien a disparu entre voyelles : gr. géneos, génous « de la race » = skr. jánasaḥ,
lat. generis. Cet s est certainement devenu d'abord, par abaissement de la langue,
un souffle sans caractéristique spéciale, h, avant de s'évanouir complètement. Le
v. perse et le zend sont restés à cette phase : v. pers. ahy, zd ahi = skr. ási « tu
es ». Il y a d'ailleurs en grec même des traces de cette aspiration ; si en face de
skr. óṣati, lat. ūrō on a att. heúō « je brûle », l'aspiration initiale est une répercussion
de celle qui, à un certain moment, a existé à l'intérieur.

L's implosif des mots tels que ancien français blasmer, isle, asne ou bien teste,
coste, raspe, a subi un sort analogue ; il est devenu une sorte d'aspiration, *ahne,
*tehte, puis la durée de cette aspiration s'est ajoutée à celle de la voyelle précédente,
qui s'est trouvée être une voyelle longue toute aspiration ayant disparu. Plus tard
même la voyelle a pu s'abréger, comme dans île, coteau. Il convient d'ajouter que
cet amuissement de s s'est accompli environ cent ans plus lard devant une occlusive
sourde comme dans teste que devant une consonne sonore comme dans asne
(cf. p. 206).

En basque d'Espagne n intervocalique a disparu sans laisser de trace : ate
« canard » emprunté au latin anate ; en basque de France il y a une aspiration à
la place : ahate. Le basque d'Espagne a certainement connu une étape ahate, mais
il a perdu l'aspiration parce qu'il est dans une région d'Espagne où il n'existe
aucune aspiration ; au contraire le basque de France a gardé son aspiration parce
qu'il est en contact immédiat avec des parlers gascons où les aspirations ne sont
pas rares, quelle que soit leur origine.

Dans certains parlers bantous l'amuissement d'une voyelle devant une consonne
laisse une sorte de souffle ou d'aspiration, qui renforce la consonne et la prolonge.
Ce phénomène est particulièrement net en ganda ; on le note ʼ devant la consonne :

ganda ʼkuta « avoir à satiété », qui correspond à nyika (Afrique orientale) ikuta.

ganda ʼjula « remplir », correspondant à nyika iyula.

Dans d'autres parlers la consonne devient aspirée ; ainsi en tête (Bas-Zambèse),
où l'on dit kupha « tuer », qui remonte à kuipaa, mais kupa « donner » qui
représente kupa sans aucune perte de voyelle. Ce sont là des étapes vers la disparition
complète.

On rencontre dans divers parlers finno-ougriens des faits qui présentent un
164intérêt tout particulier parce qu'ils sont contemporains et directement observables 189.
Ces parlers possédaient deux occlusives finales, -t et -k ; toutes deux étaient seulement
implosives et sont en voie de disparition. C'est le -k qui est atteint le premier,
parce que son articulation est moins strictement localisée, plus vague et
moins ferme que celle du -t. Le finnois littéraire moderne ne possède plus de -k,
mais présente encore très fréquemment un -t. D'ailleurs l'amuissement du -k
lui-même est dialectal, car en Ingrie il s'est maintenu d'une manière générale et
en Estonie occidentale il est représenté encore par une occlusion du larynx ; ainsi
à un infinitif ancien du type *antaoak « donner » répondent finn. antaa, ingr.
antaak et est. occ. nāra' « rire ». Dans le parler de Juva les vieillards prononcent
encore normalement le -k à la fin de la phrase, tandis que les jeunes ne font plus
entendre aucune fermeture de la syllabe à cette place. Dans l'intérieur de la phrase
c'est l'occlusion laryngale qui représente ce -k devant voyelle, régulièrement
chez les personnes âgées, facultativement chez les plus jeunes qui la remplacent
souvent par un simple rétrécissement du larynx. Devant consonne, tous articulent
une implosive de même nature que l'explosive qui suit. On a donc pour
représenter le -k final du finnois commun :

tulek (chez les vieux), tule (chez les jeunes) « viens » à la pause ; tuleʹ iteʹ et
tuleʿite(ʿ) « viens toi-même » ; tulêh huomena « viens demain » ; tulet tänne « viens
ici » ; tulep pas « viens donc » ; tulev vua « viens seulement », etc.

Dans les parlers du type de celui de Juva le -t final est conservé ; ceux qui sont
plus évolués le perdent à leur tour de la même manière.

Voilà des faits qui donnent une idée bien nette de la marche suivie dans la
disparition d'une consonne finale : les consonnes les moins fermes s'amuissent
les premières ; chacune, quand son tour est venu, disparaît d'abord à la pause,
puis devant voyelle, puis devant consonne ; dans ce dernier cas il se produit ordinairement
d'abord une gémination, puis la géminée se réduit en laissant tombei
l'implosive.165

IV
Les lois phonétiques

Les changements phonétiques sont les manifestations et les réalisations de tendances,
que la langue a contractées au cours de sa vie antérieure. Ces changements
sont désignés par le nom de lois phonétiques.

Une loi phonétique est la formule qui note la réalisation d'une tendance.

Les changements phonétiques atteignent non les lettres, mais les articulations
qui seules constituent des réalités linguistiques. On se sert généralement pour
formuler les lois phonétiques du nom des lettres, mais ce n'est que pour la commodité
de l'énonciation. Sous ces noms il faut entendre les articulations. Ainsi
l'on dira qu'en français, à une certaine date, s entre deux voyelles est devenu z ;
ce n'est pas à proprement parler indiquer la condition du phénomène, mais définir
l'articulation ; car un s intervocalique est une autre articulation qu'un s initial ou
qu'un s devant consonne.

Les lois phonétiques ne valent que pour un lieu et une époque déterminés.
Quand une loi a exercé son action les phonèmes sur lesquels elle opérait n'existent
plus dans la langue ; s'ils reparaissent un jour par composition, par dérivation, par
emprunt, ils peuvent alors subsister tels quels ou subir une évolution nouvelle,
qui ne sera pas forcément la même que la première fois. C'est que la loi phonétique
dépend de conditions multiples qui n'ont pas chance de se reproduire deux fois
toutes ensemble et identiques. Les lois phonétiques diffèrent en cela des lois physiques,
car les conditions des phénomènes physiques restent sensiblement les
mêmes au cours des âges pendant lesquels on a pu et on peut les observer. Les
lois phonétiques peuvent varier de village à village, parce que l'état linguistique
de la langue n'est pas le même et l'état héréditaire des enfants non plus, même
dans des localités très voisines ; mais certaines lois phonétiques s'étendent sur une
aire très vaste.

Une loi phonétique est donc la formule qui définit le changement éprouvé par
une articulation dans une région déterminée et en un temps déterminé.

Les changements phonétiques sont réguliers parce qu'ils ne consistent pas dans
la modification d'un mot ou d'un groupe de mots, mais dans la modification d'un
mode articulatoire. Dans les limites de temps et d'espace qui lui sont propres une
loi phonétique vaut d'une manière absolue. Les objections que l'on a cru pouvoir
faire à ce principe s'appuient sur des arguments qui sont à côté de la
question. Si une articulation subsiste dans un mot, elle subsiste dans tous ; si
166elle se transforme dans un seul cas, elle se transforme également partout ailleurs,
sauf obstacle particulier. Que l'on cite donc un o indo-européen qui ne soit pas
devenu a en indo-iranien. Tout changement phonétique a une cause naturelle,
et les changements phonétiques qui paraissent exceptionnels ne sont que des perturbations
apportées par des causes également naturelles au jeu régulier des phénomènes
phonétiques. Les lois phonétiques n'ont pas d'exception qui ne puisse
admettre une explication psychologique ou historique, parce qu'elles sont le produit
de causes inhérentes au langage d'un temps et d'un lieu déterminés, et qu'il
n'intervient dans leur action nulle volonté humaine. Loin d'être le résultat d'un
caprice individuel, consciemment imité par d'autres individus, elles sont l'inévitable
conséquence d'un état donné de la langue.

Il n'y a pas de changement phonétique isolé, pas de loi phonétique isolée, et
une loi phonétique ne peut être reconnue valable que si elle est d'accord avec les
principes qui régissent, au moment où elle agit, le système articulatoire de la
langue. L'ensemble des articulations d'une langue constitue en effet un système
où tout se tient, où tout est dans une étroite dépendance. Il en résulte que si une
modification se produit dans une partie du système, il y a des chances pour que
tout l'ensemble du système en soit atteint, car il est nécessaire qu'il reste cohérent.

Comme tout changement phonétique porte, non sur un phonème déterminé,
mais sur l'articulation, l'altération d'un phonème suppose l'altération concomitante
de plusieurs autres phonèmes. De là résulte un des caractères essentiels
des lois phonétiques : le parallélisme des faits phonétiques. Une loi phonétique
n'atteint pas un phonème isolé, mais une qualité articulatoire de ce phonème, et
par suite, du même coup, tous les phonèmes qui présentent la même qualité articulatoire.
Ainsi un d peut être atteint comme dentale et alors le t l'est parallèlement,
ou comme occlusive sonore et alors le g et le b le sont de la même manière.
Le traitement parallèle des articulations de même catégorie est de règle. En très
ancien français g, d, b intervocaliques étaient devenus des spirantes ; par là le g se
rapprochait de y et le b de v, que la langue possédait, et se sont confondus avec
eux. Mais il n'y avait pas dans la langue de spirante dentale assez voisine du ð
pour qu'il se confondît avec elle (le z avait une articulation trop différente : pointe
de la langue en bas au lieu de en haut), d'où élimination du phonème par aboutissement
à zéro. Dans les régions du midi de la France où d intervocalique a
été remplacé par z, le z est articulé avec la pointe en haut.

Un exemple précisera et éclairera ces divers points.

En germanique préhistorique une tendance au retard de l'entrée en vibration
de la glotte aboutit à la mutation consonantique. Le système articulatoire de l'indoeuropéen,
comme celui du français d'aujourd'hui (p. 40, 50), comportait des
vibrations glottales dès l'implosion d'une occlusive sonore (douce), et de l'explosion
d'une occlusive sourde (forte) lorsqu'elle était suivie d'une voyelle, d'une
semi-voyelle, d'une liquide ou d'une nasale. Les Germains, par suite d'influences
diverses, surtout par l'effet du mélange avec les populations qui occupaient avant
eux leur nouveau séjour, et après le consolidement héréditaire de nombreuses
générations, se trouvèrent avoir leurs organes émetteurs de sons tenus dans telle
attitude qu'il leur fut impossible de faire commencer les vibrations glottales avant
l'explosion d'une douce ou immédiatement après l'explosion d'une forte de l'indoeuropéen.

Il en est résulté que les occlusives sonores de l'indo-européen furent en germanique
167commun des sourdes, tout en restant des douces (p. 5i), et que les occlusives
sourdes de l'indo-européen, articulées à glotte ouverte en germanique

image

Fig. 155. — En haut, ligne de la bouche ;
en bas, ligne du larynx.

commun (p. 40), au lieu de glotte fermée
(p. 50), furent suivies d'une aspiration
(p. 108-109), c'est-à-dire d'un souffle
sourd venant de la trachée et se prolongeant

image

Fig. 156. — En haut, ligne du larynx ;
en bas, ligne de la bouche.

pendant tout le temps nécessaire pour que les cordes vocales se rapprochent
et entrent en vibration pour un phonème sonore suivant. C'est un état

image

Fig. 157. — En haut, ligne de la bouche ; en bas, ligne du larynx.

qu'il est aisé de constater
encore aujourd'hui
en allemand
moderne, surtout
dans certains dialectes,
tels que l'oberdeutsch,
où il est
particulièrement accusé.
Il suffira de
comparer l'initiale
du mot allemand pa-
(pier)
(fig. 156) avec
celle du mot français pu(deur) (fig. 155) pour voir qu'en français, où le p est articulé
à glotte fermée, les vibrations commencent aux deux lignes au moment de l'explosion
du p, tandis qu'en allemand elles en sont
séparées par un intervalle qui est occupé par un
souffle sourd. D'autre part la comparaison de
l'initiale du mot allemand bau(t) (fig. 158) avec
celle du mot français, bas (fig. 157) fait voir que
dans le mot allemand les vibrations glottales
ne commencent qu'au moment de l'explosion
de l'occlusive (comme dans fr. pudeur), tandis

image

Fig. 158. — En haut, ligne du
larynx ; en bas, ligne de la bouche.

que dans le mot français on les voit apparaître à la ligne de la glotte pendant
toute la durée de l'occlusion du b ; c'est ce qui fait que le b français est une sonore.
Par là s'explique, entre autres choses, qu'en allemand moderne, une ancienne
occlusive sonore finale ou devenue finale est sourde : mund est prononcé munt ;
en effet, puisque dans le cas d'une sonore germanique les vibrations ne commencent
qu'après l'explosion, c'est-à-dire au moment où l'occlusive est terminée,
elles ne peuvent pas se produire quand l'occlusive n'est pas suivie d'une voyelle.

Donc, en vertu de cette tendance physiologique, les occlusives sourdes
de l'indo-européen *p, *t, *k sont devenues en germanique commun
des occlusives sourdes aspirées *ph, *th, *kh ; et d'autre part les occlusives
168sonores i.-e. * b, *d, *g sont devenues les occlusives sourdes p, t, k.
Puis, comme les groupes occlusive + aspiration formaient des ensembles
assez instables, parce que l'occlusive y est articulée moins fortement qu'une
occlusive isolée à cause de la dépense d'air qu'exige l'aspiration (cf. p. 108),
il s'est produit entre les deux éléments une assimilation-fusion, l'occlusive
perdant complètement son occlusion et l'aspiration prenant le point d'articulation
de l'occlusive. Le *ph est donc devenu un f bilabial, qui dans la suite
été remplacé par un f labio-dental dans tous les parlers qui ne possédaient pas de
spirantes bilabiales non vélaires dans leur système phonique ; le *th est devenu Þ,
le *kh est devenu x, qui par la suite s'est réduit en général à une simple aspiration
vélaire. Ainsi en face de skr. páçu « bétail », lat. pecu, on a got. faíhu « bétail,
richesse, argent » (cf. pour le sens, lat. pecūlium « richesse », pecūnia « argent »),
v. isl. , v. angl. feoh, angl. fee « fief, propriété héréditaire, salaire, pourboire »,
vha. fihu, all. vieh « bète, bétail » ; — en face de véd. tri « trois », gr. tria, lat. tria,
on a got. Þrija, v. isl. Þriū, v. angl. ðreo, v. sax. thriu, (all. drei), angl. three (nom.-acc.
plur. ntr.) ; — en face de skr. çatám « cent », lat. cenlum, gr. (he-)katón, on
a got. hund, v. angl. hund, vha. hunt, angl. hundred, all. hundert ; — en face de skr.
kataráḥ « lequel des deux », lit. katràs, gr. póteros, on a got. hwaÞar, v. isl. hvaÞarr,
v. angl. hwæfðer, v. sax. hwefðar, vha. huedar, angl. whether « lequel (des deux) »,
all. weder « aucun des deux » (dans weder…noch, cf. vha. niwedar).

En face de lit. dubùs « profond » on a got. diups, v. isl. diūpr, v. angl. dēop, (all.
tief), angl. deep ; — en face de acc. sg. skr. dántam « dent », lat. dentem on a got.
tunÞu, v. angl. tōð, v. sax. tand, (all. zahn), angl. tooth ; — en face de skr. jànu
« genou », gr. gónu, lat. genu, on a got. kniu, v. angl. knēo, all. knie, angl. knee ; —
en face de skr. gna « femme », v. pruss. genna, v. sl. žena, gr. béot. bana, att.
güné, on a got. qino, vha. quena, angl. queen « reine, dame ».

Telle est la loi de mutation consonantique 190 (désignée en allemand sous le nom
de lautverschiebung). Elle ne supporte naturellement aucune infraction ; elle est
absolue, sauf obstacles particuliers ou conditions spéciales.

Voici quelques cas qui pourraient faire croire à des exceptions. On verra qu'ils
s'expliquent tous par l'intervention d'un facteur étranger ou supplémentaire, qui
a déterminé un autre résultat que celui qui est attendu par l'application purement
mécanique de la loi.

Quand l'occlusive sourde était précédée d'un s, il ne s'est pas développé d'aspiration
après elle. C'est que la dépense d'air exigée par l's a empêché, par une
dissimilation préventive (cf. p. 329), celle qu'aurait demandée une nouvelle spirante
venant immédiatement après l'occlusive ; après l'émission de l's la glotte
s'est fermée pour l'occlusive (différenciation préventive, cf. p. 237) et par suite
les vibrations de la voyelle ont commencé immédiatement après l'explosion.

got. speiwan « cracher », vha. spīwan, ags. spīwan, all. speien, angl. spew « vomir »,
avec sp- comme lat. spuō, lit. spiàuju ; — got. stiks « point (du temps), moment »,
vha. stih « pointe, point », all. stich, angl. stitch, avec st- comme gr. stízō, lat. instīgāre ;
— got. ist « il est », vha., v. sax. ist, avec -st comme skr. ásti, gr. ésti,
169lat. est, lit. esti ; — got. skeinan « paraître, briller » (all. scheinen, angl. shine « luire »),
avec sk- comme gr. skia « ombre ».

Ce phénomène est encore aisément vérifiable aujourd'hui. Voici par exemple deux
mots que j'extrais d'un tracé obtenu dans mon laboratoire par un étudiant américain.
Ils sont d'autant plus probants que la phrase n'avait pas été enregistrée avec l'intention
d'étudier la question qui nous occupe ici, mais pour en examiner le mouvement
musical. Le premier fragment (fig. 159) donne le mot time avec un souffle
sourd très net et assez long après l'explosion du t, et les vibrations ne commencent,
tant à la ligne du haut, bouche, qu'à la ligne du bas, glotte, qu'après ce souffle.

image

Fig. 159.

Il en résulte clairement, en ce qui
concerne les habitudes articulatoires
de ce sujet, qu'il prononce
les occlusives sourdes à glotte ouverte
et suivies d'un souffle sourd.
Mais le second fragment (fig. 160)
montre que dans le mot school le k
a été articulé à glotte fermée et n'a
été suivi d'aucun souffle : les vibrations
de l'u commencent aux deux
lignes extrêmes (celle du milieu est
une ligne d'inertie) immédiatement
après l'explosion du k.

Le même phénomène s'est produit, naturellement, quand au lieu de la spirante
indo-européenne s il s'agissait d'une spirante née en germanique même par l'effet
de la mutation consonantique. Soit un mot comme le nom indo-européen du
nombre 8 : gr. okto, lat. octō,
etc. ; son groupe kt ne devient
pas , parce que dès
que la première occlusive a
été émise sous forme de spirante
la glotte se ferme et
la seconde consonne reste
une occlusive pure : got.
ahtau, v. angl. eahta, vha.
ahto. De même à skr. naptiḥ
« petite-fille », lat. neptis
« nièce » le germanique répond
par v. angl. et vha. nift.

image

Fig. 160.

Dans toutes les langues il se produit à certaines époques un relâchement de
l'articulation, plus ou moins considérable et plus ou moins général, qui permet et
provoque des évolutions phonétiques ; c'est même la principale cause des changements
phonétiques, car il va de soi que dans une langue où tous les phonèmes
seraient articulés d'une manière parfaitement ferme et égale, il n'y aurait pas de
raison pour qu'ils subissent une altération. Ces relâchements sont surtout fréquents
dans les langues à accent d'intensité, où ils sont la rançon des renforcements que
l'accent demande par ailleurs. En ce qui concerne les consonnes ils se manifestent
surtout dans l'évolution des intervocaliques en favorisant la tendance des sourdes
à devenir sonores par extension des vibrations glottales qui les entourent, et les
170occlusives à devenir spirantes par extension des apertures qui les précèdent et les
suivent. C'est ainsi que de lat. sapére, mutáre, pacáre l'espagnol a fait saber, mudar,
pagar, changeant les occlusives sourdes intervocaliquesp, t, c en occlusives sonores
b, d, g (qui depuis sont devenues des spirantes ƀ, ð, g). C'est ainsi que de lat.
habere, sudare le français a fait avoir, le provençal süza, changeant en spirantes (v,
z) les occlusives sonores b, d. C'est ainsi qu'en allemand moderne où p, t germaniques
sont représentés à l'initiale par pf, ts (ex. pflegen « avoir coutume » de
*plegan, zehn « 10 » de *tehan) ils le sont entre voyelles par f, s : schlafen « dormir »
de *slāpan, wasser « eau » de *watar ; c'est-à-dire qu'entre voyelles l'élément
occlusif des mi-occlusives pf, ts a perdu son occlusion.

Le relâchement articulatoire se maniteste en germanique dès la période d'unité,
et ses effets se font sentir sur les consonnes après l'accomplissement de la mutation
consonantique.

Les occlusives sonores b, d, g, gw correspondant à des occlusives sonores aspirées
en sanskrit sont devenues spirantes entre deux voyelles ou entre liquide et
voyelle (ƀ, ð, g, w) : ags. beofor « castor » (f=ƀ), angl. beaver, (all. biber), en
face de skr. babhrúḥ « brun », lat. fiber « castor », gaul. Bibracte, v. sl. bebrŭ « castor »,
lit. bèbrus « id. » ; — ags. cilfor-lomb « agneau femelle », angl. calf « veau »,
(all. kalb « id. »), en face de skr. gárbhaḥ « petit d'un animal » ; — ags. bióða
« offrir », (angl. to bid, all. bieten), en face de skr. bódhati « il s'éveille, il observe » ;
— v. isl. hiǫrð « troupeau », (angl. herd, all. herdé), en face de skr. çárdhas- « troupe,
troupeau » ; — ags.wegan « porter », en face de skr. váhati « il porte en voiture »,
lat. uehit « id. » ; — ags. mearg « moelle », (angl. marrow, all. mark), en face
de v. sl. mozgŭ, zd mazga ; — got. snaiwis, vha. snewes « de la neige » dont le -w-représente
germ -gw-, (angl. snow « neige », all. schnee), en face de gr. nípha
« neige » ace, lat. niuem « id. », v. irl. snigida « il tombe des gouttes », lit. snegas
« neige », v. sl. sněgŭ « id. ».

En gotique l'orthographe n'indique rien, car le b gotique sert, comme le bêta
grec du IVe siècle après J.-C., à noter à la fois b et ƀ ; mais un détail montre que
l'ancien b intervocalique était prononcé spirant : en germanique les formes telles
que celles de 1re et 3e pers. du prétérit avaient une voyelle finale, et l'on disait
*geƀa « j'ai donné », *geƀi « il a donné » ; puis les voyelles finales sont tombées et
le ƀ s'est trouvé final ; or en gotique où les spirantes finales se sont assourdies ƀ est
passé à f, et l'on écrit gaf en face de giban « donner », gebun « ils ont donné ».

Après une nasale les occlusives sonores ne sont pas devenues spirantes, parce
que les nasales sont des occlusives buccales tandis que l'r et l'l sont des spirantes.
Par suite le gotique a des formes telles que lamb « agneau », avec b final, cf.
franciq. lamb, plur. lembir, vha. lamb. — De même le gw est resté après nasale :
got. siggvan « chanter », cf. vha. singan, v. sax. singan, gr. omphe « voix ».

Le germanique s'est ainsi créé une série de spirantes sonores : ƀ, ð, g, qui était
inconnue à l'indo-européen.

Cette série s'est enrichie par la sonorisation des spirantes sourdes f, Þ, x, xw, s
entre voyelles. C'est toujours le même principe : la sonorité des deux phonèmes
entourants s'étend au phonème entouré ; mais ce n'est pas une exception ni une
dérogation à la loi de mutation consonantique ; c'est un phénomène tout différent,
dont l'action se manifeste postérieurement à la mutation, et qui change en partie
l'état qu'elle avait créé.

Mais ces spirantes sourdes intervocaliques ne se sonorisent pas toujours ; il y a
des cas dans lesquels elles restent sourdes.171

C'est le Danois Verner qui en 1877 en a reconnu la cause : Les spirantes sourdes
sont restées sourdes entre deux voyelles quand le ton hérité de l'indo-européen
tombait sur la première des deux voyelles. Telle est la formule de la loi de Verner.
Cette loi est d'une importance capitale pour diverses raisons. La première, c'est
qu'elle indique que le ton indo-européen avait subsisté en germanique commun,
bien qu'il se fût développé dans cette langue un accent d'intensité sur la syllabe
initiale du mot, inconnu à l'indo-européen. La seconde, c'est qu'elle rend compte
d'une grosse catégorie de faits qui faisaient tache au milieu de la loi de mutation
consonantique ; elle montre que ces divergences ne sont pas dues au hasard, à
l'arbitraire, au caprice, mais qu'elles reconnaissent une cause nettement définie ;
elle confirme par là le point de vue que les lois phonétiques ne comportent
pas d'exceptions, en faisant voir que les exceptions apparentes sont dues à l'intervention
d'un facteur particulier. En troisième lieu, cette loi explique les alternances
grammaticales, sans cela mystérieuses, consistant en ce que, au cours de
la flexion d'un même mot, telle forme se présente avec une spirante sourde et telle
autre avec une spirante sonore.

Le phénomène peut être vérifié dans un grand nombre de langues, aussi bien
dans celles où il s'agit d'un ton que dans celles où c'est un accent d'intensité qui
est en jeu. L'explication est sensiblement la même. Dans le premier cas c'est un
certain effort musculaire qui augmente la hauteur de la première des deux
voyelles ; dans le second cas c'est un autre effort musculaire qui en augmente
l'intensité. Dans les deux cas, ainsi qu'on l'a vu plus haut, p. 116, l'effort ne cesse
pas instantanément ; les muscles ne reviennent que progressivement, quoique vite,
à une tension moyenne. La consonne qui suit la voyelle tonique a donc de ce chef
une force particulière qui lui permet de résister à l'action sonorisante des voyelles
qui l'entourent. C'est ainsi que dans les langues romanes, où il s'agit non pas
d'un ton, mais d'un accent, et d'un accent qui n'a rien de violent, le traitement
des consonnes intervocaliques qui suivent la voyelle accentuée s'oppose d'une
manière assez générale à celui de celles qui la précèdent. En espagnol le d latin
s'est amui dans fiel « fidèle » de fidele, mais il subsiste, sous forme de spirante,
dans nido « nid » de nidu. En italien amico de amicu s'oppose à siguro de securu,
vecchio de ueclu à vegliardo de *ueclardu.

Exemples germaniques :

A gr. patḗr « père », skr. pita, le germanique répond par got. fàdar, v. angl.
jaeder, v. sax. fader (avec des d spirants) ; — mais à gr. phrâtēr (phrātḗr) « membre
d'une confrérie », skr. bhrātā « frère » il répond par got. broÞar, v. angl. brōðor,
v. sax. brōther.

A skr. çváçuraḥ « père du mari » le germanique répond par got. swaihra, vha.
swehur ; — mais à skr. çvaçruḥ « mère du mari » il répond par vha. swigar, v. angl.
sweger.

Le *qw de i.-e. *wlqwos « loup » (cf. skr. vrkaḥ, gr. lúkos) est devenu en germanique
xw, d'où f par assimilation au w initial : got. wulfs, v. isl. ulfr, v. angl.,
v. sax. wulf, vha. wolf ; — mais le féminin, qui avait le ton sur la finale (cf. skr.
vrkiḥ « louve ») est en v. isl. ylgr.

A véd. nāsā « narines » correspond v. angl. nasu « nez », vha. nasa ; — mais à
skr. snuṣā « bru », gr. nuós correspond, avec r représentant z germanique, v. isl.
snor, v. angl, snoru, vha. snura.172

Exemples d'alternances flexionnelles expliquées par la loi de Verner :

Le prétérit des verbes forts germaniques repose en partie sur le parfait indo-européen.
Or le sanskrit a au parfait une variation de la place du ton qui est
sûrement ancienne : sing. véda « je sais, il sait » avec le ton sur la syllabe initiale,
plur. vidmá « nous savons », vidá « vous savez », vidúḥ « ils savent » avec le ton
sur la désinence. D'une manière correspondante, le germanique a dans ses prétérits
forts f, Þ, x, xw, s au singulier, et ƀ, ð, g, w, z (devenu r en norrois et en
germanique occidental) au pluriel : v. angl. 3e sg. tēah « il a tiré », 3e pl. tugon
« ils ont tiré », v. sax. tōh, tugun, vha. zōh, zugun, cf. lat. dūcō ; — v. angl. seah
« il a vu », sāwon « ils ont vu », v. sax. sah, sāwun, cf. got. saihvan « voir »,
lat. sequī « suivre » ; — v. isl. vas « il était », voron « ils étaient », v. angl. was,
wāeron, v. sax. was, wārun, vha. was, wārun, angl. was, were, cf. skr. vásati « il
demeure ».

Les présents du type thématique à vocalisme radical e, auquel appartiennent la
plupart des verbes forts germaniques, avaient le ton sur la syllabe initiale ; les
causatifs l'avaient sur le suffixe : skr. várdhati « il croît », vardháyati « il fait
croître ». De même got. fra-wairÞan « périr » (cf. skr. vártate « il se tourne »), mais
fra-wardjan « faire périr » (cf. skr. vartáyati « il fait tourner ») ; — v. angl. ge-nesan,
v. sax. et vha. gi-nesan « revenir à la vie, être guéri » (cf. skr. násate « il
revient », gr. néetai « il revient », nóstos « retour »), mais v. angl. nerigan
« sauver », v. sax. nerian, vha. nerien (cf. skr. nāsáyati « il fait revenir »).

Les adjectifs radicaux en *-to- et en *-no-, que le germanique a incorporés au système
verbal, avaient le ton sur le suffixe, cf. skr. çrutáḥ « entendu », gr. klutós
« célèbre », skr. pūrṇáḥ « plein », etc. C'est pourquoi on a dans ces formes la spirante
sonore en face de la spirante sourde au présent : v. sax. gi-togan « tiré »,
vha. gi-zogan, en face de v. sax. tiohan « tirer », vha. ziohan ; — v. isl. kørenn,
« choisi », v. angl. coren, v. sax. et vha. gi-koran en face de v. isl. kiōsa « choisir »,
v. angl. cēosan, v. sax. keosan, vha. kiosan.

Tels sont les principaux faits qui ressortissent à la loi de Verner. Ils nous font
connaître l'aspect qu'ont pris les produits de la mutation consonantique dans une
condition particulière.

Quand la consonne qui suit la voyelle de la deuxième ou de la troisième
syllabe devait être une spirante sonore, on trouve en gotique une spirante sourde
si la consonne qui précède cette voyelle est une sonore : got. wratodus « voyage »,
mais gabaurjoÞus « plaisir ». Ces deux mots sont terminés par le suffixe i.-e.-tu-
et dérivés de la même manière, et le ton n'était pas sur l'-o- ; c'est donc la spirante
sonore qui est attendue dans les deux mots. Mais dans le second la consonne
sonore qui précédait l'o a empêché, par une dissimilation préventive, la spirante
sourde qui le suivait de devenir sonore. De même got. auÞida « désert », mais meriÞa
« rumeur », got. witubni « science », mais waldufni « puissance ».

Telle est la loi de mutation consonantique du germanique commun. Certains
phénomènes ont contrarié son action ou altéré ses produits, comme on vient de le
voir, mais elle n'a jamais pu admettre d'exceptions, parce que l'innovation qu'elle
a constituée portait non pas sur des mots isolés, mais sur des mouvements articulatoires,
et qu'elle est apparue forcément partout où figuraient les phonèmes qui
demandent ces mouvements. Si l'on pouvait examiner cette loi dans la langue
germanique à la date préhistorique où elle s'est accomplie, on verrait que sauf dans
173les conditions particulières que l'on a signalées, aucun cas n'a échappé à son
action. Il n'en est pas de même si l'on considère une langue historique issue
de cette langue germanique. D'abord la plupart des alternances flexionnelles ont
disparu par unification analogique ; si l'anglo-saxon a encore weard, wurdon, le v.
haut-allemand ward, wurtum, le gotique a déjà warÞ, waúrÞum ; si l'anglais garde
encore was, were l'allemand lui oppose war, waren. D'autre part, toutes les langues
germaniques, même celles qui ont gardé le plus complètement leur vocabulaire
héréditaire, y ont adjoint au cours des siècles des vocables d'emprunt en nombre
considérable. En allemand, par exemple, c'est pfund, pfahl empruntés au latin vulgaire,
c'est petschaft emprunté au tchèque, papa, tante empruntés au français, plump
au bas-allemand, et quantité d'autres. Entrés dans la langue postérieurement à
l'époque où la loi était en vigueur, ces mots n'ont pas pu subir son action.

Donc les exceptions que l'on peut rencontrer ne sont qu'apparentes et s'évanouissent
devant un examen sérieux.174

V
Les causes des changements phonétiques

On enseigne partout qu'elles sont encore inconnues et mystérieuses. C'est
inexact. Mais il n'y a pas une cause, il y en a un grand nombre, et l'erreur de la
plupart de ceux qui se sont occupés de la question a été précisément, lorsqu'ils
ont reconnu une cause de changements phonétiques, de croire qu'elle était la seule
cause et de vouloir tout y ramener.

Influence de la race. Il est certain qu'un individu normal d'une race quelconque
est apte à parler n'importe quelle langue d'une manière absolument pure,
surtout s'il y a été habitué dès sa plus tendre enfance. Il est certain qu'une langue
qui a éliminé un phonème par évolution phonétique et s'est par conséquent
trouvée à un certain moment incapable de l'articuler, peut redevenir plus tard
capable de l'articuler bien qu'elle continue à être parlée par les mêmes populations.
Ainsi le français qui avait transformé autrefois l'l devant consonne : alta > haute,
le prononce aujourd'hui sans difficulté : altitude 191. Il n'est pas moins vrai que les
différentes races n'ont pas les organes phonateurs exactement semblables, que
certaines ont la voûte palatine plus creuse ou plus plate, la langue plus ronde ou
plus pointue, les cavités pulmonaires et thoraciques plus vastes ou moins profondes,
ce qui facilite certains types d'articulations et en gêne d'autres. Ainsi les
individus qui ont le palais très plat ont besoin d'un effort particulier pour que
leurs dentales ne deviennent pas des interdentales. Les qualités de la race peuvent
donc jouer un rôle dans la transformation des phonèmes qui lui sont difficiles.

Certaines populations articulent mollement et indistinctement, d'autres fermement
et nettement ; le caractère de la race peut en être le point de départ. Dans
le premier cas les voyelles tendent à se diphtonguer et les consonnes à perdre de
leurs qualités spécifiques ; dans le deuxième, tendance à la monophtongaison et
maintien des consonnes.

Mais il faut s'empresser d'ajouter qu'aujourd'hui, chez la plupart des peuples de
civilisation ancienne, les races ont été extraordinairement mêlées. Il est impossible
de dire à quelle race appartient un Anglais ou un Français. Pourtant ces mélanges,
175lorsqu'ils ont été consacrés par des siècles de croisements, ont abouti, sinon à des
races nouvelles, du moins à des types nouveaux, ce qui revient au même, et les
populations qui représentent ce type ont nettement des traits communs.

Influence de l'habitat, sol et climat. Il est difficile de séparer cette cause de
la précédente, car il est évident que l'habitat a eu une importance considérable
dans la formation du type racique, et que c'est ce type une fois formé qui présente
des caractères pouvant avoir une répercussion sur la parole. Il est extrêmement
frappant de constater combien il y a dans une région donnée de personnes qui
ont même « voix » et que l'on risque pour cela de prendre l'une pour l'autre si
on ne les voit pas, ou même type de voix, si bien que l'on peut souvent, en
entendant parler quelqu'un, dire presque à coup sûr qu'il est de telle région ; et il
ne s'agit pas ici du fait d'avoir tel ou tel « accent » parce que l'on a l'habitude de
parler tel dialecte, mais du fait de posséder des organes exactement semblables et
dont on fait exactement le même usage.

Il est notoire que les gens de plein air parlent plus fortement que ceux des
villes, ceux des montagnes plus fortement que ceux des plaines, ceux des régions
exposées à tous vents plus fortement que ceux des endroits abrités. Tout cela
sans doute parce que l'effort de la parole se proportionne aux difficultés qu'elle
peut avoir à atteindre son but : il est plus facile de se faire entendre dans un
appartement exigu qu'en plein champ ou en pleine montagne, dans une atmosphère
calme et tranquille qu'au milieu du bruit des éléments. Parler plus fortement
c'est parler plus fermement et articuler plus nettement ; mais il n'en résulte
pas que la langue articulée plus fortement doive moins évoluer que celle qui est
articulée plus faiblement. Loin de là, car les renforcements ne sont généralement
pas continus ; ils portent de préférence sur certaines parties du discours, souvent
au détriment d'autres parties, et les renforcements ont généralement pour rançon
des affaiblissements. La langue articulée fortement peut dès lors évoluer plus que
celle qui est articulée faiblement. En tout cas son évolution sera autre.

La loi du moindre effort. Il est certain que cette loi joue un grand rôle dans
l'évolution des langues, et qu'en particulier tous les phénomènes d'assimilation, à
quelque degré et sous quelle forme que ce soit, lui sont dus. Mais si elle était seule
à régir l'évolution phonétique des langues, tous les mots arriveraient assez vite à
se réduire à une seule syllabe, voire à un seul phonème. Elle a contre elle la loi
du plus grand effort, ou plutôt du besoin de clarté, qui commande toutes les différenciations
et tous les renforcements.

Les changements phonétiques seraient des fautes enfantines non corrigées et
généralisées. C'est en effet d'une génération à l'autre que s'établissent la plupart
des changements, parce que les enfants n'arrivent qu'après de longs tâtonnements
à prononcer assez exactement ce qu'ils entendent autour d'eux et ne réussissent
jamais à se créer un ensemble d'articulations absolument identique à celui de
leurs parents. Il est rare que la prononciation d'un adulte qui passe sa vie normalement
dans le même milieu subisse des modifications notables ; mais il est
fréquent que des altérations s'amorcent dans sa prononciation. Le plus souvent
elles n'aboutissent pas, surtout si elles sont individuelles ; pour qu'elles puissent
se développer il faut tout d'abord qu'elles se généralisent chez les individus de sa
génération. Si les enfants de la génération suivante, qui apprennent à parler de
celle-là, accusent l'altération il y a changement phonétique ; sinon il y a retour à
l'état antérieur.176

D'autre part, s'il n'arrive guère que le langage d'un adulte qui n'a pas changé
de langue ni de condition sociale se modifie sensiblement dans son ensemble au
cours de son existence, il n'est pas moins sujet à des variations nombreuses suivant
les circonstances : parler lent, parler rapide, parler soigné, parler lâché et
familier. Ce sont là des causes de changement et d'instabilité. Les enfants
tendent à généraliser le parler familier, qui est celui qu'ils entendent le plus dans
leur famille et entre eux.

Lorsqu'un changement se produit dans une génération nouvelle, il y est
d'ordinaire généralisé d'un coup parce que dans un même temps tous les enfants
d'une même localité et d'un même groupe social se trouvent sensiblement dans
les mêmes conditions.

Influence de l'état politique et social. Il semble qu'une langue qui est parlée
par une même population dans une région peu étendue, paisible et ayant peu
de relations avec les régions voisines, n'évolue qu'assez lentement. Les changements
sont plus nombreux et plus importants dès qu'il y a relations fréquentes et
intermariages avec des populations parlant des langues un peu différentes. Mélange
de classes sociales, mélange de populations différentes sont des causes d'évolution
rapide. A plus forte raison quand une langue étend son domaine et se propage
au delà de ses anciennes limites. Elle s'adjoint ainsi des populations qui avaient
d'autres habitudes articulatoires et qui les gardent dans la nouvelle langue qu'elles
viennent d'acquérir. Le cas est particulièrement frappant quand des conquérants,
des migrateurs, des colons apportent avec eux une langue étrangère qui finit par
supplanter la langue indigène, soit qu'ils l'imposent, soit qu'on l'apprenne spontanément
parce que c'est celle des chefs, celle de l'administration, celle de la classe
supérieure et dominante.

Par contre la langue peut être retenue dans son évolution, dans un pays dont
l'état social et politique est momentanément stable, par le fait qu'il y a une littérature
qui constitue une tradition, une école qui l'enseigne, une écriture qui la
fixe dans une certaine mesure, une cour ou une académie qui est naturellement
conservatrice et qui donne le ton.

Certaines des causes qui tendent à fixer la langue peuvent dans d'autres
conditions devenir un motif de changement, en particulier la mode. On imite la
prononciation d'un personnage en vue, ou d'un groupe de personnes (cour,
académie), on subit l'influence d'une orthographe artificielle ou non adéquate, etc.
Les changements volontaires ne s'étendent ordinairement pas au delà d'un groupe
social étroit (incoyables, argots) ; au contraire l'imitation plus ou moins inconsciente
d'un idiome prépondérant peut se développer dans de vastes régions et
s'étendre à des populations tout entières. L'influence du parler de la Cour avait
été grande en France sous l'ancien régime ; mais quand la Révolution eut donné
la prépondérance aux classes bourgeoises et populaires, c'est la langue bourgeoise
qui devint la norme. Aujourd'hui que les vieilles familles parisiennes sont peu à
peu submergées par le flot des provinciaux et des étrangers, le parler parisien perd
de plus en plus ses caractères spécifiques pour devenir une langue moins particularisée,
moins fixée et en même temps moins stable, une sorte de français commun,
qui n'est plus proprement le parler parisien, mais le français de Paris ; et cette
langue de la capitale s'étend maintenant, avec plus ou moins de rapidité et
d'intensité suivant les régions, à toute la France ; elle est la norme à laquelle
s'efforcent de se conformer tous ceux qui ont un peu d'instruction et de culture.
177En roumain, au XVIe siècle, l'n intervocalique n'existe plus dans la région du nord-est
de la Transylvanie : il est devenu r ; c'est ce qu'on appelle le rhotacisme
roumain. Exemples : buri = buni, bire = bine « bien », sărātate de sănātate « santé »,
sătámârá « semaine ». Mais au XVIIIe siècle tous ces r ont disparu et ont été remplacés
par n. Est-ce l'ancien n qui a reparu par une évolution phonétique normale ?
Non, c'est plus ou moins volontairement et consciemment que l'on a remplacé par
n ces r, qui semblaient être la marque d'une langue vulgaire et inférieure. Dans la
seconde moitié du XVIe siècle, des circonstances d'ordre politique et cultural ont
donné une grande importance au centre de propagande luthérienne du sud de la
Transylvanie, et c'est dans la langue du Sud que furent traduits les livres saints et
les apocryphes, qui firent autorité dans le nord-est et qui déterminèrent la forme
du roumain littéraire à ses débuts. Or le roumain du sud ne connaissait pas le
rhotacisme. Dans le nord-est on remit n à la place de r pour imiter les gens
de culture supérieure, pour parler comme les personnes qui « parlaient bien ».

L'analogie doit encore être signalée parmi les causes des changements phonétiques,
bien que les changements qu'elle détermine ne puissent jamais être que plus
ou moins isolés, et ne soient pas des changements phonétiques au sens où l'on
prend d'ordinaire cette expression. Ce n'est plus en effet un phonème qui change
parce que son mode d'articulation est remplacé par un autre, ou parce qu'il subit
l'influence d'un autre phonème avec lequel il est en contact ou dont il se trouve
à une assez faible distance. Néanmoins l'analogie, bien qu'on doive, à cause de son
importance, lui consacrer spécialement quelques pages un peu plus loin (p. 353),
ne peut pas être passée sous silence ici, puisqu'elle a pour effet de modifier
l'état phonique d'un mot ou d'un groupe de mots. Ainsi l'anc. français conjuguait
treuve, trouvons, qui sont réguliers chacun de son côté. Or la majorité
des verbes ont une partie radicale qui ne change pas, chante, chantons ; sur ce
modèle on a fait treuve, treuvons d'une part, et trouve, trouvons d'autre part, et c'est
cette dernière conjugaison qui a fini par l'emporter. Mais, et c'est une des caractéristiques
des changements analogiques qui les distingue nettement des changements
phonétiques proprement dits, les changements analogiques sont toujours
individuels et plus ou moins sporadiques. Il est bien vrai que beaucoup de verbes
français qui avaient originairement un radical changeant l'ont uniformisé ; mais
chaque exemple est un cas particulier et indépendant. On comprend pourquoi :
il ne s'agit plus ici d'un phénomène mécanique, mais d'un phénomène psychique.
Le changement analogique se produit parce qu'un rapport a été établi ou perçu
(inconsciemment) avec un mot ou un groupe de mots ; si le rapport n'est pas perçu
il ne se produit aucun changement. Ainsi on a conservé meurs, mourons. D'un
autre côté, dans deux cas qui sont soumis à un même rapport analogique, le changement
peut se produire en sens inverse : dans treuve, trouvons devenu trouve,
trouvons c'est l'état de la voyelle inaccentuée qui a été généralisé ; mais dans aime,
amons devenu aime, aimons, c'est celui de la voyelle accentuée. Rend fait rendons,
mais prend fait prenons comme s'il n'avait jamais eu de consonne après sa voyelle
nasale, pas plus que tiens, tenons. Cette diversité de produits s'explique fort bien ;
il ne s'agit plus d'un phonème évoluant d'une manière indépendante ou sous
l'influence d'une action unique ; c'est le mot ou le groupe de mots qui se transforme ;
chaque mot est soumis à des influences multiples, et deux mots différents
ne sont pas soumis exactement aux mêmes influences.

Ce sont là des phénomènes d'analogie morphologique. L'analogie morphologique
178peut aussi faire passer un mot d'une classe dans une autre. Ainsi lat. tussire
a donné anc. fr. toussir ; mais on a rattaché les formes de la conjugaison de ce verbe
au substantif toux, comme s'il en était dérivé. Or la plupart des verbes dérivés de
substantifs appartiennent à la conjugaison en -er. Le rapport avec toux une fois
établi a fait passer le verbe toussir à la conjugaison en -er, tousser.

En dehors des analogies morphologiques il y a d'autres changements que l'on
peut aussi qualifier d'analogiques. Ils ne portent plus sur un groupe de mots ou
une flexion, mais sont toujours isolés. Il s'agit des étymologies populaires et des
mélanges de mots. On interprète un mot incompris en y introduisant un mot
connu qui lui ressemble plus ou moins par la forme et dont le sens a quelque
rapport avec le sien ; on altère phoniquement le mot obscur pour y faire entrer
le mot clair : cordouanier devient cordonnier d'après cordon, sauerkraut devient choucroute
d'après chou.179

II
Les grands phénomènes d'évolution phonétique181

I
Les mutations articulatoires

Les changements que subissent les phonèmes au cours de l'évolution des langues
ne sont pas tous de même nature et on peut les répartir en diverses catégories. Il
y a lieu de faire une distinction tout d'abord entre les changements indépendants
et les changements dépendants.

Dans les changements indépendants un phonème se transforme sans que ceux
qui se trouvent dans son voisinage y soient pour rien. Il s'agit d'une mutation
articulatoire
, qui affecte un phonème ou une classe de phonèmes. On en a vu deux
exemples typiques dans les chapitres précédents : la mutation vocalique de l'indo-iranien,
qui a servi à illustrer le chapitre sur les Tendances phonétiques (p. 156),
et la mutation consonantique des langues germaniques, qui a été prise pour base du
chapitre sur les Lois phonétiques (p. 166).

Les « mutations » sont des phénomènes purement physiologiques ; la conscience
et la psychologie ne jouent aucun rôle dans leur accomplissement.

Dans les changements dépendants, les phonèmes qui se transforment ne le font
que sous l'influence d'autres phonèmes, qui se trouvent dans leur voisinage ; et
il importe de distinguer les cas où les phonèmes qui déterminent le changement
sont en contact immédiat avec celui qui est modifié, et ceux où ils s'en trouvent
à une certaine distance ; le phénomène physiopsychologique n'est pas le même.

On enseigne généralement que les changements indépendants sont seuls
réguliers ; les changements dépendants ne seraient qu'assez généraux ; on les a
même longtemps appelés accidentels. C'est une erreur fondamentale, due aux
philologues qui ont voulu s'occuper de la phonétique sans en comprendre
l'essence, et qui n'ont vu dans les lois phonétiques que des classements de faits
isolés. Les lots phonétiques qui formulent des changements dépendants sont aussi
rigoureuses que celles qui formulent des changements indépendants. Les uns et les
autres de ces changements s'accomplissent toujours, à moins qu'un obstacle ne
s'oppose à leur accomplissement.

On a vu que dans certaines conditions les changements indépendants ou mutations
ne se sont pas accomplis, parce que quelque chose les en a empêchés. Il en
est ainsi de toutes les lois de la nature ; si je lâche une pierre du haut d'un
balcon elle tombera sur le sol, conformément à la loi de la chute des corps, à
moins qu'elle ne rencontre un obstacle qui l'arrête. On dira des lois phonétiques,
comme des lois physiques, qu'elles s'accomplissent avec une régularité absolue,
183sauf obstacle. Les cas où la loi ne s'est pas accomplie parce qu'un obstacle le lui a
interdit ne constituent en aucune mesure des exceptions, des contradictions ou
même des restrictions : les conditions n'étant plus les mêmes, il est naturel
que le produit soit différent. On peut d'ailleurs, si l'on veut, énoncer la loi en
disant : en dehors de toute condition spéciale, voici ce qui se passe, et énumérer,
dans la formule de la loi toutes les conditions spéciales qui peuvent se présenter,
avec l'indication des produits qui résultent de chacune. Rien de capricieux, rien
d'aléatoire. Naturellement plus grand est le nombre des facteurs qui entrent en
jeu, plus il y a de possibilités qu'il se présente des conditions particulières. On
peut comparer les phonèmes en instance d'évolution à des voyageurs qui doivent
partir à une date déterminée. J'ai décidé de prendre demain matin le train de
8 h. 50 ; j'ai fait tous mes préparatifs de départ, je suis en bonne santé : il y a
tout lieu de croire que je partirai à l'heure dite. Pourtant il n'est pas impossible
qu'il survienne un empêchement : je puis tomber brusquement malade ; je puis
être retardé par une panne de tramway en me rendant à la gare ; le train qui
devait m'emporter peut avoir eu un accident, avoir déraillé et ne pas arriver.
Telle est la situation des changements indépendants ou mutations : il est rare
qu'un obstacle les empêche de s'accomplir, mais cela peut se présenter. Je dois
prendre le même train avec un de mes voisins ; nous sommes parfaitement prêts
tous deux, nous devons nous rendre ensemble à la gare et il y a toute chance
pour que nous y arrivions à temps ; mais nous ne pourrons pas partir l'un sans
l'autre, parce que nous entreprenons ce voyage pour une affaire que nous devons
traiter en commun. Or il n'était pas impossible qu'il me survînt un empêchement
quand je devais partir seul ; il peut aussi bien m'en survenir un quand je dois
partir avec mon voisin ; et s'il ne m'en survient pas, il peut en survenir un à mon
voisin. Dans un cas comme dans l'autre notre voyage ne se fait pas. C'est l'image
des changements qui dépendent d'un phonème en contact : il y a deux facteurs en
jeu, chacun peut rencontrer un obstacle. On peut dire que, lorsqu'il y a une
chance pour qu'une mutation ne s'accomplisse pas, ici il y en a deux. Enfin je
suppose que deux personnes se sont donné rendez-vous à la gare pour prendre le
même train et partir ensemble ; mais elles ne se rendent pas à la gare côte
à côte, car elles arrivent de deux points différents de la ville ; il n'est pas nécessaire
d'insister pour faire comprendre à quel point les chances d'empêchements et
d'obstacles ont augmenté ; chacun sait combien il est fréquent qu'il ne se trouve
à un rendez-vous qu'une des deux personnes qui devaient s'y rencontrer. C'est la
situation des changements qui dépendent de phonèmes placés à une certaine
distance de ceux qui sont susceptibles d'être modifiés ; ici, par rapport aux mutations
indépendantes, les chances de non réalisation sont triplées.184

II
L'assimilation

Parmi les changements dépendants dans lesquels les phonèmes en jeu sont
en contact, il y a trois phénomènes principaux à distinguer : l'assimilation, la
différenciation et l'interversion.

L'assimilation 192 consiste dans l'extension d'un ou de plusieurs mouvements
articulatoires au delà de leur domaine originaire. Ces mouvements articulatoires
sont propres au phonème agissant ; le phonème agi, en se les appropriant aussi,
devient plus semblable à l'autre, d'où le nom d'assimilation.

On enseigne qu'il y a des assimilations régressives et des assimilations progressives,
selon qu'elles se font d'avant en arrière ou d'arrière en avant ; que les
régressives sont plus fréquentes que les progressives ; que les unes et les autres
peuvent apparaître dans la même langue. C'est une de ces classifications comme
en font les philologues et les grammairiens, avec cette arrière-pensée que tous les
phénomènes ne reconnaissent pas d'autre règle que le caprice ; les classifications
de ce genre ne signifient rien et n'apprennent rien à personne. Un phénomène
ne prend une signification que lorsqu'on l'a rattaché au système phonique de la
langue où il apparaît.

Ce qu'il importe de savoir c'est pourquoi tel phonème a été assimilant et tel
autre assimilé. Le sens dans lequel le phénomène s'est accompli n'est qu'un caractère
extérieur, qui n'a rien d'essentiel. Si l'on se place au point de vue psychophysiologique
on dira que dans les assimilations régressives il y a eu anticipation
de mouvements, et dans les progressives maintien de mouvements par inertie ; cette
distinction encore est tout à fait secondaire. Ce qui est capital c'est qu'il y a un
phonème qui commande à l'autre ; le mouvement s'accomplit dans un sens ou dans
l'autre selon que le phonème commandé se trouve placé avant ou après.

Le phonème qui commande est celui qui a plus de force ou de résistance ou de
stabilité ou de faveur. Ces qualités peuvent être déterminées d'avance d'après le
système de la langue, et par suite le sens dans lequel l'assimilation s'accomplira peut
être prévu, ce qui exclut le caprice. Pour simplifier on peut les désigner toutes
par un seul mot : la force. L'assimilation obéit à une seule loi : la loi du plus fort.
Cette loi a été énoncée et démontrée en 1895 (Grammont, La dissimilation consonantique…,
185p. 186 et passim) ; elle régit non seulement l'assimilation et la dissimilation
mais tous les phénomènes dans lesquels l'altération d'un phonème est
provoquée par un autre phonème.

A cette loi il n'y a pas d'exceptions et il ne saurait y en avoir. Le travail du
phonéticien doit consister dans chaque cas à rechercher pourquoi c'est tel phonème
qui a été plus fort que l'autre, à reconstituer la marche de l'évolution,
et, quand la loi n'a pas agi ou semble n'avoir pas agi, à déterminer pourquoi.
Toute autre considération est sans objet.

L'assimilation est le plus important et le plus fréquent de tous les phénomènes
d'évolution phonétique ; les autres sont relativement rares. Le nombre des cas
divers d'assimilation est illimité ; il serait vain de vouloir les énumérer tous, il
le serait même de chercher à les classer méthodiquement, car beaucoup sont
complexes et devraient figurer à la fois dans plusieurs catégories, quel que
soit le principe de classification adopté.

A. — Consonne et consonne

En français on prononce « bec » avec un c qui est une occlusive sourde,
mais « bec de lièvre » avec un c qui est une occlusive sonore ; il se produit
une assimilation du c au d suivant, au point de vue de la sonorité. Le c ne devient
pas pour cela un g, c'est-à-dire une occlusive douce ; il reste un c, occlusive
forte, mais c'est un c sonore. Comment ce phénomène s'est-il accompli ? Y a-t-il
eu réflexion ou au moins conscience ? Pas même subconscience. Pourtant l'attention
n'a pas été étrangère à l'événement ; mais il ne s'agit que de l'attention
organique et musculaire. Le cerveau a pensé tous les phonèmes à articuler et il
en a abandonné la production aux organes phonateurs. Ceux-ci ont fait porter
particulièrement leur attention sur ceux des phonèmes qui demandaient le plus
d'effort ; c'est ainsi que lorsque je soulève deux objets de poids inégal, un de
chaque main, mes muscles prêtent d'eux-mêmes et sans que je le leur commande
plus d'attention à celui des deux qui est le plus lourd. Or le d est plus fort que le
c, non par nature, mais par position ; il est en position forte parce qu'il est à la
fois initial de syllabe et appuyé par le c, c'est-à-dire protégé par lui contre
l'influence débilitante de la voyelle précédente. Le c au contraire est en position
faible parce qu'il est à la fois final de syllabe et immédiatement précédé d'une
voyelle inaccentuée. L'attention musculaire s'est donc portée particulièrement
sur l'émission du d, et celle du c n'a pas été surveillée. Il en est résulté que l'un
des mouvements articulatoires préparés pour le d, la vibration de la glotte, a
envahi le domaine du c.

Le même phénomène se produit lorsqu'une occlusive sonore se trouve devant
une occlusive sourde : fr. une rob(e) courte. L'attention musculaire se portant
particulièrement sur le c appuyé par le b, la cessation des vibrations glottales préparée
pour le c commence dès le b, qui devient une occlusive sourde tout en
restant une douce.

Mais les occlusives fortes sonores et les occlusives douces sourdes sont des
phonèmes étrangers au système phonique du français, en ce sens qu'elles n'y
apparaissent que d'une manière fugitive et dans des positions passagères. Un mot
comme « bec » avec une occlusive finale sonore n'a d'existence que devant une
186consonne sonore ; partout ailleurs, c'est-à-dire devant une consonne sourde : « un
bec pointu », devant une voyelle : « un bec allongé » et en finale absolue : « fermez-lui
le bec », il garde la forme qui lui est propre, avec un c sourd. De même
un mot comme robe ne se termine par un b sourd que dans une seule des quatre
positions qu'il peut occuper.

Mais si la rencontre de consonne sonore avec une consonne sourde se produit
dans l'intérieur d'un mot, c'est-à-dire dans une condition qui ne change pas et
qui est telle que la sonore ne peut jamais recouvrer sa sonorité, la sonore est
remplacée par une occlusive forte sourde : « obtenir » se prononce optenir avec un
p fort et non avec un b sourd. C'est ce qui montre bien qu'un b sourd n'est
en français qu'un phonème occasionnel et étranger au système proprement dit.

Le cas de fr. obtenir est celui que l'on rencontre à l'intérieur des mots dans
les langues indo-européennes à la date la plus ancienne : skr. yuktáḥ « attelé » de
yug-, gr. zeuktós de zeug-, lat. iunctus de iung-, lit. júnktas de jung-. Y a-t-il eu dans
cette assimilation perte de l'un des éléments articulatoires préparés pour le g, à
savoir les vibrations glottales ? Pas à proprement parler ; cet élément vibratoire a
été remplacé par un autre, une contraction musculaire produisant l'occlusion glottale.
En outre, la douce sourde ainsi obtenue a été renforcée ultérieurement en
devenant une forte parce que ces langues ne connaissaient pas d'occlusive douce
sourde à place fixe.

A date plus récente, certaines langues indo-européennes se sont comportées
autrement dans le même cas. Ainsi le latin a de tĕgo tiré tëctum (et non *tĕctum,
qui serait devenu en français *tit et non toit). Que s'est-il passé ? L'occlusive sonore
g est devenue sourde comme dans les cas précédents, mais les vibrations glottales
qui avaient été préparées pour elle, au lieu de se perdre, se sont déplacées et sont
allées s'adjoindre à celles de la voyelle précédente, qui en a été allongée. Puis le g
sourd est devenu un c, comme toujours dans cette langue.

On rencontre dans quelques langues un phénomène qui est dans un certain
sens le contraire de ce phénomène latin. En osmanli voyelle brève + consonne
sourde reste voyelle brève + consonne sourde : yacoute at « cheval », osm. at ;
yac. ot « herbe », osm. ot ; yac. as- « ouvrir », osm. atš-. Mais voyelle longue + consonne
sourde devient voyelle brève + consonne sonore : yac. āt « nom », osm.
ad ; yac. uot « feu », osm. od ; yac. ās « affamé », osm. adž ; yac. būt « hanche »,
osm. bud « cuisse » ; yac. üt « lait », osm. süd ; yac. küs « force », osm. güdž. Ici
l'attention organique s'est portée sur la voyelle longue à cause de la difficulté
qu'elle constituait, l'osmanli étant incapable d'articuler une voyelle longue devant
une consonne de la même syllabe. La voyelle longue est donc devenue brève,
mais le supplément de vibrations glottales qui avait été préparé pour elle s'est adjoint
à la consonne sourde, qui était moins surveillée, et qui par le fait est devenue sonore.
Ce phénomène de répartition inégale de l'attention ne s'est naturellement produit
qu'au moment de l'évolution ; une fois le changement accompli, l'attention s'est
portée également sur la voyelle et la consonne.

Voici en sanskrit un phénomène plus complexe, qui est de date indo-iranienne ;
une forme originaire telle que *drbhtás y est devenue drbdbáḥ « noué, lié ». En
sanskrit on ne peut pas prononcer une occlusive aspirée devant une autre occlusive,
et *yudhbhiš y est devenu yudbhíḥ « au moyen des combats ». Le bh de *drbhtás est
donc menacé de perdre son aspiration devant le t ; mais l'aspiration est un caractère
spécifique essentiel du phonème avec lequel elle est combinée et pour lequel
187elle a été mentalement préparée. Le péril qu'elle court attire sur elle l'attention
organique et par là donne au bh une force particulière, malgré sa position faible
en fin de syllabe. Le t, plus fort physiologiquement que le bh, est devenu plus
faible psychiquement et s'est assimilé à ce dernier au point de vue du mode
d'articulation, c'est-à-dire de l'articulation aspirée et sonore. On a donc eu
*drbhdhás, qui est devenu djbdháḥ, comme *yudhbhiš est devenu yudbhíḥ. Dans ce
cas il n'y a pas eu seulement un phénomène d'attention musculaire, mais aussi une
crainte subconsciente de laisser perdre un élément caractéristique.

En effet quand un phonème présente un caractère spécifique particulièrement
résistant il arrive fréquemment que dans sa préparation mentale il frappe l'attention
subconsciente. Il en résulte des phénomènes assez variés. D'abord il peut
se faire qu'il soit par cette cause soustrait à toute évolution. Ainsi en latin, dans
un mot comme uestis, l's n'a subi aucune influence de la part de l'e ni du t,
bien qu'il fût en position faible. Mais il faut s'empresser de noter que cette
résistance est plus ou moins grande selon les langues ; par exemple, en français, ,
l's du mot testa, qui est dans les mêmes conditions, a été attaqué par l'aperture
de l'e et il est devenu h, d'où tehte (puis tête) ; en latin même, l's en position
faible a cédé lorsqu'il s'est trouvé en lutte avec une force de plus, soit qu'il
se trouvât suivi d'une occlusive sonore, comme dans *si-sdō qui est devenu *sizdō
(puis sīdō), soit qu'il fût entouré de deux phonèmes sonores de grande aperture,
deux voyelles, comme dans *geneses devenu *genezis (puis generis).

Un autre résultat, bien plus frappant, de l'attention qui s'était portée sur le
caractère spécifique de l's se manifeste par exemple en pâli. Dans cette langue, en
principe, quand il y avait deux consonnes différentes entre deux voyelles, la plus
faible s'est assimilée à la plus forte, et il en est résulté le plus souvent une
géminée. Quand la première des deux consonnes était un s et la deuxième une
occlusive, c'est l'occlusive qui l'a emporté et qui s'est assimilé l's. Ce dernier est
donc devenu une occlusive ; mais le cerveau avait préparé une spirante et ce
caractère spécifique avait attiré son attention ; il ne s'est pas perdu : il est apparu
sous forme de souffle sourd à la suite de l'occlusive nouvelle. L's s'est donc scindé
en deux parties, un élément occlusif dû à l'assimilation et un élément spirant qui
représente la qualité la plus caractéristique de l's. Ainsi i.-e. esti « il est » (skr.
asti) est devenu en pâli *athti, puis, comme le pâli ne tolère pas plus que le
sanskrit une occlusive aspirée devant une occlusive, l'aspiration s'est transportée
instantanément après la deuxième occlusive, d'où atthi ; on a de même, avec
d'autres occlusives, nikkho « collier » = skr. nisko, pupphaṃ « fleur » = skr.
puṣparm

En moyen-indien l'assimilation est ordinairement commandée par celle des
deux consonnes qui est la plus fermée. L'attention musculaire se porte sur elle
parce qu'elle est la plus tendue, et quand l'assimilante est une occlusive, l'assimilée
lui devient semblable, sans rien garder de son caractère propre, sauf le cas de
s vu plus haut, où intervient en outre un phénomène d'attention cérébrale parce
que le caractère spécifique de l's est particulièrement en relief. De là prâkrit pattī
= patntī, aggi- = agni-, akka- = arka-, cakka- = cakra-, gajjia-garjita-, samucchida-
= samucchrita-, appa- = alpa-, vikkava- = viklaba-.

Ceci n'est d'ailleurs point une règle absolue pour tous les prâkrits. Les prâkrits
sont nombreux et divers, et de même qu'il n'y a nulle part deux patois voisins
qui aient subi exactement la même évolution, de même il n'y a pas deux prâkrits
188dans lesquels l'articulation ait produit partout exactement les mêmes phénomènes
psychiques. Ainsi dans certains prâkrits rukma- est devenu ruppa-. C'est bien
encore le phonème le plus fermé, l'occlusive pure, qui a assimilé l'autre ; mais
l'articulation labiale qui avait été préparée cérébralement pour l'm n'a pas été
perdue. Sous l'influence de l'occlusive pure k, l'm est devenu aussi une occlusive
pure, mais sans perdre son point d'articulation labial, d'où l'occlusive pure labiale
p ; et alors, le groupe se composant de deux occlusives pures, c'est celle des deux
que sa position rendait la plus forte, l'appuyée p, qui l'a emporté, d'où ruppa-.
C'est un phénomène analogue à celui que l'on a vu tout à l'heure pour s ; et en
voici un autre qui est encore analogue, lorsque l'un des deux phonèmes est un
r. En pâli il y a d'ordinaire simplement assimilation complète de l'r à l'occlusive
par dominance articulatoire du phonème le plus tendu : rattī « nuit » = rātrī,
sappañña- « sage » = saprajña-. Mais dans certains prâkrits l'occlusive géminée
qui résulte de l'assimilation est en outre une cérébrale, parce que l'r est la cérébrale
par excellence et que ce caractère avait attiré l'attention dans la préparation articulatoire
mentale : prâkr. khuḍḍa- = kṣudra-. Ou bien l'r peut se dissocier en deux
éléments, comme l's, un élément occlusif produit par l'assimilation et un
élément spirant qui surgit après, sous forme d'aspiration. Ainsi certains textes pâlis
ont chuddha- « petit » = kṣudra-, satthu- « ennemi » = çatru-.

Dans la plupart des parlers arabes l'assimilation de deux occlusives est généralement
régressive. Ainsi à Saïda, à Tlemcen gq > qq, kq > qq, kg > gg, gk > kk ;
mais qg et qk y sont devenus qq : Tlem. sboq qộmhum « il a devancé leur goum »
de -qg-, yẹsboqqọm « il vous devancera » de -qk-. A Tlemcen, où l'assimilation
de deux dentales est ordinairement régressive, ḍd est devenu ḍḍ : nóunwöḍ dâru
« il a fait lever sa femme ». C'est-à-dire que lorsque l'une des deux consonnes est
une emphatique, c'est toujours elle qui commande, quelle que soit sa place. Il
serait faux de dire que les emphatiques sont des phonèmes favoris, bien que l'emphase
se propage même à distance ; mais ils sont prépondérants, parce que ce
sont des articulations violentes et que l'effort musculaire qu'elles demandent ne
surgit ni ne tombe tout d'un coup ; il est facilement anticipé et maintenu.

En albanais nt, mp, nk sont devenus nd, mb, ng. L'assimilation s'est faite
dans ce sens parce que la nasale ne pouvait pas s'assourdir : n-dɛn « je tire » (cf.
gr. teínd), mbesɛ « nièce » de *n(e)pōtia, n-ģir à côté de kir « j'enroue ». En syriaque
t est devenu d après n et r pour la même raison : yaqundā de huákinthos, pendeqā de
pontica (nux), mandīlā, arab. mandīl, mindīl « mouchoir » de mantīle, ʼardoqopā
« boulanger » de artokópos.

Lorsqu'un phonème est compris entre deux autres qui l'attaquent en même
temps chacun de son côté, il cède toutes les fois qu'il n'a pas attiré particulièrement
sur lui l'attention musculaire ou l'attention cérébrale. Dans ce cas, l'attention étant
répartie à peu près également sur chacun des trois phonèmes, il n'en a en sa
faveur qu'environ un tiers contre deux tiers. Ainsi en italien pesce « poisson »
(c'est-à-dire *petše) est devenu peše ; c'est que l'occlusion du t combiné avec la
spirante š est par le fait de cette combinaison une occlusion faible. Cette occlusion
faible comprise entre deux apertures de spirantes devient elle-même une aperture
de spirante, c'est-à-dire que le t devient un Þ, qui se résorbe rapidement dans la
spirante qui suit : *pesÞše, pesše, peše. Mais si, au lieu d'une occlusive combinée avec
une spirante et dont l'occlusion est faible à cause de cette combinaison, on a une
189occlusive pure, l'attention musculaire qu'a demandée sa tension la protège et elle
reste intacte : cresta « crête », vespa « guêpe », mosca « mouche ». Ces faits sont
lumineux et montrent clairement que l'explication donnée est la bonne. D'autres
langues, d'ailleurs, présentent le même phénomène exactement dans les mêmes conditions ;
ainsi en wallon l'occlusive c, qui était déjà devenue pour d'autres raisons une
mi-occlusive prépalatale, est devenue une simple spirante sans occlusion lorsqu'elle
était précédée d'un s : huté « écouter » de ascultare, muh « mouche » de musca,
frah « fraîche » de frisca ; mais il n'y a pas eu d'assimilation quand l'occlusive
était restée pure et par conséquent tendue :festu « fétu », cresp « crêpe ». N'importe
quelle cause de moindre résistance est une fissure par où peut se glisser l'assimilation.
A Fribourg (Suisse) l's s'est assimilé un t suivant, le transformant en un Þ
dans lequel il s'est résorbé : kuÞa « côte » de costa, tiÞa « tête » de testa, viÞi
« vêtir » de uestire, eÞala « étoile » de stella. Mais si l'occlusive était autre que t,
l's a évolué par lui-même sans l'attaquer : wipa « guêpe » de uespa. C'est que le t
et l's sont articulés tous deux dans la région dentale, tandis que le p ou le k sont
articulés ailleurs. Or il est difficile de faire à la même place deux mouvements
articulatoires différents sans interruption ; mais il est facile de les faire à deux
places différentes. Le fait qu'après l's les organes sont obligés de se déplacer notablement
pour articuler le p ou le k dans une autre région a attiré l'attention musculaire
sur ces phonèmes et les a protégés contre les atteintes de l's.

Rien de tout cela d'ailleurs n'est une nécessité pour l'humanité tout entière, et
ce qui constitue un obstacle dans une langue ne fait pas la moindre difficulté dans
une autre. Dans le Haut-Valais non seulement st est devenu Þ, mais sk est devenu
x et sp est devenu f : ehūta de ascultare, wefa de uespa. Il a suffi pour que les
occlusives quelles qu'elles fussent perdissent leur occlusion qu'elles se trouvassent
entre une aperture de spirante et une aperture de voyelle ; rien en elles n'a frappé
l'attention musculaire ou cérébrale pour les soutenir et elles ont cédé.

Voici des phénomènes peut-être encore plus délicats. En latin une occlusive
labiale ou dentale devant nasale s'est assimilée totalement à la nasale parce que cette
dernière était appuyée et avait en outre un caractère spécifique, la nasalité, qu'elle
ne pouvait pas perdre sans changer de nature ; tandis que l'occlusive, qui était
en position faible, n'a pas cessé en devenant une nasale d'être une occlusive :

lat. summus, cf. super ; glūma de *glūmma, cf. glūbō ; annus de *atnos, cf. got. aÞn
« année » ; mānāre de *mānnāre de *mādnāre, cf. madeō ; somnus = skr. svápnaḥ ;
Samnium, cf. Sabīnus ; mamma « sein maternel » de *madma, cf. madeō, gr. mazós.

Ce traitement uniforme et brutal ne présente pas d intérêt particulier. Il n'en
est pas de même du traitement grec, qui est souple et varié. Pour les groupes pm,
bm, phm l'assimilation a lieu comme en latin : ómma « œil » de *opma ; tétrimmai
de tribō ; psámmos « sable » de *psaphmos. Mais les groupes composés d'une
occlusive dentale et d'un n restent intacts : pótnia « maîtresse », hédnon « dot »,
éthnos « peuple ». Parmi ceux qui sont composés d'une occlusive labiale et d'un
n le b seul s'assimile : semnós de *sebnos, mais húpnos « sommeil », dáphnē « laurier ».
Enfin dans ceux qui sont composés d'une occlusive dentale et d'un m, il n'y a que
le d qui s'assimile et seulement dans quelques dialectes : eretmós « rame », odmé.
« odeur », keuthmṓn « tanière », et avec assimilation du groupe dm : crétois mnṓia
« esclavage » de *nmôiā de *dtnōiā, cf. ionien dmṓs « domestique, esclave ».

Les groupes pm, bm, phm sont composés de deux phonèmes articulés au même
point. La nasale, qui est en position forte, attire naturellement l'attention musculaire
190au détriment de l'occlusive qui est en position faible ; mais elle attire en
outre l'attention cérébrale par son caractère spécifique de nasale, et il en résulte
que le voile du palais s'abaisse trop tôt, dès le début de l'occlusive, qui ne résiste
pas. Mais pourquoi les groupes tn, dn, thn, qui sont dans les mêmes conditions,
sont-ils restés intacts ? Parce que les occlusives dentales, occludées par la
pression de la pointe de la langue contre les dents ou le palais dur, c'est-à-dire
contre un corps qui ne cède pas, sont des articulations fermes qui attirent l'attention
organique plus fortement que les nasales dont l'occlusion est plus faible à
cause de leur qualité de spirante. Elles sont par là propres à repousser l'invasion du
caractère spécifique de la nasale ; tandis que les labiales, occludées entre deux
organes mous, les deux lèvres, n'attirent pas l'attention organique et cèdent sans
résistance. Pourquoi dans les groupes pn, bn, phn, le b s'est-il seul assimilé ?
Parce que seul il avait une articulation douce et impropre à éveiller l'attention
musculaire. Pourquoi, alors que l'assimilation de bn est panhellénique, celle de dm,
qui est dans les mêmes conditions, n'apparaît-elle que dans quelques dialectes ?
Parce que l'articulation du b est molle et faible, tandis que celle du d est ferme et
résistante. Pourquoi enfin, et ceci semble au moins à première vue plus mystérieux,
des trois groupes à occlusive sonore bn, dm, dn dont le premier cède sans hésitation
et le second avec difficulté, est-ce précisément le troisième, c'est-à-dire celui
dans lequel les deux phonèmes ont d'avance presque tous leurs éléments communs
et semblables, qui ne cède jamais ? C'est que les conditions sont tout à fait différentes.
Dans abna il y a entre le b et l'n un point faible, le moment où l'on change
de région articulatoire. Entre la tenue du b et celle de l'n, il y a une métastase de
b et une catastase de n, c'est-à-dire un moment où les organes se déplacent,
quittant la position articulatoire du b et prenant celle de l'n. Pendant que les
organes se déplacent, leur tension est extrêmement réduite, puisqu'ils sont en train
de perdre celle qu'ils avaient pour en prendre une autre. C'est un moment
critique pendant lequel ils ne peuvent pas résister à l'attaque ; s'il peut être difficile
d'ébranler une personne qui est immobile et bien campée sur ses jambes, la
moindre poussée la fera trébucher quand elle marche. Le caractère spécifique de l'n,
la nasalité, envahit la métastase du b et abb-na devient abm-nna. A ce moment
l'ennemi est dans la place et le -bm- ne résiste plus longtemps avant de devenir -m-.
Ce n'est donc pas d'un coup que abna est devenu amna ; il y a eu une phase préparatoire
qui a entraîné le changement ultérieur. De même quand adma est devenu
anma c'est par l'intermédiaire de adn-mma. Or le groupe dn ne contient pas de
métastase de d, puisqu'il n'y a pas changement de point d'articulation du d à l'n ;
pas de moment critique où les organes perdent leur point d'appui et où la tension
musculaire lâche ; adna ne pouvant pas devenir *adn-na> pour que l'assimilation
se fasse il faut qu'elle s'opère d'un coup ; ce ne sera pas un obstacle suffisant si
la tendance à l'assimilation est forte et le relâchement articulatoire d'une consonne
en position faible considérable, comme en latin ; si elle est faible et le relâchement
articulatoire aussi, comme en grec, l'assimilation réussira avec une articulation
faible comme celle du b de abma, elle échouera avec une articulation ferme comme
celle du d de adna.

Les résultats sont très divers suivant les langues, et c'est essentiellement
parce que dans l'une c'est l'attention organique qui l'emporte, et dans l'autre
l'attention cérébrale ; cette dernière porte essentiellement sur les caractères spécifiques
des phonèmes et l'autre sur la tension musculaire. En osque et en ombrien
191nd est devenu nnʹn ; mb est devenu mm, m ; c'est le caractère spécifique de
la nasale qui l'a emporté bien qu'elle fût en position faible : osq. úpsannam « operandam » ;
ombr. pihaner « piandi », ombr. umen « unguen » de *omben. Parmi ceux
des prâkrits qui ont transformé tous les groupes upervocaliques en géminées il en
est qui ont assimilé -sm- en -ss- : çauraseni tassin de tasmin, parce que l's est plus
tendu que l'm ; mais en maharastri par exemple, où l's est moins tendu, le même
groupe est devenu mm, tammin, parce que l'm a une occlusion buccale et est
appuyée. Selon le système phonique de la langue, c'est tel caractère ou tel autre
qui attire l'attention.

En pâli -sr- et -rs- sont tous deux devenus -ss-, parce que l's est plus tendu que
l'r ; l'r pâli est analogue à l'r anglais, postalvéolaire et peu tendu : vassa- = skr.
varṣa-, assu- = skr. açru-. Mais en irlandais les conditions sont tout autres : l'r y
est alvéolaire et net ; il sonorise l's, qu'il soit placé avant ou après, puis se l'assimile
totalement : irl. errach « printemps », cf. gr. éar « printemps », lituanien vasarà
« été » ; carr « char », gallo-latin carrus, cf. latin currus de *cursus.

En prâkrit ny est devenu suivant les dialectes nn : anna (ardhamāgadhī, etc.) de
anya-, ññ : añña- (paiçāçī, pâli, etc.), ṇṇ : aṇṇa- (māhāvāṡṭrī, etc.). L'n l'a emporté
parce qu'il a une occlusion buccale qui a attiré l'attention musculaire. Dans le premier
cas il y a eu assimilation simple et complète, les caractères spécifiques du y,
qui avaient été préparés mentalement, ayant été étouffés. Dans le deuxième cas les
deux forces en conflit se sont accommodées l'une avec l'autre ; c'est bien l'n qui
l'a emporté, mais il a pris le point d'articulation du y, d'où ññ. Dans le troisième
cas il s'est produit quelque chose d'analogue : l'n au contact du y a reculé son
point d'articulation, mais dans ce mouvement il a dépassé la mesure et il est allé
jusqu'à la position cérébrale, d'où ṇṇ.

En grec, où l's en position faible est particulièrement débile, ce phonème placé
entre deux voyelles est devenu dans la plupart des dialectes un simple souffle ou
aspiration par augmentation d'aperture sous l'influence des deux phonèmes de
grande aperture qui l'entouraient. Et le grec étant devenu inapte à articuler une
aspiration entre deux voyelles, cet élément spirant s'est le plus souvent évanoui
sans laisser de trace ; mais il avait été préparé dans le cerveau, aussi on l'a conservé
quand on a pu lui trouver une place, c'est-à-dire à l'initiale lorsqu'elle était vocalique :
attiq. heúō « je brûle » de *eusō. Devant une nasale il en a été de même ; l's est
d'abord devenu sonore parce qu'il était compris entre deux phonèmes sonores, la
voyelle et la nasale, puis cette sorte de z, encore plus débile que l's, est devenu un
h sonore par augmentation d'aperture sous l'influence de la voyelle. L'h sonore
préparé mentalement ne pouvait pas subsister parce que c'était un phonème étranger
au système phonique du grec ; dans certains dialectes il s'est assimilé complètement
à la nasale : lesbien emmí « je suis », cf. skr. ásmi, mais dans d'autres il
s'est dissocié en deux éléments, la sonorité et l'aspiration ; la sonorité s'est adjointe
à celle de la voyelle précédente pour l'allonger si elle était brève, et l'aspiration
s'est évanouie quand elle n'avait pas où se placer, mais elle s'est conservée devant
une initiale vocalique : ionien-attique hẽmai « je suis assis » de *ẽsmai.

L'attention articulatoire comprend l'attention cérébrale qui apparaît dans la conception
et la préparation des articulations, et l'attention musculaire qui se présente
dans leur exécution. Il y a lieu de signaler aussi l'attention intellectuelle, qui
porte sur les mots et leur signification. Ainsi en arabe l de l'article s'assimile à la
chuintante š, aux sonantes r, l, n, aux spirantes dentales s, , z, , et dans certains
192dialectes modernes encore à d'autres consonnes ; mais ce n'est pas l'extension du
phénomème qui importe ici, c'est son existence : arab. aššamsu « le soleil » de
alšamsu, aÞÞawru « le taureau » de alÞawru, arriǧlu « le pied » de alriǧlu, annamiru
« la panthère » de alnamiru, etc. Il y a ici plusieurs forces en présence :
d'abord la conscience bien nette de l'article, qui tend à renforcer son l et à maintenir
le morphème tout entier sous sa forme la plus commune al ; contre cette
force il y a l'attention musculaire qui se porte sur la consonne suivante parce
qu'elle est appuyée ; mais ceci n'aurait pas pu lutter avantageusement avec le sentiment
de l'article, s'il n'intervenait pas une troisième force supérieure aux deux
autres : la reconnaissance du nom et le besoin de le faire comprendre. C'est un
phénomène purement intellectuel, mais qui domine tout ; si la consonne initiale
du nom s'assimilait à l'l de l'article, le mot deviendrait, dans la plupart des cas,
méconnaissable et inintelligible. L'article au contraire, en assimilant son l, ne cesse
pas d'être reconnu, pas plus que ad ou dis en latin dans afferō, differō. L'assimilation
inverse amènerait de perpétuelles confusions. Ce sentiment qui maintient
l'intégrité de la consonne initiale du nom agit, à y regarder de près, à la fois comme
force conservatrice et comme force préventive. Non seulement il veille au maintien
de l'initiale du simple pour qu'il soit reconnu dans le composé, mais il en
évite l'altération parce qu'elle serait désastreuse : *adderō serait inintelligible, disserō
serait un tout autre mot.

On a de même une force à la fois conservatrice et préventive dans le cas de rs
devenant en sanskrit rṣ : dhárṣati « il ose », cf. gr. thársos « audace ». En sanskrit
l'r est une articulation « cérébrale », et c'est même l'articulation cérébrale par
excellence. Or les articulations cérébrales sont favorites dans cette langue, c'est-à-dire
qu'elles y attirent toutes les attentions, l'attention mentale au moment de la
préparation, et l'attention musculaire au moment de l'émission. Il est donc obligatoire
que l'r l'emporte sur l's, bien que ce dernier soit appuyé, d'où rṣ. Cette
assimilation a pour effet de maintenir intact l'r cérébral qui avait tout pour lui,
sauf sa position syllabique ; mais l'assimilation inverse, de l'r à l's dental, aurait
abouti à une impossibilité, l'apparition d'un r alvéolaire dans une langue qui ne
connaissait plus ce phonème.

Après ces explications psychophysiologiques voici quelques renseignements sur
le procès mécanique des assimilations, après lesquels les autres exemples qui pourront
se présenter n'auront plus besoin d'explications détaillées.

Il ne faudrait pas croire que le phénomène de l'assimilation consiste dans le
remplacement d'un phonème par un autre et que ce remplacement s'opère brusquement
et d'un seul coup. Tous les phénomènes d'évolution phonétique comportent
une « évolution », c'est-à-dire des changements successifs. Certaines
phases peuvent avoir assez de stabilité pour durer un certain temps avant l'apparition
d'une phase nouvelle ; d'autres se succèdent sans arrêt et sans intervalle
appréciable, parce qu'il est des phases qui ne sont pas viables, qui ne peuvent pas
subsister même un instant, qui sont forcément « dépourvues de durée », car elles
appellent nécessairement et instantanément une phase suivante. On commettrait
une faute dangereuse si l'on négligeait les phases transitoires, car on ne comprendrait
pas pourquoi, dans une langue donnée et à un moment donné, tel phonème
est devenu tel autre phonème et non pas n'importe quel autre phonème. Même
dans un cas aussi simple que celui de fr. « bec de lièvre » considéré plus haut, où
193il n'y a en jeu qu'un seul élément articulatoire, la vibration glottale, il y a trois
phases successives : la vibration glottale préparée pour le d envahit d'abord la
métastase du c, c'est-à-dire ce court élément qui suit l'explosion et pendant lequel
les organes se détendent ; c'est précisément parce qu'ils ne sont plus tendus qu'ils
ne peuvent pas résister ; puis elle envahit la deuxième partie de la tenue du c, parce
que le c étant ici décroissant sa tension est de plus en plus faible à mesure que sa
tenue se développe ; enfin, sous l'influence de la voyelle inaccentuée qui précède le
c et qui le débilite, la vibration glottale de cette voyelle, qui se prolonge normalement
pendant la catastase du c, vient rejoindre la vibration anticipée du d et le c
tout entier est sonore. Ces trois phases se sont succédé sans le moindre arrêt, à
tel point que la troisième était réalisée dès le moment où l'émission du c a commencé ;
il serait même plus exact de dire que l'envahissement de la vibration glottale
s'est fait par un mouvement continu, dont les trois phases signalées ne font
qu'indiquer la marche. Quand la voyelle qui précède le c est accentuée, comme
dans « un bec gigantesque », il arrive que la première partie de la tenue du c reste
sourde ; c'est que le c tient alors, comme on sait, de l'accent qui le précède, un
renforcement qui lui permet de résister au début ; pourtant le plus souvent le c
est entièrement sonore, comme après voyelle inaccentuée ; c'est que s'il doit à
l'accent une tension plus forte, la voyelle tient de ce même accent un renforcement
qui augmente sa force débilitante.

Il arrive que l'on rencontre dans un parler ou dans des parlers voisins l'un de
l'autre des états différents d'une forme à assimilation. Ainsi à Bagnères-de-Luchon,
où « éclipse » se dit klütsis de eclipsis, « deux fois » düs kóts, « en quantité » a
patats
, etc., on entend couramment ektsès « excès », egdzemple « exemple » (et
aussi etsès, edzemple). Il s'agit dans ce parler de groupes étrangers à la langue, les
anciens ps, ks ayant disparu par une évolution antérieure. Ces groupes sont donc
difficiles à prononcer ou même imprononçables. On commence par les dissocier
en les séparant par la coupe des syllabes (car en français, dans un mot comme
fixer, le k et l's sont tous deux dans la seconde syllabe). On a donc *fik-sa, phase
fugitive, avec un k faible sans métastase appréciable, suivi immédiatement de la
coupe des syllabes et de la catastase de s. Par inertie assimilatrice le canal buccal
ne se rouvre pas immédiatement après le k et la catastase de l's devient une catastase
d'occlusive de même point d'articulation que l's, d'où fik-tsa. Les formes
ainsi constituées sont fréquentes encore aujourd'hui à Luchon ; ainsi un mot
comme amik, qui fait régulièrement au pluriel amits à Montauban (Tarn-et-Garonne),
par exemple, est plutôt amikts à Luchon ; kòp « coup » fait au pluriel
kòpts (düs kòpts « deux coups »), patak « coup violent » fait patakts (düs patakts
« deux grands coups »). Mais dans les locutions adverbiales très usitées, où la
forme du singulier ne peut pas reparaître à côté de celle du pluriel et où le sens du
simple est plus ou moins oblitéré, il n'y a plus trace du p, k, et l'on dit nettement
düs kòts « deux fois », a patats « en grande quantité, à foison ». Dans toutes ces
formes où l'on perçoit un k, p, il est à peine marqué ; son implosion est faible, sa
tenue décroissante est peu tendue et très brève. La catastase du t se fait pendant
l'occlusion du k, p, c'est-à-dire que la langue change sa position le canal buccal
restant fermé et que l'occlusion du k, p ne se défait que lorsque celle du t est
faite ; le t se munit d'une tenue croissante, mais très brève, celle d'une occlusion
de mi-occlusive, et son explosion est suivie de l'élément spirant de la continue,
qui garde les caractères de l's d'où il est sorti, mais est plus bref ; il est diminué des
194éléments qui ont fourni le t. Quand l'évolution va plus loin, le p, k faiblement
indiqué et incomplet prend par assimilation le point d'articulation du t, d'où une
géminée à premier élément faible, et-tsès, ce qui supprime la catastase du second
t ; puis, comme le luchonnais n'est pas une langue à géminées, la tenue décroissante
du premier t, faible et brève, se résorbe dans la tenue croissante du deuxième
t, et sa catastase franchissant en même temps le seuil syllabique devient celle du t
unique, d'où e-tsès.

En pâli l'évolution a été la même dans les grandes lignes, mais différente pour
quelques détails, parce que les groupes ts, ks, ps que le pâli ne pouvait plus prononcer
lui sont parvenus déjà dissociés par la coupe syllabique, parce que le
pâli est une langue à géminées, qui a gardé la première occlusive et ne l'a jamais
eue faible, parce que l's ne s'y est pas scindé en un élément occlusif et un élément
spirant conservant les caractéristiques de s, mais en un élément occlusif et
un élément spirant amorphe.

Dans une zone linguistique où le souffle amorphe s'amuit, on a ikko « ours » =
skr. rkṣo, ou bien on a cullo « petit », c'est-à-dire (c)cullo, en face de skr. kṣudro et
kṣullo. Dans une zone où aucun des éléments ne disparaît, on a les mêmes produits
suivis d'un souffle sourd, h, représentant l'élément spirant amorphe : akkhi « œil »
= skr. akṣi, tharu « poignée d'épée » = skr. tsaruḥ, et d'autre part acchi « œil »
= skr. akṣi, vacchako « veau » = skr. vatsako, accharā « nymphe céleste » = skr.
apsarā(ḥ), chuddho « petit » = skr. kṣudro.

Cela fait quatre produits, occupant, naturellement, chacun son aire dialectale,
dont la plus étendue est celle du dernier (-cch-). Dans le deuxième cas (cullo) les
deux phonèmes ont été chacun tour à tour dominant et dominé. L'occlusive, plus
fermée et plus tendue, s'est assimilé comme mode d'articulation la catastase de
l's, la transformant en catastase d'occlusive, non de spirante. Il en est résulté une
occlusive articulée au point d'articulation de cet s, c'est-à-dire en avant du sommet
de la voûte palatine. L'occlusive articulée dans cette région est devenue
spontanément dans les langues de l'Inde la mi-occlusive c ; l's n'est pour rien dans
l'élément spirant de cette mi-occlusive. On a donc k-c, avec un k sans métastase ;
le c, appuyé par le k, attire ce dernier à son propre point d'articulation, d'où la
géminée cc. Dans le quatrième cas (acchi) l'évolution a été la même, mais en
outre l'élément spirant de l's a subsisté, sous forme d'un souffle sourd (h), qui
s'est placé après, seule position qu'il pût occuper en pâli.

L'évolution du premier cas (ikko) et du troisième (akkhi) a été plus complexe.
Il s'est d'abord produit une interversion de l'occlusive et de l's, d'où *iskas, *aski.
Cette interversion, d'un type tout à fait courant, est déterminée par le besoin
inconscient d'améliorer la constitution syllabique du mot, en plaçant le phonème
de plus grande aperture en fin de syllabe et celui de moindre aperture en début
de syllabe. L'existence de ces formes à interversion est confirmée : par le fait
qu'elles sont conservées telles quelles dans certains prâkrits géographiquement
voisins, par le fait que l'occlusive a gardé son point d'articulation (akkhi, tharu),
qu'elle aurait immanquablement changé au cours de l'évolution si elle était restée
devant l's, par le fait que ces produits sont les produits réguliers en pâli quand
l'ordre s + occlusive était ancien : on a vu plus haut, p. 188, nikkho, atthi,
pupphaṃ.

Une fois l'interversion faite l's s'est dissocié en deux éléments, dont l'un s'est
assimilé à l'occlusive comme mode et point d'articulation, tandis que l'autre suivait
195sous forme de souffle sourd, d'où *akhki ; enfin, comme occlusive aspirée
devant occlusive n'est pas plus possible en pâli qu'en sanskrit (p. 187), l'aspiration
s'est transportée instantanément après la deuxième occlusive.

Ces explications sont encore confirmées dans une certaine mesure par le traitement
de i.-e. *sc aboutissant à skr. cch. Le *c est palatal (produit isolé en sanskrit :
ç), l's l'empêche, par différenciation préventive, de devenir une spirante et l'arrête
à la phase mi-occlusive, et en même temps de son côté il se dissocie en deux éléments
dont l'un s'assimile à la mi-occlusive et l'autre devient une aspiration qui
passe après : gácchati « il vient », cf. gr. báske ; chāyà « ombre », cf. gr. skia.

En ionien-attique ty, thy = i.-e. *thy, thy = i.-e. *dhy (par assimilation de
l'occlusive sonore avec l'aspiration, devenue sourde parce que le grec a perdu la
faculté d'articuler des aspirations sonores) se sont confondus avec ts. En grec commun
les deux consonnes du groupe -ts- étaient séparées par la coupe des syllabes,
c'est-à-dire que l'on avait att-ssa, avec une métastase de t et une catastase de s.
Celui des deux phonèmes qui était le plus fort a étendu au delà de la frontière
syllabique son mode d'articulation : quand la consonne finale de syllabe était articulée
avec force on a eu at-tsa, cas de prâkr. tassiṃ (p. 192) ; quand elle était articulée
faiblement on a eu ats-sa, cas de prâkr. tammiṇ (p. 192). Dans le premier
cas la catastase de l's est devenue une catastase d'occlusive, c'est-à-dire de t, ce
qui a supprimé la métastase du t ; dans le second la métastase du t est devenue
une métastase de spirante, c'est-à-dire d's, ce qui a supprimé la catastase de l's.
Dans les deux cas il était apparu ainsi une sorte de mi-occlusive ; mais le grec ne
connaissait pas plus que l'indo-européen les mi-occlusives : ne pouvant pas être
tolérées, ces mi-occlusives en formation se sont réduites par dominance de celui
de leurs deux éléments qui trouvait un renfort à côté de lui : *t-ts est devenu t-t,
et *ts-s est devenu s-s. Tous les dialectes grecs ont connu les géminées, mais les
uns les articulaient avec énergie, les autres avec mollesse. Parmi ces derniers l'ionien
et l'attique se signalent en première ligne par le fait qu'ils ont réduit certaines
géminées et ont pratiqué le phénomène que l'on désigne sous le nom de
correptio attica. Ils sont donc de ceux qui ont eu s-s et l'ont réduit dans certaines
conditions à s simple. Le crétois a peut-être eu un autre traitement, dont le résultat
est noté par z (ζ) ou par thth (θθ), qui semblent désigner une mi-occlusive ou
une spirante géminée ; mais la valeur de ces notations n'est pas certaine.

Le groupe ty a donné exactement les mêmes produits. Il y est arrivé par des
voies analogues, mais par une marche un peu plus compliquée. Comme pour ts, la
coupe des syllabes était entre les deux phonèmes, att-yya ; de là, dans les mêmes
conditions que pour ts, deux produits : at-tya et ats-sya. Le premier, qui n'est pas
viable en grec, passe à atta par l'intermédiaire de att'a, qui ne l'est pas davantage.
Le second n'est parallèle au second de ts, à savoir ts-s, que mutatis mutandis. Le y a
rendu spirante la métastase du t, et elle est devenue un s parce que le grec n'a pas
de Þ ; mais tandis que pour passer de cette métastase d's à un s il ne faut pas de
catastase, il en faut une pour passer à un y. Cet élément de phonème, qui n'est
pas un élément préétabli, mais un élément en formation, sera sourd comme celui
qui le précède et d'où l'on peut dire qu'il sort puisque c'est lui qui l'oblige à apparaître ;
or le grec n'a pas de spirante sourde articulée dans la région du y (sʼ ou š) ;
ce sera donc encore un s. La réduction de ats-sya à assa n'appelle pas de nouvelles
explications.

On a donc, comme représentants de ty aussi bien que comme représentants de
196ts, ion. ss et s, att. s, lesb., thess. ss, béot. tt, crét. tt, z, thth, et dans les autres
dialectes ss ou s.

Exemples remontant à ts ancien :

hom. dássaslhai, att. dásasthai, crét. dáttaththai, dázathai, aor. en s de datéomai
« je partage » ; — lesb. edíkassa, att. edíkasa, aor. en s de dikázō « je juge » ; —
Pind. théssasthai « supplier », aor.en s de rac. *gwhedh-, cf. póthos « désir violent ».

Exemples remontant à ty, etc. :

hom. tóssos, tósos « si grand », póssos « combien grand » de *totyo-, *potyo-, lesb.
tóssos, póssos, att. tósos, pósos, béot. hopóttos, crét. opóttos ; — hom. nemessáomai,
nemesáomai « je blâme » de *nemetyaomai, cf. némesis = *nemetis ; hom. méssos,
mésos, lesb. méssos, att. mésos (béot., crét. méttos) « qui est au milieu » de*methyos
= skr. mádhyaḥ.

Après consonne ou voyelle longue ou à l'initiale le produit est dans tous les
dialectes s ; les conditions n'étaient plus les mêmes puisqu'ici les deux phonèmes
se trouvaient pressés dans la même syllabe, formant une mi-occlusive passagère,
dont les deux éléments étaient naturellement joints par une métastase et catastase
s (cf. la prononciation de la finale -ation en allemand, et aussi le produit français :
chanson de cantione).

Exemples avec ts ancien :

nuksí loc. de núktes « nuits » ; — crét. bállonsi, att. bállousi, loc. plur. de bállōn,
-ontos « jetant » ; — peísō fut. de peíthō « je persuade ».

Exemples avec ty, etc. :

cret. pánsa « toute » de *pantya, hom., att., béot. pāsa, lesb. paĩsa, — aĩsa
« sort » de *aitya ; — sẽma « signe », dor. sãma, cf. skr. dhyāman-.

Les groupes cy, qy, qwy, chy, qhy, qwky ont donné les mêmes produits que ts
et ty, à savoir ss et tt, mais sans se confondre avec eux, car la répartition dialectale
des deux traitements n'est pas la même et le -ss- ne se réduit nulle part à un s
simple. Il n'y a pas lieu d'en être surpris, car il y a eu une première phase dans
laquelle le k est devenu t devant le y, comme en français dialectal tyi « qui »,
cintième « cinquième » ; pendant que cette première transformation s'accomplissait
le ty et le ts évoluaient de leur côté et l'évolution du groupe ky s'est trouvée en
retard sur la leur ; c'est donc une évolution qui s'est renouvelée, mais pas tout à
fait de la même manière parce que les conditions n'étaient plus exactement les
mêmes. Il y a du reste deux marches à considérer : dans certains dialectes k-y est
devenu d'abord k-ty, la catastase du y devenant une catastase d'occlusive qui prend
le point d'articulation le plus voisin possible de celui de y, puis ce k-ty est devenu
t-ty ; dans d'autres dialectes le rapprochement du point d'articulation de l'occlusive,
c'est-à-dire son changement en t, s'est fait d'un coup, k-y devenant directement
t-y. Puis les ty de ces nouveaux groupes (t-ty et t-y) sont devenus *tʹ, d'où
le tt de certains dialectes, et *tsy, d'où ss dans ceux où l'articulation était plus
forte et plus nette. Résultats : tt en attique, béotien, partie du thessalien, crétois,
ss en ionien et dans les autres dialectes. Exemples :

ion. pássalos « piquet » de *pac-, cf. gr. pḗgnūmi, lat. pax, pango ; — att. plettō,
ion. plḗssō « je frappe » de *plaq- ; — att. péttō, ion. péssō « je cuis » de *peqw- ; —
att. bḗttō « je tousse », ion. bḗssō, cf. bḗx, bēkhós « la toux ».

A l'initiale aussi le traitement de ky diffère de celui de ty et ts. Au lieu d'un
produit unique dans tous les dialectes ky a donné s ou t selon qu'entre voyelle il
est devenu ss ou tt. La raison de cette divergence est la même qu'à l'intérieur : il a
197fallu d'abord que le k devînt t avant toute autre évolution :ion. sḗmeron, dor.
sâmeron, att. tḗmeron « aujourd'hui » du thème ki- « ici ».

Le groupe tw donne aussi en grec des traitements analogues à ceux de ty et de
ky, à savoir ss, tt, mais sans coïncider exactement au point de vue dialectal avec
l'un ni avec l'autre. Comme ky il a donné tt en béotien et en attique, et ss dans les
autres dialectes, mais à l'initiale il n'a donné que s, comme ty. La marche a été
analogue à celle de ty : at-twa > atta, ats-swa > assa :

att. téttares « quatre », béot. péttares, hom. téssares, ion. tésseres, arcad. tesserákonta,
cf. skr. catvaraḥ ; — « toi », cf. skr. tvâm.

Les occlusives sonores + y ou w n'ont pas toutes un traitement parallèle à celui
de occlusive sourde + y ou w, ce qui tient précisément à ce qu'elles sont
sonores : *dy, *gy sont devenus *dz, ce qui est parallèle à *ty, *ky devenant *ts ; et
d'autre part on trouve dd en béotien, laconien, mégarien, éléen, crétois (Gortyne),
qui est réparti par rapport à *dz assez ordinairement comme tt en face de
ss ou s. Mais la coïncidence est loin d'être rigoureuse, et le problème présente des
difficultés dont certaines sont insolubles, parce que notre documentation est
insuffisante et que la valeur exacte des lettres employées nous est souvent inconnue.
Ainsi ce *dz (on sait que le grec commun n'avait hérité aucun dz, et que *ds
y est devenu *ts), qui est généralement noté par ζ, a certainement subi de très
bonne heure une interversion en *zd (tandis que *ts ne s'est pas interverti) ; ce qui
le montre c'est la voyelle brève de formes comme plâzō (aor. plánksai) de *plănzdō :
l'n n'aurait pas pu disparaître devant un d, tandis qu'il s'éliminait sans allongement
devant sifflante + consonne, comme dans Athḗnăze de *Athânans-de. On a
d'ailleurs la graphie sd en lesbien et en grec d'Asie. Mais rien ne prouve que dans
certains dialectes ce ζ ne représente pas entre voyelles un zz ou un z qui seraient
parallèles à ss et s. D'un autre côté il est fort douteux que dd vaille partout une
double occlusive ; il est vraisemblable que dans certains dialectes il est destiné à
traduire une spirante ; en outre le crétois fournit encore d'autres graphies que ce
dd, et leur valeur est tout à fait incertaine. Enfin il faut prendre garde que dans
certains cas l'évolution ne saurait être reconstituée : ainsi dans érdō « je fais » de
*ergyō le d après r peut représenter tout aussi bien une réduction de *dz qu'une
réduction de *dʹ. Voici quelques autres exemples avec le groupe entre voyelles ou
à l'initiale : pezós « piéton » de *pedyos ; zeĩ « il vit » de *gwyē-, gortyn. dṓō « je
vis » ; nízō « je lave », cf. níptron ; lesb. phrontísdō ; béot. dokimáddō ; ion.-att.
Zeús, lesb. Sdeús, béot., lacon. Deús, cf. skr. dyāúḥ.

Quant au groupe dw son traitement ne rappelle en rien celui de tw. Ainsi
en attique il y a eu correptio, c'est-à-dire que le groupe dw a passé tout entier dans
la deuxième syllabe, puis la mi-occlusive ainsi formée s'est réduite à un simple d ;
odós « seuil » de *odwós ; dédimen « nous craignons » de *dedw-.

Le groupe *py est devenu en grec pt par p-ty > p-t' ; la première phase est la seule
qu'il importe de déterminer avec sûreté, car c'est elle qui engage l'évolution dont
les autres phases ne sont que la suite normale ; elle est due à une marche analogue
à celle que l'on a constatée dans luchon. kopts, etc. (p. 194) ou dans prâkr.
truk-pma- de rukma-, etc. (p. 189) :

khaléptō « je comprime » = khalepyō, de khalepós.

Le groupe cw est devenu pp par des voies analogues : híppos « cheval », cf. skr.
áçvaḥ. De même que le t est en grec l'occlusive ia plus voisine du point d'articulation
du y et par suite celle qui convient le mieux devant lui, de même l'occlusive
198labiale p est celle qui s'accommode le mieux avec l'articulation vélo-labiale du w.
On a donc eu *k-pw > *k-p. Le groupe pt en est resté à cette phase parce que les
deux articulations étaient trop différentes pour se gêner ; au contraire, celles du
groupe *k-p se ressemblaient trop pour ne pas se confondre : le p demande un
abaissement de la partie antérieure de la langue qui détermine forcément un relèvement
de l'arrière ; pour le k l'arrière est plus relevé et l'avant plus abaissé, mais
ce n'est qu'un mouvement analogue à un degré différent.

En arménien *tw et *dw indo-européens ont eu une évolution curieuse : ils sont
devenus respectivement kh- et -rk-. La mutation consonantique en a fait d'abord
*thw- et *tw-. Puis ces groupes sont devenus *khw et *kw- par anticipation du
point d'articulation vélaire du w. C'est de la même manière qu'en allemand tw- est
devenu kw-, par exemple dans quark « fromage mou » de mha. twarc, quengeln
« geindre » en face de mha. twengen, quer « en travers » de mha. twër, quetsche
« pruneau » en face de zwetsche. Alors le w de *khw s'est réduit à un souffle
amorphe qui s'est fondu avec l'h, d'où kh : arm. khez — « toi » accusatif, cf. skr.
tvâm, gr. (de *twé). Quant à *kw-, qui ne comprenait pas d'h, il a conservé le w
mais en lui faisant perdre par différenciation son point d'articulation postpalatal ;
à la place de ce w il est resté une sonante articulée sur la partie médiane du palais,
sans posséder aucun des caractères spécifiques du y, de l'l, de l'm ou de l'n, et par
conséquent ressemblant particulièrement à l'r, avec lequel elle s'est confondue. On
a donc eu *kr-, qui a subi l'interversion habituelle en arménien en -rk- (avec prothèse
vocalique à l'initiale). Si le w n'est pas devenu r dans le traitement de i.-e.
*tw, c'est que l'aspiration l'a assourdi : arm. erku « deux », cf. skr. dvâ, hom. dúō,
dṓdeka, v. sl. dŭva ; arm. erknçim « je crains », cf. gr. dwé(y)os « crainte »,
dédwo(y)a, dédwimen.

I.-e. *cw est devenu arm. š par l'intermédiaire de *cy ; le c prépalatal a attiré à
son point d'articulation la sonante w, qui par suite est devenue la sonante prépalatale
y (cf., pour l'alternance y/w déterminée par le point d'articulation d'un phonème
contigu, celle qui se produit en arménien même et dans certains parlers
bantous selon le timbre de la voyelle qui suit, p. 213) : arm. šun « chien », cf.
skr. çvâ, gr. kúōn ; šunç « souffle », cf. skr. çvasiti « il souffle » ; ēš « âne », cf.
skr. áçvaḥ, lat. equos. Le groupe *ghw n'a pas suivi la même voie ; il est devenu j
comme *gh, ayant perdu son w de très bonne heure.

On a vu (p. 198) que *cw indo-européen est devenu pp en grec par assimilation
réciproque : híppos. Il s'agissait de cw séparé par la coupe des syllabes. Quant à la
mi-occlusive vélolabiale i.-e. qw- elle est aussi devenue gr.p, ailleurs que devant e,
mais p simple : l'occlusion a pris par anticipation le point d'articulation labial du
w, et l'élément spirant de ce dernier s'est amui : hēpar « foie », cf. lat. iecur, skr.
yákrt, lit. jeknos (plur.) ; peptós « cuit », lat. coctus, skr. paktáḥ ; leípō « je laisse »,
lat. linquō, got. leihva « je prête », lit. lëkú « je laisse ».

Le traitement de *gw et de *gwh- a été en grec rigoureusement parallèle à celui
de qw- : baínō « je marche », cf. lat. ueniō, got. qima « je viens », skr. gácchati « il
va » ; nípha « neige » (acc.), cf. lat. niuem, ninguit, got. snaiws « neige », lit.
snëgas « neige ».199

B. — Consonne et voyelle

Consonnes entre voyelles.

Lorsqu'une consonne est placée entre deux voyelles elle est naturellement en
état d'infériorité. Les voyelles commandent, puisqu'elles sont deux contre une, soit
pour rendre la consonne plus semblable à elles-mêmes, soit pour la rendre plus
différente d'elles-mêmes. Le premier cas seul est du ressort de l'assimilation. Si la
consonne est sourde, les voyelles qui l'entourent tendent à lui donner la sonorité :
d'une voyelle à l'autre les cordes vocales tendent à ne pas cesser de vibrer, phénomène
de moindre action. Si la consonne est déjà sonore, les voyelles, qui ont
toujours plus d'aperture que n'importe quelle consonne, tendent à augmenter
l'aperture de la consonne ; c'est encore de la moindre action. Les modalités de ces
deux actions principales varient à l'infini dans les langues, selon le degré d'aperture
des deux voyelles, leur tension ou la nature propre de chaque consonne.

On a vu plus haut (p. 163) que dans nombre de parlers bantous une occlusive
devient spirante quand elle se trouve placée entre voyelles ouvertes, mais qu'elle
reste d'ordinaire intacte entre voyelles fermées. Ces faits bantous sont particulièrement
instructifs. Lorsqu'une occlusive est devenue spirante c'est que l'occlusion
buccale a cessé d'être complète ; or, plus les voyelles sont ouvertes plus la position
qu'elles demandent aux organes est éloignée d'une occlusion et la rend difficile ;
au contraire après les voyelles les plus fermées, i et u, une occlusion n'est pas
malaisée. En bantou l'i et l'u (anciens) sont très fermés et particulièrement tendus.

En germanique les anciennes spirantes sourdes f, Þ, x, xw, s, sont devenues
sonores entre voyelles, sauf lorsqu'elles suivaient immédiatement la voyelle
tonique : got. fadar « père », v. angl. faeder, v. sax. fader (ces d sont des đ), cf.
skr. pitâ, gr. patḗr, mais got. broÞar « frère », cf. skr. bhràtā « frère », gr. phràtēr
« membre d'une confrérie » ; — got. swaihra « beau-père », vha. swehur, all.
schwäher encore vivant dans la Hesse, le Haut-Palatinat, la Franconie, cf. skr.
çváçuraḥ « père du mari », mais v. angl. sweger « belle-mère », vha. swigar, all.
schwieger-, cf. skr. çvaçrûḥ « mère du mari » ; — v. isl. ulfr « loup », cf. skr.
vrkaḥ, mais v. isl. ylgr « louve », cf. skr, vrkîḥ ; — v. angl. nasu « nez », vha.
nasa, all. nase, cf. véd. nâsā « narines », mais v. angl. snoru « bru », vha. snura,
all. schnur encore usité dans la Hesse, la Thuringe, la Haute-Saxe, cf. skr. snuṣâ
« bru », gr. nuós.

Ces faits germaniques ont été reconnus en 1877 par le Danois Verner et illustrent
la loi qui porte son nom. Ils s'expliquent par le fait que l'effort musculaire qui a
augmenté la hauteur, tout comme celui qui a augmenté l'intensité (p. 116), ne
cesse pas instantanément ; les muscles ne reviennent que progressivement, quoique
vite, à une tension moyenne. La consonne qui suit la voyelle tonique ou accentuée
a donc de ce chef une force particulière qui lui permet de résister à l'action
ouvrante ou sonorisante de la voyelle.

La lénition des langues celtiques consiste en ce qu'une consonne intervocalique
augmente d'aperture, c'est-à-dire qu'une occlusive devient spirante, et qu'une spirante
tend à perdre son articulation spécifique et à devenir un simple souffle indéterminé.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner par le menu ce phénomène dont le
détail est fort complexe. Il n'est pas spécial à ces langues, mais il y est particulièrement
200intéressant parce qu'il s'y accomplit aussi régulièrement à l'initiale, après
un mot étroitement uni au suivant, qu'à l'intérieur d'un mot. Mais le point le plus
important ici c'est que, en irlandais par exemple, postérieurement à ce phénomène,
les spirantes sourdes intervocaliques sont devenues sonores d'une manière générale
lorsqu'elles se trouvaient entre deux voyelles inaccentuées, mais elles sont restées
sourdes immédiatement après la voyelle accentuée, à cause de la force particulière
qu'elles tenaient de l'accent. Ainsi bráthir « frère », cf. lat. frāter, sechitir « ils
suivent », cf. lat. sequontur, sont restés à cette phase ; mais en face de tricha, trichat
« trente » on a sechtmogo, sechtmogat « soixante », du-écigi « il regardera » de
*-cichi-. Pour le -th-, qui offre plus de résistance à cause de son articulation moins
vague et flottante que celle du -ch-, il ne se sonorise d'une manière à peu près
régulière que s'il est séparé de la voyelle accentuée par deux voyelles inaccentuées ;
soit le suffixe -ithir des équatifs : dénithir « aussi rapide », deninithir « aussi
sûr », — mais suthainidir « aussi durable », erlamaidir « aussi prêt ».

En espagnol occlusive sourde intervocalique est devenue sonore : lobo « loup »
de lupu, cubierto « couvert » de coperlu, vida « vie » de uita, poder « pouvoir » de
potere, amigo « ami » de amicu, seguro « sûr » de securu, puis ces occlusives sonores
sont devenues spirantes, ƀ, đ, g, par augmentation d'aperture.

La sonorisation ne s'est pas accomplie après la diphtongue au : poco « peu » de
paucu, oca « oie » de auca, ce qui indique que l'u y avait au moment de l'action
de la loi une prononciation consonantique analogue à celle qui est attestée pour
des mots plus récents (venus par l'église) tels que Pablo « Paul » de Paulu, palabra
« parole » de paraula.

Les spirantes sourdes s, f et (de c antérieur latin, devenu ts, puis par assimilation-fusion
Þ) sont aussi devenues sonores entre voyelles : *caza « maison » de
casa, provech « profit » de profectu, *veđino « voisin » de uīcīnu. Le v est resté, prononcé
ƀ (et écrit v ou b : Esteban), parce qu'il était bien adapté au système phonique
de la langue. Mais les deux sifflantes, dentale et interdentale, sont redevenues
sourdes au XVIe siècle en vertu d'un autre phénomène (différenciation), parce
qu'ils risquaient de devenir par augmentation d'aperture h, puis zéro.

Les occlusives sonores intervocaliques sont devenues spirantes en espagnol, par
augmentation d'aperture. Mais ce phénomène s'est accompli au moment où les
anciennes occlusives sourdes, devenues plus tard spirantes à leur tour, n'étaient
pas encore sonores, sans quoi les deux catégories se seraient confondues, ce qui
n'est pas. Après l'accent, les d, b ou v, g anciens sont aujourd'hui confondus, il est
vrai, avec les produits de t, p, c : nido « nid » de nidu, haba « fève » de faba, uva
« raisin » de uua, llaga « coup » de plaga ; mais avant l'accent ces consonnes ont
disparu : fiel « fidèle » de fidele, viorno « viorne » de uiburnu, paor « peur » de
pavore, real « royal » de regale. Cela montre une fois de plus que la consonne qui
suit l'accent acquiert dans cette position une part de renforcement qu'elle n'a pas
avant l'accent.

Les nasales et liquides restent en apparence intactes entre voyelles, parce qu'elles
sont par nature à la fois sonores et spirantes : amar « aimer » de amare, luna
« lune » de luna, pera « poire » de pira, cielo « ciel » de caelu. En réalité elles sont
affaiblies. On sait que l'r intervocalique en particulier est réduit en espagnol à un
minimum. Aussi en castillan vulgaire il a disparu complètement :quió de quiero,
fuás de fueras, miusté de mire usted ; l'n également : tiés de tienes, vie de viene ; de
même le đ intervocalique, etc. : comía de comida, pué de puede.201

L'évolution a toujours été la même : par augmentation d'aperture ces phonèmes
sont devenus h, puis zéro. Même pour l'n il a pu y avoir un h sortant par le nez,
avant la phase zéro. C'est en effet ce que nous montre le basque, qui a aussi perdu
l'n intervocalique (cf. p. 164).

En arménien les occlusives intervocaliques tendent à devenir sonores et spirantes,
mais elles ne le deviennent pas toutes. Ainsi le b (= i.-e. *bh, par mutation
consonantique) et le ph (= i.-e. *p) sont devenus la spirante sonore w :
amaw « par l'année », avec la désinence qui est en sanskrit -bhiḥ, en grec -phi,
ew « et, aussi », cf. skr. ápi, gr. epi. Mais le ph provenant de *ph indo-européen
échappe à l'assimilation parce qu'il est resté intact depuis l'indo-européen
et par conséquent fort et stable : laphem « je lèche », cf. gr. laphússō, vha. laffan
« lécher ». Le p provenant de *b indo-européen y échappe aussi, parce qu'une
occlusive sourde est plus forte qu'une occlusive sonore : stēp « fréquent », stipem
« je presse, je force », cf. gr. steibō « je foule, je marche », stibarós « serré,
pressé ».

Le th arménien (= *t indo-européen) entre voyelles est devenu une spirante
sonore, comme le ph (= i.-e. *p), c'est-à-dire *d ; mais l'arménien n'avait pas
de đ, et il lui aurait fallu plus d'effort pour en introduire un dans son système
qu'il n'en a eu besoin pour recourir à la spirante sonore la plus voisine qu'il
possédait, y : hayr « père », cf. gr. patḗr ; bayi, gén. de bay « parole », cf. gr.
phátis. Mais après un y ou un w second élément de diphtongue, ce th n'est pas
devenu une spirante ; le y et le w l'en ont empêché, ce qui prouve qu'ils avaient
eux-mêmes une valeur spirante et non vocalique, comme on l'a vu plus haut
(p. 201) en espagnol dans les cas dont poco de paucu est un exemple. Il y a là un
double phénomène : étant spirants le y et le w n'avaient pas une aperture suffisante
pour augmenter celle de la consonne suivante, et d'autre part ils l'empêchaient
de devenir spirante par différenciation préventive : erewoyth « apparition »,
avec le suffixe -ti ; ewthn « sept », cf. skr. saptá, gr. heptá. Quand, par suite d'une
modification ultérieure, ces diphtongues se sont monophtonguées, le th est resté
parce que sa période d'évolution était passée : erewuthi, gén. de erewoyth, uth
« huit » de *owth, cf. éléen optṓ.

Lorsqu'au lieu d'une consonne simple il y a entre voyelles une mi-occlusive
ou deux consonnes combinées dans la même syllabe, on doit s'attendre à rencontrer
un traitement parallèle à celui que subit une consonne simple. C'est
ainsi qu'en italien, en face de amico, siguro, avec c conservé après l'accent et
sonorisé devant (p. 163), on a pour -cl- : veccbio et vegliardo.

La similitude peut se maintenir même dans le détail. On a vu (p. 163) l'influence
de la voyelle a sur la sonorisation d'une occlusive intervocalique après
l'accent ; les mêmes occlusives combinées avee r subissent la même action après
un a accentué : agro de acru, magro de macru ; — padre de patre, ladro de latro,
en face de pietra de petra, vetro de uitru ; — mais capra de capra comme sopra
de supra.

Mais le parallélisme est souvent troublé ou au moins obscurci dans le résultat,
parce que les conditions ne sont pas exactement les mêmes : au lieu d'un élément
il y en a deux, et ils tendent à réagir l'un sur l'autre soit par assimilation soit
par différenciation. Quand il y a assimilation, le cas qui nous occupe ici, les deux
éléments aboutissent au redoublement de l'un d'eux, c'est-à-dire à une géminée.
Si la langue n'a pas de géminées dans son système, elle réduit la géminée à
202une simple, soit instantanément soit après une période plus ou moins longue
d'hésitation. Dans les exemples du type vecchio, vegliardo l'italien a gardé la
géminée après l'accent, mais l'a réduite avant, selon sa tendance générale.

En germanique la deuxième mutation consonantique a changé les occlusives
p, t, k en mi-occlusives, pf, ts, kh, qui subsistent à l'initiale : v. sax. plegan
« soigner, avoir coutume », oberd. pflegan ; got. tiuhan « tirer », vha. ziohan
(z = ts) ; got. kaúrn « grain », oberd. khorn, chorn. Mais entre voyelles ces
mi-occlusives ont perdu leur occlusion par augmentation d'aperture, c'est-à-dire
par assimilation avec la voyelle précédente ; puis le premier élément de la mi-occlusive
s'est assimilé au deuxième, ce qui a produit une spirante géminée, puis
la géminée s'est réduite à une spirante simple ; c'est l'état de l'allemand actuel,
qui ne connaît pas de géminées : v. sax. opan « ouvrir », vha. offan, all. offen
(géminée purement orthographique) ; got. witan « savoir », vha. wizzan, all.
wissen ; got. wakan « veiller », vha. wahhēn, all. wachen.

Quand les deux consonnes sont séparées par la coupe des syllabes les conditions
sont tout autres. La deuxième consonne, étant appuyée par la première et
protégée par elle contre l'action de la voyelle précédente, est en position très
forte et par conséquent résiste en général à toutes les atteintes. La première est
en position faible ; par rapport aux voyelles sa position est moins faible que celle
d'une intervocalique, puisqu'elle est protégée contre la voyelle suivante ; seulement
il ne faut pas oublier que c'est, dans le cas d'une intervocalique, la première
voyelle qui agit le plus fortement sur la consonne, son action consistant dans
le maintien d'un état articulatoire : aperture ou sonorité. A ce point de vue
la consonne finale de syllabe est en position aussi faible que l'intervocalique.
D'autre part elle est plus faible que l'intervocalique comme mode d'articulation,
car elle est à tension décroissante, tandis que l'intervocalique est à tension
croissante, sauf dans les langues, comme l'islandais, qui rattachent syllabiquement
à la voyelle précédente les consonnes intervocaliques.

En italien une occlusive s'est assimilée complètement à une occlusive suivante
pour aboutir à une géminée : sette de septe, fatto de factu ; en latin une occlusive
orale s'est assimilée complètement à une nasale suivante, qui est aussi une occlusive,
pour aboutir à une autre nasale : somnus de *sopnos, annus de *atnos, mamma
de *madma (p. 190). Peut-on dire dans ces cas qu'il y a eu d'abord assimilation
avec la voyelle précédente, alors qu'une pareille assimilation ne consiste d'ordinaire
qu'en augmentation d'aperture ou éventuellement extension de sonorité ?
L'action de la voyelle n'est pas allée jusqu'à faire perdre à la première consonne
son occlusion, perte à laquelle la deuxième consonne ne l'invitait pas, mais elle
lui a ôté la fermeté de son point d'occlusion ou de son mode d'articulation, si
bien qu'elle a pu en changer.

Du reste, pour peu que la deuxième consonne l'y invite, elle perd occlusion
et mode d'articulation : ital. cassa de capsa, tassone de taxone.

En osco-ombrien k et p devant t sont devenus des spirantes sourdes par augmentation
d'aperture : kt > xt, osq. Uhtavis « Octauius », ombr. uhtur « auctor » ;
pt > ft : osq. scriftas « scriptae », puis en ombrien, par une nouvelle
augmentation d'aperture qui lui a fait perdre son point d'articulation labial, ce ft
est devenu xt : screihtor « scripti ».

En français l'action de la voyelle sur la première consonne est plus marquée
et qu'en italien et qu'en osco-ombrien. Quand il s'agit d'une labiale, dont le point
203d'articulation est éloigné de celui de la voyelle, le traitement est le même qu'en
italien : v. fr. achatte de ad-captat, chasse de capsa, puis réduction de la géminée,
suivant la tendance générale du français. Mais quand la consonne est un c, dont
le point d'articulation est voisin de celui de la voyelle, il y a à la fois augmentation
d'aperture et sonorisation, d'où g, qui est remplacé par y parce qu'il n'y a
pas de g dans le système, puis par i final de diphtongue : fait de factu, nuit de
nocte, cuisse de coxa.

En espagnol le traitement de p devant t est le même qu'en français, assimilation
au t, puis réduction de la géminée : siete de septe. Mais dans les mots d'une
couche plus récente, cléricaux ou mi-savants, le p est devenu spirante sonore,
puis u deuxième élément de diphtongue, sans s'assimiler au t : bautizar « baptiser ».
Le c devant t est devenu spirante prépalatale comme en français, mais
sans aller jusqu'à la phase vocalique. Après un i cette spirante prépalatale s'est
résorbée dans l't, et le t est resté intact : frito de frictu. Après un a, elle s'est
assimilé l'a en le rapprochant de son point d'articulation, pour en faire un e,
mais sans l'amener jusqu'à i ; elle a donc subsisté temporairement après cette
voyelle, comme après les autres voyelles. Puis son articulation, intéressant une
portion de la langue beaucoup plus importante que celle du t dental, est devenue
dominante, et secondée par la voyelle suivante a fait du t dental un t articulé
avec la pointe en bas, contre les incisives inférieures (cf. l'évolution de kl, pl, etc.,
p. 209). Le point d'articulation du t n'a pas changé, mais l'explosion se fait sur
la partie antérieure du dos de la langue et non plus sur la pointe. Le dos de la
langue étant ainsi massé vers la partie antérieure du palais, il est à peine utile que
l'évolution fasse un pas de plus pour que le t devienne un t mouillé. Ce t mouillé
continue à évoluer jusqu'en tsʼ, (ch), tout en faisant disparaître par différenciation
la spirante palatale qui le précédait, parce que sa position et son occlusion
le rendent plus fort qu'elle : hecho de factu, techo de tectu, noche de nocle.

En portugais le c du groupe ct s'est engagé d'abord dans la même voie qu'en
espagnol, puis il a divergé. Il est devenu d'abord une spirante sonore, tout en
gardant son point d'articulation normal dans le voisinage du sommet de la voûte
palatine, c'est-à-dire sans être ramené en avant par l'attirance du t. Or le système
du portugais ne comportait pas de spirante à cet endroit ; mais il en possédait du
type y et du type w, sensiblement à égale distance de chaque côté. Certains parlers
ont opté pour l'avant, d'autres pour l'arrière, la spirante choisie devenant voyelle
second élément de diphtongue, et dans la langue commune il y a eu mélange
des formes. De là : oito de octo, outubre de octobre, noite de nocte, douto de docto,
feito de factu, auto de actu, teuto et teito de tectu, etc. Au surplus, même dans la
langue commune, ce mélange n'indique pas indifférence et confusion absolues :
les mots qui ont u sont généralement mi-savants.

En provençal p final de syllabe devant consonne est devenu *b par extension
de la sonorité, puis par augmentation d'aperture. Le système phonique de la
langue n'ayant pas de spirante labiale dans cette position où elle tend à aboutir
à une voyelle deuxième élément de diphtongue, ce est un phonème désemparé,
qui doit être remplacé ; mais par quoi ? Le ƀ n'a pas de point d'articulation
intrabuccal ; il doit être remplacé par une spirante intrabuccale articulée à une
place où le système admet une voyelle deuxième élément de diphtongue. Il y a
deux places : le voile du palais, la région post-alvéolaire. La moindre circonstance
peut faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Le ƀ exigeant l'abaissement
204de la partie antérieure de la langue, la partie postérieure est forcément
plus ou moins relevée par compensation, ce qui favorise l'adoption d'une articulation
vélaire, celle du w, qui a l'avantage de garder un mouvement labial ; ce
w se vocalise en u : azaut de *adaptu, escriut de scriptu. Le t qui suit n'est pas
sans favoriser ce produit, car il s'articule avec le dos de la langue abaissé au niveau
de la région postalvéolaire et relevé à l'arrière. Mais l's, qui, dans les parlers du
midi de la France comme en catalan et en castillan, s'articule avec la pointe de
la langue levée contre les alvéoles des incisives supérieures et l'arrière-dos abaissé,
attire aisément dans la région prépalatale le phonème qui cherche un point d'articulation,
d'où y, qui devient i : caissa de capsa, eis de ipsu, mezeis de metipsu,
aisen ou aissen de absinthiu. Ce produit entraîne la perte du mouvement labial
que comportait le ƀ, ou plutôt son remplacement par un autre, étirement au lieu
d'arrondissement. Si ce mouvement labial résiste on peut avoir u même devant s,
mais naturellement pas d'une manière indifférente, c'est-à-dire pas dans le
même patois ou pas dans des mots de même date, ou pas dans des mots faits de
même ; ainsi c'est surtout en syllabe inaccentuée qu'on a u (mais pas exclusivement)
parce qu'après l'accent l's doit à l'accent un certain renforcement qui rend
son articulation dominante : eus, mezeus, eussamen de epsamen, caussana de capsana
« licou », caussela de capsela « châsse », ausen « absinthe ».

Le léonais offre un traitement qui jusqu'à présent a paru singulier et mystérieux :
le t, le d, le p, le b, le v en fin de syllabe devant consonne sont devenus l.
Ceux de ces phonèmes qui n'étaient pas sonores et spirants le sont devenus, puis,
la voyelle continuant à agir sur eux, en a fait des h sonores. Point d'articulation
vague sur la moitié antérieure du palais, du sommet de la voûte aux dents. L'h
est un phonème à glissement ; l'l est un autre phonème à glissement articulé
dans la même région. La confusion acoustique entre les deux est facile ; la différence
articulatoire est minime, l'h en question étant une sorte d'l articulé avec la
pointe de la langue vers le bas. Aussitôt que la confusion est acquise la pointe
se relève et on a un l pur. Cette position de la langue avec la pointe vers le bas
est aussi bien celle de la spirante labiale que celle de la spirante dentale quand
toutes deux ont perdu par augmentation d'aperture leur caractère spécifique. Il
est tout à fait faux de dire que le đ a été remplacé par l parce qu'ils avaient tous
deux même point d'articulation, et que le ƀ est devenu w qui a été remplacé par Ɨ,
puis cet Ɨ par l. D'abord la spirante du d n'est pas un đ puisque ce signe désigne
une interdentale ; la spirante du d reste une dentale, et quand elle devient đ c'est
par remplacement ; la spirante du ƀ n'est jamais une vélaire et ne peut devenir
w ou u que par un autre remplacement. Voici quelques exemples : suff. -algo de
-aticu, julgo de iūdicō, dolce de dodece, trelce de tredece, caldal de capitale, coldo de
cubilu, delda de debita, muelda de mouita, vilva de uidua, selmana de sep(ti)mana.

Les sifflantes ont une aperture suffisante pour terminer d'une manière convenable
une syllabe immédiatement après une voyelle. En outre l's possède un
caractère spécifique assez résistant (p. 188), et l'action de la voyelle tendant à
sonoriser l's est contrebalancée par celle de la consonne sourde suivante, qui s'y
oppose. Aussi l's devant consonne sourde subsiste dans la plupart des langues :
lat. uestis, crispus, fascinum. Mais le z est une douce et une articulation faible ;
de plus il sort le plus souvent d'un s sonorisé devant consonne sonore ; cette
première altération l'a rendu débile, et la voyelle précédente trouve en lui une
proie facile : il subit une augmentation d'aperture qui le transforme en h sonore,
205lequel s'assimile pour le point d'articulation au phonème suivant. Le latin,
n'ayant dans son système rien d'analogue à un h sonore aux points d'articulation
des dentales et des labiales, laisse tomber le souffle par une augmentation
d'aperture plus considérable, et les vibrations glottales s'ajoutent à celles de la
voyelle précédente, qui par le fait devient longue : nīdus de *nizdos, cf. vha. nest ;
pōnō de *poznō, cf. pŏsui ; prēlum de *prézlom ou *premzlom, cf. pressi et premō ;
prīmus, cf. pélign. prismu « prima ».

Au point d'articulation du g l'b sonore est un g, phonème que le latin ne
possède pas non plus : mais rien ne ressemble à un g comme un r postpalatal
(cf. dans certains parlers allemands les confusions perpétuelles entre wagen et
waren). Il se produit donc en latin une confusion auditive entre ces deux phonèmes,
puis un remplacement articulatoire du premier par le second ; ensuite l'r
ordinaire du latin, qui est alvéolaire, se substitue à cet r postpalatal. On a là un
bel exemple de ces changements qui s'amorcent dans une génération et que la
suivante parachève : mergo « je plonge », mergus « plongeon (oiseau) », cf. lit.
maxgóti « laver », skr. májjati « il plonge », madgúḥ « plongeon 193 ».

En sanskrit le point de départ est le même qu'en latin (s devant occlusive
sourde reste intact, z est atteint), mais l'évolution a été très différente, les systèmes
des deux langues ne se ressemblant pas. Par assimilation avec la voyelle
précédente le z a été affaibli par augmentation d'aperture, sans qu'il soit nécessairement
allé jusqu'à h sonore ; devant occlusive dentale cette spirante dentale
a subi de la part de l'occlusive, qui était plus forte par sa position et par son
mode d'articulation, une différenciation en spirante prépalatale, d'où y, puis i
deuxième élément de diphtongue : sedyât = *saidyāt = *sazdyāt opt. parf. de
sad- « être assis », cf. zd hazdyāt ; edhí « sois » = *azdhi, cf. zd zdī.

Devant occlusive labiale ou vélo-palatale il n'y avait pas lieu à différenciation ;
la spirante dentale s'est donc assimilée au point de vue occlusion avec l'occlusive
suivante, d'où d : madgúḥ « plongeon », cf. supra ; mādbhiḥ instr. plur. de
mās- « mois ». La même assimilation avec une dentale suivante aurait donné
naissance aux groupes dd, ddh, qui n'existaient plus en sanskrit ; il en avait fait
très anciennement zd, zdh, qui s'étaient confondus avec les mêmes groupes provenant
de sd, sdh. Ces groupes dd, ddh ne reparaissent en sanskrit que plus tard,
par reformation analogique.

En français l's et le z ont disparu entre voyelle et consonne, mais pas tous
deux à la même date. Au XIe siècle le z n'existe plus, mais l's subsiste encore près
de 100 ans. Par quelles phases intermédiaires est-on arrivé à la disparition ?
C'est difficile à établir sûrement pour le francien ; z est certainement devenu
h sonore, puis le souffle s'est amui et les vibrations glottales se sont ajoutées à la
voyelle précédente, ce qui en a fait une voyelle longue : âne de as(i)nu. Dans
certaines régions l'h sonore de position alvéolaire a été remplacé par la spirante
206palatale y, devenue ensuite i voyelle deuxième élément de diphtongue. On entend
encore maintenant aine par exemple dans la Gironde et dans les Landes.

Le traitement de s, plus tardif, a-t-il été le même ? Y a-t-il eu en francien une
phase h sonore ? C'est possible ; on sait par quelle voie un h sonore s'amuit
(p. 206), et en fait, une phase h sonore a forcément précédé la phase y que l'on
trouve par exemple dans la Creuse, dans la Haute-Vienne : tēyto de testa. Mais la
marche n'a pas nécessairement été la même en francien ; on rencontre encore
aujourd'hui la phase h sourd par exemple dans le Lot : tehto ; le francien a pu
n'avoir pas d'autre phase que h sourd avant l'amuissement ; puis disparition du
souffle et adjonction de la durée de l'h à la voyelle : tête.

Dans d'autres parlers, par exemple en engadinois, l's est devenu i devant n'importe
quelle occlusive : tešta de testa, veišpra de uespa, mušḱa de musca. C'est que
l's, perdant par augmentation d'aperture sa caractéristique propre, est devenu
quelque chose d'étranger au système, et la langue l'a remplacé immédiatement
par la spirante chuintante qui lui était famillière et dont le point d'articulation
était très voisin.

Les nasales et les liquides en fin de syllabe devant consonne, comme entre
voyelles, sont d'une manière générale plus stables que les occlusives parce qu'elles
ont déjà les deux qualités qu'une voyelle peut conférer le plus ordinairement, une
certaine aperture et la sonorité. Le phénomène le plus fréquent pour les nasales,
quand elles ne s'assimilent pas à la consonne suivante, est la perte de l'occlusion
buccale par augmentation d'aperture. Alors la consonne nasale, n'ayant plus
d'occlusion, perd son individualité, et comme le voile du palais reste abaissé la
nasalisation se répand par anticipation sur la voyelle, qui devient une voyelle
nasale. C'est le cas du français : chant de cantu, vingt de uiginti, temps de tempus,
compter de computare, défunt de defunctu, franc-comtois (Damprichard) « cinq »
de *cĩnque, û « un » de ūnu.

Le traitement le plus ordinaire de l'l entre voyelle et consonne consiste à le
transformer en un l vélaire, dont l'évolution ultérieure fait généralement un u
deuxième élément de diphtongue. La voyelle qui précède tendant à augmenter
l'aperture de l'l, et d'autre part la consonne appuyée qui suit tendant à faire
anticiper ses mouvements articulatoires, la pointe de la langue perd la fermeté
de son point d'appui ; c'est-à-dire que la langue se détend et que par suite sa
partie postérieure remonte vers la voûte palatine. Le glissement latéral est donc
reporté plus en arrière : c'est l'l vélaire. Cet état est d'une manière générale celui
du latin ; en français, l'évolution continuant, la pointe de la langue a définitivement
perdu contact et l'l vélaire est devenu u : autre de altru, faucon de falcone,
aube de alba. Cette phase u a été précédée d'une phase au moment où la
pointe de la langue était seulement sur le point de perdre contact ; cette phase
est encore conservée en roumanche : kauł, nuł, aułter.

Dans d'autres parlers romans le traitement est plus complexe et par là plus
instructif. En engadinois l'ł n'est devenu u que devant une dentale : oter de altru,
ḱod de caldu (o par au), mais ḱalḱoń de calcaneu, talpa, paltna, golp de colpu, selva
de silua. C'est un phénomène de préparation délicat. Pour le k et le p la pointe
de la langue est en bas, pour l'ł elle est en haut ; ce sont deux mouvements
très différents qui peuvent s'accomplir sans aucune difficulté l'un après l'autre.
Pour le t elle est en haut aussi bien que pour l'ł ; mais tandis que pour l'ł les
bords latéraux de la langue sont abaissés, ils sont relevés pour le t, toute la partie
207antérieure de la langue se disposant en forme de cuillère. Ces deux mouvements
sont trop semblables pour qu'il soit aisé de passer rapidement de l'un à l'autre en
laissant à chacun sa légère différence spécifique. La partie antérieure delà langue
prend par avance la forme de cuillère que demande le t, mais sans s'élever
jusqu'au palais, ce qui ferait occlusion et supprimerait l'l. Dans cette position un
glissement est impossible sur les côtés ; il se fait sur le dos de la langue massée en
arrière au niveau du voile du palais ; c'est donc un u.

En Sicile l'l dans cette position est devenu u devant dentale, de la même
manière et pour les mêmes raisons qu'en Engadine : autru, kaudu, fausu ; mais
devant labiale ou vélo-palatale il est devenu r. C'est encore un phénomène d'anticipation.
L'l étant débilité par la voyelle, la langue prend d'avance la position
exigée par les labiales et les vélo-palatales (cf. 16 le k et le p, fig. 161 et 163),
c'est-à-dire pointe en bas et dos relevé vers la voûte palatine, plus relevé pour
le k que pour le p ; mais il faut que l'l ou ce qui le remplacera puisse se produire ;
par conséquent devant le k le dos ne monte pas jusqu'au contact qui fermerait
l'issue du souffle et empêcherait l'l de sortir ; il laisse un canal sur la ligne
médiane, où se produit un glissement ; ce glissement est un r sans battements, qui
peut ensuite être remplacé, dans une nouvelle génération, par n'importe quel r.
Devant le p, au contraire, le dos de la langue monte un peu plus haut que pour le
p, afin que le glissement de l'l puisse avoir lieu ; il se produit aussi sur la ligne
médiane, les côtés de la langue étant appuyés contre les molaires inférieures, et
c'est aussi un r sans battements : sic. kurpa, korpu, parma, surfu, arkunu, bifurcu.

Ce traitement n'est d'ailleurs pas commun à toute l'île ; dans certaines localités
de l'intérieur l'l devant dentale est devenu n ; c'est-à-dire que la partie antérieure
de la langue a pris d'avance exactement la position requise pour la dentale, et l'l
n'a eu d'autre ressource pour sortir en glissement que de recourir à l'abaissement
du voile du palais : antru, santu, anlu, kanzetti (calzette), punsa.

Dans le Centre de l'Italie, à Florence, dans la Romagne, l'l devant consonne
est devenu i deuxième élément de diphtongue par l'intermédiaire de lʼ : aitri,
moiti, moititudine, aicuna, coipo, kuimé (colmare), bioik (bifolco), ail fuoco (al fuoco).
Le phénomène initial est toujours le même : affaiblissement par la voyelle de la
position spécifique de la pointe de la langue, qui prend une position plus favorable
à l'articulation de la consonne suivante ; dès lors ce n'est plus la pointe qui
s'élève vers le palais, mais la partie antérieure du dos de la langue ; c'est à peu
près la position de lʼ, à laquelle on aboutit instantanément. L'opposition entre ce
traitement et celui du Sud de l'Italie et de la Sicile tient à ce que, dans ces parlers
du Centre, l'ensemble du système articulatoire est antérieur, tandis que dans le
Sud et la Sicile il est cacuminal ou vélaire.

L'r, perdant ses battements sous l'influence de la voyelle qui augmente son
aperture, devient un phonème glissant mal défini, propre à être déplacé, remplacé,
assimilé.

En espagnol il s'assimile à un s suivant, phonème ayant à peu près même point
d'articulation (puis réduction de l's géminé à s simple) : oso de ursu, coso de cursu ;
mais il persiste devant les autres consonnes : horno de furnu, hormiga de formica,
hierba de herba, puerta de porta, perder de perdere, virgen de uirgine.

En sicilien vulgaire il s'assimile à la consonne suivante : kuttu, pikkí, fimmu.

En wallon, selon ce qu'on enseigne, il reste en syllabe innaccentuée, et tombe
en syllabe accentuée ; l'r serait donc plus faible lorsqu'il est renforcé par l'accent !
208En réalité il persiste quand la consonne suivante appartient à une autre syllabe,
et il s'amuit (après assimilation) lorsqu'elle est dans la même. C'est une question
d'allégement syllabique : la syllabe serait trop lourde et demanderait un effort
dont cet r affaibli par la voyelle ne fournit pas la matière : šerví, mais šef ; turné,
mais tun ; duermí, mais duem ; fum de forma ; pierdu, mais pied ; pursé de porcellu,
mais vetš de uirga.

En lorrain il s'amuit, par assimilation puis réduction, devant dentale (à peu
près même point d'articulation), mais subsite devant les autres consonnes : mwate,
de martellu, pedü de perdutu, kwone de corna, vwadž de uirga, mais fermi de formica,
yerb de herba.

En andalous le glissement sonore passe à spirante prépalatale y, d'où i
deuxième élément de diphtongue : poiquero, laigo, seipenton, apaitate.

En Franche-Comté il ne passe à spirante prépalatale que devant dentale, mais
reste r alvéolaire (système articulatoire en avant) devant les autres consonnes.
La différence de ces traitements tient à une cause déjà vue : il est plus facile de
produire successivement deux articulations très différentes que deux articulations
voisines. On a donc devant labiale (à Damprichard) : ārb « herbe », bèrbi
« brebis », fwòrmèdž « fromage ». Devant dentale les faits sont très complexes.
Devant l, n, l'r s'est amui (assimilation puis réduction) : cūn « corne », wòl
« ourlet » cf. v.fr. orle. Devant chuintante sans occlusion, assimilation puis
réduction : cvḗš « couvercle », saš « cercle ». Devant occlusive dentale et devant
s il est devenu spirante prépalatale qui a mouillé la dentale, puis s'est amuie
devant elle, d'où t', d', s', z' ; cette phase est encore conservée à Pontarlier ; à
Damprichard l'évolution a continué jusqu'à , , š, ž : pūtš « porte », èdži
« hardi », īš « herse », cètūž « quatorze ». Mais devant mi-occlusive dento-palatale
provenant de c, g, à savoir , , l'élément palatal chuintant de la mi-occlusive
a empêché l'r, par différenciation préventive, de devenir spirante prépalatale
et il est resté r ; fwòrtš « fourche », vwaraž « verge ». De même devant
tr, dr, où il a été ensuite dissimilé : pādr « perdre », ūdr « ordre », cf. en espagnol
buitre en face de mucho.

A Sassari (Sardaigne) r devant consonne est devenu l : ayant perdu ses battements,
ce phonème glissant indéterminé a été remplacé par le phonème glissant
caractérisé, l, et s'articule à la place des autres l du système : salpi (serpe), kolpu,
taldu, valgoña.

L entre consonne et voyelle.

Un phénomène un peu plus complexe est le changement en y de l combiné
avec une consonne précédente dans la même syllabe, tel qu'il est représenté, par
exemple, en italien :

chiave de claue, ghiandre de glande, pieno de plenu, bianco de blancu, fiore de
flore.

L'l est d'abord devenu lʼ, qui est encore conservé dans certaines régions, par
exemple dans les parlers montagnards de Fribourg ; le y est le résultat d'une
évolution ultérieure de lʼ. Dans certains parlers le groupe ne s'en est pas tenu
là et a abouti à des résultats divers : Þ, đ, š, ž, etc. Ces traitements ultérieurs, si
bizarres qu'ils puissent paraître au premier aspect, ne présentent en général
aucune difficulté ; mais le changement initial, le mouillement de l'l, n'a pas été
209expliqué. On a dit que le c et le g, étant articulés sur la partie antérieure du
palais, c'est-à-dire dans la région de la mouillure, avaient mouillé l'l ; explication
spécieuse au premier abord, mais qui ne résiste pas à l'examen, car elle oblige à
ne rien dire du p, du b, ni de l'f et elle a pour point de départ une erreur même
en ce qui concerne le c et le g, ces phonèmes n'étant pas articulés sur la partie
antérieure du palais lorsqu'ils sont placés devant un l.

Il s'agit d'une assimilation due à l'action combinée de la consonne qui précède
et de la voyelle qui suit. La langue, pendant l'articulation de l'l, garde par inertie
l'essentiel de la position qu'elle occupait pendant l'articulation de l'occlusive, et
prend par anticipation l'essentiel de celle qui lui sera nécessaire pour l'articulation
de la voyelle.

La figure 161 donne à gauche la position normale de la langue pour l'articulation
du k (ou g) devant l : pointe abaissée au niveau des incisives inférieures,
dos en contact avec la partie du palais qui suit immédiatement le sommet de la
voûte palatine. — En haut, position pour l dental ordinaire : pointe de la langue
appuyée contre les alvéoles des incisives supérieures, dos jusqu'à la racine très

image

Fig. 161.

abaissé. — A droite, position pour i : pointe appuyée contre le bas des incisives
inférieures, dos relevé vers la partie antérieure du palais, un peu en arrière des
alvéoles. — En bas, position pour lʼ : très analogue à celle de i, pointe de la
langue appuyée légèrement plus bas, ligne médiane de l'avant-dos rapprochée
plus longuement, c'est-à-dire plus en avant et plus en arrière, de la partie antérieure
du palais pour permettre l'abaissement des ailes ; pour la même raison,
arrière-dos abaissé un peu moins vite.

La figure 162 présente de gauche à droite la position pour é, a, o, u. Pour è
position analogue à celle de i, pointe un peu plus bas, dos relevé un peu plus en
arrière. Pour a pointe vers le bas des alvéoles des incisives inférieures, dos légèrement
relevé vers le sommet de la voûte palatine. Pour o pointe un peu plus
bas, sans contact, dos relevé vers la fin du palais dur. Pour u pointe encore plus
bas, sans contact, dos relevé vers le palais mou.

Dans tous les cas la pointe de la langue est abaissée, tant pour l'occlusive
210que pour la voyelle. Elle est maintenue abaissée par cette double force pendant
l'articulation de l'l. Dans tous les cas le dos est plus ou moins relevé vers un
point quelconque de la voûte (peu pour l'a, surtout peu pour l'a postérieur).

image

Fig. 162.

Or l'l doit être articulé en haut et en avant. Pour cela la langue prend une
position qui est une combinaison de celle de l'occlusive, de celle de l'l normal et
de celle de la voyelle. La pointe, maintenue en bas à la fois par l'occlusive et
par la voyelle, s'appuie nettement contre les alvéoles des incisives inférieures pour
que le dos puisse se masser vers la partie antérieure du palais. C'est-à-dire que
la partie relevée du dos, qui est trop en arrière pour le k devant l, passe en avant
du sommet de la voûte, ce qui est en même temps sa position anticipée pour l'i
et l'é, et même dans une certaine mesure pour l'a antérieur. Quand c'est un a
postérieur qui suit, la nouvelle position du k est gardée pendant l'articulation de
l'l et le dos ne s'abaisse que pour l'articulation de l'a ; quand c'est un o ou un u,
l'élévation reste en avant pour l'l à la suite du k et ne se reporte en arrière qu'au
moment d'articuler la voyelle. Dans un cas comme dans l'autre la position
obtenue pour l'l est exactement celle de l'l'.

Mais il y a beaucoup de parlers, par exemple le roumain et l'italien de l'Est,
où l'l ne s'est mouillé qu'après palatale et pas après labiale :
roum. chiag, chiem, ghindă, mais plin, blănd, floare.

Le changement est donc plus difficile après une labiale. La raison en est parfaitement
claire si l'on considère que pour l'articulation d'une palatale la pointe
de la langue est abaissée et le dos relevé jusqu'à la voûte, tandis que pour celle
d'une labiale la pointe de la langue est abaissée aussi mais le dos n'est pas relevé
(fig. 163).

image

Fig. 163.
A gauche p. — au milieu f. — à droite : coupe frontale de la langue pour f au point
d'articulation de g.

Pourtant dans certains parlers, tels que quelques patois de la France et de la Suisse
romande, l'f fait bande à part parmi les labiales et le groupe fl marche la main
dans la main avec le groupe kl, alors que pl et bl restent inébranlables. C'est que
pour l'f la masse du dos de la langue est beaucoup plus relevée que pour b,
presque autant que pour g, avec cette seule différence essentielle que pour g la
211ligne médiane est bombée jusqu'au contact de la voûte, tandis que pour f elle s'en
écarte assez pour laisser un canal entre elle et la voûte (fig. 163).

S'il est vrai que l'l se mouille plus difficilement et plus tard après une labiale
qu'après une palatale, une fois qu'il est mouillé partout c'est après une labiale qu'il
devient le plus vite et le plus aisément y. On a py, by, fy depuis longtemps dans
des parlers qui garlent encore clʼ, glʼ (Rousselot, Morphologie humaine et phonétique
expérimentale
). C'est que le c et le g devant lʼ se contentent parfaitement d'une
explosion latérale qui se continue sans déplacement d'organes par le glissement
latéral de l'lʼ ; tandis que les labiales ont une explosion ou un glissement médial
qui nécessite un abaissement spécial des ailes de la langue pour l'lʼ mouillé ;
le changement de l'lʼ en yod économise ce mouvement supplémentaire.

Assimilation de consonne à voyelle.

Toutes les consonnes changent plus ou moins leur point ou leur mode d'articulation
selon les voyelles qui les entourent :

image

Fig. 164.

Même pour les labiales, qui ont par définition un point d'articulation fixe
entre les deux lèvres, la différence est très sensible. Ainsi pour pi les deux lèvres
sont appliquées contre les dents et les commissures écartées et retirées en arrière,
tandis que pour pu les lèvres sont projetées en avant et les commissures rapprochées.
La langue est un peu plus en arrière pour pu que pour pi, sa partie antérieure
est plus abaissée, sa partie postérieure plus relevée.

En irlandais on distingue nettement pour chaque consonne une articulation
prépalatalisée et une articulation vélarisée, selon qu'elle précède une voyelle antérieure,
i, e, ou postérieure a, o, u. Cette différence consiste essentiellement en ce que
pour l'articulation de la consonne les mouvements et positions de la langue et des
212lèvres se rapprochent, autant que l'articulation spécifique de la consonne le permet,
de ceux qui sont propres à l'articulation de la voyelle suivante. Cette assimilation
articulatoire, provoquée par la voyelle qui suit, est une anticipation. La « couleur »
de la consonne, ainsi déterminée, est notée dans l'orthographe, au moyen d'un
indice vocalique, i, a, u, toutes les fois que cela peut être utile. Ce phénomène
est connu en irlandais sous le nom d'infection. Exemples : daim gén. sg. et nom
plur. = *damī, de dam « bœuf » ; mais l'infection n'est pas notée dans tír « terre »,
dont l'i indique suffisamment : l'articulation antérieure du t ; — conrusleachta « de
sorte qu'ils furent frappés » avec un a d'infection après l'e ; mais l'infection n'est
pas notée dans dam « bœuf » nom. et acc. sg. = *damos et *damon, parce qu'il
est assez clair que l'articulation de l'm est postérieure, par le fait qu'il n'est pas
indiqué qu'elle soit antérieure ; — daum « au bœuf » dat. sg. = *damū ; mais à
l'acc. plur. damu = *damūs, l'articulation postérieure de l'm n'est pas marquée
spécialement parce qu'elle est suffisamment indiquée par l'u qui subsiste après.

La question de l'infection irlandaise est extrêmement complexe ; le cadre de ce
chapitre n'en comporte pas l'examen détaillé.

En osque, où une voyelle se développe régulièrement entre liquide et consonne,
et entre consonne et liquide (du moins dans des conditions déterminées),
cette voyelle nouvelle a toujours le timbre de celle qui est de l'autre côté de la
liquide, c'est-à-dire que son timbre est celui-là même qu'avait pris la liquide : amiricatud
« immercato », aragetud « argento », Mulukiis « Mulcius », sakoro
« sacrum », pútúrúspíd « utrique », patereí « patri », sakaraclúm « *sacraculum ».

En bantou les occlusives sonores intervocaliques tendent toutes à devenir des
semi-voyelles (w, y, l, r) par remplacement de la phase instable spirante sonore
au moyen de phonèmes d'un usage courant dans la langue, et parce qu'une semi-voyelle,
étant plus près d'une voyelle qu'une consonne spirante, représente un
degré d'assimilation plus avancé. Or toute occlusive sonore devenant semi-voyelle
peut être assimilée à la voyelle suivante pour le point d'articulation ; ainsi b, gw,
qui deviennent d'ordinaire w, peuvent devenir y devant voyelle palatale, d, g, qui
deviennent y, peuvent devenir w devant voyelle labiale. Cf. en arménien les
mots du type teti « lieu », instr. teteaw, génit. tetwoy. Exemples en bantou :

xosa (Cap), zoulou (Cap), pondo (Cap), soubiya (Haut-Zambèse) ingubo
« vêtement » est en digo (Afrique orientale) nguwo, en kele (Gabon) nkâyi.

yao (entre le lac Nyassa et le littoral), swahili (côte de Zanzibar), kagourou
(Afrique orientale), nyanyembe, ganda (Ouganda), tabwa (Haut-Congo), etc.
loga « ensorceler » est en pédi (groupe tchouana, Sud-Est de l'Afrique), en ronga
(baie de Delagoa), etc. loya « ensorceler », en zoulou idoyi « médecine », mais en
bisa (Nord-Ouest de la Rhodésie), en soubiya, en louba (Congo), etc. lowa
« ensorceler », en kwanyama (Afrique orientale) lova, en herero (Afrique occidentale)
rova, etc.

sotho (parler tchouana) selelu « menton » de *kedêdû est en swahili kidevu, en
pokomo (Afrique orientale) kiyefu.

Dans les dialectes basques d'Espagne, particulièrement en guipuscoan, n intervocalique
après i est devenu ñ : guip. giñituen = labourdin ginituen, guip. diñat,
diñagu = lab. dinat, dinagu, guip. giñan, ziñan, ziñaten = lab. ginen, zinen, zineten,
guip. iriñ « farine » = lab. irin.

En roumain sti est devenu šti : cašligă de castiga, învešti de uestire ; mais spi est
resté intact : spic de spica. L'i, par assimilation, a ramené l'articulation du t, et
213par suite celle de l's, un peu plus en arrière, dans la région postalvéolaire, où l's
est forcément chuintant. Il n'a pas pu attaquer les labiales, dont l'articulation est
trop éloignée de la sienne.

Il est fréquent que les voyelles antérieures i, é, œ fermé, ü, a antérieur, attirent
à elles un k qui les précède, dont le point d'articulation passe alors en avant du
sommet de la voûte palatine. Dans cette position l'explosion est facilement suivie
d'un élément fricatif du genre y ; si cet élément ne se développe pas, le résultat
est un k mouillé, kʼ : alb. kʼint de centu ; s'il se développe le résultat est un ky,
et, pour peu que l'articulation avance encore, l'explosion n'a plus lieu dans le
domaine du k, mais dans celui du t, d'où ty, avec un t articulé la pointe appuyée
contre les alvéoles des incisives inférieures. Si l'articulation est molle, par exemple
devant l'accent, ty subsiste : Vionnaz tyevra de capra ; si l'articulation du t est
violente, par exemple après l'accent ou à l'initiale devant voyelle inaccentuée, le y
s'assourdit. La plupart des langues n'ayant pas de y sourd, le remplacent par ce
qu'elles ont de plus voisin, s, s' ou š, pour lesquels la langue a déjà à peu près la
position requise, avec sa pointe en bas et une gouttière plus ou moins nette sur sa
partie antérieure ; ts suppose une articulation plus tendue que , avec les mâchoires
un peu plus écartées ; pour la langue est étalée plus largement et plus mollement
sur la voûte palatine : Vionnaz tsevo de caballu, letse de leccat.

La plupart des langues ont même traitement en toute position : fr. chèvre, cheval,
vache.

Certains parlers qui mouillent le k devant a accentué ne le mouillent pas devant
a inaccentué, par exemple en Tessin : ḱawra « chèvre », mais kaval « cheval »,
parce que leur a inaccentué est un a moyen, tandis que leur a accentué est antérieur.

Dans aucune langue le k n'a été traité de la même manière devant toutes les
voyelles antérieures. Dans aucune il ne s'est prépalatalisé à la même date devant
tous les timbres. En français il est devenu de très bonne heure ts (réduit à s au
XIIIe s.) devant e et devant i, puis beaucoup plus tard (réduit à s au XIIIe s.) devant
a : cinq, cent, chat. Il est resté k devant ü et devant œ : cuve, queue. En italien il
est devenu devant i et e ; il est resté k devant a : cinque, cento, caro. Le Tessin
mouille aussi ḱü, ḱœ, et même lat. qui, qua, ce qui dénote une mouillure récente.

Assimilation de voyelle à consonne.

Dans la plupart des dialectes néo-arabes les voyelles longues ī et ū assimilent leur
fin en e ou en a à une laryngale suivante : syr. qabīăḥ « laid », tunis. mlīeḥ « beau »,
dmūĕʿ « larmes », tlemc. rbīaʼ « printemps », aʼ « faim », etc. ( est un souffle
laryngal sourd, ʼ est une articulation laryngale sonore forte). Devant une laryngale
i et u sont devenus a dans toutes les langues sémitiques : fataḥa « ouvrir » fait à
l'imparfait arab. yaftaḥu (au lieu de *yaftiḥu), éthiop. ycftāḥ, hébr. yiftaḥ, syr. neftaḥ,
assyr. iptē (= *iptaḥ). Dans ces deux cas, qui sont au fond le même, l'assimilation
porte sur la position de la langue : pour ces phonèmes consonantiques la
racine de la langue est contractée et la masse de la langue portée en arrière ; il en
résulte que sous la voûte palatine la langue est forcément plus ou moins abaissée,
ce qui ne permet pas l'articulation de phonèmes d'aussi faible aperture que l'i et l'u.
Au surplus, dans le détail, qu'il n'y a pas lieu d'examiner ici, l'influence d'une laryngale
214sur une voyelle voisine varie plus ou moins d'un parler à l'autre. Ainsi dans
l'arabe des Juifs d'Alger quand le ʼ ou le sont en finale, ils ne développent ni l'un
ni l'autre un ă devant eux : iigư̄ « il a faim », ibī̛ « il vend », rīḥ « vent », ifūḥ
« il pue ». Mais quand le ʿ est initial il est toujours suivi de a ; si la voyelle suivante
est de timbre i ou u, il en résulte une sorte de diphtongue : ʼăūd « cheval », 'ăīn
« œil ». D'autre part cet ă très bref n'apparaît pas à l'intérieur du mot : seb'in
« soixante-dix », ʼīn « aide ». Cela montre bien que dans ce parler le développement
de cet ă très bref n'a lieu que lorsque le ʼ qui par nature est une laryngale
forte, est rendu plus violent par l'attaque initiale ; et le , qui est aussi une
laryngale, mais plus faible, rie développe jamais d'ă après lui : mḥīn « puisque »,
ḥūmä « quartier ».

L'influence des emphatiques sur le timbre des voyelles est en général beaucoup
plus considérable que celle des laryngales. C'est surtout sur l'a que leur action se
fait sentir 194. Ainsi à Kfar'abîda (Liban) l'ā classique, qui est imalé spontanément
hors de conditions spéciales (c'est-à-dire palatalisé et fermé en ä), n'est pas imalé
dans le voisinage d'une emphatique : *tâb « reproche » de 'itābun, maisṭāhęr « pur »
de ṭāhirun ; fâhęm « comprenant » de fāhimun, mais fāḍ « il a débordé » de fäḍa.
Cet ā est un a postérieur. Chez les Juifs d'Alger l'action et le recul de l'articulation
ont été plus marqués : l'a, au lieu d'être imalé, est devenu un å, c'est-à-dire un a
très postérieur et très fermé. Le changement s'est produit non seulement pour l'ā,
mais aussi pour l'a final du féminin ; il s'est accompli non seulement au contact,
mais aussi à distance, car lorsqu'il y a une emphatique dans un mot l'emphase
s'étend plus ou moins au mot tout entier. Exemples : 'âbarât « poids », duâfor
« ongles », ragdl « homme » en face de rgâl « hommes », zebrâ « enclume » en face
de gedrâ « billot », sobnà « nous avons trouvé » en face de sebbīnä « nous avons
injurié ». La contraction glottale qui caractérise les emphatiques ramène et contracte
à l'arrière la masse de la langue, ce qui rend malaisée l'articulation d'une
palatale et facilite une articulation vélaire. Sans aborder l'examen minutieux des
faits, on notera pour finir que le q se comporte dans beaucoup de parlers sémitiques
comme une emphatique, et pas dans d'autres (par exemple pas chez les Juifs
d'Alger).

En frison i (ancien ou provenant de e par métaphonie) est devenu io, iu devant
ht, hs, l'h massant la langue à l'arrière et attirant d'avance l'attention parce qu'il
demande un grand déplacement du point d'articulation : riucht, riocht « droit » de
*rihti, cf. got. raíhts, all. recht, angl. right, lat. rēctus de rĕgere.

De même â germanique est devenu ô devant la spirante h en v. frison et en v.
anglais : v. fris, brŏchte, thŏgte (ŏ = ô abrégé devant le groupe ht), cf. all. brachte,
dachte.

Par contre les sifflantes s'assimilent un a en e ou en i : ancien arab. ʹiṣbaʿ « doigt »
= éthiop. ʹaṣbātʿ, malt, sidr « poitrine », nisrāni « Christ », hébr. mispēd « plainte »,
syr. šemšā « soleil » (arab. šams), assyr. šelāšā « trente » de šalāšā, rēšu « tête » de
rāšu. C'est que les sifflantes et chuintantes font monter la partie antérieure du dos
de la langue vers les points d'articulation de l'e et de l'i.

Dans la plupart des langues sémitiques une labiale, notamment m, s'assimile en
u un a ou un i qui la précède et même qui la suit. En effet les labiales, particulièrement
les sonores, par les mouvements des lèvres et de la langue et l'abaissement
215du larynx donnent aux cavités buccales sensiblement la forme et surtout les
dimensions du résonateur de l'u. Le phénomène est très répandu dans les dialectes
néo-arabes : égypt. qubṭān « capitaine », muftāḥ « clef », ḥumār « âne », Jérusal.
munḫar « nez », munšār « scie », hispano-arab. armula « veuve », muzmar « ongle »,
tunis. murkāḍ « marché aux chevaux », muġrub « ouest ».

A Villa S. Maria (Abruzzes) il se développe un u entre une consonne labiale et
un i : fuiye (filia), famuiye, puiye. Les organes gardent l'essentiel de la position des
labiales (projection et arrondissement des lèvres et relèvement du dos de la
langue vers le voile) pendant le début de l'i.

En ancien français et dans divers dialectes actuels une voyelle inaccentuée est
devenue ü devant m : jumeau, fumier, alumelle, chalumeau, fumelle, prumier.

En italien on a en syllabe inaccentuée o devant m et v, u devant b : domanda,
dovére, rubiglia. Les labiales exigent l'abaissement de la pointe de la langue dont
naturellement le dos se relève plus ou moins à l'arrière. Le b est plus tendu que
l'm et le v, par conséquent le dos repoussé plus en arrière, et la projection des
lèvres plus nette, d'où u. Le phénomène français est à peu près le même qu'en
italien, mais l'italien n'a pas d'ü, et le français qui avait le choix entre u et ù a
opté pour ü à cause de la tendance de son système général à articuler en avant.
A Fribourg i est devenu ü devant v : rüva, tardüva. Le phénomène n'est plus tout
à fait le même : il y a eu anticipation de l'arrondissement des lèvres et maintien
approximatif de la position de la langue exigée par i.

Dans plusieurs régions du midi de la France i devant l dental, intervocalique ou
final, est devenu ie, ia, ye, ya : fiel, fial « fil », vielo, vialo, viela, viola, de
*uīl(l)a, vialá de *uīl(l)ānu. Anticipation de la position de l'l pendant la fin de l'i ;
la pointe de la langue se levant contre les alvéoles pour l'l oblige la partie du dos
qui suit la pointe à s'abaisser.

En latin ĕ devant w intervocalique est devenu ŏ : nouos de *newos, cf. gr. néos.
Le w a attiré l'ĕ vers son point d'articulation. L'l vélaire a produit des effets analogues :
uolō de *welō, holus de helus. En syllabe intérieure la voyelle est allée jusqu'à
u : pepulerō de *pepelisō, cf. pellō. Devant l final de syllabe (mais non suivi de
l, ll étant palatal) les voyelles ĕ, ŏ sont devenues u même en syllabe initiale ; l'action
de l sur la voyelle précédente a été naturellement plus forte lorsqu'elle était
dans la même syllabe que lorsqu'elle en était séparée par la coupe syllabique :
uultis de *weltis, sulcus cf. gr. holkós, exsultō de *exsaltō par *exseltō. Ces phénomènes
n'ont pas eu lieu après un c ou un g initial : scelus, scelestus, gelu, celsus. C'est le
c, g qui a maintenu l'e ; il l'a emporté sur l'l à cause de la difficulté qu'il avait à se
transformer lui-même : un o l'aurait obligé à changer de point d'articulation et il
était consolidé par l'attaque forte des consonnes initiales en latin. En syllabe intérieure,
ce renforcement lui faisant défaut, il a cédé : perculi, perculsus.

Un phénomène qui n'est pas sans rapport avec cette influence du c et du g en
latin est l'action qui a été exercée en domaine français sur un a accentué et libre
par une consonne palatale ou palatalisée. Après un c ou un g qui s'était prépalatalisé
au contact de cet a (p. 214), après un y, après une consonne mouillée
ou au moins prépalatalisée par un y ou un i ou même (dialectalement) un ü précédent,
cet a est devenu *e par rapprochement de son point d'articulation avec
celui de la consonne prépalatale. Ce changement est apparu bien avant le changement
de a libre accentué en e, qui a eu lieu spontanément et par une toute
autre voie, et il s'est produit dans des dialectes tels que le moyen-rhodanien qui
216n'ont pas connu le second. Puis la consonne palatale, continuant à agir dans le
même sens sur cet *e, en a prépalatalisé et fermé encore davantage le début, d'où
la diphtongue fugitive ie, que l'évolution ultérieure a transformée de diverses
manières :

anc. fr. chièvre de capra, chien de cane, jugier de iudicare, congié de commeatu,
pitié de pietate, laissier de laxare, baisier de basiare, vuidier de *uocitare, paiier de
pacare, tirier de *tirare, dialectes de l'Est durier de durare, jurier de iurare.

En italien ĭ latin, au lieu de devenir e, est resté i devant l' et ñ (assimilation
du point d'articulation) : corniglia, consiglio, lucignolo, gramigna. Il en a été de
même en fiançais pour l'ĭ latin inaccentué : tilleul, champignon.

En espagnol ŭ latin, au lieu de devenir o, est resté u devant y + consonne :
lucha, ascucha, buitre, muy, mucho. Le y exigeant le relèvement de la partie antérieure
du dos de la langue contre le palais antérieur, il y a forcément abaissement
de la langue en arrière de cette région ; il est beaucoup plus facile de la relever
plus en arrière que plus près.

En hébreu et en araméen l'r (alvéolaire et roulé) exerce généralement sur e et i
la même action qu'une laryngale, changement en a. C'est que la pointe de la
langue étant relevée vers les alvéoles, le dos est abaissé au niveau de l'articulation
de l'e et de l'i.

Dans certains parlers a devant r entravé est devenu è ; dans d'autres é et è devant
r entravé sont devenus a : v. gén. erbore, cors. berba, lorraine septentr. bèrb
etc. ; dans la France de l'Est, par exemple en Franche-Comté (Damprichard) :
ārb « herbe », tār « terre », « ver », saš « cercle », fwarmā « fermer », bwargī
« berger », etc. Les deux phénomènes ne sont pas contradictoires, seulement il ne
s'agit pas du même r. Celui qui change e en a est un r dit dental, qui en réalité
est alvéolaire ; la pointe étant relevée contre les alvéoles oblige le dos à s'abaisser
au niveau du point de l'articulation de l'e, d'où a. Celui qui change a en e est un r
articulé avec la pointe de la langue en bas, que l'articulation ait lieu entre le dos
et la voûte palatine (r parisien actuel) ou entre le dos et la luette (r grasseyé) ; dans
les deux cas le dos est relevé au niveau du point d'articulation de l'è. Il s'agit donc
toujours d'une anticipation de la position articulatoire de l'r.

En moyen-français, XVe et XVIe siècles, il y a eu hésitation entre er et ar devant
consonne, que leur origine fût er ou ar, comme dans ferme, arme. C'est qu'il y
avait hésitation entre l'ancien r roman (r apical) et l'r parisien ou dorsal qui s'établissait.
Puis les formes se sont fixées, et il nous est resté jusqu'aujourd'hui
quelques ar provenant de er, comme larme de lerme (lairme), et surtout certains
er provenant de ar, comme asperge, serpe, gerbe.

Assimilation de voyelle à consonne nasale.

Les principaux phénomènes dont il s'agit de rendre compte sont présentés par
les exemples suivants :

La Hague : amĩ « ami », kemĩz « chemise », finĩ « fini », « mur », venü
« venu ».

Germanique : got. Þeiha « je profite », vha. dīhu = *Þinxō de *Þenxō, cf. lit.
tenkù « j'ai assez de quelque chose » ; — got. binda « je lie », vha. bintu, v. isl. bind
de *bhendhō, cf. skr. abandhat « il lia », lat. offendimentum ; got. fimfta « cinquième »,
vha. fimfto, v. isl. fimte, cf. gr. pémptos, lit. peñktas.

Latin inc, ing de enc, eng, et unc, ung de onc, ong : sinciput de *sĕnciput de *sēmicaput,
compingō de *compengō de pangō, tinguō, cf. gr. téggō, inguen de *nguwen, et de
217même dignus de *decnos, lignum de *legnom ; — uncus cf. gr. ógkos, unguis cf. gr.
ónuks ; — mais centum, tentus, pontis, spondeō ; — imb, inf, umb de emb, enf, omb,
imber de *embhri- cf. skr. abhra- « nuage orageux », inferus de *endh- cf. skr.
ádharaḥ, umbilīcus cf. gr. omphalós.

Italien : tinca, lingua, pingere, cinghia, mais cento ; — pugno, pungere, unghia,
mais tronco, ponte ; — béarnais : üñe de ungere, püñ de pugnu, pünt de punctu.

Damprichard (Franche-Comté) : « fin », « cinq » ; — S. Fratello :fiẽ « fin » ;
— fr. fẽ « fin », sẽk « cinq » de -in-.

Dampr. ü « un », lüdi « lundi » ; — fr. œ « un », lœdi « lundi » ; — Val
Soana : tribüina de -ün-.

Français : plein, Dampr. pyõ de plēnu.

Fr. , šã., Dampr. , čẽ de tempus, campu, poitevin , « temps, dent ».

Fr. et Dampr. , nõbr « nom, nombre », poitev. toisã, rãpü « toison, rompu ».

Fr. pẽ de anc. fr. pain « pain », Dampr. pẽ ; — roumanche paun, maun « pain,
main », rom, fom, kloma de -a-, plonta de planta, — rouerg. plo de planu, co de
cane, plonto de planta, — Normandie, Bretagne, Anjou, Maine : anciennement
quaunt, graund, Normaund, Nauntes, Le Mauns, actuellement étrõž, grõd, grõg à
Saint-Maixent, « tant » dans les Deux-Sèvres.

Ces phénomènes forment un ensemble assez complexe.

Ceux de La Hague, ami, venu, sont très simples : maintien par inertie de
l'abaissement du voile du palais pendant l'articulation d'un phonème qui se contente
d'un canal buccal très étroit.

Pour comprendre les autres cas il faut se rappeler qu'il n'y a pas, comme on
l'enseigne d'ordinaire, un n dental, un n mouillé et un n vélaire, c'est-à-dire trois
en tout, mais autant d'n qu'il peut y avoir de points d'articulation tout le long de
la voûte buccale depuis les dents jusqu'au pharynx, et que le point d'articulation
de l'n est généralement déterminé à la fois par le phonème qui précède et par
celui qui suit. D'autre part il ne faut pas perdre de vue que la langue est un
organe dont le volume ne change ordinairement guère (sauf quelques cas de
contractions spéciales) et que lorsqu'elle s'élève d'un côté elle baisse d'autant d'un
autre côté par un mouvement de bascule souple et délicat.

Les changements de timbre des voyelles qui s'assimilent à une nasale ou qui se
nasalisent s'expliquent tous de la même manière, même ceux qui au premier
abord semblent contradictoires, comme en devenant in et in devenant , comme
an devenant et en devenant ã. Il ne s'agit pas ici du remplacement d'un phonème
ou d'un groupe étranger au système de la langue par un autre qui lui est familier,
puisque souvent la langue possède à la fois l'un et l'autre phonème ou groupe. La
facilité avec laquelle la voyelle change de timbre devant nasale ou en se nasalisant
tient à ce qu'une nasale ayant deux centres d'articulation, l'un buccal,
l'autre nasal, la force se répartit entre les deux centres et par suite l'articulation
reste moins fermement fixe dans le centre buccal.

om > um : lat. umbilicus.

Pour l'o la pointe de la langue est plus bas que les alvéoles des incisives inférieures,
le dos est relevé vers le point où le palais mou se joint au palais dur.
Pour l'm la pointe doit s'élever au niveau du point de séparation entre les incisives
inférieures et supérieures. Par anticipation du mouvement de montée de la pointe
(représentée, à mi-chemin, par , fig. 165) la proéminence du dos s'affaisse et le
218surplus de la masse du dos proémine légèrement un peu plus en arrière, au niveau
du voile du palais ; de là le timbre u.

Une fois l'évolution accomplie — et ceci s'applique à tous les cas dont il va être
question — l'u devient un u ordinaire, articulé comme les autres (pointe plus bas
que pour o, et arrière-langue plus repoussée en arrière).

em < im : lat. imber, got. fitmfta (fig. 166).

La pointe, en s'élevant
pour l'm, oblige par compensation
la partie la plus
proéminente du dos a s'affaisser
légèrement ; en
même temps elle entraîne
momentanément avec elle
dans son mouvement ascensionnel
la masse antérieure
de la langue, qui

image

Fig. 165.
o — , m…, u

image

Fig. 166.
e — , m…2

se rapproche du point d'articulation de i avant de s'affaisser tout à fait pour
l'articulation de m.

enf > inf : lat. inferus. Le dos de la langue est beaucoup plus relevé dans son
ensemble pour l'f (fig. 163) que pour l'm ou le b ; la pointe de la langue est en bas
pour l'e (fig. 166) ; elle doit se relever jusqu'aux incisives supérieures pour l'n dental
et redescendre à mi-chemin pour l'f. Par moindre action elle ne s'élèvera pas au-dessus
de la place qu'elle doit occuper pour l'f, et c'est avec la partie du dos qui
suit la pointe que se fera l'occlusion dentale de l'n. Pendant qu'elle monte, la
partie postérieure du dos s'affaisse, et par bascule la partie antérieure s'élève : au
moment où l'occlusion de l'n va se produire c'est la position de i.

onc, onq, ong > une, unq, ung : lat. uncus, unguis.

image

Fig. 167.
o — , n vélaire …

image

Fig. 168.
o — , n dental …

image

Fig. 169.
e — ,n

Entre o et q l'n est vélaire ; la pointe est plus bas pour l'n vélaire que pour l'o
représenté par le trait continu ; l'abaissement de la pointe renforce l'arrière-langue
(pointillée, fig. 167) ; c'est la position de l'u. Mais ont reste intact : lat. pontem,
parce que la pointe de la langue s'élève pour l'n au contact des alvéoles en abaissant
la proéminence du dos sans en faire surgir une autre ailleurs (fig. 168). Les mouvements
des deux positions se succèdent sans se mêler. Quant à l'italien tronco il ne
faut pas le mettre sur le même plan que lat. uncus ; même graphie ne veut pas
dire même articulation. L'italien tend à articuler en avant ; l'n de tronco n'est pas
vélaire et il est placé devant un c qui ne peut pas l'attirer au voile du palais
puisqu'il n'est lui-même que postpalatal.219

Entre l'e et le x de germ. *Þenxō (got. Þeiha) l'n a la pointe en bas, mais il n'est
pas vélaire, il est postpalatal, articulé derrière le sommet de la voûte palatine.
Pour que le dos s'élève au point d'articulation de cet n il faut qu'il s'abaisse au
milieu, et par compensation il s'élève légèrement à l'avant (fig. 169) ; comme
en même temps les mâchoires se resserrent d'un ou deux millimètres l'aperture
minimale de la partie antérieure se trouve être au point d'articulation
de l'i.

Dans lat. *enc, *eng la position de la langue pour l'n est analogue, mais le point
d'articulation un peu plus avancé, entre celui de l'e et celui du c, g, qui ne sont
pas vélaires, même les plus reculés comme celui de inguen qui n'est que postpalatal ;
la pointe de la langue est plus relevée que dans le cas précédent : elle monte
jusqu'aux dents incisives inférieures, c'est-à-dire nettement au-dessus de la place
qu'elle occupe pour l'e ; le resserrement des mâchoires est très net. Le phénomène
est donc le même que pour le cas germanique qui vient d'être considéré, mais
mieux préparé et plus facile. Le cas de ital. tinca, lingua, cinghia, est le même.

Dans le cas de lat. dignus, lignum, que l'on a le tort de confondre avec le précédent,
et où certains parlent encore d'un n vélaire ( !) représenté par le g 195, l'n
(écrit g) était prépalatal, articulé entre le point d'articulation de l'e et celui de l'n
dental. C'est d'ailleurs la position qu'attestent les langues romanes. La pointe de
ta langue était en bas, appuyée contre les incisives inférieures. Que cet n prépalatal
fût mouillé ou non, il importe peu : sa position était déjà à peu près celle de
l'i. Si l'on ajoute qu'il comportait un resserrement très sensible de la mâchoire et
que la pointe de la langue se préparait à remonter pour l'n dental qui venait après,
la genèse de l'i n'a pas besoin d'un plus ample commentaire.

Devant une dento-palatale : it. pingere, l'n demande à la langue la position de
l'i.

Mais devant un n dental, lat. centum, tentus, le cas est le même que pour pontem ;
la pointe de la langue se relevant brusquement contre les alvéoles, la partie qui
suit la pointe s'abaisse par contre-coup sans passer par le point d'articulation de l'i.
Pourtant si l'articulation est un peu plus molle la pointe de la langue ne se relève

image

Fig. 170
e — , n

image

Fig. 171.
o — , n prépalatal …

pas jusqu'aux alvéoles et c'est tout
l'avant de la langue qui se rapproche
de la région prépalatale (fig. 170) ;
c'est le cas de germ. binda ; mais il faut
noter que l'évolution en i de binda est
bien postérieure à celle de Þeiha. Le
changement n'était pas une nécessité ;
il s'est laissé solliciter plus longtemps 296.

Devant un n prépalatal mouillé, it.
pugno, devant un n prépalatal non mouillé placé devant une dento-palatale, it.
220pungere ou placé devant un g antérieur, it. unghia (l'n prépalatal mouillé a même
point d'articulation que l'i, l'n prépalatal non mouillé même point que l'e), la
langue fait un creux en arrière du point d'articulation de l'n qui lui rend très
difficile de se relever à l'arrière en avant du voile du palais (fig. 171).

Dans le cas de béarn. püñ, pünt (de *püñt) le relèvement de l'o est simplement
attiré en avant du sommet de la voûte immédiatement derrière le relèvement de
l'n ; c'est le point de l'e et il reste l'arrondissement labial de l'o ; les deux mouvements
réunis sont les caractéristiques essentielles de l'ü.

Le üin de Val Soana : tribüina, qui a la réputation d'être énigmatique, est très
simple. Pour l'ü la position de la langue est la même que pour e ; il y a en plus
arrondissement des lèvres. La pointe se relève un peu trop tôt pour l'n et en
même temps les lèvres se désarrondissent ; l'ü n'est pas encore fini que l'avant-langue
passe par la position de i (fig. 170, comme pour germ. binda).

Reste à examiner les voyelles nasales. Il ne faut pas oublier que lorsqu'une
voyelle orale est devenue nasale devant une consonne nasale, la consonne nasale
a subsisté après la voyelle nasale soit indéfiniment et complète, soit un temps plus
ou moins long (quelquefois plusieurs siècles) et plus ou moins réduite. C'est la
présence de cette consonne nasale qui rend compte de la plupart des changements
de timbre.

De Dampr. , ü rien à dire : la voyelle s'est nasalisée sans changer de point
d'articulation et par suite sans changer de timbre ; le seul mouvement articulatoire
nouveau a été l'abaissement anticipé du voile du palais.

Si la langue se relève un peu trop tôt pour l'n qui suit la voyelle, à mi-chemin
la partie antérieure du dos s'écarte du point d'articulation de i et passe par celui
de e ; la pointe delà langue est un peu plus relevée pour que pour è ; c'est le
cas de S. Fratello fiẽ (fig. 172).

Si ce mouvement a lieu dès le début
de la voyelle on a fr. fẽ « fin ».

image

Fig. 172.
n — , i…,

image

Fig. 173.
ü — , n…, œ

Même phénomène pour fr. œ
« un » (fig. 173) ; seulement le point
de départ est un peu plus en arrière
et le point d'arrivée aussi.

Dans plēnu la voyelle évolue d'abord
devant n comme devant une autre
consonne unique : elle devient ei. C'est
à cette phase qu'elle se nasalise en français, le phénomène consistant en nasalisation
de l'e et étouffement de l'i, d'où plein (plẽ). A Damprichard la diphtongue a

image

Fig. 174.
a antérieur —,
n …, i

évolué davantage ; ce n'est qu'à la phase oi que la nasalisation
a eu lieu, portant sur l'o et éliminant l'i : pyõ (comme de
pugnu et de punctu). Ce õ de Damprichard est plus en arrière que
les õ français ; c'est plus exactement ũ : le relèvement de la pointe
de la langue a repoussé légèrement la proéminence du dos.

an > ain > ẽn >  : fr. et Dampr. pẽ « pain ». Quand la
pointe se relève la partie antérieure passe furtivement par la
position de i, d'où ai, qui se monophtongue ensuite en è, puis
se nasalise sur place (fig. 174).

Dans d'autres régions l'a était postérieur devant nasale, en roumanche par
exemple (fig. 175). L'élévation de la pointe de la langue pour n fait reculer
221la proéminence du dos, d'où paun, anglo-norm. quaunt. Si la diphtongue au se
monophtongue en o avant de se nasaliser, on a Saint-Maixent grōd. En
roumanche, où la diphtongue subsiste devant n final, la
monophtongaison est déjà accomplie devant m et devant
n + consonne : rom, plonta. Quand l'anticipation du mouvement
de la nasale se manifeste dès le début de la voyelle, elle
passe à o directement, sans l'intermédiaire d'une diphtongue :
rouerg. plo, plonto.

image

Fig. 175.
a postérieur — ,
n …, u

En français même le relèvement de la pointe, en abaissant
le milieu du dos, avait remplacé l'a antérieur par a postérieur
devant nasale + consonne, d'où ã, dont le timbre est å : šā
« champ ». A Damprichard au contraire dans la même position
le relèvement de la pointe a entraîné celui de l'avant-dos. ce
qui, loin de rejeter en arrière l'articulation de l'a, l'a ravancée légèrement, d'où
 : čẽ « champ ».

Mais pour en + consonne, em + consonne l'e ayant un point d'articulation un
peu plus avancé que l'a antérieur, le relèvement de la pointe produit
un mouvement de bascule qui rejette la proéminence dorsale
de l'autre côté du sommet de la voûte, à Damprichard
comme en français (fig. 176) : fr. et Dampr. , , le timbre
de fr. étant å et celui de Dampr. un peu plus en arrière ò.
En poitevin le recul est plus considérable, d'où , . Par
contre dans le même poitevin on (qui devient en fr. et à
Dampr. õ presque sans déplacement du point d'articulation,

image

Fig. 176.
e — , n

un peu plus en arrière à Dampr.) est devenu ã : toisã, rãpü. En se relevant la
pointe de la langue s'avance et entraîne avec elle toute la masse de la langue
sans en changer sensiblement la forme ; la proéminence
avance donc d'autant (fig. 177).

image

Fig. 177.
e — , n

C'est le même phénomène qui s'est produit en français en
syllabe inaccentuée : dangier, volanté, Besançon. Le point d'articulation
de la voyelle a été avancé, la proéminence n'étant
pas tenue ferme à sa place par l'accent.

On voit combien tous ces phénomènes sont délicats et variés ;
mais il s'agit partout d'une assimilation due à une anticipation
plus ou moins complète de la position articulatoire
de la nasale.

C. — Voyelle et voyelle

Les consonnes sont des phonèmes de petite aperture, les voyelles des phonèmes
de grande aperture. La norme syllabique est fournie par l'alternance régulière et
indéfinie d'un phonème de petite aperture et d'un phonème de grande aperture.
Quand deux voyelles sont en contact il y a deux phonèmes de grande aperture
l'un à la suite de l'autre, et la orme syllabique en est troublée ; aussi est-il rare
que ces deux voyelles restent bien longtemps telles quelles, sans évoluer.

Il y a d'ailleurs deux cas a distinguer.

Si les deux voyelles sont comprises dans la même syllabe, constituant une diphtongue
222régulière avec une deuxième voyelle d'aperture moindre que la première,
la syllabe n'est pas du type le plus simple, mais elle est phonologiquement correcte.
L'évolution ordinaire transforme la diphtongue en monophtongue, ce qui
ramène la syllabe au type simple.

Si les deux voyelles sont dans deux syllabes différentes, le trouble syllabique est
beaucoup plus grave, parce qu'il manque entre les deux l'élément habituel de
faible aperture ou consonne. Il est extrêmement fréquent qu'elles aboutissent aussi
à une monophtongue ou voyelle unique, par contraction ; mais comme une
pareille évolution supprime une syllabe l'économie des mots en est bouleversée ;
la tendance à la contraction se heurte par conséquent aux forces conservatrices
de la langue qui tendent à remédier à l'anomalie par d'autres moyens et en particulier
par le développement d'une consonne entre les deux voyelles. Les cas de
contraction doivent seuls être considérés ici.

Il faut toujours tenir compte de la situation syllabique des deux voyelles à l'origine ;
mais on doit se garder d'établir entre les deux cas une barrière infranchissable,
car souvent l'évolution la franchit : il est très ordinaire que les deux
voyelles appartenant à deux syllabes entrent toutes deux dans une même syllabe et
y deviennent une diphtongue avant de se contracter.

La monophtongaison.

Une diphtongue est une voyelle unique, généralement longue (il en est de
brèves), qui change de timbre au cours de son émission, c'est-à-dire qu'à un certain
point de sa durée, d'ordinaire vers la fin du deuxième tiers, les organes et en
particulier la langue se déplacent et prennent une autre position articulatoire. Pour
la diphtongue toute entière il n'y a qu'une seule tension d'ensemble des organes,
qui est décroissante (fig. 178) ; pour deux voyelles se succédant dans deux syllabes

image

Fig. 178.
A lire de droite à gauche : all. ei(n).

il y a deux tensions (fig. 179). Dans une diptongue le deuxième timbre est

image

Fig. 179.
A lire de droite à gauche : fr. (h)aï.

subordonné au premier, qui est dominant parce qu'il occupe communément plus
223de place et surtout parce qu'il occupe une meilleure place : c'est lui qui constitue
le sommet de la syllabe et qui est produit avec la plus forte tension d'ensemble.
D'autre part le phénomène psychologique d'anticipation donne une prépondérance
au timbre de la fin ; on a vu dans les paragraphes antérieurs que la position
organique d'un phonème peut s'établir, grâce à ce phénomène, déjà durant
l'émission du phonème précédent ; ici l'anticipation est beaucoup plus aisée parce
qu'elle n'a pas à s'étendre au delà d'un même phonème. Telles sont les deux forces
agissant en sens contraire, qui coopèrent, sans se contrarier, à la monophtongaison
des diphtongues.

Les langues indonésiennes fournissent des exemples intéressants : la monophtongaison
a été préparée, mais n'a pas abouti :

indon. tau « homme » est en tontemboan tow ; — indon. babui « cochon » est
en bontok fafüy ; — indon. atai « cœur » est en dayak atey. Le premier timbre
s'est rapproché, par anticipation, du deuxième : au > ou > ow, — ui > üi > üy
(un ü est un u articulé au point d'articulation de l'é, c'est-à-dire dans la partie
antérieure du palais, comme l'i), — ai > ei > ey. Le deuxième élément s'étant
mué en semi-voyelle, ce qui est très fréquent en fin de mot, l'évolution est
arrêtée.

indon. aur « bambou » est en bimanésien oo. L'évolution n'a pas été la même,
parce qu'il y avait une consonne finale : le deuxième timbre, rendu par là plus
fugitif, s'est subordonné au premier, dont il s'est rapproché en avançant son point
d'articulation, d'où *aor ; puis le premier élément a pris, par anticipation, le point
d'articulation du deuxième, d'où *oor, oo.

Le latin et les langues romanes sont instructifs parce qu'ils présentent des diphtongues
à tous les degrés d'assimilation jusqu'à la monophtongue. Les assimilations
successives portent tantôt sur le degré d'aperture tantôt sur le timbre tantôt
sur le point d'articulation. Il suffit pour cette question de distinguer trois degrés
d'aperture : l'aperture minimale représentée par i et u, l'aperture maximale avec
a et l'aperture moyenne avec e et o ; il convient de noter aussi que l'i et l'e sont
articulés en avant du sommet de la voûte palatine, u et o en arrière et a entre
ces deux couples. C'est, suivant les cas, le premier timbre qui commande ou le
second. On sait qu'en allemand, langue à diphtongues, la prononciation la plus
correcte des diphtongues ai (écrite généralement ei) et au est ae et ao avec un e et
un o de timbre fermé ; c'est la dominante a qui rapproche l'i, u de son point d'articulation
et de son degré d'aperture. Il en a été de même en latin : caelum sort
de *cailo- ; la première phase avait un e fermé, mais en classique il est déjà ouvert
par suite d'une assimilation plus étroite dans le même sens. En roman il y a eu
anticipation du timbre final, d'où èè, puis è : *cèlu, cf. fr. ciel. Dans la plupart des
langues romanes la diphtongue au a abouti à ǫ par une évolution parallèle, mais
beaucoup plus tardive ; en classique au est encore intact ; le changement s'est
accompli dans chaque langue indépendamment ; les phases intermédiaires ont été :
aọ, , åǫ, ǫǫ ; cf. esp. pobre de paupere.

Dans ei les deux timbres et apertures étaient déjà voisins ; il y a eu simplement
anticipation du timbre final, avec une seule phase intermédiaire, la fermeture
de l'e : dęicō, dẹicō, dīcō.

Dans eu les deux apertures étaient voisines, mais les points d'articulation étaient
des deux côtés de la voûte palatine ; l'assimilation, partant de l'articulation finale,
a attiré la première articulation du même côté de la voûte, d'où ou.224

Pour oi l'évolution a été plus complexe. D'abord l'élément dominant, le premier,
a étendu son aperture à l'élément dominé, d'où oe : moirus > moerus ; puis
il l'a attiré à son point d'articulation, d'où oo, quï, par une action différenciante en
même temps que par l'action fermante de la fin de syllabe, est devenu ou.

Les trois ou ont unifié leur timbre d'après celui de la fin, d'où : ū : *deucō >
*doucō > dūcō, *louceō > lūceō, coirā- > coerā- > courāuerunt > cūrāuerunt.

Il y a eu en latin un autre oi, plus récent, qui n'est pas allé aussi loin : classiq.
boena de *poina. En roman l'articulation finale a attiré à elle l'initiale en lui laissant
son arrondissement labial, d'où öe, puis, par une nouvelle action, elle lui a
fait perdre cet arrondissement qu'elle ne possédait pas elle-même, d'où ee, ę : pẹna,
cf. fr. peine.

La contraction.

Les notions générales qui ressortent de l'étude de la monophtongaison des
diphtongues facilitent l'intelligence du phénomène de contraction. Il y a entre les
deux cas beaucoup de points analogues : dans le premier cas ce sont deux parties
de voyelles qui sont en présence, dans le deuxième ce sont deux voyelles complètes ;
les principes qui déterminent les assimilations sont les mêmes : anticipation,
dominance, moindre-action. Mais si tout y est analogue, rien n'y est semblable,
et même à l'instant où l'une des deux voyelles entre dans la syllabe de l'autre et
constitue momentanément avec elle une sorte de diphtongue, on ne se trouve
plus dans le cas d'une diphtongue ordinaire, car à ce moment l'essentiel des assimilations
est accompli.

Quand deux voyelles distinctes sont en présence, l'une des deux est anticipante,
et c'est naturellement la deuxième ; la première est dominante parce que, venant
après une consonne ou un silence, elle constitue un changement de tension et
d'aperture plus considérable que la deuxième qui vient après une voyelle. En outre
quand l'une des deux voyelles porte un ton ou un accent, ou qu'elle est longue
alors que l'autre est brève, ou que sa région articulatoire ou son timbre jouit d'une
faveur spéciale, il peut se faire que cette qualité particulière lui donne le pas sur
sa voisine et rende son action prépondérante.

Quand les deux voyelles en présence ont le même timbre la contraction est
précédée d'un seul phénomène : la suppression, par moindre-action, du ressaut de
tension que demandait le début de la seconde voyelle (fig. 179). Les deux voyelles
articulées avec une tension unique constituent alors une monophtongue ; cette
monophtongue est naturellement longue, et elle garde le timbre des deux voyelles
qui l'ont constituée, sauf dans les langues où une différence de timbre est attachée
à la quantité. Il n'y a là aucune difficulté.

Quand les deux voyelles sont de timbres différents la contraction est précédée
d'une ou plusieurs assimilations partielles qui amènent les deux voyelles au même
timbre ou à peu près : elles peuvent alors rester un certain temps côte à côte
avant de se contracter en une seule ; cf. hom. horçô, horçôsa, horáasthai de horáō,
horáōsa, horáesthai.

Il est intéressant de reconnaître dans quel ordre les phénomènes se sont succédé,
et de voir à quel moment le dissyllabisme a cessé.

Ainsi en français traïtre, gaïne sont d'abord devenus *traëtre, *gaëne par diminution
de fermeture de l'i sous l'influence de l'aperture maximale de l'a, puis la
225deuxième voyelle, qui était accentuée, a, par anticipation, attiré la première à son
point d'articulation, d'où *treëtre, *geëne ; c'est après cela que les deux tensions se
sont réduites à une, par moindre-action, d'où *mētre, *gēne (écrits maître, gaîne).

Les dialectes grecs, avec leurs contractions si nombreuses et si variées, fournissent
une mine extrêmement riche. On va examiner les principaux types qu'ils
présentent et on les suivra de préférence par dialecte, parce que chaque dialecte, de
même qu'il a son système phonique propre, a aussi son système de contraction
particulier.

En ionien, quand l'anticipante a la possibilité d'agir, c'est toujours elle qui agit
la première ; la dominante n'entre en action qu'après, pour achever l'unification
des timbres.

ăĕ et ăē sont devenus ā : kuibernāte de kubernáete, àriston « déjeuner » de *ayeriston,
àkōn de *a-wekōn, Kàr de *Kawḗr, ādḗs de *a-wēdḗs. L'e, qui a moins d'aperture,
même lorsqu'il est ouvert (ē), que l'a et qui est articulé plus en avant, tend à
fermer l'a et à le ravancer (a antérieur), mais il n'a pas la force de l'amener jusqu'à
son aperture et son point d'articulation ; son action n'est pas visible ; c'est l'a,
dominant par sa position, qui s'assujettit l'e (bref ou long, fermé ou ouvert) et lui
impose son timbre (hom. horáasthai). La contraction ne s'est produite que plus tard,
et bien qu'elle soit très ancienne dans le cas de aye (beaucoup moins dans celui de
awe), elle est d'une époque où la mutation ionienne de ā en ē ne s'opérait plus.

ẹa, quand il s'est contracté, est devenu ē. Même procès : l'ĕ était une voyelle
fermée ; l'a, voyelle de plus grande aperture, ouvrant l'e, en a fait un e ouvert ; puis
ce dernier a étendu son timbre à l'a, d'où ē : ẽros de éaros, eksēkontaetẽ de -etéa, ḗn
« si » de ei-án. Cet ē sorti de s'est confondu avec l'ē sortant d'un ā primitif, et
l'altique, qui possède la même contraction de ea en ē, a ramené cet ē sorti de à
ā dans les mêmes conditions que l'ē sorti de ā : hugiã de hugiẽ de hugiéa,

ēă, ēĕ sont devenus aussi ē : eirëtai 3e plur. = *eirëtatai, hélios de *hëelios. La
deuxième voyelle s'est résorbée dans la première, qui était déjà longue, sans en
changer le timbre ; l'a ne pouvait pas ouvrir l'ĕ qui l'était déjà, ni l'attirer à son
point d'articulation ; l'e n'avait pas la force de fermer l'ē : les deux timbres étaient
trop voisins, et l'ē était préservé par sa longueur d'une pareille altération.

, (écrit oei) se sont contractés en ō (écrit ou) : truhhoũtai, pleíous, boũs =
bóes, didoũn = *didoein. Les deux voyelles étaient fermées, et au même degré. L'
ne pouvait donc exercer sur l' aucune action à ce point de vue. Il aurait pu
seulement, si son timbre avait été favori, attirer l'o à son point d'articulation ; mais
c'est précisément la région d'articulation de l'o qui était favorite en ionien. L'action
de la dominante s'est donc seule manifestée, étendant son timbre à la voyelle
suivante, d'où ọọ, .

ọè est devenu ō : bōsai de bóēsai. L'anticipante, qui était ouverte, a ouvert l'o,
qui lui a ensuite imposé son timbre ; a naturellement donné le même produit :
prōn de *prṓwēn.

ẹọ, ẹô ne se contractent guère en ionien. Ils arrivent vite à la phase monosyllabique,
mais par une voie qui ne ressortit pas à l'assimilation. Les rares graphies
avec ou de eo peuvent être des atticismes.

ọa est devenu  : kakíō plur. ntr. de -oa. L'o était fermé ; l'a, voyelle d'aperture
maximale, l'a ouvert, puis s'est soumis à lui ; ôa a donné naturellement le même
produit : zōgréō de *zōw-agréō.

ăç, ăç, ăô ont donné aussi le même produit o : orōntes de -ăọ-, orōsin de -ăọ-,
226nikõn de -aô-. Ce n'est pas, comme on l'enseigne partout, la deuxième voyelle qui
est devenue ô en se contractant avec l'a dans le premier cas et en l'absorbant dans
les deux autres, d'abord parce que dans les deux premiers cas le résultat eût été
un o, et surtout parce que les contractions ne se font ni dans ce sens ni de cette
manière en ionien. C'est, comme toujours en ionien, l'anticipante qui a agi la première ;
elle a rapproché l'a de son degré d'aperture et en outre, à cause de la
prépondérance qu'elle tenait de son articulation dans la région favorite en ionien,
elle l'a rapproché de son point d'articulation ; elle en a donc fait un å, puis un ǫ.
C'est après cela que s'est exercée l'action de la dominante, qui n'a d'ailleurs eu
qu'à ouvrir le timbre de l'o dans les deux premiers cas.

En attique les contractions se font de la même manière qu'en ionien, mais elles
sont plus avancées, c'est-à-dire qu'elles sont faites dans des cas où l'ionien ne les
avait pas accomplies. On notera que :

ọẹ est devenu ô : hrígōte de hrigṓete. La longueur de la première voyelle a empêché
la fermeture de son timbre sous l'influence de l'e fermé ; cf. le cas de ẹẹ > en
ionien.

> ā : phānós de phaeinós ; cf. ion. aẹ, ae > ā.
ẹọ > o (écrit ou) : génous de géneos. Pourquoi n'a-t-on pas eu ē ? En attique
comme en ionien c'est toujours la deuxième voyelle, quand elle a la possibilité
d'agir, qui agit la première. Les deux voyelles initiales étaient fermées et de même
aperture ; la deuxième ne pouvait agir sur la première qu'en l'attirant de l'autre
côté de la voûte palatine, à son point d'articulation ; elle l'a pu grâce à la prépondérance
qu'elle devait à sa région articulatoire, qui était favorite en attique
comme en ionien.

En éolien et en thessalien les contractions se sont faites comme en ionien et en
attique quand les deux voyelles étaient brèves :

ae > ā : timâtō de timăetō.

oe > o (écrit en thessalien ou) : thess. apeleutheroústhein (ou de oe).

Mais quand l'une des deux voyelles était longue, sa durée l'a rendue prépondérante :

āĕ > ā comme ăĕ et à plus forte raison : hàlios de hāwélios.

ōă > ō : prōtos comme en ionien. Mais dans ŏā devenu ō et dans ăō devenu ō :
bāthóēmi de boāth-, sṓtēr de sa(w)ṓtēr, la force d'anticipation de la deuxième voyelle
accrue de la durée l'a rendue prépondérante et l'a mise en état de l'emporter sur
la dominance de la première voyelle, c'est-à-dire que l'anticipation a modifié le
timbre de telle sorte que lorsque la dominante aurait pu agir elle n'avait plus rien
à faire.

Dans āō, la dominante renforcée par sa durée n'a pas pu être attaquée par l'anticipante :
tãn de tâôn.

En dorien on retrouve les mêmes phénomènes qu'en ionien attique et en éolien :
anticipation, dominance, prépondérance de quantité et de timbre, et comme particularité :
faveur spéciale du timbre a au détriment du timbre o. Pour simplifier
et ne pas répéter toujours les mêmes explications il suffira de présenter quelques
exemples en trois groupes 197.

α — deux voyelles brèves : oe > ō comme en ionien : elássōs de *elássoes ; —eo
227> ō comme en attique : eukharistõmes de -éomes ; - — ae > ē, l'anticipante ayant
rapproché du sien le point d'articulation de l'a : hórē de hórae.

β — prépondérance des longues : āe > ā : hàlios de hāélios, phōnãnta de phônaenta ;
> ō, comme eo : aphairōntai de aphairéōntai ; — de ē, comme ae :
horēte de hordēle.

γ — faveur du timbre a de préférence au timbre o, quelles que soient la place
et la quantité : ao, , āo, āō > ā : epâksā de epâksao, gelăn de geláōn, euergétā de
-ao, tãn de taon ; — oa, ōa > ā : Timãnaks de *Timó-anaks, prãtos de *prṓatos.

De ce long chapitre il n'y a pas lieu de tirer d'autre conclusion générale que
celle qui a été présentée au début, page 186 : qu'il s'agisse de deux voyelles, d'une
voyelle et une consonne, ou de deux consonnes, c'est toujours le plus fort des
deux phonèmes qui l'emporte sur l'autre.228

III
La différenciation

La différenciation 198 est un phénomène qui a pour effet de rompre la continuité
d'un mouvement articulatoire soit au cours d'un phonème unique, soit dans l'ensemble
de deux phonèmes différents mais contigus. C'est dans une certaine
mesure le contraire de l'assimilation. L'assimilation est due à un relâchement articulatoire,
la différenciation est un renforcement. L'assimilation tend à unifier et à
confondre deux mouvements articulatoires plus ou moins semblables l'un à l'autre,
la différenciation à les rendre plus distincts l'un de l'autre. La cause de la différenciation
est, d'une manière générale, la peur inconsciente d'une assimilation qui
altérerait l'économie des mots ; elle obvie au danger soit en accentuant les
caractères différents de deux phonèmes qui se ressemblent, soit en développant un
élément phonique embryonnaire qui apparaît spontanément entre deux phonèmes
et que l'assimilation tend à étouffer.

Qu'est-ce à dire en ce qui concerne l'implacabilité des lois phonétiques, s'il est
vrai que l'on peut rencontrer les deux phénomènes contraires ? Simplement que si
les deux phénomènes apparaissent dans la même langue et à la même date, ils ne
s'appliquent pas aux mêmes phonèmes ou groupes de phonèmes ; s'ils s'appliquent
aux mêmes phonèmes ou groupes de phonèmes c'est dans des langues différentes
ou a des dates différentes. Chaque langue a son système phonique propre,
et les tendances d'un système peuvent changer avec le temps. D'autre part il est
très fréquent, comme on va le voir, que des phonèmes ou groupes de phonèmes
en cours d'évolution soient soumis alternativement, avant d'arriver à un état plus
ou moins stable, à des phénomènes d'assimilation et de différenciation, les uns
n'étant guère que des réactions contre les autres.

Un phonème complet comprend, comme on sait, trois parties nettement différentes
l'une de l'autre, la catastase, la tenue, la métastase ; la tenue elle-même
n'est jamais égale du commencement à la fin, mais elle est tantôt à tension musculaire
croissante, tantôt à tension décroissante. Tout cela suppose des différences
d'aperture, d'intensité, de hauteur, de timbre plus ou moins considérables suivant
les cas et suivant les langues. Pour peu que certaines de ces différences s'accroissent
ou diminuent le phonème change de nature ou produit une impression acoustique
qui le fait ressembler davantage à un autre phonème connu.229

Par exemple, comme les voyelles sont généralement en contact immédiat avec
des consonnes, c'est-à-dire avec des phonèmes beaucoup plus fermés qu'elles, il est
naturel qu'elles soient plus fermées au commencement et à la fin. Soit at ou ta ;
puisqu'il n'y a pas d'arrêt entre l'émission de l'a et celle du t, il se trouve forcément
un moment où les organes passent de l'occlusion du t à l'ouverture de l'a ou de
l'ouverture de l'a à l'occlusion du t. Ce moment transitoire appartient à l'a, car le t
est fini ou n'est pas encore commencé. De même le t n'a ni même hauteur ni même
intensité que l'a, et là aussi une transition est obligatoire. D'autre part, la tenue des
voyelles étant toujours à tension décroissante, si la décroissance dépasse une certaine
limite la fin de la voyelle fait une impression tout autre que le commencement, et c'est
une des principales causes de la formation des diphtongues 199. Quand les variations
sont minimes, ou trop brèves pour être saisies par l'oreille, on considère la voyelle
comme une ; lorsqu'elles sont assez considérables pour qu'une partie de la voyelle
ressemble plus à une autre voyelle qu'à l'autre partie, la différence s'accentue jusqu'à
ce que la partie altérée devienne sensiblement identique à cette autre voyelle.

Il y avait en ancien français des diphtongues ei de provenances diverses, par
exemple dans aveir de habēre, teit de tēctu. L'e était un e fermé, c'est-à-dire que les
deux phonèmes e et i, articulés tous deux sur la partie antérieure de la voûte palatine
et avec des positions organiques presque semblables, étaient deux phonèmes
vocaliques aussi voisins que possible l'un de l'autre et tendant continuellement
à se confondre, soit en e, soit plutôt en i : ils étaient guettés par l'assimilation.
Mais le cerveau les avait préparés distincts, et les organes phonateurs s'efforcent
d'exécuter de leur mieux l'ordre qu'ils ont reçu de les articuler distincts
l'un de l'autre ; tâche délicate, tâche difficile qui attire leur attention et appelle
leurs soins. La peur inconsciente d'une assimilation voilà le point de départ, la
cause de toute différenciation. Par crainte de laisser les deux phonèmes se confondre,
ils tendent involontairement à accentuer leurs différences. Or l'i occupe
le point d'articulation le plus avancé que connaisse le système vocalique français ;
il ne peut pas être articulé plus en avant. C'est donc le point d'articulation de l'é
qui va être écarté de celui de l'i. Ici deux marches sont possibles, celle de l'allemand
et celle du français. En allemand l'é écarte progressivement son point d'articulation
de celui de l'i tout en augmentant d'aperture : éin devient èin, puis ain ; à ce
moment l'assimilation va reprendre ses droits, car le but a été dépassé : on a accolé
dans la même syllabe les deux apertures maximale et minimale, ce qui n'était pas
nécessaire et qui demande un déplacement organique plus considérable qu'il n'était
utile ; l'a rapproche donc légèrement des siens le point d'articulation et le degré
d'aperture de l'i, d'où aén, qui est la phase actuelle, phase instable et ne pouvant
durer que dans une langue à articulation vocalique un peu molle. En français l'é
a écarté son point d'articulation de celui de l'i sans changer de degré d'aperture ;
dans ces conditions aucune transition douce n'était possible, mais seulement un
déplacement brusque : il passe d'un coup de l'avant du palais à la place correspondante
en arrière du sommet de la voûte palatine : c'est le domaine de l'ó fermé.
Il prend en même temps l'arrondissement labial, dont ne peut se passer un o
français. On a donc oi (prononcé comme il est écrit) ; mais il y a alors, comme plus
haut en allemand, plus d'écart qu'il ne faut entre les deux points d'articulation et trop
de déplacement organique. L'i rapproche donc légèrement son point d'articulation
230de celui de l'ó, d'où óé. Les deux phonèmes sont bien différenciés, mais forment
une diphtongue misérable, les deux phonèmes ayant même degré d'aperture. C'est
un état instable ; les organes cherchent inconsciemment à l'améliorer en accentuant
la différence entre les deux phonèmes par l'augmentation de l'arrondissement
labial, ce qui fait reculer tout l'ensemble d'un degré vers l'arrière, d'où (prononcé
ouè en orthographe française). Le remède a été pire que le mal, la nouvelle
diphtongue ayant un second élément plus ouvert que le premier, ce qui constitue
une anomalie phonologique et par suite un état fort précaire. Heureusement la
langue française était alors en train de perdre la faculté de prononcer des diphtongues ;
elle éliminait les normales en les monophtonguant et celles dont le premier
élément était plus fermé que le second en consonifiant le premier. Alors
devient , qui pourra durer plusieurs siècles, bien qu'il présente le fait insolite en
français (où l'on dit éqwateur, mais éqẅestre) d'une spirante vélaire devant une
voyelle prépalatale. La régularisation s'est faite par un léger recul de l'è, qui s'est
rapproché du w de manière à sortir de la région prépalatale proprement dite : wa.

Cet exemple est assez net et assez riche pour qu'il fasse bien comprendre, sans
qu'il soit utile d'en invoquer d'autres, le jeu de la différenciation agissant sur des
éléments vocaliques. Les consonnes nous retiendront plus longtemps.

La différenciation peut trouver l'occasion d'intervenir même dans l'évolution
d'une occlusive sourde, c'est-à-dire d'un phonème qui est une momentanée (au
point de vue acoustique) et qui n'a pas de vibrations glottales. Soit le mot latin
cēra. Il commençait par une occlusive à articulation postpalatale (k) suivie d'une
voyelle à articulation prépalatale (e). L'assimilation rapproche peu à peu le point
d'articulation du k de celui de l'e, si bien que le k franchit le sommet de la voûte
palatine et s'articule légèrement en avant au point même d'articulation de l'é. Là
il se mouille, toujours par assimilation, au contact de l'e, c'est-à-dire que sa métastase
devient un élément spirant de la nature du yod, tout en restant sourde ; c'est
alors un . Mais ce phonème est articulé à la limite qui sépare le domaine du k
de celui du t, et il est tantôt dans l'un tantôt dans l'autre, tantôt tantôt tʼ, avec
une tendance très nette à se fixer dans le domaine du t ; voyez la prononciation
des gens « tʼi habitent le cintʼème ». D'autre part rien n'est plus bref et plus fugitif
qu'une métastase, et celle-ci est d'une nature (yod sourd) à laquelle ne correspond
aucun phonème existant dans le système phonique de la langue. L'assimilation continue
donc à agir sur ce phonème, ou plutôt tʼ, pour réduire sa métastase bizarre,
c'est-à-dire pour le ramener à un k ou a un t purs ; mais cette métastase particulière,
que l'on note par un accent ', reparaît continuellement au contact de l'e. Cet
espèce de tiraillement représente un état éminemment instable, qui appelle l'intervention
de la différenciation. Elle renforce cet embryon de phonème nouveau qui
est constitué par cette métastase d'un caractère spécial, et en fait un phonème
complet ; mais comme il n'y a pas de yod sourd dans la langue, ce phonème nouveau
sera l'un de ceux qui ressemblent le plus à un yod sourd dans le système de
la langue ; s'il s'assimile au t se sera une sifflante dentale : fr. ts- (cire), aujourd'hui
s- ; s'il s'assimile à l'e ce sera une sifflante chuintante : ital. tš- (cera).

A plus forte raison la différenciation peut avoir prise sur une consonne continue
et sonore. Les langues romanes n'avaient pas hérité de w à l'initiale parce que le
latin vulgaire n'en possédait pas : ceux de l'ancien latin étaient devenus des v.
Quand les invasions germaniques leur en apportèrent elles eurent de la peine à les
prononcer parce que leurs systèmes phoniques n'en comportaient pas ; l'attention
231des organes se porta donc naturellement sur ces phonèmes et ils firent effort pour
les articuler correctement. Mais une augmentation d'effort opérant sur une spirante
produit une pression plus forte et, par suite, augmente la fermeture, qui peut aller
jusqu'à l'occlusion. Cet effort ne se porte d'ailleurs ici que sur la mise en train d'un
phonème continu et son attaque seule est occludée. La seule occlusive sonore articulée
sur le voile du palais, comme le w, dont ces langues disposent est un g, et
c'est donc un g qui s'ébauche à cette place et que la différenciation développe et
affermit, d'où gw : germ. wardan > ital. guardare, fr. garder (par gwa-), prov., esp.,
port. guardar. Ce phénomène n'est pas rare dans les langues du monde ; on le trouve
dans d'autres langues indo-européennes, comme le brittonique : gall. gweddw
« veuve », cf. skr. widhávā, lat. uidua, got. widuwo, v. sl. vĭdova, ou l'arménien :
gorc « œuvre », cf. zd verezyeiti « il agit », gr. érgon, éléen wárgon « œuvre », got.
waúrkja « j'agis », et aussi dans d'autres langues de groupes tout différents, telles
que l'inibaloi (langue indo-nésienne) où « huit » se dit gualo = indon. commun
walu.

L'évolution la plus ordinaire des géminées consiste en leur réduction, par assimilation,
à une consonne simple : les deux tenues opposées se fondent, par moindre
action, en une tenue unique et longue, qui est croissante ou décroissante selon le
système syllabique de la langue, mais le plus souvent croissante, puis, les consonnes
à tenue longue n'étant pas monnaie courante, la tenue longue se réduit à une
tenue ordinaire. Il y a pourtant des cas où c'est la différenciation qui intervient,
et précisément pour empêcher la réduction. C'est particulièrement rare pour les occlusives.
L'indo-européen en présente un bel exemple. Cette langue, comme beaucoup
d'autres, évite d'une manière générale les consonnes doubles et les réduit à une
consonne simple. Ainsi quand la morphologie amène en contact à la 2e pers. sing.
indic. prés. la racine* es- « être » avec le suffixe -si, soit *es-si, l'indo-européen en
en fait
*ési (skr. ási, zd ahi, att. ). Mais quand la dérivation met en contact deux
occlusives dentales, le besoin psychique de ne pas les confondre donne lieu à une
différenciation. Tandis qu'en se groupant avec le second t pour former une consonne
géminée le premier t perd son explosion, la différenciation rend les deux t complets,
c'est-à-dire que la pointe de la langue se détache du palais entre les deux et qu'ils
ont chacun une catastase, une tenue et une métastase. Or la métastase d'une occlusive
tombant sur une autre occlusive est forcément spirante, et la première occlusive
est dès lors une affriquée. C'est-à-dire que tt, dd deviennent tÞt dðd ; puis,
comme la langue ne connaît pas les spirantes Þ et ð, elle les remplace instantanément
par ce qu'elle possède de plus voisin, d'où tst, dzd, que la différenciation développe
et affermit en tst, dzd. Aucune langue indo-européenne historique n'a gardé
ces groupes tels quels : chacune les a traités suivant sa phonétique propre. En iranien,
en baltique, en slave, en grec ils sont devenus st, zd par une assimilation
très naturelle de la première dentale avec l'élément spirant qui la suivait, assimilation
qui a eu pour effet d'accentuer la différenciation et de donner lieu à un produit
stable. En celtique, en latin, en germanique ils ont donné ss et zd, sous réserve de
modifications ultérieures. Ce traitement ss, résultat d'une assimilation du groupe
tout entier avec l'élément spirant, montre que le produit st, zd ne remonte pas à
l'indo-européen, car le groupe indo-européen -st- (dû au rapprochement d'un s
ancien avec un t ancien) n'est pas devenu ss en latin : uestis, ni en germanique :
batists. En sanskrit tt préindo-européen est représenté par tt universellement et dd
l'est le plus souvent par dd. Il n'en faut pas conclure que le tt primitif s'est transmis
232intact jusqu'au sanskrit et que ce sont les autres langues qui l'ont modifié individuellement
et postérieurement à la séparation des langues indo-européennes ; car
le traitement iranien présente une altération du groupe qu'il serait difficile de ne
pas faire remonter à la période d'unité indo-iranienne, le sanskrit lui-même, par
des formes comme dehí « donne » qui suppose *dazdhi = zd dazdi, montre qu'il n'a
pas échappé à l'altération dans le groupe sonore, et que, s'il n'en présente aucune
trace dans le groupe sourd, cela tient à une innovation hindoue. Le tt du sanskrit
peut en effet s'expliquer en sanskrit même comme remontant à tst, car dans cette
langue tst provenant de t + s + t devient régulièrement tt et d'une manière générale
un s s'évanouit toujours entre une occlusive sourde quelconque et un t :
exemple alipta de *alipsta, 3e sg. moy. correspondant à 3e plur. alipsata, aor. en s
de limpáti « il enduit ». On peut supposer aussi que la première occlusive dentale
a été reprise en sanskrit, par analogie, aux formes du radical où elle était à nu.
C'est en effet l'explication que l'on fournit d'ordinaire pour rendre compte des
formes comme daddhí « donne » ; mais comme cette explication ne peut pas convenir
à certaines formes isolées, le plus probable est que le traitement dd est dialectal
en face de zd ; le sanskrit est dans une certaine mesure un mélange de dialectes.
Le traitement tt pourrait aussi être dialectal, et il ne nous serait parvenu aucun
exemple du traitement st ; mais cette explication n'est pas nécessaire, car, comme
le montre le germanique avec ss en face de zd, il n'est pas obligatoire que l'évolution
du groupe sourd et celle du groupe sonore soient rigoureusement parallèles.
Voici quelques exemples du traitement général : de la racine *sed- « être assis »
devint un t (soit *sed-t-, *set-t-, *setst-s) on a skr. sattaḥ « assis », zd hastō, lat. -ses-sus,
— de la racine *weid- « connaître » devant un th (soit *weid-th-, *weit-th-,
*weitsth-) on a skr. véttha « tu sais », gâth. vōistā, gr. oĩstha ; — de la racine *med« être
gras » devant un d (soit *med-d-, *medzd-) on a skr. medaḥ « graisse », vha.
mast « engrais » ; — de la racine *dō « donner », redoublée, devant un dh (soit
*ded-dh, *dedzdh-) on a skr. dehí « donne », zd dazdi.

Tout à fait analogue au développement d'une spirante entre deux occlusives dentales
est celui d'une consonne entre deux voyelles en contact. Cette consonne
adventice a beaucoup moins pour objet de supprimer l'hiatus, comme on le dit
généralement, que d'empêcher la contraction qui bouleverse l'économie du mot
en lui faisant perdre une syllabe. La peur subconsciente de l'assimilation attire
l'attention des organes sur le point de jonction des deux voyelles, sur ce point
faible qui est constitué par la métastase de la première et la catastase de la seconde.
La métastase le plus souvent, la catastase dans certains cas 1100, est par le fait renforcée
et donne naissance à un embryon de consonne, qui devient rapidement une
consonne complète, sonore naturellement, et de point d'articulation voisin de celui
de la voyelle d'où il sort. La consonne ainsi formée est le plus souvent un y ou un w,
quelquefois un  ; c'est un y si elle sort d'une voyelle proprement antérieure, è, é
ou i ; un w si elle sort d'un o ou d'un u ; un , un w ou un y (ce dernier
pouvant n'être que le substitut du ) si elle sort d'un ü ; un w si elle sort d'un a
postérieur et peut-être un w ou un y si elle sort d'un a antérieur 1101. Quand le w, y,
qui naissent ainsi, ne sont pas des phonèmes d'usage courant dans la langue, ils
sont remplacés par les plus voisins que possède le système phonique ; ces substituts
233sont le plus fréquemment : v, ƀ, ou même par un renforcement nouveau qui est dû
encore à la différenciation : b, g. Voici quelques exemples. A Damprichard (Franche-Comté)
cathedra est devenu *čaiere, *čawīre, *čavīr et enfin čèvīr ; — *fēiitta « jeune
brebis » est devenu *fwèéte, *fwèyéte, *fwèyéte, fwayòt ; — cōtariu « étui de pierre à
faux » est devenu *cuī, *cuwī, cuvī ; — rotariu « charron » est devenu *ruèyī, ruyī.
Ces deux derniers mots sont en français coyer, Royer, peut-être d'origine dialectale ;
en tout cas, ils sont dus à une évolution différente : tandis qu'à Damprichard le
ie provenant de l'a du suffixe -ariu est devenu ī, en français il est devenu ye, et
le y de coyer, Royer appartient au suffixe et n'est pas issu de la voyelle qui le
précède. — A Gap audire est devenu óuvir, laudare est devenu lóuvar ; à Sarlat
audire > óubi ; coda, qui est kúwə à Bazas, est cougo à Béziers ; dans quelques
parlers aquitains *granucula a donné gragoulhe, par *grawoulhe ; dans divers patois
du midi agustu est devenu avoust et agoust, par *awust ; en rhodanien Louis se
dit Louvis, tuer se dit tuia (ce y est-il sorti directement de l'ü ou est-il le substitut
d'un  ?) ; le même tuer est en landais tüwá, tùbá, tiwa (ce w est sans doute le
substitut instantané d'un , et à Béziers il s'est renforcé en g : tuga) ; à Nions
pēduculu > pevou, medulla > mevoulo ; mātāru est à Nions mavür, à Damprichard
mèvür, et ce v est le substitut d'un w qui est issu vraisemblablement de l'a, mais
à Chabeuil on a maiür, dont l'i (y) est ambigu : est-il sorti directement d'un a
antérieur ou bien est-il le substitut d'un issu de l'ü qui suit ? Dans le Rouergue
sagīnu se dit sagui ; ce g n'a certainement rien de commun avec celui du
mot latin ; mais sort-il d'un w, une phase *sawin n'ayant rien d'impossible, ou
n'est-il pas plutôt un exemple d'un y (cf. Dampr. sèyĩ) renforcé en g prépalatal ?
Les produits de sabūcu, à Saint-Agrève saiü et dans certaines parties du Gévaudan
sagü(t) posent un problème analogue ; le g sort d'un w qui peut être issu de l'a ou
être le substitut d'un sorti de l'ü ; l'i (y) peut être issu directement de l'a ou être
le substitut d'un sorti de l'ü. A Menton la finale -ata est devenue -aia ; le y peut
être issu du premier a, mais il n'est pas impossible qu'il soit le représentant du t
devenu đ, puis renforcé par différenciation au moyen du substitut y au moment où
il allait disparaître.

Quand les deux consonnes d'une géminée sont des continues la différenciation
ne développe pas une consonne nouvelle entre les deux, mais se borne à altérer
l'une des deux. Ainsi l'espagnol avait transformé les -nn- et les -ll- de son vieux
fonds respectivement en ñ et l'. Quand il reçut ultérieurement par voie savante
des mots comme pennone ou cella il n'était plus apte à articuler leurs géminées
puisqu'elles n'existaient plus dans son système, et (l'autre part la période de leur
changement en consonnes mouillées était périmée. Il éprouva donc une difficulté
particulière pour les articuler et fit effort pour y réussir, avec la crainte que leurs
deux tenues, que ne séparait ni métastase ni catastase, ne se confondissent en une
seule par assimilation. Cet effort se porta naturellement sur celle des deux qui
était déjà la plus forte, c'est-à-dire sur la seconde qui avait une tenue croissante et
était appuyée par la première. Or les deux occlusives du premier mot avaient une
occlusion de nasale, c'est-à-dire une occlusion faible ; en la renforçant ils firent de
cette occlusion faible une occlusion forte, que seule peut comporter une occlusive
orale et qui ne peut être obtenue que par le relèvement du voile du palais ; par
conséquent la nasalité disparaît et le deuxième phonème est une occlusive orale,
d'où pendon. Pour le deuxième mot il n'y avait pas d'occlusion du tout, mais
seulement une ébauche d'occlusion avec une fuite latérale ; le renforcement supprime
234la fuite, d'où celda. On a un traitement semblable de -mm- par exemple en
calabrais, où l'on a fait cambera de lat. camera par l'intermédiaire de *cammera.

Le cas des géminées est loin d'être le plus fréquent. Le plus souvent c'est entre
deux phonèmes primitivement distincts que se produit la différenciation. A got.
Þliuhan « fuir » correspond v.h. all. fliohan, v. sax. fliohan, ags. fléon, v. isl. flýja ;
l'l est une spirante dentale à glissement, le Þ est une spirante interdentale ; la
différenciation a écarté légèrement les points d'articulation et a fait du Þ la spirante
interlabiale f devenue plus tard labiodentale. A got. saíhs « six » le haut-allemand
répond par sechs, prononcé seks ; la spirante h courait le risque de s'assimiler à la
spirante s, qui a moins d'aperture et est plus tendue ; le phonème menacé a attiré
l'attention articulatoire, ce qui lui a valu une pression plus forte allant jusqu'à
l'occlusion. En norvégien de l'ouest au XIVe siècle, en norvégien de l'est en 1400,
au nord et à l'ouest de l'Islande plus tard hw est devenu kv : kvat (huat) « quoi »,
kvítur, kvítar (huítr) « blanc ». Il semble au premier abord que c'est le même cas
que le précédent ; pas tout à fait. Le w est devenu v labiodental vers la même
époque et le changement de h en k a certainement là son point de départ. Autant
l'articulation de hw est facile autant celle de hv est malaisée parce que le v demande
une fermeture buccale beaucoup plus considérable que le h ; il en résulte que
cet h, combiné avec le v, devient presque forcément plus fermé. La différenciation
ne fait qu'exagérer cette augmentation de fermeture, la poussant jusqu'à
l'occlusion, et produisant le groupe kv qui est très facile à articuler et dont les
deux éléments sont très différents l'un de l'autre. Ce cas est intéressant en ce
qu'il montre la différenciation n'intervenant pas seulement pour maintenir la
distinction entre les deux éléments, mais pour remplacer une prononciation
difficile et risquant d'amener une altération grave (ici le développement d'une
voyelle entre les deux éléments du groupe : həv) par une prononciation nette
et facile. Dans le cas de sechs, et aussi bien que dans celui de kvat, il est vraisemblable
que l'h n'est pas devenu d'un coup une occlusive, mais que l'occlusion
est apparue d'abord au point critique, à l'endroit où la métastase et la
catastase tendent une sorte de pont à l'assimilation ; la métastase de l'h est
devenue un embryon d'occlusive, qui s'est développé rapidement en une occlusive
complète ; puis l'h qui restait devant s'est assimilé à l'occlusion, assimilation
favorisée par l'action dissimilante de l's (v) qui suivait l'occlusion. Ce type
d'évolution est très net dans les cas suivants. En regard de skr. srávati on a v.
isl. straumr, v. sl. ostrovŭ, lett. strāwe ; l'assimilation menaçante était celle qui est
réalisée dans gr. érreon, katarréō, qui contiennent la même racine ; la différenciation
a augmenté la pression de l's jusqu'à l'occlusion de sa métastase, d'où str. De la
même manière nr, mr deviennent ndr, mbr quand l'r fait perdre à la fin de la nasale
la continuité, c'est-à-dire en l'espèce la nasalité : gr. andrós de *anros, fr. pondra
de *ponra, gr. mesēmbrínos de *mesēmrinos, fr. chambre de *chamre.

Le groupe mn est extrêmement sujet, on l'a vu dans le chapitre de l'Assimilation,
à s'assimiler soit en nn soit, moins fréquemment, en mm. Certaines langues
combattent son instabilité en le différenciant. En roumain, en gascon la voyelle
précédente a désoccludé l'm par extension d'aperture, en même temps que l'n, par
différenciation, lui faisait perdre la nasalité, d'où qui est devenu instantanément
u deuxième élément de diphtongue : roum. scaun, v. gasc. escaun de scamnu, v.
gasc. daun de damnu. Mais en roumain quand la voyelle précédente était un o elle
a consolidé l'm par une différenciation préventive qui a empêché la différenciation
235demandée par l'n, parce qu'elle aurait abouti à un u, phonème si voisin de l'o
pour le timbre et l'articulation qu'il aurait formé avec lui un groupe instable
tendant à la monophtongue ; de là roum. somn de somnu. En gascon l'o n'a pas
empêché la différenciation de mn en un, mais l'u à son tour à différencié l'o en a
pour empêcher la monophtongaison : v. gasc. daune de domna, sauneyar de somnizare.
On voit par là comment deux langues suivent des voies, très différentes pour
atteindre un même but : la stabilité du produit. Le traitement arménien est
analogue au traitement roumain : mn > wn : paštawn « culte » génit. paštaman,
mrjiwn « fourmi » génit. mrjman ; et après un u le groupe mn reste intact : šarjumn
« mouvement ». Mais il est bon d'ajouter son témoignage à celui du roumain parce
qu'il nous renseigne sur le traitement du groupe mn après une liquide ; la liquide
n'a pas une aperture assez grande pour faire perdre à l'm son occlusion et par suite
l'action de l'n n'a pas lieu de s'exercer : sermn « semence » cf. gr. spérma, getmn
« laine » cf. got. wulla.

En espagnol dans le groupe intérieur -lt- l'l était vélaire comme en latin, et il
s'est vocalisé en u deuxième élément de diphtongue après un a : otro de alteru (par
*autro, cf. port. outro), otero de altariu, soto de saltu, hoz de falce, coz de calce, etc.
Dans le groupe -ult- si l'l s'était vocalisé en u, on aurait eu deux u de suite qui se
seraient forcément fondus en un ; la peur de cette réduction a fait intervenir la
différenciation, qui a rejeté l'l à la place correspondante de l'autre côté du sommet
de la voûte palatine ; c'est le lieu de l'l mouillé (). Cet , difficilement prononçable
tel quel devant une occlusive, est devenu y, qui dans certains parlers a évolué en t
deuxième élément de diphtongue (port., léon. muito de multu) et dans d'autres a
mouillé le t (, puis  : castill. mucho, cuchillo de cultellu, escuchar de ascuchar de
ascultare, puchero de pultariu). Mais même en castillan le t ne s'est pas mouillé quand
il était devant un r : cast. buitre de vulture ; un se termine par un élément spirant,
auquel, par une différenciation préventive, l'r, qui est une spirailte lui-même, ne
permet pas d'apparaître devant lui.

En anc. espagnol toute consonne sonore intervocalique a subi, sous l'influence
des phonèmes de grande aperture qui l'entouraient, une augmentation d'aperture
qui a transformé les b, d, g en spirantes : ƀ, đ, g. Par la même augmentation d'aperture
les spirantes sonores, le z de casa, le đ de vezino, le ž de hijo devaient devenir des h
sonores à point d'articulation divers. Or le système espagnol ne comportait aucun
h sonore et dès leur apparition ces phonèmes risquaient d'être absorbés par les
voyelles entourantes. La crainte subconsciente de cette assimilation destructrice a
provoqué une réaction ou différenciation ; l'attention attirée par ces phonèmes en
péril les a renforcés et de douces qu'ils étaient en a fait des fortes, c'est-à-dire des
sourdes : casa avec s, vecino avec Þ, hijo avec x. Ayant ainsi perdu la sonorité, qu'ils
possédaient en commun avec les voyelles, ils s'en sont trouvés suffisamment
différenciés pour rester tels quels jusqu'aujourd'hui.

La différenciation d'une voyelle par une semi-voyelle de timbre et de point
d'articulation voisins est un phénomène assez fréquent. On en a vu plusieurs
exemples ci-dessus (p. 231) à propos de l'évolution d'une diphtongue. En voici
quelques cas qui sont caractéristiques. En latin uo- initial en syllabe fermée est
devenu ut- : uester de *uoster, uermis de uormis. Par crainte d'une assimilation en o
ou en u, le w (u) a fait perdre à la voyelle l'arrondissement labial et a repoussé
son point d'articulation vers l'avant du palais. En lituanien, dans le dialecte de
Slonim, uv devient iv : bruvai, zuves ont donné brivai, zives. En araméen commun
236uww est devenu iww ou eww : *ḥuzuwār « blanc » est en juif ḥwwār, en syriaque
ḥewwār. En éthiopien ūw et , īy et sont devenus ew et we, ey et ye : *zerūw
« semé » y est zerew, mewūt « mort » y est mewet, etc.

La différenciation est toujours préventive en ce sens qu'elle empêche un évolution,
en général une assimilation, en remplaçant le changement attendu par un autre ;
mais on ne lui donne d'ordinaire ce qualificatif que dans les cas où, au lieu de
changer la direction de l'évolution d'un phonème, elle empêche un phonème
d'évoluer, alors que isolé et abandonné à lui-même il aurait éprouvé un changement
déterminé. On en a entrevu quelques cas au cours de l'étude des exemples
précédemment cités ; en voici qui sont plus nets.

En germanique le phénomène connu sous le nom de première mutation
consonantique a transformé les p, t, k isolés respectivement en *ph (d'où f), *th
(d'où Þ), *kh (d'où x, puis h), cf. p. 168. Mais à lat. noct-, par exemple, il répond
par naht- (got. nahts « huit ») et non *nahÞ-. La première des deux occlusives est
devenue une aspirée, comme si elle avait été isolée ; d'une part l'aspiration de
cette consonne a dépensé une quantité de souffle qui n'en a pas laissé suffisamment
de disponible pour munir aussi la consonne suivante d'une aspiration (c'est pour
cela qu'il y a fort peu de langues qui tolèrent deux aspirées de suite) ; d'autre part
deux aspirées telles que -khth- auraient constitué un groupe éminemment instable,
qui se serait réduit tôt ou tard, soit par la désaspiration de la première, soit par
l'assimilation de la première avec la seconde ; en troisième lieu l'augmentation de
pression que demande une occlusive venant après un élément spirant attire sur le
deuxième phonème l'attention des organes phonateurs, qui le renforcent jusqu'à
occlusion de la glotte. Chacune de ces trois causes aurait été suffisante pour
empêcher le développement d'une aspiration après la seconde occlusive.

Très analogue est le cas suivant. En germanique, à la même époque, une
occlusive sourde ne devient pas non plus aspirée après un s : got. speivan « cracher »,
cf. lat. spuō ; got. staÞs « lieu », cf. lat. statiō ; got. skaban « gratter », cf. lat. scābī.
Les causes sont ici les mêmes que dans le cas précédent. Ce phénomène mérite
qu'on y insiste quelque peu à cause de son extension. On a vu plus haut (p. 169-170),
par l'opposition de angl. time (c'est-à-dire thaïm) avec school (prononcé
skūl), qu'il se produit encore aujourd'hui dans les langues germaniques. Dans
divers dialectes grecs, tels que l'attique, un t s'est régulièrement assibilé devant
un i : básis « marche » = skr. gátiḥ, c'est-à-dire que le t est devenu ty, puis ts avant
de passer à s ; mais il est resté intact quand un s précédait le t : ésti « il est ». Cette
action de l's, qui a été si nette pour empêcher le développement d'un élément
spirant après l'occlusion, ne semble pas avoir été en général assez forte pour faire
tomber un élément spirant qui existait d'avance à cette place. Ainsi l'on a en grec
skhízõ, cf. skr. chinátti ; oĩstha, cf. skr. vettha ; spharagéomai, cf. skr. sphūrjati ; il en
est de même en attique vulgaire pour les groupes skh, sph provenant d'une interversion
de khs, phs : att. vulg. euskhámenos, sphukhḗ = euksámenos, psukhḗ écrits en
ancien attique avec kbs, phs. En arménien *ph indo-européen est resté ph à l'initiale :
phukh « souffle », cf. gr. phũsa « soufflet », lit. pũsti « souffler » ; après un s
il est resté de même ph : sphiwṙ « dispersion », cf. skr. sphuráti « il se débat »,
D'autre part ind.-eur. *k est devenukh en arménien : kherem « je gratte », cf. gr.
keírō ; mais un s placé devant a empêché cette aspiration non héréditaire de se
produire : skund « petit chien », cf. v. sl. štenę, russ. ščenók « jeune chien, jeune
loup ».237

En latin les voyelles brèves inaccentuées a, e, o se sont, d'une manière générale,
fermées en e, puis en i, en syllabe ouverte non initiale, adigō de ad-ag-, comprimō
de com-prem-, nouitās de nouo- ; mais après un i leur évolution s'est arrêtée à la
phase e, parce que, si elles étaient allées jusqu'à i, les deux i se seraient fondus en
un par assimilation : uariegāre de uari-ag-, pariĕtis génit. de pariēs, societas de socio-.

Un des plus beaux exemples de différenciation préventive est fourni par le
français. On sait que dans cette langue les voyelles è, ò, é, ó accentuées se sont
diphtonguées d'une manière générale en ie, uo, ei, ou ; et il faut y ajouter a qui est
devenu avant de se monophtonguer en è. C'est-à-dire que le commencement
ou la fin de ces voyelles, suivant leur timbre, est devenu plus fermé que l'autre
partie. Quand ces voyelles se sont trouvées immédiatement suivies d'un y, de
provenance quelconque, une différenciation est intervenue en tant qu'agent conservateur.
Le y est la plus fermée des sonantes françaises. Quand la voyelle avec
laquelle il se trouvait en contact était ouverte et par conséquent devait se fermer
dans sa première partie, il n'en a pas empêché la diphtongaison ; il l'a même
favorisée, car il tendait par différenciation à maintenir et même à accentuer l'ouverture
de la seconde partie qu'il suivait immédiatement : vieil de uèclu, *lie-it, lit de
lèctu, *uo-istre, uistre de òstrea, ueil, œil de òculu. Mais quand il suivait une voyelle
fermée, c'est-à-dire une voyelle qui devait se fermer davantage dans sa deuxième
partie, il a empêché cette partie de se fermer davantage et la voyelle ne s'est pas
diphtonguée : maille de mac(u)la, ma-i (qui assonna jusqu'au XIe siècle avec les
mots en a), mai de maiu, soleil de solic(u)lu, te-it, toit de téctu, genoil (genou) de
genuc(u)lu, vo-is, voix de uóce.

Un type de différenciations préventives qui n'est pas moins intéressant au point
de vue psychologique que les précédents est celui qui consiste, en morphologie
et particulièrement dans la dérivation, à écarter un morphème dont la jonction
avec le précédent produirait une suite de phonèmes ou imprononçable dans le
système phonique de la langue ou susceptible d'éprouver instantanément une
réduction qui ôterait au mot la clarté nécessaire ; on le remplace par un morphème
de valeur équivalente, qui ne donne lieu à aucune rencontre fâcheuse.

En moyen-allemand, depuis le XIIIe siècle, -elchen a remplacé -chen après une spirante
prépalatale (ch ou g) ; on dit schäfchen, gärtchen, brünnchen, mäulchen ; on dit
aussi sans difficulté štöckchen, säckchen, štickchen, et de même dans la Prusse orientale
kuchchen, bachchen, bauchchen, etc. parce que les points d'articulation sont
fort différents, les ck des premiers exemples et le premier ch des derniers étant
vélaires, tandis que le ch de -chen est prépalatal. Mais on dit bächelchen, dächelchen,
bichelchen, wägelchen. En effet une forme telle que *bächchen aurait été imprononçable
dans cette langue qui ne possédait pas de géminées de cette nature, et une
forme réduite à bächen n'aurait pas pu être comprise comme un diminutif.

En bas-allemand le suffixe diminutif -kīn a remplacé le suffixe diminutif -līn,
sauf quand le thème se terminait par une occlusive dorsale : moyen bas-allem.
bockelen « Böckchen », beckelen « Bächlein », ziegelen « haedulus ».238

IV
L'interversion

L'interversion est un phénomène qui consiste à placer deux phonèmes contigus
dans un ordre plus commode. Par là on obtient une meilleure constitution
des syllabes, on sauvegarde l'unité et l'harmonie du système phonique d'un parler
en remplaçant les groupes insolites par des groupes usuels, on écarte les types imprononçables
ou devenus imprononçables en leur substituant des types faciles, on évite
des efforts articulatoires inutiles. C'est un phénomène intelligent, bien qu'il s'accomplisse
d'une manière inconsciente. Il ne joue pas un grand rôle dans les langues,
car la plus grosse part de leur vocabulaire est conforme à leur système phonique,
puisque c'est elle qui le constitue ; mais si quelque évolution phonétique amène
une rencontre de phonèmes inaccoutumée, si des emprunts apportent une séquence
inusitée, l'interversion, qui est déterminée par des principes d'ordre, de clarté,
d'esthétique, intervient ; elle pourvoit à la bonne police du système et ramène à la
norme tout ce qui fait tache dans l'ensemble. Et naturellement, là où elle apparaît,
elle accomplit son œuvre avec une régularité parfaite.

Il y a lieu de grouper les faits en deux catégories.

A. — L'interversion par transposition 1102.

L'arménien ancien tend à commencer toute syllabe par une consonne unique,
et perd le pouvoir d'articuler au début d'une syllabe un groupe composé de consonne
+ liquide ou sifflante. Il élimine occlusive + liquide par une interversion ; il
obtient ainsi une structure syllabique phonologiquement plus parfaite, mettant
le phonème de moindre aperture au début d'une syllabe et celui de plus grande
aperture à la fin d'une autre. Lorsque, par suite de l'interversion, l'r ou l'l devient
initial de mot, il le fait précéder d'une voyelle prothétique, comme tout r ou l
initial : erkan « meule à broyer », cf. skr. grâvā « pierre à moudre » ; artasnkh
« larmes » de *draku-, cf. gr. dákru, vha. trahan ; elbayr « frère », cf. skr. bhrâtā ;
albewr « source », cf. gr. phréar ; merj « près », cf. gr. mékhri ; surb « pur »,
cf. skr. çubhraḥ ; khirtn « sueur », cf. gr. hidrṓs.

Le campidanien (Sardaigne) pratique la même interversion : arbili (aprile),
allirgái (allegrare), birdi (uitru), birdiolu « vitriol », birdiu « beau-père » (uitricu),
mardi « mère (chez les animaux) », nurdiái (nutrire), perda (petra), sorgu « belle-mère »
239(socru), urdi « outre » (utre). Dans les mots qu'il a accueillis postérieurement
à l'interversion, le campidanien a écarté la difficulté en développant une
voyelle entre la consonne et la liquide : liburu « livre » ; puis il est devenu apte
à prononcer le groupe : manobra à côté de l'ancien manorva « manœuvre ». Mais
à l'initiale du mot il a gardé ces groupes, parce qu'il ne savait pas user, comme
l'arménien, d'une voyelle prothétique, et parce que la force de l'attaque initiale,
qui est commune à toutes les langues romanes (même en Sardaigne), en facilitait
la prononciation.

Cette formule d'interversion, avec des variantes de détail, apparaît dans le monde
entier. La plupart des langues indonésiennes, ne connaissant pas les groupes combinés
occlusive + liquide, les intervertissent quand ils se présentent dans des mots
empruntés : toba purti « fille » de skr. putrī. Le vannetais dit berpet « toujours » là
où le léonais a bepred de bep pred « tout moment » ; le gaélique dit coisercad de
lat. consecratio, altugudh « remerciement » de athlgudh ; le gallois a fait Belatucardus
de Belatucadrus ; l'irlandais moderne dit réalt « étoile », plur. réaltanna de m. irl.
rétla, rétlanna. Le moyen-haut-allemand a nālde, le hollandais naalde où l'allemand
a nadel.

La fin de mot est dans beaucoup de langues une fin de syllabe, même devant
voyelle ; la phonologie demande que les phonèmes s'y suivent par ordre d'aperture
décroissante : mba. ingesilg « sceau » de ingesig(e)l ; ags. bold « bâtiment » de botl,
seld « siège » de setl, spáld « salive » de spátl ; sorab. jerk « œufs de poisson » =
v. sl. ikra ; v. bret. Rethwalart de Rethwalatr.

Une nasale se comporte à l'égard d'une liquide comme une occlusive, parce
que si elle est spirante au point de vue nasal, elle est occlusive au point de vue
buccal : armén. aṙn gén.-dat. de ayr « homme », cf.gr. andrós, andrí ; hébr. śalmå
« manteau » de śimlå = arab. šamlat ; syr. qalmā, assyr. kalmatu « vermine » en
face de arab. qaml « pou » ; éthiop. karmu « colline » en face de kamr, kemr ;
pers. narm « doux » = skr. natnra- ; mha. dornstac « jeudi » de don(e)rstac, qu'une
loi phonétique brutale, en faisant tomber l'e, avait rendu phonologiquement
étrange, avec son r de plus grande aperture que l'n et l's qui l'entouraient : l'interversion
a judicieusement réparé le dommage.

Mais à son tour une occlusive pure l'emporte sur une nasale, que son élément
spirant met en état d'infériorité : slov. plandovati « faire la sieste », cf. pladne
« midi » ; lat. pango cf. gr. pḗgnūmi, fundus cf. skr. budhnaḥ, unda cf. skr. udán-,
udn-.

Le groupe occlusive + sifflante est susceptible d'être interverti comme le groupe
occlusive + liquide, et pour des raisons analogues. L'attique vulgaire a fait
euskhámenos, sphukhḗ de anc. att. eukbsámenos, phsukhḗ. Le français populaire dit
fisque « fixe », lusque « luxe », sesque « sexe », asque « axe », indesque « index »,
Félisque « Félix » ; ce sont tous des mots savants qui font tache dans la langue avec
leur x, puisque tous les x anciens ont été éliminés par l'évolution normale. Le
latin a uespa de *wepsa, cf. vha. wafsa, lit. vapsà ; ascia « doloire », cf. gr. axínē,
got. aqizi ; uiscus, uiscum « gui », cf. gr. iksós ; ce sont formes de la campagne : le
latin de Rome n'intervertit pas ces groupes. A l'initiale l'ancien latin avait laissé
tomber l'occlusive, dont l'explosion manquait un peu de netteté devant la sifflante :
sabulum, cf. gr. psámmos ; situs « corruption », cf. skr. kṣítiḥ, gr. phthísis ;
le bas-latin transpose dans les mots empruntés : Spyche, spallere, spitacus ; il n'en
résulte pas une meilleure structure syllabique, au contraire ; mais on a remplacé
240un groupe inconnu, et par suite difficile, par un groupe usuel (cf. spes, specto,
spargo, spica, spolio, spuma, scelus, stare, etc.) ; le roman amendera la structure
syllabique en développant une voyelle prothétique devant l's. En Savoie, où c
devant a était devenu ts, ce ts s'est interverti en st : stakõn (chacun), stanta (cantare),
stie (casa), stier (caru), derostia (*deroccata), etc. En v. slave, ty et dy sont
devenus *tš, *dž, dont l'interversion a fait št, žd : meštǫ 1re pers. sing. prés., de
*metyǫ ; mešteši 2e pers. sing. prés., de *metyešī, infin. metati « jeter » ; — mežda
« frontière » de *medyā, cf. skr. mádhyá. Ky et k devant voyelle prépalatale sont
aussi devenus , mais ce n'a pas subi d'interversion parce qu'il s'est développé
plus tard, à une époque où cette interversion ne se produisait plus en v. slave :
tout changement phonétique est limité à un temps déterminé : pri-tŭča « comparaison »
de *tukyā ; tečelŭ 3e sing. à côté de tekǫ 1re sing. « je cours » 1103. Le v. croate
a fait spovati de psovati, cf. v. sl. pĭsovati « injurier » ; l'assyrien aštanan « je combats »
de *atšanan ; l'arabe yaštamilu « il s'enveloppe » de *yatšamilu, askar de
exercitus, al-Iskandar de Aléxandros, dišpu « miel » en face de dibs, syr. deƀšā ; le
moyen-haut-allemand wespe « guêpe » de wefse, respen « blâmer » de refsen ; le
vieil-islandais gæispa « bâiller » de *gæipsa ; le moyen-irlandais baistim de v. irl.
baitsim « je baptise », fáistine « prophétie » de v. irl. fáitsine, lasce de v. irl. lax
« gl. remissus » ; l'irlandais moderne easbolóid « absolution », easbal « apôtre » de
v. irl. apstal, asgall « aisselle » de v. irl. ochsal ; l'engadinois razdella de radicella,
maždina de medicina. En éolien z (ζ) est sd (zd) : Sdeús, sdugós, masdós, kōmásdō,
surisdō. L'espagnol a gozne en face de gonce, brozno en face de bronce, bizna en face
de binza, roznar en face de ronzar. En arménien i.-e. *cs est devenu *sc après
voyelle, ce qui facilite la prononciation ; de là veç « six », cf. gr. hwéx, lat. sex,
got. saíhs ; sans interversion le produit aurait été *veš, comme dans veštasan
« seize », où l'interversion n'a pas eu lieu à cause de la consonne qui suivait le
groupe ; une prononciation -skt- entre voyelles est beaucoup plus difficile que -kstou
-kst-, cf. les infinitifs lituaniens dreksti « déchirer », mèksti « tricoter », réikšti
« manifester » à côté des indicatifs dreskiù, mezgù, réiškiu. Après consonne l'interversion
n'a pas eu lieu non plus : arm. arj « ours » de *rkšo- ; à l'initiale on
trouve, selon les mots, les deux traitements, ce qui est remarquable, bien qu'assez
naturel, puisque l'initiale pouvait se trouver tantôt après voyelle, tantôt après
consonne 2104.

Dans d'autres langues on a l'interversion contraire, soit parce que les syllabes se
coupaient autrement : ags. fixas = fiscas « poissons », waxan = wascan « laver »,
æps = æsp « tremble (arbre) » ; c'est que dans cette langue -sc-, -sp- n'étaient pas
séparés par la coupe des syllabes, et dans ces conditions -es-, -ps- sont beaucoup
plus commodes à articuler ; de même prov. pets de pisce, v. fr. lois de luscu ; —
soit parce que les nouveaux groupes étaient fréquents dans la langue, les anciens
absents ou rares : sorab. kšit de škit, šćit « bouclier », kšopon de škopon « poêle »,
mots empruntés.

Quand aucune des deux consonnes n'est occlusive, il peut y avoir hésitation et
les deux ordres peuvent se présenter dans deux dialectes voisins : arab. mirzāb et
mizrāb « gouttière » emprunté au persan, gurduf et gurduf « cartilage de l'oreille »,
241irland. mod. dílse et dísle comparatif de díleas « propre ». C'est que
chacune des deux consonnes a ses qualités particulières, et c'est tantôt l'une,
tantôt l'autre de ces qualités qui vient en lumière et triomphe. Ainsi arab. niṣj
« moitié » est en tunisien nufṣ, en maltais nofṣ avec un f très lâché et un s très
tendu ; en éthiopien *ʹefsentū est devenu ʹesfentū « combien ? », avec un s ordinaire
et un f labio-dental qu'affermit son point d'appui contre les dénis ; v. irl.
bélre « langue » (de bél « lèvre ») est devenu en moyen-irlandais bérla, parce que l'l
a un point d'appui fixe delà langue qui lui donne dans ce parler une articulation
plus ferme que celle de l'r ; mais en gallego, ou l'l a une articulation molle tandis
que l'r a une articulation nette, -rl- est devenu -lr-. et cette interversion a accentué
la différence, faisant de l'l un l vélaire avec une articulation encore plus molle et de
l'r un phonème encore plus tendu : bulra « moquerie » de burla, Calros de Cárlos,
chalra « bavardage » decharla, mèlro « merle » de merlo, pelra « perle » de perla.

Les spirantes proprement dites ont moins d'apenure que les liquides, d'où leur
tendance à se placer après pour ouvrir une nouvelle syllabe ou pour terminer
(surtout à la fin des mots) une syllabe après la liquide : v. isl. -lđa de *-đla, skáld
« poète », bílda « hache » ; v. isl. alfe « force » de afle ; v. isl. innylfi, ags. innelfe
« entrailles » de innyfli, innefle ; v. isl. Þorgils de -gísl, huls « sacrement » de húsl ;
ags. Cynegils de.-gisl ; persan surx « rouge » = zd suxra-, žarf « profond » = zd
ǰafra-, ars « larmes » = zd asru-, gurz « massue » = zd vazra-, talx « amer » =
péhl. tāxr ; corn, whelth (plur. whethlow qui montre la différence du traitement à
la finale et entre voyelles) = gall. chwedl « narration » ; gaéliq. uailse « noblesse »
de uaisle, larsachaidhe « éclair » de lasrachaidhe, corsuighim « je consacre » de
coisrighim ; port. olvidar « oublier » de *oblilare, silvar « siffler » de sibilare.

Le groupe stable mn remplace le groupe instable nm : gr. Agamémnōn, n. irl.
meamna = v. irl. menmé « mens », végliot. jamna = anima.

Les groupes gwr-, gwl-, étant imprononçables en breton armoricain, y sont
devenus grw-, glw- qui se prononcent comme dans les mots français groin, gloire :
vann. gloan « laine », cf. gall. gwlân ; vann. groacʹh « vieille femme », cf. gall.
gwrâch.

Le correspondant brutal de v. sl. mĭgla « brouillard » était en tchèque mhla en
une syllabe, forme difficile à cause de cette aspiration sonore qui est comprise
entre deux phonèmes dont aucun n'est susceptible de se combiner en tchèque
avec une aspiration. On est sorti de la difficulté de deux manières : en plaçant l'h
devant l'm, d'où hmla, en une seule syllabe qui est correcte bien que phonologiquement
irrégulière ; en plaçant l'h après l'l, d'où mlha en deux syllabes avec la
coupe entre l'l et l'h.

Polon. pchla « puce » = v. sl. blŭcha ; *blcha, en une seule syllabe, était très
difficile à prononcer en polonais, l'l étant étouffé entre les deux autres consonnes ;
et il ne pouvait pas le prononcer en deux syllabes, n'ayant pas d'l syllabique.

Lorsque deux occlusives sont en contact il n'est pas indifférent pour la facilité
et la clarté de l'articulation qu'elles se suivent dans un ordre ou dans l'autre.
L'ordre le plus commode est d'ordinaire l'ordre expiratoire, rangeant les points
d'articulation du larynx aux lèvres, de sorte que la langue n'a qu'à fournir un
mouvement ondulatoire d'arrière en avant pour articuler chacun des phonèmes
successivement. Mais il faut examiner chaque exemple en particulier, car il y en a
rarement deux qui soient exactement semblables ; les cas sont peu nombreux,
ceux qui auraient pu se produire en masse ayant été généralement éliminés par
242des procès autres que l'interversion, et il convient souvent de tenir compte des
phonèmes qui entourent le groupe d'occlusives. Le moy. irlandais a bidba « ennemi »
en face de v. irl. bibdu « coupable », ordre expiratoire. De lubgort « jardin »
l'irlandais fait lugbort, ordre expiratoire ; partant de l'u le g est à côté, le b après ;
dans l'autre ordre il faut sauter de l'u au b pour revenir en arrière, suite de mouvements
compliquée. De *ti-ikō le grec a fait tíktō, ordre expiratoire et économie
d'effort : au lieu d'élever vivement après la voyelle la pointe de la langue contre
la voûte palatine pour la rabaisser immédiatement, on la laisse en bas pour le k
et on ne la lève qu'ensuite pour le t ; le grec n'a pas de groupe -tk-.

A l'initiale les conditions ne sont pas tout à fait les mêmes et l'audibilité aussi
entre en jeu. Dans une langue qui a la netteté articulatoire du grec ancien un
groupe kt- peut être usuel à l'initiale (kteís, etc.) sans inconvénient grave ; mais
avec un mode articulatoire moins précis il ne peut pas subsister. Devant un t l'explosion
du k se fait dans l'intérieur de la bouche, par un déplacement du point
d'occlusion de la langue, sans que l'occlusion buccale cesse à proprement parler.
Si cette explosion n'est pas renforcée elle est à peu près muette et le k risque de
disparaître, faute d'audibilité. De là l'interversion conservatrice du serbe, qui a
fait tkö de *kto = v. sl. kŭto « qui ? ». L'explosion du t devant le k est forcément
nette, et le groupe est durable ; perdre le k, le serbe n'y pouvait pas songer parce
que le mot aurait été séparé de sa famille, de son génitif kòga et des relatifs häko
« comme », köliko « combien », kòjī « qui » ; c'est si vrai que lorsqu'il a réduit le
groupe c'est le t qu'il a laissé tomber : .

Répondant à v. sl. cvĭtǫ « je fleuris » le v. tchèque avait ktvu. Le point de départ
était *kvtu, qui n'était pas prononçable en tchèque parce que l'aperture du v, entre
deux phonèmes d'aperture zéro, rompait la progression syllabique ; il aurait fallu
vocaliser le v, ce que le système tchèque ne permettait pas. Tandis que serbe tkö
est une forme aisément prononçable, *tkvu ne l'était pas, à cause du v ; ktvu était
donc seul possible, et avec un renforcement de l'explosion du k tous ses éléments
étaient parfaitement audibles. Mais ce renforcement, que le sens n'appelait en rien,
était une gène inutile que le tchèque moderne a écartée en faisant kvetu d'après
kvetl, et même květu d'après květ « fleur ».

La chute d'une consonne met souvent deux voyelles en contact dans un ordre
inconnu au système de la langue ou ne leur permettant pas de s'unir en une
diphtongue correcte. Il en résulte un trouble et un désordre que l'interversion supprime
par une intervention opportune. L'ancien-français ne connaissait pas iu ni
 ; il ne pouvait pas en faire une diphtongue, l'u ayant une aperture plus grande
que celle de l'i ; il ne pouvait pas non plus en faire , qui lui était également
étranger. Il en a fait üi, qui a constitué une diphtongue correcte jusqu'au jour
où il est devenu ẅi, et pour lequel il avait de nombreux modèles (nuit, fruit, cuit,
etc.) : tuile de tegula par tiule, ruile de regula par riule, suit de *sequit par siut, suif
de sebu par siu, rui de riuu par riu.

Medulla est devenu v. fr. meole ; l'a. français ne connaissait pas eo ; une diphtongue
eo aurait été incorrecte ; il en a fait oe (moelle), qui constitue une diphtongue
correcte, l'e étant plus gracile que l'o, et pour lequel il avait des modèles d'origines
diverses, devenus plus tard wa et écrits généralement oi. De même v. fr.
rouette de reote, reorte de retorta. Le campidanien a fait mueḍḍu « moelle » (medullu)
de la forme qui est en logoudorien meuḍḍu, pour des raisons analogues.

Le portugais a changé en io (prononcé yo) les eo qui lui avaient été fournis par
243la chute d'un d intervocalique : piolho « pou », miolo « moelle du bois » ; mais il
a interverti en oe ceux que lui a donnés plus tard la chute d'un n intervocalique :
doesto « affront » de deosio = denosto, cf. esp. denostar (dehonestare) ; joelho « genou »
de geolho. Il avait de nombreux modèles de oe tels que : coelho « lapin », doente
« malade », moeda « monnaie », moenda « moulin », poente « couchant », poeira
« poussière », roer « ronger ».

B. — L'interversion par pénétration 1105.

En indo-européen wr est devenu rw ou ru entre consonnes et même devant
voyelle à l'initiale, parce que, sauf entre voyelles, les syllabes sont mal constituées
avec wr, le w ayant plus d'aperture que l'r. (Il s'agit naturellement de w
vélolabial, non de v labiodental). Ce n'est pas une transposition pure et simple ;
le w ne passe pas par dessus l'r, mais à travers. Il y a d'abord une assimilation de
l'r au w sans qu'il soit nécessaire pour cela que l'r s'articule au point du w ; il peut
garder à peu près son point habituel, mais en prenant le timbre du w, c'est-à-dire
qu'il s'articule avec le résonateur du w, relèvement du dos vers le voile, projection
et arrondissement des lèvres. Une fois qu'il est ainsi imprégné de w, le w
rejaillit sous forme de w ou d'u (suivant les cas) du côté où son apparition constitue
le mieux la syllabe :

zd urvāta- « dogme », cf. skr. vratám « précepte » ; — zd urvīnat- « comprimant »,
cf. skr. vlīnāti, vlināti « il comprime ». Ces formes zendes semblent
représenter une phase où l'r est encore noyé dans le w : il en a devant et derrière
et lui-même en est plein. Le urvā- des textes, dont urvā- est une interprétation,
qui d'ailleurs semble assez juste, ne fait qu'une syllabe. On a le même fait dans
des langues vivantes (nous en donnerons des exemples plus loin), où la prononciation
est directement vérifiable.

zd čaÞru-, gr. tru-, lat. quadru-, gaul. petru- « quatre » devant consonne, cf. lit.
ketvirtas, v. sl. četvrŭlŭ ; — skr. hruṇāti « il erre », partie, brutáḥ à côté de hvárate ;
— skr. dhrútiḥ « transport », partie, dhrutáḥ à côté de dhvárati ; — v. isl.
gluggr « fenêtre, ouverture pour la lumière » à côté de lit. žyilėʼti « briller » ; —
m. ind. lukṣa-, pâl., prâkr. rukkha- à côté de skr. vrkṣá- « arbre » ; — gr. lúkos
« loup » à côté de skr. vrkaḥ.

Le même phénomène peut se produire avec d'autres phonèmes que r ou l ; l'explication
est la même, mais le fait est beaucoup plus rare :

éthiopien ḥawqē « reins » de ḥawqwē de ḥaqwē ; les trois formes sont livrées ;
— port. augua de aqua ; euga de equa ; ouve de habui ; coube de *capui ; soupe de
*sapui ; — v. esp. ove de habui, sope de *sapui, plogue de placui, yogue de iacui, troje
de *traxui, cope de *capui ; — v. béarn. augue, augoe de aqua, eugue de equa ; —
rétiq. augua, ouva de aqua ; engad. leungua de lingua ; — prov. saup de sapuit,
receup de recipuit, saubes de sapuisset.

Ce sont encore là des phonèmes plus ou moins labiaux ou vélaires, comme le
u. Le phénomène peut aussi s'accomplir avec une dentale, ce qui prouve bien
que le point d'articulation de l'autre phonème importe médiocrement, et qu'il n'a
244pas besoin de changer son point d'articulation, mais seulement, comme nous
l'avons dit, de s'articuler avec le résonateur du w :

esp. viuda « veuve » de uidua ; — béarn. bende, beuse « veuve » ; — v. prov.
teun, teune de tenue ; — et aussi esp. pude de potui, puse de posui, dont l'u ne peut
s'expliquer que par la fusion de l'ó avec un élément u.

Pour y, même phénomène et même explication, mais le cas est beaucoup plus
fréquent et plus étendu. Citons d'abord zd irinaxti « il laisse » = skr. riṇákti, où
il s'agit d'un i et non d'un y, mais qui montre bien que l'r s'est imprégné du
timbre de l'i.

Avec y : gr. phaínō de *phanyō ; moĭra de *morya ; aiwetós, āetós « aigle » de
*awyetos ; daíō de *daiwō, cf. corint. Didaíwōn, de *dawyō ; cypr. aĩlos « autre »
de *alyos ; — pâli acchera- = *acchayra- = skr. āçcarya- « miraculeux » ; — port.
raiva de *rabya, ruiva de rubea ; — fr. paire de paria, baise de basiat, baisse de *bassiat,
angoisse de angustia, huître de ostrea.

Même phénomène et même explication pour devenant ėr dans divers patois
français :

Pléchâtel gėrlò « grelot », kėrvė « crever », gėrnyė « grenier ». Cette interversion
est conforme au système syllabique du parler. De même dans la banlieue du
Havre : bėrtõ « breton », kėrsõ « cresson », gėrloté « grelotter ».

L'interversion n'est pas une loi phonétique brutale : ce n'est pas sans discernement
qu'elle remplace par ėr dans ces patois. Ainsi à Pléchâtel le déplacement
n'a pas lieu devant un m : frumã « froment », ou même il se produit en sens contraire :
frumi « fourmi », frumė « fermer ». Dans la banlieue du Havre non plus
ce n'est pas ėr, mais (ou son représentant ru) que l'on a devant la labionasale m,
et aussi devant la labiodentale v : pruvié « épervier », crėvé « puer ». C'est que,
quand l'accomplissement mécanique de l'interversion considérée amènerait l'r au
contact d'une consonne qui demanderait, pour être articulée immédiatement
après l'r, que les organes buccaux fussent brusquement déplacés d'une manière
très considérable sans qu'intervienne un arrêt dans le passage du souffle, l'interversion
n'a pas lieu, ou même elle a lieu en sens contraire.

Il ne faut pas confondre avec ces interversions les transpositions pures et simples
que l'on rencontre surtout dans des mots empruntés postérieurement à l'action
de la loi, et qui sont dues à l'influence d'un modèle généralement mal compris.
C'est ainsi qu'à Pléchâtel on a prėmyė « premier », mot français, dont le se trouve
être régulier pour l'ordre des phonèmes mais serait ru si le mot était ancien dans
la langue, et à côté on a pėrmyė, qui est calqué maladroitement sur le type régulier
pėršẽ ; de même frėmi « frémir », mot français, et fėrmi. On a même grũm
« gourme (du cheval) », mot français patoisé gauchement (car le phénomène ne
s'accomplit pas en syllabe accentuée) sur la correspondance frumi — fr. fourmi.

Abstraction faite de ce grũm qui est hors de cause, l'interversion n'a lieu dans
ces parlers que si la voyelle est ė, parce que l'r s'y articule d'une manière générale
dans la même région que l'ė et ne déplace guère son point d'articulation au
contact d'une autre voyelle. Dans d'autres langues l'r est plus mobile ; il rapproche
autant que possible son point d'articulation de celui de la voyelle dont il est voisin
et il lui emprunte son résonateur buccal. Dans ces conditions l'interversion à
travers un r (et pour certaines langues aussi à travers un l) se produit quel que
soit le timbre de la voyelle. Par exemple à Bagnères-de-Luchon en syllabe inaccentuée :245

pardyó « pré sur l'emplacement d'une écurie » de *pratina, cf. le nom propre
Pradines dans la plaine ; — perpaw « barre de fer servant à faire un trou pour y
enfoncer un pieu, avant-pieu » de *prae-palu, cf. larboustois prepaw ; — burdakin
« brodequin ».

Pourtant cette interversion est soumise à des restrictions, qui sont de même
nature que celles de Pléchâtel et de la banlieue du Havre, mais plus étendues : les
continues repoussent, autant qu'il leur est possible, le contact de la liquide ; m :
grumant « gourmand » ; ƀ : crubas « corbeau » de *coruaciu ; w : triwer « tiroir » ;
s : presék « pêche » de persicu avec déplacement d'accent. Mais l'n, qui a même
point d'articulation que l'r, ne repousse pas : pik-kurnélh « pic noir (oiseau) ».

En sursilvain r + voy entre consonnes est devenu voy. + r en syllabe inaccentuée :
fartont « frattanto », antardieu « tradito », pardagà « praedicavit », parschun
« prigione », pursepi « *presepi », carschenan « crebbero », tarvursch « tri-furca »,
amparmer « primiero », scartira « scriptura », carstiaun « christianu », sfardar
« raffreddarsi », parneit « prendete », -curdar « cadere » de *c(o)rotare, scurlar
« scrollare », purgína « pruina ».

A côté de ces exemples, dont il serait facile d'allonger la liste, on rencontre naturellement
quelques cas divergents dus à des actions analogiques. Ainsi en face de
partarcheits, partarchiavan « pensate, pensavano » de pertract-, on trouve partrachiaments
d'après les formes où la syllabe en cause porte l'accent, telle que partrachia
« pensa » ; on a de même le verbe simple trachiar en face de tarchiar d'après
les formes où la syllabe initiale est accentuée.

On voit qu'en sursilvain cette interversion n'est limitée ni par le timbre de la
voyelle ni par la nature de la consonne qui suit. Cependant il y a un cas où elle
ne se produit pas ; quand l'r fait partie du groupe str, sdr, il ne s'en sépare pas :
anstradar, sdrappar, tandis qu'il se détache sans difficulté des groupes scr, spr.
Ce fait remarquable tient à la composition toute particulière du groupe str, sdr,
cf. à Bagnères-de-Luchon pastre « pâtre » et non *praste, en face de brespes
« vêpres » de *bespres.

En portugais le phénomène de la pénétration de la voyelle à travers la liquide est
encore nettement visible : en syllabe inaccentuée on ne sait pas où est l'r ; il est
entouré de la voyelle et en est plein : engorlar, engorolar, engrolar « cuire à
demi », esparvão, esparavão « éparvin », esbrugar, esburgar « écorcer », torcer, trocer
« tordre ». Il en est de même à Bagnères-de-Luchon dans certains cas (cf. Carbyewles,
Crabyewhs, Carabyewles).

Si l'on confronte les langues slaves elles présentent aussi ce tableau de la pénétration
de la voyelle à travers la liquide, mais chaque langue slave individuellement
est arrivée à assigner à la liquide une place précise et déterminée par le système
phonique de la langue. De panslave or, ol, er, el entre consonnes le vieux-slave
a fait ra, la, , (sauf devant y) parce qu'il ne tolère pas de syllabes fermées
par une consonne : v. sl. prasę « petit cochon », cf. lit. paršas, lat. porcus ; —
vlakŭ « trait » dans oblakŭ « nuage » (*ob-vlakŭ), cf. lit. už-valkas « couverture » ;
brěza « bouleau », cf. lit. béržas, vha. pircha ; — -vlěkǫ « je tire », cf. lit. velkù.
On a eu le même produit, en ce qui concerne la place de la liquide, en serbe, en
tchèque, en polonais, en sorabe ; mais en russe la liquide est restée noyée dans la
voyelle qui l'emplit et l'entoure des deux côtés : porosjá « petit cochon », bereza
« bouleau ». A l'initiale aussi l'interversion a eu lieu. Devant y elle ne s'est pas
produite parce que la liquide s'est combinée avec le y de. la syllabe suivante : v.
246sl. meljǫ « je mouds » en face de mlěti = *melti, orjǫ « je laboure » en face de ralo
« charrue » = *ordlo.

L'anglo-saxon avait hérité du germanique des mots du type de Þyrsi « soif »
et du type de breost « poitrine », et il articulait l'un et l'autre sans difficulté. Mais
il avait une affection particulière pour le premier, qui donnait une fin de syllabe
facile à prononcer et phonologiquement parfaite. Aussi il conformait volontiers le
second au premier par une interversion à travers l'r ; de là forst « froid » à côté de
frost, forsc « grenouille » à côté de frosc, barstlung « craquement » à côté de brastlung,
girstbītung « grincement de dents » à côté de gristbītung, hyrstan « décorer »
à côté de hrystan, dœrst « levain » à côté de drœst, wœrstlic « qui concerne la lutte »
à côté de wrœstlic, berstan « rompre » en face de vha. brëstan, hors « cheval » en
face de v. sax. hross, fersc « frais » en face de vha. frisc. Devant un n il tend aussi
à intervertir r + voy. : biernan « brûler » en face de got., vha. brinnan, cornuc
« grue » à côté de cranoc (cf. vha. chranuh), yrnan « courir » en face de got., vha.
rinnan. Mais il éprouve de la répulsion à placer un r devant un h, qui a une
aperture plus grande que r, et pour l'éviter il opère l'interversion contraire : frohtian
« craindre » à côté de forhtian, breht « brillant » à côté de berht (cf. aussi birihto
« clarté »).

Le vieux-haut-allemand ne transpose pas r + voy. devant st, sc, etc. La forme
Kirst, qu'il présente à côté de plus fréquent Krist et dérivés, a vraisemblablement
subi l'influence de kiricha « église ». Mais devant h Il s'efforce aussi d'écarter l'r ;
il ne va pas jusqu'à l'interversion, mais il développe entre l'r et l'h une voyelle
réduite, qui a soit le timbre de la voyelle qui précède l'r, soit le timbre a que lui
donne l'aperture de l'h. De la sorte l'r est noyé dans des éléments vocaliques :
piricha « bouleau », forohta et forahta « crainte », bēraht « brillant », etc.

En latin l'interversion de entre consonnes en syllabe initiale est soumise à
des restrictions qui obéissent à un principe du même ordre que celui qui règle
l'interversion de à Pléchâtel et dans la banlieue du Havre (p. 245) ; mais la formule
est différente : il n'importe pas en latin que le groupe soit suivi ou non
d'une occlusive qui arrête le passage du souffle, mais il faut que la consonne qui
vient après lui soit une dentale, parce que l'r est lui-même alvéolaire :

ter de *tris, tertius de *tritios, cernō de *crinō.

C'est en passant à travers l'r que la voyelle a changé de timbre ; un i qui était
originairement devant un r implosif est resté i : circa, circus. Devant une labiale
ou une vélopalatale (il n'y avait pas encore de prépalatale) l'interversion n'a pas
eu lieu à cause du brusque déplacement des organes qu'elle aurait demandé : fricāre,
frĭgĕrĕ, striga, triquetrus, tribuō, tribus, triplus.

Le groupe avec l prépalatal reste intact dans les mêmes conditions : plicare,
clipeus. Il n'i en a pas d'exemple devant dentale.

Mais le groupe , dont l'l était vélaire, est au contraire resté intact devant dentale :
pluteus, tandis qu'il a subi l'interversion devant labiale ou vélopalatale :
pulmō de *plumō, cf. gr. pleúmōn, v. sl. plústa ; dulcis de *dlukwis, cf. gr. glukús de
*dlukus.

L'opposition entre le traitement de -rĭ- et celui de -lu- est lumineuse 1106.

Il faut noter d'ailleurs que si en latin une labiale ou une vélopalatale empêche
247l'interversion de -rĭ-, si une dentale empêche celle de -lu-, elles ne provoquent pas
celles de -ĭr- ou de -ŭl- : circus, firmus, culter, cultus, pulsus, stultus.

L'ensemble de ces faits permet de s'orienter quand il s'agit d'étudier des langues
anciennes ou littéraires, comme le sanskrit, qui se sont incorporé divers apports
dialectaux ou artificiels dont il est difficile de faire le départ. En védique on a
brahmán- « prêtre », bráhman- « piété » de barh-, drahyánt- « bon » de darh-, drapsyati
de darp- « devenir fou », drakṣyati, dráṣtum de *derc « voir », etc.

Or ni en sanskrit ni en védique l'r n'éprouve la moindre répulsion devant h :
paribarha- « cortège », barhíṣ « gazon de l'autel », tárhi « alors » ; devant p : darpaṇa-
« miroir », sarpati « il rampe » ; ni devant k : tarkayati « il conjecture », çarkoṭá-« sorte
de serpent » ; ni devant  : karṣati « il entraîne », dharṣaṇa- « outrage »,
varṣa- « pluie ». La consonne qui précède ar n'exerce non plus aucune attraction
sur l'r.

Ces formes appellent donc une explication. Originairement l'indo-iranien,
comme l'indo-européen, n'admettait pas plus de deux consonnes entre voyelles et
la coupe des syllabes était entre les deux. Mais la juxtaposition des morphèmes
dans la formation des mots amena souvent en contact des suites de plus de deux
consonnes. Le védique les évita autant que possible, par divers procédés, tels que
la vocalisation d'une sonante, ou la réduction des groupes par élimination d'une
consonne. L'interversion de ar en ra est un de ces procédés : elle allégeait le
groupe en en écartant l'r. Elle s'est produite plus impérieusement devant h + cons.
que devant p ou k ou + cons. parce que l'h, ayant plus d'aperture que l'r, ne
pouvait pas entrer dans la même syllabe que lui. D'ailleurs petit à petit le védique,
et encore plus le sanskrit, sont devenus aptes à prononcer la plupart des groupes,
parce que la formation des mots les représentait continuellement et que certains
morphèmes étaient trop fréquents pour ne pas être reconnus chaque fois et échapper
par là à toute altération.

Cette interversion de r a été d'autant plus facile que la langue possédait dès
l'origine des morphèmes contenant -ra- aussi bien que des morphèmes contenant
-ar-, et que les uns et les autres se confondaient au degré zéro.

Il ressort de cet examen rapide de la question que dans le détail chaque langue
a sa formule : à Pléchâtel il n'y a que qui s'intervertisse ; en latin il n'y a que
et , à l'exclusion des groupes dans lesquels la liquide est accompagnée d'une
voyelle d'un autre timbre (precēs, crepō, gradior, grauis, placeō, blaterō, glaber) ; en
sursilvain c'est r + voyelle quelconque.

Les restrictions qu'éprouve l'interversion varient aussi avec chaque parler. A
Pléchâtel elle n'est empêchée que par la présence d'un m après le groupe ; dans la
banlieue du Havre c'est par un m ou un v ; à Luchon par toute continue autre
que n ; en sursilvain seul le groupe str ou sdr s'oppose à l'interversion ; en latin
ne s'intervertit que devant une dentale, et que devant une labiale ou une
vélopalatale.

Certaines interversions, et c'est la majorité, ne se produisent qu'en syllabe inaccentuée
ou atone ; pour d'autres la place de l'accent ou du ton est indifférente.

Dans la plupart des langues les phonèmes qui ne tolèrent pas l'interversion normale
du groupe qui les précède, déterminent l'interversion contraire du groupe
héréditaire inverse : Pléchât. frumi « fourmi » en face de pėršẽ « prochain » ; en
248latin les consonnes qui ne permettent pas l'interversion de ou de laissent
intacts les anciens ĭr et ŭl.

Les groupes qui se prêtent à une interversion normale ont d'ordinaire en eux le
germe de cette interversion, et il se développe sous l'action d'une force qui les
domine et qui est généralement le principe de la constitution des syllabes propre
à chaque parler. La chose est parfaitement claire à Pléchâtel, par exemple, ou dans
les langues slaves. Dans les autres types d'interversion, tels que Pléchât. frumi,
tels que les cas sanskrits, la cause de l'interversion n'est pas inhérente au groupe
interverti ; elle est hors de lui et lui est étrangère.

Malgré ces divergences de détail le phénomène est un. Toutes les interversions
d'une voyelle ou d'une semi-voyelle à travers une consonne, qui est le plus souvent
une liquide, se font de la même manière : cette consonne prend le timbre
de la voyelle ou de la semi-voyelle, et l'élément vocalique ou semi-vocalique se
porte du côté où sa présence facilitera la prononciation et ne causera aucune
gêne. L'interversion est toujours déterminée par un principe d'ordre et de moindre
effort. Elle a souvent pour objet de réparer les désastres causés par les évolutions
brutales ou d'aplanir les difficultés qui résultent de la jonction mécanique des
morphèmes. Elle ne crée jamais de monstres, mais elle les redresse quand il
s'en présente. C'est un phénomène de mise au point.249

V
La dilation

A ces trois phénomèmes, l'assimilation, la différenciation et l'interversion, qui
s'appliquent à des phonèmes en contact, répondent trois autres phénomènes, la
dilation, la dissimilation et la métathèse, qui concernent des phonèmes placés à
une certaine distance l'un de l'autre. La différence entre ces deux séries est moins
psychologique que physiologique.

Le terme dilation signifie « transport à distance », ou d'un mot « extension, propagation ».
Ce qui se propage, ce sont certaines qualités d'un phonème ; elles
s'étendent à un autre phonème qui n'est pas en contact immédiat avec le phonème
propagateur. La dilation s'accomplit avec une régularité et une constance parfaites
quand les conditions qu'elle requiert sont réunies. On peut séparer, pour la clarté
de l'exposition, la dilation consonantique et la dilation vocalique, mais en se rappelant
que le phénomène est le même, au point de vue psychique et au point de
vue physiologique : un phonème attire particulièrement, pour une raison quelconque,
l'attention musculaire, et certains de ses mouvements articulatoires
s'étendent par anticipation à un phonème antérieur ou par inertie à un phonème
postérieur.

A. — La dilatation consonantique

A. — Dans la dilatation consonantique, le phénomène articulatoire qui s'étend
au delà de ses limites originaires est soit le point d'articulation, soit le mode d'articulation,
soit l'un et l'autre à la fois.

Le point d'articulation.

En sanskrit quand après une des cérébrales r, r, vient une nasale (n) qui, sans
être en contact immédiat avec ces phonèmes, n'en est séparée que par des éléments
vocaliques ou par des éléments consonantiques tels que labiales, postpalatales,
y, v, h, la nasale devient cérébrale (ṇ) : krpáṇa- « affliction », krámaṇa- « pas »,
kṇóbhaṇa- « stimulant », qui tous trois contiennent le suffixe -ana-.

La position cérébrale a été maintenue jusqu'à l'émission de la nasale ; c'est une
position très spéciale, très caractéristique, et, dans un parler où elle est favorite
comme en sanskrit, une fois que la langue l'a prise elle ne la quitte que lorsqu'elle
y est forcée. Une voyelle, une consonne labiale ou postpalatale, un y, un
v, un h, qui viennent après, s'articulent sans faire perdre à la langue l'essentiel de
cette position.

Mais la dilatation est arrêtée si dans l'intervalle il y a une dentale : bradhná« fauve »
251ou une prépalatale : praçná- « question », parce que la dentale ou la
prépalatale ont obligé la langue à quitter sa position cérébrale, et que rien ne
l'invite à reprendre cette position pour la nasale.

Elle n'a pas lieu non plus si la nasale précède immédiatement une occlusive
dentale, parce que la loi d'assimilation d'une nasale à l'occlusive qui la suit est plus
forte que la loi de dilation : granthí- « nœud ».

Il est bon de noter que la cérébralisation à distance d'un n, si elle se produit
sous l'influence d'une continue cérébrale r, r, qui précède, n'a pas lieu sous
l'influence d'une occlusive cérébrale : kaṭhina- « raide », maṇinā « perle ». La raison
de cette différence, c'est que les continues fixent un instant la langue dans
la position cérébrale, et que de ces continues on passe à l'articulation d'une voyelle
et même d'une consonne qui ne demande pas un déplacement précis de la pointe
de la langue, sans que rien détermine chez cette dernière la perte de cette position
spécifique. Au contraire, d'une occlusive (et l' est aussi une occlusive au
point de vue buccal) on passe au phonème suivant par une explosion qui détache
la pointe de la langue de sa position cérébrale et la laisse dans une position indifférente
tant qu'elle n'est pas appelée à une position précise par les phonèmes suivants.
Pour que la cérébralisation se transmît à un n après une occlusive cérébrale,
il faudrait qu'après l'explosion de l'occlusive la pointe de la langue retournât à
sa position cérébrale. Ce ne serait plus une dilation, mais une répercussion. Il
n'y a pas sensiblement plus de raisons pour que *ṭana devienne *ṭaṇa que pour
que *pana devienne *pama ou pour que *kana devienne *kaṅa.

Le sanskrit connaît aussi la dilation régressive : á-ṣâḍhaḥ « invincible » de *sazḍha- ;
ṣáṭ- « six » de i.-e. *s(w)ecs ; çúṣkaḥ « sec », cf. zd huška-. Naturellement cette
dilation peut être empêchée par les formes qui ne la comportent pas dans les mots
qui font clairement partie d'un système. Ainsi l'on a sāḍháḥ « vaincu », sous l'influence
de l'ensemble de la conjugaison du radical sah- ; aṣāḍhaḥ en est isolé par
son préfixe. Dans les mots du type ṣáṭ la dilation est antérieure à la chute de la
chuintante finale ; dans ceux du type çúṣkaḥ le changement du *ṣ de dilation en ç
et dû à une dissimilation ultérieure 1107.

La dilation régressive apparaît aussi avec la spirante prépalatale ç : çváçuraḥ
« beau-père » de *svaç-, zd xvasurō, lat. socer ; çmáçru- « moustache » de *smaç-,
v. irl. smech « menton » ; çáçvant- « tous l'un après l'autre » de *saç-.

Ces faits sanskrits sont intéressants parce qu'ils sont assez nombreux et assez
variés pour faire comprendre l'essentiel du phénomène de la dilation. Elle ne peut
avoir lieu qu'en vertu d'un certain relâchement de l'articulation, car si tous les
phonèmes étaient articulés fermement, chacun garderait strictement pour lui ses
caractères propres. Elle n'agit que sur des phonèmes qui ne font pas un obstacle à
la réalisation d'une tendance (ici la cérébralisation) ou qui ont d'avance une certaine
affinité articulatoire avec le phonème dominant. Elle est arrêtée net, dans un
sens ou dans l'autre, par l'intervention d'un phonème qui récuse la position organique
susceptible d'être propagée.

Exemples tirés d'autres langues :

Dans divers parlers arabes les liquides et les nasales s'unifient d'après la première :
qamīn « chemin » > Damas qamīm « cheminée », giornale > Tunis
žurnān, avrile > Tunis ibrīr, generale > Tunis ženinār, lōn > lōl « couleur ».252

En germanique xw, gw sont devenus f, ƀ sous l'influence d'une labiale précédente
quand aucun phonème ne défaisait le mouvement labial dans l'intervalle :
got. wulfs « loup », vha. wolf, v. isl. ulfr, vha. wulpa « louve », cf. skr. vrkaḥ,
lit. vilkas ; — got. fimf « cinq », cf. lit. penkì, etc.

Dans beaucoup de cas quand un mouvement articulatoire a été étendu d'un
phonème à un autre qui avait déjà avec lui quelque chose de commun, c'est le
sentiment d'un redoublement qui a déterminé la dilation. Ainsi en celto-italique
pqw > qwqw sans doute par *pwqw : irl. cóic « cinq », v. gall. pimp,
corn. pymp, bret. pemp, gaul. pempe-, lat. quinque, osq., ombr. pumpe-, cf. gr.
pénte, got. fimf, lit. penkì, v. sl. pętĭ, alb. pesə, arm. hing, skr. pañca ; — gall. pobi
« cuire », corn. pobas, bret. pibi, lat. coquo, osq. Pup-, pélign. Pop-, cf. gr. péssō, lit.
kepù, v. sl. pekǫ, alb. pjek, skr. pacāmi.

Le mode d'articulation.

En arabe une consonne sourde devient sonore sous l'influence d'une consonne
sonore : arab. nazaʹa « arracher », cf. hébr. nāsaʹ ; arab. kalaza « rassembler » de
*kalasa, cf. éthiop. kelsest « paquet » ; arab. bađara « éparpiller », cf. hébr. pazar ;
arab. du sud. raʹa « voilà » de raʹā « voir » (le signe ʹ représente une laryngale
sonore, le ʼ est une occlusive glottale sourde) ; voici en outre quelques exemples
empruntés au parler arabe libanais de Kfárʼabîda : yabbîṭ « citerne large et dégradée
par les pieds des bestiaux », cf. arab. classique ḫabîtun ( est une spirante
vélaire sourde, γ une spirante vélaire sonore) ; šáγab « il jaillit (en parlant du lait
ou du sang) », classiq. šáḫaba ; zülḥfė « tortue », classiq. súlḫafā ; ʼẹlmâẓ « diamant »,
classiq. ʼalmāsun (gr. adámas) ; xeyer « il devint petit », classiq. ṣáyira ;
ʼtar « thym », classiq. ṣaʼtarun ; qáməz « il sauta », classiq. qámaṣa ; zaṛzûṛ
« cigale, grillon », classiq. ṣurṣûrun ; deryállė « tourterelle », classiq. tiryallatun ;
ḥáded « nouveau », classiq. ḥádaθun.

On a aussi dans certains parlera arabes la dilation de sourdité, mais pour
d'autres phonèmes. Ainsi à Kfáraʼbîda : sáḥaf « palme », classiq. ʼafun (l' est
un souffle laryngal sourd, le ʼ une laryngale sonore) ; ḥorḥ « intelligent » de syr.
bâr'â ; néhes « il est essoufflé », classiq. nábaža.

Dans beaucoup de parlers arabes un r, une laryngale, une vélaire, une emphatique
déterminent l'emphatisation d'un autre phonème, surtout une dentale ou
une sifflante, placée avant ou après : arab. rāṣ « capitaine » de raʼs ; tunis. murkāḍ
« marché » de ital. mercato ; arab. taʼāṭa « être fier » de taʼāta ; tunis. ḫṣyṣ
« exigu » de ḫasīs ; arab. ṣaḥil « hennissant » de ṣahil (l' est une aspirée laryngale
emphatique sourde) ; arab. ṣawīq« fleur de farine » de sawīq ; tunis. ṣulṭān
« sultan », Juifs d'Alger soltân, de sulṭān ; syr. ṭōr « bœufs » de tōr, ḍarb « chemin »
de darb, ṣahrān « éveillé » de sahrān ; à Kfárʼabîda ṣāṭḷ « vase en cuivre »,
classiq. saṭlu, lat. situla, — ṣófṛa « table servie », classiq. sófratun, — ṣáḫan « il a
la fièvre », classiq. ṣáḫana « il est chaud », — ʼáṭaṣ « il éternua », classiq. ʼáṭasa,
qūwāṣ « archer », classiq. qauwâsun, — ṭáfṛa « bourgeonnement », classiq.
táfiratun, — táur « taureau » de *tâur, classiq. θâurun, — qášṭa « crème de lait »,
cf. class. qušdatun, — ʼaḫṭybûṭ « polype » < turc ʼāḫyāpodi < oktapódion, — ḫedor
« il est engourdi », classiq. ḫádira, — qonfod « hérisson », classiq. qúnfuđun.253

A Kfárʼabîda un h > ʼ sous l'influence d'un autre ʼ : maʿmaʿmolt « quoi que
tu fasses », classiq. mahmā ʼamilta.

Dans divers parlers arabes p, b > m devant n de même syllabe : arab. mangana
« clepsydre » de pers. pingān, — Kfárʼab. möndáira « drapeau », cf. ital. bandiera,
— Kfárʼab. möṅkûn « nous serons » de bi-nakūnu, dont le b reste b aux autres personnes
de l'aoriste : bkûn « je serai », bötkûn « tu seras », etc. (et de même à la
1re pers. plur. des aoristes de tous les verbes).

lat. vulg., berbece de *uerbece de ueruece (sard. barveghe, roum. berbec, it. berbece,
prov. herbitz fr. brebis).

esp. barbecho, barbeito, sard. barvattu de uerbactu.

esp., port. barbasca de uerbasca.

it. prov. berbena, roum. brebena de uerbena.

port. bibora de uipera.

lat. barba de *farba, ci. vha. bart.

lat. bibo de *pibō, cf. skr. píbati « il boit ».

gr. mod. xoxlázō de koxlázō, faflatízō de paflatízō.

fr. dial. nentille de lentille.

piacenz nĩnsö « lenzuolo », nĩnsâ de lĩnsâ « spezzare », ãnsãna « alzana »,
nõmbal « lombulo », mũndbaëĩ « molto bene ».

v. sl. chuchota « sécheresse » de suchota.

Le mode et le point d'articulation à la fois.

Quand il y a en indonésien un l et un r dans un mot, le toba en fait toujours
2 r : indon. lapar « avoir faim », toba rapar.

Les sifflantes de deux ordres différents (sifflantes proprement dites et chuintantes)
deviennent du même ordre dans beaucoup de langues. Les sifflantes dentales
sont plus fortes, mais les chuintantes ont un caractère spécifique plus
frappant ; c'est l'une ou l'autre qualité qui l'emporte suivant les parlers ; l'ordre
des phonèmes n'importe pas en principe, mais l'anticipation domine, naturellement 1108 :

pour le sanskrit cf. plus haut p. 252.

Tlemcen šemmeš « lézarder », šmīša « coup de soleil » de šemmes, šmīsa ; —
Tunis zūza « épouse », zlīz « carreaux (de terre cuite) », zūza « noix » de zūža, zlīž, žūza.

bulgar. šulěj'ši de sulějši, oširomašavatĭ de osiromašavatĭ, šaštisamŭ sa « s'affliger »
de saštisamŭ sa, šlušali de slušali ; — v. tchèq. šočovice au lieu de sočovice, cf. v.
sl. sočivo « lens, legumen », pol. soczewica, soczka ; tchèq. mod. čočovice par šočovice,
čočka par *šočka ; russ. čečevica, cf. v. russ. sočevica ; — tchèq. dial. šeršeň
« frelon » au lieu de sršeň, pol. aussi szerszeń à côté de sierszeń, sorb. šeršeń,
russ. šéršenĭ ; čvičit « exercer » de cvičiti ; čvrček de curček « grillon » ; — russ.
žiždaštei au lieu de zizdastei ; zizitelïsko ; Šaša de Saša ; mais aussi zelězo au lieu
de želězo « fer », pet. russ. zolizo.

lit. šešuras « beau-père » de *sešu-. cf. gr. hecurós, lat. socer ; — ša-šlavynas
« tas de balayures », cf. v. sl. sǫ-, skr. sam- ; — zazivóti de zazivóti « priser
(par le nez) », cf. polon. zažywać ; — čìče « ici » de šìče.254

tarentin sciárcina « fastello, fascina » de sarcina ; sciaccio « sapio » ; sciorgio
« sorcio » ; sceggia « seggia » ; sciugitate « società ».

vannetais chonjal « songer », chujet « sujet », Jojeb « Joseph », empruntés au
français. En français on a chercher de sercher, où la dilation a été provoquée,
comme dans plusieurs des exemples slaves et baltiques cités plus haut, par le
sentiment d'un redoublement suscité par l'idée ; mais la dilation ne s'est pas
produite dans les autres mots, tels que sujet, sauf dans la prononciation populaire.

B. — La dilation vocalique

B. — Dans la dilation vocalique le phénomène articulatoire qui se propage au
delà de la syllabe à laquelle il appartenait originairement est soit le degré d'aperture,
soit le point d'articulation, soit le mode d'articulation, l'une de ces qualités
pouvant à l'occasion entraîner l'une des deux autres à sa suite ou même les deux
autres en même temps.

Les faits sont souvent assez complexes et les résultats sont assez variés suivant
les langues ; aussi paraît-il préférable, pour la clarté de l'exposition, d'envisager
la dilation vocalique dans diverses langues successivement plutôt que de la présenter
dans ces mêmes langues simultanément.

Germanique

Parmi les langues dans l'évolution desquelles la dilation vocalique a joué un
grand rôle les langues germaniques occupent une place importante et sont particulièrement
instructives. Les phénomènes de dilation vocalique (que l'on nomme
d'ordinaire en allemand Umlaut et Brechung, en français métaphonie, inflexion et
aussi dans certains cas brisure) ne se sont pas accomplis en germanique commun,
mais ils s'y sont amorcés, et chaque parler germanique, en se séparant du tronc
commun, a emporté avec lui une tendance très nette à la dilation vocalique, qu'il
a réalisée à sa manière et plus ou moins tôt.

Les plus anciennes dilations vocaliques que l'on peut noter dans les langues
germaniques sont surtout des dilations d'aperture : une voyelle plus fermée
réduit l'aperture d'une voyelle moins fermée, — une voyelle plus ouverte augmente
l'aperture d'une voyelle moins ouverte. Ces faits germaniques sont particulièrement
clairs et propres à faire comprendre l'allure générale du phénomène.

On les répartira en trois catégories :

Quand un ĕ germanique de syllabe initiale, c'est-à-dire accentuée, s'est
trouvé placé de telle sorte qu'il y avait dans la syllabe suivante, généralement
suffixale, un i ou un y, il est devenue i.

Il convient de dire que l'ĕ germanique était fermé ; c'est pour cela que la
diphtongue ind.-eur. *ei est devenue ī :

got. steiga « je monte » (le ei gotique est une graphie de ī), vha. stīgu, v. isl.
stíg, en face de gr. steíkhō « je marche ».

C'est pour cela aussi qu'il est devenu i de lui-même dans les syllabes inaccentuées,
et en particulier dans les mots inaccentués, quand rien ne l'en a empêché ;
l'articulation n'a pas été assez ferme en syllabe inaccentuée pour lui maintenir
son timbre originaire et l'empêcher de suivre sa pente naturelle :

v. norr. run. dohtrir « filles », d. gr. thúgatres ; got. baíriÞ « vous portez »,
vha. dial. birit = beriđi, cf. gr. phérete, v. sl. berete ; got. miÞ, mid « avec »,
vha. mit, ags. mid, all. mit, angl. conservé seulement dans midwife « sage-femme »,
cf. gr. metà ; got. in « dans », vha. in, ags., v. sax. in, all. in, angl. in, cf. gr.
en ; got. ik « je », v. sax. ik, ags. , vha. ih, all. ich, angl. I, cf. gr. egṓ, lat. ego.255

Dans le cas de dilation qui nous occupe c'est tout autre chose. C'est l'e accentué
qui devient i ; mais il faut pour cela une cause extérieure : la présence d'un
i ou d'un y dans la syllabe suivante. C'est un phénomène psychologique de préparation
ou d'anticipation : les organes prennent d'avance le degré d'aperture
(ou un degré d'aperture voisin), dont ils auront besoin pour la syllabe suivante :

got. midjis « qui est au milieu », vha. mitti, ags. midd, all. mitte, angl. conservé
seulement dans des composés comme midnight « minuit », midland « qui
est au milieu des terres », cf. lat. medius, gr. mésos, skr. mádhyaḥ, v. sl. mežda.

v. sax. sittian « être assis », vha. sizzen, all. sitzen, angl. to sit, cf. gr. hézomai.

vha. igil « hérisson », ags. igl, all. igel, cf. gr. ekhĩnos, v. sl. ježĭ, lit. ežýs.

got., vha., all. ist, angl. is, cf. gr. ésti « il est ».

vha. nift, v. isl. nipt, all. nichte « nièce », cf. lat. neptis, skr. naptīh.

Il y a eu là à la fois dilation d'aperture et dilation de point d'articulation. Le
phénomène était facile à réaliser, car les degrés d'aperture étaient déjà très voisins
et leur point d'articulation aussi. Cette dilation est postérieure au changement
de e inaccentué en i, qui est du 1er siècle de l'ère chrétienne ; en effet un i inaccentué
provenant de e la détermine : got. sigis « victoire », sigislaun « prix de
la victoire », vha. sigirōn « vaincre », all. sieg « victoire », cf. gaul. Segodounon,
gr. ékhō « j'ai, je tiens », skr. sáhas- « force, puissance, victoire » = *seghes-.
Tacite (fin du 1er siècle) nomme encore un Segimerus, les Herminones (cf. vha.
Irminsûl) etc. ; mais on trouve déjà Sigismundus, etc., au 1er siècle. Le phénomène
n'était donc pas réalisé en germanique commun, mais il y avait ses racines comme
le montre l'accord des parlers nordiques et du germanique occidental.

Il ne s'agit pas dans ce phénomène, comme on l'enseigne souvent, d'une mouillure
de la consonne précédant l'i ou le y, mouillure qui se serait transmise à la
voyelle précédente en la palatalisant. C'est une vraie dilation, c'est-à-dire dans le
cas particulier une anticipation de mouvements articulatoires ; elle ne s'accomplit
pas à travers la consonne, mais par-dessus, et aucune consonne ou groupe de
consonnes n'y fait obstacle. Ainsi l'on a vha. riht(i)u, v, sax. rihtiu « je dresse »,
all. richte de *rextiyō, de *rekleyô, en face de vha. reht « droit », cf. gr. orektós,
lat. rēctus.

Vers la même époque un i ancien, un u ancien sont devenus e et o devant
a ou o de la syllabe suivante. C'est le même phénomène et accompli de la même
manière, dilation d'aperture et de point d'articulation :

Soit i.-e. *wiros « homme », cf. lat. uir ; il a donné germ. commun *wiraz, et par
le fait de notre dilation v. isl. verr, v. angl., v. sax., vha. wer.

Soit i.-e. *yugo- « joug », cf. skr. yugá-, gr. zugón, lat. iugum ; il a donné
germ. *yuka-, et par dilation vha. joh, v. norr. ok, all. joch, angl. yoke.

Cette dilation a fait reparaître un ŏ dans le germanique qui n'en avait plus, car
antérieurement à son action le germanique avait confondu l'o i.-e. en a avec l'a
ancien.

Un troisième cas est le changement de e accentué en i devant u de la syllable
suivante. Il est un peu plus récent que les deux précédents, et ne semble guère
apparaître avant la période du vieux-haut allemand. Mais c'est le même principe :
dilation d'aperture. Dans les deux cas précédents la dilation de point d'articulation
n'est sans doute qu'une conséquence de la dilation d'aperture. Ce troisième cas
montre bien que les consonnes intermédiaires n'ont joué aucun rôle dans l'accomplissement
de ces dilations, sans quoi l'i qui est une prépalatale et l'u qui est
256une vélaire auraient eu des effets différents, alors qu'ils ont tous deux changé un
e accentué en i :

vha.fihu « bétail », ags. feoh, all. vieh, cf. lat. pecu.

vha. filu « beaucoup », v. norr. fjǫl, all. viel = *felu = i.-e. *pelu, cf. v. pers.
paru, gr. polú, v. irl. il.

Les langues finnoises ont fait aux langues germaniques certains emprunts très
anciens qui dénotent un état vocalique antérieur aux métaphonies résultant de ces
dilations.

Ces dilations expliquent les alternances qui se produisent aux cours des flexions :

*bherō « je porte » donne vha. biru, *bheresi « tu portes » > vha. biris, *bhereti « il
porte » > vha. birit, mais d'autre part on a beramēs, cf. gr. phéromen, berant « ils
portent », cf. gr. dorien phéronti, infinitif v. isl. bera « porter », v. angl., v. sax.,
vha. beran = *bheronom subst. verbal « action de porter ».

Les formes divergentes s'expliquent par analogie : vha. feho d'après génit. fehes,
etc., instr. wegu au lieu de *wigu d'après weg « chemin », etc.

Nordique

Nordique. — Les dilations caractéristiques du nordique sont essentiellement
des dilations de timbre, c'est-à-dire de point d'articulation, et des dilations de
mode articulatoire. Elles n'atteignent pas forcément la voyelle accentuée toute
entière, mais de préférence sa partie finale. Le phénomène est d'autant plus aisé
que les voyelles accentuées sont par le fait de l'accent un peu allongées, et qu'en
germanique les voyelles sont articulées mollement et mal tenues. Par anticipation
les organes prennent déjà pendant l'articulation des derniers éléments de la voyelle
accentuée la position que demandera la voyelle inaccentuée qui suit.

Les dilations nordiques ne sont pas encore accomplies en v. norrois , mais elles
y sont en germe. On fait aller le v. norrois jusque vers l'an 700. C'est à partir de
cette date, et surtout pendant la période des Vikings (800-1050), que se dessinent
les principales variations dialectales des parlers nordiques et que s'accomplissent
dans leurs grandes lignes les phénomènes de dilation propres au nordique.

Pour la clarté de l'exposition on distinguera trois cas d'après la qualité du
phonème agissant. On notera d'ailleurs que la dilation n'a pas commencé à se
manifester dans les trois cas à la même date ; mais comme l'action dilatrice s'est
prolongée pendant plusieurs siècles, il est arrivé qu'elle s'est produite sur des
voyelles qui avaient déjà subi une première dilation.

Le phonème agissant est prépalatal, i :

ă accentué > æ, e (ouvert) : v. norr. -ʒastir « hôte » (cf. lat. hostis, got. gasts),
en 700 ʒæstr, v. isl. gestr, v. norv. gæstr, v. suéd. gæster, v. dan. gæst (all.
gast, angl. guest qui est emprunté au v. nordique).

ā 1109 > æ dans les mêmes conditions : v. norr. mārir « célèbre », nord. occ.
æ 'rr, v. suéd. mær.

ǫ ouvert, provenant de a sous l'influence d'un u (cf. infra 2°), devient ø ouvert
sous l'influence d'un i suivant (un ø ouvert est un è avec arrondissement) :

v. suéd. høfÞinge « petit chef, chef d'une peuplade » de *hǫfÞ-, de *haƀuđ-ingi,
cf. all. häuptling, lat. caput.257

ŏ fermé, provenant de u sous influence de a (cf. supra, p. 256), est devenu ø
fermé devant i :

nom. plur. nord. or.sønir, nord. occ. søner de son(r) « fils » (all. sohn, angl.
son), cf. got. sunus, skr. sūnú-, zd hunu, v. sl. synŭ, lit. sûnús.

ō germ. devant i, y devient ø :

nord. occ. et or. søkia « chercher » (got. sōkjan), all. suchen, angl. to seek,
cf. lat. sāgīre « suivre à la piste », v. irl. sáigim « je cherche ».

u germ. devient y (qui est une sorte de ü) devant i :

nom. plur. nord. occ. syner « les fils », nord. or. synir, cf. got. sunjus, all.
sohn, angle son, etc.

ū fait de même : 3e sg. ind. prés. nord. occ. hýser « il héberge », nord. or.
hysir, dér. de hús « maison », all. haus, angl. house.

Le phonème agissant est postpalatal, u, w. Cette dilation a commencé à se
manifester un peu plus tard que la précédente :

ă > ǫ : saga « récit », plur. sǫgur, sǫgor, (all. sage, angl. saw « proverbe »),
cf. lit. sakýti « dire », pa-saka « conte populaire », lat. in-sectiones « récit », gr.
énnepe « dis » =*en-sepe.

*sangva « chant », plur. sǫngvar « chants », (all. sang, angl. song).

ā > ǫ : sár « blessure », dat. plur. sǫrum, -om.

æ, e ouvert provenant de a sous l'influence d'un i (cf. supra, p. 257) devient ø
ouvert sous l'influence d'un w suivant, par anticipation de l'arrondissement labial :

nord. occ. et or. øx « hache », de *ækw(j)si- (got. aqizi), all. axt, angl. axe,
cf. gr. axinē, lat. ascia.

ĕ fermé germ., c'est-à-dire provenant de e ou i devant a, ō (cf. supra, p. 256),
est devenu ø fermé sous l'influence d'un w suivant :

nord. occ. kuøkua « allumer », cf. vha. quec « vivant », all. quecksilber « vif-argent »,
angl. quick « vif », lat. uīuos, skr. jīváḥ, gr. bíos « vie », v.sl., žjvŭ, lit.
gývas « vivant ».

nord. occ. røkkr « ténèbres » de *rek(k)war, got. riqis, gr. érebos.

i germ. (remontant à i ancien ou a e devant u) devient iu devant u :

nom. ace. ntr. nord. occ. fiugur « 4 », v. suéd. fiughur, v. dan. fiughær, cf.
got. fidur, all. vier, angl. four.

Un peu plus tard ce iu est devenu io (par différenciation), quand il ne subsistait
pas d'u ou d'i après lui : nord, occ, v. suéd. miolk « lait », cf. got. miluks, all.
milch, angl. milk.

Devant n subsistant + cons. i > y sous l'influence d'un w suivant :

nord. syngva « chanter », got. siggwan, all. singen, angl. to sing.

i devient aussi y sous l'influence d'un u suivant, à condition que cet u ne soit
pas tombé et qu'il y ait devant l'i une consonne labiale :

acc. sg. nord. systor « sœur » de *swistur, got. swistar, all. schwester, angl.
sister ; — nord. myklum,-om dat. plur. de mikill,-ell « grand ».

ī germ. est devenu y devant w de la syll. suivante : v. isl. strýkua « tracer »,
all. streichen, angl. to strike « frapper », stroke « coup, trait de plume », cf. lat.
stringere « ôter en raclant », strigilis « peigne », v. sl. strigǫ « je coupe avec des
ciseaux ».

le phonème agissant est médio-palatal, a :

ĕ fermé germ., c'est-à-dire provenant de e ou i devant a, ō (cf. supra, p. 256),
est devenu ea, ja :258

hjarta « cœur » de *herta (got. hairtō, v. sax. hërta, vha. hërza, all. zerz, angl.
heart), cf. lat. cor, gr. kardía, lit. szirdìs.

Mais ce changement n'a pas eu lieu quand l'e était précédé d'un v ou d'un r :

nord. occ. vefa « tisser », nord. or. wæva (de *weƀa), all. weben, angl. to weave,
cf. skr. vabh- « tisser », gr. hupbaínō « je tisse » ;
reka « pousser ».

Cela paraît indiquer : que le changement de e en yod et le développement de
a ont été simultanés, que le v se prononçait encore w et que l'r était vélaire.
L'articulation d'un y est très difficile après un phonème qui exige le relèvement
du dos au niveau du voile ; ces phonèmes ont donc maintenu et consolidé l'articulation
de l'e.

Le changement n'a pas eu lieu non plus devant n + cons. (l'action d'un a
suivant ne traversant pas ce groupe, à cause des déplacements d'organes qu'il
exige). On sait qu'en germ. commun e était devenu i devant ce groupe (par assimilation
de mouvements articulatoires, p. 217-20) ; cet i subsiste :

v. norr. finna « trouver », cf. got. finÞan, all. finden, angl. to find.

Mais quand la nasale s'est dénasalisée et assimilée à une consonne suivante l'i
est devenu e à moins qu'il n'y ait eu en v. norr. un i ou un y dans la syll. suivante :

nord. occ. brekka « colline », nord. or. brækka = *brinkô, cf. all. brink, angl.
brink « bord, penchant, rivage ». — Sous l'influence d'un w suivant cet e > ø
comme l'e sorti de a sous l'influence de i : nord. occ. søkkua « s'enfoncer », got.
sigqan, all. sinken, angl. to sink.

Telles sont les trois catégories de phonèmes qui exercent une action à l'époque
des Vikings. Leurs effets sont tous du même ordre : le point ou le mode d'articulation
de la voyelle inaccentuée est anticipé pour les derniers éléments de la
voyelle accentuée.

On a coutume de désigner le troisième cas, sous le nom de « brisure », parce
que le résultat est deux phonèmes au lieu d'un. C'est introduire l'obscurité dans
le phénomène qui est le même dans les trois cas. Est-ce que le æ de v. norv.
gæstr n'est pas aussi une brisure ? Dans les trois cas la dernière partie de la
voyelle accentuée a pris le point d'articulation de l'inaccentuée, ou un point
voisin :

ă devant i est devenu *ai ou ae, puis e ;

ă devant u est devenu *au ou *ao, puis o ; c'est ainsi qu'en français ma-i est
devenu *mae, (mai), causa est devenu chose.

Dans le troisième cas la monophtongaison ne s'est pas accomplie parce que
les deux timbres en contact étaient incompatibles et ne pouvaient pas se fondre en
un seul dans le système de la langue ; elle a dès lors accentué leur différence en
consonifiant le premier : ea > ja. Le résultat est donc différent, mais le phénomène
est le même. La même observation s'applique au cas de fiugur, p. 258.

Allemand

Allemand. — On distingue le vieux-haut-allemand (vha.), le moyen-haut-allemand
(mha.) et le nouveau-haut-allemand ou allemand moderne (nha ou all.).
Les limites entre ces trois périodes sont flottantes. On fait finir la première environ
à l'an 1100 ; le mha., qui est caractérisé en particulier par le changement
uniforme de toute voyelle brève finale en e, va approximativement jusqu'à l'époque
de Luther, commencement du XVIe siècle.

En haut-allemand, à part la dilation d'aperture signalée plus haut, p. 256,
2593°, le phénomène de dilation vocalique le plus important est une dilation
régressive de timbre produite par i ou yod agissant sur une voyelle accentuée précédente.
Ce phénomène est surtout instructif par les cas dans lesquels il ne s'accomplit
pas.

Les voyelles atteintes sont a, o, u, — â, ô (ou uo sorti de ô), û, — ai, au, eu
(ou leurs représentants). Le phénomène n'est noté par l'écriture pour l'a que
depuis le milieu du VIIIe siècle ; pour l'u il ne l'est que plus tard, mais c'est
encore dans la période du vha. ; pour l'o plus tard encore, seulement en mha. On
ne saurait dire si le phénomène s'est produit plus tard pour l'o et pour l'u que
pour l'a, ou si l'on a tardé plus longtemps à le noter parce que l'alphabet latin
ne fournissait pas de signe pour rendre ü et ö. Pour â le changement commence
à être noté en bas-francique dès le IXe siècle, et dans le reste du domaine aux
XIe et XIIe. Pour ô (et uo sortant de ô) le changement commence à être noté au
Xe siècle. Pour û il ne commence à l'être qu'à la fin de la période du vha., et
il l'est ordinairement par iu ou par u.

Exemple :

a > e : gast « hôte », plur. gesti, all. gast, gäste, cf. lat. hostis « étranger,
ennemi », v. sl. gostĭ « hôte » ; — faru « je vais en voiture », 2e pers. sg. feris,
3e ferit, all. fahre, fährst, fährt, cf. angl. to fare « se porter (bien ou mal) », gr.
poreúesthai « voyager », v. sl. perǫ « je vole ».

Certains groupes de consonnes empêchent le phénomène. Dans tout le domaine
du hochdeutsch (oberdeutsch et fränkisch) il est empêché

par ht, hs : maht « puissance », plur. mahti, adj. mahlig, all. macht, mächte,
mächtig, cf. angl. might, got. magan « pouvoir », v. sl. mogǫ « je peux » ; —
wachsan « croître », 3e sg. wahsit « il croît », all. wachsen, wächst, cf. angl. wax,
skr. rac. vakṣ-, gr. auxánō, lat. augeō.

par cons. + w : garwen « préparer », part. pass. gigarwit.

par l + cons. et r + cons. dans la plupart des dialectes de l'oberdeutsch,
mais pas en francique : hallan « tenir », obd. 2e et 3e sg. haltis, haltit, mais
franciq. heltis, heltit, all. halten, hältst, hält, cf. angl. to hold ; — starc « fort »,
compar. obd. starchiro, franc. sterchiro, all. stark, stärker, cf. angl. stark.

par kh, ch = germ. k et généralement aussi par h = germ. h en oberdeutsch,
mais pas en francique : sachan « lutter », obd. sahhis, sachit, franc. -sehhis,
-sehhit ; — obd. ahir « épi », franc. ehir, all. ähre, cf. angl. ear, lat. acus « pointe »,
gr. ákros « aigu ».

A partir du XIIe siècle le changement de a en e est généralisé dans tous ces
cas, même en oberdeutsch ; mais cet e nouveau est un e ouvert, qui se confond
avec l'e germanique devenu ouvert et écrit ë, tandis que l'e provenant de a sous
l'influence de i, y dans la première couche est un e fermé. Ce changement nouveau
d'a en e n'est d'ailleurs pas, comme le précédent, un phénomène phonétique ;
car la prononciation n'a pas changé et les consonnes ou groupes de consonnes
qui faisaient obstacle à la dilation ne sont pas devenus perméables ; c'est un phénomène
psychologique : comme dans la plupart des mois, et ils étaient nombreux,
qui contenaient un i ou un y dans leur finale, un a de la syllabe précédente
devenait e, le sentiment de ce changement se généralisa et il s'accomplit par
extension analogique dans les cas où la phonétique ne le demandait pas.

Ce qui vient d'être dit du changement de a en e s'applique rigoureusement
260aux changements des autres voyelles devant i ou y. On se bornera donc à en
donner quelques exemples ; ces exemples sont du moyen-haut-allemand :

u > ü : sun « fils », pl. süne (vha. suni), all. sohn, söhne ; — wurf « jet »,
würfel « dé » (vha. wurfil), cf. all. werfen « jeter », v. sl. vrugǫ « je jette ».

o > ö : loch « trou », löcher, cf. lit. lùžti « briser » ; — indic. mohte « je pouvais »,
subj. möhte, all. mochte, möchte (vha. mohta, mohtî).

â > æ : indic. wir gâben « nous donnâmes », subj. wir gæben, all. gaben, gäben.

û > û (écrit iu, ui, u) : hûs « maison », plur. hiuser (vha. hûsir), all. haus,
haüser (ü est devenu en all. œü, œi, oi, comme ü est devenu ou, au).

ô (qui répond à germ. au devant h ou dentale) > œ: hôch « haut », compar.
hœher, superl. hœhest (vha. hôhir, hôhist), all. hoch, höher, höheste, cf. got. hauhs,
germ. *hauha-, lit. kaukarà « colline », all. hüzel « colline », angl. high « haut ».

L'ô germanique est devenu uo en vieux-haut-allemand. Ce uo > üe : guot
« bon », güete « bonté » (vha. guotì), all. gut, güte (uo vha. > ü en allemand,
üe mha. > ü en allemand), cf. angl. good.

ou > öü : boum « arbre », plur. böume, all. baum, bäume (ou mha. > au en
allemand, öü mha. > œi, oi en allemand), cf. angl. beam « poutre ».

On a vu des consonnes et groupes de consonnes qui empêchent l'action de i ou
y sur a. Il faut y ajouter que le changement de u en ü n'a pas lieu devant lt, ld :
dulten « souffrir » (verbe en -jan), cf. all. dulden, lat. tolerare, gr. tlẽnai ; —
schuldec « débiteur, coupable », all. schuldig, dérivé de schult « dette, faute », cf.
lit. skolà « dette ». La levée de la pointe de la langue pour les dentales empêche
son abaissement pour ü.

En oberdeutsch gg, ck, pf, tz empêchent l'action : brngge « pont », rucken
« dos », hupfen « sauter », nutzen « être utile ». La levée de l'arrière-dos pour les
deux premiers groupes, l'abaissement de l'avant-dos pour les deux autres
empêchent sa levée pour ü. Mais en mitteldeutsch on a brücke, rücken, hüpfen,
nützen.

En oberdeutsch encore ū, uo, ou restent intacts devant une consonne labiale :
rûmen « ôter », uoben « exercer », touben « assourdir ». L'abaissement de l'avantdos
pour la labiale empêche sa levée pour m. Mais en allemand on a räumen,
üben, betäuben.

Frison

Frison. — Le frison est la langue germanique des îles et du rivage de la mer du
nord entre le Rhin et l'Ems. Il est particulièrement apparenté aux parlers du
germanique occidental qui ont constitué le v. anglais et surtout le dialecte v.
anglais du Kent. Tous ces parlers ont en commun de nombreux traits caractéristiques.
En ce qui concerne la dilation vocalique, les résultats sont assez spécifiques
pour qu'ils méritent d'être signalés même dans une étude très générale.

a > e d'une manière très générale sous l'influence de i/y placé dans la syllabe
suivante. Rien de particulier : bed « lit », got. badi, angl. bed, all. bett ; — helle
« enfer », got. halja, angl. hell, all. hölle.

i germ. > iu sous l'influence de u/w de la syllabe suivante. Il n'y a pas ici
dilation d'aperture comme en germanique ou en v. h. allemand, mais dilation de
point d'articulation et en même temps de timbre et de mode articulatoire. Il en
résulte une diphtongue dont les deux timbres sont très éloignés l'un de l'autre,
et que le système phonique de la langue ne permet pas de monophtonguer :
261siunga « chanter », cf. got. siggwan, all. singen, angl. to sing ; — *thiuk « épais »
= *Þiqus, fthiuckē « épaisseur », cf. all. dick, angl. thick, cf. en outre v. irl. tiug =
*tigu.

u > e devant i/y de la syllabe suivante, et cet e se confond pour les traitements
ultérieurs avec l'e germanique. L'u avait dans ces parlers une tendance à devenir
o en position ordinaire, c'est-à-dire hors des conditions spéciales ; l'i/y attire son
point d'articulation de son côté de la voûte palatine, d'où une sorte d', puisque
œ est en somme un o articulé en avant du sommet de la voûte ou, ce qui revient
au même, un e articulé avec arrondissement labial ; mais les populations qui parlaient
ces dialectes avaient cette particularité physiologique d'articuler les phonèmes
antérieurs avec la lèvre supérieure inerte et appliquée contre les dents
d'en haut ; par conséquent, ils ne possédaient pas dans leur système phonique de
voyelle antérieure arrondie ; la phase est donc purement théorique et dépourvue
de durée ; c'est simultanément que les deux faits se sont accomplis, puisque
le désarrondissement est la conséquence immédiate de l'avancement de l'articulation :
kleft « fente » de *klufti, all. kluft, angl. cleft, clift ; — sletel « clef » de
*slutil, all. schlüssel (manque en anglais).

Ce changement de u en e est relativement tardif, car le k, qui s'est assibilé
devant e et i germaniques et devant e provenant de a germanique influencé par i,
subsiste devant cet e. On a donc avec assibilation : tserke, tzerke, tsierke « église »,
v. b. all. kirika, all. kirche, angl. church, de gr. kūriakón ; — maitsje « faire » de
*makia, cf. all. machen, angl. to make ; — mais sans assibilation : kemen « venu »
de *kumin, cf. all. gekommen, angl. to come, lat. ueniō, gr. baínō, skr. gacchati.

La dilation de i/y n'a pas eu lieu devant rp, rv, ld, ht et quelques autres
groupes, et dans cette position l'u a subsisté : frucht « fruit » de *fruchti, cf. all.
frucht, de lat. fructus.

Le phénomène frison d'inhibition est donc de même nature que celui du
v. h. allemand ; la dilation est empêchée par les consonnes qui demandent un
abaissement de la partie antérieure du dos de langue.

La dilation subie par les voyelles longues est parallèle à celle qu'ont éprouvée
les voyelles brèves.

â germ., qui n'apparaît que dans quelques exemples, devant la spirante h dans
les thèmes à nasale, est devenu ô en v. frison et en v. anglais, parce que cet h,
qui était vélaire, provoquait une montée de l'arrière-dos de la langue vers le voile
du palais et par là reculait l'articulation de l'a : brŏchte, thŏgte, cf. all. brachte,
dachte « il porta, il pensa » (l'ô de ces formes représente un ô abrégé par le groupe
ht). Cet ô est devenu ê devant i/y de la syllabe suivante : fèth « il prend, il
reçoit » = *fôhith de germ. *fâhiði, cf. all. fängt.

ê germ., qui est représenté en gotique par ē fermé, l'est en nordique et en
germanique occidental par â ; cet â a subsisté en nordique, en v. saxon et en
v. h. allemand, mais en v. frison et en v. anglais il est devenu ô devant nasale,
parce que, la pointe de la langue se dressant un peu trop tôt pour l'n en position
postalvéolaire, le dos est abaissé au centre et relevé à l'arrière : v. fris, móna
« lune », ags. móna, cf. got. mêna, vha. mâno, all. mond, angl. moon, skr. mâs
« lune », gr. mḗn « mois », lat. mēnsis « mois », v. sl. mĕsecĭ « lune, mois », lit.
mé'nû « lune », v. irl. . Mais devant un i/y de la syllabe suivante cet ô est
devenu ê : v. fris, wêna « penser » de *wânjan.

Ailleurs que devant nasale cet â est devenu spontanément æ, ê, parce que dans
262ces parlers, où il est caractéristique que la mâchoire inférieure s'avance pendant
l'articulation, la position postalvéolaire était favorite : v. fris, bère « civière »,
ags. bære, de germ. *bêra, vha. bâra, cf. all. bahre, m. angl. bier ; c'est d'une
forme germanique bèra qu'est sorti fr. bière. Ce changement anglo-frison de â en
é apparaît aussi dans les mots empruntés très anciennement au latin (entre 150 ei
450 ap. J.-C.), comme lat. strāta « route », v. angl. stǽt, v. fris. strête, all.
strasse, angl. street. Sous l'influence d'un i/y de la syllabe suivante cet ê est
devenu î : lat. cāseus « fromage », v. angl. číese, v. fris. tsise, all. käse, angl.
cheese.

ô germ. est devenu ê devant i/y de la syllabe suivante en frison et en anglais :
fris. fêla « sentir », ags. félan, v. sax. fôlian, all. fühlen, angl. to feel ; — v. fris.
grêne « vert », ags. gréne, v. sax. grôni, vha. gruoni, all. grün, angl. green.

û germ. > ê devant i\y de la syllabe suivante : bêle « bosse, bubon », ags. býle,
de *bûljô, all. beule, angl. bile ; — hêd « peau », ags. hfd, de *hûði-, all. haut,
angl. hide, cf. lat. cŭtis.

Irlandais

Irlandais. — Les phénomènes de dilation vocalique du vieil irlandais sont
analogues à ceux des langues germaniques, ce qui n'a rien de surprenant puisque
l'évolution des langues celtiques ressemble par tant de traits à celle des langues
germaniques.

ĭ et ŭ sont devenus respectivement e et o quand la syllabe suivante contenait
primitivement un a ou un o ; dilation d'aperture et par suite rapprochement du
point d'articulation : v. irt. fer « homme » = *wiros et *wiron ; fedb « veuve »,
plur. fedba, cf. lat. uidua.

Mais un i devant le groupe nd ne subit pas cette altération (cf. en germanique
e devenant i devant nd) : v. irl. find « blanc » de *windos, *windā, cf. gaul. Pennowindos
(penn « tête », irl. cenn).

ĕ et ŏ sont devenus respectivement i et u quand la syllabe suivante contient ou
a contenu un i, un y ou un u séparé seulement par une consonne ; dilation
d'aperture et par suite rapprochement du point d'articulation : mil « miel »,
cf. gr. méli ; milis « doux », cf. gaul. Melissus ; — siniu comparatif de sen
« vieux », cf. lat. senior ; — -biur « je porte » (avec un u d'infection, cf. p. 213)
de *biru = *bherō ; — muin « nuque » de *moni-, cf. vha. mana « crinière », lat.
monile « collier » ; — su(i)de « siège » = *sodiyo-, cf. lat. solium ; — mug « jeune
garçon » (génit. moga) de mogu-, cf. got. magus.

Parmi les consonnes isolées susceptibles d'entraver la dilation, il n'y a guère
à considérer que le ch. Il n'empêche pas le changement de u en o : croch « croix »,
génit. cruche, thème en , emprunté à lat. crux ; — lochat « souris », génitif
de luch, cf. gall. llugod, gaul. Lucotios, Lucotiknos. Mais il empêche, et cela est bien
naturel étant donné sa position articulatoire, le changement de e en i ; la flexion
de l'adjectif indéfini nech « quelqu'un » = brittoniq. nep = *neqwos, qui est très
employé, en fournit un bel exemple : génit. neich, dat. neuch.

On a ve que devant nd i ne subit que la dilation d'une voyelle ouverte, mais
un e devant ce groupe subit celle d'une voyelle fermée : rind « constellation »
= *rendu, génit. renda ; — mindech « mendicus ».

Les consonnes géminées en général n'empêchent pas la dilation : lott « courtisane »
de *luttā ; nett « nid » (-tt = -d = dd), génit. nitt, cf. lat. nīdus, lit.
lízdas ; — bocc « bouc » de *buccos ; tricc « rapide » de *trekki ; becc « petit » de
263*biggo-, dat. biucc ; — cepp de lat. cippus ; copp de lat. cuppa ; — boll de lat. bulla ;
grell de lat. gryllus ; — druimm « dos » nomin. (l'u sort de o ancien), génit.
drommo ; — cinn « tête » génit. de cɛnn = *qenno- ; — uilliu comparat. de oll
« grand », cf. gaul. Matribus Ollo-totis.

Devant ss, ainsi que devant st, sc un e ne subit pas la dilation d'une voyelle
fermée : mess « jugement » de *messu-, génit. messo ;feiss « truie » de *vessi-, génit.
frise ; ceist de lat. quaestio, génit. sg. cesti ; lesc « paresseux », nom. plur. leiscc.
Mais le changement inverse de i en e, u en o devant une voyelle ouverte se produit :
fiss « science » de *vidtu-, génit. fesso ; criss « ceinture » (avec un i ancien),
nom. plur. cressa ; tesc de lat. discus ; flesc « baguette » = *vliskā, duel flisc ; luss
« herbe » (avec un u ancien), nom.-acc. plur. lossa ; trosc « lépreux » de *trusko-,
acc. plur. truscu. Tout cela paraît indiquer un s articulé avec la pointe de la
langue relevée vers le haut. Mais tandis qu'un o suivi de voyelle fermée devient
u devant ss : coss « jambe, pied » fait au datif cuis, cf. gall. coes, calédonien
Argentokoxos, lat. coxa « hanche », skr. kákṣaḥ « creux de l'aisselle », il reste o
devant sc : cosc « châtiment », génit. coisc, dat. cosc. C'est sans doute que devant
c l's s'articulait pointe en bas, ce qui est la position du c ; mais il n'est pas possible
de déterminer avec certitude pour une langue ancienne ces nuances de
position articulatoire.

La plupart des autres groupes de consonnes empêchent la dilation, au moins
pour l'une des deux voyelles :

l + cons. empêche le changement de e en i : delb « forme » (thème en ),
génit. delbe, dat. deilb ; delg « épine » (thème en -s), génit. delge ; — mais il
n'empêche pas celui de o en u (l'l étant vélaire dans cette position) : olc « mauvais »,
génit., dat. sg. et acc. plur. uïlc, ulc, ulcu ; folt « chevelure » (thème
en -o), génit. sg. et nom. plur. fuilt, dat. sg. fult.

r + cons., empêche le changement de e en i : nert « force » (thème en -o),
neirt, neurt ; — cerd « art » (thème en ), acc. ceird ; — derb « certain », dat.
masc. deurb, acc. fém. deirb ; — serc « amour », gén. sercce, dat. et acc. seirc.
— Le changement de o en u semble bien n'avoir pas lieu non plus : moirb « fourmi »,
plur. morbi de *morvi- ; — coirce « avoine » de *korkyo-, malgré des formes
comme uird, urd de ord « ordre » emprunté à lat. ordo ; m. irl. cuirp, curp, curpu
de corp « corps » (thème en -o) emprunté à lat. corpus, qui fait en v. irl. gén.
sg. coirp, dat. sg. corp, acc. plur. corpu ; ces formes avec u peuvent être dues à
l'analogie. — Mais les changements de i en e et de u en o s'accomplissent devant
r + cons. :firt, thème en u, de lat. uirtus, fait ferto, fertae ; on a de même forc
de furca, sorn de furnus (thème en -o). — Tout cela paraît indiquer un r, non
pas vélaire, mais articulé en avant avec la pointe de la langue légèrement levée.

Zend

Zend. — En zend a et ā sont devenus o et ō sous l'influence d'un u, ū, v de la
syllabe suivante (évidemment par l'intermédiaire de *au) : mošu « bientôt »,
cf. skr. makṣú ; pourum « devant », c'est-à-dire pourvəm, cf. v. pers. paruvam,
skr. pūrvam = i.-e. *plvom ; vioôtuS « démon de la mort » à côté de l'ablatif
vïoâtaot ; gāth. jyôtûm acc. « vie » à côté de génit. jyâtâus.

Devant i, ī, y, e, la dilation n'a lieu que si elle est secondée par la présence
d'un y devant l'a, à : yesnyō « vénérable », yeze « je vénère », cf. skr. yajñíyaḥ,
yáje ; zbayemi « j'appelle », cf. skr. hváyāmi. Cette dilation est empêchée par les
consonnes r, v, hm, etc. : yahmi « dans lequel » locatif, etc.264

Roman

Roman. — Dans les langues romanes, où l'articulation des voyelles est en
général beaucoup plus ferme qu'en germanique ou en celtique, il est assez rare
que la dilation s'étende d'une voyelle inaccentuée à une accentuée, à part
quelques faits occupant un domaine assez étendu tels que l'action d'un i inaccentué
sur un e fermé accentué : lat. feci > napol. fiče, milan, fise, fr. fis, prov.
fis, esp. hize, port. fiz ; — lat. presi > napol. prise, milan, prise, fr. pris, prov.
pris, esp. prise.

Mais il vaut la peine d'être remarqué que, par exemple dans certains parlers
italiens, une voyelle finale inaccentuée agit sur une voyelle postaccentuée qui la
précède : arétin annomo, annama, asono, lettara, mekana, sóllata, šubboto, obbroco
(obligo), preddaka, akkomodo plur. akkomidi, dimmolo (= florent. dimmelo) ; — Brindisi
poviri, skandili, angili, en face de campunu, erumu, erunu, stesuru, vommuru ;
— v. napolit. laudabele, laudabili, ordena, femena ; — Bonvesin fragel plur.fragili,
mirabele plur. mirabili, etc.

Arménien

Arménien 1110. — En arménien la dilation vocalique est régressive comme dans
les langues germaniques et la plupart des autres, mais au lieu d'être provoquée
par une voyelle inaccentuée, elle l'est par la voyelle accentuée, la voyelle accentuée
étant en arménien la dernière. Beaucoup moins développée que dans les
langues germaniques, la dilation vocalique n'est produite en arménien que par
les voyelles les plus graves, a, o, u, agissant sur les voyelles e et i à des degrés
divers.

a transforme en a un e préaccentué : metasan « onze », erkotasan « douze »,
etc., dans lesquels -tasan = *decmi ; on a, il est vrai, l'a aussi dans tasn « dix »
au lieu de *tesn = *decm, mais c'est sous l'influence des formes où l'a était
régulier, telles que le génitif tasanç ; — tatrak « colombe » et autres mots à
redoublement dans lesquels on attend un e, comme dans gr. tétrax.

Mais un r placé entre les deux voyelles empêche cette dilation, parce qu'il
appelle le timbre e devant lui (sans doute articulé avec la pointe de la langue en
bas) : beran « bouche », cf. lit. burnà.

L'a accentué ne paraît pas exercer d'action directe sur un i de syllabe précédente,
car cet i est tombé et par conséquent n'est devenu ni a ni e : khsan
« vingt », cf. béot. wíkati, lat. uīgintī, zd vīsaiti ; — mnam « je reste », cf. gr.
ménō.

L'action de u accentué est analogue à celle de a, mais plus énergique, sans
doute parce que son point d'articulation est plus en arrière et son articulation
plus tendue. Lui aussi change en a un e inaccentué de la syllabe précédente :
vathsun « soixante » = veç + sun ; — mamul « pierre à moudre », mamul
« mousse », phaphuk « mou » et autres mots à redoublement dans lesquels on
attend une.

Mais heru « l'an dernier » garde son e (cf. gr. pérusi) à cause de l'r qui suit ;
le cas est tout à fait parallèle à celui de beran.

En outre un u accentué change en e un i préaccentué ; le recul de l'articulation
est sensiblement le même quand un i devient e que quand un e devient a. Ce
point montre que l'action de u est plus forte que celle de a, car i-á reste intact :
zgenum « je m'habille », cf. gr. wénnumai (e > i devant n même en syllabe inaccentuée,
265cf. mnam) ; — henum « je file », cf. got. spinnan « filer », lit. pinu
« je tresse » ; — lezu « langue », cf. lit. lëzùvis.

L'o a son point d'articulation intermédiaire entre celui de a et celui de u. Pas
plus que l'a il ne s'attaque à un i préaccentué : hnoy génit. de hin « vieux » ; —
snoti « vain » dérivé de sin « vide ». Mais il transforme en o un e préaccentué :
nor « nouveau » = *nowor = *newor, cf. gr. ne(w)arós ; — gorc « oeuvre » (cf.
gr. wérgon) d'après le génitif gorcoy et les autres cas dissyllabiques ayant un o
accentué. En outre un o accentué ou inaccentué maintient un o initial (provenant
de o ou de e), qui sans cette action serait devenu a : olorm « pitié », olok « prière »,
orogayth « piège ».

Français

Français. — En français parisien aussi la dilation vocalique est régressive et
part généralement de la voyelle accentuée : la première de deux voyelles contenues
dans deux syllabes consécutives a une tendance à conformer son timbre à celui
de la deuxième ; c'est une dilation de degré d'aperture et par suite en même
temps de point d'articulation. La nuance est très délicate, parce qu'il s'agit toujours
l'une voyelle inaccentuée, c'est-à-dire articulée avec une assez faible tension.
C'est surtout pour l'é et l'è qu'elle est sensible :

près « presse », prèsõ « pressons », mais présé « presser, pressez, pressé » ; —
prè « prêt », prètõ « prêtons », mais prété « prêter, -ez, -é » ; — grèf « greffe »,
frêfwâr « greffoir », mais gréfé « greffer, -ez, -é » ; — grèl « grêle », grèlõ « grêlon »,
mais grélé « grêler, -é » ; — pèš « pêche », pèšœr « pêcheur », mais péšé
« pêcher, -ez, -é » ; — ḕz « aise », èzãs « aisance », mais ézé « aisé » ; — èm

« aime », èmõ « aimons », mais émé « aimer, -ez, -é » ; — ètr « être », étè « étais »,
mais été « été » ; — èsè « essaie », èsèyõ « essayons », mais éséyé « essayer » ; —
hégè « bégaie », bègèmā « bégaiement », mais bégéyé « bégayer » ; — èbèn « ébène »,
mais ébénist « ébéniste » ; — plḕr « plaze », plèzã « plaisant », mais plézīr « plaisir » ;
tèt « tête », mais tétü « têtu » ; — « paix », mais pézibl « paisible » ; —
égü « aigu », égẅiy « aiguille », égẅīz « aiguise » ; — il y è « il y est », mais y
èt i
« y est-il ? » — tü y è « tu y es », mais y é tü « y es-tu ? ».

Il est intéressant de noter que ce phénomène est vivant et s'accomplit au cours
de la flexion, de la dérivation ou de la position syntactique des mots.

Pour l'o le phénomène est moins net. C'est pourtant sans doute à lui qu'il faut
attribuer l'ó de vomir, obus, l'ò de aurore (òror), et l'hésitation entre ó et ò dans les
conjugaisons telles que : aurai, auras, aurais, saurai, sauras, saurait, etc., sans
doute par sòrè « saurais », sóré « saurai, -ez », etc.

Vieux-haut-allemand

V. haut-allemand. — En v. h. allemand on constate fréquemment une action
dilatrice de la voyelle accentuée sur la suivante. Il ne s'agit plus ici d'un phénomène
d'inertie. Les organes, qui ont été particulièrement tendus pour l'articulation
de la voyelle à accent d'intensité, relâchent leur effort pour la voyelle suivante,
mais cette dernière est trop faible pour les obliger à changer brusquement
leur position : gicorone, gicoronero de gi-coran « electus » ; — hōhona = hōhana
adverbe « d'en haut » ; — scīnintaz = scīnantaz « scheinendes » ; in mittimen =
in mittamen « inmitten ».

Italien

Italien. — Divers parlers italiens présentent le même phénomène dans les
proparoxytons : sicilien átamu, astracu, salaču, ansara, annata, saraco, marmaru,
266anasu ; — Lecce rándani, pampane (cf. esp., port. pampano) ; — sarde seneghe,
benneru, leperi.

Turc

Turc. — En turc et dans les langues de type analogue la dilation vocalique est
progressive aussi ; elle s'étend des voyelles radicales, c'est-à-dire des voyelles du
commencement du mot, aux voyelles des suffixes. Selon que les voyelles radicales
sont postérieures ou antérieures, labiales ou non labiales, les voyelles suffixales
deviennent postérieures ou antérieures, labiales ou non labiales. Ainsi en yacoute
aga-lar « les pères », äsä-lär « les ours », ogo-lor « les enfants », dörö-lör « les
freins » ; à l'accusatif sing. aga-ny « le père », äsä-ni « l'ours », ogo-nu « l'enfant »,
dörö-nü « le frein ».

Dans certaines langues les alternances ne comportent que deux nuances :
antérieure et postérieure : finnois kala-lta ablat. de kala « poisson », isä-ltä ablat.
de isä « père » ; Suoma-lainen « finnois », Lätti-läinen « letton » ; — samoyède
(kamassin) kušpu « mon oiseau », süt-pü « mon lait » ; — magyare häz-ban « dans
la maison », säm-bän « dans le cœur ».

En magyare et aussi dans une partie du tchérémisse le correspondant antérieur
de o est ö ou e selon que la voyelle radicale est labiale ou non : magyare hāromsor
« trois fois », öt-sör « cinq fois », hēt-ser « sept fois » ; — tchérémisse yol-žo
« son pied », ƀür-žö « son sang », kinde-že « son pain ».

On a supposé, pour expliquer ce mouvement progressif de la dilation, que ces
langues avaient eu anciennement un accent d'intensité sur l'initiale ; cette hypothèse
est tout à fait inutile. La direction s'explique suffisamment par le fait qu'elle
part du radical, de l'élément qui est la matrice du mot ; ce n'est pas physiquement
ou physiologiquement que la première voyelle est plus forte que les autres
et les domine, mais au point de vue psychique.267

VI
La dissimilation 1111

De tous les phénomènes la dissimilation est le plus important pour qui étudie
l'évolution phonétique, non point à cause de sa fréquence qui est très inférieure
à celle de l'assimilation, mais à cause de sa complexité et de sa variété. Il s'applique
à toutes les catégories de phonèmes, il les saisit dans les conditions et
les positions les plus diverses, il les décompose en leurs moindres éléments. Il
est à la fois le plus fuyant et le plus instructif 2112.

La dissimilation est une action produite par un phonème sur un autre phonème
qui figure dans le même mot ou le même groupe de mots, et avec lequel
il n'est pas en contact. Pour qu'elle puisse se produire il faut que ces deux phonèmes
aient un ou plusieurs éléments articulatoires communs. Le phénomène
consiste en ce que l'un des deux phonèmes fait perdre à l'autre un ou plusieurs
des éléments articulatoires qu'ils possèdent en commun. Il le rend par là plus différent
de lui-même, d'où le nom de dissimilation.

Les phonèmes avaient été préparés tous deux intégralement dans le cerveau ;
mais l'attention des organes phonateurs a été attirée par le plus fort des deux ; ils
se sont appliqués à l'émettre en son intégrité et à soigner tout particulièrement les
éléments de son articulation qui le caractérisent. L'attention ainsi concentrée sur
un point est forcément plus ou moins négligée sur un autre, et les organes
omettent, sans s'en apercevoir, les éléments spécifiques du phonème le plus faible,
précisément parce qu'ils sont appliqués à les soigner dans le plus fort.

Un phonème peut être plus fort qu'un autre soit mécaniquement soit psychiquement.

Mécaniquement, parce que, au contraire de l'autre phonème il est placé sous
l'accent ou sous le ton, soit immédiatement, soit médiatement, mais dans une
position telle qu'il participe du renforcement dû à l'accent ou de l'augmentation
d'effort qu'exige le ton.

Mécaniquement, parce que, indépendamment de l'accent ou du ton, il occupe
dans la syllabe une position qui lui confère plus de force ou de résistance.269

Mécaniquement encore, parce que l'autre phonème, à position syllabique équivalente
ou supérieure, est en fin de mot ou en fin de phrase, position particulièrement
débile, surtout dans certaines langues.

Psychiquement, un phonème peut être plus fort qu'un autre parce que, à
position mécaniquement équivalente, il est placé plus en avant dans le mot ou le
groupe de mots, c'est-à-dire plus près de la fin, l'attention se portant en avant.

Psychiquement, un phonème peut devenir plus fort qu'un autre, même s'il est
plus faible mécaniquement, parce que s'il était dissimilé le résultat serait quelque
chose d'imprononçable, d'inconnu au système phonique de la langue.

Psychiquement encore, et c'est un cas très fréquent, un phonème est plus fort
qu'un autre parce qu'il est contenu dans un morphème connu et que reconnaît le
sujet parlant, tandis que l'autre est dans un morphème quelconque.

Il peut y avoir conflit entre la force mécanique d'un phonème et la force psychique
de l'autre. Dans ce cas, c'est habituellement la force psychique qui
l'emporte.

La dissimilation est ordinairement partielle, c'est-à-dire que le phonème
dissimilé ne perd qu'un ou que quelques-uns de ses éléments articulatoires, non
pas tous. Quand la dissimilation aboutit à la suppression totale de l'un des
deux phonèmes, on peut dire que cette disparition est une conséquence de la dissimilation,
mais n'en est pas l'effet immédiat. Le plus souvent l'ensemble des éléments
qui, après la dissimilation, restent du phonème attaqué, ne constitue pas
un phonème existant, et il est remplacé par le phonème le plus voisin que possède
la langue ; car la dissimilation ne crée pas de phonèmes nouveaux, qui feraient tache
dans le système phonique de la langue. Si les éléments qui subsistent ne sont pas
suffisants pour constituer un phonème, il sont éliminés, avec ou sans compensation.

Quand l'étymologie des différentes parties du mot ou groupe de mots est évidente
pour le sujet parlant il ne se produit pas de dissimilation. C'est une conséquence
du phénomène psychique concernant les morphèmes connus et reconnus.

Définitions de quelques termes. On appelle :

Groupe combiné un groupe de consonnes qui sont en contact l'une avec l'autre
dans la même moitié d'une syllabe.

Consonne combinée une consonne qui fait partie d'un groupe combiné.

Consonne implosive une consonne qui se trouve dans la deuxième moitié d'une
syllabe.

Consonne explosive une consonne, occlusive ou non, qui se trouve dans la première
moitié d'une syllabe.

Consonne appuyée une consonne, qui est séparée de la voyelle précédente par une
autre consonne ; pratiquement c'est une consonne explosive précédée d'une consonne
implosive. Un groupe combiné peut être appuyé.

Régressif un phénomène qui a son point de départ vers la fin du mot et son
point d'arrivée vers le commencement.

Progressif un phénomène qui suit la marche inverse.

D'après ce qui précède, il y a lieu de distribuer les faits en plusieurs catégories,
et de distinguer dans chaque catégorie autant de formules qu'il y a de positions
respectives diverses des deux phonèmes. Ces formules peuvent et même doivent
270être construites a priori, puisqu'elles ne sont déterminées que par la position phonologique
des phonèmes. Les exemples viennent se ranger d'eux-mêmes sous la
formule à laquelle ils ressortissent, mais ne la déterminent pas.

Il est bon de ne pas multiplier inutilement les formules (cf. Formule VII, note
p. 288), et on peut négliger dans l'exposé général certaines formules qui sont représentées
très rarement parce qu'elles supposent des positions presque exceptionnelles
dans les langues ; les principes généraux suffisent, quand il s'en présente un
exemple, pour le comprendre et l'expliquer sans hésitation.271

Première catégorie
Influence de l'accent ou du ton

Les formules de cette catégorie sont en principe indifféremment régressives ou
progressives.

Formule I.
Voyelle accentuée ou tonique dissimile voyelle inaccentuée ou atone,
type devin de dīuīnu.

oó > eó. L'o accentué fait perdre à l'o inaccentué leur mouvement
articulatoire commun le plus caractéristique, l'arrondissement labial ; il reste un
phonème de même aperture sans arrondissement, donc très voisin de e :

français quenouille de *conucula, — enveloppe de *inuoluppat, — secousse de succussa,
secourt de succurrit, — selon de *sublongu, — beloce de *bullucea, — éperon de
sporone (germ. sporo), — v. fr. semondre de *submonere, — sejorne (moderne
séjourne) de *subdiurnat, — querone de corona, — seror de sorore, — enor de
honore.

provençal seror de sorore, — serorga « belle-sœur » et serorge « beau-frère », —
enor de honore, — relotge de (h)orologiu, — redon de rotundu 1113, — preon, prion de
profundu 2114, — escur de obscuru, — semondre de submonere, — secorre de succurrere,
secodre de succutere.

catalan elor « odeur » de olore, — roussill. reloge « horloge », — securs
« secours », — sekutre « secouer », — ekupe = occupat, — feburt « faubourg »
emprunté au français, — enurat « Honoré », — redon « rond », — preon « profond ».

espagnol hermoso de formosu, — redondo de rolundu, — nemón « aiguille d'horloge »
de gnomone, — reloj « horloge » de (h)orologiu, — arrebol « rougeur du
soleil levant ou couchant » de rubore, — pespunte « arrière-point » de post-punctu,
272pestorejo de post-auriculu, pescuezo de post-cocceu, — v. esp. velontad de uoluntate, —
Santander rebollo « jeune rouvre », cf. castill. roble 1115.

portugais peçonha « poison » de *potionea (poçõo « potion » est savant), — fermoso
et fremoso « beau » de formosu (auj. formoso), — tesoira et tesoura « ciseaux » de
tonsoria, — pesponto « arrière-point » de post-punctu (et posponto), — escuro « obscur »
de obscuru, — relogio « horloge » (savant), — redondo « rond », — redor
« alentour », — reborar « fortifier » 2116, — valeroso « valeureux » de ualorosu (auj.
valoroso), — temeroso « craintif, redoutable » de timorosu (temoroso est peu usité) 3117,
— Beira Alta questume de costume, queturno de coturno.273

italien 1118 bifolco « bouvier » de bubulcu, bufulcu, — sperone, — ritondo, — v. it.
sirocchia « petite sœur » de sororcula, — inorare, — rimore, — Campobasso kenokya,
— sard. retundare, — v. véron. seror, — secorso, — remor, — v. gén. semoso 2119, —
végliot. kelauna « colonne », seráur « sœur ».

indo-européen. Par la convergence des formes attestées historiquement on peut
reconstituer l'état i.-e. avec une certitude plus ou moins grande selon les cas.
Quand à l'état pré-indo-européen, il reste forcément mystérieux. Il n'est pas
interdit pourtant de présenter parfois des hypothèses concernant certaines particularités
qu'il a pu connaître. Ainsi les parfaits tels que gr. gégone, mémone, dédorke,
léloipe, etc. avaient le ton sur la voyelle o : skr. jajàna, dadàra, jaghâna, tatàna,
jagâma, dadárça, vavárta, babándha, papâta, etc. Qu'est-ce que c'est, dans ces
formes, que l'e du redoublement ? On sait qu'il est très général que l'e soit en
i.-e. la voyelle tonique ; mais ce n'est pas ici le cas. On sait d'autre part que le
plus ordinairement dans les langues le redoublement est la reproduction d'une
syllableou d'une parrie d'une syllable ; il est donc fort possible que cet e, qui n'est
pas un e tonique, soit un e de dissimilation, provenant de o sous l'influence de l'o
tonique de la syllabe suivante.

On trouve parfois a-o comme produit de o-o, o-u, ce qui dépend du système
phonique et des tendances du parler où ce produit apparaît. L'o dissimilé ne
perd pas seulement l'arrondissement, mais il prend en outre une aperture plus
grande, ce qui dénote un relâchement général de son articulation :

espagnol (Mexique) jacoso de jocoso, acupar de ocupar, balumen de volumen,
arguyo de orgullo.

portugais (Algarve) racto, sacôrro, acagular, cagulo, catovia, catovéllo, escamongado.

frioulan kayostre, palmon, saporta, sakodá.

roumanche sarur, dalur, maruns (de morus), anur, kalur, kanušer (d'après les
formes dissyllabiques accentuées sur la dernière) ; — Sent (Basse-Engadine) bakun
« bouchée » de bucconem, dalur de dolorem, kañọš de cognosco, karuna de coronam,
kalur de colorem, mantun « tas de foin » de *montonem, marus de amorosum, pantun
de pontonem, radọnt de rotundum.274

Quand ce produit est sporadique, en concurrence avec un produit ordinaire e-o,
le timbre a est dû à l'influence des consonnes avoisinantes, ou bien le mot est
emprunté à un dialecte où ce traitement est régulier, ou bien il a subi l'influence
d'un autre mot. Ainsi : esp. calostro de colostru, Pamplona de Pomplona, it. canoscere,
fr. du midi cagoulo de cuculla, cagoulho de *coculia.

i-í > e-í dès en latin vulgaire et le phénomène s'est continué dans les langues
romanes. L'i accentué fait perdre à l'nnaccentué la tension et la fermeture maximales
qui le caractérisent ; l'e est le timbre le plus voisin de i, avec moins de tension et
moins de fermeture :

(lat. vulg. *uecinu de uīcīnu) fr. voisin, prov. vezi, catal. vehí, esp. vecino, port.
vezinho, roum. vecin.

(lat. vulg. *deuinu de dīuīnu) fr. devin, v. prov. devin, esp. adevino, port.
adevinho.

français divise de dīvīsa, — pépier de *pipier, — prémisses de *primisses, — v.ir.
fenir de fīnīre, — v. fr. veïlle, fr. v(r)ille de uītīcula, — v.fr. pepie, fr. pépie de
*pīppīta (lat. pītuīta), — v. fr. desis, mesis, puis deïs, meïs, moyen fr. dis, mis de
dīxistī, mīsistī, — fr. popul. éléxir, rachétique, Phélippe, panégérique, ménistre.

provençal mezis.

espagnol decir, — escrebir, — crebillo, — hebilla « boucle » de *fībella, — Santander
cevil = cast. civil, — amenículo = cast. adminiculo, — desimulo = cast. disimulo,
destinto = cast. distinto (ces mots castillans sont savants).

portugais vevia de *vivea, — dezia de *dicea, tenir et tinir « tinter » (le déplament
de l'accent dans la conjugaison est la cause des deux formes), — ministru
prononcé menistru, — vesita, lemite, Felippe, rediculo, — príncepe.

Dans certains parlers arabes i devant î est devenu a. L'i dissimilé a perdu le
point d'articulation spécifique de i et en outre sa fermeture maximale pour
devenir a, c'est-à-dire la voyelle dont l'articulation est le moins tendue :

Namirīy est en arabe Namarīy, — Madīnīy est devenu en arabe d'abord
Madinīy, le premier ī s'étant abrégé parce que inaccentué devant ī accentué,
puis Madanīy, — ṣīnīya « porcelaine » est en égyptien ṣanīya.

En syriaque ī-ī est devenu ū-ī. Le point d'articulation spécifique ayant été
perdu par dissimilation, le phonème a pris le point d'articulation qui fournissait
sensiblement la même aperture de l'autre côté du sommet de la voûte palatine :
hébreu ṣīṣīÞ « pointe » est en syriaque ṣūṣīÞā.

u-u > o-u à Santander. Ce traitement est parallèle à celui de i-i devenant
e-i, mais il est loin d'avoir la même extension : tomulto = cast. tumulto, — rejonfuño
« grognement » = cast. refunfuño.

En grec il est difficile de dire si, dans des formes telles que mormurō, cf. lat.
murmur, skr. murmuraḥ), — kókkuks, cf. làt. cucūlus, lit. kukuti, la dissimilation
s'est produite quand l'u se prononçait u, ou, pour les dialectes qui ont changé u
en ü, quand il se prononçait ü ; car le premier traitement est normal, comme le
montre Santander, est le second aussi, comme on le voit par fr. cocu 1120.

En portugais on a e-ú de u-ú : feturo de futuro Ce traitement est parallèle à
celui de i-í devenant e-í, mais présente en outre un déplacement du point d'articulation
de l'arrière à l'avant ; ce déplacement n'est pas dû à proprement parler
275à la dissimilation, mais aux nécessités du système phonique de la langue ; en effet
un produit o-ú n'aurait rien changé à l'état originaire, puisqu'en portugais oinaccentué
se prononce u.

A Saint-Vivien (Médoc), où a final inaccentué est devenu u (crabu « chèvre »),
« queue » se dit kúə et non *kúu.

a-á > e-á ou o-á. Changement d'aperture, d'où déplacement du point d'articulation
soit en avant, soit en arrière suivant les parlers et les époques :

roum : înnotá, it. nuotare, eng. noder, v.fr. noer de natare, — fr. Noal, Noël de
natale, — fr. dommage de v. fr. damage.

esp. de Santander pentasma de fantasma, — Nestasia de Anastasia, — comendante
de comandante (la dissimilation n'a pas lieu quand l'a à dissimiler est initial,
à cause de la fréquence du préfixe a- : acaldar, amañar, anadar, atrancar) ; — portugais
commun, mais prononciation populaire ou d'origine populaire menhã de
manhã (esp. mañana), — rezão de ratione, — cámera de cámara, — sábedo de
sábado, — dromedario « dromadaire » ; — port. dial. (Algarve) : velado = vallado,
chemar = chamar, — reção = ração, Bátezar « Balthazar », — grevata = gravata ;
— catal. beana, prov. bezana, it. besana « basane », empruntés à l'hispanoportugais
(de arab. batana).

e-é > a-é à Santander : jalecho « fougère » = cast. helecho, — afeuto — cast.
efecto, — asperar = cast. esperar 1121.

Dissimilation de voyelles nasales. La voyelle inaccentuée perd sa nasalité :

Damprichard cũfru « bannière » (accent sur l'initiale) = v.fr. conferon, —
Dampr. pnî èci, compris par les sujets parlants pnī è čĩ « panier à chiens », est en
fait « panier *hanchien » et sort de pnī ẽčẽ, — français copain de compain, couvent
de convent, Doulevant (Haute-Marne) de Donlevents de Domnu-Lupentiu.

Dissimilation d'une diphtongue inaccentuée par une diphtongue accentuée :

gascon Cazanou « métairie neuve », nom propre de personne, de *cazaunou,
cf. Cazaubiel « métairie vieille », Cazaubon « métairie bonne ».

Formule II.
Consonne implosive accentuée ou tonique dissimile consonne implosive
inaccentuée ou atone, type alberga de *arberga.

r-ŕ > l-ŕ, ŕ-r > ŕ-l. La liquide r dissimilée perd son vibrement spécifique,
et elle est remplacée par la liquide à glissement l.

latin vulgaire alberga, albergu « auberge » de *arberg- remontant à got. *haribergo,
cf. franciq. heriberga (fr. auberge = *alberge, prov. albercs, alberga, v. esp. albergo,
esp., port. albergue, ital. albergo).

français Auvergne, prov. Alvernhe de Arvern- ; — languedoc. Goudargues
(Gard) de Gordanicos.

espagnol mármol « marbre », — árbol « arbre », — cárcel « prison », — estiércol
« fumier », (mártir, non dissimile, est un terme d'église refait sur le mot latin).276

portugais arvol « arbre », — Alemtejo mártel, márten « martyr ».

italien : milan, erbol « arbre » 1122 — vegl. yuarbul « arbre », — frioul. mármul,
árbul, — com. spalvèrz « grande sconquasso » de perverso, — lomb. mártol (martire)
« gonzo ».

germanique : vha. murmel de murmer, emprunté à lat. murmur, — vha. turtultûba,
turtiltûba de lat. turtur, — vha. marmul, marmil de lat. marmor, — mha. mortel
de morter de lat. mortarium, — mha. kœrpel de kœrper de lat. corpor-, — mha.
dœrpel de dœrper, cf. isl. Þorpari « un habitant du viliage », — mha. martel de
marter de vha. martira, martara de lat. martyriwn, — all. balbier de fr. barbier
(accent sur la finale), — angl. marble, prononcé marbəl, de fr. marbre.

arménien elhayr « frère » = lat. frāter, — albiwr « source », cf. gr. phréar.

slave : slovaq. korhel « ivrogne » de all. Chorherr.

sémitique : n. hébr. šefōfēret « tuyau » de šefawfart de *sefalfart de šefarfart
(en hébreu l'accent était sur la finale), — n. hébr.peḳōkēret « ramification » de
peḳawḳart de peḳarḥart, — n. hébr. aṭōṭēret « bosse » de aṭawṭart de aṭarṭart,
— syr. parkel de parker « vinxit, implicavit » (accent sur la pénultième), —
arab. ḳardal de esp. cardar « carder », — arab. barbal de barbarus. — arab.
farfal de farfar « comminuere », — arab. ṭurṭul de ṭurṭur « casquette »,
— arab. gargal de gargar « gargarisme », — arab. ḳarḳal de ḳarḳar « rire à gorge
déployée », — arab. marmal de marmar « murmurer », — arab. šaršal de šaršar
« ruine » (accent sur l'initiale dans ces mots arabes).

L'r dissimilé par r n'est pas forcément l puisque l'l n'est pas un aboutissement,
mais un substitut de l'r dissimilé. Un autre remplaçant très convenable est n (ou
m) ; l'air vibrant, au lieu de glisser sur les bords de la langue, sort par les fosses
nasales. C'est toujours au fond un phonème de même nature, une spirante
liquide ; mais ce produit est plus rare que le précédent, parce qu'il demande un
mouvement d'un organe que l'r n'intéressait pas, l'abaissement du voile du palais ;
c'est pourquoi ce produit apparaît surtout dans les langues, comme le slave, où
un l à cette place serait vélaire, c'est-à-dire où le produit le plus ordinaire, l,
mettrait déjà en jeu le voile du palais :

Lemken (Galicie) marmun de *marmur « marbre », — russ. jármonka de jármarka
de all. Jahrmarkt. (On a vu plus haut márten en Alemtejo.)

sémitique : aram. gangar de gargar « rouler », éthiop., hébr. dandar de dardar
« rouler » (accent sur la finale), — n. syr. (kurdistan) (m)derdim de (m)derdir
« bavarder » (accent sur la pénultième).

Un remplaçant très satisfaisant d'un r vélaire ou pharyngal est une aspiration
postérieure (vélaire, pharyngale ou laryngale) : syr. šaršaʼ « cacher » de šaršar, —
syr. parpaʼ « il se rinça la bouche » de parpar, — n. syr. gargaʼ « siffler (comme
une balle) » de gargar, — arab. ṣarṣaʼ « jurer » de ṣarṣar, — arab. karkaʼ « rire à
gorge déployée » de karkar, — syr. gargaḥ « uolutauit, prostrauit » de gargaʼ de
gargar.

Un r quelconque, même articulé à l'avant, peut aboutir par dissimilation à une
aspiration. Si cette aspiration est mal caractérisée ou si le système phonique de la
langue n'en comporte pas, c'est l'amuissement, le résidu de l'r dissimilé n'ayant
277pas pu prendre corps sous forme d'un autre phonème existant dans la langue :

gén. Benardu de Bernardu.

français héberger de v. fr. herbergier, cf. franciq. heribërga. C'est sans doute
dans les formes accentuées sur -ber-, comme héberge, que la dissimilation s'est
accomplie, et de là elle s'est généralisée dans les autres formes ; mais elle aurait
pu s'accomplir aussi bien dan sles formes où -ber- est inaccentué (cf. formule XIII).
Il est intéressant de confronter héberge avec auberge : la différence de traitement
dénote d'une manière bien nette que les deux emprunts n'ont pas été faits
au même parler ni à la même date, — fr. Bénard de Bernard.

alsacien Quadier « Quartier », accentué sur la finale.

grec mártusin, Tártasin.

sémitique : hébr. mahabaʼal de maharbaʼal. L'r et l'l ont suffisamment de traits
communs pour pouvoir se dissimiler l'un l'autre ; cf. plus loin, p. 280, m et n, et
p. 294, 296, dentale et dentale ; il n'est donc pas nécessaire de supposer une phase
intermédiaire *mahalbaʼal, où les deux liquides auraient été au préalable assimilées.

l-l > r-l ou l-r. Puisqu'un l est ce qui ressemble le plus à un r dissimilé,
un r est naturellement ce qui ressemble le plus à un l dissimilé :

lut. vulg. curtellu (Dioscoride) de cultellu (ital. vulg. et dial. cortello, campob.,
abruzz., v. vén. curtello, piacenz. cùrtell, véron. kortielo, frioul. kurtiel, engad. kurtè,
végl. kortial, — scarpellu (Mulom. Chir.) de scalpellu (cf. ital. scarpello, log.
iskarpeḍḍu, wallon, herpé, esp. escarpello), — bersella (Mulom. Chir.), bursella
(Oribase) de uulsella.

v. fr. forcel « enveloppe » de folcel*follicellu, — gorpil de golpil « renard »,
— fr. popul. carcul « calcul », — arcol « alcool ».

v. it. vernullo de velnullo « personne », — milan, porcinella « pulcinella », —
rhétorom. purscel « puceau », purscella « pucelle », — piacenz. ũmbarsal « umbiliciale »,
— pav., gén., piacenz. parpela, parpella « paupière » de *palpella.

breton : léon. gervel « appeler », bas-vann. gerẅel, à côté de léon. galvann
« j'appelle », vann. galüein « appeler » ; donc de *gelvel, par une dissimilation antérieure
au recul de l'accent en léonard, — léon. dercʹhel « tenir », bas-vann. derhiel,
en face de léon. dalcʼh « tenue », dalcʼhann « je tiens », haut-vann. dalhein « tenir » 1123.

hébreu barbēl de balbēl « mélanger ».

l-l > w-l ou l-w. Il s'agit d'un l vélaire ou que la dissimilation a rendu vélaire ;
la chose est d'autant plus aisée que la position en fin de syllable est celle où l'l est
de lui-même le plus fréquemment vélaire. Il suffit que l'l vélaire perde son glissement
latéral pour que le w se substitue naturellement à lui :

sémitique : syr. šūšaltā de šalšaltā « vers intestinaux » (accent sur la pénultième),
— syr. kūkaltā de kalkaltā « sorte de gâteau », — bébr. kōkēlet de *kaukalt
de kalkalt « pilule parfumée », — hébr. ṭōṭēlet de ṭauṭalt de ṭalṭalt « plomb de
soude ».

Le produit n-l ou l-n est plus rare :

latin vulgaire cuntellu de cultellu (agnon. kuntiellẹ, obwald. kuntí).

v. catalan punceyla, v. esp. puncella, poncella « pucelle ».278

sémitique : arab. ṭulṭayn de ṭulṭayî « malheur » (accent sur l'initiale), — éthiop.
sansal « chaîne » de salsal (accent sur la finale).

Amuissement :

tchèque Vilém de Wilhelm (accent sur l'initiale).

punique maḳart, nom propre, de malḳart. (Une assimilation préalable en
*markart n'est pas nécessaire).

n-n > l-n ou n-l. L'n dissimilé perd son élément le plus caractéristique, la
nasalité, et est remplacé par la liquide à glissement latéral, l :

Sopraselva buldonza, abuldonza = abondanza.

sémitique : égypt. fingāl de fingān « bouteille », tunis. finžāl, algér. fenzal, —
tunis. bādinžāl « aubergine » de v. arab. bādingān, — égypt. sandāl « enclume »
de sandān, — arab. tarangīl « genêt d'Espagne » de tarangīn (esp. toronjíl, catal.
tarongina), — arab. ṣandal « sorte de tissu » de grec sindṓn ; — hébr. sardalkōn,
nom d'une pierre précieuse, de gr. sardonúkhion.

Le remplacement par r est plus rare, parce que l'l est comme l'n un phonème à
glissement, tandis que l'r est un phonème à frottement :

syr. tarbanqā « pantalon court »> df tanbānak (persan).

Amuissement. Français couvent de convent, provençal coven, — dauphin. Graisivaudan
de *Gratian(o)pol(i)tanu (-ian > -in : Safurin de Symphorianu).

En breton le vannetais dissimilé n-n en ∅-n, mais le léonard ne dissimilé pas
n-n 1124 :

vann. fétan « fontaine » de lat. fontāna, mais léon. feunteun, tréc. faṅtan, —
vann. kétaṅ « premier » de kentan, superlatif de keṅt « avant » ; — vann. tréchon
« oseille, agacement des dents », bas-vann. trechān « oseille » de *treṅchon, cf.
léon, triṅchin « oseille ». Les verbes vann. trechonein « agacer les dents, cueillir
l'oseille », léon. triṅchina « cueillir l'oseille » sont dérivés des substantifs. En petit
trécorois on a tréṅchon sans dissimilation, comme en léonard ; — vann. vejance
« vengeance » (l'A.), léon. veṅjaṅs ; — m. bret. mediant « mendiant » (Ann. de
Br.
, XV, 349) peut être vannetais ; du moins rien ne prouve qu'il ne le soit pas ;
en tout cas il ne paraît pas avoir été jamais incorporé réellement à la langue bretonne,
où « mendiant » se dit couramment léon. klasker, vann. klaskour ; — mison
« petit garçon » est un mot du langaj kemenér ou argot vannetais, emprunté à
l'argot français minçon « petit morceau ». Du vannetais il a pénétré à peu près
dans toute la Bretagne, et on le signale même en léonard avec le sens de « polisson » ;
mais c'est en vannetais qu'il a été dissimilé ; — vann. itron « madame »
(G. de R.), de et à côté de intron (l'A.). Ces formes itron et iṅtroun paraissent
exister aussi en léonard. Il semblerait que ce terme de politesse s'est répandu à la
fois avec sa forme dissimilée dans les parlers qui ne dissimilent pas et avec sa
forme non dissimilée dans ceux qui dissimilent ; mais que penser de léon. ijin et
iṅjin « adresse, ruse, machine », emprunté à v. fr. engin, à côté de la forme
279unique hiṅkin « pointe de fer du fuseau » 1125 ? Il y a lieu d'envisager que devant itron
et ijin la forme de l'article est ann ou eûnn, et que là où un n implosif résiste à
l'action d'un autre, il peut se faire qu'il cède lorsqu'il en a un avant lui et un autre
après (cf. p. 311, 312 et 313).

La dissimilation de m par n ou de n par m est beaucoup plus rare que les
précédentes. C'est que, si ces phonèmes ont en commun leur trait spécifique le
plus caractéristique, la nasalité, ils sont différenciés par leur point d'articulation :

français Saardam de holl. Zaandam. Le hollandais ne connaît pas une forme
*Zaardam, la dissimilation est due aux étrangers, particulièrement aux Français,
qui accentuent ce mot sur la finale.

hébreu karkōm de kankom « safran », cf. skr. kunkuma-.

breton : vann. seblant « semblant, apparence » (l'A., P. de Ch.). Ce mot figure
aussi chez G. de R., mais sans indication de dialecte, ce qui veut dire ordinairement
léonard, et le verbe seblanti « faire semblant », que donne le même lexicographe,
a bien une finale léonarde ; mais quel est ce léonard ? Ces deux vocables
ne figurent pas plus chez Troude et le Goniadec que setançz (cf. la note ci-dessous).
Il serait inattendu que le léonard, qui ne connaît pas la dissimilation de n par n,
pratiquât celle de m par n ; il n'y a pourtant à cela aucune impossibilité, car
les deux phénomènes sont différents et indépendants. D'autre part la dissimilation
de m par n n'entraîne en aucune mesure celle de n par m ; la première est bien
attestée en vannetais par seblant, mais vann. meṅdem ou beṅdem « vendange »,
emprunté au latin, montre nettement que la seconde y est inconnue.

Cette dissimilation de m par n n'est représentée en vannetais que par le mot
seblant ; les autres vocables qui se trouvaient dans les mêmes conditions y ont
échappé pour des raisons diverses : amprehon « bête venimeuse » parce qu'on y
sent (à juste titre) le préfixe fréquent am- et le mot préan « ver, insecte » ; —
ampouison « poison » pour des motifs analogues, préfixe am- et existence du
280simple pouison ; — cambon « varangue » sous l'influence du mot cam « courbé,
boiteux » ; — campenn « uni » à cause de campouizein « unir » ; — mambragenn
« membrure » parce que l'n n'apparaît qu'au singulier ; — bombançe « réjouissance »,
compagnon « compagnon » parce que ce sont des mots français non bretonisés.
D'autre part la dissimilation ne pouvait pas être renversée dans ces mots
parce que les finales -en, -on sont très communes et que la dissimilation de n par
m n'existe pas en vannetais.

Formule III
La deuxième consonne d'un groupe combiné accentué ou tonique dissimile
la deuxième consonne d'un groupe combiné inaccentué ou atone, type criblu
de cribru.

Un mot comme lat. fragrare « exhaler une odeur » reçoit au cours de sa
flexion l'accent tantôt sur sa première syllabe, frágro, tantôt sur la seconde, fragráre,
fragránte. Dans le premier cas, c'est le deuxième r qui doit être dissimile,
dans le deuxième cas, c'est le premier. On trouve fraglare dans Fronton, v. 27, 34,
et flagrare dans Catulle, II, 101. Le mot passant dans les langues romanes, on
peut s'attendre à en trouver des produits variés, et en particulier l'amuissement
du phonème dissimile ; l'amuissement est relativement rare lorsqu'il s'agit d'une
consonne indépendante, parce qu'elle occupe une place que l'on répugne à laisser
vide ; mais par le fait qu'une consonne est combinée avec une autre sa durée
est réduite, et souvent elle est incomplète (il peut lui manquer la catastase) ; si
donc la dissimilation lui fait perdre un élément important, ce qui reste peut être
insuffisant pour constituer un phonème nouveau ; d'autre part le nombre des
groupes combinés qui peuvent remplacer un groupe dissimile est souvent très
limité par le système phonique de chaque langue ; enfin, lorsqu'une des deux consonnes
d'un groupe combiné s'amuit, sa disparition ne laisse pas de vide parce
que l'autre consonne occupe instantanément toute la place. Pour toutes ces raisons
l'amuissement d'une consonne combinée est beaucoup plus fréquent que
celui d'une consonne indépendante.

On peut donc trouver plusieurs résultats de la dissimilation du même phonème.
En outre, comme les formes accentuées sur la première syllabe et les formes
accentuées sur la seconde appartiennent à un même système flexionnel, elles
peuvent réagir l'une sur l'autre de façon à empêcher toute dissimilation, ou, au
contraire, à réunir les deux dissimilations.

On doit dès lors s'attendre à voir sortir d'un pareil vocable quatre types de
formes, qui sont en effet représentés tous les quatre dans les langues romanes :

α — le deuxième groupe est dissimile, type *frágo et dérivés de ce type (fraglo
n'est pas représenté) : esp. port. fragante « odoriférant », — logoud. fragu, — fr.
dial. frai « odeur que le gibier laisse où il a passé et qui permet aux chiens, par
exemple, de le suivre et de le retrouver », — port. frago « odeur laissée par le
gibier » ;

β — le premier groupé est dissimilé, type flagrare, *fagráre et leurs dérivés :
fr. flairer, — prov., cat. flairar, — port. cheirar, — sard. flairare, — piém. fiairé.
281— sicil. viarári, čaurari, — cat. farun, valenc. forum, galic. farum « puanteur de
la viande gâtée », — port. faro « flair des chiens » ;

γ — pas de dissimilation : sard. fragrare, — ital. fragrante.

δ — les deux dissimilation réunies : sard. fiagare.

Autres exemples :

latin vulgaire criblu et cribu de cribrum, leurs dérivés criblare et cribare (Mulomed.
Chir.), enfin cibru d'après *cibrare (lomb. kribi, istr. kribio, puschl. kriblu,
fr. crible, wall. krül, — sicil. krivu, esp. cribo, criba, port. crivo, — lomb. kribyá,
engad. krivler, fr. cribler, prov. criular, — esp. cribar, port. crivar, — roum.
ciur, macéd. tsir.

français de l'est et du nord-estfloibe, floive « faible », — v. fr. flambe « flamme »
de flamble (flammula), d'où flamber, — v. fr. traste pour trastre de transtrum,
langued. pendro « je prendrais » de prendro qui est plus rare.

espagnol própio « propre » (et d'après própio : propiedád, propietário), — madrasta
« marâtre », — postrar « humilier », postrado « humble, humilié », — preste,
arcipreste « prêtre, archiprêtre ».

portugais madrasta « marâtre », — frade « moine » de fratre, — padrasto « beau-père »,
preste, arcipreste « prêtre, archiprêtre », — postrar et prostar « prosterner »
de prostrar (le premier est issu des formes accentuées sur la finale, le second
des formes accentuées sur l'initiale), — exprobar « reprocher » de exprobrar (né aux
formes accentuées sur la pénultième).

italien propio 1126 « propre », — frate « moine », — drieto et dreto de de-retro, —
ghiado « couteau » de *ghiadio, — chiesa « église » de *chiesia, — digiuno de *gigiuno
(c'est-à-dire džidžuno) = ieiunium.

latin crebui 2127 parfait de crebresco. Crebrui existe aussi, quoique rare ; il est dû à
l'influence de crebresco. Crebesco existe aussi, d'après crebui. Quant à *cebresco, crebui
et surtout creber l'ont empêché d'apparaître. Crebrem n'a pas perdu son deuxième
r parce que l'r final de creber le retenait, comme celui de frater le retenait dans
fratrem 3128.

grec phatría de phratría, attesté par plusieurs inscriptions.

germanique : vha. criscimmōn de criscrimmōn « grincer des dents ».

celtique : vann. pletrin « pétrin » de *pretrin, issu, par répercussion, de fr. pétrin
emprunté, — léon. treûst « poutre » de lat. transtrum ; haut-vann. trestl « banc de
navire » est la même forme augmentée d'un suffixe, — vann. gloestr « gage » de
*gloestl, sorti par répercussion de la forme qui est en léonard gwest ; cf. m. bret.
282goestl, corniq. guistel, gall. gwystl, — léon. klaoustré « gageure » de claustlé, que
cite encore G. de R. et qui correspond, avec une répercussion, à m. br. coustelé,
vann. coustlé, — cornou. flustr ou fustl « fléau à battre le blé ». La seconde forme
est léon. fust « manche de fléau » augmenté d'un suffixe ; la première est fustl
avec répercussion de l, puis dissimilation, — léon. flistra « jaillir » de *flistla,
sorti par répercussion de *fistla emprunté à lat. vulg. fistulare.

Formule IV.
Combinée accentuée (ou tonique) dissimile :
1° intervocalique, type pelegrinu de peregrinu,
2° implosive inaccentuée (ou atone), type acipreste de arcipreste.

latin vulgaire prudire de prurire. La dissimilation s'est produite aux formes
accentuées sur l'initiale. L'r dissimile, perdant son vibrement spécifique, se fixe à
son premier battement et devient par suite occlusif : (it. prudere, log. prudire, prov.
pruzir, cat., port. pruir, galic. proer) ; — pelegrinu de peregrinum (it. pellegrino, fr.
pélerin, prov. pelegrin, cat. pelegrí, esp. pelegrino, vha. piligrîm ; — *palafredu de
paraveredum (it. palafréno, esp. palafrén, port. palafrem, prov., cat. palafré, fr.
palefroi). On ne peut pas poser *palafredu d'une manière absolue pour le latin
vulgaire, car le vieux-haut-allemand a pferifrîd, qui suppose encore les deux r ; —
proda de prora est encore plus incertain ; on a it. proda, et en outre gén. prua,
cat., port. proa peuvent remonter à proda, mais non sic. prua, prov., esp. proa ;
ces dernières formes sont-elles des emprunts au génois, comme fr. proue est un
emprunt au provençal, ou bien la dissimilation, au lieu de remonter au latin vulgaire,
s'est-elle accomplie indépendamment dans chacune des langues romanes,
pour aboutir dans certaines au remplacement du second r par d et dans d'autres
à son amuïssement ? — lat. vulg. lubrica (Mulotn. Chironis) de rubrīca.

français La Saint-Frelle en 1410 de La Saint-Fraere en 1350, aujourd'hui La
Saint-Fraize
(Eure-et-Loir), — Presles (Calvados) de Praieres de Pratarias, —
Preize de Preire (Aube), — v. fr. oriflant de *oliflant de oliflan — fr. popul. célébral
de cérébral, — v. fr. contraile de contraire, limous. countrali.

provençal greule « loir » de greure de *grilurus, — graule de *graure de crabro,
— Marseille fleira de fleila = flagellare, d'après les formes accentuées sur l'initiale.

dauphinois Troni, nom d'une porte de Grenoble au moyen âge, de Trivoria, —
calamantran « carême entrant ».

espagnol fraile, freile « moine » emprunté au prov. fraire, — gaiic. contralio
« contrario ».

portugais (Algarve) empãnatriz « impératrice ».

italien calabrone « bourdon », de lat. crabrone, piacenz. galavrõ, — vénit. palagremo
(paragrembo) « grembiule », — bologn. balatrôn « trou sombre » de gr.
bârathron, — piém. vraio de vrairo « veratro », — frioul. ledrós « retrorso », —
it. contrádio « contraire ».

latin tardif menetnx de meretrix, dissimilation née aux cas obliques, et aussi
meletrix (v. vén., v. lomb. meltris, v. fr. meautris, prov. me'tritz).

vieux-haut-allemand sprahhali de sprahhari « sprecher », treseler « trésorier ».283

lituanien akrútas « recrue » de all. Rekrút, russ. dial. nekrut, — Grýgalis « Gregorius »,
drìktlis « Drücker an der Thüre », — skrýbėlė « schreiber », — ' lett.
skrõdelis « tailleur » de skrõderis,

slave : russ. prólubĭ de prórubĭ « trou qu'on fait dans la glace (pour puiser de
l'eau ou donner de l'air aux poissons) », — slovaq. et serbocroat. prepelica « caille »
(accent sur l'initiale), cf. russ. pereperŭ, bulg. prĕptrica, pol. przepiora.

hébreu palhtdrīn de gr. páredroi « membres d'un collège de justice ».

français Coussegrey (Aube) de Coursegreye = curtis-secreta.

espagnol albedrío, albidrado, — port. popul. alvedrío, — ital. albitrare, albitraro,
albitrario, de arbitr-, Esp. arbitro, arbitrar sont savants, et arbidrado leur a repris
son premier r. Ital. albitro, albitrio, qui ne rentraient pas dans la formule doivent
leur l aux formes citées plus haut ; quant à it. arbitrario, arbitrare ils sont repris
au latin.

portugais acipreste de arcipreste « archiprêtre »,

moyen-haut-allernand priol « Prior », trisol « Trésor ».

tchèque křepel, křeptlka « caille » (accent sur l'initiale) de *perper-, cf. plus haut,
p. 284, russ. pereptrŭ, etc.

arabe ʼiṭrīful « myrobolan » de grec trupherón (accent sur la pénultième).

syriaque ʼōṭoḳrāṭōl de grec autokrátōr (accent sur la pénultième).

Formule V.
Implosive accentuée dissimile :
1° combinée, type fragello de flagello,
2° appuyée, type Sorlin de Saturninu.

latin vulgaire cretellae (Mulom. Chir.) de clitellae ; — fragellum (App.
Probi) de flagellum. C'est de cette forme que le grec tardif a tiré son phragéllion.
V. irl. sraigell, emprunté au latin, représente aussi cette forme. Elle ne paraît pas
avoir passé dans les langues romanes (fr. fléau, prov. flagel) ; il est vraisemblable
que végl. frazial, bergam., bresc. friel ont opéré la dissimilation eux-mêmes. Ital.
flagello est savant, et fragello est cette forme savante dissimilée en italien ; —
(gloses) pumella « prunelle » de *plumella) cf. vha. phlūmo « prunier ».

français Flobert de Frōdbert, — flamberge, v. fr. floberge de froberge, germ. *frōberga,
Sabroil (Sarthe) de Sabloil, — v. fr. frael « moissine, rameau chargé de
figues, de raisin, etc. » de flagellu, — Bas-Maine franèl, frėnèl, fėrnèl et fanèl « flanelle »,
— Bas-Maine plėmvèr, pyėmvèr « primevère », — bourguign. gremissel
« peloton », franc-comt. gremésé de *glomiscellu, — ardenn. klõbir de grundbirne
« pomme de terre » (l'accent est aujourd'hui sur la première syllabe, mais cette
position est récente, et la dissimilation a dû se produire quand il était encore sur
la finale), — limons. feunial « taie d'oreiller » de fleunial, — auvergn. grouber (pour
*groubel) « meule de gerbes » et groumer (pour *groumel) « peloton » de *globellum,
*glomellum, — gasc. gumet, gustnet « peloton » de *glumellum, *glumuscellum, —
prov. graujol « glaïeul » de glaujol.284

espagnol, portugais brial de v. fr. et prov. blialt « vêtement de soie », —
v. port. árvido de arbitru.

italien : gén. « fragore » par *for, *fa(g)ór, *fragór, — piacenz. fanella « flanella »,
— piacenz. guminisell de *glomiscellu, — piacenz. spürí « prurire », —
piacenz. pislinar de pistrinariu, — piacenz. sfraģẹll « grande quantité » de flagellu.

grec : éol. blèr « appât » (ion.-att. délear), cf. vha. querdar.

celtique : vannetais de Batz kouadur « enfant » de krouadur. La dissimilation a
été possible parce que ce mot s'est spécialisé au sens « d'enfant » et que le sentiment
de son rapport avec le verbe signifiant « créer » ne s'est plus imposé obligatoirement.
Mais les mots comme brévadur « action d'écraser », kropadur « engourdissement »
n'ont pas subi de dissimilation parce que leur premier r a été
maintenu par le simple bréva « écraser », kropa « engourdir », et le second par la
finale très usitée -adur.

germanique : vha. bior, ags. beór « bier » = *breura-, cf. vha. briuwan « brauen »,
— all. dial. (au sud de la Westphalie) krīnxə « lapin » de *knīnoxə, cf. all.
kaninchen.

slave : polon. księga « lettre », v. sl. kŭńiga ; ksiadz « prêtre », v. sl. kŭnędzĭ
« prince ». Les voyelles nasales du polonais sont suivies d'une légère consonne
nasale, c'est-à-dire que ę, a sont n, ãn ; l'ń après occlusive sourde est assourdi (cf.
le v qui est devenu de très bonne heure f après t : polon. tforzec, graphie attestée
dès le moyen âge, v. sl. tvorĭcĭ « auctor »). Ce ń sourd perdant sa nasalité sous
l'influence de la nasale implosive devient une sorte de yod sourd, qui est remplacé
par le ś polonais, très analogue au ich-laut allemand.

baltique : lit. glìnda « lente » de *gninda, cf. pol. russ. slov., bulg., serb.
gnida, tchèq. hnida, pet. russ. hnyda, vha. mz, holl. neet, ags. hnitu, angl. nit, gr.
konídes, lat. lendes.

français Saint-Sorlin (dans sept départements Ain, Charente-Inf., Drôme,
Isère, Rhône, Saône-et-Loire, Savoie) de Saturninus, — Lorlanges (Haute-Loire)
de Lhuzarnanjas (1261) de Luzernanicas (969), — Eperlon (Eure-et-Loir) de
Epernon, — Arlempde (Haute-Loire) et Arlende (Gard) de *Arnemde, — Borlhoncle
(Haute-Loire) pour Bournoncle, — Château-Chalon (Jura) de Castellum Carnonis,
Carlencas (Hérault) de Carnencas, — Doullens (Somme) de Dourlens de Dornincum,
Pluherlin (Morbihan) de Pluhernin (au IXe siècle Plebs Hoiernin), —
norm. berlin « patelle » et berdin de bernin.

roumain astèpt de expecto.

breton : vann. orlemantt « ornement d'église » (l'A.) ; c'est le dernier n qui a
dissimilé, l'm ne dissimilant pas n en vannetais ; — bret. tabarlanc « dais » (Maunoir,
G. de R., Le Pell.) de *tabarnanc, issu de fr. tabernacle par emprunt à d'autres
mots de la finale -anc, fréquente dans les vocables issus du français, tels que
marlancq « merlan » (G. de R.), chambarlanc « chambellan » (Rev. Celt., XIX,
328), Flamancq « Flamand » (G. de R., l'A.), palancq « palan » (G. de R., l'A.),
houbanc « hauban » (Rev. Celt., XIX, 329), rabancq « rabans » (G. de R.). La
dissimilation suppose l'accent sur la finale, à quoi rien ne contredit. Le Pell. cite
aussi tabarlacl « tabernacle, dais » ; cette forme n'est pas intermédiaire entre tabernacle
et tabarlanc, mais une autre transformation de tabernacle, due à une assimilation ;
— vann. loṅtek « gourmand » de *loṅkek, cf. loṅka « avaler ». En léonard
on dit plutôt loṅtrek.285

sémitique : hébr. limlēm de nimnēm « dire du mal de quelqu'un » ; — éthiop.
ʼaryām « hauteurs » de *arwām ; — hébr. Nebūkadnessar « Nabuchodonosor » de
Nebūkadressar (Naboukodrósoros chez Strabon) de assyr. Nabū-kudurri-uṣur ; —
hébr. ʹifṭātōr de gr. Imperátōr 1129.286

Deuxième catégorie
Influence de la position des phonèmes dans les syllabes

Les formules de cette catégorie sont en principe indifféremment progressives
ou régressives.

Dans ces formules, quand la consonne initiale est en jeu, elle est considérée
tantôt comme venant, dans la phrase, après voyelle tantôt comme venant après
consonne. Ces deux positions sont très inégalement fréquentes suivant les
langues ; dans certaines tous les mots se terminent par une voyelle, dans d'autres
la plupart des mots se terminent par une consonne. Dans d'autres la fréquence
de la position après voyelle ou après consonne dépend avant tout de la nature
des mots ; en breton par exemple les substantifs viennent environ deux fois sur
trois après consonne, tandis que les formes verbales, en y comprenant les infinitifs
et les participes, viennent environ deux fois sur trois après voyelle.

Formule VI.
Le deuxième élément d'une diphtongue (élément faible par nature) est dissimilé
par une voyelle ou une semi-voyelle de même timbre, type agustu de
augustu.

Dans une partie du domaine roman au a perdu son deuxième élément devant
u : agustu de augustu (fr. août, prov. agost, esp., port., ir. agosto, roum. agust), —
aguriu de auguriu (v. fr. aür, eür, fr. heur, esp. agüero, port. agouro), — asculto
de ausculto (v. fr. ascouter, v. esp. ascuchar, it. ascoltare, roum. asculta), — acupo
de aucupo « je prends des oiseaux » (roum. apucà « saisir »), — it. Ascoli de
Ausculi.

oii > oi : lat. vulg. parochia de gr. paroikía (v. tosc. parroffia, prov.
parofia, fr. paroisse).

Haute-Engadine : paias de *paiais « paese », oriant de *oriaint « oriente » (cf.
occidaint), misericorgiauel de *misericordiaivel, et les imparfaits tgniauen « tenevano »,
ariauen « ridevano », traiaua « traeva », craiaua, craiauen « credeva, -ano », cf.
sulaiva « soleva », curraiuen, etc.

En arabe aw devant ū devient ay. La dissimilation, au lieu d'amener la disparition
du deuxième élément de la diphtongue, en change le point d'articulation
et le timbre : tawqūr « sérieux » > tayqūr, — pers. nawrūz « nouvel-an » > nayrūz,
287nerūz, — mawlūd « jour de naissance de Mahomet » > mīlūd dans une
bonne partie du nord-ouest le l'Afrique.

En hispano-arabe āū est devenu ayū, par l'intermédiaire d'une phase
telle que *awū, qui résultait d'une dilation de l'ū tendant à étendre son timbre
aux derniers éléments de l'ā (å̄) : tābūt > taibút « coffre », — qādūs > caidúç,
kanūn « fourneau » > caynūn.

Grec weipeĩn de *we-wqw-, — aeídō « je chante » de *a-we-wdō, cf. audḗ « voix »,
hudéō « je célèbre », skr. vádati « il parle », — eírēmai de *we-wrēmai, — eílūmai
de *we-wlūmai.

Formule VII.
Appuyée, combinée ou non, dissimile intervocalique, combinée ou non,
type alambre de arambre 1130.

latin vulgaire cinque « cinq » de quinque (fr. cinq, prov. cinc, cat. cinch, esp.,
port. cinco, roum. cincĭ, it. cinque, végl. čenk, log. kimbe, engad., frioul. čink) ; —
cinquaginta « cinquante » de quinquaginta (fr. cinquante, prov., cat. cinquanta, esp.
cincuenta, port. cincoento, it. cinquanta, végl. čonquanta, log. kimbanta, engad. činquaunta,
frioul. cinquante) ; — strangulia « rétention d'urine » (Marc. Emp.) de
stranguria (influence possible de strangulare) ; — radu de rarum « rare », traitement
après consonne (it. rado, v. esp. rado). Esp. ralo, Val Soana ral, norm. ral,
v. fr. relment sont nés, indépendamment, de raro, rare repris au latin ; *ralu est
postérieur à radu et ne peut pas sortir par dissimilation de radu. Quant aux
formes qui présentent les deux r elles sont reprises au latin par voie plus ou
moins savante : fr. rare (l'a français suffit à indiquer une forme savante), prov.
rar, cat., esp., port. raro, roum. rar, it. raro, log. raru, lomb. rayer, piém. rair,
frioul. rar) ; — (gloses) oleandrum de rododendrum. Ce mot, qui présentait une
forme insolite pour les langues romanes, a subi divers changements graves : la
dissimilation envisagée ici en faisait *lododendrum ; la dissimilation du premier o
inaccentué par le second donnait *ledodendrum ; celle des deux d intervocaliques
par le d appuyé amenait *leoendrum ; enfin une métathèse, due sans doute à l'influence
de oleum ou olere, car cette plante a été confondue avec le laurier-rose,
donnait *oleendrum ; les deux e en contact appelaient encore le déplacement du
premier : esp. eloendro, port. eloendro, loendro, ou le changement du deuxième en
a : oleandrum, fr. oléandre, it., esp. oleandro ; — nespula (Corpus Gloss. III, 562,
47) de gr. méspilon. Le p fait perdre à l'm son élément labial (v. fr. nesple, fr. nêfle,
morv. nep, cat. nespla, esp. nispola, nispero, port. nespera) ; — nilbus « milan » de
milvus ; — inscr. masturcium de nasturcium, cf. sard. marturtsu, sic. mastrottsu,
esp. mastuerzo port. mastruço, wallon mastouche.288

France : v. fr. contralier de contrarier, — fr. Brieulles (Meuse) de Brieure de
Brivodurum (après consonne), — fr. Bruley (Meurthe-et-Moselle) de Brurei de
Briviariacum (après consonne) ; *Blurey était d'ailleurs impossible parce que dans
cette région bl était devenu by et il n'y avait plus de bl ; — saintong. bruèle de
bruère (après consonne) ; — midi Coulindre « Corinthe », coulindrou « groseille »
de *Courindre, *courindrou ; — midi grauloun « frelon » de *grauroun de crabronem
(après consonne, et renforcement du groupeur par sa valeur onomatopéique) ;
— fr. lavagnon « patelle » de lavaillon (après consonne) ; — v. fr. nomble de
*lomble de lumbulu ; — fr. nappe de mappa ; — savoy. barmotâ de marmotâ « marmotter,
murmurer ». Le sentiment du redoublement onomatopéique s'efface, et
l'm disimilé perdant son élément nasal, il reste une occlusive labiale sonore ; on a
aussi barbotâ, qui est sorti de barmotâ par une assimilation due à la réapparition
du sentiment d'un redoublement onomatopéique ; — v. fr. davoisne « grosse
prune » de Damascena (l'm dissimilé par n perd son élément nasal et son occlusion,
d'où spirante labiale) ; — fr. Larnay (Vienne) de Narniacus (l'n dissimilé
par n perd son élément nasal et son occlusion, d'où liquide dentale) ; — fr. popul.
lormal de normal ; — Le Lormand, nom d'une ferme près de Pau, ancien Normand ;
— prov. Lesdier, Leidier de Desdier = Desideriu (le d dissimilé par d
perd son occlusion, d'où dentale continue) ; — langued. guinde « dinde », guindoun
« dindon » (le d dissimilé par d perd son point d'articulation et est remplacé
par une autre occlusive sonore ; le redoublement dans ce mot n'était que
graphique, non psychique, et par conséquent n'avait aucune solidité ; des deux
occlusives sonores entre lesquelles on pouvait hésiter pour le remplacement, g et
b, le choix s'est porté de préférence sur celle qui donnait en définitive deux occlusives
placées dans l'ordre expiratoire) ; — fr. rincer de reïncier de recincier (cf.
Dampr. rḗzāsī « mouillé, trempé ») ; la première sifflante dentale perdant son
caractère spécifique de sifflante dentale, il reste une sorte d'aspiration mal caractérisée,
qui s'évanouit ; — fr. Saint-Fiance (Corrèze), francisation delimous. Viensá,
de Vincentianus ; — fr. hanseï « assassin » de hansessi ; — fr. Créancey (Côte-d'Or),
Crancey (Aube) de Crescentiacus ; — fr. Ciarne (Charente) de Zizerna- (après
consonne).

espagnol alambre « cuivre », forme dialectale de arambre qui subsiste au sens de
« fil d'archal », — galic. colambre « cuir » emprunté au castillan corambre. La
finale -bre n'est pas galicienne (cf. costume « costumbre », servedume « servidumbre »,
home « nombre », fémea « hembra », nòme « nombre », lèndea « liendre », pelámio
« pelambre », aime « cumbre », lume « lumbre », etc.) et la dissimilation est
postérieure à la chute de l intervocalique (dor « dolor », cor « color », « pala »,
tea « tela », caeiro « calero », , sòa « solo, sola », etc), — esp. fiambre « viandes
froides » de frio, — galic. contralar et contrallar « contrariar », — esp. lirio « lis »
de lilio après consonne : el lirio, — esp. niembro de membrum, — esp. nembrar de
memorare, — esp. mentira « mensonge » de mentida (cf. cat. mentida). Le t déplace
légèrement le point d'articulation de la spirante dentale sonore d, qui est remplacée
par la vibrante alvéolaire faible r.

portugais : v. port. Lormanos « Normanni », — Algarve aleforme « uniforme »,
— v. port. nembro « membrum », — v. port. nembra « memorat », — port.
mentira « mensonge ».

italien : tic. lóndra de *rondra « hirondelle » ; — bellinz. rúla « rovere »,
(après consonne) ; — com. Regoledo (après consonne) en face de Roveredo, près du
289lac de Lugatio ; — sard. celembru « cerveau » ; — it. mandragola de mandragora
(engad. mandraiola, roum. mătrăgună) ; — v. pav. cilostro « rat de cave » de cerosta,
Arbedo šilostru ; — it. novero « nombre » de numeru (traitement après consonne : il
novero
) ; — it. scarmigliare « écheveler » de carminare ; — vénit. velma de
mehna « boue » ; — it. Palermo de Panormus ; — it. alicorno, licorno de unicornis
(piém. alicörn, v. fr. lincorne, licorne, port. alicornio) ; — it. meliaca « abricot » de
armeniaca. Ce mot a été altéré de façons diverses dans les divers dialectes sous
l'influence d'autres mots, et tout d'abord de mela, qui n'a pas peu contribué à la
chute de la syllabe initiale ar-. D'autres formes sont it. muliaca, umiliaca ; dans
bergam. biñaga, crém. büñaga on a des traitements après voyelle. Dans d'autres
parlers il y a eu des altérations variées, sans dissimilation. Dans armeninu « abricot »
(it. armellino, vénit. armelin) l'n du suffixe exerçait aussi une action dissimulante.
It. armellino « hermine » remonte au même armeninu. A l'italien a été
emprunté mha. hermelín « belette », aujourd'hui hermelín, accentué sur la finale,
« fourrure d'hermine » ; il doit son h à l'influence de mha. harme « belette »,
qui est de toute autre origine ; — it. stinco de schinco « os de la jambe » (le groupe
st est dans la même syllabe) ; — poschiav. visbíi « bisbiglio » ; — sursilv. nember
de membrum, frioul. nembri ; — vénit., trévis. nalba, campid. narba, roum. nalbă
« mauve » de malva ; — téram. tulpo de polypus (les deux occlusives t et p sont
dans l'ordre expiratoire) ; — trent. Sottoperra de *Sottoterra (ordre expiratoire) ; —
romagn. borga « corbeille à grains » de *gorga de *corbica ; — tosc. attuire « adoucir »
de attutire (amuïssement) ; — berg. löanga = lomb. lugánega.

latin hībernus de *hīmernos = gr. kheimerinós ; — formīca « fourmi » de *mormīca,
cf. gr. múrmēx ; — formīdō de *mormīdō, cf. gr. mormṓ. Dans ces formes latines
l'm dissimilé par une nasale est devenu une labiale continue non nasale, sonore
après voyelle, sourde à l'initiale ; — Carthago de puniq. Qarṭ-ḥadašat. Dans gr.
Karkhēdṓn il y a eu une assimilation due au sentiment d'un redoublement ; —
segestrum de gr. stégastron.

grec kolíandron de koríandron. De là lat. vulg. coliandru (prov. kulindro, esp.
culantro, port. coentro, milan, colander, piacenz. cůlãndar, sic. cughiandru), pet.
russ. kol'andra, tchèq. koliandr. Les formes non dissimilées, comme fr. coriandre,
sont savantes ; de même it. coriandolo, qui doit sa forme non à une dissimilation
(le produit dl étant impossible en italien), mais à un changement de suffixe ; —
gr. kálandra, kálandros tiré de kharádrios ; d'où lat. vulg. calandra « sorte
d'alouette » (sard. chilandra, it., prov. calandra, fr. calandre emprunté au provençal,
toulous. caliandro, cat., esp. calandria, port. calhandra emprunté) ; —
éléen Khaládrioi de Kharádra ; — gr. lúthron « sang qui coule d'une blessure »
de rhúthron ; — gr. molobrús (hom.) « gourmand » de *morobros ; — gr. déletron
« appât » de *deretron, cf. vha. querdar ; — gr. krokódeilos de *krokodeiros ; — lístron
« batte » de rhístron piúon Hés. ; — macéd. sphulístra de sphurístra ; — gr. lárnax
« coffre » de nárnax. kibōtós Hés. ; — gr. Satornīlos de lat. Saturninus ; — gr.
líknon « corbeille sacrée, van » de *niknon, cf. Hés. neĩklon, níklon, qui sont formés
avec un autre suffixe ; — gr. lihmētḗr « vanneur » qui glose chez Hésychius
neikētḗr ; eulíkmēton qui glose chez Hésychius euníkimēton ; likmãn, ikmãn « vanner »
de nikmãn : — gr. kubernáō, cf. cypr. kumerènai, lit. kumbryti « diriger un navire » ;
— gr. apolúgmatos apogúmnōsis. Kúprioi Hés. de *aponugmatos ; — gr. puktíon
« tablettes pour écrire » de ptuktíon ; — colonies grecques modernes en Calabre :
Bova fermíka « fourmi », Roccaforte vermíci, cf. gr. mermḗgka ; — gr. mod. dial.
sakhtárin, asakhtárōtos de stakhtárin, astakhtárōtos.290

pâli vitacchikā « rouille » = skr. vicarcikā (le c [] dissimilé par c perd son élément
chuintant), — tikicchā « soin médical » = skr. cikitsā, — digucchati =
jigucchati « il dédaigne, il a de l'aversion », cf. skr. jugupsati, — takkola- « sorte de
parfum » = skr. kakkola- ; — sanskritparkaṭaḥ « héron » de *karkaṭaḥ, cf. kr̥karaḥ,
ktakaraḥ, kákaraḥ, noms d'oiseaux, — skr. kuṭṭayati « il fend » de *tuṭṭayati, cf.
tr̥nátti « il fend ».

breton : vann. melestrour « administrateur », melestrein « administrer » (l'A.) de
v. fr. menestrer ; la dissimilation est régulière après l'article ; — léon. liser « drap
de lit, linceul » de m. bret. licel « linceul » emprunté au français ; la dissimilation
est régulière dans toute la déclinaison avec l'article : sg. al liser (formule VIII :
appuyée dissimilé implosive inaccentuée), plur. al lisériou ; comme liser s'est à
peu près spécialisé aujourd'hui au sens de « drap de lit » le pluriel est le plus
usité des deux nombres et a pu jouer un rôle prédominant dans l'établissement de
IV ; c'est pourquoi il est préférable de placer ce mot sous la formule VII. Le vannetais
dit lincel, avec conservation de l'l français ; le trécorois a en outre assimilé
à cet n l'l initial : niṅsel, plur. niṅscyo ; — léon. lireú « lilas » emprunté au français
(après l'article) ; le maintien de lili « lis » est dû au sentiment du redoublement,
favorisé par la similitude des voyelles ; — léon. priédélez « mariage » de
*priederez, cf. vann. priėdereh (P. de Ch.) ; comme c'est un substantif, il est normal
de supposer l'initiale appuyée par l'article ; d'autre part l'influence du simple pried
« époux » empêchait une dissimilation en sens inverse ; — m. bret. alaiy « charrue »
de arazr, léon. alar de arar, cornou. alar, vann. arer ; m. bret. talazr
« tarière » de tarazr, léon. talar de tarar, cornou. talar, vann. tarer ; m. bret.
empalazr « empereur » de emparazr, léon. empalaer 1131, cornou. impalaer. Dans ces
formes -azr sort de -atro, -atre, c'est-à-dire que le groupe -tr- n'appartenait pas à
la même syllabe que l'a, mais quand le t est devenu z, ce dernier est retombé
sur l'a et l'r seul est resté à part, constituant un embryon de syllabe inaccentuée.

germanique : all. kartoffel de ital. tartufolo ; — v. isl. tyggya « mâcher » de
*kyggya, cf. vha. chiuwan.

slave : russ. malastyrĭ, croat. molstir de monastyr. La position après consonne
est très fréquente en russe et en croate ; — russ. busurmán « musulman », v. russ.
besermeninŭ ; — russ. Bochmit « Mahomet » ; — polon. niedźwiedź « ours, mangeur
de miel » de mied-, tchèq. nedvēd de medvēd ; — pet. russ. skolozdryj de skorozdryj
« qui mûrit vite » ; — bas-sorab. nalpa « singe », cf. polon. malpa ; — tchèq.
lejstra, lejstřík de lat. registrum.

sémitique : hébr. zōmālisṭrōn de gr. zōmárustron « louche (cuiller) » ; —
hébr. blendresīn de gr. Brendísion, par *brendresīn ; — amharit. waṣmad « filet »
de maṣnad ; — arab. bismār « ongle » de mismār ; — arab. bagnaǧ de magnaǧ
« caresses amoureuses » ; — arab. nabaqa « écrire » de namaqa (persan), traitement
après consonne ; — arab. narbiǧ « ventre d'un narguilé » de turc
291(persan) marpyč ; — aram. lummā « monnaie » de lat. nummus ; — égypt.
armalī « arménien » ; — arab. šarsām de pers. sarsām « frénésie » ; — arab. de
l'Afrique du nord zunžulān de žunžulān « sésame » ; — syr. darzūmā de zarzūmā
« trompe d'éléphant » ; — hébr. delusḳōm « caisse » de gr. glōssókomon ; — palest.
qarṭaʿ « sauter » de syr. ṭarṭaʿ (occlusives dans l'ordre expiratoire) ; — hébr. gandar
« rouler » de dandar de dardar ; — arab. darḳal « sorte de vêtement » de lat.
caracalla ; — n. syr. zerqiṭa en face de kurde zerqeq.

indonésien babuy « cochon », babah « porter » sont en mandar bagi et baga.
Rien ne paraît s'opposer à ce que l'on considère ces initiales comme appuyées.

Naturellement les mots dont tous les éléments sont très clairs ne sont pas dissimilés ;
ainsi : esp. sombrero, carrera, etc., à cause de la fréquence du suffixe -ero,
-era dans les noms d'agent ou d'instrument ; — gr. akropóros (hom.), androbóros,
aiénupnos, ánagnos, anapnéō, etc., kritḗrion à cause de la fréquence de la finale -tḗrion
dans les noms désignant un instrument ou un moyen.

Formule VIII.
Appuyée dissimile implosive inaccentuée, type patenôtre de paternostre.

français patenôtre de v. fr. paternostre, — v. fr. bougerastre de bourgerastre.

espagnol almuerzo « déjeûner », port. almoço de *admordiu, esp. almuesio de
*admo(r)s(i)tu. Le produit l du premier d a pu être favorisé par la fréquence de
l'initiale al- provenant de l'article arabe.

latin laterna de lanterna.

v. irlandais iarmailt « firmamentum » emprunté au latin.

germanique : mha. reigel de reiger « reiher », ruodel de ruoder « ruder ». Les
formes reiger, ruoder existent aussi en moyen-haut-allemand et sont même les
seules représentées en allemand moderne ; c'est qu'elles ne tombaient sous le
coup de la formule qu'après consonne, et que même dans ce cas la fréquence de
la finale -er dans les noms d'agents pouvait contrarier son action.

Formule IX.
De deux consonnes de même nature séparées par une consonne d'une autre
nature, l'explosive dissimile l'implosive, type veltragus de vertragos.

Il s'agit ici de deux liquides ou nasales séparées par une occlusive ou une
spirante, de deux spirantes séparées par une occlusive, de deux occlusives séparées
par une spirante. La première des trois consonnes est implosive, les deux autres
sont combinées ensemble et explosives.

Si la formule précédente est d'une application assez rare, parce que les conditions
qu'elle requiert se présentent peu fréquemment, celle-ci a, au contraire, très souvent
l'occasion de jouer. Pour la précédente, il est nécessaire que l'implosive soit
inaccentuée, sans quoi elle serait en contradiction avec la formule V : Implosive
accentuée dissimile appuyée
 ; pour celle-ci, il est indifférent que l'implosive soit ou
292non accentuée (ou tonique), parce qu'ici c'est cette implosive même qui est
appuyante et que l'appuyée est toujours plus forte que l'appuyante.

deux liquides (la même liquide) séparées par une occlusive ou une spirante :

latin vulgaire veltragus de gaul. veriragos (v. mil. veltres, it. veltro, v. fr. vieutre,
viautre) ; — acerabulus « érable » de acerarbore (fr. érable, franc-comt. (Dampr.)
œzrṓl, prov. izrable, etc.) ; acerarbore est devenu *acerarbre, puis en vertu de cette
formule *acerabre, et en vertu de la formule Intervocalique dissimile combinée inaccentuée,
*acerable, enfin par changement de suffixe acerabulu.

français : v. fr. aubre (Amis, 572) = *albre de arbre ; — v. fr. maubre = malbre
de marbre ; — v. fr. moltrir « meurtrir » ; — Dampr. malbr « bille de
marbre » emprunté au français ; — v. fr. abre, mabre, mécredi ; ces formes étaient
correctes aux XVIe et XVIIe siècles ; — fr. beffroi de v. fr. berfroi de franciq. bergfrid ;
— fr. la Bèbre, affluent de la Loire, de Berbera ; — Dampr. (mots indigènes)
mūdr « mordre », tūdr « tordre », pādr « perdre », ābr « arbre », tātr « tarte » de
*tartre, ūdr « ordre », mḗcdži « mercredi » de mėcḗrdimėcrḗdi ; — wall. Magrite
« Marguerite », Džėtrou « Gertrude » ; — fr. abricot de arab. 'albarquq, par *arbricot ;
— fr. choucroute, au XVIIIe siècle sourcroute ; — Blois paltret de partret, parteret
« marteau de paveur » ; — Blois poltrait « portrait » ; — fr. vil(e)brequin de
vir(e)brequin ; — fr. able « petit poisson » de albulu ; — fr. dial. chail « caillou »
de calculu ; — Coutras (Gironde) de *Courtras de Corterate ; — Chabris (Indre)
de *Charbris de Carobriua.

provençal et midi de la France : v. prov. polpra « pourpre » ; — langued. pulpre
« pourpre (maladie) » ; — Montpellier polprier « pourprier, teinturier en pourpre » ;
— Rhône poupra « pourpré » = *polpra ; — Montpellier albre, aubre « arbre » ;
— rouerg. aure, aubre « arbre » de *albre, outrigo « ortie » de *ultriga = *urtrica
de urtica ; — prov. albre « arbre », esrabre, erabre « érable » de acerarb(o)re, dimecres
« mercredi » ; — Tarn daltre « dartre » ; — arièg. malbr « marbre » ; — iyonn.
dimecro, sotre « sortir », pedre, modre (mais 1re personne sorto, mordo, etc.) ; — dauphin,
ābro, mābro, mṑdre, chṑtre « sortir », pḕdre, pedrī, les Abrets = *arborittos.

catalan dimecres « mercredi » ; — Alghero (Sardaigne) dimecras, abra « arbre »,
mabra « marbre » ; — roussill. áibre de *azbre (z implosif devant sonore devient y
en roussillonnais) de arb(o)re (l'r perdant ses battements est remplacé par une
spirante alvéolaire z, qui lui ressemble d'autant plus qu'en roussillonnais les sifflantes
sont articulées avec la pointe de la langue en haut) ; — roussill. sastre de
*saztre de sart(o)re.

espagnol Beltran « Bertrand », sastre de sart(p)re, cacho de calculu.

portugais : petrechos « munitions de guerre » de esp. pertrechos ; — Algarve
alvredo « bocage » (arvoredo).

italien : bol. bálber « bárbero », par *barbro, *balbro ; — piacenz. Gialtrüda
« Gertrude » ; — piacenz. brügla « foruncolo » de *bürgla de *bullucula ; — Corse,
Ombrie, Rome astro de artro de altro.

grec béthron « gouffre » de *berthron (cf. bérethron) ; — détron de dértron « épiploon »
(Hérodien, II, 491). Cette dissimilation paraît n'avoir été connue que de
quelques dialectes grecs (cf. árthron, térthron) 1132.293

arménien vahan « bouclier », emprunté à l'iranien (cf. zd vərəθa- « cuirasse »,
skr. vartra-) ; -rhr- est devenu par dissimilation -hr-, puis -rh- et en définitive -h-,
car -hr- iranien s'intervertit en arménien et l'r tombe après voyelle. Si le premier
r était tombé dès l'iranien, ce qui n'est pas impossible, le produit serait le même ;
Vahagn, nom propre iranien, cf. zd vərəθraγna-, v. pehl. Varahrān.

breton : léon. geltren, gweltren « guêtre » de *gertren, sorti par répercussion de
getren, qui est encore la forme vannetaise ; — léon. skeltren « éclat de bois fendu,
trique », sort peut-être de *skertren ; cf. skirien, même sens ; — vann. heltri
« famine » de kertri, querteri ; — léon. muntr, vann. multr « meurtre » emprunté
au français. Le produit léonard n, au lieu de l, est dû sans doute à l'influence
assimilante de l'm initial ; — léon. gweṅtlé « grands ciseaux » de gweltlė, que cite
encore G. de R. ; — vann. merble « meuble » de *melble, sorti par répercussion de
fr. meuble. De même vann. meurblein « meubler », diorblein « émonder » 1133.

germanique : bavar. Getrudis « Gertrude ».

baltique : lit. bembrotas « soupe à la bière » de bas-all, beerbrot ou beeronbrot « bier
und brot ».

slave : tchèq. kaprál de Corporal, — tch. kudla de cultellus, — tch. dial. verbloud,
vembloud de velbloud « chameau », pet. russ. verbljud, lit. verbliūdas de velbliūdas.
cf. polon. wielbląd, v. sl. velĭblǫdŭ.

sémitique : arab. šiḳrāḳ « pic vert » de *širḳrāḳ ; de šaraḳrāḳ ; — n. syr. ṣiṣrā
« sorte de sauterelle » de *ṣirṣrā, cf. assyr. ṣarṣaru ; — hébr. ḥaṣoṣe « trompette »
de ḥaṣawṣe de *ḥaṣalṣe de haṣarṣe ; — égypt. fitro de filtro, probablement
par *firtro ; — malt, putrūna de ital. putruna, par purtruna ; — syr.
'awṭrīṭīs de gr. arthrĩtis ; — aram. ḳīḳe de ḳalḳe « tas d'ordures » ; — aram.
šīše de šalše « chaîne » ; — syr, dīde de dalde « mille-pieds » ; — syr. ṣīṣe de
ṣalṣe « bassin de métal, cymbale » ; — syr. ṣūṣe de ṣalṣe « tourterelle à collier ».

deux liquides différentes séparées par une occlusive ou une spirante.

La première liquide s'assimile à la seconde, puis, suivant les parlers, elle
subsiste telle quelle ou bien elle évolue sans disparaître ou bien elle est dissimilée à
zéro par la deuxième liquide :

français : v. fr. cecle « cercle » de circulu, covecle « couvercle » de coperculu ;
— franc-comt. (Dampr.) saš « cercle », cvḗs « couvercle » (la première liquide
est tombée avant le changement de cl en š et postérieurement à la sonorisation de
cl intervocalique) ; — v. prov. cercle, celcle, cecle « cercle », langued. çaucle « d. »,
Bagnères-de-Luch. séwcle « d. », Bergerac cecle « d. » ; — v. prov. sarclar, serclar,
salclar « sarcler » de sarc(u)lare, langued. saucla « d. », Corrèze sacla « d. ».

espagnol sacho de sarculu, macho de marculu.

arab. badlāḳa de portulaca.

deux nasales séparées par une occlusive ou une spirante :

français saigner = *sagnāre de sang(ui)nare.

latin ignis de *ingnis, ignotus de *ingnotus, cognosco de *congnosco.

lituanien (Buividze) utmãńa « vers moi » de uñt-294

polonais piętnaście « 12 », piętnasty « 12e », dziewiętnaścic « 19 » sont prononcés
piet-, -wiet- avec un e oral. Les voyelles nasales polonaises sont accompagnées
d'une résonance nasale consonantique ; si cette résonance tombe, la voyelle est
dénasalisée. Quand il n'y a pas de nasale après l'occlusive la voyelle nasale reste
intacte, comme dans : pięć « 5 », pięćdziesiąt « 50 », pięćset « 500 », dziewięć « 9 »,
dziewięćset « 900 », etc.

sémitique : aram. šuše « sésame » dešumše ; — aram. šūšemānā « fourmi »
de šumšemānā, arab. sumsum ; — syr. šawšemānā « fourmi » de šamšemānā 1134.

deux spirantes séparées par une occlusive :

français : v. fr. noz (c'est-à-dire nots) « nos » de *nosts, — oz « armée » de *osts =
hostis, hostes, — icez « ceux-ci » de *icests = ecce-istos.

v. prov. etz « vous êtes » de estis

espagnol macho de *mastšo de masculu.

v. tchèque póžčiti est devenu pójčiti, c'est-à-dire que la deuxième sifflante chuintante
du groupe žtš a fait perdre à la première seulement sa qualité de sifflante ; il
est resté une spirante prépalatale non sifflante, qui a été remplacée naturellement
par j (yod).

gr. didáksō de *didask-sō plutôt que de *didak-sō.

deux occlusives séparées par une spirante :

franc-comtois (Dampr.) rèštā « racheter » de *rètštā, mwòš té čẽdal « mouchetoi »
de mwòtš, ṑždö « aujourd'hui » de ṑ dž(œ) d ö, pwò l èmwòž « pour l'amour
de Dieu » de *èmwòdž , ã vwaki ž du « en voici déjà deux » de dž du.

slave št de tšt : serbe poštenje « honor » de -čĭt- ; zamaštati « incantare »,
cf. mŭčĭta ; što = *čĭto ; — slov. štirje de četyrije ; štrti de četvrŭtyj ; ništer « rien »
de ničĭtože ; — dans slov. vraštvo de vračĭstvo st remonte à tšst. — Dans certains
cas il y a deux actions successives de la formule, la première trouvant sa place ici
et la seconde sous 4° : v. tchèq. *matičce, c'est-à-dire *matitštse, est devenu d'abord
*matištse, puis matijce (comme póžčiti est devenu pójčiti) ; de même polon. ojca
génitif, de *ośtsa de *oćca ; — polon. ojczyzna de *oćczyzna ; — polon. plajca de
*plaćca ; — polon. zdrajca de *zdradźca ; — serbo-croat. nojca de noćca.295

indo-européen *ksk > sk, *psp > sp : skr. prochāmi, lat. poscō = *prcscō ; —
gr. didáscō = *didacscō, lat. discō = *di(d)cscō ; — gr. iscō = *wicscō ; — lat. sescentī
= *secscentī : — lat. misceō = *micsceō ; — béot. heskēdékatos = *hekskēdekatos ;
— gr. láscō = *lakskō ; — gr. eíshō = *wewikskō ; — gr. titúskomai = *titukskomai ;
— gr. dískos = *dikskos, cf. dikeĩn « jeter » ; — gr. blasphēmeĩn = *blapsphēmein ;
— lat. asportō = *apsportō, aspellō = *apspellō.

L'accord du sanskrit, du grec et du latin fait penser que le phénomène remonte à
l'indo-européen, mais tous les exemples cités n'y remontent pas. Le phénomène a
persisté ou s'est renouvelé.

Un peu différent est le cas de ind.-eur. *tst, *dsd devenant st, zd en iranien, en
grec, en baltique et en slave. Ici la spirante n'était qu'un embryon de phonème,
la métastase de la première dentale ; la dissimilation n'a fait perdre à cette première
dentale que son occlusion, et le résidu s'est assimilé à la spirante pour en
faire un phonème complet : zd hastō « assis », lat. sessus de *setstos ; — zd -vistō
« connu », gr. -wistos de *witstos ; — gr. wíste « vous savez », v. sl. věste de
*witste ; — lit. ėʼste « vous mangerez », v. sl. jaste « vous mangeâtes » de *ētste ; —
zd dazdi « donne » de *dedzdhi ; — gr. ísthi « sache », v. lit. veizdi « vois » de
*widzdhi.

Un peu différent encore est le cas du franc-comtois qui dissimile deux dentales
différentes séparées par une chuintante. La première dentale est une occlusive et
la seconde une liquide ou une nasale. La deuxième dentale fait perdre à la première
son point d'articulation dental et en fait un phonème affaibli et désemparé,
qui s'amuit ; s'il portait son articulation à un autre point il s'y renforcerait et ce
serait aller à l'encontre de l'action dissimilante, qui a ici pour effet de décharger le
groupe de trois consonnes : Dampr. mèšlò « petit marteau » de *mètšlò, pèžnā
« pardonner » de *pèdžnā, žnèl « poule » de *džnêl, žnīvr « genièvre » de džnīvr,
cwòžlò « petit cordeau » de *cwòdžlò.

Formule X.
Implosive dissimile intervocalique, type colidor de coridor.

Il n'importe pas que l'implosive soit accentuée ou inaccentuée, tonique ou
atone.

r-r :

latin vulgaire porfidu « porphyre » (it., esp. pórfido. Les autres langues romanes
ont des formes savantes) ; — peleger « misérable » de pereger (sic. pilligru, piazz.
Arm. plegr, lucq. pellegro, prov. pelegre).

français Amelécourt (Meurthe) de Amerécourt ; — ensorceler de *ensorcerer ; — écarteler
« mettre en quartiers » ; — fr. popul. colidor « corridor » — fr. couloir de
v. fr. couroir ; — marjolaine de v. fr. marjoraine de *majorana ; — v. fr. fourquefille
de fourquefire « fourche-fière » ; — v. fr. gorgelin de gorgerin ; — v. fr.
mortelier, mortellerie dérivés de mortier ; — v. fr. verjule de verjure ; — Bellardière
(Vienne), Blardière (Eure-et-Loir) de Bérardière ; — Bellardrie (Vienne) de Bérarderie ;
Les Louardières (Vienne) de l'Airouardière ; — Mourmelon (Marne) de
Mormeron ; — Berthelot de Bertherot ; — fr. mercelot pour mercerot ; — mourmeler
pour mourmerer ; — argelabre « érable » de *argerabre de acerarbore ; — v. fr. maneglier
de mareglier = matriculariu ; — v. fr. fortelece de forterece ; — v. fr. seorge
« beau-frère » (Gautier de Coinsi) de serorge ; — fr. sommelier de v. fr. sommerier ;
296— v. fr. houlier « souteneur de filles » de hourier ; — v. ir. chaielier de *cathedrarium ;
— v. fr. floberge de froberge.

provençal et français du Midi : v. prov. carcelier « geôlier », v. catal. carceller
(esp. carcelero peut être considéré comme dérivé de carcel, formule II) ; — Vauvenargues
(Bouches-du-Rhône) de valle Veranica ; — dauphin, lioria de riorta de
retorta ; — dauphin, partelè de parteret « instrument servant à partager » ; — prov.
fortaleza de fortareza de lat. vulg. *fortaricia ; — Bagnères-de-Luchon Margalído
« Marguerite » ; — Solorgues (Gard) de Sororgues de Saraonicos.

espagnol : miércoles « mercredi » ; — tortola « tourterelle », tortolo, tortolico ; —
Santander miselicordia = misericordia ; — galic. murmular « esp. murmurar »,
mármole « esp. mármol », cárcele « esp. cárcel » 1135.

portugais martidio de martirio ; — v. port. celorgião « chirurgien ».

italien : ramolaccio de lat. armoracia « raifort » (fr. remoulache, esp. remolacha
sont empruntés à l'italien) ; — log. aburlanta « raifort » de armuranta, par dissimilation
de r en l avant toute métathèse, puis dissimilation de m en b après
métathèse ; cf. wallon ramonas, ramonaš, rouchi remolat, prov. remolat, fr. rémoulade
(ce dernier d'origine méridionale) ; — v. sic. purvuli de pulvere (auj. pruvuli) ;
en sicilien l est devenu r devant labiale, phénomène antérieur à la dissimilation ;
— sic. arvulu de arbore ; — it. tórtola « tourterelle » ; — Campob. Belardine de
*Berardine ; — it. mercoledi « mercredi » ; — piacenz. tùrtla « tortora » (dissimilation
antérieure à la chute de la voyelle postaccentuée) ; — calabr. lituortu « sorte
de turban » de retortu ; — it. armadio « armoire » de armarium.

grec : délear « appât » (éol. blẽf), cf. vha. querdar « appât » ; — Halíartos, nom
d'une ville béotienne, anciennement Aríartos ; — thēlḗter ʼ kunēgós Hés. de thērētḗr ;
— gr. mod. Kérbelos de Kérberos ; — Palestine olomargalitis de holomargarítēs.

sanskrit álarti « il se meut » de *ar-ar-ti.

celtique : v. irl. ilar « aigle » de *eruros, cf. gall. eryr, corn., bret. er, got. ara,
vha. aro, gr. órnis, ags. earn, vha. arn, lit. erēlis, lett. érglis, v. sl. orĭlŭ ; —
m. bret. melezour et mezelour « miroir », léon. mellezour, vann. milouer (l'A.),
cornou. melouer ; — léon. palévars « quart, quarteron », vann. palévarcʹh de m. br.
parefarth ; — léon., cornou., vann. abalamour « à cause de » de fr. par amour (de) ;
— léon., vann. béler « cresson d'eau », corniq. beler de *berer, cf. gall. berwe, v. irl.
biror devenu en irlandais moderne biolar par une dissimilation semblable ; le tout
suppose un thème celtique *beruro- ; la forme gallo-latine berula, d'où fr. berle,
esp. berro, n'a pas subi de dissimilation, mais a changé de finale sous l'influence
du suffixe très répandu -ulus, -ula ; — léon. palouer « brosse » de v. fr. paroir ; —
léon. argoulou « dot » de argourou ; — léon. talier « croupe de cheval » de fr. derrière,
darrière ; — léon. fulor « fureur » (G. de R.) ; — vann. perhindet « pèlerinage »
de *perhirindet, cf. léon. pirchirin « pèlerin » ; — léon. turzunel « tourterelle »,
vann. turcʹhunel emprunt savant au latin vulgaire turturella ; il y a eu ici
deux dissimilations simultanées : r-r ne se dissimilant pas en r-n, mais en r-l en
léonard, on attend *turzulel et c'est le second l qui a dissimilé le premier en n ; —
vann. er vened « le cimetière » de er vered, léon. béred 2136.297

germanique : vha. morsali de morsari « mörser » ; — vha. martolón (Otfrid) de
martorón « martyriser » ; — niederdeutsch mūər « maurer » de *mūrər de v. sax.
*mūrári ; bōr « bohrer » de *bŏər de *borər de v. sax. *borāri ; — suiss. merzeli
« mercerie ».

baltique : lit. érkelis « erker », ùrdelis « ordre », burgelis « bürger », bárkšteliu
de bárkšteriu, kirsteliu « je fois une petite blessure » de kirsteriu ; dans tous ces
exemples la dissimilation a été favorisée par l'existence du suffixe -elis, dont le
sens diminutif est encore très net dans bárkšteliu « je frappe légèrement », etc. Il
s'est même introduit sans cause dissimilante dans des mots tels que stùkteliu « je
heurte légèrement » ; — lit. purpulìnis « purpurin » de purpurìnis ; — lett. Barbule
« Barbara » ; — lett. kōrtelis « quartier ».

slave : pet. russ. alár « orárʼ » ; — pet. russ. palamar de gr. paramonários ; —
pet. russ. lycaŕ « chevalier » de rýcaŕ de all. ritter ; — polon. mularz « maurer »,
folarz, fularz « führer », sularz « schürer » ; — Lemken mular, génit. mulara
« maurer » ; — tchèq. dial. falář de farář « curé » ; — tchèq. lejthar de rejthar
« reiter » ; — tchèq. lichtář de richtář de vha. rihtâri ; — russ. kolidór de koridór
« corridor » ; — russ. diléchtor de diréktor, lezérvnoj de resérvnyj, kuljér de kurjér
de all. kurier, felétor de foréjtor de all. vorreiter.

sémitique : hébr. ʼōlār « instrument tranchant » de ʼōrār ; — hébr. lēṭōr « avocat »
de gr. rhḗtōr ; — hébr. merḳūlis « Hermès » de Mercurius ; — hébr. ʼardālīn
« bas (chaussettes) » de gr. artárion ; — hébr. elāṭōr « sorte de fonctionnaire de la
cour » de gr. kourátōr ; — hébr. elasṭēr « physionomie » de gr. kharaktḗr ; —
arab. ʼaparpala « couleuvrée, bryone » de *ʼaparpam de port. abobara ; — hébr.
ḳirḳānā « danse » de ḳiriḳārā ; — hébr. gargīnā « natte » de gargīrā ; — syr. marganītā
« perle » de gr. margarítēs ; — éthiop. kwergwānē « circulus » de kwergwārē ;
— égypt. talitwār de fr. trottoir ; — arab. ģarģama « gosier » de ģarģara ; — hébr.
bortēdā « civière » de gr. phéretron ; — abyss. kwarkwada « volvi, volutari » de
kwarkwara ; — arab. ṭargahāla « tranchoir » de ṭargahāra ; — hébr. margālītis
« perle » de gr. margalītis.

l-l :

latin vulgaire xyrobalsamum (Marc. Emp.) « baumier » de xylobalsamum.

français niveau de libella ; — fr. popul. porichinelle de polichinelle ; — fr. de l'Est
šaroi et šanöi « lampe » de *šalölʼ (šalöi) de caliculu ; — v. fr. garingal de galingal ;
— v. fr., fr. du Centre coronel « colonel » (L'anglais colonel, qui se prononce
kœnèl avec l'accent sur l'initiale, est cette forme française avec r) ; — fr. caramel
« sucre fondu et durci » de calamel (Ce calamel est sorti lui-même (formule XIII)
de canamel = cannamel) ; — banlieue du Havre porichiné « polichinelle ».

provençal et français du Midi : v. prov. caramels « chalumeau » de calamellu ;
— v. prov. nivels de libellu ; — prov. panadello de *palatella = *lapatella dérivé
de lapathum « oseille » (cf. catal. panadella et paradella, fr. parelle) ; — prov.
coronel « montant de porte » de *columnellu ; — v. lyon. charamela « chanter »
298de *calamellare ; — Saint-Genis ramèla « mauvaix couteau » de lamella ; — dauph.
charamelle de *calamellat.

espagnol : píldora « pilule » ; — caramillo « chalumeau » ; — nivel de libellu ;
coronél « colonel » ; — biscay. alfirel « épingle » de alfilel ; en castillan la
forme courante est alfilér, qui peut s'expliquer par une dissimilation renversée
sous l'influence de l'article arabe al ; cette explication n'est d'ailleurs pas bien
nécessaire pour un mot emprunté, cf. sur « sud » en face de port. sul, fr. sud.

portugais nivel, coronel, etc.

italien : mil. bélora « belette », gén. bélua de bellula (r intervocalique tombe en
génois) ; cette dissimilation est antérieure à la réduction de la géminée ; — mil.
navèll de labella ; — mil. nivèll de libellu ; — piacenz. ariâl « giulivo » = leale ;
— piac. Pùricinella « Pollicinella » ; — mil. remiçèl de *(g)lomiscellu ; — Sent
(B. Engadine) real de legale.

arménien xawol dans beaucoup de dialectes modernes, de v. arm. xaλoλ le
premier l vélaire a perdu par l'effet du second l'élément qui distingue un l vélaire
d'un w.

breton : vann. fignol « filleul » de fiḷol emprunté au français ; bas-vann. friol ;
— vann. tignol « petit bateau » de tiḷol emprunté au fr. tillole ; la forme tignol ou
tignolle, qui figure dans certains dictionnaires français avec la définition « petit
bateau employé dans le Morbihan » est le mot breton ; la dissimilation ne s'est
pas accomplie en français ; — neal « loyal », nealtet « loyauté » (ms. de P. de
Ch.) existent en vannetais et hors du vannetais ; mais les formes courantes en
breton, même en vannetais (P. de Ch., l'A.), sont leal, lealded, qui ont été rétablies
sous l'influence du français ; — léon. burutel « bluteau, blutoir » de v. fr.
blutel ; on dit aussi brutel (Le Gon., G. de R.) et il n'est pas possible d'établir
laquelle des deux formes est antérieure à l'autre ; si c'est brutel, la dissimilation est
antérieure au recul de l'accent et ressortit à la formule V 1137.

alsacien kálwiner « calville (pomme) » de Kalwiler.

sémitique : arab. d'Alger kurūnīl « colonel » ; — abyss. beryāl de Beliāl ; —
arab. dārāfīl de *dâlâfïl de *dālāfīn « dauphin » ; — amharit. sauāfīl de sarāfīl
« pantalon ».

deux nasales :

français Château-Landon (Seine-et-Marne) de Castellum Nantonis ; — Sanxillanges
(Puy-de-Dôme) de Celsinianicas ; — Sainl-Berain (Haute-Loire, Saône-et-Loire),
Saint-Blin (Haute-Marne), Saint-Broin (Côte-d'Or, Haute-Saône, Haute-Marne),
Saint-Branchs (Indre-et-Loire) de S. Benignus ; — wall. (Saint-Hubert)
bolom « bonhomme » ; — Schevelingen ; la forme courante en hollandais est Scheveningen ;
la dissimilation est sans doute due aux étrangers, particulièrement aux
Français ; — Julianges (Lozère) de Junianicas ; — orphelin de orphenin ; — velin
de venin ; — Le Strain, rivière (Côte-d'Or), de Senain (1157) ; — carillon de carrignon ;
furain « funin, agrès » de funamen ; — ermelin « d'hermine » de ermenin ;
— Montbéliard une vieille haliferstène « une imbécile, une idiote » de all.
kann nicht verstehen ; — Bas-Maine Rėlestin « Ernestine », šalwèñ « chanoine » ; —
299La Hague cherenchoun « séneçon (plante) », erselin « arsenic », velyn « venin »
chalouegne « canonicus » ; — v. fr. conferon, Dampr. cũfru « bannière » de *confanone
(franciq. gundfano) ; fr. gonfanon et confanon ont été introduits postérieurement,
comme l'indique leur a ; fr. gonfalon est sans doute emprunté à l'it. gonfalone ; —
Gravelines (Nord) de Gravelignes de Graveningas ; — Tinterin, nom de lieu (Vaud),
de *Tintenin, cf. l'ancienne forme Tentenens ; — v. wall. reelenghe, relanghe de flam.
redening « compte » ; — fr. lutin de * nutin, altération de netun issu de Neptunus.

provençal et français du Midi : v. prov. degun de negun, morvand. dẹgǖ, catal.,
astur., andal. dengun, esp. deguno de nec-unu ; — Pézenas delembra « oublier » de
*denembra de *dememorare ; — landais auledoun « arbousier », saintong. olon de lat.
unedone (cf. guyenn. leduno, logoud. (o)lidone) ; — gasc. bremba de *bembrar de
*membrar de memorare.

catalan dingu de ningu ; — lembrar de memorare ; — palangre de *panangre,
gr.panagron « sorte de filet de pêche ».

espagnol : v. esp. lombre de nombre ; — esp. empelle de empeñe ; — esp. delante
« avant » de denante = de-in-ante (cf. it. dinanzi, roum. dinainte, prov. denan,
port. diante) ; — biscay. laranja « orange » de naranja ; — esp. Melendez = port.
Menendez, Meendez, Mendez ; — esp. Antolinde Antonin ; — esp. confalon de confanon ;
— esp. montaraz « de montagne » ; — galic. calòndrigo « cast. canónigo »,
calongía « cast. canongía », laranja « cast. naranja », lembrar « rappeler » de nembrar
= memorare ; ces dissimilations sont postérieures à la chute de n intervocalique,
qui avait produit cuengo « canónigo » ; calòndrigo et calongía sont donc des
mots mi-savants, revenus par l'église.

portugais lembra de v. port. nembra = membra de memorat ; — reimbrar « rappeler
de nouveau » de *relembrar (chute de l'l intervocalique), de *renembrar de
rememorare ; — Coimbra, nom de ville, de Colimbra de Conimbra ; — Beira-Baixa.
belancia « melon d'eau » de melancia.

italien : padou. legun de negun = nec-unu ; — sic., lomb. molimento « avertissement »,
v. vén. molimentu, v. gén. morimento ; — Chiogg. zelución « ginocchioni » ;
— ital. vembro « membre », et d'après vembro le verbe svembrare « démembrer » ; —
piém. linsóla = ninsola de nuceola, Val-Soana linÞóla ; — émil. linza de initiare ; —
padou. lombro, lombra ; — v. gén. noranta = nonaginta, nomeranza,. « célébrité » =
it. nominanza ; — padou. pilion « opinione » ; — it. Ottolengo, nom de lieu, de
*Ottonengo ; — it. acqua lanfa « eau d'oranger » de nanfa ; — piacenz. dsöĩ
« nessuno », sãnt Āntüläi « S. Antonino », lümal « cochon » = animale,
Girolam (cf. it. Girólamo) — Hieronymu ; — it. scheranzia de squinanzia ; — padou.
limbri de *nimbri de membri ; — berg. bondá « mondare » ; — vicent. lombrare
« compter » de numerare, trévis., véron., trent. ombrar ; — napol. vammana =
mammana ; — sic. virenna « merenda » ; — sursilv. dumbrar « numerare », diember
« membrum » ; — valtel. quanzá = *covenzá « cominciare » ; — Sent (B. Engad.)
dombrar de numerare.

dacoroumain amerintà et amelintà de amenintà « menace » ; cărunt de cănunt ;
ǧerunki de ǧenunki « genou » ; jurincă de junincă « génisse » ; mărunt de mănunt ;
mărunki de mănunki « faisceau » ; părinc de păninc « fenouil » ; rărunki de rănunki
« grenouille » ; pecingire de pecingine « prurit », pîngârí de pîngâní « souiller » ;
sîngera de sîngena.

lat. septuaginta, septuennis de *septumaginta, *septumennis, cf. gr. hebdomḗkonia,
lumpa (class. lympha) de *numpa = gr. númphē.300

grec Bendĩs de Mendĩs « déesse Thrace de la lune » ; — Abantís de Amantís,
nom propre ; — Abíantos de Amíantos, nom propre ; — terébinthosde *tereminthos,
cf. términthos, térbinthos, tréminthos, tríminthos ; il est vraisemblable que térbinthos,
doit son b à terébinthos, tandis que tréminthos, tríminthos doivent leur m à términthos 1138 ;
lumnós ʼ gumnós Hés. de *numnòs ; — gr. mod. alisantíri de anisantíri ; — gr.
mod. (Chypre) peḗnta de penḗnta.

arménien hiwand de *himand, harawownkh de *(h)aramownkh, elungn « ongle »
de *enowngn.

hindou : sindhi limmu, cf. skr. nimbaḥ ; — pâli Milinda = gr. Ménandros ; —
pâli elaṃ de *enam, cf. skr. enaḥ ; — pâli pi-landhati « il orne » de *nandh-, cf.
skr. rac. nah-.

celtique : gaul. Cebennum paraît être le même mot que ligur. Kémmenon, et sortir
par conséquent de *Cemennom ; — vann. palanchênn « panache », palanche « caparaçon »,
palanchein « empanacher » (l'A.) de fr. panache avec nasale épenthétique ;
— vann. boulom de fr. bonhomme ; — vann. gourhélin « juillet » à côté de bas-vann.
gourheneṅ ; — léon. seûlen « seine à pêcher », de *seûnen ; — léon., vann. (l'A.)
lein « faîte » de nein, qui existe encore en léonard ; — léon. enem, particule
redoublée indiquant la réciprocité, au XVe siècle emem ; — vann. guerenen « abeille »,
plur. guerein, guirinen, guirein à côté de bas-vann. guenenen, plur. guenein, guinenen,
plur. guinein, léon. gwénamn, plur. gwénan, corniq. guenenen, gall. gwenynen. Ces
formes peuvent figurer ici si l'on estime que la dissimilation s'est produite au
pluriel ; mais elle avait une tendance à se produire aussi au singulier, formule XIII :
La première de deux intervocaliques, et il est vraisemblable que le résultat est dû à
l'action combinée des deux tendances. Quant à l'n final du singulier il n'a joué
aucun rôle et c'est ce qui fait que le cas de vann. kenewen « noix » n'est pas comparable
ni opposable à celui de guereiun ; son pluriel est kenew dont l'n n'est attaqué
par aucun phonème et rend celui du singulier inaltérable. Cet n d'autre part, et
au contraire de celui de guenein, n'est intervocalique que d'assez fraîche date ; le
mot commençait par le groupe kn- (m. bret. knoenn), que le breton moderne ne
supporte pas, et qu'il transforme généralement, en dehors de toute action dissimilante,
en kr- (léon. kraouṅ, cf. p. 295) ; le vannetais a éliminé ce groupe par
l'insertion d'une voyelle entre ses deux éléments.

moyen-haut-allemand samelen = vha. samanôn, all. sammlung = vha. samanunga.

baltique : lit. dewiñtas, lett. dewítáis, cf. v. pruss. nevīnts.

slave : Pilsen lundváŕ de nunváŕ « châtreur de cochons » ; — polon. Iflanty
(XVIe s.) de Liflanti (XVe s.) « Livonie » de Niflanty ; depuis le XVIIe s. Inflanty ;
— polon. milistrant de ministrant ; — polon. Jarolím de Jeroným ; — polon. Volamin
de Volanin ; — tchèq. Antomin de Antonin ; — russ. popul. Némnonŭ,
nom propre « Memnon », de Mémnonŭ.

hongrois Bodon de Bononia sur le Danube.

sémitique : malt. Virdirándu « Ferdinand » ; — arab. lāranģ « orange » de
301nāranģ ; — égypt. karantīla de fr. quarantaine ; — arab. manǧalīḳ « mangonneau » de
gr. magganikón ; arab. manḳāla « clepsydre » de manḳāna ; égypt. rubatizm « rhumatisme » ;
— abyss. 'abām de gr. ámōmon « amome, arbrisseau d'Asie et parfum » ;
— puniq. Bagon, nom propre, de Magon ; — kanan. bin de min « de, hors de » ;
— hébr., aram. baḥan de maḥan « essayer » ; — abyss. bent de ment « tribut » ; —
amharit. bangida « voyager » dérivé de mangad « voyage » ; — hébr. Sīwān, nom
propre, de assyr. Simānn ; — amharit. wanfīt de manfīt « tamis » ; — abyss. wayfan
de mayfan « taureau » ; — abyss. wafanṭardemafanṭar « passage des oiseaux » ; —
hébr. ṣafan de ṣaman « cacher » ; — hébr. zaram de zanam « forte pluie » ; — syr.
limsā de nimsā « belette » ; — arab. ḥalam de ḥanam « pou » ; — égypt. buristān
« hôpital » de muristān ; — syr. lamṭā « tapis » de namṭā. (persan).

deux sifflantes (ou chuintantes) :

v. français feïs de fesis, meïs de mesis, preïs de presis, seïs de sesis.

provençal Gréasque (Bouches-du-Rhône) au moyen âge Grezasca.

sémitique : arab. sīriǧ de šīriǧ « huile de sésame ».

deux occlusives :

Sent (B. Engad.) kuštapp « lettre » de *puštapp = all. buchstabe (le k était seul
possible puisque le t empêchait la formation d'un t ; les occlusives se trouvent
d'ailleurs après la dissimilation dans un ordre expiratoire parfait) ; — Luchon sutèk
« traîneau de bois » de *sukèk.

istroroumain clyépt = dacoroum. pĭépt ; istror. čŏáptir = dacor. pĭéptene.

russe populaire Kitŭ de Titŭ, nom propre « Titus ».

deux sourdes, deux sonores, dissimilation de sonorité :

roussillonnais bep « Joseph » de *pep, fémin. bepe, cf. catal. pẹp, fém. pẹpe.

sémitique : 'omān kidf « épaule », Malt. kdif de katif ; — Malt. daqs « manière »
de taqs (gr. táxis) ; — Malt. taraǧ « escalier » de daraǧ ; — arab. daḫal « tromperie »
de daġal (influence de l'l et aussi du d après consonne) ; — syr. yahlā « tronc », cf.
arab. 'ahl (l'aspiration sourde chasse l'occlusive ʼ de son point d'articulation laryngal
et l'envoie dans la région prépalatale sous forme de spirante sonore).

deux phonèmes différents de même région articulatoire :

hindi nāp de māpanam « mesure ».

amharite daḥšaša de gaḫšaša « toucher » (l' et le g sont tous deux articulés en
arrière du sommet de la voûte palatine ; l' fait passer le g en avant, c'est-à-dire
dans une région où il n'y a plus de g devant a, d'où son remplacement par d) ; —
arab. Þidām « étoffe pour couvrir la bouche » de fidām (influence de la labiale m
sur la labiodentale f) ; — en assyrien le préfixe nominal m devient n devant une
racine contenant une labiale : narkabtu « voiture » de *markabtu, namraṣu « fardeau »
de *mamraṣu, napḫaru « totalité » de *mapḫaru ; — en tigré w est devenu
y au pluriel quand il y avait une labiale dans le mot, même si cette labiale est
intervocalique parce qu'elle est renforcée par le singulier qui la rend inaltérable :
ʼabaw « pères » est devenu ʼabay puis ʼabaǧ ; ʼafaw « bouches » > ʼafaǧ > afag ;
*ḥamaw « beaux-pères » > ḥamay > ḥamaǧ.302

Formule XI
Implosive (inaccentuée ou atone) dissimile combinée (inaccentuée ou
atone), type Verdouble de Vernodubrum.

Cette formule fort peu représentée pourrait être réunie à la précédente et aussi
à la formule V, car il va de soi que si une implosive dissimile une combinée ce
n'est qu'à situation égale ou supérieure par rapport à l'accent. Pour éviter les hésitations,
il vaut mieux la mettre à part, puisqu'une combinée accentuée dissimile
une implosive qui ne l'est pas (formule IV).

français Verdouble, rivière dans les départements de l'Aude et des Pyrénées-Orientales,
de Vernodubrum.

portugais : Alemtejo faiernidade de fraternidade, — v. port. archetecrinho « maître
d'hôtel » de architriclinus.

italien : bol. cavazémbel « clavicembalo », — Lucca arcidedino « maître d'hôtel »
de architriclinus.

allemand Tentlingen, nom de lieu (Fribourg, Suisse), de *Tentningen, cf.
l'ancienne forme Tentenens, et en outre Tinterin, p. 300.

grec d'Italie phrḗtarchos de *phrētrarchos.

slave : polon. Jagmin de Jagnin, — serb. poklicar de gr. apokrisiários.

Formule XII.
Intervocalique dissimile combinée inaccentuée, type arato de aratru.

latin vulgaire satione de statione, cf. it. stagione (fr. saison, prov. sazon, cat.
sahó, esp. sazon, port. sazão, v. lomb. sason, engad. saschun) ; — *scuma de spūma 1139
(fr. écume, prov. escuma, it. schiuma), cf. vha. scûm, v. norr. skúm.

français Les Glimonnières (Yonne), en 1743 La Grimonnière ; — v. fr. gauferais
de *gaufrerais, dérivé de gaufre ; — vosg. kémrosse « instrument pour écrémer » de
*krémerosse, cf. meusien crameresse, — La Flamboisière (Eure-et-Loir) de La Framboisière ;
érable, arable, rable, iserablo, Altérables (Creuse), le tout remontant à
acerarbore ; — banlieue du Havre Fédéri « Frédéric » ; — berrich. pommeroge « précoce »
de *promeroge, primeroge ; — bavéole et baveule « centaurée bluet » de blavéole,
*blaveule ; — quincaille de clinquaille ; — v. fr. braaille de blaaille, dérivé de blé ;
Péaule (Morbihan) de Pléaule ; — v. fr. conflarie de confrarie ; — Bas-Maine
égredõ « édredon » ; — Bas-Maine fyarāž « frérage, communauté » ; — Bas-Maine
fyari « frairie, festin » ; — Dampr. vrāy « poison » de ueratrum par *ueratlum,
*ueraclum.

provençal et midi de la France : Cabaresse (Gard) de Cabraresse ; — La Geofflonière
(Vienne) de La Geoffroniêre ; — La Goulfandière (Vienne) de La Gouflandière de
La Gouffrandiére ; — Enteroches (Cantal) de Entreroches ; — Marseille Fladeri « Frédéric » ;
— prov. plangeiro, plongieiro « sieste » de *prandiaria ; — Sauteyrargues
303(Hérault) de Centeyrargues, anciennement Centreirargues de Centrarianicos ; — Les
Plouteries
(Vienne) de Les Prouteries, Les Prevosteries ; — Anterrieux (Cantal) de
Entrerieux ; — Grisolles (Tarn-et-Garonne, Aisne) de eclesiolas, cf. Griselles
(Côte-d'Or, Loiret), Egriselles (Yonne) ; — La Guiole (Aveyron), anciennement
Gleiola, de eclesiola ; — La Fronsallière (Vienne) de La Flossalière ; — langued.
prebaluo « plus value » (aussi influence des mots commençant par pre- et en particulier
de prebalé).

espagnol et portugais : esp. plegaria « prière » de precaria (port. plegarias est
sans doute emprunté à l'espagnol, et en tout cas peu ancien sous cette forme, à
cause du groupe pl- qui n'est pas devenu ch) ; — esp., port. roble « rouvre » ; —
esp. de Bogota gramar « bramar », gramante « bramante » ; — esp., port. arado
« charrue » de aratru ; — port. ploeiro de proeiro « vigie de l'avant » (dissimilation
postérieure au changement de pi en ch) ; — port. trado « tarière » de taratru.

macédonien aratu « charrue ».

italien : it. arato « charrue », log. aradu ; — it. Federico « Frédéric » ; — it.
dereto, direto, drieto de deretro ; — it. Otricoli de Ocricoli ; — piém. plareul de *pra(d)areul
« fungo pratajuolo » ; — milan, plürito « prurito », lomb. spyürí, calabr.
kyurire ; cf. lat. vulg. plurire de prūrīre, plurigo (Dioscoride) de prurigo ; — it.
stinco « os de la jambe » de schinco.

latin : silex de scilic-, cf. v. sl. skala ; — siliqua de *sciliqua, cf. v. sl. skolika ;
sauium « baiser » de *suauium.

grec : att. márathon « fenouil » de márathron ; — att. olophuktís « pustule » et
gr. tardif olophugdṓn de olophlu- (Hippocrate dit encore olophluktís parce qu'il
comprend l'étymologie du mot) ; — gr. lámpouris (Esch.) « renard » de *lamprouris,
nṓthouros (Hés.) « qui ne peut remuer la queue » de nōthrouros, cf. *nōthrokárdios
(Hés.) « qui a l'esprit lent » ; — gr. inscr. kēronómos de *krēronomos (cf.
krēros de klēros) de klēronómos (assimilation comme phase intermédiaire) ; — gr.
rópton « massue » de róptron ; — béot. et autres dialectes sroto-, srato- de strato- ;
— gr. putízō de *ptuiízō, cf. ptúō.

breton : léon. labenna « babiller » de *blabenna ; — m. bret. pidiri « soin » de
pridiry, léon. plederi de prediri.

gotique niuklahs « nouveau-né » de *niu-kna-, cf. gr. neognós.

lituanien inglasiroti « ingrossieren », — klumbèris « pomme de terre » de all.
dial. krumbier, — glaũmas, gliaũmas, greĩmas de gn- ; — bugnas de bubnas.

slave : v. sl. blinŭ « beignet » (tchèq. blinek, pet. russ. blyn, grand russ. blinŭ,
blinécŭ, blinókŭ) de slave commun mlinŭ (v. sl., bulg. mlin, slov. mlinec, pet. russ.
mlyn) ; — v. sl. Gligorě de Grigorě, nom propre ; — v. sl. zějǫ, rějǫ, lějǫ, smějǫ
de *zjāje-, *rjāje-, *ljāje-, *smjāje- ; v. sl. seji, sejǫ, seju de sjoj- ; v. sl. novějĭ de
novjājĭ 1140 ; — bulg. vrŭkolak « loup-garou », cf. v. sl. vlŭkodlakŭ ; — tchèq., russ.,
serb., bulg. sloboda de svoboda ; — tchèq. dřemino, dřemeno de břemeno ; — croat.
klajbas de all. bleiweiss « céruse ».

sémitique : copte (saïdien) satēre, (bohairien) satēri de gr. statḗr ; — abyss.
karādeyōn de gr. kharádrios « pluvier (oiseau) » ; — n. hébr. periḳlēmīn « éclisse »
de gr. periknḗmion.304

Troisième catégorie
Influence de la position des phonèmes dans le mot

Dans cette catégorie la dissimilation est toujours régressive. Tous les faits qui
rentrent dans cette catégorie peuvent être groupés sous une formule unique :

Formule XIII.
De deux phonèmes placés de la même manière dans la syllabe et tous
deux en dehors de l'accent ou du ton, c'est le premier qui est dissimilé,
types mélitaire de militaire, alaire de araire.

Sauf pour les intervocaliques, où elles sont fréquentes, ces conditions se présentent
rarement.

Les deux phonèmes en jeu sont mécaniquement de même force ; c'est une cause
purement psychique qui rend le second plus fort que le premier. La parole va
moins vite que la pensée ; l'attention cérébrale est en avance sur les organes
vocaux. Tous les phonèmes ont été préparés mentalement avant d'être prononcés,
et à mesure qu'ils ont été pensés leur émission est abandonnée aux organes phonateurs,
pendant que la pensée va de l'avant. Au moment où les organes expriment
le commencement d'un mot le travail cérébral en est déjà à la fin, souvent au mot
suivant ; il en résulte, même dans les langues accentuées sur l'initiale (cf. la métaphonie
p. 255-267) une certaine négligence dans la prononciation de la première
partie des mots et par suite une faiblesse inhérente aux phonèmes qui s'y trouvent.
Les organes ne pouvant pas exécuter immédiatement les diverses parties d'un
mot à mesure qu'elles sont conçues, les exécutent de souvenir, et comme la première
partie d'un mot a été conçue avant la dernière, le souvenir de cette première
partie est pour les organes plus lointain et moins précis.

Les faits qui ressortissent à cette formule peuvent être répartis en plusieurs
classes selon la nature des phonèmes et leur position dans la syllabe :

A. — Deux voyelles inaccentuées :

français populaire mélitaire, élixir ; — fr. malotru de v. fr. malostru (malestru
existe aussi de malastru, cf. Formule I, 4° (dans cet exemple la dissimilation a
été renversée parce que le premier terme mal- est reconnu par le sujet parlant,
ce qui le rend inattaquable).

provençal senoritat de sonoritate, redolar de rotulare.

roussillonnais melitári prensipál, trenitát.305

Santander solecitar = cast. solicitar.

portugais melitar, devedir de dividir.

B. — Deux intervocaliques, simples ou combinées.

r-r.

français : La Gaultenallière de La Gaulteralière ; — morvand. louâteure « lien de
paille pour les petites gerbes » de *rouâteure de *retortatura ; influence possible du
verbe lier (dans ce parler l'r disparaît de lui-même devant t) ; — v. fr. celelier, cenelier,
celenier de cellararius. La dissimilation des deux r donne la première forme ; mais
elle fait difficulté parce qu'il y a déjà un l dans le mot, ce qui donne naissance à
une nouvelle dissimilation, celle des deux l, d'où cenelier, ou bien l'r dissimilé est
remplacé du premier coup par un phonème autre que l, d'où celenier. Ces trois
formes doivent être fort anciennes ; all. kellner atteste l'antiquité de la dernière ;
— Bas-Maine calibari « charivari ».

provençal alaire « charrue » de plus ancien araire de aratru ; — valaire de plus
ancien varaire de ueratru ; — talaire de plus ancien taraire de taratru.

espagnol (Biscaye) costudera « couturière » de costurera.

portugais açoeiro « fauconnier, autourier » de açoreiro dérivé de açor « autour » ;
fuzaleira « pelle de four pour retirer les braises » de *fugareira.

italien : Lecce sulúri « sorores », lerénzia de re(v)er- ; — tic. colossora « codirosso »
de *corossora ; — lomb. leveriçi « riverisco » ; — berg. lösare « rosario » ;
— lomb. lavarín de ravarín « chardonneret » ; — lomb. Lóvero, nom de lieu, de
robure ; — Trévise osmarin « rosmarino ».

dacoroumain suspinare de suspirare.

grec : gr. anc. aiélouros « chat » de *aierouros, cf. p. 311 ; — Hésych. thipóbrōtos
« vermoulu » de thripóbrōtos ; — gr. mod. alisterá de aristerá ; pelistéri = peristérion
de peristerá ; — néolocr. palethúri de paráthuroi ; — gr. mod. plokhōreĩ de
prokhōreĩ ; phlebáris 1141 de *phrebaris, cf. phebrouários, phebrouãris ; klithári de krithárion,
kliári de kriárion ; phlaminóroi de lat. fratres minores ; themmári de thremmári ;
alétri (árotron), luthríni (eruthrĩnos) « poisson rouge » ; málathro (márathron)
« fenouil » ; glḗgora 2142 (grḗgoros), Glēgóris de Grēgórios ; plṓrē (prõira).

alsacien schalewari « charivari » ; — melitiere « merilieren » ; — eweránts « révérence ».

letton levĩseris « revisor ».

sémitique : hébr. ʼōlāriā de gr. hōrárion « fichu, écharpe » ; — arab. silāḫārī
« celui qui nourrit les chevaux » de sir āḫūr ; — arab. lūdzarīk « Rodrigue » ;
abyss. danaka de ganaka « entasser » ; — syr. lōlārā de lat. lorarius ; — hébr.
elisṭenārā de lat. quaestionarius (d'abord répercussion de l'r après le q) ; —
syr. pelāṣūrā de lat. pressorium ; — syr. pelaṭektōrē de lat. protectores ; — aram.
306pelāṭōrīn « bâtiment princier » de lat. praetorium ; — hébr. kelaḳṭērīn de gr.
kharaktḗrion ; — hébr. kelabbinṭārīn de gr. krabattárion « lit de repos » ; —
syr. ʼadiʹarat de Ariaráthēs ; — syr. 'enfōniṭrōn de gr. aphrónitron « fleur de
litre, salpêtre ».

l-l :

latin vulgaire *lyolyu « ivraie », sorti dans certaines régions, par une assimilation
due au sentiment du redoublement, de lat. loliu (cf. it. loglio, log. lodzu,
Dampr. , jur. ). Ce *lyolyu est devenu par dissimilation yolyu, d'où it. gioglio,
lyon. žayẹ, prov. juelhs, cat. jull, esp. joyo, port. joio ; — lat. liliu « lis » (cf. sard.
lillu, prov. lilis, fr. lis, piém., prov. liri, cat. lliri, esp. port. lirio) a donné naissance
de la même manière à *lyilyu, d'où par dissimilation yilyu (it. giglio, sic.
gigghiu, rhétor. gilgia) 1143 ; — lat. vulg. caniculata « jusquiame » de caliculata,
d'où fr. chenillée, v. prov. canelhada. (Prov. carelhado « jusquiame » (d'où fr.
careillade) sort de calelhado = lat. caliculata ; — lat. vulg. cavicla (C. Gl. lat.)
« cheville » de clavicula (it. cavicchia, fr. cheville, prov. cavilha).

français Xaintraille = Sainte-Araille de Eulália ; — Chénérailles (Seine-et-Marne)
de Canaliculas ; — Vareilles (Saône-et-Loire) de Valliculas ; — fr. coronelle
« tringle de métal qui retient les dents d'un peigne d'acier, agaric » de *colonnelle ;
— morvand. esnoillie « ondée de soleil entre deux averses » de *essenoillie, *esseloillie ;
— v. fr. mérancolie de mélancolie ; — v. fr. cincenele de *cincelele, diminutif
de cincele ; — franc-comt. fignoulèdge de fillolage.

provençal et midi de la France : prov., cat. udolar de ululare ; — prov. careia
« percer de trous » de calelha ; — béarn. arroumera « pelotonner » de (g)lomellare.

espagnol : apacible « doux, agréable » de aplacible, fr. paisible, prov. pazible,
rhétor. pascheivel, fémin. pascheivla, en face de it. piacevole, frioul. plazeul, v. lyonn.
(XIIIe s.) pleisiblo, port. apracivel. Une fois la dissimilation faite ces mots ont été
sentis comme des dérivés des produits de pace. Esp. placible est refait sur placer.

portugais : marmelo « coing », astur. marmiellu, esp. membrillo (par *mermillo)
de *meremelo de melimelu, avec remplacement de la finale par le suff. -ellu ; — port.
novelo « peloton » de *(g)lobellu ; — pirola « pilule » ; — porchinella « polichinelle » ;
charamela « chalumeau ».

italien : vén. pirola « pilule », lomb. pinula, piacenz. pínŭla, sic., calabr.,
campob. pinnula, campid. pindula, et avec influence simultanée ou postérieure de
perla vén., piém. perola ; — sard. urulare de ululare ; — vén. pòr-lo « puole
egli », vòr-lo « vuole egli » de pòlelo, vòlelo ; — bellun. monesélo « mollicello » ; —
bellun. caneséla = vén. caleséla (callicella) « stretta del letto » ; — cors, kúñulu
« écale des noix » de culliolu ; — vén. nombolo « hanche » de lumbulu (piacenz.
nómbal, regg. nómbel ont sans doute été dissimilés comme le vénitien avant la chute
de la voyelle finale) ; — Bormio bérola, bergam. bénola, regg. bendla « belette »
= *belula de bellula ; — Seravezza (Lucques) nóppolo « luppolo » ; — Pral (vaudois
de Piémont) ejsurelā de ejsulelā « esporre al sole », ejkurilā de ejkulā « scolature » ;
— it. Palestrina de Praenestina.

latin Parīlia de Palīlia dérivé de Palēs ; — caeruleus dérivé de caelum.307

grec phúgethlon « tumeur à l'aine » de *phlugethlon (cf. p. 306, note 2) ; —
inscr. Póklos de Plóklos de Próklos, tous attestés.

prâkrit ṇāhalō = skr. lahalaḥ ; — nãgalã « charrue » ; — ṇãgūlã « queue »,
cf. skr. lāṅgalam ; nalāḍa- « front », cf. skr. lalāṭa-.

breton : pet. tréc. ruskelat « bercer » de luskellat, cf. v. bret. luscou plur. « berceaux »,
irl. luasgaim « je secoue ».

germanique : mha. enelende de vha. elilendi ; — suiss. merankolisch « mélancolique ».

tchèque jilek « lolium » de *l'ilek (le second l fait perdre au premier le glissement
latéral qui caractérise un l et il reste un élément prépalatal spirant et sonore,
qui est remplacé tout naturellement par j).

sémitique : n. syr. ḳārābālig de ḳālābālig « bruit » ; — arab. harāliǧ de halāliǧ
« myrobolan ».

deux nasales :

latin vulgaire Celomannis « Le Mans » de Cenomannis.

français : orphelin de orphaninu ; — Roussillon de Ruscinione ; — v. fr. velin
« venin », enverimer « empoisonner » (Bestiaire de Gervaise), banlieue du Havre
velimeux « venimeux », norm. velĩ, Bourberain vėrẽ, Dampr. vrĩ ; — v. fr. alemarche
« une espèce de bois » de Danemark ; — fr. popul. calonier « canonnier »,
cf. calonnière ; Saint-Hubert (wallon) kalonè « jeter des pierres » = canonner ; —
Vilaine, rivière, de Vicinonia ; — Vendelogne, rivière, de Vixinonia ; — fr. popul.
et dial. luméro, liméro « numéro » ; — fr. de l'Est et de l'Ouest lomé « nommer »
— fr. popul. alimer « animer » ; — fr. popul. écolomie « économie » ; — Boulogne ;
de Bononia ; — Chasselines (Creuse) de Cassaninas ; — La Comparonie (Cantal) de
Companionia ; — Fralignes (Aube) et Fresselines (Creuse) de Fraxininas ; — Volognières
(Marne) de *Vognognères de Wanionarias ; — wall. houlène « chenille » en
face de v. fr. honine ; — fr. argot, bécanicien, bécane de mécanicien, mécane, termes
employés dans l'argot des mécaniciens et constructeurs de chemins de fer ; de là
bécane « bicyclette » ; — banlieue du Havre filomie de *finomie « physionomie » ;
— v. fr. calemele de ca(n)namellis, et, avec l'influence de l'l du second terme, fr.
caramel, esp., port. caramelo, it. caramella ; — bas-Valais (vallée d'Entremont) boraní
« bonne nuit ».

provençal et midi de la France : gasc. beregna « vendange » de *venenia, cf.
sicil. vinniña ; — rouerg. trilhouna de trignouna « carillonner », lyonn. trelliono de
*tregnono, dérivés de trinionem « sonnerie de trois cloches » ; — Saintong. olonier
« arbousier » de *ononier, guyenn. ledouney « arbousier » de *nedouney.

catalan verema « vendange » de *venema ; — bərəná (écrit berenar) de *merenar
de merendare ; — Crespiá de Crispinianus (cf. Juyá de Julianus) ; — verí « venin ».

espagnol Barcelona de BarcenonaCrispijana de Crispiniana, Marquijana de
Marciniana, Trebujena de Treboniana (j de ly) ; — galic. alimária, animaux tels
que le renard, le chat-pard et autres analogues, de anc. animalia (pour la finale
influence de suffixe -ária). En castillan on dit alimaña de anc. alimalia (pour la
finale influence de maña « adresse, ruse »).

portugais alimal « animal » ; — v. port. icolimo « aeconomus » ; — port.
popul. encolmia « économie » ; — v. port. lomear « nommer » ; — port. popul.
Jerolmo de Jeronimo ; — port. almalho « jeune taureau » de animalia ; — port.
alimaria « bête » ; — port. alma « âme » de anima ; — Algarve lĩnho « nid » de
ninho ; — Algarve malina « stérile » de maninha ; — port. astrolomía « astronomie » ;
308— port. filosomía « physionomie » de *fisolomia (métathèse sous influence
de filo-) ; — Alemtejo calhamaço « étoupe de chanvre » de canhamaço, dérivé de
esp. cáñamo ; — Alemtejo delamitra « dynamite » ; — Algarve denhum « personne »
de nenhum ; — Algarve porte-boné « porte-monnaie ».

italien et rhétoroman : v. it. astrolomia de astronomia, it. storlomia de *strolomia ;
— it. Girolamo « Jérôme » ; — sic. luminari « nominare », log. lumenare, romg.
lominér ; — pad. lóme « nome » ; — pad. álema = *anema ; — pad. ilamorò =
*inamoro ; — nord du lac Majeur colomía « économie », piac. culumia, Lucq.
culumia ; — Lucq. stralomare de stranomare « dare un nomignolo » ; — it. gonfalone
« bannière » ; — it. Bologna de Bononia ; — it. calónaco « chanoine », vén.
calónigo ; — it. veleno « poison », mil. veri, sic. vilenu ; — it. Ugolino de *Ugonino ;
— it. Azzolino, Ezzelino de *Azzonino ; — it. Volpigliano de Vulpinianum ;
— Chiogg. Velissiani « Vénitiens » ; — piém. canamía « camomilla » ; — lomb.,
piém. meremán « mano mano » ; — Pistoj. marimettere « manomettere » ; —
it. filosomia, piac. filusumia de *fisolomia, fisonomia ; — lomb. cor uno « con uno »
(gén. cun « con uno », cuna « con una » peuvent représenter *corun, *coruna
puisque r intervocalique tombe en génois) ; — Lucq. bignoro de mignoro « mignolo »,
bignatta de mign- ; — trev. bonezipio « municipio » ; — berg. bignaga
« meliaca » ; — abruzz. velleñẹ « vendange » de *veneña ; — log. olidone, lidone
« arbousier » de unedone ; — v. lomb. belegno, tosc. bilignità de benignus ; — mil.
domà de nomà « non magis », piac. dma, pad. lomè ; — Lucq., bellun. lúmero,
frioul. lumar « numerus » ; — valtel. venespola en face de bellinz. minespola.

dacoroum. fărină de făninau, irimă de inimă « âme ».

grec Labúnētos (Hérodote, I, 74) = Nabunita des inscriptions perses ; — gr.
(inscr.) Adrabunētos de Adramunētós ; — gr. mod. lēmória de nēmória (nmēmória) ;
— gr. mod. alaménō de anaménō ; — gr. moy. et mod. buzánō au lieu de gr. anc.
muzáō « sucer » ; — gr. de Palestine ebelinos de ebéninos ; — Bova (Calabre)
limómulo « moulin à vent » de *anemomulos ; — Chio kaéna « quelque » de kanéna.

sanskrit çravaṇa- de çramaṇa- « bouddhiste » ; — pâli vīmaṃsā « investigation »,
cf. skr. mīmāmṣā ; — marath. lavṇem, forme vulgaire de navṇeṃ « se coucher »,
cf. skr. namati ; — marath. loṇī « beurre », beng. lanī, nanī, cf. skr. navanīta-.

celtique : irl. noimiot « moment » ; — vann. lamein « ôter », bas-vann. lemen
à côté de vann. namein (à Sarzan), léon. lémel « ôter » à côté de nemét « excepté »,
vann. nameit ; c'est nam-, nem- qui présente l'état ancien ; l'n des formes nemét,
nameit, qui signifient « excepté, sinon », a été maintenu par l'influence des négations
, na, que l'on croit y sentir ; — léon. linad « orties », vann. lenad, corniq.
linhaden, linaz, gall. lenad, cf. irl. nenaid ; — m. br. chaloniet de chanoniet « chanoines ».

lituanien agùnà « pavot » de magùnà, lett. magùne.

slave : polon. lumer, tchèq. dial. lumero de numero ; — russ. popul. nemélya de
memélya « bavardage, sornettes » ; — Lemken studelina « gélatine, gelée » de
*studenina ; — Lemken poŭovin, génit. poŭovena de poŭomin, génit. poŭomena, cf.
v. sl. plamy, génit. plamene ; — russ. du nord nimo, polon. imo de mimo « à côté »,
qui est la forme du vieux bulgare, du serbe, du tchèque, du grand russe et aussi
la forme la plus courante du polonais ; — tchèq. jemej de něniej, kopajina de
kopanina (l'n yodisé perd ses caractéristiques de n, nasalité et occlusion buccale,
et il reste une spirante prépalatale sonore, voisine de yod) ; — tchèq. kridolína
« crinoline ».309

hittite lāman « nom » de * nāman, cf. indoiranien nāman, lat. nōmen.

sémitique : aram. 'anṭōlīnōs de gr. Antōnĩnos ; — syr. līnūfar de nīnüfar ; —
arab. laynūfar de naynūfar ; — hébr. 'abānā de amāna, nom d'un fleuve ; —
abyss. dabanā de damanā « nuage » ; — amharit. waraḫībanā de waraḫīmanā,
nom d'un district ; — n. syr. bāni de māni « compter » ; — amharit. wāzañā de
māzañā « moqueur » ; — amharit. wanāf de manāf « soufflet » ; — abyss. wanagala
de managala « être déloyal » ; — abyss. 'awašanāgara de ʹamašanāgara
« joindre les mains » ; — arab. kafana de kamana « enterrer » ; — éthiop. safana
de samana « se fortifier » ; — arab. ṣarama de ṣanama « couper » ; — arab.
ramaša de namaša « être pointillé » ; — arab. ramaṣa de namaṣa « bigarrure » ;
— arab. ramasa de namasa « cacher » ; — arab. lamaḳa de namaḳa « avoir une
jolie écriture » — éthiop. lameṣ de nameṣ « lèpre » ; — arab. ṣalama de ṣanama
« être dur » ; — arab. 'astrūlūmlīḳā de astronomia ; — tigriña hálema = éthiop.
'anama « tisser » ; — abyss. lamā de namā « prospérer » ; — kanan. melegsenos
de gr. Menéxenos ; — syr. lūmā de gr. noūmmos « pièce de monnaie ».

étrusq. Catamitus de gr. Ganumḗdēs.

deux occlusives. Résultat :

α — changement de point d'articulation :

France : Le Havre gobine « bobine de tisserand » (influence de l'o pour le choix
d'unz plutôt que d'un d) ; — périg. tible, cf. lim. pible de pōpulus ; — Grattepanche,
nom de lieu (Nord, Somme), de Bratuspantium ; — Luchon butikwó
« prêle » de *bukikwó « queue de bouc » ; — savoy. atocâ « saisir au vol » de
acocâ, cf. arcocâ, fr. local racoquer, même sens ; — savoy. faire totu « faire coucou,
se cacher » de cocu « coucou » (dissimilation en *tocu, puis assimilation par sentiment
de redoublement).

Sent (B. Engadine) trabla « conte » de parabola.

latin (Defixionum tabellae) Oclopecta de gr. hoplopaíktēs (MSL, XIII, 231).

grec artokópos « boulanger » de artopópos ; gr. mod. (Chio) ao páno de apo pánō,
ao poũ de apo poũ, sũka paētá de sũka patētá ; crétois trópoli de própoli.

arménien dial. tepeģ « nu-pieds » de *pepeģ.

pâli kipilla- « fourmi », cf. skr. pipīla- ; — skr. kapúcchalam « touffe de cheveux »
de *papucchalam, cf. púcchaḥ « queue, queue de cheveux ».

v. irl. scibar emprunté au lat. piper ; — écoss. cubaid de *cupait, emprunté à
l'angl. poopit.

germanique : v. angl. tapor, angl. taper « cierge » de lat. papyrum ; — holland.
kapel « papillon » de lat. papilio ; — all. frikadelle de ital. frittadella.

lituanien hlebõnas « prêtre » de plebõnas, cf. polon. pleban, russe blanc kliban
de *pliban de lat. plēbānus ; — lit. dãbras « castor », serb. dâbar en face de v. sl.
bobrŭ, bĭbrŭ.

slave : v. sl. topolĭ « peuplier blanc » de lat. populus ; — tchèq. křepel, křepelka
« caille », cf. slovaq. et serbo-croat. prepelica, russ. pérepel, pereperŭ, bulg. prěperica,
polon. przepiora, de *perper- ; — tchèq. koprdelec de *poperdelec ; — tchèq.
kap adí « fougère » de papradí, cf. polon. papróć, russ. paporotĭ de *paportĭ ; —
tchèq. tipec « pépie » de v. tchèq. pipec, russ. tipún, cf. polon. pypeć, vha. pfifiz
de lat. vulg. *pipīta ; — tchèq. gybza de bybza.

sémitique : abyss. datiaka de ganaka « entasser » ; — aram. erāṭiḳlā « gril »
de lat. craticula.310

β — perte de l'occlusion ou changement de mode d'articulation :

espagnol Garilana de Gaditana.

latin merīdiē de *medīdiē (dissimilation favorisée par le mot merus) ; — lat.
vulg. maredus de madidus (influence du deuxième d), maderatus (C. Gl. lat.) de
madidatus (influence du t et aussi du premier d, cf. p. 313 pour les phonèmes
pris entre deux autres de même nature).

pâli nisadā « meule », cf. skr. drsad ; — marath. daroḍā « attaque », cf. deçi
daḍavaḍa- (influence du dernier d et aussi du premier).

lituanien veblenù « je parle indistinctement », vẽbrus « castor » de *beb- dans
les deux mots.

deux sifflantes ou chuintantes :

France : Dampr. sėčòt « clochette » de *šėčòt (perte de l'élément chuintant et
remplacement par une sifflante non chuintante) ; — fr. popul. sanger de changer ;
— midi beassa de besassa « besace » ; — langued., gasc. isagno de zizania.

espagnol biazas « besace » de bizazas ; — cosecha « récolte » de *cozetša de
*cožetša de collecta.

tchèque jeřáb « grue » de žeřáb, cf. lit. gervė (le ž perd son élément sifflant et il
reste une spirante prépalatale sonore).

sémitique : maghrib. madāšir « villages » de maģāšir (le ģ perd son élément
chuintant et il reste un élément dental occlusif sonore) ; — n. syr. sašara « arbre »,
Jérus. saǧera, tunis. syžra, tlemc. seǧra de šaǧara ; — n. syr. dašiš « bouillie »
de ǧašiš ; — damas, dašša « regarder » de ǧašša ; — damas, dass « sentir » de
gassa (la sifflante fait perdre au ǧ son élément sifflant-chuintant).

dayak tuso « poitrine » de indonés. susu ; — tisa « reste », cf. v. indien çeša
(la deuxième sifflante fait perdre à la première son élément sifflant, qui est remplacé
par une occlusive dentale).

divers :

α — deux prépalatales :

italien Foligno de *Fogligno (l'-ń) de Fulginium ; — pusigno « réveillon » de
*pušigno de poscinium.

arabe qawāqiya « déserts » de qayāqiya (w-y de y-y).

β — deux labiales :

italien : Viareggio (Lucques) Cimitavecchia de Civit-.

engadinois (Sent) tavèlar « parler » de *fabellare (le v a fait perdre à l'f à la fois
l'articulation labiale et la continuité).

russe popul. Nefódiy « Saint-Méthode » ; — nébel' « meubles » de mébel'.

grec aiélouros « chat » = *aiwerouros (p. 306) de *waiwerouros, cf. v. slov.
věverica « écureuil » ; — aiólos « mobile » = *aiwolos de *waiwolos, cf. lat. uoluō ;
— gr. āissō, att. áissō, áittō « je me lance sur » = *aiwīkyō de *waiwīkyō ; — hom.,
ion. eĩros « laine » = *erwos de *werwos ; — aiṓrā « balançoire » = *aiwōrā de
*waiwōrā.

sémitique : arab. Þurḳubyī « nom d'une étoffe » de furḳubyī ; — éthiop.
sa'ama « baiser » de *Þaġama de arab. faġama.

γ — dissimilalion de sonorité :

maltais disa « 9 » de tisaʿ, tiǧieǧa « poule » de diǧieǧa.

nyanyembe (sud du lac Victoria) deta « discuter » en face de senga (bas
Louangwa) teta ; — chambala (nord du Rouvouma, Afrique Orientale) gati
311« milieu » en face de kamba (mont Moutomo, Afrique Orientale) kati. (En dehors
des cas de dissimilation les occlusives se correspondent dans ces dialectes avec la
même qualité de sourdes ou de sonores : nyany. et seng. tema « abattre », chamb.
et kamb. kama « traire », etc.).

δ — dissimilation d'emphase. En ancien araméen q > k devant ou  : kayšā
« été » de qayšā, kṭl « tuer » de qṭl.

ε — en vieil irlandais quand deux syllabes inaccentuées consécutives commençaient
par la même consonne, la première des deux consonnes s'est amuie, quelle
que fût sa nature : for-roichan à côté de ro cechan, do-roigu de *ro-gegu, arob-roinasc
à côté de ro nenasc, coímthecht de *com-imm-thecht. La disparition totale n'a pas
lieu de surprendre, car la consonne dissimilée était déjà atteinte par la lénition.

C. — Deux appuyées inaccentuées, simples ou combinées :

français connétable de com(i)te-stabuli ; le deuxième t a dissimilé le premier après
que l'm était devenu n à son contact ; cf. ital. contestabile, esp., v. port. condestable ;
ital. connestabile a pu subir l'influence du français ou éprouver de son côté une
dissimilation analogue.

v. haut-allemand āband « soir » en face de ags. ǽftentíd, v. isl. aptann ; —
germ. commun *sefunÞā- « septième » de *septmtó- (vha. sibunto, v. isl. siunde),
cf. skr. saptatíḥ ; — all. Turkeltaub, nom propre, de Turteltaub ; c'est le dernier
t qui dissimilé le second, mais son action est renforcée par le premier, cf. p. 313.

grec ékpaglos « étonnant, terrible » de *ekplaglos (le mot est homérique et présente
par conséquent une coupe de syllabes entre le g et l'l) ; — gr. tardif
aphéntēs de aphthénēs (l'accent ne commence qu'après l'aspiration) ; — gr. tardif
penẽnta de penfẽnta.

hébreu pardisḳā « armoire, placard » de gr. purgískos.

D. — Deux implosives inaccentuées :

français héberger de herbergier, hébergement, etc. ; prov. albergar ; galic. albtrgana,
sont des exemples sans valeur, car ils peuvent être dérivés des formes accentuées
sur la deuxième syllabe ou avoir été influencés par elles.

sémitique : hébr. peḳoḳaltā de *peḳauḳaltā de peḳalḳaltā « ramification » ; — hébr.
šošiltā de *šaušaltā de šalšaltā « chaîne » ; — assyr. martakal, nom d'une plante,
à côté de maltakal, de maštakal (le changement de chuintante en l est régulier en
assyrien).312

Trois consonnes en jeu

On a rencontré plus haut, par exemple, aux pages 311 et 312, quelques
vocables présentant trois consonnes de même nature, dont celle du milieu a été
dissimilée normalement par l'une des deux autres. Il n'y aurait rien à en dire de
particulier si l'on n'était invité par certains exemples à penser que la troisième
consonne a renforcé l'action de celle qui suffisait pour dissimiler. Il y a des cas
en effet où la consonne comprise entre les deux autres a été dissimilée bien qu'elle
fût la plus forte des trois ; c'est que plus forte que chacune des deux autres prises
isolément elle l'a été moins que les deux autres réunies. Les exemples sont fort
rares.

v. langued. (Montpellier) arquipestre « archiprêtre ». Cet exemple n'est pas contredit
par esp. et port. arcipreste (p. 282), qui ont à côté d'eux preste dont ils sont
en quelque sorte un augmentatif ; car si pestre est une forme limousine elle n'est
pas languedocienne et Montpellier ne l'a pas connue.

annamite năm « 5 » devient lăm quand il est précédé de mùôi « 10 » : mùôi
lăm
« 15 », hai mùôi lăm « 25 », năm mùôi lăm « 55 ».

L'exemple le plus intéressant peut-être est fourni par lat. blasp(h)emare,
emprunté au grec. En latin vulgaire le p appuyé et fort est délabialisé par les
deux labiales faibles qui l'entourent et il est remplacé par l'occlusive dentale correspondante,
d'où *blastemare, puis, par mélange avec aestimare, blastimare (roum.
blestemà, lucq. biastimare, cat. blastemar). Mais cette dissimilation faite, le b est
exposé sans obstacle à l'action dissimilante de l'm intervocalique et remplacé à son
tour dans certains parlers par une dentale, d'où *dlastimare, qui devient instantanément
*glastimare à la fois parce que dans ces parlers dl passe normalement à gl
et que le t appuyé de blastimare ne supporte pas l'apparition d'une autre occlusive
dentale devant lui. L'aboutissement régulier de gl initial est l en espagnol et portugais,
d'où lastimar, et g dans divers patois d'Italie, d'où sic. gastimari.313

Dissimilation d'aspiration

La dissimilation d'aspiration ne semble pas à première vue pouvoir être ramenée
aux formules précédentes, car dans les langues où elle apparaît elle s'accomplit
toujours ou presque toujours dans le même sens, régressive dans les unes, progressive
dans les autres. La dissimilation d'aspiration est-elle un autre phénomène
que la dissimilation des autres phonèmes, et sa direction unique tient-elle à la
nature propre des phonèmes dits aspirations ou à des circonstances particulières ?
La question demande à être examinée. Le grec la présentant avec un peu plus de
variété que les autres langues, on peut essayer d'y trouver la réponse. C'est-à-dire
qu'il s'agit de voir si les dissimilations d'aspiration du grec s'accordent avec ce
que peuvent faire attendre les formules ou le contredisent.

Tout d'abord on doit se rappeler qu'une aspiration combinée avec une occlusive
qui la précède n'est jamais renforcée par l'accent ni par le ton ; il n'y a par conséquent
pas à considérer les formules qui dépendent de l'accent ou du ton. Il suffit
d'envisager la position des phonèmes dans la syllabe ou dans le mot.

Voici les principales positions :

Les aspirations sont toutes deux intervocaliques ; dissimilation toujours
régressive (formule XIII) :

títhēmi, etéthēn, epúthelo, ékhō, álokhos, tōtházō, ekekheiría « trêve » (dans lequel
on ne sentait plus ékhō), teuthís, aũos « sec » (cf. lit. saũsas ; cet exemple montre
que l'h intervocalique provenant de s n'a disparu que postérieurement à la dissimilation
d'aspiration), etc.

La première est intervocalique, la seconde est appuyée ; dissimilation toujours
régressive en vertu de la formule VII :

kárkharos, pamphaláō, pomphólux, pentberós, tonthorúzō, inscr. att. kálkhē, Hérod.
Kalkhēdónioi, adelphós de *hadelphos, Ekesthénēs de *Ekhe-, etc.

Elles sont toutes deux appuyées ; dissimilation toujours régressive (formule
XIII). Mêmes exemples que sous 2°, après consonne.

La première est combinée, la deuxième intervocalique ; dissimilation régressive
(formule XII) :

att. trikhós, bátrakbos, (cf. infra búrthakos), etc.

La première est intervocalique, la seconde implosive ; dissimilation régressive
(formule X) :

ion. kúthre, kúthros (cf. att. khútra, khutrós sous 7°), óphra, etc.

La première est appuyée, la deuxième intervocalique ; dissimilation progressive
(formule VII) :

Hés. thōtázō, Hippon. theutís, Hés. búrtbakos, etc.314

La première est intervocalique, la deuxième combinée ; dissimilation progressive
(formule XII) :

att. phátnē (cf. infra páthnē), khútra, khútros (cf. ion. kúthrē, kúthros sous 5°),
etc. 1144

On a vu plus haut à diverses reprises que lorsque les deux phonèmes à considérer
se trouvent chacun dans un élément différent d'un composé ou d'un dérivé
et que chacun de ces deux éléments est très clair pour le sujet parlant, il ne se
produit aucune dissimilation. C'est le cas de :

skhēsthai, eskhéthēn, skhéthō, ethréphthēn, grosphophóros, kaphēphóros, lophophóros,
phōsphóros, oskhophóros, polphophákē, brakhukhrónios, pakhúkhumos, pakhúthrix,
bathúthrix, arkhethéōros, amphikhéō, ornithothḗras, ekhúthēn, thōmikhtheis, thōkhtheís,
amphíphalos, thliphtheís, orthōtheís, ethálphthēn, ethélkhthēs, ekhéphrōn, pbobētheís, etc.

D'autre part on verra plus loin (La disssimilation renversée, p. 317 et suiv.) que
si un seul des deux éléments est resté très clair pour le sujet parlant, et que cet
élément soit précisément celui dans lequel se trouve le phonème qui devait être
dissimilé, la dissimiation peut être renversée. C'est ce qui explique :

lúthēti, philḗlhēli, timḗthēti, dēlothēti, téthēti, státhēli, dóthēti, deíkthēti, etc., Hés.
amphískō, etc., ekhétlē, phúlē, khútlon, etc., en face de genéthlē, génethlon. (Le -th
de -thē- était retenu par toutes les personnes de tous les modes du futur et de
l'aoriste passifs, tandis que la désinence -thi était isolée à la deuxième personne
du singulier de l'impératif aoriste passif. Il y a lieu de remarquer d'ailleurs que la
dissimilation progressive était régulière dans deíkhtbēti, dialékhthēti, peísthēti, etc.,
ce qui a pu contribuer à dissimiler progressivement lúthēti, etc. 2145 ; — amphi- était
reconnu dans amphískō « vêtir » tandis que -skhō ne l'était pas forcément ; —
le suffixe -tlē, -tion était connu en grec, cf. ántlon, ántlos, ántlē).

Cet aperçu montre nettement que la dissimilation d'aspiration se fait conformément
aux mêmes formules que celle des autres phonèmes. Il est notoire pourtant
que la dissimilation d'aspiration en grec est surtout régressive ; mais à la vérité
celle des autres phonèmes aussi est surtout régressive, et si le phénomène est plus
frappant pour la dissimilation d'aspiration, c'est : qu'elle est étrangère aux formules
dans lesquelles le sens de la dissimilation peut être déterminé par la place
de l'accent ou du ton ; que sur les sept positions notées plus haut, cinq
donnent lieu à des dissimilations régressives, et les deux premières, qui sont
toujours régressives, sont représentées dans la proportion de 9 cas sur 10 ; enfin
que la dissimilation d'aspiration étant la seule dont les Grecs ont eu conscience,
le sentiment de sa régressivité constante s'est tout naturellement établi et généralisé
peu à peu. De là ampískhō, skethrós dans lequel on ne sentait plus skheĩn, att.
entaũlba, enteũthen, gr. tardif páthnē, etc.

Le sanskrit a généralisé plus encore que le grec et plus tôt la dissimilation d'aspiration
315régressive : dádhāti « il place » de *dhadhāti, ci. gr. thḗsô ; dróghaḥ de
*dhroghas, cf. v. isl. draugr « spectre » ; — kumbháḥ « pot » de *khumbhas, cf. zd
xumba-, etc. Il semble pourtant qu'il y subsiste quelques traces de dissimilation
progressive : bhujáti, cf.gr. ptukh-, got. biugan ; — dhrajati, cf. gr. trékhō, v. norr.
draga. Pour le reste il se comporte comme le grec, c'est-à-dire que lorsque les
deux éléments d'un composé ou d'un dérivé sont très clairs, il ne dissimile généralement
pas : abhí-bhūtiḥ « force supérieure », garbha-dbíḥ « nid », ahi-hán-« tueur
de serpents », khēbhyaḥ dat. pi. « bouches, oreilles », patbíbhiḥ instr. pi.
« chemins ». Le sanskrit n'a pas l'équivalent de la finale grecque -thēthi ; il ne possède
le suffixe -dhi que dans les mêmes conditions qu'en grec dans pháthi, ísthi.

En marathe au contraire la dissimilation d'aspiration s'est généralisée dans le
sens progressif. Le fait n'a pas lieu de surprendre : étant donné le très grand
nombre de mots et de formes qui se terminent par une consonne dans cette langue,
une consonne initiale est appuyée dans la grande majorité des cas, et d'autre part
un h subsiste difficilement à la finale à cause de la faiblesse particulière de la fin
de mot en marathe :

khād « nourriture », guzr. khādh, sind. khādhō, prâkr. khaddha- ; — khāṃd
« épaule », guzr. khāṃdho, prâkr. khandha-, skr. skandha- ; — khubalṇeṃ « être
agité », sind. khobhu « agitation », skr. kṣubhyati ; — jhāṃkar « buissson épais »,
guzr. jhāṃkharuṃ ; — jhāṃj, jhāṃjrī « cymbales », guzr. jhāṃjh, sind. jhāṃjhu,
skr. jhaṃjhā « grondement du vent » ; — jhujṇeṃ « combattre », penj. jhūjhṇā ;
ṭhāḍâ « droit », penj. ṭhāḍhā, pâl. thaddha-, skr. stabdha- ; — thāṃg « place,
fond », cf. skr. sthāgha- ; — thāṃbṇeṃ « s'arrêter », sind. thambhaṇu, skr. stambha- ;
dhaṭ, dhīṭ « courageux », prâkr. dhaṭṭha-, dhiṭṭha-, skr. dhṛṣṭa- ; — bhaṭṭi
« foyer », guzr. bhaṭṭhī, skr. bhraṣṭra- ; — bhīk « aumône », prâkr. bhikkhā, skr.
bhikṣā ; — bhūk « faim », guzr. bhukh, skr. bubhukṣā ; — haḍakṇeṃ « frapper », cf.
skr. baṭha- ; — haṃbarṇeṃ « meugler », skr. hambhā ; — hāt « main », prâkr.
hattha-, skr. hasta- ; — hattī « éléphant », prâkr. hatthī, skr. hastin-.316

La dissimilation renversée

Toutes les formules de la dissimilation normale peuvent être renversées, lorsqu'une
cause mécanique ou psychique diminue suffisamment la force du phonème
qui aurait été le plus fort dans les conditions ordinaires pour le rendre le plus
faible, ou augmente assez la force de l'autre pour le rendre le plus fort.

A. — Cause mécanique

A. — Il y a une seule cause mécanique qui puisse produire cet effet : la position
d'une finale à la pause
. Lorsqu'un mot est à la pause sa consonne finale perd dans
certaines langues par la chute de la voix, même si elle appartient à une syllabe
accentuée, la plus grande partie de son intensité. Elle est alors plus faible que la
même consonne dans n'importe quelle autre position, et par conséquent elle subit
la dissimilation au lieu de l'imposer.

On vient d'en voir un bel exemple dans la dissimilation d'aspiration en marathe
(p. 316) ; le breton en fournit qui sont encore plus frappants.

Le breton connaît la formule X : Implosive dissimile intervocalique, cf. p. 297, 299,
301. Mais à la fin de la phrase ou devant une pause, l'implosive, affaiblie par la
chute de la voix, devient plus faible que l'intervocalique et est dissimilée par
elle :

tréc. furol « fureur », en face de léon. fulor ; — vann. bariel « barrière »,
emprunté au français ; — tréc. ara « charrue » de arar, plur. éré de érer ; —
vann. fiḷor « filleul » (et aussi fiḷol et fignol), léon. fiḷor, sans doute antérieur au
recul de l'accent (et fiḷol) ; — bas-vann. o lèr ou lèr « à la vérité, vraiment »,
équivalent de leel, leal, corniq. lêl ; — léon. kanol « canon », empruntéau français.

Le breton connaît la formule IX : De deux liquides ou nasales séparées par une
occlusive l'explosive dissimile l'implosive
, cf. p. 294. Mais la forme bas-vann. meurb
« meuble » ne s'explique qu'à la pause ; seulement il faut ajouter qu'à cette place
elle a pu perdre sa liquide finale même sans action dissimilante. C'est ainsi que
dans la banlieue du Havre on a comme produits normaux de la formule, indépendamment
de toute condition spéciale : âbre « arbre », mâtre « martre », mécredi
« mercredi », ogres « orgues » (par *orgres), odre « ordre », pédri « perdrix »,
mabre « marbre », meudri « meurtrir », poltrè « portrait » (qui n'est pas de même
date), etc. A côté de ces formes on en trouve comme orde « ordre », pourpe
« pourpre (maladie) », meurte « meurtre », marbe « marbre », qui semblent les
contredire. Ces formes qui n'ont pas le second r représentent une prononciation
plus récente ; elles n'apparaissent que dans des mots venus récemment du français
ou qui lui ont été repris ; quand les deux formes coexistent, celle qu'on entend
317dans la bouche des vieillards est celle qui a perdu le premier r. Mêmes observations
pour les infinitifs en -rdre : cette finale est représentée tantôt par -dre
(déteudre « détordre », môdre « mordre », pêdre « perdre », soudre « sourdre », etc.),
tantôt par -rde. Tous ces mots ont perdu dans le parler récent leur r final à la pause
par suite de la chute de la voix que comporte cette position ; la dissimilation n'y
est pour rien, pas plus que dans les mots tel que aute « autre », crète « croître »,
prende « prendre », ête « être », rende « rendre », abate « abattre », aveinde « aveindre »,
mète « mettre », finde « hésiter » 1146.

Le breton connaît la formule X : Implosive dissimile intervocalique, cf. p. 297, et
la formule V : Implosive accentuée dissimile appuyée, cf. p. 285. Le mot qui est en
comique ridar, en v. irlandais rethar, et qui remonte par emprunt à ags. hridder
« crible », tombait en breton sous le coup de la première après voyelle et sous celui
de la seconde après consonne ; dans un cas comme dans l'autre, c'est l'r initial qui
devait être normalement dissimile. Léon., vann. ridel ne s'expliquent donc qu'à la
pause.

Léon, reustl « brouillerie » de *reustr, cf. gall. rhwystr « obstacle », paraît avoir
aussi été dissimile à la pause. Il ressortissait à la formule VII après voyelle et à la
formule XIII après consonne ; reûstla « brouiller » est dérivé du substantif.

Voici qui est plus démonstratif.

Le breton ne connaît pas pour r-r la formule II : Implosive accentuée dissimile
implosive inaccentuée
, comme le montrent :

léon. mercʼher ou dimercʼher « mercredi », vann. merher ou dimerher, bas-vann.
dimerhier ; — léon. merzeur ou merzer « martyr » (Le Gon., G. de R.), bas-vann.
merher (G. de R., Le Gon.) ; en haut-vannetais. on dit martyr selon G. de R. ;
— léon. herbercʹh « abri » (Le Gon., G. de R., Le Pell.) ; — léon. dirgwener « vendredi »,
à côté de digwener qui n'a jamais eu d'r dans la première syllabe, et de
gwener (Le Gon.), dergüener (G. de R.) ; — cornou. et peut-être vann. gourner
« gros-crible » (Le Gon., G. de R.), dérivé de gourna « cribler » ; — vann. morser
« gourmand » (Le Gon., G. de R., l'A.) ; — léon. môrlarjez « carnaval » et
318meûrlarjez (Le Gon., G de R.), vann.mœrh-el-lartt « mardi-gras » (l'A.) et mâlarde
« carnaval » (Le Gon., P. de Ch., l'A., G. de R.) 1147 ; — cornou., tréc. tarner
« torchon » (Le Gon.) ; — tréc. darbar et tarbar « aide-maçon », cf. léon. darbarer,
vann. darbarour, gall. darparour 2148.

Mais quand l'r implosif accentué est affaibli à la pause, il est dissimilé par l'r
implosif inaccentué :

vann. sparouel, léon. sparfel « épervier » (Le Gon., G. de R.) remontent à
*sparwer. Cette dissimilation est antérieure au recul de l'accent en léonard. Dans
les formes tréc. spalver, vann. splaouer, bas-vann. splawer les deux phonèmes en
jeu ont subi postérieurement à cette dissimilation une métathèse qui les a
placés dans l'ordre dissimilatoire ; — pet. tréc. tirlë « cheval limonier » de tirlër ;
— vann. diberdé « fainéant, oisif, sans souci » de diberder, dibreder (P. de Ch., l'A.) ;
— vann. lerhé « place publique » de *lerher (cf. léon. leûrgêr), composé de ler, leur
« aire » et de la forme mutée de kêr « village » ; — léon. et sans doute tréc.
ormel, ourmel « oreille de mer », nom d'un mollusque particulièrement commun
sur le rivage du département des Côtes-du-Nord ; ce mot est emprunté au fr.
ormer encore usité à Jersey et Guernesey et remontant à auris-maris ; la dissimilation
est bretonne, car le français ne connaît pas cette formule renversée à la
pause 3149 ; — vann. jartiel « jarretière », emprunté au français ; — vann. karnel
« charnier, reliquaire, ossuaire, saloir » et léon. karnel « ossuaire de cimetière »
(Le Gon.). Léon, charnel « saloir », emprunté au fr. charnier que l'on emploie
dans la Haute-Bretagne avec ce sens de « saloir », s'expliquerait par application
pure et simple de la formule, étant donné la place de l'accent sur l'initiale, si le
léonard connaissait cette formule pour r-r et si cet emprunt et l'altération de sa
finale n'étaient pas antérieurs au recul de l'accent en léonard. La dissimilation de
ces derniers exemples a été facilitée par l'existence de nombreux noms d'objets et
d'instruments en -el, comme gwaskel « pressoir », kavel « berceau », skudel
« écuelle », govel « forge ».

Il faut citer aussi quelques substantifs empruntés au français, qui ont subi le
môme traitement à la pause, bien qu'ils ne continssent qu'une seule liquide : vann.
baniel « bannière » et léon. banniel (et bannier, Le Gon.) ; — vann. maniel (manniéle,
l'A.) « espèce », léon. maniel « espèce de, air de, manière de » ; — léon.
chalm « charme ». Ils ont été dissimilés après l'article, et c'est l'article qui a fourni
la liquide dissimilante qui leur faisait défaut.319

B. — Causes psychiques

B. — Les causes psychiques peuvent être ramenées essentiellement à trois :

Un phonème ou un groupe de phonèmes deviendrait, s'il était dissimilé, quelque
chose d'inouï dans la langue
. Il prend par là une force de résistance toute particulière
qui le rend dissimilant au lieu de dissimilé.

Ainsi les groupes tl et dl sont inconnus et impossibles dans la plupart des langues
romanes et l'étaient déjà en latin vulgaire (cf. fr. épingle de *épindle, lat. vulg.
ueclus de uet(u)lus). Quand dans ces langues la dissimilation normale changerait
tr ou dr en tl ou dl ils restent intacts et la dissimilation est renversée :

v. fr. auvoirre de arbĭtrium, it. albitro, prov. albir 1150, v. port. alvidro ; rouergat
oubítre « arbitre », mot savant.

v. fr. peletre « pyrètre » de peretre 2151, it. pilatro, prov., esp., port. pelitre.

catal. aladre de plus ancien aradre de aratru « charrue », astur. aladru.

v. fr. contralier « contrarier », et influence de contre.

it. dietro « derrière » de deretro (cf. drieto, p. 304).

prov. trespila de trespira, et influence du préfixe tres-, tre-.

tic. selúdru « siero ».

tosc. veladro 3152 de veratrum, catal. baladre.

esp. taladro de taratrum, cat. taladre, port. tadro.

Le latin n'avait pas de finale -bla, mais seulement -bula ; c'est pourquoi terebra
n'est pas devenu en latin vulgaire *terebla, mais telebra (App. Probi) ; un autre
produit est tenebra, d'où Monferr. (Piémont) tnevra. Quant à bergam. trebla, c'est
plutôt une métathèse de *tlebra (impossible à cause du groupe tl) qu'une dissimilation
régulière de terebra ; et bergam. tnebla est un mélange de trebla avec *tnebra.

En italien, où bl- est devenu bi-, la dissimilation ne peut pas produire bl- ; de
là v. it. celebro de cerebrum. De même en lorraine Bruley (Meurthe-et-Moselle) de
Brurei.

A Lugano on à lúvra « rovere » parce que *ruvla est impossible dans cette
région.

En galicien et en portugais, sauf dans quelques régions 4153, l après consonne est
devenu r 5154 : branco « blanco, blanc », cravo « clavo, clou », fraula « flauta, flûte »,
320grándula « glándula, glandule », pranta « planta, plante », frolença de florença,
forlim = *frolim (port. mod. florim) 1155.

Or quand il y avait dans le mot un r intervocalique ou final, cet r a été dissimilé
en l :

cralo « claro, clair », creligo « clerc » de clerigo, crelecía « clerecia, clergé », frol
« flor, fleur », frolear « florear, orner de fleurs », frolecer « florecer, fleurir », frolido
« florido, fleuri », frolada de florada « fleurs d'oranger confites », grólia
« gloria, gloire », palavra de anc. paravra.

Il en est de même forcément si l'r après consonne est ancien, comme dans priól
« prieur » de priór, friolento « frileux » de friorento.

Cette dissimilation est normale quand l'r combiné appartient à la syllabe accentuée
et que l'r devenu l n'était pas implosif accentué ; dans les autres cas elle est
renversée parce que le groupe combiné cons. + r est inattaquable dans cette
langue ; ce groupe a été créé (ou maiatenu) par une évolution phonétique dont
l'action subsiste ; c'est ce qui le rend dissimilant.

Un l intervocalique s'était amui dans les mots de la première couche en galicien-portugais ;
mais cette langue a accueilli depuis tant de mots étrangers ou savants
présentant ce phonème, qu'elle a fini par s'y habituer et par devenir capable de le
créer elle-même par dissimilation. Mais dans les régions où apparaît le changement
de cons. + l en cons. + r on ne s'est jamais habitué au groupe cons. + l.

C'est à ce même changement que sont dues les formes galiciennes : furgular
« fulgurar, briller », caramal « calamar, calmar », carcañal « calcanar, talon » ; car
en galicien-portugais quand il y a une liquide dans une syllabe commençant par
une autre consonne, elle est en quelque sorte répandue dans toute la syllabe (cf.
pour ce phénomène, p. 246). Il en résulte que dans la prononciation la liquide
apparaît tantôt au commencement, tantôt à la fin de la syllabe, tantôt même au
milieu de la voyelle qu'elle dédouble. Ainsi dans la région où cons. + l n'est pas
devenu cons. + r, le correspondant de cast. bálsamo est blasmo. Dans l'autre région
celui de clavel « œillet » est cravel ou caravel, celui de calafate « calfat » est garafate.
Une forme comme caravel sort certainement de cravel, puisque c'est au
contact du c que l'l est devenu r ; mais garafate suppose comme intermédiaire une
prononciation voisine de *grafate. La différence entre garafate dont le premier a
est ancien et caravel dont le premier a est hystérogène paraît être à peu près nulle ;
caravel une fois formé peut redevenir cravel, et garafate peut devenir *grafate,
comme carabina est devenu crabina, comme pelegrin, pelegrino (l'l remonte au latin
vulgaire) sont devenus pregrin, pregrino. Ils pourraient devenir aussi *carvel,
*garfate comme Grigório devient Guirgório, comme heredade est devenu herdade,
comme primeiro est devenu pirmeiro, comme *cabrito est devenu cabirto.

L'r provenant de l est donc aussi naturel dans furgular, caramal, carcañal
(le galicien possède d'ailleurs aussi carcano « talon ») que dans pregrin ou garafate.
Une fois établi il est plus solide que tout autre r du même mot, quelle que
soit sa position dans la syllabe, et il le dissimile ; dans pregrin la dissimilation n'a
pas eu lieu parce que le groupe gr ne peut pas non plus devenir gl.

Un r comme celui de cralo est tout à fait dans les mêmes conditions que celui
321des groupes tr, dr, qui ne pouvant pas être changé en l devient dissimilant lorsqu'il
devrait être dissimilé : esp., port. pelitre, esp. taladro.

Des exemples de ce genre ont été sentis comme constituant un type phonétique
et ont contribué pour beaucoup, comme modèles, à l'accomplissement de la
métathèse qui a eu pour effet de placer les liquides dans Tordre dissimilatoire (cf.
la métathèse, p. 353) dans esp. palabra de anc.parabla, esp. milagro de anc. miraglo,
esp. peligro de anc. periglo.

Dans esp. celebro « cerveau » de cerebro il n'y a pas de métathèse pour qui se
borne à comparer le mot latin cerebrum ; mais une dissimilation normale devait
produire *cereblo, qui a peut-être existé, mais devait aboutir à celebro par la même
métathèse. A esp. milagro correspond galic. milagre qui s'explique fort bien sans
métathèse, puisque dans ce parler gl devient obligatoirement gr. D'autre part le
galicien répond à esp. peligro, taladro par perigro, perigo et trado. Ce dernier ne fait
aucune difficulté dès qu'on sait que *taradro et *tradro s'équivalent en galicien ;
*tradro est dissimilé normalement en trado en vertu de la formule III : combinée
accentuée dissimilé combinée inaccentuée
(cf. frade, preste, fustrar, entrèpete) ; trado peut
aussi être une forme métathésée de tadro = *taladro (p. 320) 1156. Mais perigro n'est
pas dans les mêmes conditions parce que son premier r n'est pas entouré de deux
voyelles semblables ; on l'a dissimilé dans le sens normal, et, ne pouvant pas en
faire *periglo dans ce dialecte, on a écarté la difficulté en laissant tomber l'r combiné,
d'où perigo. Que miraculu et periculu aient été traités différemment, il n'y a
pas lieu d'en être surpris ; miraculu est entré par l'église, mais rien n'indique que
periculu soit arrivé par la même voie ni à la même date ; d'autre part il est bon de
noter que les modifications subies par les mots savants ou mi-savants sont plutôt
des adaptations à la langue que des évolutions phonétiques ; il est donc tout naturel
qu'elles puissent ne pas être les mêmes quand elles ne sont pas faites par les mêmes
gens et au même moment.

La dissimilation a été renversée parce que la partie du mot qui contient le phonème
à dissimiler est restée claire
, parce qu'on a compris ou cru comprendre sa parenté
(on en a déjà rencontré çà et là des exemples) :

α — L'élément resté clair est un thème :

France : fr. prunelaie de *pruneraie, influence de prune, prunier ; cf. logoud. prunalda
« pruneaux secs » de *prunarda, cf. melarda « pommes sèches », pilarda
« poires sèches » (le second terme est le mot aridus) ; — v. fr. serouge, seroulge,
influence de soer ; — fr. presseul de presseur, influence de presse, presser ; — grimpelet
de *grimperet, influence de grimper ; — gripelet de griperet, influence de griper ;
gravelet de *graveret, influence de gravir ; — frileux de *frireux, influence de
froid ; cf. esp. frioloso, influence de frio ; — fr. tracelet de traceret, influence de
tracer, et impossibilité du groupe tl initial en français ; — druelise de druerise,
influence de dru ; — rouerg. planoro, nom d'un oiseau, la sittelle d'Europe, à qui
son cri plaintif et monotone a fait donner le nom de plagnolo, influence de se plagne
« se plaindre » dont l'idée est restée nette pour le sujet parlant ; — Cabroulasse de
*Cabrourasse, influence de cabro ; — Quievreleche de *Quièvrereche, influence de
quièvre ; — alesabre, avasabre dans des patois ou « arbre » se dit abre et où l'on a
senti ce simple à la fin du composé ; sans cela le groupe -br- serait devenu -bl-,
322comme dans arable que l'on trouve dans d'autres patois et érable en français ; —
limous. brugelho « bruyère », influence du simple brujo ; v. fr. primevoile « printemps »,
où l'on sent l'idée de premier, influence des mots commençant par prim-,
prem- ; saintong. promelogbe « précoce », Cherbourg promenole « primevère », même
influence du mot « premier », qui se dit dans ces deux régions promier ; —
fr. charolesse « chemin suffisant au passage des chars » de *charoresse, influence de
char ; — Dauphin, prali « prairie », Cantal La Pradelie, influence du mot signifiant
« pré » ; — v. fr., prov. viaz de uinacius, influence de l'initiale des produits
de uiuus, uiuere ; même influence pour viande de uiuenda ; — fr. priolesse de prioresse,
influence de prier, prieus, prieux, prieuse ; midi pregalho « prière » de precaria,
influence de pregar ; — midi blaveirouna, influence de blava « meurtrir » et de blau
« meurtrissure, bleu », car il signifie « faire des bleus » ; — fregelu, frechelu,
fredelu « frileux », influence de freg, frech, fred « froid » ; — Rhône trignoala de
trignonna, influence du simple trignou ; — morvand. rouâteule de *rouâteure,
influence de rouâter, rouette ; — v. fr. traïte pour traïtre, influence du verbe traïr ;
celui qui traït ne peut pas être un *taïtre ; — fr. Christophe, Cristofle, esp. Cristobal,
ital. Cristofano, lat. médiéval Christofalus de Christophorus ; le premier r a été
retenu par Christ, Cristo ; en italien la finale a été influencée par Stefano ; quant à
it. Cristoforo c'est le mot latin réintroduit par l'église ; — imparfait de habere : avea
de *aveva de habebam, influence des autres formes du verbe, qui toutes possèdent
le premier v ; — langued. rei de pun au lieu de reirepun, terme de couture « pointarrière »
de retro-punctu ; on a cru comprendre au commencement le mot rei
« roi », d'où le sens « roi de point, c'est-à-dire point par excellence ».

espagnol Madrileño, influence de Madrid, dont le d final ne se prononce pas.

Italie : piém. cortól de cœrtór « copertojo », influence des autres mots exprimant
l'idée de « couvrir » ; ital. malinconia, esp. malenconia de melancholia, influence du
mot malo « mauvais », introduit par étymologie populaire ; par là le premier l
est rendu inattaquable et les voyelles e-a sont transposées ; une fois la dissimilation
accomplie l'étymologie populaire fait sentir vaguement dans le vocable italien
le mot conia « joie », dont malinconia serait en quelque sorte le contraire, et dans
le vocable espagnol le mot encono, enconia « aigreur, animosité », dont malenconia
serait une sorte de renforcement ; dans l'adjectif portugais melancorio il y a lieu de
reconnaître l'influence de cor ; — it. giogaja de *gioghiaja, influence de giogo ; —
valses, nomiáa « nomignolo », influence du simple ; — modén. rasól « rasoir »,
influence des autres mots exprimant l'idée de « raser » ; — v. modén. grandinissimo
de grandidissimo, influence du simple.

latin lupanar de *hipanal, influence de lupa ; — pulvinar de *pulvinal, influence
de pulvinus ; — agrestis, influence du thème agro- si ce mot remonte à *agrestris
(cf. silvestris, terrestris, campestris), ce qui est douteux (cf. caelestis) ; — lat. vulg
melidotum (Marc. Emp.) « mélilot » de melilōtum, influence de mel ; — Philomena
de Philomela, influence du premier terme très fréquent philo- ; la finale -mena était
connue aussi.

grec drúphaktos « clôture en bois » de drúphraktos, influence de drũs ; — kephalargía
de kephalalgía, influence de kephalḗ, qui l'a emporté naturellement sur álgos ;
thrépta « pension alimentaire » de thréptra, influence de thrépsō, thremma et
même de tréphō ; — Klítarhhos de Krítarkhos, influence de -arkhos ; — att.,
Erétrie, Thessalie Polúoctos de Polúoptos, influence de polu- ; — gr. tardif thermastís
« chaudière » de thermastrís, influence de thermós ; — gr. mod. (Chio) kanéas de
323kanénas « quelques-uns », poúeti de poúpeti, etóes de etótes, Néēta de Nénēta, influence
du thème ou de la première partie du thème.

gaulois Durostolon ou Durostoron, nom d'une ville située autrefois sur le
Danube près de l'actuelle Silistrie ; — Rigodulum, aujourd'dui Riol (province
rhénane) de *Rigodurum. Dans ces deux exemples influence de l'élément le plus
clair des deux.

germanique : vha. mûlberi de mûrberi, emprunté à lat. mōrum, influence du
mot bien connu beri « beere » ; même influence dans m. angl. mulberie de murberie ;
— mha. knobelouch « ail » de klobelouch, vha. klobelouch, klofolouch, influence de
louch « lauch » ; — en gotique certains suffixes ont une consonne sonore ou sourde
selon que la dernière consonne qui précède et qui appartient au thème est sourde
ou sonore : witubni « connaissance », fastubni « observance, jeûne », mais wundufni
« blessure » ; manniskodus « humanité », wratodus « voyage », mais gabaúrjoÞus
« plaisir », gaunoÞus « deuil » ; hatiza dat. sg. de hatis « haine », mais agisa
dat. sg. de agis « peur » ; le morphème -iÞa, qui sert à former des noms abstraits,
apparaît indifféremment après consonne sonore ou sourde : ainamundiÞa « unité »,
wargiÞa « damnation », garaíhtiÞa « justice », weihiÞa « sainteté », mais après Þ on
a -ida : auÞida « désert », waírÞida « dignité » ; — sud de la Bohême stälker
« stärker », prépondérance du suffixe de comparatif, qui est inattaquable.

lituanien katrùl « dans quelle direction ? », influence de katràs « lequel ? » ; il
est d'ailleurs surprenant que ce mot ait subi une dissimilation ; il semble que le
premier r aurait dû être retenu par katràs et le second par kur « où ? », kilur
« ailleurs ».

β — L'élément resté clair est un suffixe ou une finale très usités (qu'ils s'y trouvent
réellement ou qu'on les y introduise par étymologie populaire). Il s'accomplit ici
non seulement un phénomène psychique et sémantique, mais aussi un phénomène
physiologique, consistant en ce que les organes vocaux qui sont accoutumés à
produire telle série de phonèmes dans un ordre déterminé reproduisent volontiers
d'eux-mêmes la même série dans le même ordre plutôt qu'une série légèrement
différente.

Tel le suff. diminutif -ulu, -culu si fréquent en latin et dans les langues romanes.
Dans ces dernières il y a particulièrement trois mots dont il a renversé la dissimilation :
colucula, umbiliculu, soliculu. Le premier est devenu conucla dès en lat.
vulg. : ital. conocchia, fr. quenouille, prov. conolha. *Umbriculu, *umbriclu remontent
sans doute aussi à une partie du latin vulgaire : trent. ombrigol, Dampr. brœy,
prov. umbrilh, emborigol, v. fr. lombril, vaud. lömbiril, gasc. lumbril, catal.
llombrigol, fr. nombril, véron. nombrigolo, mombrigolo, bombrigolo ; mais ces formes
ne remontent pas au lat. vulg. commun : abruzz. miyikulẹ, romain bellicolo, velletr.
velʼikelʼo, romagn. bligul, trévis. muñigol, vénit. bonigolo, frioul. buñigul, prov.
ambonilh, rouerg. munil. Quant à *soriculu, *soriclu il ne remonte sûrement pas au
latin vulg., car il n'apparaît que dans un domaine géographique assez limité :
frioul. soreli, Val-Soana sorolj, Dauph. se sorelyī « s'exposer au soleil », Dampr. sray
« soleil » ; ailleurs on a les représentants de soliculu : v. it. solecchio, engad. sulalʼ,
fr. soleil, prov. solelh, esp. solejar « lieu exposé au soleil ».

Voici quelques autres vocables dans lesquels ce suffixe a déterminé la direction
de la dissimilation ou dans lesquels il s'est introduit à la place de la finale originaire,
attiré par la tendance à la dissimilation :

port. negalho « écheveau » de *ligaclum ; — port. anemola « anémone » de anémona ;
324— milan. gandólla, gén. gandüggia de gland- ; — ital. coriandolo de coriandro
(c'est en somme une dissimilation régulière, selon la formule XII, mais elle
donnait normalement *coriandlo, où le groupe dl était impossible, d'où l'introduction
du suffixe -olo) ; — prov. grandola de glandula « glande du cou ».

Autres suffixes ou finales :

v. fr. almaire, aumaire de armariu, influence du suffixe -ariu. De même port.
almario « armoire », roum. almar 1157. Au nord de l'Italie on trouve un autre produit
de la dissimilation, toujours due à la même cause : valtel. azmari, Mondovi
(Piémont) àzmar, mardi, azmario (il s'agit dans ces formes d'un r alvéolaire, dont
le remplacement par z n'a rien de surprenant) ; — haute-Auvergne valcheira de
vercheira, influence du suffixe -eira ; — prov. redier « dernier » de *retrariu ; —
port. (Alemtejo) saclário « amulette » de sacrario, influence du suffixe -ario ; —
port. derradeiro « dernier » de deretrariu ; influence du suffixe -eiro (au surplus l'r
tombé en avait un avant et un après) ; — port. postimeiro, postumeiro de postrimeiro,
postrumeiro « dernier » ; — port. alimaria « animal » de animalia devenu *alimalia
par dissimilation de l'n par l'm ; introduction du suffixe -aria provoquée par la
tendance à dissimilation partant de l'initiale al- confondue avec l'article arabe ;
— bergam. altéria « arteria », influence du suffixe -eria.

lat. vulg. obsetrix de obstetrix, fréquence du suffixe -trix et obscurité du reste
du mot.

fr. faible de v. fr. fleble, influence des nombreux mots se terminant en -ble,
comme coupable, aimable, horrible, terrible, ensemble, humble, noble ; — esp. feble,
prov. feble et freble, même explication.

ital. dietro, impossibilité de -*tlo (p. 320), mais possibilité de -*to ; maintien et
force dissimilante de l'r à cause de mots comme destro, sinistro, contro ; — ital.
pílatro « pyrèthre », prov. pelitres, esp. port. pelitre ; mêmes explications ;
fréquence du suffixe -tro, -tre ; — si l'r est adventice dans une pareille finale, il
n'est pas moins fort une fois introduit : Dampr. òlétr « arête » de *arĕsta.

galic. pulgatorio « purgatoire », Gilgorio « Gregorio », fréquence du suffixe -orio
et absence du suffixe -olio.

Dordogne garlimen « charrue » de garnimen, a perdu, par la signification qu'il a
prise, tout lien sémantique avec garnir, ce qui a permis le renversement de la dissimilation
sous l'influence du suffixe fréquent -men.

Bas-Maine šèrpüḱé « charcutier » de *šèrḱüḱé, car le k est mouillé devant ü dans
cette région ; šarpütyé « charcutier », šarpütri « charcuterie » âe *šartʼütyé, *šartʼütri ;
dans cette région la différence entre tʼ et est à peu près nulle. La dissimilation a
été renversée par la fréquence des finales -t'é, -ḱé ; mais il faut ajouter qu'elle
n'aurait pas eu lieu sans la présence d'un ü, phonème à élément labial, immédiatement
après le phonème à dissimiler ; c'est lui qui a provoqué l'apparition d'une
occlusive labiale devant lui. Dans d'autres conditions en effet ni t-t, ni k-k ou ḱ-ḱ
ne se dissimilent dans le Bas-Maine : tātè « ex aequo », tãtẽ « tantinet », kaküs
« piquette », ḱoḱaw « coteau » ; quant à tãḱèm « quantième » il ne doit pas son t à
une dissimilation, mais à l'influence du mot « tant », tout comme tãtiya « combien
il y a », à côté de kãḱala « combien il y a là, quante y a là ».325

grec moderne : influence du suffixe ou de la désinence, aboutissant à une dissimilation
dont le sens est souvent normal, mais doit même dans ce cas figurer
ici, puisque c'est à sa qualité d'élément d'une finale fréquente et reconnue que le
phonème dissimulant doit sa prépondérance, bien plus qu'éventuellement a sa position
syllabique :

épirot. logariaēs de logariázeis, stokhaesai de stokházesai, stoibáys de stoibázeis,
hïláys de hülázeis, güríēis de gürisēis, theriēis de therisēis ; — à Velvento les mots en
-ásis, -ésis, -ósis, -oúsis, -ísis se terminent en -áis, -éis, -óis, -oúis, -íis ; — à Pürghi,
Elümbi, Mesta (sud de l'île de Chio) on conjugue le subjonctif aoriste de khánō :
(n)à khásō, kháēis, khásēi, khásō(m)en, khásete, khásou, et de même les autres verbes
de forme analogue ; même dissimilation dans les substantifs : ho Pürkoúēs « habitant
de Pürghi » de ho Pürgoúsēs ; — à Pürghi l'indicatif aoriste de khánō est ḗkhasa,
ḗkhaes, ḗkhase, etc., c'est-à-dire que l's de l'aoriste est resté partout sauf à la 2e pers.
du sing. dont la désinence se termine par un s; — à Mesta il y a eu généralisation
de la forme sans s : (n)à kháō, kháēis, kháēi, etc. ; — à Bova (Italie méridionale)
l'état est à peu près la même qu'à Mesta, c'est-à-dire que la forme sans s, due à
une dissimilation, a été généralisée ; mais en outre l's final s'est amui après avoir
dissimilé. De là indicatif aoriste de kathínnō : ekáthia de ekáthisa, eháthie de ekáthises,
ekáthie, ekáthíamo, etc. ; mais l's du thème est resté lorsqu'il se trouvait entre
deux voyelles semblables : subj. aor. na kathío de nà kathísō, kathísi de kathísēis,
kathísi de kathísēi, kathíome de kathísōme, etc. ; de même álasa de alánno, na lísi de
línno, na móso de mónno, mathésete de mathénno, na kusu de kunno, etc. Ce n'est pas
que la dissimilation soit empêchée par l'identité des deux voyelles, mais par le
besoin de préserver l'économie du mot : l's tombant entre deux voyelles semblables
il y aurait eu contraction et le mot raccourci aurait choqué au milieu des
autres formes.

germanique : got. silubr « argent », vha. silabar (vha. silbar, all. silber, holl.
zilver), v. sax. silubar, ags. seolubr (ags. seolfor, angl. silver), suffixe fréquent. (Les
formes slaves ont deux r, qui sont primitifs : v. sl. sĭrebro, slov. srebro, bulg. srebro,
strebro, serb. srebro, tchèq. sribro, polon. srebro, polab. srėbrü) ; — franciq. du
IXe s. sliumo « rapide » = vha. sniumo, influence du suff. -mo, -umo de mëtumo
« médius », rëhtumo « rectus », duërhumo « obliquus », etc. ; — vha. knüpfel
« gourdin » de *klüppel, cf. angl. club « massue, gourdin », v. norr. klubba,
influence du suffixe diminutif (et peut-être aussi du mot knopf, le sens imaginaire
étant « bâton noueux ») ; — mha. kniuwel « pelote » de kliuwel, diminutif de
kliuwe « boule », vha. kliuwa ; — all. kugel « boule » de mha. kugel, remontant
sans doute à klugel attesté avec krugel dans les parlers rhénans ; — all. Peterlingen,
forme allemande du nom de lieu Payerne (Vaud), de *Paternincum ; influence du
suffixe fréquent -ingen.

serb. zlàmenje, cf. v. sl. znamenïje « signe », parce que ce mot a un sens particulier
qui le sépare de znati et qu'on y reconnaît le suffixe -men- ; — lit. smarktēlis
de smalktẽlis, diminutif de smalktas « fourré (dans une forêt) ».

γ — L'élément resté clair est un préfixe très usité ou un élément jouant un rôle analogue :

langues romanes : lat. vulg. (Marc. Empir. et Oiïbase) tunsus, obtunsus, mais
contusus, influence de con- ; — fr. orme de ulmu. Cette forme est sans doute née
après l'article : l'orme ; on ne pouvait pas avoir *r'olme. On aurait dit : l'orme, les
olmes
, l'arme et une alme de anima. Un ms. donne l'urcere et les ulceres. Si olmes
326reste intact au pluriel, c'est que les olmes forment beaucoup moins une unité que
l'olme, et d'autre part, tandis qu'on disait au singulier de l'olme, à l'olme, qui étaient
susceptibles de dissimilation, au pluriel des olmes, aux olmes ne l'étaient pas ; —
Dauphiné et Marseille ana a l'ambre « aller l'amble », influence de l'article, qui est
inattaquable ; — esp. almendra de lat. vulg. amendula (cf. port. amendoa, tarent.
amendola, logoud. mendula) doit son l à l'influence de l'article arabe, qui est assez
fréquent en espagnol pour ne pas pouvoir y être modifié ; — esp. alvañal, albañar
« égout » de arab. al- ballāc ; — ital. remolare « tarder » (Florence) et rembolare
(Pistoja) de remorare, influence du préfixe re- ; — Seravezza (Lucques) risalire
« sarcler » de resarire, influence du préfixe ri- ; — modén. indispòt « indisposto »,
influence des autres mots commençant par dis- ou indis- ; — fr. malotru de
*malastrucu, influence du mot mal-, parfaitement clair, tandis que le second
mot n'est pas reconnu et reste obscur, comme le montre la signification actuelle
de malotru.

latin praestigiae de praestrigiae que l'on a encore chez Caecilius et praestrigiator
chez Plaute. La dissimilation a été renversée parce que prae- était courant, tandis
que le second terme ne se rattachait à rien de connu ; mais praegredi a été retenu
par ingredi, aggredi, etc.

grec Prókos, nom propre (inscriptions) de Próklos par *Prokros, influence du
préfixe pro- ; — próphassa « bienveillante » de próphrassa.

sanskrit prá tilāmi de prá tirāmi ; le préfixe pra est intangible.

breton : vann. en eer « l'oiseau » de en een ; l'article, qui se termine obligatoirement
par un -n devant voyelle, est inattaquable. Devant la plupart des consonnes
il se termine par un -r, et cet r dissimilé parce qu'il ne peut pas être dissimilé ;
de là : vann. blaouac'h « horreur » (l'A.) en face de gall. brewych « terreur » ; —
léon. gweṅtl « coliques » de gweṅtr, cf. lat. venter (la dissimilation a été facilitée
par l'existence de substantifs terminés par -tl, comme gwestl « gage », bestl « fiel ») ;
— léon. kleiz « craie » de kreiz, vlek « femme » de vrek, kleûz « creux » emprunté
au français, kleizen « cicatrice » de m. bret. creizenn (gall. creithen), cornou. et vann.
klipen « crête » en face de léon. kriben et vann. cripen, kalvé « charpentier » de
*karvez. — Il convient de mettre à part : vann. baniel « bannière », léon. banniel
(et bannier, le Gon.), vann. maniel (manniéle, l'A.) « espèce », léon. maniel
« espèce de, air de, manière de » ; — léon. chalm « charme » ; ils ont aussi été
dissimulés après l'article, mais on doit noter que le breton ne connaît pas, dans les
conditions normales, la dissimilation de r implosif par r implosif ; il ne la pratique
qu'à la pause, grâce à l'affaiblissement que subit à cette place l'r implosif final ;
ici donc l'r de l'article ne renverse pas la dissimilation, il se borne à en être
l'agent.

Le phonème dissimilant est plus fort que le dissimilé non point parce qu'il
est en position phonologiquement plus forte dans l'économie des syllabes, mais
parce qu'il occupe une position favorite dans la langue en cause :

panslav. sty, zdy sont devenus en v. sl. št, žd :

v. sl. tlŭšta « pinguedo » de *tlŭstyā, dér. de tlŭstŭ « pinguis ».

v. sl. za-gvoždǫ « je cloue » de za-gvozdyǫ, dér. de gvozdĭ « clou ».

Par quelle voie ce résultat a-t-il été atteint ? Y a-t-il eu différenciation préventive
empêchant un élément spirant de se développer après l'occlusive, comme dans
gr. ésti au lieu de *essi, germ. sta- au lieu de *stha (p. 237) ? Non, car sk, zg devant
327voyelle palatale ont aussi donné št, žd et ils n'auraient pu que rester sk, zg ou au
plus devenir šk, žg :

dŭštica, dimin. de dŭska « planche », moždanŭ « plein de moelle » de mozgŭ
« moelle », cf. izditi de iz + žiti « vivre » c'est-à-dire de iz -j- *džiti.

Les conditions ne sont d'ailleurs pas les mêmes. En germanique et en grec il
s'agit d'un phonème spirant à naître et qui doit se dégager de l'occlusive avec
laquelle la spirante est en contact ; en slave il s'agit de la transformation d'un phonème
déjà existant, le y ou le š. L'état v. slave remonte forcément à un état antérieur
avec štš, z qui est conservé tel quel par le polonais, le russe, le slovène, et
qui est indiqué nettement pour le v. slave lui-même par des composés tels que
vúštęti « commencer » de *vuz-čęti.

Y a-t-il eu, comme on l'enseigne d'ordinaire, différenciation progressive de la
sifflante agissant sur la mi-occlusive č ? Non ; car la notion qui fait d'une mi-occlusive
un phonème unique est erronée, comme on l'a vu p. 105 ; le č n'est pas
autre chose que le groupement dans la même syllabe d'un t et d'un š. Par définition
même la différenciation ne peut se produire qu'entre deux phonèmes qui
sont en contact ; elle ne le peut pas entre un š et un autre š qui est séparé du premier
par une occlusive.

Y a-t-il eu dissimilation normale du premier š par le second, comme dans v. fr.
noz « nos » de *nosts, oz « armée » de *osts, puis interversion du groupe restant,
comme il y avait eu interversion du groupe provenant de ty (p. 241) ? Non ;
car l'interversion du groupe ne se produisait plus quand ky et k devant
voyelle prépalatale sont devenus (p. 241), et pourtant štš provenant de sky
et. de sk devant voyelle prépalatale sont aussi devenus št (ištǫ de *īskyǫ, infin.
iskati « chercher »). Le phénomène qui a produit ce dernier changement est
donc un phénomène autre que l'interversion et qui était encore en action
quand ky et k devant voyelle prépalatale sont devenus  ; et il était encore en
action beaucoup plus tard quand est apparu le c, qui est un ts mou. Ce ts
n'est pas devenu st parce que la période d'action de l'interversion était depuis longtemps
close : ovĭca « brebis » de *ovĭkyā ; mais sc (c'est-à-dire sts) est encore
devenu st : člověčĭstė loc. sg. de člověčĭskŭ « humain », à côté de člověčĭscě dont la
finale -cě a été rétablie d'après les autres thèmes en -ko- tels que vlŭcě, loc. de
vlŭkŭ. Le dz s'est réduit à z : snězi plur. de sněgŭ « neige » ; mais zdz est devenu
zd : dręzdě dat.-loc. de dręzga « bois ».

Le phénomène qui a transformé štš en št, ždž en žd, sts en st, zdz en zd, et dont
l'action s'est prolongée si tardivement est une dissimilation renversée. Pour qu'une
dissimilation renversée se produise il faut, comme pour toute dissimilation, que
le phonème dissimilant soit plus fort que le phonème dissimilé. Par quoi le premier
š, s était-il en slave plus fort que le deuxième ? Ce n'est pas par sa position syllabique,
car c'est une position faible. C'est parce que le groupe št, st est en slave
un groupe solide, tandis que le groupe , ts est un groupe débile ; et ce qui
montre qu'en slave le s et l's étaient vraiment forts dans cette position, c'est qu'ils
sont les seules consonnes qui aient subsisté à cette place (en fin de syllabe devant
consonne ; que la coupe des syllabes ait pu changer par la suite, il n'importe pas
ici) ; et ce qui fait voir que c'était là pour les sifflantes (les chuintantes sont une
variété de sifflantes) une position favorite, c'est que c'est celle-là que la langue
leur a donnée tant qu'elle a interverti le groupe .

De même en roumain (voisin du slave et influencé par lui) štš est devenu št :
pešte de pisce, cf. ital. pesce328

La dissimilation préventive

La tendance à dissimilation peut intervenir au moment de l'évolution phonétique
ou de la formation morphologique pour empêcher l'apparition de phonèmes
qui pourraient donner lieu à dissimilation. C'est la dissimilation préventive :

Elle empêche l'évolution d'un phonème :

en Iraq un k, qui sans cela serait devenu č, reste k devant č (c'est évidemment
à la 1re phase, , que l'évolution a été arrêtée) : ačil « repas », mais akilčen « votre
repas ».

au Maroc, dans les parlers du Nord, l'ancienne prononciation g, au lieu de ǧ,
subsiste devant sifflante, gzzar « boucher », gns « espèce », gāmūs « buffle ».
L'action dissimilante a empêché la phase gʼ de se développer 1158.

en vieux slave à une palatale des dialectes orientaux de l'indo-européen correspond
une occlusive, au lieu d'une sifflante, lorsqu'il y avait une sifflante dans le
même mot : gǫsĭ « oie », cf. lit. žasis, kosa « faux », cf. skr. çastrám.

germanique, cf. Les lois phonétiques, 3° (169, 173)

en arménien, où gh indo-européen est devenu ǰ devant e : ǰer « chaleur », cf.
skr. haraḥ, il est resté ge- quand il y avait dans le mot une sifflante ou une mi-occlusive
sifflante : geƗjkh « glandes », gez « fente ».

v. fr. noix gauge degallica, qui devait devenir *galga, puis *zalg'a ; l'action dissimilante
a supprimé la mouillure du premier g et arrêté l'évolution de ce phonème.

On cite fr. cage de cavea > *cavya ; mais le cas n'est pas vraisemblable à cause
de change, changer de cambyo, cambyare ; les conditions ne sont pas les mêmes que
dans gallica. Il est probable que cage, dont le premier exemple est de Wace, est
un emprunt au normanno-picard. On a en effet chage en ancien français : abbaye
de Notre-Dame de Chage (S. Maria in Cavea) à Meaux, — « oiseaux en chage »
dans la traduction de la Consolation de Boèce par Renaut de Louhans. Chage dissimilé
aurait donné *sage, comme changer donne dans le peuple sanger.

On cite lat. miser, caesaries comme dissimilations préventives ; une autre explication,
vraisemblablement meilleure, y voit des formes dialectales appartenant à
un parler qui ne connaissait pas le rhotacisme. Peut-être faut-il envisager Pisaurum
(it. Pésaro) de *Pisausum.

en sanskrit la cérébralisation de n par une cérébrale antécédente n'a pas eu lieu
quand il y avait une cérébrale à la suite : pári-nakṣati « il embrasse » en face de
párī-ṇaçe.

en lombard l intervocalique est devenu spontanément r, sauf quand il y avait
329un r dans le mot : schjèra « échelle », mais schialéwra « scala di sasso », Fórcla
« forcula » au lieu de *forcra. La position respective des deux phonèmes n'importe
pas.

Elle empêche l'emploi d'un morphème :

Le latin possède un suffixe -ālis et un suffixe -āris qui ont même sens et même
valeur 1159. Dans les mots qu'il fait au moyen de ces deux suffixes, il les répartit
comme la dissimilation l'avait fait lorsqu'elle créa -āris, c'est-à-dire qu'il met -āris
dans les mots dont le thème contient un l et -ālis dans les autres : militaris, familiaris,
puellaris, stellaris, mais aequalis, natalis, uenalis, dolalis, annalis, capitalis,
hospitalis. Si le simple contient un l et un r, c'est celui de ces deux phonèmes qui
est le plus rapproché du suffixe qui en détermine la forme : liberalis. Si le simple
ne contient ni l ni r, -ālis est plus fréquent, mais -āris se rencontre aussi. Ce sentiment
d'euphonie ne dura d'ailleurs pas jusqu'à la fin de la latinité ; il s'obscurcit
à l'époque impériale et il n'est pas rare de trouver dans la basse latinité -ālis après
un l et -āris après un r 2160.

En latin l'ancienne finale -um des génitifs pluriels des thèmes en -o (deum comme
gr. theõm) fut de plus en plus remplacée par -orum dans les derniers siècles avant
l'ère chrétienne ; mais ce -orum ne pénétra que difficilement dans les mots dont
le thème contenait un r : līberum, fabrum, uirum, superum, inferum, barbarum,
procum, auxquels il faut ajouter nostrum et uestrum.

En grec, où l'on dispose des deux suffixes -ro- et -lo- qui ont à peu près même
valeur, on évite en général quand le thème contient une liquide celui des deux
suffixes qui présente la même liquide. On a pakhulós de pakhús, mais ligurós,
mōlurós de ligús, mõlus ; — on a ponērós, mais katarigēlós ; — on a pheidōlḗ, pausōlḗ,
terpolḗ en face de elporḗ, thalpōrḗ, aleōrḗ ; — tuphlós « aveugle », mais phlaũros.

Le grec ancien disposait de certains thèmes en -i- à côté de -u-, comme tani- à
côté de tanu- (cf. kūdi-áneira, daḯ-phrōn, etc.). Il a employé tani- uniquement dans
les composés dont le deuxième terme contenait un -u- dans sa première syllabe :
taníphullos, tanísphuros 3161. — Il disposait d'un suffixe diminutif -aphion (thēráphion,
etc.) et d'un suffixe diminutif -uphion (kerdúphion, etc.) ; il a employé toujours
aphion quand le thème contenait un u : ksuráphion, muráphion, huiáphion, argurápbion,
khrūsáphion. — Il existait un thème *bhù- (éphūn, skr. bhūtá-) et un thème *bhwī(lat.
fīs, fītum, v. sl. bimĭ, persan bīd) ; le grec n'a gardé ce dernier que dans
phĩ-tu-.

En allemand l's du premier terme des composés comme mietstaler n'apparaît
généralement pas quand le deuxième terme se termine par un -s, comme au génitif
singulier : miettalers, alltaglebens, schiffkiels, himmelfahrtags, — rathaus à côté
de rathsherr, mietbaus à côté de mietswohnung.330

La superposition syllabique

Un mot comme gr. kelainephḗs « couvert de nuages sombres » est pour *kelainonephēs.
Ce n'est pas une dissimilation, car, pour que l'on puisse dire, à proprement
parler, qu'il y a eu dissimilation, il faut que la forme non dissimilée ait existé ;
*kelaino-nephēs n'a jamais existé ; dès le moment où le mot a été créé il a eu la
forme kelainephḗs.

Ce phénomène ne se produit que dans la composition et la dérivation. Lorsqu'à un
thème vient s'ajouter un mot ou un suffixe dont la syllabe initiale commence ou
finit par la même consonne que la syllabe finale du thème, l'une des deux syllabes
est éliminée. Laquelle des deux subsiste ? Naturellement la plus forte des deux,
et c'est généralement la seconde ; on va voir pourquoi. Cette remarque montre
qu'il ne s'agit pas là d'une dissimilation : s'il existait une dissimilation de ce genre
il ne nous serait parvenu aucun mot du type uenenum et aucun mot à redoublement
sauf ceux qui font onomatopée. Ce qui se produit est une superposition
syllabique au moment de la jonction :

kelaino- | -nephḗs

Cette superposition est possible parce que dans kelainephḗs le sujet parlant sent
le thème kelaino- jusqu'à kelain- ou kelaine- inclusivement et le mot -nephēs à partir
de kelai- ; l'n ou plutôt même la syllabe ne fait double fonction. C'est un phénomène
purement psychologique, une illusion psychologique. La même illusion se
produit pour la vue lorsqu'on lit un mot contenant la syllabe fi en caractères
d'imprimerie : l'extrémité supérieure de l'f termine l'f et constitue le point de l'i ;
elle fait double fonction sans que personne s'aperçoive qu'il manque quelque chose.
Dans la superposition syllabique il y a une négligence d'attention de la part du
sujet parlant ; on la comprendra si l'on songe que lorsqu'on parle il est extrêmement
rare que l'on maintienne son attention sur toute l'étendue d'un mot, surtout
s'il est un peu long ; on ne la fait porter que sur le commencement ou sur
la fin : c'est ce qui explique les lapsus de toute espèce. Mais la superposition n'est
pas un lapsus, c'est-à-dire un fait accidentel et isolé ; c'est une loi, comme
toutes les lois phonétiques, et, de même que les autres, elle n'agit pas lorsqu'elle
en est empêchée.

Pourquoi le vocalisme est-il généralement celui de la deuxième syllabe ? Parce
qu'on n'aurait pas reconnu néphos dans *-nophēs, tandis qu'on sent le thème de
kelainós aussi bien dans kelaine- que dans *kelaino-.331

Les exemples ne doivent pas être cités sous la forme

kelainephḗs de *kelaino-nephēs

qui représente une erreur, mais sous la forme

kelainephḗs de kelaino + nephēs.

Voici d'autres exemples :

grec : ápoina ntr. plur. « rançon » de apo + poina, cf. apótisis « paiement ». L'ancienne
étymologie a privatif + poinḗ fait un contresens ; ápoina n'est pas le rachat
de la peine, mais le rachat de la faute ; c'est la peine même ; — Hetoímachos, nom
propre, de hetoimo + machos « prêt au combat » ; — tétrachmon « monnaie de 4
drachmes » de tetra + drachmon. Au moment de la superposition, qui se produit
toujours, il ne faut pas l'oublier, par une certaine inattention, -drachmon devient
en quelque sorte *-trachmon ; le contraire, à savoir le changement de tetra- en
*tedra-, n'est pas possible parce que tetra- est l'élément essentiel. Ici donc c'est la
deuxième syllabe qui a été éliminée. La forme tetrádrachmon, qui est courante,
n'est pas le point de départ de tétrachmon ; elle est refaite, et pouvait l'être constamment,
les deux termes étant toujours sentis et compris isolément ; — alitrós
« criminel » de alitē + tros. Les adjectifs en -tros sont tirés du thème verbal,
comme les substantifs en -tōr et en -tron ; cf. alitḗsō, alítēma ; — Zētrôs de zētē + tros,
tiré de zētéō « je recherche » ; zētētḗs « inquisiteur », zētētḗrios « inquisitorial »
sont des formes refaites ; — datḗrios « qui partage » de datē + tērios ; — kéntōr
« qui aiguillonne », kéntron « aiguillon » de kentē + tōr, -tron ; — poimánōr « pasteur
d'hommes, roi » de poiman + anōr ; — oiétēs (homér.) « d'un seul âge, du
même âge » de oiwo + wetēs ; — kalamínthē « calament » de kalamo + minthē. La
superposition syllabique a souvent pour effet d'éviter la succession de trois brèves,
conformément à une loi rythmique du grec reconnue par F. de Saussure ; —
amphoreús « vase à deux anses » de amphi + phoreus. Amphiphoreùs a été refait,
peut-être parce que amphoreús ne pouvait pas entrer dans un vers dactylique ; —
arnakís « toison d'agneau » de arno + nakís ; — pinutḗs « sagesse » de pinuto + tēs,
cf. philótēs de phílos ; pinutótēs, qui se trouve dans Eustathe, est une forme
refaite ; — hupsḗlophos « qui aune crête ou une cime élevée » de hupsēlo -j- lophos ;
hupsēlolóphos est refait ; — hudrosáton « eau de rosé » de hudro -f- rosaton ; hudrorosáton
est refait ; — glámuksos « chassieux » de glamo + muksos ; — hēmédimnon
de hēmi + medimnon ; hēmimédimnon, beaucoup plus usité, était refait constamment
parce que hēmi-, élément très clair et très usité, devenait obscur par la chute
de -mi- ; — kardámōmon « cardamome » de kardam(o) + amōmon ; — opisthénar
« le dos de la main » de opistho ou opisthe + thenar ; — pugmákhos « qui combat à
coups de poing » de pugmo + makhos ; — kōmōididáskalos « auteur comique »,
tragōididáskalos « auteur tragique » de kōmōido, tragōido + didaskalos ; — Blépuros,
nom propre, de blepe + puros ; — Bendídōros, nom propre, de bendido + dōros ; —
Palamḗdēs, nom propre, de palamo + mēdēs ; — Daménēs, nom propre, de damo
+ menēs ; — Mélanthos, nom propre, de melan + anthos ; — Pleisthénēs, nom
propre, de pleisto + sthenēs ; — Poímandros, nom propre, de poimen ou plutôt
poiman + andros ; — Timakhídas, nom propre, de timo + makhidas ; — Philáōn.
nom propre, de philo + laōn ; — Posídikos, nom propre, de posido + dikos, cf.
Posid-ippos ; — Philurídas, nom propre, de philo + luridās.

On vient de dire que la syllabe subsistante faisait double fonction ; c'est ce qui
332explique Daphnē-phóros, Luko-któnos, Pisth-étairos, akró-komos, karpo-phóroi, makro-képhaloi,
euthú-tonos, etc. Dans une forme *daphoros la syllabe pho aurait convenu
pour -phoros, mais point pour daphnē- ; dans une forme *daphnēros la syllabe phnē
ne pouvait pas rappeler le pho de -phoros 1162.

grec moderne Astropeléki de astrapo- + peleki (avec o analogique) ; — Maurákhi
de Maure + rakhi ; — autíkonta de autika + konta ; — sárakonta a perdu sa syllabe
initiale dans tà tessarákonta ; de metà, de katà sont nés devant l'article :
tà próbata
de metà tà próbata, kà tòn tópon de katà tòn tópon ; dans ces trois derniers
exemples la voyelle indispensable est évidemment celle de l'article.

latin : sambucina « joueuse de sambuque » de sambuti + cina, cf. belliger ; —
luscinia « rossignol » de lusci + cinia ; — uīcennium « espace de 20 ans » de
uīcen + ennium ; — fastīdium « dégoût » de fasti + tīdium ; — domūsio « usage de la
maison » de domūs + ūsio ; — scrūpeda « qui marche avec peine » de scrūpi + peda ;
sēmodius de sēmi + modius (sēmimodius est refait d'après sēmidens, etc.), sēmēstris
de sēmi + mēstris (sēlībra, à côté de sēmilībra, est analogique d'après les deux précédents) ;
antestari « prendreà témoin »de ante + testari (tardivement antetestari,
Sid. Apoll.) ; — arcubii « qui excubabant in arce » (Fest.) de arci + cubii ; —
portorium « péage » de porti + torium (portitorium, très tardif, est refait artificiellement) ;
medialis « de midi, du midi » de medī + dialis ; — quingenti de
quinque + centi ; — cruenter de cruenti + ter, uiolenter de uiolenti + ter, ignoranter
de ignoranti + ter, et de même tous les adverbes en -enter, -anter tirés d'adjectifs
ou de participes en -ens ou -ans 2163.333

latin tardif *olibanum « oliban » (it., esp. olibano) de ole + libanum ; — idolatria
= grec *eidōlatreía de eidŏlo + latreia ; la formation est grecque, car c'est seulement
en grec que les deux éléments étaient compris.

roman : ital. cavalleggieri de cavalli + leggieri ; sotterra de soto + terra ; calen di
maggio
de calendi + di maggio ; domattina de doma(n) + mattina ; filogo (ancien) de
filo + logo (filologo a été recomposé parce que les deux termes filo- et -logo sont
assez fréquents en italien) ; qualcosa « quelque chose » de qualche cosa ; bontà,
virtù, mercè, etc., pour plus ancien boutade, virtude, etc. sont sortis de types comme
citta(de) di Roma, la virtu(de) del re, etc. ; Porta Cinesa, à Turin, de porta ticinesa,
avec maintien de la syllabe du mot clair et suppression de celle du nom propre,
dont le sens n'intéresse pas le public ; — esp. ligamba de liga + gamba ; malvisco,
fr. mauvisque de malva + visco ; cejunto « qui a les sourcils joints » de ceja + junto
(cejijunto est refait) ; — franc. Courville (Eure-et-Loir) de courve + ville (curva
villa
en 1030) ; Neuville de neuve + ville ; Sauville de sauve + ville (salva villa) ;
Clermont-Ferrand de Clermont + Montferrand ; minéralogie de minéralo + logie ;
tragi-comédie de tragico + comédie ; maladrerie « hôpital de lépreux » de malade + ladrerie ;
la Midouze, affluent de l'Adour, se forme à Mont-de-Marsan par la réunion
du Midou et de la Douze ; Santsiéve « Saint-Etienne », nom de lieu (Loire), de
Santieve à la fin du XVIIe siècle, de Sant-Etieve en 1605 ; Saint-Polgue (Loire) de
S. Sepulcru, superposition de Sant + Se- ; lʹendemati (béarnais) « le lendemain
matin » de lʹendema + mati.

gaulois Leucamulus de Leuco + camulus ; Clutamus de Cluto + tamus.

germanique : got. awistr de awi + wistr, vha. ewist, awista de ewi + wist, awi
+ wista ; — got. ga-nawistrōn « enterrer » de ga-nawi + wistrōn ; — vha. swibogo
« voûte en forme d'arc » de *swibi + bogo.

lituanien akůʼtas « qui a de la barbe » dérivé de akůʼtas « barbe », à côté de
akůtůʼtas qui est une forme refaite.

slave : tchèq. koště « balai » de košti + ště de chvošti + ště ; — serb. brēmenoša « portefaix »
de bremeno + noša ; — serb. ikonos « porteur d'images saintes » de ikono
+ nos, — russ. znamenosec « porte-drapeau » de znameno + nosec ; — russ. kornósyj
334« camard » de korno + nosyj ; — v. sl. kaměnŭ « de pierre » de kamen + ěnu.
v. pers. hamātar- « qui ont la même mère » de hama + mātar-, cf. hamapitar- ;
asbāra- « cavalier » de aspa + bāra-.

zend mazdāÞa- de mazda + dāÞa ; ameretāt- « immortalité » de amereta + tāt-(ameretatāt
est une forme refaite) ; maiðyāirya-, nom d'une fête, de maiðya + yāirya
« milieu de l'année » ; hunaretāt- « vertu » de hunareta + tāt, cf. skr. sūnftah
« beau, noble ».

védique vanta 3e pers. plur. de vanate « obtenir, gagner » pour *vananta.

sanskrit, çīrṣaktíḥ « mal de tête » de çīrṣa + saktiḥ ; — çaṣpíñjaraḥ « qui a un
reflet roux comme le gazon » de çaṣpa + piñjaraḥ ; — manāk « un peu » au lieu
de manānák ; — jahi 2e pers. sg. impér. au lieu de jahihi « abandonne » ; — rujànās-
« qui a le nez cassé » de rujāna + nās- ; — pīnasa- « rhume » de pīna + nasa ;
svapatyāí dat. sg. fém. « femme qui a une belle postérité » (thèm. svapatyā-),
pastyòḥ loc. du. ntr. « logis » (thèm. pastya-), etc. remontent à l'indo-iranien et
s'opposent nettement à áçvāyāi de áçvā-, yugáyoḥ de yugá-.

marathe avakṇeṃ et avikṇeṃ « trop mûrir » de ava + pikṇeṃ ; — kuṃphal
« fruit du kuṃbhā », skr. kumbha-phala- ; — gurākhyā « berger » de gureṃ « bétail »
+ rākhyā « gardien » ; — divāḷī « fête des lampes » de divā (skr. dīpa-) + āvaḷī ;
dhuvaṇ « eau salie par le lavage » de dhuva + vaṇi = dhuva- + pāṇi ; — navrā
« fiancé » de nava + vara- ; — nāṭeṃ « parenté », skr. jñātitva- ; — rikāmā « vide »
de rikā + kām ; — pathvar « fiancé pour la première fois », forme populaire de
prathama-var-.

Superposition syllabique préventive

La superposition syllabique préventive consiste essentiellement à éviter des
morphèmes dont l'emploi donnerait lieu à une superposition syllabique et à recourir
à des formations qui n'en fournissent pas la matière.

En grec le suffixe -ikos est fréquent pour marquer l'origine ou l'appartenance :
Ambrakikós, Kappadokikós, Phōkikós, kolakikós, phulakikós ; mais on n'accepte pas
-ĭkĭkos ; on l'évite en remplaçant -ikós par le suffixe -ios : Kilíkws, Thrēikios, Threikios,
Thraikios ; on accueille pourtant sans difficulté -īkĭkos : Phoinīkĭkós 1164, parce que
īk/ĭk ne sont pas superposables.

En grec les adjectifs de matière ne sont pas formés en -ĭnos (comme búblinos, etc.)
quand le thème se termine par voyelle brève + n ; il n'y a pas de *leucolininos ou
de *plataninos ; on emploie alors une autre tournure, telle que le substantif avec
une préposition ou au génitif ; mais on s'accommode très bien de ce suffixe -ĭnos
après -īn- : prininos « d'yeuse », skhininos « de lentisque », sukamininos « de
mûrier », oíninos « de vin », et aussi après consonne + n : sphendámninos
« d'érable ».

En latin le suffixe -īnus forme des adjectifs de matière, comme aquilinus, agninus,
arietinus, caballinus, caninus, columbinus, coruinus, equinus, leoninus, lupinus,
mulinus, palumbinus, et l'on a hirundĭnīnus, asĭnīnus, mais gallinaceus et non
*gallīnīnus.335

Le latin dispose, pour désigner les habitants d'une localité, des suffixes -anus et
-inus d'une part, -ensis et -as d'autre part. Il emploie les deux derniers quand la
dernière consonne du nom de la localité est n ou nn : Thebanus, mais Atheniensis
et non *Athenanus ; — Arretinus, mais Corfiniensis, Cannensis, Volsiniensis, Tarquiniensis ;
Patauinus, Placentinus, mais Bononiensis ; — Mantuanus, Romanus, mais
Mediolanensis, Veronensis, etc.

L'espagnol se sert du suffixe -ano quand il y a un i dans la syllabe précédente :
sevillano, asturiano, valenciano, villano, et du suffixe -ino quand il y a un a : granadino,
vizcaino, alcalaíno, villarino, dañino. Après un e il y a hésitation : toledano,
santanderino 1165.

En védique, pour former des adjectifs de matière, c'est généralement le suffixe
-val qui s'ajoute aux thèmes en -a (hiraṇyavat, açvāvat) et le suffixe -mat aux autres
(viṣumat, gomat) ; mais on dit yavamat et non *yavavat.

En portugais le suffixe -oso sert à tirer de substantifs des adjectifs indiquant la
qualité : vasoso « vaseux » de vasa « vase », lodoso « boueux » de lodo « boue »,
ruidoso « bruyant » de ruido « bruit ». Mais un mot comme humildoso signifie
« qui est humilde (humble) », aussi bien que « qui a de l'humildade (humilité) » ;
un mot comme bondoso signifie « qui a la qualité d'être bon (bon) » aussi bien
que « qui a de la bondade (bonté) » ; un mot comme cuidoso signifie « qui a la
qualité de cuidar (soigner) » aussi bien que « qui a du cuidado (soin) ». De là le
sentiment de l'échange d'un suffixe -doso avec une finale commençant par d. Cet
échange se fait inconsciemment et directement sans qu'une forme telle que cuidoso
ait jamais eu besoin de passer réellement par cuidadoso ; de même bondoso à côté
de bondade, caridoso à côlé de caridade, habilidoso à côté de habilidade, maldoso à
côté de maldade, piedoso à côté de piedade, saudoso à côté de saudade, ruindoso à
côté de ruindade (de ruim « méchant »). Les formes en -dadoso qui existent, telles
que bondadoso, cuidadoso, ont été faites par la voie grammaticale, non par la voie
populaire.

français aérostier pour *aérostatier. De mots comme potier, fruitier, dérivés de
pot, fruit, dont le -t ne se prononce pas, est né en français le sentiment d'un
suffixe -tier, qui apparaît dans des mots tels que cloutier de clou, ferblantier de ferblanc.
De même dans aérostat le -t final ne se prononce pas, et *aérostatier ferait
l'impression de aérosta + tier, d'où la production d'une superposition préventive
qui aboutit en somme dans le subconscient du sujet parlant au remplacement
d'une finale commençant par t par un suffixe (ou faux-suffixe) commençant par t.

L'hapaxépie

L'hapaxépie consiste à ne prononcer qu'une de deux syllabes qui se ressemblent.
La superposition syllabique est un leurre, car la syllabe prononcée sert pour les
deux ; dans l'hapaxépie il n'y a pas leurre psychologique, mais erreur psychologique ;
les organes éprouvent l'impression que c'est par une sorte de bégaiement
qu'ils répéteraient la même syllabe et ils rectifient d'une manière intempestive.336

Les deux syllabes sont l'une à côté de l'autre (par exemple dans un redoublement
dont on a perdu le sentiment) 1166 :

grec moderne dáskalos de didáskalos ; — sámi (Naxos, Chypre, Thasos) de
sēsámi ; — booskós « vacher » de booboskós ; — kana (Chio) « quelque » (inaccentué)
de kanéna ; — ekḗn (Chypre) de ekeínēn.

latin quindecim de quinque-decim ; — gloses rodandrum de rhododendrum, cf. v.
fr. rodendre ; rorandrum, même forme par assimilation du d intervocalique avec
le premier r, ou par la même dissimilation que dans maredus de madidus ; lorandrum,
même forme dissimilée.

italien convente « condition, convention » de convenente ; influence de convento,
qui a le même sens et n'est pas une forme raccourcie ; — avamo, avate de avevamo,
avevate.

français avous ? de avez-vous ? ; — gourde de prov. cogorda ; peut-être fr. courge,
lyon. kurla en face de langued. kugurlo, v. ital. corbezza, n. ital. corbezzolo de *cucurbitea ;
— fr. cosse de cucutia ; — fr. féminiser ; quand ce mot signifie « donner à
quelqu'un les qualités d'une femme » il peut être tiré de femina au moyen du
suffixe -iser ; mais quand il signifie « rendre féminin » (féminiser un mot) il est
le pendant de masculiniser, et, quelle que soit son origine réelle, il est, au moins
dans l'esprit du sujet parlant, l'équivalent de *féminin-iser.

germanique : ags. hund-eahtig « 80 » de hund-eachtatig ; — all. pille de mha.
pillele ; — mha., all. kamille « camomille » de bas-lat. camomilla ; — suéd. kung
de konung, angl. king de cyning ; ces mots, désignant un titre, étaient particulièrement
exposés à l'usure ; ils pourraient aussi avoir éprouvé une dissimilation du
premier n par le deuxième.

baltique et slave : lit gerōjeje, au lieu de geroje-joje, locat. sg. de l'adjectif déterminé
qui fait au nomin. sg. fém. geró-ji ; — v. sl. dobryję, au lieu de dobry-jeję
gén. sg. fém., dobrěji, au lieu de *dobrě-jɛji dat. fém., dobrojǫ, au lieu de *dobrojǫ-jejǫ
instr. fém., formes déterminées de dobra « bonne ».

Les deux syllabes sont distantes l'une de l'autre :

grec moderne katúkhē sou de kakḕ túkhē sou ; — Céphalonie paraksophaínetai de
parakseno-phaínetai ; — mesariá de mesa-meriá ; — tákline de katákline ; — podániptron
de *pod-apo-niptron « eau pour laver les pieds » ; — gr. anc. ōlékranon « la
pointe du coude » de *ōleno-kranon ; — amenas' anemonas. Aioleĩs Hés. 2167.

latin vulgaire sansugia de sanguisugia ; — lat. hospes de *hosti-potis 3168.337

VII
La métathèse

La métathèse consiste matériellement en ce qu'un phonème quitte sa place originaire
pour aller en prendre une autre à une certaine distance de la première.
La cause principale de ce phénomène est le besoin de donner aux syllabes ou aux
mots une constitution phonique plus commode.

La métathèse présente des aspects divers selon les langues et les conditions.

I
Anticipation

Type crabo de cabro.

Une consonne combinée (le plus souvent la liquide r ou l) dans une syllabe
non initiale va se combiner avec la consonne qui ouvre la première syllabe.

Bagnères-de-Luchon crabo « chèvre » de capra, brespes « vêpres » de uesperas,
prawbe « pauvre » de pauperu, crambo « chambre » de camera par *cambra, trende
« tendre » de teneru par *tendro, esplingo « épingle » de spinula par *espingla, herèbe
« fièvre » ; — *crubi de cubri, *crüba de *cübra, herewè « février » de febrariu,
*Grabyèw « Gabriel », Crabyewles de *capriolas.

Tous ces exemples présentent le même phénomène : anticipation d'un phonème
combiné dont l'articulation présente quelque difficulté à sa place originaire.
Mais ils ne sont pas tous dans les mêmes conditions, le phénomène ne s'y
est pas accompli à la même date et il a parfois donné lieu à des changements ultérieurs.

Il est donc nécessaire de les examiner en détail et ce sera la meilleure manière
de faire comprendre la méthode qui doit présider à l'étude des phénomènes de
métathèse.

D'abord quelle est la cause de cette métathèse ? C'est que l'on éprouve une certaine
difficulté, dans le parler luchonnais, à prononcer le groupe occlusive + liquide
au début d'une syllabe sans le dissocier, c'est-à-dire sans développer une voyelle
entre les deux consonnes. La preuve de cette difficulté est fournie par la prononciation
339de mots empruntés à date récente, dans lesquels on a laissé la liquide à sa
place :

arrebugerit « rabougri », liberayre « libraire », fabarico « fabrique, fonderie ».

Ces mots ont pénétré dans la langue lorsque les métathèses luchonnaises étaient
accomplies, et d'ailleurs ils continuent à y rentrer tous les jours sous leur forme
française.

Un autre indice de cette difficulté est le fait que dans les mots savants ou mi-savants
appelés à se terminer par voyelle + ble ou -gle, on a redoublé le b, g, c'est-à-dire
qu'on l'a rendu autant que possible implosif, et qu'on s'est efforcé d'alléger
le groupe :

dubblo « double », pobble « peuple », pübblica « publier », miraggle « miracle »,
suffixes -abble, -ibble.

La difficulté d'articulation que présente ce groupe attire l'attention des organes
phonateurs au détriment des autres parties du mot. Préoccupés d'articuler cette
consonne combinée, ils le font dès qu'ils le peuvent, c'est-à-dire en la combinant
avec la consonne initiale du mot. C'est le mécanisme de toutes les anticipations
d'un phonème qui a particulièrement éveillé l'attention des organes ; hypnotisés
en quelque sorte par lui, ils perdent la notion de sa place exacte et le font venir
trop tôt.

Il y a deux cas à distinguer selon que la syllabe initiale est inaccentuée ou
accentuée.

Quand la syllabe initiale est inaccentuée, elle est par le fait articulée avec
moins de précision qu'une syllabe accentuée, elle s'altère plus aisément et résiste
moins à l'introduction d'un élément étranger, c'est-à-dire qu'elle l'accueille plus
tôt. De là :

*crubi de cubri, *crüba de *cübra, *freƀè de febrariu, *Grabyèw « Gabriel », Crabyewles
de *capriolas.

Ces formes ne se sont point arrêtées à cette phase et ne pouvaient pas s'y
arrêter. Il est facile de comprendre pourquoi : la métathèse avait eu pour objet de
supprimer un groupe difficile à articuler, mais elle l'avait reconstitué ailleurs ;
c'est-à-dire qu'elle n'avait fait que déplacer la difficulté et le but n'était pas atteint.

Divers phénomènes s'accomplissent, qui apportent chacun à quelques vocables
une forme stable :

Le ƀ intersonantique devient w : *freƀè « février » devient *frewè, *faƀre « forgeron »
de fabru devient *fawre, *deƀé « devoir » devient dewé. Ce phénomène est
certainement postérieur à la métathèse de l'r dans *freƀè, sans quoi l'on aurait eu
*fewrè dont le groupe wr, disjoint par la coupe des syllabes, n'aurait plus changé ;
c'est ce qui s'est produit à Auch, où l'on dit hewrè.

Le d intérieur provenant d'un t ou d'un d devant r devient y, qui se confond
avec les y d'autres provenances : *payre de petre, *mayre de matre, *Peyre de Petru,
*reyre de retro, *creyre de credere, beyre de *uidĕre, béyre de uitru, *cweyre de coriu,
*sweyre de socru, gwayre de waigaro, *cweybre de cypreu.

A ce moment les r que la métathèse a portés en syllabe initiale inaccentuée sont
plus ou moins mêlés à la voyelle qui les suit, conformément au mode de prononciation
du luchonnais ; mais leur état 1169 et leur place sont un peu indécis et le resteront
encore quelque temps.340

C'est pendant cette période d'hésitation que la même métathèse s'accomplit dans
les mots dont la syllabe initiale est accentuée.

Quand la syllabe initiale est accentuée elle est prononcée avec plus d'énergie
et plus de netteté, et pour cette raison elle subit plus difficilement une altération
quelconque des éléments qui la constituent ou l'introduction parmi eux d'un
élément étranger ; c'est pourquoi la consonne métathésée y a pénétré notablement
plus tard que dans une syllabe initiale inaccentuée. C'est le même phénomène et
l'effet de la même tendance, mais il lui a fallu plus de temps pour se réaliser
parce que l'obstacle rencontré était plus résistant :

crabo « chèvre » de *cabra, brespes « vêpres » de *bespras, prawbe « pauvre » de
*pawbro, crambo « chambre » de *cambra, trende « tendre » de *tendro, esplingo
« épingle » de *espingla, *frèbe « fièvre » de febre.

C'est peu de temps avant l'accomplissement de cette métathèse que ce dernier
vocable, mot mi-savant et voyageur, est entré dans le parler luchonnais, car son
introduction est postérieure au changement de b intersonantique en w, puisqu'il
ne l'a pas éprouvé.

Immédiatement après cette deuxième phase de métathèse f initial devient h :

hawre « forgeron » de *fawre, hurmigo « fourmi » de formica, hurmadže « fromage »
de *formaticu.

Et quand il y avait un r ou un l après l'f, comme les groupes hr, hl sont imprononçables
en luchonnais, il s'est développé entre l'aspiration et la liquide un élément
vocalique de même timbre que la voyelle qui suivait et dont la liquide était
imprégnée :

herèbe « fièvre » de *frèbe, herewè « février » de *frewè, halažètš « fléau » de flagellu,
halama « enflammer » de flammare, herega « frictionner » de fricare, heritus « fritons »
de *frīctones, herüto 1170 « fruits » de fructu, herèše « frêne » de fraxinu.

Les formes que les divers phénomènes envisagés jusqu'ici n'avaient pas stabilisées
ont subi une interversion, c'est-à-dire que l'r métathèse en syllabe inaccentuée
et qui était imprégné de la voyelle qui le suivait à passé à travers pour ressortir
en définitive à la place où son articulation ne présentait aucune difficulté, à savoir
en fin de syllabe, après la voyelle. On peut diviser les exemples en deux catégories :

α — Ceux dans lesquels la liquide avait été amenée dans la première syllabe
par une métathèse :

curbi « recouvrir le blé semé » de *crubi de cubri (cette forme cubri existe aussi,
mais seulement dans le sens général de « couvrir » ; elle est due à l'influence du
français ou même empruntée au français) ; — descurbi « découvrir (au sens
propre) », et aussi « trouver » ; la forme descubri, peu usitée, est plus récente et
ne s'emploie guère qu'avec le sens de « trouver, inventer » ; elle a subi l'influence
du français ou lui est empruntée ; — cürba « recueillir, recouvrer » de *cŭperare.
L'ü dénote un emprunt à un patois de la plaine, mais il n'en résulte pas que la
métathèse ne se soit pas accomplie en luchonnais et postérieurement à l'emprunt ;
Garbyèw « Gabriel » ; — Carbyewles « Crabioules (nom de montagne) » de
341*capriolas. On a aussi Crabyewles, qui est même plus usité à cause de l'influence
continue que crabo exerce sur ce mot. Enfin on a Carabyewles, qui n'est ni l'un
ni l'autre, et qui est presque aussi bien l'un que l'autre, car dans ce patois il faut,
une très grande attention pour savoir, lorsqu'il s'agit d'une syllabe inaccentuée, si
l'r est avant ou après la voyelle, si l'on vous a dit par exemple cürba ou *crüba ou
même *cürüba. Il n'y a pas assez de différence entre ces trois prononciations pour
qu'aucune d'elles soit choquante. Il n'en est pas de même en syllabe accentuée, où
l'on serait violemment heurté par un *carbo venant à côté de crabo. Mais en définitive,
pour qui sait entendre, les trois formes sont distinctes : Carabyewles est dérivé
de Crabyewles, et son r intervocalique n'a qu'un seul battement ; dans les deux
autres formes l'r est roulé, et l'impression n'est pas la même selon qu'il roule au
début ou à la fin de la voyelle 1171.

β — Ceux dans lesquels la liquide a toujours été dans la syllabe inaccentuée :

pardyó « pré sur l'emplacement d'une écurie » de *pratina ; cf. le nom propre
Pradines dans la plaine ; — percyew « par là » de *per-eccu-ibi par l'intermédiaire de
*peracyew ; cf. larboustois pracyew ; — parcró « pour cela » de *per-eccu-illu par
*peracro ; cf. larboustois pracro ; — perpaw « barre de fer servant à faire un trou
pour y enfoncer un pieu, avant-pieu » de *prae-palu ; cf. larboustois prepaw ; —
burdakin « brodequin » ; — perbitèro « presbytère » 2172.

Toutefois s'il y a déjà une consonne implosive dans la syllabe inaccentuée, la
liquide ne peut que rester combinée avec l'occlusive initiale :

crumpa « acheter » de comparare ; — escrumba « balayer » de *excombrare ; —
brespalh « goûter du soir » de *uesperaculu ; — trempa « tremper » de temperare ; —
brembas « se souvenir » de memorare se.

Ce dernier exemple est intéressant parce qu'un r ne peut pas venir se combiner
avec un m, qui est une continue. *Membras est donc devenu d'abord *bembras par
assimilation de l'm initial avec le b qui ouvrait la syllabe suivante ; et ce n'est
qu'après cette assimilation qu'a eu lieu la métathèse.

cresta « châtrer » est dû au mélange de castrare avec cristare, cf. roum. cresta
« faire une entaille ». On dit à Luchon même cresta ʼb blammòru « couper la tête
(litt. la crête) du maïs (pour que l'épi se développe) ». Sans l'existence de cristare,
*castra serait resté intact (cf. groupe -str-, p. 346).

Les deux exemples crumpa et trempa doivent être cités ici, mais il convient de
noter qu'ils n'ont pas de valeur démonstrative, parce que ce sont des mots voyageurs.
Crumpa, terme commercial, a envahi tout le midi de la France, et trempa,
terme plus ou moins médical, occupe un domaine moins régulièrement délimité,
mais beaucoup plus étendu.

Le mot dawbrè « ouvrier » n'est pas devenu *drawbè parce que l'ancienne forme
342est awbrè et que la préfixation du d est postérieure à l'accomplissement des métathèses.

La liquide reste aussi combinée en syllabe initiale inaccentuée lorsque la syllabe
suivante commence par une consonne continue. Les continues repoussent autant
qu'il leur est possible le contact de la liquide (cf. L'interversion, p. 246), même si
le contact existait originairement :

grumant « gourmand », cruƀas « corbeau » de *corvaciu, triwer « tiroir », presék
« pêche » de persicu avec déplacement d'accent.

Mais l'n et le š, qui ont à peu près même point d'articulation que l'r, ne le
repoussent pas :

pik-kurnélh « pic noir (oiseau) », turšun « torchon ».

Après que les mots qui ont subi en luchonnais une métathèse de cette nature
ont été ainsi examinés, expliqués et classés, peut-on considérer que l'étude de la
métathèse de ce type en luchonnais est achevée ? En aucune mesure.

Avant de déclarer que toutes les fois qu'une liquide se trouvait après une occlusive
en syllabe non initiale elle est allée se combiner avec la consonne qui ouvrait
la première syllabe, il faut s'assurer que le vocabulaire a été intégralement
dépouillé et qu'il ne se présente pas, à côté des exemples cités, des mots ou des
catégories de mots qui les contredisent. Est-ce que dans les infinitifs en -ire, qui
ont dû présenter presque tous à une certaine époque, après la chute du premier
des deux e, le groupe postaccentué occl. + r, l'r a toujours passé dans la première
syllabe ? Jamais. En a-t-il été empêché par le reste de la conjugaison,
parce qu'il n'y avait pas d'r dans les autres formes ? Évidemment non ; l'infinitif,
quoiqu'étroitement uni à la conjugaison, en est d'autre part suffisamment isolé
pour garder son indépendance et pouvoir dans beaucoup de cas apparaître, grâce à
son évolution propre, sous une forme tout à fait particulière. Si une classe de mots
aussi importante que ces infinitifs échappe tout entière à la métathèse, c'est que
cette dernière n'obéit pas à une règle et n'est régie que par le hasard. Mais il faut
constater que si l'r de ces infinitifs n'est pas allé se placer dans la syllabe initiale, il
n'est pas non plus resté à sa place originaire ; il est tombé. Cette observation ne
résout pas la difficulté ; elle en change seulement l'aspect. Car pourquoi les autres
r placés après une occlusive postaccentuée ne sont-ils pas tombés aussi ? Pourquoi dit-on
prawbe « pauvre » ? pourquoi hawre « forgeron » de fabru ? Il est nécessaire
d'élucider la question.

Il faut remarquer d'abord que r final ou devenu final tombe en luchonnais (seul
le mot per « par, pour » a gardé son r, grâce à sa qualité de proclitique) :

parti « partir » de partire, surti « sortir » de sortire, canla « chanter » de cantare,
herega « frictionner » de fricare, pladé « plaisir » de placēre, dewé « devoir » (subst.)
de debēre, traydu « traître » de traditore, mulhè « femme, épouse » de muliĕre, lu
« fine fleur » de flore, awta « autel » de altare, žé « hier » de heri.

Mais il s'agit, dans tous ces exemples, de r suivi primitivement d'un e final et
venant lui-même immédiatement après la voyelle accentuée. Ni capere ni pauperu
ne présentent le même cas. Ici l'r est à la fois suivi et précédé d'une voyelle inaccentuée,
et toutes deux sont caduques. Pourtant capere et pauperu n'ont pas été
traités de même, puisque l'un a donné cabe et l'autre prawbe, c'est-à-dire *pawbre.
Cette différence de traitement oblige à envisager la question de la chute des
voyelles postaccentuées.343

Toutes les voyelles postaccentuées, sauf a, sont tombées dans ce patois, mais elles
ne sont pas tombées toutes à la même date. L'o (u) final et l'e final ne sont pas
tombés en même temps. On est renseigné à cet égard, par exemple, par l'état de
l'espagnol et du portugais, dans lesquels o (u) final persiste d'une manière générale,
tandis que e final est tombé dans la plupart des cas. Il en résulte que l'e tombe
plus tôt que l'u ; une voyelle tombe d'autant plus vite qu'elle est plus fermée, et
si elle est ouverte il faut qu'elle se ferme progressivement avant de tomber. Ainsi
l'a final devient ò, puis ó (celui du luchonnais est encore assez ouvert) ; pour
tomber comme en français, il faut encore qu'il passe auparavant d'ó à è. Or la chute
de la voyelle postaccentuée pénultième ne s'opère pas non plus d'un coup ; elle
est intimement liée à l'état de la voyelle finale. La pénultième tombe d'autant plus
tôt que la finale est plus solide, c'est-à-dire plus ouverte. Ainsi l'on sait par
d'autres langues qu'elle tombe d'abord quand la finale est a. Par conséquent, dans
ce patois, elle est tombée plus tôt quand la finale était u que lorsqu'elle était e : on
a dit *pawbro alors qu'on disait encore *cabere.

Puis l'e pénultième de *cabere est tombé, d'où *cabre, qui se confond alors avec
tous les mots qui n'ont jamais eu d'e à cette place, comme uentre. C'est à ce
moment que le mot livre (masculin) est entré dans la langue ; comme il y est venu
du français, il ne s'est pas présenté sous la forme libru ou libro, mais sous la forme
livre, d'où *libre.

Puis l'e final est tombé à son tour ; mais comme le groupe final qui résultait de
sa chute n'était pas prononçable en luchonnais, il est réapparu ou apparu immédiatement
un e devant l'r, d'où *caber, *benter, *liber. Ces formes se trouvent
encore aujourd'hui dans certains parlers béarnais.

Ce n'est qu'alors que cet r devenu final est tombé, d'où :

cabe « contenir », bente « ventre », libe « livre », dide « dire » de dīcere, code
« cuire » de *cocere, esparže « répandre le fumier » de spargere, žünhe « joindre,
atteler » de iungere, pláde « plaire » de *placĕre, léže « lire » de legere, bespe « soir »
de uespere, marbe « marbre » de marmore, lüde « luire » de *lucĕre, sòbe « tremper,
dissoudre » de soluere, hüže « fuir » de fugere, séde « pois » de cicere, arbe « arbre »
de arbore, lèbe « lièvre » de lepore, béne « vendre » de uendere, hyéne « fendre » de
findere, enténe « entendre » de intendere, préne « prendre » de prendere, setéme
« septembre » de septembre, deséme « décembre » de decembre 1173.

On a vu plus haut le traitement de uentre prouver qu'il y avait eu une phase
*cabre sans e devant l'r. Une autre preuve de l'existence de cette phase est fournie,
par les verbes en -dĕre, car leur d est devenu y, et il n'a pu le faire qu'à un moment
où il était en contact avec l'r. Soit le mot cadere « tomber » ; il est devenu *cadre,
puis *cađre, puis *cayre, puis *cayr, et au moment de la chute de r final : cay. Autres
exemples vus plus haut (p. 340) sous leur forme antérieure à la chute de la
finale : crey « croire » de crēdere, béy « voir » de *uidĕre, pay « père » de patre, may
« mère » de matre.

Pendant tout le temps que ces diverses modifications ont mis à s'accomplir,
*pawbro n'en a subi aucune. La métathèse ne s'est pas encore produite.

A ce moment l'o final se ferme et s'affaiblit en e : *claro « clair » devient
*clare, *pawbro devient *pawbre.344

Puis ce nouvel e tombe partout où il n'est pas précédé d'un groupe qui le
soutient, et si par sa chute un r devient final il tombe à son tour, d'où : cla
« clair » de claru, lu « leur » de illoru, « soir » de seru, « dur » de duru 1174.

Les mots dans lesquels l'r a été précédé d'un yod compliquent un peu la question,
parce que le maintien de l'e final et par suite la chute de l'r dépendent de
l'état de ce yod, c'est-à-dire d'une part de son origine, et d'autre part de la nature
de la voyelle qui le précédait au moment où l'on est parvenu :

Après è ouvert un yod provenant de t devant r était tout à fait implosif et
par suite l'e final et l'r sont tombés (puis le yod a disparu lui-même) : « Pierre »
de Petru par * Pèyre, arrè « arrière » de rĕtro par *rèyre.

Après un ancien ò ouvert, un yod provenant soit de yod après r, soit de c
devant r, était tout à fait implosif, ce qui n'a rien de surprenant puisque cet ò
était devenu  ; par conséquent la finale -re est tombée, puis le yod a disparu en
fermant l'e qui le précédait, d'où : cwé « cuir » de coriu, swè « beau-père » de
socru.

Après un é fermé, le yod provenant de t ou de g devant r n'était certainement
pas encore tout à fait implosif au moment dont il s'agit ; il formait encore
groupe avec l'r ; par conséquent la finale -re subsiste : béyre « verre » de uitru,
nére « noir » de nigru. Dans ce dernier toute trace du yod a disparu par la suite,
mais le contraste qu'il forme avec béyre prouve que ces deux yods de deux origines
différentes ne se sont jamais tout à fait confondus.

Après un a, il y a de même une différence suivant que le yod provient d'un
g, d'un ancien yod ou d'un t ; le premier maintient le groupe : gwayre « guère »
de waigaro, et les deux derniers le laissent tomber : crabè « chevrier » de caprariu,
aray « charrue » de aratru 2175.

Au moment où l'on est parvenu on a encore : *pawbre « pauvre » de pauperu,
*bespres « vêpres » de uesperas, *cweybre « cuivre » de cypreu.

Ce n'est qu'après l'accomplissement de tous ces phénomènes qu'a eu lieu la
métathèse portant un r combiné inaccentué dans la syllabe initiale accentuée.
Alors *pawbre est devenu prawbe, *bespres est devenu brespes 3176.

Mais il y a d'autres cas encore dans lesquels il ne s'est pas produit de métathèse :

La syllabe initiale commençait par une voyelle. Il s'agit d'une consonne
combinée dont la prononciation fait difficulté ; c'est en tant que combinée qu'elle
345est déplacée, parce qu'elle est attirée par une consonne initiale avec laquelle elle
peut se combiner. Si donc la syllabe initiale ne commence pas par une consonne
il n'y a rien qui l'attire dans cette syllabe.

Lorsque la syllabe initiale est inaccentuée et celle qui contient la consonne
combinée accentuée, la difficulté est vaincue par la force de l'accent et le phonème
combiné reste en place :

abryéw « avril », abric « abri » 1177, où l'r est en somme dans les mêmes conditions
que dans crábo.

Lorsque la syllabe initiale est accentuée, c'est un autre phénomène, l'interversion
(cf. p. 239), qui écarte la difficulté :

òrbi « j'ouvre » de *obri de *operio. C'est sur cette forme et sur les autres
formes accentuées sur l'initiale : òrbes « tu ouvres, que tu ouvres », òrbo « que
j'ouvre », etc. que s'est modelée toute la conjugaison ; l'infinitif *ubrí, par exemple,
ne pouvait pas devenir de lui-même urbí, puisqu'un r combiné accentué ne passe
pas dans la syllabe précédente lorsqu'elle commence par une voyelle inaccentuée.

Toutefois l'interversion ne se produit pas si la syllabe accentuée commence par
une voyelle déjà suivie d'une consonne implosive ; la place n'étant pas libre, la
liquide garde la sienne :

üscle « il passe à la flamme » de üstulat, asclo « bûche » de *ascla.

La syllabe initiale commençait par une continue autre que f, c'est-à-dire
inapte à se combiner en luchonnais. Ici encore la liquide n'est attirée par rien
dans la syllabe initiale :

landrayre « lambin », lambrét « éclair », manòbro « manœuvre », marbrayre
« marbrier », matrük « trique », mescla « mêler », mesplo « nèfle » de mespula,
žendre « gendre » de generu 2178.

La place où aurait pu se porter la consonne susceptible d'être métathésée
était déjà occupée :

*cweybre « cuivre », où dans la première syllabe il y avait déjà une consonne
combinée, le w, et une consonne implosive, le y. La difficulté constituée par IV
combiné a été écartée par un autre procédé : le b a été en quelque sorte écrasé
entre le y et l'r, d'où cwéyre ; c'est ainsi qu'en montalbanais (non loin de Luchon)
*pawbre « pauvre » est devenu pawre, et qu'en larboustois (à l'ouest de Luchon)
*awbri « ouvrir » est devenu awri.

Le groupe -str- ne cède pas son r, quelle que soit la nature des syllabes et
des phonèmes qui le précèdent. C'est un phénomène que l'on a déjà constaté
pour d'autres parlers, à propos de l'interversion, p. 246, et qui tient à la nature
des phonèmes de ce groupe, qui ont tous trois leur point d'articulation dental :

pastre « pâtre » de pastor, cabestre « chevêtre » de capistru, hyestro « fenêtre »
de fenestra, mèstre « maître » de magistru 3179.346

Tout le vocabulaire de Bagnères-de-Luchon ayant été envisagé et tous les mots
qui présentaient une liquide combinée ayant été examinés, il est manifeste que la
métathèse considérée s'accomplit dans ce parler d'une façon parfaitement régulière
et constante. Dans les mots où elle ne s'est pas produite il y avait des conditions
particulières qui ne le lui permettaient pas. Ces conclusions peuvent être considérées
comme acquises, et il est facile de voir qu'elles sont vraies aussi dans les
autres parlers.

Les métathèses de ce type peuvent se présenter suivant les parlers et les
époques avec des modalités plus ou moins différentes.

Ainsi une petite fille (G.B), observée très soigneusement à l'âge de 20 à
22 mois, ne tolère ni un r implosif devant consonne ni un r combiné en syllabe
non initiale ; elle fait de l'un et de l'autre un r combiné en syllabe initiale.
La grande différence entre cet état linguistique et celui du luchonnais c'est
qu'ici tous les r implosifs devant consonne sont évités, tandis qu'à Luchon
ils sont recherchés et créés dans diverses conditions peur remplacer les r combinés.
La petite fille disait communément :

crouvir pour couvrir, crouveture pour couverture, vrente pour ventre, récher pour
chercher, égrade pour regarde, jagradin pour jardin, proter, prote-moi pour porter,
porte-moi.

Elle a dit une fois la rèbe au moment où on venait de lui dire l'herbe.

Elle s'est aperçue de son erreur d'abord pour proter, prote-moi, qu'elle employait
très fréquemment ; alors elle s'est mise à dire pendant quelque temps avec un
effort très sensible, en traînant sur la voyelle qui précédait l'r et en s'arrêtant
légèrement devant lui : pô-rter, pô-rte-moi. Ce dernier point montre nettement que
l'enfant éprouvait une grande difficulté à articuler un r implosif devant consonne,
et confirme le principe général que la métathèse est provoquée par le besoin
d'articuler plus commodément.

Quelques-uns de ces exemples présentent des particularités qu'il y a lieu de
remarquer. D'abord vrente où l'r est venu se combiner avec la consonne initiale
bien qu'elle fût spirante ; mais le groupe initial vr- ne fait aucune difficulté en
français, comme le montrent vrai qui a laissé tomber un e étymologique entre le
v et l'r et vrille dont l'r est adventice. La forme égrade « regarde » est sans doute
pour *régrade par dissimilation instantanée ; l'r implosif ne pouvant pas aller se
placer après l'r initial s'est combiné après la première consonne qui le permettait.
Le groupe chr- étant impossible en français le *chrécher attendu à la place de
« chercher » a perdu instantanément son ch initial, d'autant plus aisément que le
second ch exerçait sur lui une action dissimulante, d'où récher. Une forme *jradin
pour « jardin » n'était pas possible, le groupe initial jr- n'existant pas plus en
français que chr- ; il aurait donc fallu que l'enfant, pour combiner l'r avec la
347consonne initiale, changeât cette dernière en une occlusive articulée à peu près
dans la même région, et qu'au lieu de dire *jradin elle dît *gradin ; mais elle
avait senti le ja- qui lui était facilement prononçable, d'où jagradin qui est un
compromis entre *jradin impossible, *gradin qui ne donne pas satisfaction et
*jaradin qui est une tentative d'émission de *jradin. Cette hésitation articulatoire
et le compromis auquel elle aboutit instantanément ont pu se reproduire toutes
les fois que l'enfant a eu à prononcer ce mot pendant une certaine période. Quant
à larèbe « l'herbe » il confirme la phase irréalisée *jaradin ; en effet *lrèbe était
impossible et il fallait introduire un élément vocalique entre l'l et l'r ; cette
voyelle aurait pu être un e aussi bien qu'un a, mais a l'a emporté parce que le mot
la était fréquent dans la bouche de l'enfant, et il est mieux d'écrire la rèbe en
deux mots.

Voici quelques autres phénomènes de métathèses se rattachant dans d'autres
langues au type crabo sous des aspects plus ou moins divers.

Le marathe garde difficilement une aspiration à la finale, à cause de la faiblesse
de cette dernière, qui est très caractéristique dans ce parler. Sentant qu'il va venir
une aspiration à la fin, il a peur de la perdre, et pour la garder il l'anticipe :

hād, cf. deçi āṭhī, skr. asthi- ; hoṃṭ « lèvre » de oṃṭh, cf. skr. oṣṭha- ; khāṃk de
kāṃkh « aisselle », cf. skr. kakṣa-.

Il résulte même de là en marathe une tendance générale à anticiper une aspiration
située dans l'intérieur ou vers la fin d'un mot, et à la joindre à la consonne
initiale du mot :

gheṇeṃ « prendre », prâkr. geṇhāti, skr. grhṇāti ; jhavṇeṃ « saillir », skr.
yabhati ; mhais « buffle », prâkr. mahisa-, skr. mahiṣī ; mhātārā « vieux », skr.
mahattara- ; mhetar, cf. pers. mihtar ; phattar « pierre » de plus ancien patthar.

latin vulgaire crancus (Mulomed. Chir.) « chancre, crabe » (cf. prov. cranc,
v. fr. cranche de * cranca) de cancrus qui est dans la traduction d'Oribase, de lat.
cancer.

italien fiaba, v. lorr. flave, champen. flof de fabula ; it. pioppo, roum. plop, wall.
plop, lorr. prop, port. choupo de pōpulu (peut remonter au latin vulgaire) ; parm.
pluga, plais, plüga, gén. prüza de * pūlica ; gén. freža « fougère » de *filica.

espagnol blago de baculu.

II
Ordre articulatoire

Type copou de beaucoup.

Un autre type de métathèse consiste à intervertir deux phonèmes distants l'un
de l'autre, de façon à les placer dans un ordre plus commode ou plus économique.
L'ordre choisi d'ordinaire est l'ordre expiratoire : d'abord les phonèmes à point
d'articulation postérieure, puis ceux dont le point d'articulation est plus en avant.
De cette manière la langue, au lieu de se projeter d'abord en avant pour revenir
en arrière et éprouver ainsi des secousses successives par des mouvements contraires,
348exécute sous la voûte palatine une sorte de mouvement ondulatoire qui
la rapproche d'abord du point le plus voisin du larynx, source de la parole, et
ensuite de points de plus en plus avancés. C'est une application du principe de
moindre action.

Voici des observations faites sur un enfant (R. G.) :

Cet enfant au début ne prononce pas de consonnes sonores dans les mots qui
contiennent une sourde, et il met le p et le c dans l'ordre cp, invariablement :

capè pour paquet, cópou « beaucoup » (par *peaucoup), coupè « bouquet » (par
*pouquet).

Si l'ordre cp est primitif il le laisse naturellement intact :

quépic « épingle, aiguille » = qui pique ; pique n'est pas devenu *quip dans cette
expression parce qu'elle ne faisait pour lui qu'un mot, et que ce mot commençait
déjà par c.

Mais il laisse pt et tp intacts :

pati « partir », peuteu « monsieur », Pèto-pètou, nom propre enfantin, pèti
« merci », pouton « bouton, mouton », patite « Maurice », a tap « à table ».

mn et nm ne sont pas déplacés :

mèni « merci », nümé « fumer ».

tc et ct non plus :

tictac « tictac », cateau « gâteau ».

En somme le déplacement n'apparaît qu'entre les phonèmes extrêmes, c'est-à-dire
ceux dont les points d'articulation sont les plus distants l'un de l'autre :
les labiales et les vélaires.

Exemples tirés de langues d'adultes :

français du midi : dans la région d'Agde les personnes habituées à parler le
patois, lorsqu'elles parlent français, disent : chèsse pour sèche, chousse pour souche,
dussèche pour duchesse, chasse pour sache féminin de sac et subjonctif de savoir ;
cela d'une façon absolument régulière ; il faut dire que le son š n'existe pas dans
leur patois ; la chuintante vient la première parce qu'elle s'articule plus près de la
gorge ; il y a une difficulté réelle à prononcer š presque immédiatement après s,
parce que le mode d'articulation est le même, le point très voisin, et qu'il faut
revenir en arrière ; — limous. tabai « battant de cloche » de batai employé
ailleurs ; — gasc. ajufi, ajoufi « rendre consistant comme du foie, fouler, tasser »
de afugi, dérivé de fugi « foie » ; — dauphin, tapi « patin, galoche, chaussure à
semelle de bois », prov. patin.

catalan : catalan de laketan ; *Acate « Aude » de Atace.

portugais : tancha pop. « plante, bouture » = *tampla, lat. planta (on a aussi
chanta, puis pranta et planta) ; tanchar « échalasser » et chantar, puis prantar et
plantar (la forme avec métathèse paraît être originaire de la province de Minho) ;
autres mots du même radical : tanchāo (Beira) « bouture, échalas » et chantão,
tanchágem « plantain » de lat. plantagine, et chantagem « action d'échalasser, lieu
planté d'échalas », tanchoal « pépinière » et chantoal, tanchoeira « bouture » et
chantoeira « lieu planté d'échalas, de boutures » ; — champa « plat de l'épée » =
*clampa de planca, et chanca, puis prancha, plancha « planche, plat de l'épée » de
fr. planche ; — chapa « plaque » de *clapa = *placa, et son dérivé chapada « plaine »,
puis placa. La place de l'accent ne joue aucun rôle dans cette métathèse, comme
le montre tanchágem à côté de champa. La métathèse ne s'est pas faite entre t et
ch, c et ch, puisqu'on a champa et non *cancha en face de chanca. Elle est antérieure
349au changement des groupes cl, pl en chuintantes ; elle s'est opérée entre p et t,
p et c de manière à placer ces deux phonèmes dans l'ordre expiratoire. L'l, est
resté à sa place dans le cas où le nouveau phonème qui venait devant lui était
apte à former avec lui un groupe combiné, en l'espèce le groupe cl. Quand la
consonne appelée devant lui était un t, le groupe tl étant impossible, l'l a été
entraîné par le p.

sicilien : žurru de ružžu « rozzo », žubbu « acerbo » de bužžu.

lituanien : kepú « je cuis » = v. sl. pekǫ.

prâkrit : halua- répond à skr. laghu- « léger ».

Dans beaucoup de langues les exemples sont tout à fait isolés. On ne doit pas
en être surpris, car les mots qui présentent les conditions requises sont assez
rares et la plupart d'entre eux ne sont pas indépendants : ils échappent à la métathèse
parce que leur forme ancienne est retenue soit par le thème qu'ils ont en
commun avec d'autres mots ne donnant pas lieu à métathèse, soit par les éléments
suffixaux qui sont d'un usage courant et reconnus par le sujet parlant.

Type contifour de confiture, capiota de tapioca.

Quand le mot contient trois consonnes ou davantage, il n'y en a le plus souvent
que deux qui entrent en jeu, c'est-à-dire que le principe de moindre action ne
s'applique qu'à deux d'entre elles et les autres restent où elles étaient.

Il en peut résulter que toutes les consonnes du mot se suivent dans un ordre
expiratoire parfait :

un Allemand disait régulièrement en français contifour pour confiture ; le t et l'f
ont seuls été en cause ; le c est resté où il était sans jouer aucun rôle.

français : Pléchâtel, Bas-Maine, etc. kašiñar « chicanier, grincheux », kašiñė
« gronder pour rien », à côté de šikėnó, -wėr « chicanier, -ière ». Il s'agit d'un
mot emprunté (au normand) à deux reprises ; l'emprunt ancien est celui qui a
subi la métathèse, l'emprunt récent est resté intact. Cet exemple est remarquable
parce que les voyelles ont été entraînées par les consonnes qui s'appuyaient sur
elles, d'autant plus aisément qu'elles aussi se sont trouvées par là placées dans
leur ordre articulatoire. — Langued. culèfo « peau des grains de raisin ou des
groseilles, cosse des légumes », prov. cufello dérivé de cofo « coiffe, cosse des
légumes, peau de raisin, de lentille, de haricot, écorce d'arbre, etc. » — Langued.
calhibo, calibo « cheville » de cabilho, gasc. calhiwe de cawilhe.

espagnol : Santander inonimia = ignominia, desanimao = examinado ; ino- dans
le premier mot et le préfixe des- dans le second ne sont pas entrés en jeu.

portugais : dialectes créoles d'Afrique Gilboa de Lisboa c'est-à-dire Ližboa ; —
Algarve costiar « tondre » de tosquiar ; il n'y a dans le premier exemple que l'l et
et le ž, dans le second que le t et le q qui ont permuté ; — Alemtejo vagaire
cataplario
« vigario capitular ».

breton : difoupa « débucher, débusquer » de diboufa ; au surplus il faut noter
pour ce mot l'influence à peu près certaine de difourca, qui a le même sens ; —
vannet. kinivy « mousse d'arbre » en face de léonard ancien kifny (aujourd'hui
plutôt kinvy) ; — vannet. keṅderf « cousin » en face de gall. cenfder, v. bret.
comnidder ; — vannet. kanivet « toile d'araignée » en face de léon. kefniden « araignée »,
gall. cyffniden (en laissant de côté dans ce mot le t final). Dans ces trois
mots vannetais le k- initial nest pas entré en jeu.350

skr. lalāṭa- « front » est en prâkrit par dissimilation nalāḍa-, et, avec intervention
du préfixe ni-, nilāḍa-, d'où par métathèse niḍāla-.

marath. kekat de ketak « pandanus odoratissimus », guzr. ketak, cf. skr. ketaka (métathèse
favorisée par un sentiment de redoublement).

Mais le plus souvent la mise en ordre ne s'étend qu'à une partie du mot. C'est
le cas de fr. capiola, forme fréquente dans le peuple, pour tapioca. Le t et le c
sont seuls entrés en jeu et le p n'a pas été touché ; il est vrai que py est un groupe
commode en français, tandis que le ty qu'eût fourni *catiopa eût été un groupe
instable tendant à s'assibiler, d'où *caisopa, *casopa, dont la différence avec le point
de départ eût choqué le sujet parlant. Au total d'ailleurs le mot s'est amélioré,
car pour tapioca l'articulation se porte très en avant dans le canal buccal pour le t,
va plus en avant encore pour le p, puis revient brusquement très en arrière ; pour
capiota elle commence très en arrière, puis se porte très en avant, mais ne recule
ensuite que très peu.

rhodanien tòupira « tirer aux cheveux, par les cheveux, tirailler, houspiller »,
ailleurs pòutira, pèutira ; métathèse purement mécanique dès que l'idée de poil
« cheveu » n'est plus saisie.

espagnol (Santander) estógamo de estómago ; esto- n'est pas entré en jeu ; *esgotamo
n'aurait pas amélioré le mot, et *egoslamo aurait fait sentir au sujet parlant
qu'il bouleversait le mot.

breton : vann. digoupein « arriver, apparaître brusquement » de diboukein
(Ernouit), la syllabe di- n'étant pas en jeu ; il n'y a pas eu métathèse au point de
vue de la sonorité ; — léon. gwispid « biscuit » de biskouid, forme que le vannetais
a conservée. La sonorité ne s'est pas déplacée, et le k, qui était suivi d'un w, a
entraîné ce phonème à sa suite dans la première syllabe.

lituanien kúmstė « poing » de *punkstiā- (de Saussure), cf. v. sl. pęstĭ, vha. fūst.

slovène, serbo-croat. gomila en face de v. sl. mogyla « tas de terre » ; — slov.
gomazin = russ. magazin « magasin ».

grec sképtomai, skopéō de spek-, cf. skr. spáçati, paçyati, lat. specio, vha. spehon.

Type : espoc de escop, *at-cum de acētum.

On a une tendance à aller de l'avant suivant le mouvement expiratoire, c'est-à-dire
qu'après un premier phonème articulé à un certain endroit on met volontiers
un phonème articulé plus en avant, plutôt qu'un phonème qui demanderait un
retour en arrière pour aller ensuite plus en avant que le premier phonème. Dans
ce cas le phonème articulé plus en arrière est émis après : on a mis dans l'ordre
expiratoire ce qui pouvait y être mis, et ce qui reste vient ensuite comme il peut :

m. irl. espoc de escop de lat. episcopus ; — espoc de escop de lat. scyphus ; — esbicul
de escibul de lat. scyphulus.

fr. étincelle, log. istinkiḍḍa de *stincilla de scintilla.

lat. vulg. *sūdica de sūcida (cf. v. fr. surge, v. prov., catal. sutge, franc.-comt.
sütš, sœtš), — it. sudicio de sucido.

tarent, suticare « poursuivre », campidan. sodigai « suivre » de lat. vulg. *secutare
(cf. otrant. secutare, sicil. sicutari). Les deux premières voyelles aussi ont été
métathésées ; c'est qu'après le t l'i est plus normal que l'u, qui demande un retour
351en arrière ; et c'est sans doute encore plus que l'u a été attiré après l's sous l'influence
des nombreux mots commençant par su-, respect. so-.

Les voyelles d'ailleurs sont aussi à considérer pour la moindre action à obtenir
par l'ordre expiratoire, bien que le plus souvent leur rôle paraisse être négligeable
dans les métathèses consonantiques. On a vu plus haut (p. 350) dans kašiñar une
métathèse vocalique accompagner la métathèse consonantique ; il est fort possible
que dans le type espoc l'e joue un rôle pour marquer le mouvement en avant : d'e
on passe à s qui est plus en avant, puis à p qui est encore plus en avant, et l'on
revient en arrière pour le c ; il y a là deux mouvements successifs dont le premier
est le plus important puisqu'il embrasse trois phonèmes, tandis que le second ne
s'étend qu'à un seul ; c'est une marche assez simple, tandis que si l'on va de l'avant
pour es, que l'on revienne en arrière pour c et que l'on aille de nouveau en
l'avant pour p, la marche est désordonnée. En tout cas la première voyelle joue
certainement un rôle comme point de départ pour la marche en avant dans des
exemples comme les suivants :

lat. vulg. *atēcum (vha. ezzih) de lat. acētum (got. akeit) : après l'a on continue
à aller de l'avant, t, ordre expir. ; puis on revient en arrière pour le k qui reste,
— au lieu de revenir d'abord en arrière pour le k, et repartir en avant pour le t.

français (parler enfantin) Adegue de *aguede « Agde ».

sogdien yyδγn, yēδoxán « glacier » pour *yyγδn, *yēxoδán, cf. avest. aēxa-, oss.
yāx.

Type : mazaguin de magasin.

Un autre aspect du même phénomène consiste, étant donné trois consonnes
en jeu, à placer entre les deux autres celle dont le point d'articulation est intermédiaire :

fr. popul., enfantin, dialectal mazaguin « magasin », béarn., gasc. mazagui,
patois des Fourgs muozoguin, vénitien mazaghèn, etc. Cette métathèse est indépendante
dans chacun de ces parlers et n'est due à l'influence d'aucun autre mot ;
elle est mécanique. Ce n'est pas g et z qui ont été interchangés, car il n'y a pas
de raison pour que g et z séparés par une voyelle subissent une métathèse ; et il
n'y a pas lieu de remonter à l'arabe al-makhsan, car toutes ces formes métathésées
sont récentes et sortent de formes ayant déjà la voyelle a développée entre le g
et le z. C'est la série m-g-z qui a subi une métathèse en vertu du principe de
moindre action. Après une articulation aux lèvres on est obligé d'aller au fond
du palais pour le ga et de revenir aux dents pour le z : aller et retour compliqué.
Simplification : on part des lèvres, on passe aux dents et on arrive à l'arrière du
palais. C'est encore une manière de placer les phonèmes dans l'ordre expiratoire ;
seulement, au lieu de partir uniformément du fond de la bouche, le point de
départ et la direction sont déterminés par le premier des trois phonèmes.

portugais (Alemtejo) mánica de machina.

m. breton paluhat « paisseler » (p-l-h) de *pahulat.

latin vulgaire *fitacum (rom. fediko, fedego, prov. fetge, catal. fedge, lombard
fideg, piém. fidik, v. fr. firie, béarn. hidye, tarent. fético, Bari féddeche) de fícatum
(tosc. fégato, nap. fécato, sic. fikatu, esp. hígado, port. figado).352

III
Analogie

Une autre catégorie de métathèses est constituée par celles qui consistent à placer
les phonèmes dans un ordre que présentent certains modèles phonétiques, c'est-à-dire
dans l'ordre dissimilatoire, ou dans l'ordre qui est fourni par une catégorie
morphologique, ou même dans un ordre qu'appelle un mot isolé qui intervient
soit par étymologie populaire soit pour toute autre cause.

Ordre dissimilatoire : type milagro de miraglo.

En espagnol où des formes comme pelitre, taladro sont régulières parce que les
groupes -tr, -dr- y sont inattaquables (cf. La dissimilation, p. 322), elles ont donné
naissance au sentiment d'un ordre : l intervocalique — r combiné. De là milagro,
palabra, peligro, qui ne sont pas réguliers en eux-mêmes, de v. esp. miraglo, parabla,
periglo.

D'ailleurs le produit de rr par dissimilation est le plus souvent lr ou rl,
et comme la dissimilation est beaucoup plus fréquemment régressive que progressive,
il en résulte un peu partout une sorte de sentiment inconscient que l'ordre lr
est plus normal que l'ordre inverse et une tendance à mettre ces deux phonèmes
dans cet ordre quand ils n'y sont pas originairement.

latin vulgaire leriquiae de reliquiae, lerigio de religio, blâmés par Diomède ; —
*colurus de corylus « coudrier » (rhétor. kóler, fr. coudre, pic. caure, prov. coldra
« cercle de tonneau ») ; — clustrum « pâtisserie » de crust(u)lum.

béarnais aulhere « oreille » de aurelhe, aulheru « oreille de la charrue, versoir »
de aurelhu, aulherus « oreillons (maladie) » de aurelhus. Cette métathèse a été favorisée
par l'existence de nombreux mots en -ere, tels que bedére « veau », estère
« copeau », barrère « barrière » et tous les mots où -ere représente le suffixe -aria
ou le suffixe -ella.

sicil. palora de parola ; — sard. Cagliari, nom de ville, de lat. Caralis.

breton : bas-léon. melver « mourir » de mervel (haut-léonard mervel, tréc.
merwel) ; — bas-léon. malver « mortel » (haut-léon. marvel) ; — teûler « jeter »,
bas-vann. toler (léon. teûrel, haut-vann. turul, taulein) ; — gelver « appeler »
d'après le Pell. (léon. gervel) ; — delc'her « tenir » (léon. derchel) ; — blérim
« meule à aiguiser » de brélim ; — kleûzeur « lampe de cheminée » de kreûzeul 1180.

pâli alāra « éléphant en rut », en skr. arāla.

Cette métathèse a pour effet et l'on peut dire pour but de placer les deux phonèmes
dans l'ordre dissimilatoire. Qu'est-ce à dire pour des mots comme teûler,
gelver, etc., alors que précisément c'est à la suite d'une dissimilation régulière qu'ils
ont l'ordre inverse dans teûrel, gervel (cf. La dissimilation, p. 278 et aussi p. 318
note, p. 319) ? C'est que l'ordre dissimilatoire, qui est toujours régressif, est
quelque chose de plus général que l'ordre produit par tel cas particulier de dissimilation.
353C'est un sentiment qui est la résultante d'un nombre de facteurs assez
grand pour annuler la résistance des forces opposées et plus faibles.

Le sentiment général est donc que r — r dissimilé devient lr ; mais ll dissimilé
ne donne pas moins généralement rl. Comment se fait-il dès lors que le
sentiment de l'ordre dissimilatoire ne soit pas aussi bien rl que lr ? C'est
qu'au sentiment que l'ordre dissimilatoire est régressif vient s'ajouter le sentiment
que le phonème dissimilé est plus faible que le phonème dissimilant et a quelque
chose de moins : n dissimilé par n devient l qui a en moins la nasalité et qui est
moins intense, n'ayant pas d'occlusion ; m dissimilé par m devient v qui a en
moins la nasalité et l'occlusion ; r dissimilé par r devient l qui a en moins le
vibrement et qui est moins intense. Il est vrai que l dissimilé par l devient r,
mais c'est un r faible, peu intense, puisque précisément l'l qui est devenu r a subi
la dissimilation parce qu'il était moins fort, moins intense que l'autre l ; il est
en effet le plus souvent intervocalique ou combiné. Voilà pourquoi c'est le type
alar qui a fait loi et non pas le type teûrel, le type geltren et non pas le type grammel.

Après rl, qui n'est pas en cause comme on vient de le voir, le produit le
plus fréquent de ll dissimilé est nl, qui a donné naissance dans beaucoup de
parlers au sentiment d'un ordre dissimilatoire, bien qu'il ne remplisse pas d'une
manière parfaite les conditions requises, ainsi qu'on le verra plus loin. On a
donc :

bas-limousin s'achanela « s'échauffer à quelque chose, s'y appliquer, s'attacher
à une occupation, se passionner pour elle » en face de lim. s'achalena, s'achalina,
prov. s'acalina ; — languedocien (Agath., Biterr.) tenilho « telline », ailleurs en
Languedoc tellino de gr. tellínē « moule » ; — rouerg. nelho « bois de brande, menu
bois pour le four » de legno « bois de chauffage », qui existe aussi en Rouergue ;
— Savoie anál'i « noisette » de aláni < *abellānia ; — Damprichard džėnèl « poule »
de gallina, métathèse favorisée par la fréquence de la finale -èl dans les féminins ;
— périgourdin Fenelun, nom d un affluent de la Dordogne et d'un château, qui
nous est connu sous une forme latine Fellenon, Feleno ; *Felenun devait devenir
par dissimilation *Felelun (cf. orpelin), puis *Felelun devait à son tour devenir par
dissimilation Fenelun (cf. pinola « pilule », niveau, etc.) ; la métathèse a mis d'un
coup les phonèmes dans l'ordre et dans l'état qu'ils auraient atteint à la suite d'une
évolution complexe.

Si l'ordre nl, on vient de le dire, ne remplit pas d'une manière irréprochable
les conditions voulues, c'est que l'n n'est pas en fait un phonème plus faible que
l ; il ne fait pas du tout l'impression d'un l qui a perdu quelque chose, car il remplace
le glissement latéral par un glissement nasal et il possède en plus une occlusion
buccale. Il ne peut être senti comme plus faible que parce que son écoulement
nasal est plus large et plus mou que l'écoulement latéral de l, et à condition
que son occlusion ne soit pas perçue. L'l au contraire donne bien l'impression
d'un n qui a perdu la nasalité, et il est en effet le produit le plus courant d'un n
dissimilé par une nasale. Il faut donc s'attendre à trouver, concurremment avec
l'ordre nl, mais dans d'autres parlers, l'ordre ln. Et ces deux traitements
contraires ne constituent pas une contradiction : ce sont deux images phonétiques
différentes, et par hasard contraires, qui se forment dans des parlers différents :

lat. (CGIL) aima de anhela (it. (a)lena, fr. haleine, prov., catal. alena).
prov. culugno « quenouille », savoyard (Annecy, Albertville) colonyė en face de
354langued., gasc., rouerg. cunulho ; — langued. luno-campano « aunée », cf. prov.
inulo- campano de inula ; dans ce mot languedocien on sent le mot luno « lune »,
comme y invite la fleur de cette plante dont le nom vulgaire est « œil de cheval » ;
mais une forme *iluna a dû exister assez tôt, comme l'indiquent fr. aunée, qui en
est un dérivé, et ags. eolone ; — v. prov. lunh « nul », ailleurs nulh ; — prov.
lèuno « oublie, gaufre » de et à côté de nèulo (nebula) ; — v. prov. agilhonada
« agenouillement » de aginolhada, marseill. ajoulina, ajulina « mettre à genoux »,
d'ajoidinoun « à genoux » ; — Querci et Dauphiné lina « hennir » de et à côté de
lang. nilha (le yod s'est perdu devant i) de enilha < *hinniculare ; — gasc. aliman
« animal ».

breton (vannetais excepté) : léon. alan ou halan « haleine », moy. bret. alazn
de *anazl, cf. corniq. anal, gall. anadl, irl. anál, gaél. anail ; en vannetais l'ordre
ancien est maintenu : anal, hanal, énal, hénal, henale (Le Gon., P. de Ch., l'A.,
G. de R.) ; — léon. balan « genêt », m. bret. balazn de banazl, gall. banadl,
corniq. banathel ; le dérivé balanec « genetaie » est livré dès le XIIIe siècle ; il sort
de banalec, qui est livré aussi et remonte à banazlec ; en vannetais on dit benal,
bonal, bonalec (Le Gon., P. de Ch., l'A., G. deR.) ; G. de R. et l'A. donnent aussi la
forme belan comme vannetaise ; comme elle ne figure pas dans P. de Ch., elle
appartient sans doute au bas-vannetais ; la forme balaznec existe dans le Catholicon
et montre, comme balazn, que la métathèse de nl en ln est antérieure à la
chute du z ; G. de R. donne hors de Vannes, outre la forme balan, les formes
bazlan, baëlan et bannal, et attribuer baëlan au bas-léonard, sans localiser les autres ;
bannal paraît indiquer que le vannetais n'est pas le seul dialecte qui ait conservé
l'ordre ancien ; baëlan, qui est non seulement bas-léonard, mais aussi trécorois
(Rev. celt.y VIII, 34) sort de bazlan, et dans ce dernier le z a été entraîné par l'l
dans la métathèse ; — léon. malan « gerbe », Cathol. malazn de *manazl, cf. corniq.
manal ; en vannetais on dit menal (P. de Ch.).

grec leĩknon « vannette » de neĩklon.

Voici quelques cas moins fréquents.

Le remplaçant d'un r dissimilé par r est assez souvent n (cf. La dissimilation,
passim) et l'n est toujours senti comme un phonème plus faible que r. Il en résulte
la possibilité d'une métathèse de rn en nr :

landais añerun « rognon » de renione, ailleurs arreñun ; — langued. agneru
« prunelle, prune sauvage », à côté de gasc. aragnu, quercin. aragnun, Carcassone
agragnu (sans doute de *acranione, cf. prov. agreno, agruno « prunelle »).

rouerg. balmo « mauve » en face de langued. malbo, menton, varma en face de
ital., prov. malva présentent aussi le b et l'm dans un ordre dissimilatoire parfait ;
on peut même se demander si l'on n'a pas affaire dans ces mots, non pas à une
métathèse, mais à une dissimilation précédée d'une dilation : *malma, d'où balma,
valma ; cette vue trouverait un appui dans l'existence de cors. malma.

sanskrit kaṇeruḥ de karenuḥ « éléphant ».

Influence d'une catégorie morphologique, type mumbra.

En béarnais on trouve, suivant les régions, à côté de membra « rappeler, faire
ressouvenir » mumbra, à côté de bremba on a brumba, à côté de desbremba « oublier »
on a desmumbra, desbrumba. Mumbra repose sur *momerare. Cette forme est due au
fait que e était la seule voyelle brève régulière en latin en syllabe préaccentuée
devant r, et que par conséquent la suite o + cons. + er + voy. accentuée était
commune dans les mots latins, tandis que e + cons + or + voy. accentuée y était
355rare et uniquement analogique, comme dans memorare. On avait par ex. ponderare,
glomerare
, nŭmerare. De même que ce dernier donne numbra, *momerare a
donné mumbra, d'où est sorti régulièrement brumba.

latin vulgaire, influence du suffixe -cla : porcacla (Marc. Empir.) de porclaca de
*portlaca, portulaca ; — coacla (Consentius) de cloaca.

lat. vulg. stentina (Mulomed. Chir.) de intestina ; influence des nombreux
mots commençant par st- et sentiment du redoublement -ten-tin- (cf. français
populaire et lapsus fréquent èstẽtẽ « intestin »).

portugais (Algarve) espetola de pistola « pistolet, pistole » ; — estrantornar de
transtornar « bouleverser » ; — estrapór de traspór « se coucher (en parlant du
soleil), s'évanouir » ; — escontorno de estrantorno sous l'influence de escontra, de
transtorno « bouleversement » ; — v. port. esmolna de elmosna (eleemosyna) ; —
on peut y ajouter escupir « cracher » de cuspir = *conspuire 1181 (mais escupir n'est
pas spécialement Algarve et existe aussi en espagnol, en provençal, en ancien français.
La forme courante en portugais est cuspir). Dans toutes ces formes influence
de es-, estra-, sans quoi la métathèse n'aurait pas eu lieu.

rouerg. odüja « aider », ailleurs ojüda ; — ozüga « aiguiser », ailleurs ogüza. Le
premier est dû à l'influence des nombreux verbes en -ža : moneja « manier »,
buja « vider », conja « changer », furja « fabriquer grossièrement », turneja « tournoyer »,
curreja « corriger », corteja « mêler les cartes », suboteja « donner des
claques sur les mamelles (aux animaux pour leur faire rendre plus de lait) ». Le
second aux non moins nombreux verbes en -ga : empourüga « inspirer de la
crainte », espiga « épier, pousser l'épi », corga « charger », plega « plier », bulega
« remuer », etc.

béarn. brünagae « bugrane (plante) ». L'r passe régulièrement dans la première
syllabe, puis la métathèse du g et de l'n est déterminée par la fréquence de la finale
-gue, -ague dans des mots quelconques tels que aygue « eau », artigue « pré »,
mais notamment dans des noms de plantes, comme arrague « fraise », urtigue
« ortie », augue « herbe des terrains marécageux », etc.

lat. vulg. padulis de palūdis « marais », cf. tosc. padule, mil. padù, sard. paule,
v. esp., v. port. paúl, roum. padúre « forêt » ; influence de la finale -ūlis (tribulis,
idulis, pedulis).

Influence de mots isolés, type caramado.

limous. caramado « camarade » doit sa métathèse à une étymologie populaire ;
on y a senti deux mots : car « cher » ou caro « visage, figure » et amado « aimé ».

v. béarn. adorgar « accorder » pour acordar ; influence de audorgar « approuver,
autoriser » de *auctoricare ; l'influence s'est manifestée non seulement dans l'ordre
des phonèmes, mais aussi dans la sonorisation de la sourde ; — en béarnais, en
face de langued. esturulha « étaler devant le feu, sécher au feu, étendre nonchalamment »
(cf. torreo), on a estuluira et estaluira ; influence de estala « étaler » ; en
rhodanien, où « étaler » se dit estarla, on dit estarluira. Noter que l'l seul s'est
déplacé, mais non le yod qui le mouillait ; — béarn. cürelhe « cuiller », à côté
de cülhere. Cet exemple est en contradiction avec aulhere vu plus haut (p. 353) ;
c'est qu'il y a eu ici influence de cüra « curer, écurer », la cuillère étant un
356ustensile qui sert à vider les assiettes et autres récipients, ct. p. ex. cüre-metau
« cure-marmite, c'est-à-dire grand mangeur, glouton », cüre-butelhes « vide-bouteilles,
grand buveur, ivrogne ».

limous. tan(f)-que-tan(t) « tout de suite » sort de tant e quand. L'expression
n'étant plus comprise, on s'est embrouillé dans ces trois occlusives, parce
qu'on a cru y sentir le mot tant répété deux fois pour insister sur l'instantanéité ;
c'est ainsi qu'en a. français on exprimait « tout de suite » par ades-ades. La perturbation
a d'ailleurs été déterminée par les locutions conjonctives si fréquentes
dont que est le second terme : dei que, avan que, aprè que, entre que ou entretan
que
« pendant que », etc. Dans le Bas-Maine on dit cant e can, ce qui confirme
l'explication par le besoin d'une répétition.

portugais (Trasmont.) azagres « raisins verts » de agrazes sous l'influence de
azedo « amer » et agro « aigre ».

latin transgulare de strangulare d'après trans gulam.

allemand spucken « cracher », forme récente (XVIIIe s.), sans doute empruntée au
fr escupir ou plutôt *escouper (cf. p. 350) ; la métathèse a été provoquée par speien.357

VIII
Phonétique syntactique

On ne parle pas avec des sons isolés, ni même avec des mots, mais en général
avec des groupes de mots et avec des phrases. Les mots éprouvent des modifications
phonétiques qui dépendent de la place qu'ils occupent dans la phrase et des
mots dont ils subissent le contact ou avec lesquels ils forment un ensemble.

Ainsi en français un bec se termine par un c complet, mais dans un bec crochu le
c de bec n'a pas de métastase et le c de crochu n'a pas de catastase. Dans un bec gracieux
le c de bec n'a pas de métastase et en outre il est sonore (Cf. L'assimilation,
p. 186).

Les mêmes phénomènes s'accomplissent dans l'intérieur des mots, et l'on en a
rencontré de semblables dans le chapitre de l'assimilation ; c'est ainsi que paquebot
se prononce avec un c sonore.

Les consonnes initiales peuvent être atteintes plus fortement que par la perte
de leur catastase. Ainsi en Franche-Comté (Damprichard) où « pour » se dit pwò
et « toi » ta, « c'est pour toi » se dit s'o pwò ta ou plus fréquemment s'o pwò tša.
La première forme n'appelle aucune observation ; elle est faite avec pwò et ta conformément
au type que présentent s'o pwò lü « c'est pour lui », s'o pwò mwa
« c'est pour moi » ; mais la seconde nous garde une forme figée née à l'époque
où l'r final de pwò, qui est complètement amuï aujourd'hui (s'o pwò ĩ tšè « c'est
pour un chat ») ne l'était pas encore, et se combinait avec une occlusive dentale
suivante pour donner une mi-occlusive dento-palatale, comme à l'intérieur des
mots : pwòtšā « porter », mètšḗ « marteau ».

En français on dit : la ptit « la petite », mais ün pœtit « une petite », en laissant
tomber l'e caduc ou en le maintenant, selon qu'il est séparé de la voyelle
précédente par une seule ou par deux consonnes, comme dans l'intérieur des
mots : tu touch(e)ras, tu porteras.

En français dans : j'ai coupé un arbre le mot arbre se termine par un r qui n'est
que chuchoté ; dans cet arbre est beau il se termine par un r sonore ; dans un arbre
géant
il se termine par un r sonore suivi d'un œ.

Tels sont les principaux types de changements phonétiques qu'un mot peut
éprouver par suite de sa position dans la phrase : altération de l'initiale, altération
de l'intérieur, altération de la finale.

Autres exemples, pêle-mêle :

vha. drenk ih « je bus » au lieu de drank ih, comme lembir) plur. de lamb
« agneau » (métaphonie).359

skt. prá haṇyate « il est frappé » au lieu de hanyate, comme bháramāṇaḥ = gr.
pherómenos.

lat. sīs de sī uīs, comme oblīscor de oblīuīscor.

sard. una gosa (à côté de sas cosas) avec g au lieu de c comme dans formiga de
formica.

gr. mod. tom batéra « le père » avec b au lieu de p comme dans lambo « je luis »
de lámpō.

Il arrive aussi que le changement syntactique n'a pas d'équivalent à l'intérieur
des mots, parce qu'il s'applique à une rencontre de phonèmes qui ne peut plus se
produire à l'intérieur. Ainsi gr. hótti « que, ce que » de *hód ti, alors que *widte
était devenu dès en panhellénique wiste.

Sont aussi des faits de phonétique syntactique la plupart des changements provenant
de fausses coupures, comme fr. mie au lieu de amie, provenant de m'amie
compris comme ma mie ; — port. Tiago « Jacques » (forme courante Iago)
abstrait de Santiago, parce que le mot « saint » n'a pas de t devant consonne.

En grec, dès l'époque du grec commun, les voyelles -o, -a, -e de la fin d'un mot
s'élident sur une voyelle initiale du mot suivant :

ap' autõn de apò autõn, kat' állo de katà állo, ta d'álla de tà dè álla.

Cette élision s'est étendue par analogie à l'intérieur des mots composés :

ap-agōgḗ de apà-agōgḗ, au lieu de l'ancien type de composition par contraction :
stratāgós.

Elle s'est même étendue aux mots terminés par un -i : ep'autoū, dans lesquels
l'-i devait phonétiquement devenir -y, et de même dans les composés : ep-aítios.
On a des restes du traitement phonétique dans prós à côté de protì : pros-épheron
= skr. praty-abharam, et par analogie pros-phérō.

En grec un autre procédé, qui n'est pas moins ancien, consiste en la contraction
de la voyelle finale d'un monosyllabe avec la voyelle initiale du mot
suivant :

tãlla de tà álla ; — att. tāutó, ion., dor. tōutó de tò autó ; — att. hānḗr, ion.,
dor. hōnḗr de ho anḗr.

En grec un -i final de diphtongue devenait y devant voyelle et s'amuissait régulièrement
dans cette position dès le grec commun. De là élision de la voyelle précédente
devenue finale ou pour les monosyllabes contraction (traitement plus
ancien) : k'ou de kaì ou, k'en de kaì en, boúlom ego de boúlomai ego, hadelphoí de hoi
adelphoí
 ; — att. kāpì de kaì epì, dor. kēpi. Plus tard la diphtongue fut rétablie
d'après la position devant consonne : kaì epì.

En grec -ns final se réduisait à -s devant initiale consonantique : crét. tòs kādestans
à côté de tòns eleuthérons, es tòn à côté de ens orthón, cf. à l'intérieur pherósthō
de *pheronsthō.

On sait qu'en attique, entre autres dialectes grecs, ek s'emploie devant les consonnes
et eks devant les voyelles : ek toũ, eks autoũ. C'est que l's disparaissait normalement
entre deux consonnes différentes l'une de l'autre : hom. émeikto « il se
mêla » de *emeiksto.

Dans beaucoup de langues il se développe une voyelle devant une consonne
continue initiale. Ceci suppose pour cette consonne une prononciation un peu
intense, qui la fait changer de syllabe et la rend décroissante (de croissante qu'elle
était) si elle est immédiatement suivie d'une autre consonne : moyen-ind. istrī-,
prâkr. itthī- = skr. strī- « femme » ; persan ispēd « blanc », išnōša, ašnōša « éternuement » ;
360gr. ísthi « sois » cf. gāth. zdī, gr. tardif istratiôtes ; lat. vulg. ispiritus, espiritus,
etc. — Quand la consonne initiale était suivie d'une voyelle elle s'est plus
ou moins nettement géminée, c'est-à-dire que sa première partie est devenue
décroissante, la seconde restant croissante. Le phénomène est très net en basque
et en gascon montagnard, où r- initial est devenu arr- ou err- : gasc. arrey « roi ».
Dans le plus grand nombre des autres langues la géminée s'est réduite à une
consonne simple et croissante après le développement de la voyelle prothétique :
armén. erek « soir » cf. got. riqis, skr. rájaḥ « obscurité », gr. érebos « id. » ; gr.
alinō « j'enduis » cf. lat. līnō ; gr. amélgō « je trais » cf. lit. mélžu ; gr. omíkhlē
« nuage » cf. lit. miglà « d. » ; gr. anepsiós « neveu » cf. lat. nepōs ; gr. hom.
eérsē « rosée » de *ewe-, crét. áersa, à côté de érsē cf. skr. varṣáḥ « pluie ».

En v. irl. t-, c- initiaux sont devenus Þ, x après une finale vocalique :
charit
« deux amis », dī thuaith « deux peuples » cf. skr. dvâ, gr. dúō et irl. cara
« ami », tuath « peuple », comme à l'intérieur du mot dans māthir « mère » cf.
lat. māter et fiche « 20 » cf. skr. viçátiḥ.

Dans les même conditions celt. b, d, g, sont devenus spirants : ā dē « ô Dieu »
= ā đē.

Dans les mêmes conditions encore f irlandais initial (= w i.-e.) et s initial
sont devenus h, puis zéro : irl. ā fir « ô homme » = *ô wire, a ṡuide « son siège »
cf. skr. asyá et sadas-, comme à l'intérieur ōac, ōc « jeune » de *yownkos, cf. gaul.
Jovincillos, et siur « sœur » cf. skr. svásar-, lat. soror.

En valaisan (Suisse) p, t, k initiaux se sont combinés avec un s final précédent
pour aboutir à la spirante correspondante f, Þ, x : ī frās « les prés », lieu dit, de
plus ancien ys Pras, i Þòrèn « les torrents », i hòmbè « les combes », comme à
l'intérieur rāfa de raspa (cf. fr. nêfle de mespilu), èÞan « étang », pāhè « Pâques ».361

IX
La fin de mot 1182

Il est bien connu que la fin d'un mot peut éprouver un traitement spécial par
le fait que ce mot est à la fin de la phrase ou devant une pause. Mais il y a
plus. Toutes les unités sémantiques se terminent par une finale qui peut comporter
un traitement particulier, et les unités sémantiques sont constituées suivant
les langues par des mots ou des groupes de mots. Dans la plupart de nos langues
modernes, français, allemand, anglais, les unités sémantiques sont des groupes de
mots, et ces groupes sémantiques sont en même temps des groupes accentuels ;
mais dans les langues indo-européennes les plus archaïques, sanskrit, grec, lituanien,
il n'y avait pas d'accent d'intensité, mais un ton, et, sauf le cas unique des
enclitiques, chaque mot valait à lui seul un groupe sémantique des langues plus
modernes, était libre et indépendant, et présentait une fin de mot.

Ces fins de mots subissent souvent des traitements particuliers qui ne se
retrouvent pas à l'intérieur des mots. Ainsi en sanskrit nous savons par les grammairiens
que les occlusives finales étaient essentiellement implosives et paraissaient
comme « écrasées » ; elles étaient sourdes ou sonores selon qu'elles étaient
suivies d'une sourde ou d'une sonore, consonne ou voyelle, tandis qu'à l'intérieur
du mot une occlusive ne perdrait sa qualité de sourde que devant une occlusive
sonore et sa qualité de sonore que devant une consonne sourde. On dit à
l'intérieur pità, pítriyaḥ avec un t primitif, dadbhíḥ « au moyen des dents » de
dat-, patsú loc. plur. de pad- « pied » ; mais en fin de mot on a non-seulement
ádād bhrâtrē « il a donné au frère » de ádāt et tâát páçu « le bétail » de tad, mais
aussi ádād ánnam « il a donné de la nourriture », brhad-rathá- « qui a un grand
char » de brhat-.

En grec, en celtique, en arménien, en baltique, en slave, en germanique, ces
occlusives finales réduites à l'implosion se sont totalement amuies : à skr. ábharat
« il portait » répond gr. éphere, arm. eber ; en v. irl. no beir « il porte » = *bheret ;
à skr. váhet 3e sg. opt. répond lit. te-vežë, v. sl. vezi (« aller en voiture ») ; à skr.
bháret 3e sg. opt. répond got. baírai, vha. bere. En latin dans les cas de ce genre
on a toujours -d, qui est la généralisation du traitement ancien devant phonème
sonore : v. lat. fēced, istud, etc. (la forme classique fēcit est due à une généralisation
de la finale primaire = -eti : uehit de *ueheti).363

L'-s final de mot a subi un traitement comparable à celui des occlusives. Il est
devenu implosif ou décroissant et par suite faible. Comme les occlusives il est
resté sourd devant sourde et est devenu sonore devant sonore, voyelle ou consonne,
alors qu'à l'intérieur il ne devenait sonore que devant occlusive sonore.
En sanskrit cet -s faible est devenu -ḥ à la pause, c'est-à-dire une sorte d'aspiration
à point d'articulation mal défini : áçvaḥ « cheval », même après un i ou un u
il était d'abord devenu en indo-iranien : áviḥ « brebis ». Devant consonne
sourde il reste -s (respectivement -ṣ, pour ne point parler des assimilations subies
ou provoquées par ce -ṣ selon le point d'articulation de l'occlusive suivante) :
divás pári, dyāúṣ pita. Devant sonore *-az est devenu *-aḥ avec un -ḥ sonore, c'est-à-dire
très analogue à un -g faible ; ce g était un phonème étranger au système
phonique du sanskrit ; la finale *-ag provenant de *-az a donc évolué en *au, d'où
-o : çrutābhyo vā (de çrutābhyas), sauf peut-être devant occlusive dentale, où il se
serait produit une différenciation analogue à celle qui a fait à l'intérieur edhí
« sois » de *azdhi (cf. la formule védique sure duhitâ « fille du soleil » ; la finale -o
s'est ensuite généralisée même devant dentale : yo dámē). Dans la finale *-āz l'élément
spirant s'est amui, sans doute à la phase *-āḥ (avec sonore). Dans les finales
*-iž et *-už le faible a évolué régulièrement en -r : çrutair iva, vāyur vāti.

En arménien il est vraisemblable que l'-s final devait subsister, sous une forme
faible, devant une consonne, au moins devant certaines, mais qu'à la pause et
devant voyelle il devait devenir un simple souffle, h, tendant à s'amuir. Ce dernier
résultat s'est généralisé : mard « homme » = skr. mrtáḥ, haur « du père » = gr.
patrós, sauf au nominatif pluriel où le sentiment de la valeur morphologique de
ce -h final, loin de le laisser s'amuir, l'a renforcé en -kh : mardkh 1183. Ce -kh est
devenu en arménien l'indice essentiel du pluriel, non seulement dans les formes
diverses de déclinaison ou de conjugaison où un -s final après voyelle était la
principale caractéristique du pluriel par opposition avec le singulier, mais aussi
dans certaines formes qui n'avaient pas primitivement un -s dans ces conditions.

En grec l'-s final devait s'amuir phonétiquement ou tout au moins s'altérer dans
beaucoup de positions ; mais le sentiment de sa valeur flexionnelle l'a renforcé
sous forme d'-s au nominatif et au génitif singuliers, au nominatif et à l'accusatif
pluriels, et ce renforcement s'est généralisé.

En lituanien aussi il s'est renforcé ; au contraire le v. slave l'a laissé s'amuir
dans les polysyllabes : lit. vilhas « loup », sūnùs « fils », v. sl. vlŭkŭ, synŭ.

Le latin a généralisé la sourde -s, mais avec une prononciation affaiblie ; dans
les plus anciennes inscriptions l'-s final n'est parfois pas écrit : Cornelio = Cornelius,
et les poètes archaïques ne se croient pas obligés de le compter au point de
vue prosodique ; ils ont des fins d'hexamètres comme omnibu(s) princeps, imagini(s)
formant
. Plus tard l'-s final a été restitué dans toute sa force à cause de sa valeur
comme désinence casuelle, et aussi sous l'influence du grec : genus comme
génos, etc.

En germanique la sonore finale a été généralisée, au moins dialectalement ;
elle est conservée sous la forme -r en islandais : v. isl. ulfr « loup » = skr.
vrkaḥ, et aussi dans les monosyllabes des dialectes occidentaux : vha. hwer « qui »
cf. skr. kaḥ ; en gotique il a la forme z devant les enclitiques à initiale sonore :
bvazuh « chacun » à côté de hvas « qui », vileizu « veux-tu ? » à côté de vileis.364

Les nasales ont un traitement particulier en fin de mot. Le grec ne connaît que
-n à cette place : híppon « cheval » en regard de lat. equom, skr. áçvam ; hén « un »
= *sem, cf. fém. mía = *smia ; khthon « terre », cf. khthamalós, skr. kṣám-. Le
v. pruss. et l'irlandais n'ont aussi que -n : v. pruss. s-tan « le » acc. sg., lit. dial.
tan, tŏn = skr. tám, v. irl. acc. sg. ntr. nemed n- = gaul. nemēton = *nemetom,
v. irl. fer n-aile « virum alium ». L'arménien, le germanique perdent d'une
manière générale une nasale finale, mais dans les cas particuliers où elle subsiste,
c'est sous forme d'-n : arm. ewthn « sept », cf. gr. heptá, lat. septem ; tasn « dix »,
cf. gr. déka, lat. decem ; otn « pied », cf. l'acc. sg. gr. póda, lat. pedem ; got. Þan,
ags. đon « alors », got. hvan « quand », cf. lat. tum, quom ; le même changement
de -m en -n se reproduit en vha. vers l'an 800 pour un -m devenu final par la
chute des phonèmes qui le suivaient antérieurement : dat. plur. tagun, de plus
ancien tagum, got. dagam « jours », 1re plur. nāmun de plus ancien nāmum, got.
nēmutn « nous prîmes ». En latin l'-m final est souvent omis sur les anciennes
inscriptions : pocolo = pocolom ; il n'empêche pas les élisions : animaduertere = animum
aduertere
 ; il avait donc une prononciation particulièrement faible, et était
peut-être une légère nasalisation de la voyelle ; il a disparu dans les langues
romanes, sauf dans quelques monosyllabes où il est resté sous forme d'-n : fr.
rien = rem. En sanskrit la nasale finale n'est, à l'intérieur de la phrase, qu'un prolongement
nasal de la voyelle précédente, l'anusvāra-, et non une consonne ayant
un point d'articulation propre.

En skr. les occlusives sonores finales sont sourdes à la pause : dvipát neutr.
« qui a deux pieds » de dvipad-, suṣṭúp ntr. « qui fait un bruit agréable » de
suṣṭubh-. En albanais de même : zok « oiseau » à côté de zog-u « l'oiseau », elʼp
« orge » à côté de elʼb-i « l'orge », garÞ « haie » à côté de garđ-i « la haie »,
bres « ceinture » à côté de brez-i « la ceinture ». En irlandais les spirantes sonores
étaient prononcées sourdes à la finale : tech « maison » à côté de teg. En gotique
les spirantes sonores , , -z devenues finales étaient sourdes : hlaif « pain »
accus, à côté de génit. hlaibis, liuhaÞ « lumière » à côté de gén. liuhadis, riqis
« obscurité » à côté de génit. riqizis.

Les monosyllabes doivent être mis à part : ils n'ont pas à proprement parler de
fin de mot puisque leur syllabe finale n'est précédée d'aucune autre et qu'elle est le
corps même du mot. Aussi nous voyons qu'ils ont souvent un traitement particulier.
Ainsi en arménien un mot comme khun « sommeil » répond à skr. svápnam,
gr. húpnon, c'est-à-dire que la nasale finale y est tombée ainsi que la voyelle
qui la précédait ; mais un monosyllabe tel que khan « que » qui répond à lat.
quam n'a rien perdu ; khan représente une forme intense.

Quand un monosyllabe est autonome il tend à conserver tous ses éléments, en
particulier sa consonne finale, là où les autres mots la perdent ; et même, lorsqu'il
se termine par une voyelle, il tend à allonger cette voyelle, tandis que lorsqu'il
est uni à.un autre mot il tend à se conformer aux règles générales. De là got.,
v. isl., v. angl., v. sax. at, vha. az, répondant à lat. ad, qui ont conservé leur
dentale finale alors que les polysyllabes l'ont perdue dès le germanique commun.
De là l'opposition entre v. isl. Þat correspondant à skr. tád et got. *Þa dans Þei
= *Þa + ei ; entre fr. rien de rem et de iam ; entre esp. quien et fr. que de
quem. D'autre part entre gr. me et skr. , lat.  ; entre skr. pra, gr. pro, lat.
pro-, lit. pra, v. sl. pro et véd. prā, gr. prō-, lat. prō, lit. pro, v. sl. pra- ; entre gr.
, vha. du, lit. et lat. , v. pr. toū, v. sl. ty.365

On n'a considéré la fin de mot que dans un certain nombre de langues de la
famille indo-européenne. Elle se prête particulièrement à cette étude parce que les
mots y sont, plus que dans beaucoup d'autres langues, indépendants et autonomes.
Mais une étude de ce genre serait fructueuse dans n'importe quelle famille de
langues ; seulement dans la plupart les mots sont beaucoup moins indépendants
qu'en indo-européen. En sémitique, en bantou le rôle de chaque mot est marqué
dans une large mesure par sa forme propre, ses préfixes et ses désinences ; mais
il n'est pas autonome, sa position est déterminée de façon plus ou moins rigoureuse,
il n'est pas libre par rapport à son entourage. Il l'est encore moins en turco-tatar,
où les mots sont réunis de façon définie et où un seul des éléments de
chaque groupe est affecté de marques grammaticales distinctives.366

X
Usure, analogie, contamination

Plus un mot est rare, plus il a besoin d'être articulé nettement pour être compris ;
mais lorsqu'un mot est employé d'une manière très fréquente, à des places
et dans des emplois constamment les mêmes, avec une valeur bien connue, attendue,
prévue, une simple indication suffit pour le faire reconnaître ; son articulation se
relâche, se réduit à l'indispensable, et il en résulte qu'il subit une évolution toute
particulière, inconnue des mots ordinaires, et qui est surtout caractérisée par la
perte d'éléments phoniques que gardent tous les autres mots.

Tels sont les termes de politesse les plus ordinaires, comme fr. monsieur, qui
se prononce mœsyœ et msyœ suivant les conditions, et qui est une réduction tout
à fait insolite de monseigneur ; maam de madame, mamzèl de mademoiselle. En espagnol
Vd., prononcé usté « vous », de vuestra merced « votre grâce ».

En dehors des termes de politesse on peut citer dans le français de la conversation
familière : ça de cela, sẅisi de celui-ci, sẅila de celui-là, kèkšōz de quelque chose,
bẽ de bien, pu de plus, syuplè de s'il vous plaît.

Si l'on n'avait pas la forme du gotique himma daga « ce jour-ci, aujourd'hui »,
on hésiterait à croire qu'un ancien hiu tagu « ce jour-ci » soit devenu en vha.
hiutu, all. heute « aujourd'hui », et que hiu dagu « ce jour-ci » soit devenu en v.
sax. hiudu « aujourd'hui ». On a des transformations analogues de hiu jâru « cette
année » devenant hiuru, all. heuer, et de hînaht « cette nuit » devenant hînet en
mha. et heint « aujourd'hui » en bavarois moderne. L'accent portait sur le début
du composé, sur le démonstratif qui renferme l'essentiel de l'idée, à savoir l'indication
qu'il s'agit de ce qui est le plus près, et tout le reste a été réduit à presque
rien et est devenu méconnaissable.

En béotien les mots en -ā- avaient un génitif pluriel en -āōn, sans contraction ;
mais la contraction s'était faite dans un mot aussi usité que l'article, et l'on disait
par exemple : tōn drakhmāōn.

En grand russe le génitif togó « de celui-là » se prononce tavó, bien qu'un g
intervocalique ne devienne v dans aucun autre mot.

En anglais un Þ initial (th dur) reste sourd d'une manière générale : I think ;
mais il est devenu sonore, đ, dans l'article the et les mots accessoires, c'est-à-dire
qu'il a subi un affaiblissement de forte en douce. Le même phénomène s'observe
en irlandais, en Scandinave, en arménien, et aussi en dehors des langues indoeuropéennes,
p. ex. à Samoa.367

allemand gmôin = guten Morgen, tnāmn = guten Abend, tnānt Herr = guten
Abend
, Herr.

portug. nha mãe pour minha mãe, nhor pae pour senhor pae.

L'analogie n'est pas un phénomène d'évolution phonétique ; mais elle doit
être signalée dans une étude d'ensemble sur la phonétique, parce qu'elle détermine
des changements phonétiques exactement comparables aux résultats de tous les
phénomènes d'évolution qui ont été envisagés ci-dessus. Elle donne lieu à des
changements consonantiques et à des changements vocaliques, à des interversions
et à des métathèses ; elle provoque des modifications semblables à celles qui
résultent de différenciations et de dissimilations, d'assimilations et de dilations.
Seulement elle ne s'accomplit jamais que d'une manière sporadique, parce que son
action n'est pas déterminée par la structure phonique des mots, mais par leur
fonction ou leur signification. Elle ne correspond pas à un état physiologique,
mais à un état mental.

On en a rencontré de nombreux exemples au cours de l'étude de chacun des
grands phénomènes de l'évolution phonétique ; il a même paru bon de lui consacrer
un développement propre dans le chapitre de la métathèse, parce qu'elle constitue
véritablement une catégorie particulière de métathèses. Mais il semble utile, à
cause du rôle très considérable qu'elle joue continuellement dans l'évolution phonétique,
de l'envisager brièvement d'ensemble et pour elle-même.

On peut distinguer l'analogie morphologique et l'analogie lexicologique. Les formes
atteintes par la première font partie d'une flexion ou d'un système, celles où se
manifeste la seconde sont généralement à peu près isolées.

Analogie morphologique :

En face des formes sanskrites vavárta, vavrtimá on attend en gotique warÞ,
*waúrđum. Au lieu de cela on a warÞ, waúrÞum ; mais cette irrégularité n'est pas
germanique, cf. vha. ward, wurtum, ags. wearđ, wurdon, qui reportent pour le
singulier à un Þ et pour le pluriel à un đ germaniques. Le sujet parlant a saisi la
correspondance du pluriel avec le singulier et il s'est rendu compte de ce fait qu'en
général l'un ne se distingue de l'autre que par la désinence. C'est ainsi qu'il dit à
l'indicatif présent waírÞa « je deviens » cf. skr. vártāmi, waírÞam « nous devenons »
cf. skr. vártāmaḥ, où le Þ apparaît au pluriel comme au singulier. Sur ce
modèle il fait warÞ, waúrÞum « je devins, nous devînmes » de warÞ, *waúrđum ; il
a unifié la qualité de la spirante qui précède les désinences, par le sentiment que
le radical est un élément fixe et invariable. C'est de la même manière qu'en français
de j'aime, nous amons on a fait j'aime, nous aimons, sur le modèle de je chante,
nous chantons. Mais cette unification n'est pas obligatoire : la preuve, c'est que le
français ne l'a pas faite dans je tiens, nous tenons et que pour notre verbe germanique,
on vient de le voir, ni le vieux-haut-allemand ni l'anglo-saxon ne l'ont
opérée. Il y a donc une profonde différence entre ce phénomène et une loi phonétique ;
l'application d'une loi phonétique est obligatoire, tandis que l'analogie est
une tendance qui aboutit ou n'aboutit pas. Quand l'analogie vient pour jouer son
rôle, la scène est déjà occupée ; il s'agit de déloger quelqu'un, et il est souvent plus
facile de garder une position que de la prendre d'assaut. Son action ne peut donc
se manifester que dans les cas où elle l'emporte dans sa lutte avec le premier occupant ;
chaque cas, chaque mot présente des résistances qui lui sont propres et es,
un cas particulier. Dans l'exemple choisi *waúrđum était la forme héréditaire
368fournie par le germanique ; mais l'analogie avait pour elle que cette forme faisait
partie d'un système, à savoir de la conjugaison du verbe waírÞan. Si c'avait été
un mot isolé elle n'aurait eu aucune prise sur lui. De plus, même ici, on voit qu'en
vieux-haut-allemand et en anglo-saxon elle est restée impuissante ; en gotique,
où elle a triomphé, elle aurait pu à la rigueur se produire en sens inverse. De
*waúrđum elle aurait pu tirer *warđ, qui serait devenu *ward. C'est ainsi qu'en
français je poise, nous pesons, je liève, nous levons sont devenus je pèse, nous pesons, je
lève
, nous levons sur le modèle de verbes tels que j'achève, nous achevons. Une telle
action régressive peut nous paraître surprenante, à nous qui, pendant dix ans ou
davantage, nous sommes bourré la tête de paradigmes de toute sorte. Pour nous
vous chantez suit nous chantons comme le nombre 5 suit le nombre 4 ; mais les
Germains n'avaient pas eu de Noël et Chapsal pour leur arrondir des paradigmes.
La première personne du singulier et la première du pluriel étaient unies dans leur
esprit par le sens, mais sans qu'il y eût entre les deux formes le moindre rapport
d'antériorité ou de dépendance. Il en a d'ailleurs été de même chez nous, en France,
fort longtemps ; car le peuple, qui est le principal agent de l'évolution des langues,
ne fait que commencer à savoir lire et écrire et à apprendre de la grammaire. Si
l'on a pu dire je vais, nous allons, c'est parce que ces formes étaient isolées et qu'on
n'avait pas l'habitude de les trouver en paradigmes. Il n'est d'ailleurs nullement
certain que je pèse, je lève soient dus à nous pesons, nous levons. Il y a grand chance
même pour qu'on doive y reconnaître plutôt l'influence de l'infinitif, qui, bien
qu'étant une forme nominale, domine souvent dans une certaine mesure toute la
conjugaison. Ce serait alors sur le modèle de achever, j'achève que l'on aurait tiré de
peser, lever, je pèse, je lève. En gotique il y avait une raison pour que ce fût waúrđum
qui cédât plutôt que warÞ ; c'est qu'il n'y avait dans toute la conjugaison qu'un
petit nombre de formes qui avaient droit à la spirante sonore đ, tandis que la
sourde Þ était normale partout ailleurs : đ devait succomber parce qu'il appartenait
à la minorité. Quoi qu'il en soit, cette discussion fait toucher du doigt un nouveau
trait qui distingue l'analogie des lois phonétiques : c'est que l'aboutissement de ces
dernières est précis, tandis que celui de l'analogie est souvent ambigu a priori.

Un autre caractère qui distingue l'analogie des lois phonétiques, c'est que ces
dernières ont leur formule propre à chaque langue, tandis que l'analogie se comporte
chez toutes de la même manière. Ce n'est pas à dire que la même évolution
phonétique ne puisse pas apparaître dans des langues très diverses. Ainsi la mutation
consonantique
du germanique se retrouve presque semblable en arménien ; cela
tient à ce que le nombre des directions dans lesquelles un phonème ou une catégorie
de phonèmes peut évoluer, est limité ; ils peuvent d'abord ne pas évoluer du
tout, mais dans les langues où ils se modifient, il n'y a pour leur évolution qu'un
certain nombre de possibilités. La mutation consonantique de l'arménien est
presque la même que celle du germanique, mais il n'y a aucun lien entre elles et
elles sont absolument indépendantes l'une de l'autre. Dans n'importe quelle
langue une catégorie donnée de phonèmes est menacée de se transformer, mais elle
n'est pas menacée a priori de se transformer dans tel sens plutôt que dans tel
autre. Tandis que l'analogie est la même menace qui domine toutes les langues :
c'est un phénomène psychologique humain.

Autres exemples :

On dit en français : elles pondent, elles pondaient, au lieu de elles ponent, elles
ponaient
, d'après pondre, pondra. 369

En portugais on dit escreve = scrībit d'après escrevir.

On a en grec : hépetai « il suit » (au lieu de *hétetai, lat. sequitur) d'après hépomai,
hepómetha, hépontai ; — peúsomai (au lieu de. *pheúsomai, lit. pa-bundù) d'après punthánomai ;
hẽstai « il est assis » (au lieu de ẽstai, skr. àste) d'après hẽmai =
*ēsm- ; — arnási (au lieu de *arasi) de arḗn, d'après les autres cas obliques tels que
gén. sing. arnós.

A Vinzelles (Basse-Auvergne) un r en syllabe accentuée garde sa place originaire :

brótsa « broche » de brocca, bárba « barbe » de barba.

Mais en syllabe préaccentuée un r originairement implosif reste implosif :
bardzèi « berger » de *berbicariu, et un r originairement combiné devient implosif :
purmèi « premier » de *primariu.

Quand dans un même radical la syllabe contenant un r est, au cours de la
flexion ou de la dérivation, tantôt accentuée, tantôt inaccentuée, cet r peut donc
être tantôt combiné et tantôt implosif : ẽbrótsė = *imbrocco et ẽburtsá = *imbroccare.

Cette dualité de formes devient dans l'esprit du sujet parlant un type phonétique
qui peut servir de modèle et de point de départ pour diverses actions analogiques.
Ainsi, dans la conjugaison d'un verbe tel que *excorticare « écorcher » l'r de la
syllabe -cor- ne doit se déplacer nulle part puisqu'il était originairement implosif.
On a en effet infin. ikurtsá et ind. prés, ikórtsė de *excortico ; mais à côté de ikórtsė
on a aussi, quoique moins fréquemment, ikrótsė, qui est fait sur le modèle de
brótsė. De même à côté de turna « retourner » de tornare et tórnė de torno, on a
l'analogique trónė.

Les infinitifs comme kramá « roussir (un vêtement) » de cremare, drisá « dresser »
de drectiare, gruña « grogner » de *grunniare, krida « crier » de *krītare, kraña
« craindre » sont analogiques d'après les formes de la conjugaison dans lesquelles
la syllabe contenant l'r est accentuée.

L'unification analogique est une tendance permanente, mais elle est bien loin
de se réaliser toutes les fois qu'elle le pourrait. A Vinzelles, dans un verbe comme
ẽburisa « embrocher » on a cette forme à interversion dans toute la conjugaison,
sauf aux personnes où la syllabe -broc- était accentuée, à savoir ẽbrótsė « j'embroche »,
ẽbrótsa « il embroche », ẽbrótsõ « ils embrochent » et aux trois mêmes personnes du
subj. prés. Mais on a la forme à interversion à la 1re et à la 2e personnes du pluriel
des mêmes temps, parce qu'elles avaient anciennement l'accent sur la désinence ;
elles l'ont aujourd'hui sur le radical, par suite d'une action analogique qui a
généralisé la place que l'accent occupait aux autres personnes des mêmes temps ;
ce recul de l'accent s'est opéré postérieurement à l'accomplissement de l'interversion.
La forme à interversion apparaît aussi à la 2e pers. du sg. des mêmes temps,
parce que dans ce patois elle a été d'une manière générale refaite sur la 2e du pluriel,
et cela postérieurement à l'interversion. On a donc un indicatif présent qui se
conjugue ainsi : sg. 1re pers. -brots-, 2e -burts-, 3e -brots-, plur. 1re et 2e -burts, 3e
-brots-, ce qui est un magnifique exemple de la puissance des lois phonétiques en
lutte avec l'unification analogique.

Analogie lexicologique :

Un mot dont une partie, spécialement sa finale ou son initiale, présente un
aspect relativement rare est contaminé par une catégorie de mots qui ont au
même endroit une forme fréquente :370

fr. popul. et anc. fr. verrure pour verrue. Influence des nombreux mots terminés
en -ure, comme égratignure, écorchure, bavure, enflure, piqûre, etc. ; — fr.
popul. les noms de maladies en -ite se terminent en -ique dans le peuple : méningique,
flébique, bronchique, etc. ; c'est que la finale -ite est assez rare dans les autres
catégories de vocables, tandis que la finale -ique est fréquente : mécanique, boutique,
fabrique, musique, physique, etc. ; — gasc. Bernát « Bernard » n'est pas le produit
d'une dissimilation, qui serait contraire à la formule II ; il y a eu remplacement
de la finale -ard par le suffixe diminutif -at, comme dans Blancát « Blanchard » ;
ces noms propres deviennent par là des sortes d'hypocoristiques.

lat. vulg. remplacement du suffixe rare -ēnum par le suffixe fréquent -īnum :
ueninum (au lieu de uenenum), prov. veri, v. fr. velin, milan, venĩ, esp. venin ; —
it., esp. pergamino, fr. parchemin de pergamenum ; — it. pulcino, prov. polsi, fr.
poussin de pullicenum.

lat. dies, appartenant à une déclinaison peu représentée, glisse dans certaines
langues romanes à la déclinaison en -a : macéd. zia, v. it., prov., catal., esp.,
port. dia.

ital. pieno « plein », pieve « paroisse » de plēbe, piega « pli » devaient avoir un é ;
mais n'apparaissait que chez eux ; ils l'ont remplacé par d'après les mots très
nombreux, comme piède « pied », mièto « je moissonne », etc., dans lesquels était
normal.

ital. inverno, esp. invierno de hibernu sous l'influence de l'initiale fréquente in-,

esp. lámpara de lampada doit son r à cándara, címbara, cántara, etc.

ital. garofano « girofle » de garofulum doit sa finale -ano à la fréquence de ce
suffixe dans les noms de plantes : balano « balane », ladano « ciste », platano
« platane », etc.

L'initiale inaccentuée as- devant consonne autre que s est rare en roman, tandis
que l'initiale es + cons. y est fréquente soit qu'elle provienne de s + cons., soit
qu'elle remonte à ex + cons., d'où le remplacement très usuel de la première par
la seconde : ital. scalogno, v. fr. eschaloigne, prov. escalonha, esp. escalona, de ascalonia ;
— ital. spinace, v. fr. espinache, prov. espinac, esp.espinaca, de arab. aspanākh ;
— ital. sparago, prov. espargue, esp. espárrago, port. espargo, de asparagu ; — fr.
écouter de v. fr. ascouter, prov. escoutar, cat. escoltar, esp. escuchar de v. esp.
ascuchar, port. escutar, de a(u)scultare.

Un mot est contaminé par un autre qui appartient à la même famille ou à une
même catégorie grammaticale :

Vinzelles púrna « prune » (au lieu de *prüna) d'après purnèi « prunier ».

a. fr. perier de *pirariu est devenu poirier en moyen français sous l'influence de
poire, d'après des modèles tels que pomme, pommier, prune, prunier.

fr. tien d'après mien.

gr. mod. esú « tu » (au lieu de ) d'après egó « je ».

esp. pop. mos « nous » (pour nos) doit son m à l'influence de me « moi » et
surtout de la finale de la première personne du pluriel : compra-mos « nous achetons »
en face de compra usted « vous achetez ».

Un mot est contaminé par un autre avec lequel il a sémantiquement quelque
chose de commun, en réalité ou en apparence (étymologie populaire) :

fr. popul. eau-bénitier « bénitier » d'après eau-bénite.

fr. dial. šti « petit et misérable », féminin štit au lieu de *štiv (chétif, chétive)
d'après pti, ptit, qui a à peu près le même sens.371

fr. popul. cepourtant résulte du mélange de pourtant avec cependant.

fr. popul. arqueduc « aqueduc », parce que presque tous les aqueducs sont élevés
sur des arcs.

fr. popul. pulmonie, pour pneumonie, d'après pulmonaire.

fr. popul. se ramémoirer est le résultat du mélange de se remémorer avec se rappeler
et mémoire.

fr. popul. un barc « bac » est en quelque sorte le masculin de barque.

fr. popul. une avallée « une vallée » par suture de l'a de l'article (la vallée)
sous l'influence de avaler « descendre ».

fr. dial. (rémois, langrois, dijonnais, etc.) lévier, lavier « évier » sous l'influence
du verbe laver, parce que c'est sur les éviers qu'on lave la vaisselle ; il en résulte
la suture de l'article, et en outre dans la seconde forme un changement vocalique.

grec tardif phárugks (au lieu de pháruks) d'après lárugks.

vha. bim « je suis » (au lieu de biu) sous l'influence de im « je suis » (got. in).

esp. tinieblas « ténèbres » doit son l pour r à nieblas « brouillards ».

nivernais couatre « goître » est dû au mélange de goître avec cou.

fr. popul. épouffeter pour epousseter d'après pouffer, qui est dans une certaine
mesure synonyme de souffler.

port. ferrolho, ferrojo « petite broche, petite pique, verrou », de ueruculu, doivent
leur f à ferrum, les objets qu'ils désignent étant généralement enfer.

fr. pourpier, de pulli-pedem, doit son premier r à l'influence de pourpre, parce
que d'une part l'espèce la plus répandue de pourpier des jardins, dit grandiflore,
donne des fleurs d'un violet purpurin et que, d'autre part, les tiges du pourpier
sauvage sont de couleur pourpre.

fr. popul. amicablement pour amicalement d'après aimablement.

fr. popul. fraction pour faction, parce que les factions sont en effet des fractions.

mha. armuosen pour almuosen d'après arm « pauvre ».

lat. mālus « le mât » pour *mādus d'après pālus « le poteau ».

fr. popul. chamoine pour chanoine, par introduction dans ce vocable du mot
moine.

esp. vagamundo de vagabundus par mélange avec mundo.

fr. ombrelle de umbella par mélange avec ombre.

fr. anormal, croisement de anomal avec normal.

romg. piantofla, mélange de pantofla avec pianta.

esp. il y a dans l'Alhambra une salle que les Arabes appelaient, dit-on, salle
de la baraka, c'est-à-dire « bénédiction ». Les Espagnols l'appellent la salle de
la barca « barque », parce que sa voûte a la torme d'une barque placée la quille
en l'air. Ils ont ainsi remplacé par étymologie populaire le mot arabe qui n'avait
pas de sens pour eux par un mot espagnol qui sonne à peu près de même et
présente une signification bien claire.

esp. conmigo, influence de .

fr. calfeutrer, mélange de calfater avec feutre.

esp. barreda « glaisière », polvareda « nuage, tourbillon de poussière » ne sortent
pas de barrera, polvorera par dissimilation, mais ont pris le suffixe collectif -eda de
arboleda « lieu planté d'arbres », salceda « saussaie », etc.

it. spǫrco « sale » de spurcu, doit son ǫ à un mélange avecporco « porc ».

it. nǫzze, fr. noce de *nǫptia (au lieu de nuptia) d'après nǫvius, nǫvia « fiancé, -ée ».

fr. popul. purésie pour pleurésie, d'après pus. Les pleurésies sont en effet souvent
purulentes ou accompagnées d'épanchement.372

all. karfunkel « escarboucle » de karbunkel, influence de funke « étincelle ».

fr. popul. impréciation, « son impréciation n'a pas été favorable », est dû au
mélange de appréciation avec impression, l'appréciation étant souvent l'expression
d'une impression.

fr. popul. apétirif « apéritif ». Pour le peuple, apéritif ne signifie rien, tandis
que apétirif désigne très nettement « ce qui donne de l'appétit ».

lat. crassus est devenu pour la plus grande partie du domaine roman grassus par
mélange avec grossus, de là : roum. gras, it. grasso, fr. gras, prov. gras, esp. graso,
port. graxo.

v. irl. do-chruth « difforme, laid », de cruth « forme » avec premier terme r :
i.-e. *dus-, d'après so-chruth « bien fait, beau » dont le premier terme = i.-e. *su-.
L'occlusive initiale du 2e terme ne devient normalement spirante qu'après voyelle.

Un mot est contaminé par un autre dont la signification est opposée :

esp., port. celestre pour céleste d'après terrestre.

all. dial. morgend (au lieu de morgen) « matin » d'après abend « soir ».

lat. vulg. sinexter, *sinester (au lieu de sinister) sous l'influence de dexter ; de
là : it. sinęstro, v. fr. senęstre, esp. siniestro.

lat. reddere est devenu dans divers parlers romans *rendere sous l'influence de
prendere ; de là : it. rendere, fr. rendre, v. prov. render, esp. tendir, port. render.

lat. mortuos « mort », v. sl. mrĭtvŭ (au lieu de *mortus, etc., cf. skr. wrtáh, gr.
brotós) sous l'influence de lat. uĭ-uos, v. sl. žjvŭ.

lat. vulg. grevis « lourd » (au lieu de gravis) sous l'influence de levis « léger »
roum. greŭ, it. greve, fr. grief, prov., cat. greu, v. esp. grieve.373

Troisième partie
La phonétique impressive375

Phonétique impressive

Dans toutes les langues actuellement parlées sur la terre les éléments phoniques,
phonèmes, accents, tons, etc., n'ont d'une manière générale aucune valeur
sémantique propre. Les mots eux-mêmes, qui sont des agglomérations de phonèmes,
n'ont que des significations arbitraires ; ainsi le mot étable et le mot
chapeau pourraient être interchangés sans inconvénient, c'est-à-dire que si le mot
chapeau était employé héréditairement avec la signification que nous attribuons
communément au mot étable, personne ne songerait à en être choqué. Les étymologistes
diront que étable est dérivé d'une racine stā, qui a le sens de « se tenir
debout », ce qui explique que stabulum soit propre à désigner l'endroit où les
troupeaux se tiennent lorsqu'ils sont au repos, et d'autre part que chapeau est
tiré d'un radical cap qui veut dire « tête » (caput). C'est fort bien ; mais il n'y a
aucun élément phonique dans stā, ni dans cap, qui évoque l'idée de « se tenir
debout » ou de « tête ». C'est ce qui explique qu'au cours de l'évolution d'une
langue un vocable puisse, pour une cause quelconque, entrer en concurrence
avec un autre et se substituer à lui dans ses divers emplois sans qu'il en résulte
aucun trouble. Ainsi en latin vulgaire testa « tesson de pot » est arrivé par une
comparaison populaire à désigner la tête, comme aujourd'hui fiole, coloquinte,
etc., et, maintenant que le sentiment de la comparaison s'est perdu, tête signifie
en français exactement ce que signifiait caput en latin.

Les onomatopées

Mais si toutes les langues sont ainsi essentiellement composées d'éléments
phoniques sémantiquement inertes, il y a pourtant dans chacune un certain
nombre de mots qui font onomatopée, c'est-à-dire qui, par leurs phonèmes, imitent
les bruits de la nature ou les rappellent en quelque manière. Les uns sont des
onomatopées voulues, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas d'autre origine que le désir
de reproduire le plus exactement possible un bruit entendu ; tels glou-glou, frou-frou,
tic-tac. Les autres sont devenus onomatopéiques accidentellement et ne
doivent leur valeur imitative qu'à l'évolution phonétique normale d'un mot qui
n'était nullement onomatopéique, tel le verbe vha. fnëhan « souffler », qui a
toutes les qualités nécessaires pour peindre le souffle et remonte à une forme
inexpressive prégerm. *pnek-, cf. gr. pnéō.

L'onomatopée n'est jamais une reproduction exacte, mais une approximation.
377Les sons du langage ont certaines qualités, les bruits de la nature en ont d'autres,
et les uns ne peuvent recouvrir strictement les autres. Un musicien qui voudrait
reproduire le bruit du tambour au moyen d'un piano n'arriverait jamais qu'à
l'imiter, qu'à faire quelque chose qui en donnerait l'idée ; son œuvre ne serait
qu'une adaptation et à proprement parler une traduction. De même, lorsque nous
rendons par une onomatopée un son extérieur, nous le traduisons en notre
langage. On peut même dire qu'il y a une double traduction ; non seulement
nos organes émetteurs de sons traduisent à leur manière les données que leur
fournit notre oreille, mais déjà l'oreille avait interprété et traduit les impressions
qui lui parvenaient. Le mot coucou reproduit assez bien le cri de l'oiseau qu'il
désigne. Si quelqu'un émet ce cri à une certaine distance avec les intonations
voulues l'illusion est complète ; c'est donc une onomatopée parfaite. Pourtant il
est certain, et une fois prévenu on s'en rend parfaitement compte en écoutant
attentivement, que l'oiseau ne chante pas coucou, mais seulement ou-ou. Pourquoi
interprétons-nous par coucou ce qui est en réalité ou-ou ? Parce que nous ne
sommes guère accoutumés à prononcer deux fois de suite la même voyelle sans
consonnes ; parce qu'à un certain éloignement nous confondons les occlusives
ou même nous ne les percevons pas du tout ; de là notre habitude de les
restituer dans les mots que nous reconnaissons et d'en supposer dans les autres.
Dans ces sortes de suppositions ce n'est pas le hasard qui nous guide, et le cri
d'un oiseau que l'on entend ou-ou ne saurait être traduit toutou ou doudou ; ce
seraient de mauvaises traductions. Les seules occlusives que nous supposions
devant une voyelle sont celles qui ont le même point d'articulation qu'elle. Les
introductrices normales de la voyelle vélaire ou sont les occlusives vélaires q et g ;
mais le g comporte une sonorité et une mollesse qui ne conviennent pas si
l'attaque de la voyelle est brusque. Seul le q (c) remplit toutes les conditions
requises, et coucou est une traduction irréprochable, mais c'est une traduction.

S'il en est ainsi, comment s'expliquer que le cri d'un autre oiseau, la huppe,
qui fait entendre ou-ou-ou, ait été traduit en latin upupa et non *cucucu ? C'est
qu'ici l'attaque des voyelles est douce tandis que dans le cri du coucou elle est
violente et donne l'impression d'un coup de glotte ; et cette impression est renforcée
par la note, qui est haute dans le cri du coucou, alors qu'elle est basse
dans celui de la huppe. Une occlusive vélaire est la traduction normale d'un coup
de glotte dans les langues qui ne font pas un usage courant des occlusives laryngales ;
mais une voyelle à attaque douce ne donne pas l'impression d'être précédée
d'une consonne, d'où l'initiale vocalique du mot latin. Seulement, après
la première voyelle, le système phonique de la langue exige une consonne pour
passer à chacune des deux autres. Quelle sera cette consonne ? Le q serait
mauvais, puisqu'il donnerait l'impression d'un coup de glotte ; mais il se trouve
que l'ou met en jeu deux régions articulatoires, le voile du palais et en même
temps les lèvres qui se projettent et s'arrondissent. La consonne sera donc une
occlusive labiale, le p, qui est aussi fort que le q, mais a l'avantage de n'évoquer
en rien un coup de glotte, ou à la rigueur la douce correspondante, le b, qui
est parfaitement admissible pour une attaque douce. C'est en effet un p, et
quelquefois un b, que l'on rencontre dans toutes les langues qui, pour désigner
cet oiseau, se sont inspirées de son cri. C'est ainsi que le grec l'appelle épops et
traduit directement son cri par epopoĩ ; dans les langues romanes on a affaire soit
à des formes nouvelles, indépendantes du mot latin et dues uniquement à l'imitation
378du cri, comme poupou et aussi boubou, qui sont très répandus dans le parler
populaire de diverses régions françaises ; soit à des formes issues du mot latin
mais plus ou moins influencées dans leur développement par le souvenir du cri
et les besoins onomatopéiques : roumain pupăză, macédonien pupă, italien bubbola,
piémontais pupula, calabrais púpita, sicilien pipituni, espagnol abubilla, etc. ; en
allemand -hopf (dans Wiedebopf) est sans doute le mot latin up(u)pa, avec une
aspiration initiale qui peut être due à l'influence de hupfen (hüpfen), bien que la
huppe ne soit pas un oiseau sauteur. — Quant à la voyelle finale du mot latin
elle aurait dû être un u comme les deux précédentes ; mais le latin ne possédait
de noms en u que du genre neutre. Il convenait que le nom de cet oiseau eût
un genre d'être animé ; c'est pourquoi il est entré dans la catégorie la plus caractéristique
des féminins en prenant un a final. Cet a n'empêche pas upupa d'être
une onomatopée excellente.

Le mot tictac, désignant le bruit que fait le balancier d'une pendule, est un
autre exemple fort instructif. Il s'agit de deux petits bruits secs, qui forcément
diffèrent un peu l'un de l'autre, puisque la roue qui est frappée par le balancier
ne l'est pas les deux fois exactement de la même manière. Mais si l'on considère
que quel que soit le moment auquel on commence à écouter le bruit de la
pendule on entend toujours tic-tac, tic-tac, jamais tac-tic ; que si l'on se contraint,
en laissant passer un coup, à entendre tac-tic, on revient vite, sans s'en douter, à
entendre tic-tac, on comprendra qu'il y a des phénomènes psychologiques qui
dominent les formations onomatopéiques et les rendent dans une certaine mesure
indépendantes des sons imités. On entend tic-tac parce que l'on s'attend à entendre
tic-tac et que la force de l'habitude empêche d'entendre autre chose. Ces deux petits
bruits métalliques ne commencent certainement pas par une occlusive dentale et ne
finissent pas par une occlusive vélaire. Les occlusives sont là pour marquer que le
son commence et finit brusquement. La consonne initiale est un t parce que
c'est l'occlusive qui s'articule sur la partie antérieure du palais et que cet i et cet
a sont deux voyelles antérieures. Quant à l'occlusive finale, elle pourrait aussi être
un t ; mais on est peu habitué, à cause du principe de la dissimilation, à avoir
deux fois la même occlusive dans la même syllabe, et d'autre part on n'aime pas
obliger la langue à faire un mouvement de va et vient dans la même syllabe ; le
point d'articulation de l'i et de l'a est plus en arrière que celui du t, et le c est
l'occlusive que rencontre la langue dans son mouvement d'avant en arrière.

Mais si c'est l'habitude qui nous contraint à entendre tic-tac, qu'est-ce qui a
déterminé ceux qui ont créé le mot à ranger les deux syllabes dans cet ordre plutôt
que dans l'ordre inverse ? C'est une autre habitude, beaucoup plus générale, qui
domine les mots à redoublement de formation purement onomatopéique. Quand
ils ne sont pas constitués par la répétition pure et simple d'une même syllabe,
comme coucou, ronron, glouglou, cri-cri, ils ont une apophonie spéciale. Beaucoup
de familles de langues, telles que les langues indo-européennes, les langues sémitiques
et d'autres, ont une apophonie caractéristique qui paraît être due à une
évolution phonétique et a pris par la suite une valeur morphologique : gr. leípō,
élipon, léloipa, all. helfen, half, geholfen. L'apophonie des onomatopées à redoublement
est indépendante de celles-là. Elle veut que leurs voyelles accentuées soient d'une
manière générale i, a, ou, allant de la plus claire à la plus sombre, sans que cet
ordre puisse être interverti. Quelquefois l'a est remplacé par un o ouvert, de valeur
à peu près équivalente. En voici quelques exemples : fr. pif-paf, pif-paf-pouf, bim-boum,
379bim-bam-boum, flic-flac, flic-floc, cric-crac, cric-croc, clic-clac, bredi-breda, de bric
et de broc
, patati-patata, cahin-caha, etc.

all. pimpampum, piffpaffpuff, flickflack, klippklapp, klitschklatsch, ripsraps, schwippschwapp,
lírumlárum, klímperklámper, klingklang, singsang.

angl. heehaw, jingle-jangle, dingdong, ping-pong, pitapat, tick-tack.

Dans certaines langues, en concurrence avec ce type, on en rencontre un autre,
qui est beaucoup moins important parce que beaucoup plus rare, et qui consiste
à commencer par la voyelle sombre la plus fermée ; ce type ne comporte que deux
degrés.

lat. tux-tax, all. puff-paff.

Les redoublements

Le redoublement semble avoir toujours eu à l'origine une valeur plus ou moins
intensive ou insistante, comme en français lorsque nous disons : c'est bien, bien joli,
il est très, très fort, — il est méchant, méchant, — viens vite, vite. Il consiste dans
la répétition sans changement d'un mot ou d'une syllabe. Tels latin murmurare,
sanskrit ghargharaḥ, ghurghuraḥ « bruit », ganīganti, etc.

Mais le plus souvent l'une des deux syllabes est rendue plus ou moins différente
de l'autre par l'évolution phonétique et en particulier par des actions dissimilantes,
qui n'empêchent pas le redoublement d'être senti, mais le rendent beaucoup
moins significatif. La voyelle change de timbre, comme dans sanskrit carkarmi, grec
mormurō, et peut entraîner avec elle une modification consonantique. On a
remarqué ghargharaḥ où le sentiment du redoublement a maintenu les deux consonnes
aspirées contrairement à la loi phonétique ; mais le cas est rare et le type
courant est représenté par jánghanti, par exemple, grec porphurō, etc. Ou bien l'une
des consonnes est déplacée : v. slave glagolŭ « mot, parole », tch. plápol « flamme »,
v. sl. prapor « clochette », serb. prâporac, v. russ. poropor, tch. prapor « drapeau ».
Ou bien encore l'une des consonnes est modifiée par dissimilation (en dehors de
l'aspiration) : vha. murmulōn « murmurer », serb. mrmlati, lat. cancer de *carcer,
lit. kañkalas « clochette » de *kalkal-, — la modification pouvant aller jusqu'à la
chute, type gr. kúklos de *qwelqwel-, lit. bẽbrus, etc., et les redoublements morphologiques
des formes verbales, telles que celui du parfait : gr. léloipa, mémona, où
l'on perçoit encore une valeur intensive, car le parfait exprime qu'une action est
passée en insistant sur son achèvement complet.

Rentrent dans la même catégorie de redoublements à valeur insistante les mots
du langage enfantin. C'est une tendance très générale chez les enfants de parler
par dissyllabes, et de constituer ces dissyllabes par répétition de la même syllabe.
Ce sont des mots insistants parce que ce sont des appellatifs, au sens large du
mot, destinés à appeler ou à désigner des personnes, des animaux, des objets
familiers.

Tel lat. tata « papa » et lat. atta « papa ». Notons dès maintenant l'équivalence
impressive de ces deux termes. Ce sont tous les deux des dissyllabes à redoublement,
mais le redoublement y est constitué par deux procédés différents : dans
le premier une syllabe composée de cons. + voy. est répétée, dans le second la
consonne est géminée, c'est-à-dire qu'elle termine la première syllabe et qu'elle
commence la deuxième. Ce n'est pas une consonne longue, c'est la même consonne
brève répétée deux fois, avec deux fonctions syllabiques différentes.380

Ces mots remontent à l'indo-européen et se présentent dans la plupart des
anciennes langues indo-eur. avec des formes peu différentes : skr. tatáh, v. sl.
tata, lit. tė'ta, tetis, gr. táta, vha. toto qui a échappé à la mutation consonantique,
c'est-à-dire qui est une forme refaite d'après les mêmes principes qui avaient présidé
à la formation du mot indo-européen.

gr. átta, got. atta, qui a échappé à la mutation consonantique parce que la première
consonne d'une géminée n'a pas de métastase. Le mot n'était déjà pas moins
remarquable en indo-européen, puisque cette langue ne connaissait pas les géminées,
si ce n'est dans les mots de ce type, et qu'un t-t né du rapprochement de
deux morphèmes y était devenu tst, d'où gr. st, lat. ss.

Le grec a aussi tétta « papa », qui est une forme encore plus intensive puisqu'elle
réunit les deux procédés de redoublement.

Le grec possède encore d'autres formes analogues avec un autre consonantisme :
páppas et áppha, et le français a papa qui est répandu aujourd'hui presque dans toute
l'Europe, et qui presque partout échappe à l'évolution phonétique normale.

Il est facile de comprendre qu'un de ces termes désignant le père puisse être
féminisé et alors désigner la « maman », comme skr. attā ; c'est ainsi, et le cas est
encore plus caractéristique, que dans la vallée d'Aoste, ayant emprunté à l'allemand
bruder « frère », dont on a fait brudo en lui donnant la finale la plus ordinaire des
masculins, on en a tiré un féminin régulier bruda « sœur ». On conçoit aussi
qu'on puisse créer à côté de pareils mots des sortes de dérivés propres à désigner
le frère ou la sœur du père, cf. v. sl. teta « tante » ; mais il ne faut pas oublier
que pour les formations de ce type on ne dispose que de trois catégories d'occlusives,
p, t, k, et que l'on peut recourir à l'une ou à l'autre pour former n'importe quel
hypocoristique de parenté ; c'est-à-dire qu'à côté des papa et des tata (ou de leurs
équivalents) il y a aussi skr. akkā « maman », gr. Akko « la nourrice de Déméter »,
lat. Acca Lārentia « la mère des Lares » ; c'est-à-dire surtout que tous ces atta, tata,
ou appa, papa et leurs équivalents ne remontent pas forcément dans chaque
langue où on les trouve à un état de langue antérieur, mais ont pu être refaits
dans beaucoup de langues par les mêmes procédés qui leur avaient donné naissance
une première fois et indépendamment de toute tradition héréditaire. Tel le tata
« tante » du midi de la France, qui n'a vraisemblablement rien de commun avec
fr. tante (issu de lat. amita par redoublement hypocoristique) ; tel ital., esp., port.
tato « frère », tata « sœur », suiss. dial. titta « vieille femme, tante », norvég.
dial. tytta « maman ».

Il faut signaler aussi les hypocoristiques de parenté qui ont une nasale pour
consonne : lit. mãma, momà, memė « mère », bulg., polon. mama, gr. mámmē,
mámma « mère », lat. mamma « maman, grand mère, nourrice », vha. muoma
« sœur de la mère », alban. mɛmɛ « mère », skr. māma « oncle », ital. mamma
« mère », fr. maman, esp. mama, port. mamma.

v. norr. amma « grand mère », vha. amma « mère, nourrice », all. amme « nourrice »,
lat. vulg. amma « nourrice », esp. ama « maîtresse d'une maison, gouvernante »,
ama de leche « nourrice », d'où un masc. amo « maître d'hôtel, maître
d'une maison ».

Avec n : calabr., sicil. nanna « grand mère », nannu « grand père », esp. nana
« maîtresse de maison », ital. nonno « grand père », nonna « grand mère », sicil.
nunnu « père », nunna « mère », fr. nonne, v. ital. ninna « jeune fille », esp.
niño « enfant », niña « fillette ».381

Le raccourcissement d'un nom propre avec introduction d'une géminée est un
procédé fréquent dans les langues indo-européennes pour la formation des hypocoristiques :
gr. Nikotlo = Nikotéleia, vha. Sicco = Sigbert, lat. Varro, Gracchus,
skr. Cakkaḥ, etc. C'est naturellement au vocatif que sont nées ces formes ;
ce sont des formes appellatives.

Au fond c'est toujours un procédé d'insistance. C'est pourquoi il.est fréquent
non seulement dans le langage enfantin, mais d'une manière plus générale dans
le langage familier et dans le parler populaire, qui est souvent dans une certaine
mesure familier et enfantin. Il apparaît dans des substantifs désignant,

des parties du corps, qui sont par là des équivalents de diminutifs, tels lat. bucca,
armén. akn « œil », gr. ókkos Hés. (cf. lat. ocellus),

des animaux, particulièrement des animaux domestiques : lat. uacca « vache »,
— tri. bocc « bouc » de *bukko-, v. isl. bokkr, ags. bucca, vha. boc de germ. *bucca-,
— all. zice « petite chèvre », vha. zicchî, zickîn de *tikkīn, hypocoristique de ziege =
*tigō, et aussi, avec une métathèse consonantique, all. kitze « petite chèvre », vha.
kizzîn, chizzî de *kittīn qui sort du même *itikkīn, — irl. cat « chat » = *catto-,
lat. cattus, all. katze, vha. kazza = *katta-, — et avec une apophonie caressante
en voyelle claire (cf. p. 406) all. kitze « petit chat », bas-all, kitte, hypocoristique
de katze, all. hippe « chèvre », hypocoristique tiré de *haber « bouc », bas-all, hitte
« chèvre », hypocoristique tiré de m.h.all. hatele « chèvre » ;

aussi dans des adjectifs ou des noms qualificatits avec valeur intensive : lat.
lippus « chassieux », scurra « bouffon », gr. gúnnis « efféminé », lat. cuppes « gourmand »,
flaccus « aux oreilles tombantes », buccō « qui a une grande bouche »,
maccus « qui a de grosses mâchoires », — dans des verbes : v.h.all. lecchōn « lécher »,
etc.

Quand le mot à redoublement, quelle que soit la nature du redoublement,
redoublement total par reproduction, redoublement partiel, redoublement par
gémination consonantique, désigne un bruit ou un mouvement, la valeur intensive
ou insistante qui lui est inhérente prend une nuance sémantique spéciale : le
mot à redoublement indique que le bruit ou le mouvement dure, se prolonge ou
se répète.

Lorsque V. Hugo a écrit dans Napoléon II :

Le flot sur le flot se replie,

il n'a pas voulu dire qu'un flot se replie sur un autre une fois pour toutes, mais
il a fait sentir très nettement que les flots se succèdent et se replient les uns sur
les autres continuellement et d'une manière indéfinie.

Coucou est la reproduction d'un cri double et nous rappelle tel quel ce cri double,
sans en exclure ni en évoquer la répétition possible. C'est en somme un cas assez
rare. Glouglou, ronron, qui sont faits de la même manière, nous suggèrent, comme
le vers de V. Hugo pour un mouvement, l'idée d'un bruit qui se reproduit d'une
façon continue et un nombre de fois indéterminé. Le bruit qui se répète peut être
toujours à peu près identique, comme celui que désignent les mots glouglou,
ronron, murmure, gr. babázō « je bégaie », ou bien il présente une certaine modulation,
comme ceux qui sont traduits par les onomatopées tic-tac, cric-crac, pif-paf-pouf,
bim-bam-boum.

Il n'est d'ailleurs nullement indispensable que la répétition porte sur une syllabe
382toute entière ou sur un groupe de sons. Dans cet hémistiche de la fable Le coche
et la mouche
 :

Va, vient, fait l'empressée,

l'allitération du v qui commence les deux premiers mots a suffi à La Fontaine
pour rendre en quelque sorte matériellement sensibles l'agitation et les allées et
venues continuelles de la mouche. Il n'en faut pas davantage à un mot qui désigne
un bruit pour devenir onomatopéique et faire sentir que ce bruit se répète. Tels
sont la plupart des mots à réduplication brisée 1184, c'est-à-dire dans lesquels la fin de
la seconde des deux syllabes redoublées, ayant été sentie comme un élément suffixal,
a été remplacée par un autre élément suffixal ; par exemple : lit. bambėʼti
« grommeler », burbėʼti « bégayer », lat. balbus « bègue », gr. bombéō « je bourdonne »,
v. irl. bablóir « bavard », lit. blabūris « bavard », tytaras « dindon », gr.
tétaros « faisan », fr. caqueter, tintement, barboter, gargouiller.

Le phonème dont la répétition fait onomatopée n'est pas nécessairement une
consonne ; il peut aussi bien être une voyelle comme dans ce vers de Heredia :

Et Pan ralentissant ou pressant la cadence.

C'est le cas pour le mot monotone dont les trois o ouverts peignent si bien un
bruit identique répété indéfiniment ; dans le mot cliquetis les deux i jouent un rôle
également suggestif pour un bruit d'une nature précise, celui qui résulte de l'entrechoquement
des armes et ceux qui sont analogues à celui-là.

Il faut ajouter qu'un mot peut désigner un bruit répété, comme all. plaudern
« bavarder, caqueter », klirren « cliquetis », sans faire aucunement sentir que ce
bruit est répété ; n'ayant en lui aucun phonème répété, il ne présente rien qui
puisse suggérer l'idée de la répétition. D'autre part, un mot peut posséder plusieurs
fois le même son, voire la même syllabe, sans exprimer en rien la répétition si
l'objet désigné ne comporte pas cette idée. Tels sont lat. teter « noir », att. téttares
« 4 », fr. bourbier, encens, angl. pickpocket « filou ». La répétition des phonèmes
n'est donc expressive qu'en puissance et sa valeur ne vient en lumière que si l'idée
exprimée le comporte.

Valeur impressive des voyelles

On a vu qu'une onomatopée comme pif-paf-pouf contient une modulation produite
par son apophonie vocalique. Chacune des syllabes de ce mot constitue
aussi une onomatopée monosyllabique servant à désigner un bruit unique ; mais
elles ne s'emploient pas indifféremment pour n'importe quel bruit. Ainsi pif peut
désigner celui que fait un chien de fusil en s'abattant sur la cheminée, paf celui
d'un coup de fusil, pouf celui de la chute d'un homme qui tombe sur son derrière.
Si l'on nous disait qu'un sac de farine en tombant par terre a fait pif, nous
demanderions immédiatement comment il a bien pu produire un bruit aussi inattendu.
Les carriers de Fontainebleau ont trois onomatopées pour désigner les
diverses qualités de grès ; ils appellent pif celui qui est très résistant, paf la pierre
de bonne qualité, et pouf celui qui se réduit en sable sous le moindre choc.
C'est donc que les différentes voyelles ont pour nous des valeurs spéciales.

En effet, les voyelles sont des notes variées qui impressionnent diversement
notre oreille. Les unes sont des notes aiguës, les autres des notes graves, les unes
383sont des notes claires, tes autres des notes sombres, les unes sont voilées, les
autres éclatantes. C'est la disposition des organes buccaux nécessaire pour leur
émission, qui détermine leur qualité. Toutes celles qui ont leur point d'articulation
sur la partie antérieure du palais sont des voyelles claires, à savoir i, ü, é, è,
eu fermé (œ, comme dans le mot feu). Parmi ces voyelles claires, les deux qui
sont le plus fermées et qui se prononcent le plus en avant, l'i et l'u, peuvent être
mises à part sous le nom de voyelles aiguës. Toutes celles qui se prononcent sur
la partie médiane du palais et plus en arrière, sont des voyelles graves. Il y a
aussi lieu de ranger ces dernières en deux catégories, et de désigner par le nom
d'éclatantes, l'a, l'o ouvert (ò, comme dans le mot corps), l'eu ouvert (œ, comme
dans le mot peur), et par le nom de sombres l'ou (u) et l'o fermé (ó, comme dans
le mot clos). Les voyelles nasales sont toutes comme voilées par la nasalité, mais
appartiennent d'ailleurs chacune à la même classe que la voyelle orale qu'elles
ont pour substratum : ĩ, û sont aigus, ê est clair, ã, ô, œ sont éclatants, o, ũ sont
sombres 1185.

Les voyelles aiguës, i et ü, sont naturellement propres à exprimer des bruits
aigus, comme on l'a vu dans l'onomatopée pif. Le cri-cri ou grillon domestique,
que les Lituaniens appellent čyčys, fait un bruit aigu et strident ; il en est de
même du tri-tri ou bec-figue, et de la cigale, gr. téttiks. Aigu, appliqué à un son,
possède une voyelle claire, puis une voyelle aiguë qui le rendent très expressif ;
lat. acutus, d'où il sort, était inexpressif. Si ce que désigne le mot cri se distingue
avec tant de précision des éclats de voix de la colère, des clameurs de la foule, du
grondement de la mer en courroux, c'est que la voyelle aiguë de ce vocable lui
assigne exclusivement des bruits aigus pour domaine. En lit. kirkti signifie « jeter
des cris aigus » ; krykšti a à peu près le même sens ; il en est de même de mha.
krîschen et krîzen ; mais all. moderne kreischen ne peint pas aussi bien l'acuité du
son que mha. krîschen d'où il sort. Parmi les instruments à vent nous avons la
flûte, le fifre et le sifflet qui soufflent des sons aigus. L'évolution phonétique a ôté
au mot all. pfeife « sifflet, fifre » l'expression de l'acuité ; mais elle était bien nette
dans les formes antérieures mha. pfîfe, vha. pfîfa et aussi dans leur point de départ
lat. pīpa. All. zirpen au sens de « pépier, en parlant des petits oiseaux » est beaucoup
moins expressif que fr. pépier, parce qu'il n'a pas de redoublement ; lat.
pipilare était une onomatopée plus exacte, gr. pippízō est encore plus expressif
grâce à sa géminée. L'allemand a d'ailleurs refait piepen et piepsen au sens de « piauler,
pépier ». all. zwitschern « gazouiller » ne vaut pas mha. zwitzern qui a deux z,
ni surtout vha. zwizzirón qui présente z et i dans deux syllabes consécutives ; les
formes des dialectes qui n'ont pas subi la deuxième mutation consonantique ne
donnent pas tout à fait la même impression, car leur t convient plutôt au pépiement
et le z au gazouillis ; tels sont moy. angl. twiteren, angl. twitter ; la forme germanique
d'où sortent celles du haut allemand et de l'anglais est supérieure aux unes
et aux autres parce qu'elle réunit tous leurs éléments imitatifs et n'est qu une
copie immédiate du bruit qu'elle exprime : *twi-twiz-ón. All. klirren s'applique
au cliquetis des armes, au bruit des chaînes, au choc des verres, c'est-à-dire toujours
à des bruits aigus. All. knistern « crépiter, pétiller » désigne aussi des petits bruits
384aigus. All. kichern veut dire « faire de petits cris, ricaner ». Gr. ligús « clair, aigu,
perçant en parlant d'un son » est encore supérieur comme onomatopée à fr. aigu.

Quand une voyelle aiguë se trouve en contact immédiat avec une consonne
nasale, la mollesse de cette dernière fait perdre à la voyelle ses qualités d'acuité
par une sorte de réaction qu'elle exerce sur elle et cette voyelle aiguë ne fait pas
alors sur nous une impression plus violente qu'une voyelle claire non aiguë, un é par
exemple. Comparez à ce phénomène l'évolution phonétique qui a transformé īn
latin en la voyelle nasale du français (uīnum > vin). C'est à cela que tient la
grande différence d'impression produite par pif et par pim ; pif c'est un bruit aigu
qui se perd immédiatement dans le silence avec sa consonne sourde ; pim, qui
désigne le bruit du marteau frappant sur l'enclume, est un bruit clair, non aigu,
qui, par son m sonore, se prolonge en s'atténuant. Ce sont aussi les nasales qui
expliquent que murmure, murmurer n'expriment pas une répétition de bruits aigus
mais de bruits clairs. Victor Hugo nous a donné un exemple merveilleux de cet
effet dans ce passage de Petit Paul :

… les nids
Murmuraient l'hymne obscur de ceux qui sont bénis,

où presque toutes les voyelles aiguës reçoivent du contact d'une consonne nasale
une douceur infinie. All. klingel, klingeln s'emploient pour la sonnette ou la clochette
et son bruit argentin ; klingen peut s'appliquer au son d'une cloche, mais
presque uniquement lorsqu'il s'agit d'un tintement ; dans les autres cas on a le substantif
klang et les formes verbales klang, geklungen ; il serait absolument choquant
d'employer une forme de ce verbe contenant un i pour désigner le son du
bourdon, de la brummglocke ; au contraire geklungen fait à merveille dans cette circonstance.
Lat. tinnire qui signifie « rendre un son métallique, un son clair, tinter »,
tinnitus qui désigne ce son, tintinnabulum qui s'applique à différentes espèces
de clochettes, skr. kiṅkiṇiḥ « clochette », possèdent des qualités semblabes.

Les voyelles claires é, è, e, œ produisent un effet analogue. On le sent dans all.
hell, fr. clair, léger appliqués à un son, ou dans fr. tinter. All. säuseln convient
bien aussi au doux murmure qu'il désigne :

In dürren blättern säuselt der wind,

dit Goethe dans l'Erlkönig, et si l'on veut savoir quelle est la note de ce bruissement
du vent dans les aunes, il suffit d'écouter les paroles que croit y entendre
l'enfant malade et que leur vocalisme clair rend légères, mielleuses et pleines
de charme :

Du liebes kind, komm, geh mit mir !
Gar schöne spiele spiel ich mit dir

Les voyelles éclatantes a, ò, œ, ã, œ sont par définion même propres à exprimer
les bruits éclatants. Ce sont elles qui donnent la meilleure part de leur valeur
onomatopéique aux mots éclat et éclatant eux-mêmes, puis au mot fracas qui
désigne le bruit de quelque chose qui vole en éclats, au mot fanfare qui s'applique
à une certaine musique éclatante :

La victoire aux cent voix sonnera sa fanfare
(Hugo).385

La liste des mots qui désignent un bruit éclatant est assez variée dans chaque
langue ; sans parler des interjections all. paff, patsch, klacks, klaps, knack, knacks,
schwapp, schwapps, fr. paf, pan, vlan, flac, crac, clac, on peut citer tout d'abord fr.
craquer, all. krachen « craquer », fr. claquer, all. klatschen « claquer », klappen « claquer »,
klappern « claquer, craquer », knallen « éclater », knarren « craquer »,
knacken « craquer ». Le mot fr. croquer a un sens analogue et peint le bruit de
quelque chose qui craque sous la dent. Ses éléments, sauf la voyelle, sont
les mêmes que ceux de craquer. Cette voyelle aussi est éclatante, brève
et sèche ; pourtant elle diffère assez sensiblement d'un a pour qu'une nuance
d'expression puisse exister. Elle est moins ouverte et un peu moins éclatante, et par
suite elle est plus propre à peindre un son qui se produit à l'intérieur de la bouche,
à l'endroit même où elle a son point d'articulation, ou, d'une manière plus générale,
un bruit que nous n'entendons pas directement, mais à travers un obstacle
ou une paroi. Tel est celui que nous percevons lorsque quelqu'un frappe à notre
porte et que nous désignons en disant qu'il fait toc-toc, et non pas tac-tac. Nous
retrouvons en effet cette voyelle o dans klopfen « heurter à une porte », vha. klopfôn
et klockôn (même sens), all. pochen qui s'applique à ce même bruit et aussi à
celui des battements du cœur ; enfin nous disons en français cogner à une porte.
Gr. brákhe, anébrakhe, qui signifie « craquer, éclater », contient des éléments assez
voisins de ceux de craquer ; il peut aussi s'appliquer au tonnerre, non pas quand
il produit un sourd grondement, mais seulement lorsqu'il éclate soudain. Le mot
cataracte s'applique bien à une chute d'eau au bruit éclatant et répété ; cascade
désigne une chute analogue, mais plus faible à cause de son s et de son d, et sans
grondement (c'est l'r qui rend cette dernière nuance). Sonore, quoiqu'il ait un
emploi assez général, n'a toute sa valeur expressive que lorsqu'il est appliqué à
des bruits éclatants :

Ouvrait les deux battants de sa porte sonore
(Hugo, Le Satyre).

Une clameur n'est ni un grondement ni un murmure ; c'est un ensemble de cris
tumultueux et éclatants. Le mot aboyer désigne d'une manière générale les cris des
chiens quand ils ne hurlent ni ne grondent ; il n'a pas d'expression lorsqu'on
l'applique à la voix aiguë des tout petits chiens ou à la voix rauque des chiens de
grande taille ; mais ses sons entrent en pleine valeur lorsqu'il s'agit de chiens de
taille moyenne. Surtout certaines formes de sa conjugaison sont particulièrement
onomatopéiques, tel ce prétérit qu'Hugo a employé et renforcé dans ce vers du
Satyre :

La meute de Diane aboya sur l'Oeta.

Le mot japper qui contient aussi l'a s'applique également aux chiens de taille
médiocre. Les éclats de rire sont des bruits de même nature, aussi trouvons-nous
ordinairement l'a dans les mots qui les désignent : sk. kákhati, kákkati, hákkhati,
gr. kakházō, kakkházō, kagkházō, kagkhãs, kagkhaláō, lat. cachinnus, et aussi all. lachen,
vha. lahhên, lahhan, hlahhan, got. hlahjan.

Les voyelles claires servant à peindre un bruit clair, et les voyelles éclatantes
un bruit éclatant, les voyelles sombres peindront bien un bruit sourd, comme dans
le mot sourd lui-même, ou dans les exclamations fr. pouf, poum, boum, all. puff,
pums, plumps. Le bruit exprimé par le mot glouglou, qu'il s'applique à celui d'un
386liquide qui s'échappe d'une bouteille ou au cri du dindon, est un bruit sourd peint
par la voyelle ou ; la même voyelle apparaît dans les verbes all. glucken, glucksen,
qui désignent aussi ce glouglou ou ce gloussement. Lit. bubęnti signifie « gronder sourdement ».
All. munkeln s'applique à une sourde rumeur, puffen à un bruit sourd
comme celui d'un objet qui fait pouf en tombant. Le hurlement a pour essence une
voyelle sombre ; nous la trouvons dans skr. ulūluḥ, ululíḥ « hurlant », lit. ulůti,
ululóti « hurler », lat. ululare, gr. ololúzō « je me lamente ». Tandis que la voix
du renard ou du petit chien qui glapit est aiguë et celle du chien moyen éclatante,
celle du gros chien est sourde ; c'est ce que rend le baúbaú du grec, le
wauwau de l'allemand, le bow-wow de l'anglais, le baubari du latin, le bukkati
du sanskrit.

Il va de soi que si l'objet, la qualité ou l'action qu'un mot désigne ne comporte
aucun bruit, il aura beau posséder une ou plusieurs fois n'importe quelle voyelle,
elle n'entrera pas en valeur. Les voyelles ne sont pas onomatopéiques par nature ;
elles ne deviennent expressives que si la signification des mots où elles se trouvent
les met en relief. Il suffira de considérer les mots fr. pli, bis, fruit, crime, lime,
cime, rue, fibule, tituber, figure, ciguë, dune, bitume, légume, métier, crétin, hébreu,
péché, impair, effet, déchet, simple, vin, pimbèche, plaque, trappe, roc, bloc, sœur, peur,
enfant, cour, four, tour, rond, donjon, dôme, trône, manchon, brandon, tombeau.

Valeur impressive des consonnes

Les consonnes ne sont pas moins expressives que les voyelles. Elles demandent
à être examinées à deux points de vue ; il faut considérer d'une part la nature de
leur articulation et d'autre part leur point et leur mode d'articulation.

La nature de l'articulation les répartit en occlusives, nasales, liquides et spirantes.
Les occlusives ou explosives, frappant l'air d'un coup sec, contribuent à l'expression
d'un brait sec dont les voyelles indiquent le timbre. Si elles sont répétées,
elles saccadent le mot et font sentir par là même que le bruit est répété. On a
vu plus haut tictac qui est un exemple excellent ; cliquetis n'est pas moins remarquable.
Les voyelles de tinter indiquent un bruit clair ; ses deux t font sentir qu'il
est sec et répété :

Et faisant à tes bras qu'autour de lui tu jettes,
Sonner tes bracelets où tintent des clochettes
(Leconte de Lisle).

Le claquet et le cliquet font tous deux entendre des bruits secs et répétés. Crépiter
et pétiller s'appliquent l'un et l'autre à de petits bruits se succédant sans
interruption ; il sont tous dans la note claire ou aiguë, et les occlusives sourdes
font sentir qu'ils sont secs et pour ainsi dire momentanés ; mais comme la même
occlusive n'est pas répétée, rien n'indique qu'ils soient semblables entre eux, et
cette variété du consonantisme donne même l'impression du sautillement. Trotter
suppose des bruits secs et répétés dans la note propre à l'ò, c'est-à-dire, comme on
l'a vu plus haut, dont l'éclat est un peu amorti. Si dans gr. kakbázō, skr. kákhati
la reproduction de l'a indique une suite de bruits éclatants, celle de l'occlusive
sourde qui ouvre les deux premières syllabes ne marque pas moins la répétition et
fait sentir en outre que ces bruits explodent brusquement ; l'impression de répétition
387est encore plus accentuée dans kakkházō et hákkhati. Fr. casser indique un bruit
sec.et éclatant, mais sans répétition. Lat. tussis « toux », fr. toux peignent un bruit
sourd commençant aussi par une explosion brusque.

Les occlusives sonores sont loin de donner une impression aussi sèche ; qu'il
suffise de comparer all. babbeln à pappeln, gr. goggúzein « murmurer, roucouler » à
kokkúzein « chanter comme le coq », borborugḗ à korkorugḗ qui désignent tous deux
le bruit des intestins, mais avec une nuance très sensible.

Les consonnes nasales sont, par définition même, propres à imiter des bruits
réellement ou apparemment nasaux. C'est le cas de fr. nasiller, all. näseln, skr.
minminaḥ « qui parle du nez d'une façon peu claire », gr. gíggras « flûte nasillarde,
sorte de hautbois », skr. māyúḥ « rugissement, bêlement », mimāti « il
rugit, il bêle », gr. mimikhmós « hennissement », lat. hinnire « hennir », skr.
mekaḥ « bélier », gr. mēkáomai « bêler », mēkás « chèvre », lat. mugire, fr. mugir,
meugler, mha. mūgen « rugir », lett. maunu « je rugis ». Les mots qui désignent
un léger grognement appartiennent à la même catégorie ; tels sont vha. muccazzan,
all. mucken, mucksen. Un marmottement est quelque chose de fort analogue, d'où
la valeur onomatopéique de fr. marmotter, v. sl. mŭmati « balbutier, bégayer »,
all. murmeln « marmotter, grommeler, rognonner ». Quand une nasale suit une
voyelle dans la même syllabe elle constitue, grâce à sa qualité de continue
sonore, comme une résonnance qui prolonge cette voyelle ; il en est ainsi dans
les onomatopées pim et bim-bam-boum déjà vues, et dans lat. tintinnabulum, fr.
il résonne, all. brumbär, brummglocke, klingen, klang, gr. klaggḗ, lat. clangor, all.
trommeln « battre le tambour », gr. brontḗ « tonnerre », v. sl. gromŭ « tonnerre »,
gr. bómbos « bourdonnement ».

Les deux liquides l et r doivent être soigneusement séparées. La première, l,
est seule purement une liquide et propre à exprimer la liquidité. C'est un élément
qu'il est parfois bien difficile d'isoler dans les mots. Si pourtant on fait porter
son attention sur le mot claquer comparé à craquer, ou sur l'exclamation onomatopéique
clic-clac comparé à cric-crac, mots qui ne diffèrent entre eux que parce
qu'ils ont à la même place les uns un l et les autres un r, on sentira vite que l'l
donne l'impression d'un son qui n'est ni grinçant, ni raclant, ni raboteux, mais
au contraire qui file, qui coule, qui schleift, comme disent les Allemands, qui est
limpide, ne fût-ce qu'à un des instants de sa durée, celui que peint rémission de
l'l. C'est le bruit d'un liquide qui coule avec un léger glissement, lequel n'est pas
toujours réellement audible, mais que nous croyons entendre parce que nous le
supposons. Il y a là une sorte d'illusion due à une série de traductions et d'associations
auxquelles nous sommes habitués. Cette limpidité du son nous l'avons
dans quelques bruits métalliques et argentins, dans le cliquetis des armes, dans la
klingel allemande, dans le pilipagmós d'Hésychius, dans certains aboiements tels
que ceux qu'expriment all. bellen, kläffen, fr. glapir, v. sl. lajati. Ce glissement
c'est celui qui précède le choc dans clic-clac, flac, vlan, vloc, claquer, all. klatschen,
klaffen, klappen, gr. kakhlázō. Dans le mot glouglou, l'l peint le glissement qui
précède le hoquet du liquide ; dans clapotis, clapotage, c'est le glissement des ondes
ou des vagues dans les intervalles de leurs entrechoquements. On sent une
impression du même genre dans le mot laver, quand on dit que les vagues lavent
le rivage, dans lit. lëju, lëti « verser », v. sl. lėjǫ, lijati « verser », dans lat. linire
« oindre », gr. aleíphein « frotter d'huile », v. norr. fljóta « couler », flaumr
« courant », vha. flawen « laver », lit. pláuti « laver », v. sl. pluti « couler »,
388plaviti « laver », skr. plávate « il nage », all. fliessen « couler », gr. plúnō « je
lave ». Enfin le bruit d'un objet qui glisse dans l'air ou d'un souffle qui passe
possède un élément de liquidité analogue ; c'est ce qui met en valeur l'l des mots
fr. voler, all. fliegen, fr. flotter :

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
(Hugo, Booz),

lat. flare « souffler », all. blasen « souffler », fr. souffler, siffler, all. flüstern,
flispern « murmurer en parlant du vent ».

L'autre liquide, r, est une vibrante qui se prononce avec un roulement plus ou
moins net et plus ou moins fort. Sa valeur n'est pas exactement la même selon
qu'elle s'appuie sur des voyelles claires ou aiguës ou bien sur des voyelles éclatantes
ou sombres. Dans le premier cas elle exprime un grincement, comme dans
le mot grincer lui-même, dans cri-cri « nom du grillon », dans all. kritzeln « écrire
avec une épingle sur un carreau, cracher en parlant d'une plume », fr. crisser,
frire, griller, all. zirpen « chanter en parlant de la cigale, grésillonner en parlant
du grillon, gringotter », fr. tri-tri « nom d'un petit oiseau », lit. kirkti « jeter des
cris aigus, perçants », v. sl. krečetŭ « cigale », skr. tittiriḥ « perdrix », fr. criquet,
gr. trízein « pousser un cri aigu, siffler, grincer », all. knirschen « grincer des dents,
crisser », v. norr. krikta « pousser des cris aigus », v. sl. krikŭ « cri », lit.
krykšti « jeter des cris aigus », ags. grimetan « grincer », lat. frendo « grincer des
dents », fringilla « pinson », fritinnire « gazouiller, chanter en parlant de la
cigale », lit. grėʼšti « grincer », čìrṡkinu « je tire un son aigre d'un violon »,
lat. stridor « son aigre ou perçant », fr. strident, stridulant, enfin dans les mots qui
signifient faire un bruit aigre en se cassant, analogue à celui d'une vitre qui se
brise, comme gr. krízō, ékrikon, fr. briser, got. brikan, v. irl. brissim.

Quand l'r s'appuie sur une voyelle grave, son vibrement donne l'impression
d'un craquement, d'un râclement si la voyelle est éclatante et d'un grondement si elle
est sombre. On en a d'excellents exemples dans fr. craquer, racler, râper, lat. fragor,
fr. fracas, lit. braškėʼti « craquer », brakšmas « craquement », all. krachen
« craquer, croquer (sous la dent), éclater, tomber avec fracas », fr. gratter, all.
kratzen « gratter, racler », fr. croquer, grogner, grommeler, gr. borborugmós, fr. écraser,
broyer que son vocalisme distingue si nettement de briser et dont les éléments
détaillent si bien toutes les phases successives du broiement. La note sombre,
nous l'avons dans fr. rompre comparé à briser, craquer et broyer ; fr. gronder, grondant,
grondement sont de véritables types ; fr. ronron se passe de commentaire ; fr.
rauque s'applique à un bruit âpre et sourd :

Un rauque grondement monte, roule et grandit
(Leconte de Lisle).

De même fr. ronfler, lit. niùrniu, niurnėʼti « gronder », lit. krokiù « je râle », v. norr.
kura « gronder », v. sl. grŭkati « roucouler », all. murren « gronder », fr. bourdon,
bourdonnement, all. brummen « gronder en parlant de l'ours, du tonnerre, bourdonner
en parlant des mouches, d'une toupie, ou de la cloche appelée bourdon ».

Les spirantes, comme leur nom l'indique, sont toutes propres à exprimer un
souffle ; mais les diverses spirantes ne donnent pas la même impression. Ainsi les
chuintantes ch et j (š et ž) conviennent pour un souffle accompagné de chuchotement.
389On le sent d'une manière intense en écoutant dans ce vers de Gœthe le
chuchotement de l'Erlkönig :

Gar schöne spiele spiel ich mit dir.

Le mot chuchoter est évidemment le modèle du genre. Les langues slaves et germaniques
sont très riches en mots de cette catégorie : lit. švilpiù « siffler avec
les lèvres », all. zischen « siffler en parlant de l'eau dans laquelle on plonge un fer
rouge, d'une flèche, d'un serpent », lit. čiarškiù « même sens ». L'idée du
souffle est d'ailleurs très secondaire ; l'essentiel c'est le bruit chuintant et nos
spirantes ne l'expriment pas moins bien lorsqu'il est produit par un léger frottement,
comme dans lit. apčiuñčyju « je traîne quelque chose en le faisant
glisser », all. schleichen « se glisser, se traîner », schleifen « glisser », huschen « se
glisser ». En outre les chuintantes sont propres à peindre par onomatopée les
gémissements comme dans fr. gémir, geindre ; certains poètes l'ont parfaitement
senti et ont habilement entremêlé les chuintantes aux labiales et aux sifflantes
dans les paroles qu'ils ont voulu empreindre d'une profonde tristesse :

Peut-être, ô mon enfant, seul, sans nom, sans patrie,
Gémis-tu, vagabond, par la pluie et le vent,
Sur la terre barbare ou sur le flot mouvant ;
Ou, pour toujours, le long des trois Fleuves funèbres,
Chère âme, habites-tu les muettes ténèbres,
Tandis qu'un plus heureux, qui n'est pas de mon sang,
Prend ton sceptre et jouit du jour éblouissant.
(Leconte de Lisle).

Les spirantes f, v et w ne peuvent exprimer qu'un souffle mou, presque muet
ou du moins accompagné d'un bruit très sourd. Tel est le v (ou le w) de différents
mots qui désignent le vent, all. wind « vent », wehen « souffler », lat. ventus,
got. vinds « vent », vaian « souffler », lit. ʼjas « vent », v. sl. vėjǫ « je
souffle ». Dans le mot voler on sent un effet analogue qu'a parfaitement rendu
Heredia dans le second de ces deux vers :

Sur le groupe endormi de ces chercheurs d'empires
Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires.

L'impression de l'f n'est pas tout à fait la même parce que c'est un phonème sourd
tandis que le v est une sonore. On trouve d'ailleurs assez rarement l'f isolé ; le
plus souvent il est combiné avec une liquide et forme avec elle un groupe que
l'on étudiera plus loin. On peut néanmoins, même dans les groupes, sentir sa
valeur de souffle pur et simple, par exemple dans all. pfuscher « bruit de la poudre
qui s'enflamme », vha. fnëhan « souffler », lat. flare « souffler », all. flüstern
« murmurer en parlant du vent », fr. zéphyr :

L'ancien zéphyr fabuleux
Souffle avec sa joue enflée
Au fond des nuages bleus
(Hugo),

fr. siffler, souffler :

Un sofflement de foige emplit le firmament
(Hugo)390

L'h aspiré peint un souffle, sans caractéristique spéciale, comme dans all. hauch
« souffle ». La différence entre all. husten et fr. tousser est très significative ; dans
ce dernier la toux se produit à bouche fermée et commence par une explosion
qui précède la voyelle sombre ; dans husten la toux se produit à bouche ouverte et
la voyelle sombre est précédée d'un souffle qui sort librement de la gorge.

Les spirantes dentales ou sifflantes supposent un souffle accompagné d'un sifflement
léger ou violent, ou inversement un sifflement accompagné de souffle. Le z,
étant sonore, est plus doux que l's et plus propre à peindre un léger bruissement,
comme dans ce vers de Heredia :

Et les vents alizés inclinaient leurs antennes.

C'est la qualité du premier élément du mot zéphyr, cité plus haut pour son f ;
comparez tchèq. bzikati « fredonner », angl. buzz « bourdonnement ».

Quant à la note du sifflement elle est déterminée par la voyelle sur laquelle
s'appuie la sifflante ; le simple rapprochement de siffler et souffler vaut mieux qu'un
commentaire. Certains poètes semblent avoir senti nettement cette différence
lorsqu'ils ont rapproché de voyelles claires les sifflantes qui devaient relever dans
leurs vers celle du mot siffler :

Dans les buissons séchés la bise va sifflant
(Sainte-Beuve),

et de voyelles graves celles qui renforçaient l's du mot souffler :

…Mais il n'a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte…
(La Fontaine).

Nous retrouvons ces deux notes dans all. lispeln « siffler en parlant » d'une part
et summen, sumsen « fredonner » d'autre part, ou bien encore dans fr. cigale :

Ainsi la cigale innocente,
Sur un arbuste assise, et se console et chante
(A. Chénier),

et soupir :

jamais rien de leur sein ne soulève un soupir
(Lamartine).

Combinaison des valeurs impressives

On a essayé dans ce qui précède d'isoler chacun des phonèmes pour déterminer
sa valeur propre et spéciale. Isolement et détermination parfois difficiles ; il est
rare, en effet, qu'une onomatopée produise une impression absolument simple et
ne contienne qu'un seul phonème expressif, en sorte que la valeur de ce phonème
soit exactement définie par l'impression même que produit cette onomatopée. Le
plus souvent l'impression d'une onomatopée est complexe et les divers éléments
qui concourent à la produire se combinent entre eux, réagissent les uns sur les
autres, se renforcent, s'atténuent, de telle sorte que l'on a dû parfois pour dégager
l'un d'eux s'appuyer sur les données de la phonologie générale. Quel qu'ait été le
391moyen employé, on se trouve apte maintenant à analyser l'effet produit par leur
emploi combiné et à déterminer strictement la part qui revient à chacun dans
l'effet total.

Ainsi l'on a vu que le vibrement de l'r donne une impression de grincement si
ce phonème est en contact avec une voyelle claire, et au contraire de râclement ou
de grondement s'il s'appuie sur une voyelle grave. L'r peut en outre être combiné
soit avec une occlusive, soit avec une spirante. Si c'est avec une occlusive,
l'impression est que le son vibrant retentit brusquement et qu'il rompt le silence
sans transition en explodant soudain. Mais l'explosion est beaucoup plus douce si
l'occlusive est sonore, beaucoup plus sèche si elle est sourde ; il suffit pour s'en
rendre compte de comparer craquer et gratter. Cette nuance est généralement très
bien observée dans les diverses langues. Lit. traškėʹti signifie « craquer », tandis
que gráušti signifie « ronger » ; un rat qui ronge une porte fait un bruit analogue
à un grattement. Fr. crépiter et grignoter se distinguent par une différence de sens
et d'impression analogue. Les cris débutent généralement par une explosion
brusque et sèche, bien qu'ils puissent retentir dans des notes différentes : mha.
krîzen « crier », lit. kirkti « pousser des cris aigus », véd. króçati « il crie », gr.
kraugḗ « cri ». Les cris ou chants de certains animaux semblent souvent débuter
par une explosion du même genre, affirmée pour le coq et la poule par lat. cocococo,
fr. coq, cocotte, v. sl. kokotŭ, et que l'on trouve en combinaison avec l'r, par
exemple dans gr. kíkirros « coq », lat. cucurire « chanter en parlant du coq », lit.
kakaryku « chant du coq », all. krähen « chanter en parlant du coq », all. kikeriki
« chant du coq », skr. krka-vākuḥ « coq », lit. kirkti « crételer », gr. kérkos « coq »,
v. irl. cerc « gallinacé ». Cette même initiale nous est attestée pour la corneille et
quelques autres oiseaux par skr. kākaḥ « corneille », lett. kâkis « choucas », gr.
kḗks « sorte de mouette », lit. kovà « choucas », skr. kukkubhaḥ « faisan » ; on la
trouve en concurrence avec l'r dans gr. kóraks « corbeau », koronē « corneille »,
lat. coruos « corbeau », skr. kāravaḥ « corneille », gr. krozõ, krázõ « croasser », lit.
krànkti, kraukti « croasser », v. sl. krukŭ « corbeau », krakati « croasser », all.
krächzen « croasser », skr. karkaraḥ, krkaraḥ, krkanaḥ, krakaraḥ « perdrix », v.
pruss. kerko « plongeon », gr. kerkithalís « héron », lat. querquedula « sarcelle »,
crocire « croasser », skr. tittirḥ « perdrix », v. sl. tėtrja « faisan femelle », gr.
tétaros, tatúras « faisan », v. sl. tetrėvi « faisan », lit. tetervas « coq de bruyère »,
v. pruss. tatarwis « gelinotte », gr. tétraks, tetrádōn « coq de bruyère », lat. tetrinnire
« crier comme un canard ».

Ces exemples suggèrent trois observations qu'il est bon de noter immédiatement :
il n'y a pas de différence entre c et t pour l'effet produit, quand la seule
qualité qui vienne en lumière est, comme ici, leur explosion ; l'impression
n'est pas la même selon que l'r est ou non en contact immédiat avec l'occlusive,
comme dans coruos, kóraks en face de crocio, krṓzō. Les impressions que nous éprouvons
se produisent dans l'ordre où les phonèmes frappent notre oreille, et si dans
coruos nous avons l'impression d'une note vocalique ouverte brusquement par une
explosion et prolongée par une sorte de roulement, dans crocio le roulement suit
immédiatement l'explosion et aboutit à une voyelle où l'on ne sent plus aucun
vibrement. Ce n'est là qu'une nuance, mais très nette, quoique souvent l'effet
résultant de la somme des impressions produites par les divers éléments d'un mot
soit dans les deux cas équivalent ; la signification d'un mot onomatopéique ne
fait que mettre en lumière la valeur que les sons ont en puissance, elle ne saurait
392jamais leur en donner une différente : all. kratzen ne fait pas la même impression
que fr. gratter, ni esp. grida la même que fr. il crie ; les significations de ces mots
sont les mêmes, leur valeur onomatopéique diffère.

Quand l'occlusive est sonore l'attaque est plus douce, et, bien que nous ne
percevions de sonorités qu'au moment de l'explosion, nous sentons qu'elles ont
commencé avant et que le mot ne figure à notre oreille que quelques moments du
bruit ; de là naît facilement l'impression que ce bruit est continu. On en a de
beaux exemples dans fr. grogner, grognement, all. grunzen, lat. grunnire, fr. grommeler,
gronder, gr. brémein « frémir », brómos « bourdonnement », all. brummen
« gronder, bourdonner », all. dröhnen « gronder », ags. dran « bourdon », all.
drohne « bourdon », fr. bourdonner, bourdonnement, fr. grincer, lit. grėʼšti « grincer »,
ags. grimetan « grincer », vha. gramizzôn « gronder », fr. broyer, v. sax. grindan
« broyer », fr. briser, got. brikan « briser », russ. bormotatʼ « murmurer », gr.
borborugmós, fr. gargouiller, grouiller, gr. gráō « je ronge », lit. grémšti « gratter
bruyamment », gręsti « frotter », griáušti « ronger », grukšėʼti « grincer sourdement
comme du sable sur lequel on marche ».

On peut comprendre par ce qui précède la différence qu'il y a entre v. irl.
torann « tonnerre » et all. donner, gr. brontḗ, v. sl. gromŭ ; dans les mots irlandais
et français (le mot français est très médiocre comme onomatopée) le bruit du
tonnerre éclate soudain et se prolonge en grondant ; dans le mot allemand il commence
plus mollement ; dans les mots grec et v. slave le grondement et l'explosion
sont simultanés. Vha. karm s'applique à un bruit ou à une clameur que l'on considère
au moment de son explosion, corn. garm à une clameur déjà commencée
et qui continue ; même différence entre ags. cirm, cyrm « bruit » et v. sl. grimati
« sonare », entre gr. krṓzō et v. sl. grajǫ « je croasse », et même entre v. sl. krukŭ
et v. irl. bran qui désignent tous deux le corbeau ; ces deux noms imitent l'un et
l'autre le cri de l'oiseau, mais le mot slave saisit l'instant même où le silence est
rompu, tandis que l'irlandais peint l'espèce de râclement qui semble accompagner
ce cri au moment où il est déjà pleinement sonore.

Il convient d'ajouter qu'au point de vue où l'on se place ici il n'y a pas de
différence de valeur entre d, g et b : comparez all. dröhnen et fr. gronder, v. sl.
gromŭ et gr. brontḗ.

Lorsque l'élément qui entre en jeu avec une occlusive est un l au lieu d'être
un r, l'impression de vibrement ou de râclement est remplacée par une impression
de liquidité ; rien d'autre n'est changé. Il suffira de rappeler le son limpide des
cloches que l'allemand exprime si bien par son verbe klingen ; les claquements qui ne
sont accompagnés d'aucun craquement, comme celui d'un fouet, comme le bruit
des claquets et des cliquets, comme celui des vagues qui clapotent. Il est des rires
limpides comme celui qu'exprime lit. klegù ; il est des cris tellement éclatants et
tellement « liquides » que l'oreille n'y trouve aucun point de repère et qu'on ne
saurait dire s'ils sont réellement dans la note éclatante ou dans la note aiguë ; tel
est le cri des aigles et l'appel clair des trompettes, tels sont les cris que les Grecs
désignaient par klázō, klaggḗ et les Latins par clangō, clangor. Les mots latins calare,
clamare, lett. kalada « cri » supposent aussi des sons pénétrants et limpides.

Entre lat. glocire, fr. glousser et gr. klṓssō, klṓzō, il y a la même différence qu'entre
v. sl. grajǫ et gr. krṓzō ; les formes à occlusive sourde peignent le brait au moment
où il rompt le silence, et les autres au moment où il est déjà une suite.

On sait combien nous percevons mal les sons étrangers à notre langage et
393combien nous les traduisons de manière défectueuse. Il vaut la peine de remarquer
ici que certains peuples ont senti comme coulants des bruits ou des cris que
d'autres ont perçus comme raboteux. Sans parler de l'opposition entre gr. khálaza
« grêle » et v. sl. gradŭ, lat. grando, où les uns ont pu être plutôt frappés par le
glissement et les autres par le crépitement, il est certainement instructif de comparer
v. norr. hlakka « croasser » à gr. krṓzō, lat. crocio, etc., ou v. irl. cailech « coq »
à all. krähen, gr. kérkos, etc., ou gr. klṓssein « crier comme un geai » au nom latin
de l'oiseau qui pousse ce cri, graculus, et au cri qu'il pousse, frigulat, ou encore
n. sl. krketati « crier comme un dindon » et lit. tytaras « dindon » au gloussement
que fait cet oiseau à notre sentiment. Qu'on n'objecte pas que ces mots sont
dérivés de racines différentes et que les lois phonétiques ne permettaient pas de
modifier tel ou tel phonème de la forme originaire ; car pourquoi, de deux langues
possédant un jeu de racines à peu près également riche et varié, l'une aurait-elle
choisi précisément les formes qui la choquaient ? On verra d'ailleurs plus loin le
cas que font les langues des mots qui ne leur conviennent pas et comment elles se
procurent ceux dont elles croient avoir besoin.

La combinaison de la spirante f avec r, c'est-à-dire du souffle avec le grattement
produit l'impression du frottement, du frôlement, du frou-frou. Frôler désigne une
action plus douce que frotter, parce que ce dernier marque avec son t une explosion
après la voyelle, tandis que frôler donne à la même place, avec sa liquide, l'impression
d'un glissement. Froisser commence par un frottement dont la note, d'abord
sombre, puis éclatante, est détaillée par le vocalisme wa, et qui se termine par un
léger sifflement indiqué par l's. Lat. fritinnire « chanter en parlant de la cigale »
exprime un frottement grinçant et saccadé, les saccades étant marquées par l'occlusive
dentale t qui sépare les deux voyelles aiguës. Lat. frendere « broyer avec les
dents, écraser, froisser, grincer des dents », exprime un frottement à note claire. Fr.
fracas, lat. fragor, frango peignent par leur première syllabe un frottement à note
éclatante, analogue au son rendu par un objet dur qu'on écrase ou qu'on broie ;
mais le plus expressif de ces trois mots est fracas avec son occlusive qui arrête la
voyelle éclatante pour exploder sur la même note.

Combiner l'f avec l'l, c'est réunir le souffle avec la liquidité et obtenir comme
résultante une impression de fluidité. Nous l'avons dans flotter :

Et la voile flottait aux vents abandonnée
(Racine),

dans lat. flare « souffler », all. fliegen « voler », fr. flatuosité, lat. fluere « couler »,
dans le nom de la flûte qui souffle des sons limpides et aigus, et mêmes dans fr.
renifler dont l'n indique que le souffle est nasal. Souffler est un peu plus compliqué,
car, outre la spirante f qui indique le soufflement et l'l qui en marque le glissement,
il possède une autre spirante s qui exprime le sifflement possible de
ce souffle, tandis que la voyelle ou prévient que ce bruit sera sourd s'il se produit.
Siffler possède exactement les mêmes éléments, sauf un, l'i, qui suffit à différencier
radicalement le sifflement du soufflement ; un sifflement c'est un souffle accompagné
d'un bruit aigu qu'exprime cette voyelle.

Les autres combinaisons de spirantes avec des liquides sont plus rarement représentées.
All. schliefen et schleichen « glisser » font sentir une sorte de bruissement.
Fr. glisser était en v. fr. glier de vha. glitan ; glier ne faisait pas onomatopée ; il
n'avait qu'une valeur impressive analogue à celle de all. glatt « lisse, poli » (cf.
394p. 408). Si plus tard on a fait glisser de glier, sans doute en mélangeant ce mot
avec glacer qui signifie souvent « glisser » en ancien français, c'est probablement
qu'on éprouvait le besoin d'avoir dans ce vocable un phonème, la sifflante s, qui
pût donner l'impression du bruit que produisent beaucoup de glissements. En
allemand gleiten ne fait pas plus onomatopée que glier, mais la forme populaire
glitschen exprime un bruissement qui vaut le sifflement de glisser. Fr. ruisseler
présente une spirante avec les deux liquides l et r ; cet ensemble donne l'impression
d'un bruissement produit par un liquide. All. schwirren « siffler en parlant
d'une flèche, vibrer » unit l'impression d'un souffle chuintant produit par le v et
le š à celle d'un vibrement aigu due au groupe ir. Fr. fuser, fusée n'ont que deux
spirantes sans liquide, l'f qui exprime un souffle et le z qui fait sentir le sifflement
sonore de ce souffle.

A côté de cette combinaison des effets de deux spirantes ou d'une spirante avec
une liquide, il faut noter celle d'une occlusive avec une spirante, comme dans
tchèq. bzikati « fredonner » qui fait entendre un bruissement labial par sa sifflante
sonore z appuyée sur une occlusive sonore labiale. Le mot anglais buzz « bourdonnement »
contient les mêmes éléments, mais la voyelle nous indique un
bruissement plus grave que celui du mot tchèque qui est clair. all. pfuschen
« produire un bruissement léger » n'a pas tout à fait la même nuance ; c'est un
souffle labial qui produit une note sombre et se termine en chuintant. La bise et la
brise sont deux souffles qui semblent sortir d'une bouche, mais, tandis que le
premier se contente de produire un sifflement aigu et sonore, le second commence
par un bruissement qui réagit sur le sifflement pour en atténuer l'acuité. Dans lit.
brežėʼti « bruire », on a presque les mêmes éléments que dans fr. brise, mais la spirante
dentale est remplacée par une chuintante qui donne l'idée d'un chuchotement.
Fr. bouffer « manger gloutonnement » exprime un bruit labial et le soufflement
de quelqu'un qui mange trop vite ; bâfrer nuance la même expression en
indiquant que le souffle produit un bruit de frottement. all. paffen « fumer en
faisant entendre un certain bruit des lèvres » présente une explosion labiale qui
donne passage à un souffle également labial ; fr. bouffée, une bouffée de fumée, contient
à peu près les mêmes éléments, mais l'explosion labiale étant sonore est
beaucoup plus douce, et le bruit qui la suit est dans la note sourde, comme
l'indique la voyelle ou ; fr. pouffer retrouve le p de paffen et ne diffère de bouffée que
par la violence plus grande de son explosion.

Ce que l'on a dit à propos des voyelles, on le répétera pour les consonnes : la
valeur qui leur est attribuée ici et qu'elles n'ont qu'en puissance ne devient une
réalité que si la signification du mot où elles se trouvent s'y prête. Voici pour
chacun des cas que l'on a examinés quelques exemples (il serait facile d'en
citer des centaines) où les consonnes considérées restent inertes : teinter en face de
tinter, plaquer en face de claquer, crotter (cf. trotter), catafalque (cf. kákhati), bébé
(cf. babbeln), papa (cf. pappeln), bourbier (cf. borborugḗ), naissance (cf. näseln),
minimum (cf. minminaḥ), mimique (cf. mimikhmós), moucher (cf. mucksen), marmite
(cf. marmotter), bomber (cf. bómbos), lat. cincinnus (cf. tintinnabulum), traquer (cf.
craquer), classer (cf. all. klatschen, klaffen), plier (cf. v. sl. pluti), fléchir (cf. all.
fliessen), flirter (cf. flotter), souplesse (cf. souffler), gringalet (cf. grincer), créer (cf. crier),
griser (cf. briser), frégate (cf. fragor), grimer (cf. v. sl. grimati), fraise (cf. froisse),
framboise (cf. lat. frango), braquer (cf. gratter), crapaud (cf. gr. krázō), gorgone (cf.
grognement), broder (cf. gr. brómos), grondin (cf. gronder), gloser (cf. glousser), flanc
395(cf. lat. flare), bouse (cf. angl. buzz), bise, nom de couleur (cf. bise, nom d'un
vent), etc.

L'impression onomatopéique

Dire que la valeur expressive des sons ne vient en lumière que poussée en avant
par la signification des mots, c'est énoncer une proposition juste en somme, mais
qui ne rend pas compte de toute la vérité. Il faut ajouter qu'un mot n'est une onomatopée
qu'à condition d'être senti comme tel. Sans doute il en est, comme
frou-frou, ronron, qu'il n'est pas permis de ne pas sentir ; mais d'autres, qui sont
peut-être moins adéquates, seront saisies comme onomatopées par l'un et point
par l'autre. Le fait pour un mot d'être onomatopéique est donc subjectif. Cette
subjectivité apparaît plus nettement encore si l'on entre dans le détail et que l'on
recherche dans un mot dont la signification permet la mise en valeur de sons
expressifs, quels sont ceux qui entrent en jeu pour l'onomatopée. Le théoricien
dira exactement ceux qui sont susceptibles de le faire, quelle est la valeur propre
de chacun et quelle est celle de l'ensemble ; mais souvent il n'y en aura que
quelques-uns qui agiront réellement sur l'esprit du sujet parlant ou du sujet écoutant,
et ce ne sera pas toujours les mêmes. De là les changements de nuance dans
la signification des mots onomatopéiques ; si le sujet parlant emploie un de ces
mots en lui attribuant telle nuance qu'il croit sentir exprimée par quelques-uns de
ses phonèmes, il peut se faire que le sujet écoutant y sente une autre nuance parce
que ce sont d'autres phonèmes du même mot qui l'ont surtout frappé. Dès lors
il sera tenté d'employer ce mot avec cette nouvelle nuance, qui pourra s'établir à
côté de la première et même se substituer à elle.

Voici quelques exemples. Le mot skr. bhramaraḥ « abeille » débute par un bh
qui annonce un bruit labial, et ce bh est combiné avec un r, ce qui constitue le
groupe le plus propre à exprimer le bourdonnement. Mais nous savons que ce n'est
pas ce groupe qui frappait le plus les Hindous dans ce mot ; ce qu'ils y sentaient
avant tout ce sont les deux r, puisqu'ils appelaient fréquemment cet insecte
dvirephaḥ, c'est-à-dire « qui a deux repha (r) dans son nom ». Il y a beaucoup
d'autres mots sanskrits qui contiennent deux r, mais on ne les y remarquait pas.

Latin vulgaire *frustiare, dérivé de frustum « morceau », signifiait « mettre en
morceaux » et ne pouvait avoir d'expressif avec cette signification que son groupe
ru, le même que celui de allemand bruch « rupture » ; c'est-à-dire que son f, sa
combinaison fr et son s, propres à peindre respectivement le souffle, le frottement
et le sifflement, restaient inertes. *Frustiare devient en français froisser, qui a
anciennement le même sens « mettre en morceaux » et dont le groupe roi a la
même valeur que dans broyer. Mais peu à peu les éléments négligés viennent en
lumière et influent sur l'évolution sémantique du mot. Par des dégradations insensibles
il arrive, grâce au groupe fr, à désigner l'action de mettre en pièces par un
frottement dur, puis de broyer ou simplement d'écraser par le même frottement,
c'est-à-dire que l'idée de mise en morceaux disparaît. Nous disons par exemple
que quelqu'un s'est froissé un muscle. Jusque-là l's est resté dans l'ombre ; quand
son sifflement apparaît, la nature du frottement change à cause du bruissement
qui l'accompagne. Dès lors tous les éléments de ce mot sont en relief et l'impression
résultante produite par les valeurs combinées de son consonantisme et de son
396vocalisme est apte à rendre de façon très heureuse le bruit du papier, du satin que
l'on fripe brusquement.

Indo-européen *bhrem- (vhall. brëman, all. brummen, lat. fremere) commençait
par un groupe propre à exprimer un bourdonnement, lequel pouvait être plus ou
moins clair ou plus ou moins sombre selon l'apophonie (*bhrem-, *bhrom-). En
latin le bh devient f, ce qui accroît notablement l'effet vibrant de l'r et rend le mot
inapte à exprimer un bourdonnement léger comme celui des abeilles. Les bruits
violents seront son domaine ; et comme il n'a plus d'apophonie, que sa voyelle
est toujours e, parmi les bruits qui donnent l'impression d'un frottement, ceux qui
sonts grinçants et de note claire lui conviendront particulièrement : fremit sonipes
Virg. « le cheval hennit », fremunt uenti Ov. « les vents sifflent ». Mais ce mot a
conservé par héritage la faculté d'exprimer des bruits sourds. Il n'y a donc rien de
surprenant à le voir s'appliquer à des bruits non moins violents, mais dans la note
sombre. Il suffit pour cela que la voyelle ne vienne pas en lumière : fremit leo
« le lion rugit », fremit tigris « le tigre gronde » (son essentiellement rauque).

Lituanien bìrbiu qui désigne souvent un bruit strident ou aigu grâce aux éléments
qui sont dans bruit, bruire, s'applique fort bien au fredonnement et au bourdonnement
grâce au b et à l'r, bien que l'r soit palatal. Lit. bìrbinu, qui est formé des mêmes
éléments, s'applique aussi au bourdonnement d'un rouet, d'un insecte, à un ronflement,
mais peut désigner non moins bien, grâce à l'acuité de ses voyelles, le
bruit de la clarinette ou de la crécelle.

Allemand summen et sumsen sont à peu près équivalents et signifient « fredonner ».
Ils possèdent un s qui indique un bruissement (le second en possède
deux et est de ce fait plus expressif), un u qui marque que ce bruissement est dans
la note sombre, et la consonne m qui esta la fois nasale et labiale ; suivant que
c'est l'une ou l'autre de ces qualités qui entre en valeur, le mot exprime un fredonnement
nasal ou un fredonnement labial, d'où le sens de « bourdonner »
qu'il possède aussi.

Grec brúkein « croquer, ronger » a des éléments communs avec croquer, mais
dans les dialectes où son upsilon se prononce ü son initiale se rapproche davantage
de celle de grignoter, d'où le sens de « rousiller ». Il peut même, lorsque son ü vient
particulièrement en lumière signifier « grincer des dents » (sens rare) grâce
aux éléments qui font impression dans briser, grincer.

C'est pour des raisons analogues que des mots tirés d'une même racine prennent
souvent des sens différents suivants les hasards de leur apophonie ou la forme
de leur suffixe. Ainsi de la racine ten- le latin tire tinnire, qui veut dire « rendre
un son clair et métallique », à côté de tonare, qui s'applique au bruit éclatan
du tonnerre, et le vieux slave en tire tǫtĭnŭ, qui s'applique à un bruit sourd. Lituanien
gráužiu « je ronge » n'a pas le même sens que grec brúkein « grincer des
dents », auquel il est apparenté, parce qu'il contient plutôt les éléments de
gratter ; mais gotique kriustan, qui appartient à la même racine, signifie « grincer »
parce qu'il a comme brúkein un r appuyé sur une voyelle aiguë.

Grec brémein désigne essentiellement le frémissement, le murmure, et il en est
de même de brómosparce que c'est le substantif correspondant ; mais le vocalisme
de ce dernier lui permet de désigner aussi le bourdonnement et même le grondement,
et cette signification pourra être aussi attribuée par réaction au verbe, dont
la voyelle restera alors inerte par le phénomène que l'on a constaté plus haut à
propos de fremere. Quant à brontḗ, qui est dérivé de la même racine, il ne pourra
s'appliquer qu'au bruit du tonnerre parce que sa formation l'isole du verbe.397

C'est ce sentiment du rapport entre le timbre de la voyelle et la nuance
sémantique qui a donné naissance à une apophonie spéciale que l'on a signalée
plus haut (p. 379) et que l'on peut appeler l'apophonie onomatopéique. Elle
n'a rien de commun historiquement avec l'apophonie indo-européenne, bien
que cette dernière ait pu dans une certaine mesure lui servir de modèle. A
côté de fr. claquet « petite latte de bois qui frappe continuellement sur la trémie
d'un moulin », cliquet n'a pas d'autre origine que les besoins onomatopéiques pour
désigner un objet analogue en métal et dont le son est par conséquent aigu.
Les trois mots allemands de formation récente, knirren « faire un bruit aigre »,
knarren « craquer », knurren « gronder » sont un bel exemple d'apophonie
onomatopéique. On en peut dire autant de lituanien treškėʼti « crépiter », traškėʼti
« craquer », truškėʼti « faire entendre un craquement sourd, comme celui d'un
arbre qui se rompt ». Considérez encore allemand klippern « cliqueter » et klappern
« claquer », klitschen et klatschen, qui ont respectivement les mêmes sens, knistern
« crépiter » et knastern « craqueter », knittern et knattern, qui ont respectivement les
mêmes sens, kritzen « griffer » et kratzen « gratter », etc.

Enfin, il faut constater que dans des mots à modulation vocalique comme
fr. tintamarre, clapotage, clapotis, ce qui a déterminé le choix du suffixe, c'est
uniquement le sens onomatopéique, c'est-à-dire le besoin de peindre dans le
premier cas un bruit qui, après être passé de la note claire à la note éclatante,
continue à retentir dans cette dernière ; dans le second cas un bruit saccadé
(par les occlusives) dont les modulations ne sortent pas des notes éclatantes ;
et dans clapotis un bruit varié de notes éclatantes entremêlées par endroits de
notes aiguës.

Les onomatopées et l'évolution phonétique

On a prétendu que les mots onomatopéiques échappaient aux lois ordinaires de
l'évolution ; on a dit aussi que les langues possédaient d'autant plus d'onomatopées
qu'elles étaient plus jeunes, plus primitives, plus sauvages même, qu'elles en perdaient
à mesure qu'elles se perfectionnent et s'affinent, et que celles qui correspondent
au degré de civilisation le plus avancé n'en présentaient plus que de
vagues débris. Aucune de ces opinions ne repose sur une étude attentive des
langues et de leur évolution.

En principe les mots onomatopéiques obéissent servilement aux lois phonétiques
qui dominent les autres mots de la langue à laquelle ils appartiennent, même si les
transformations que leur imposent ces lois doivent leur ôter toute valeur expressive.
Lat. querquedula, qui fait onomatopée par la combinaison de ses deux occlusives
sourdes avec la vibrante r, est devenu en français sarcelle, mot absolument inexpressif.
L'indo-européen employait pour désigner l'éternuement une racine *pster-,
dont la forme insolite décèle au premier coup d'œil une création purement onomatopéique,
et qui est bien remarquable avec son explosion labiale suivie d'un
sifflement que vient interrompre une occlusive dentale explodant sur un bruit que
prolonge le vibrement d'un r. Le grec en a tiré ptárnumi à qui l'évolution phonétique
a fait perdre la spirante, c'est-à-dire l'élément essentiel, celui qui donnait
la vie à tous les autres, si bien que ce mot n'est en définitive guère plus digne
398du nom d'onomatopée que ptérna « le talon ». Le latin, qui obéit à des lois
différentes, en fait sternuo ; il n'a perdu que le p, et la perte est petite, car tous
les éléments essentiels subsistent, et l'onomatopée reste excellente. Mais sternuere
devient en français éternuer, qui est aussi inerte comme onomatopée que éterniser.
Les langues germaniques possèdent pour désigner la même idée diverses formes
qui semblent pouvoir être toutes ramenées à une sorte de racine *qsneus- ; elle
n'est pas moins expressive que *pster-, mais elle ne désigne pas le même éternuement ;
*pster- exprime un de ces éternuements dus à un picotement dans le nez
comme en produit le soleil du printemps, et qui vous surprennent au moment
où vous vous y attendez le moins et où vous avez par conséquent la bouche fermée,
comme le montre l'explosion labiale du début ; la racine germanique
*qsneus- peint au contraire l'éternuement de quelqu'un qui a contracté un bon
rhume de cerveau et qui ne pouvant plus respirer par le nez a d'avance la bouche
ouverte ; pas d'occlusion labiale en effet, pas même d'occlusion dentale ; les muscles
en se contractant ne peuvent produire d'occlusion qu'au fond de la bouche, au
niveau du voile du palais, comme le marque le q ; cette explosion est immédiatement
suivie d'une sortie violente de souffle exprimée par la sifflantes et dont le
trop plein passe par le nez qu'il dégage momentanément (n) en produisant un bruit
que marque la voyelle et qui se termine par un nouveau sifflement. Ajoutons que
les langues balto-slaves ont une troisième formation, lituanien čiústi, čiáudėti,
russe čixátʼ, dont l'élément essentiel est celui de notre onomatopée atsché, atschi,
qui suppose aussi l'occlusion des fosses nasales. Il serait puéril de rattacher des
considérations ethnographiques à ces trois expressions différentes de l'éternuement ;
lorsqu'on cherche à imiter un bruit complexe et variable, il est tout naturel qu'on
le reproduise de façon plus ou moins inexacte et tantôt d'une manière tantôt
d'une autre. La seule chose qui importe ici, c'est de constater que si l'évolution
phonétique à ôté à ind.-eur. *pster- toute valeur expressive en le faisant aboutir à
fr. éternuer, elle n'a pas plus respecté germ. *qsneus-. Ce dernier est en effet devenu
d'une part anglo-sax. fnéosan, m. angl. fnésen, holl. fniezen, qui ne peignent qu'un
souffle mi-labial et mi-nasal, d'autre part m. angl. snésen, angl. to sneeze, qui
marquent un sifflement dental suivi d'un souffle nasal, enfin v. noir, hnjósa, qui
indique bien encore un souffle nasal, mais dans les dialectes où l'h est tombé on
a v.haut-all, niosan, m. angl. nésen, all. niesen, qui ne font pas plus onomatopée
que all. nähen « coudre ». Les correspondants de skr. kroçaḥ « cri », gr. kraugḗ
« cri », si expressifs avec leur groupe kr, sont en gotique hruks « chant du coq »,
hrukjan « chanter comme un coq » que la mutation consonantique a rendus presque
inertes en détruisant l'occlusive sourde initiale. Même observation pour all. rufen
« appeler » qui sort d'un prégermanique *krōb- ou *krāb-, pour all. lachen « rire »
qui sort de klak- (cf. gr. klázō, klosso), pour anglo-sax. Þunjan « tonner » qui
correspond à védiq. tányati, lat. tonare, pour v. norr. Þiđurr qui correspond à gr.
tétraks « coq de bruyère », pour gr. áēsi, aḗr, aúra, lat. aura, v. irl. aial « souffle,
vent » à côté de racine *wē-, v. sl. vėjǫ « je souffle », lit. ʼjas « vent », got.
vaian « souffler », vinds « vent », all. wehen « souffler », wind « vent », lat. uentus.
Puisque l'évolution agit impitoyablement, sans souci de l'onomatopée, il est
évident que si elle la détruit parfois, elle doit tout aussi souvent, et avec la même
inconscience, la créer. Ainsi ind.-eur. *bhlā- ou *bhlē- « souffler » donne au vieux-haut-allemand
plâen, blâen qui est inexpressif, mais au latin flare qui vaut v. h. all.
fnëhan examiné plus haut, p. 390. V. franc, afan « effort », ital. affanare « chagriner »,
399prov., esp., port. afanar « se donner de la peine, travailler avec effort » supposent
une forme romane d'origine inconnue *affanare. Tous ces mots sont inexpressifs.
A côté de cette forme il y en avait vraisemblablement une autre avec un seul f,
*afanare, sortie de celle-là par simplification de la consonne double dans les formes
où elle se trouvait devant l'accent, comme dans mamilla de mamma, curulis de
currus, uăcillare de uaccillare, farina de farris, ofella de offa, ŏmitto, Messalina de
Messalla. *Afanare aurait donné fr. ahaner comme deforis est devenu dehors. Or
ahane fait onomatopée par son hiatus, comme ce vers de Heredia :

Et bondis à travers la haletante orgie,

et ahan d'autre part, par sa nasalisation qui le fait coïncider pour sa deuxième syllabe
avec l'interjection des gens qui font effort, han !

Il est inutile de citer ici un plus grand nombre d'exemples de ce genre. On en
pourra glaner plusieurs dans les pages qui précèdent et on en rencontrera beaucoup
dans celles qui suivent. Qu'il suffise pour le moment de constater que ce que
l'évolution phonétique fait perdre d'un côté à une langue au point de vue de
l'onomatopée, elle le lui rend d'un autre côté. Les pertes et les gains se balancent
à peu près.

Les langues subissent-elles passivement cet état ? On ne les voit guère rejeter
un mot parce qu'il fait onomatopée. Mais lorsque l'évolution phonétique leur fait
perdre une onomatopée, on constate souvent qu'elles la refont ou la remplacent.
Quand il s'agit simplement d'imiter un bruit bien déterminé, on le recopie de son
mieux en abandonnant le mot héréditaire devenu inexpressif. Pour désigner le « coucou »
on trouve en latin les trois formes cucūlus, cucullus et cuccullus, la première
bien attestée, les deux autres moins sûres. Le fr. coucou aurait pu sortir de la
troisième, mais selon toute vraisemblance il a été refait directement sur le cri
du coucou (cf. p. 378). Le v. provençal a coguls qui représente cucūlus et constitue
encore une onomatopée excellente ; seulement il fait l'impression d'un cri plus
aigu que coucou, mais il ne faut pas oublier que l'oreille est façonnée d'une manière
spéciale par la langue que l'on est accoutumé à parler dès l'enfance et que, selon
l'éducation qu'elle a reçue par là, elle entend les sons de la nature avec des nuances
différentes ; d'autre part, comme on l'a vu plus haut (p. 379) à propos de tic-tac,
on entend volontiers ces bruits tels qu'on s'attend à les entendre. En italien on
attendrait *cugúlo comme représentant de cucūlus ; au lieu de cela on a cucúlo ; or
il n'y a aucune apparence qu'il ait existé quelque part une forme latine *cuccūlu, et
selon toute probabilité cucúlo doit son deuxième c au sentiment du redoublement,
qui tend à unifier le consonantisme des syllabes où l'on croit sentir un redoublement,
comme dans latin vulgaire cocina de coquina, français verveine de uerbena, v. espagnol
bierven de uerminem, etc. La même explication convient au second c de languedoc.
coucut « coucou », franc-comt. coucue « herbe au coucou ». Dans les langues
germaniques la forme la plus ancienne qui nous soit connue est v. h. all. gouh
= anglosax. geac = v. norr. gaukr « coucou », représentée encore aujourd'hui
par all. gauch « coucou, — niais ». Elle ne peut en aucune façon être rapprochée
phonétiquement de lat. cuculus, grec kókkuks, skr. kokilaḥ, v. slav. kukavica,
etc., et elle est inexpressive, en particulier parce qu'elle.n'indique pas de redoublement
alors que le cri du coucou est toujours répété. Aussi voit-on surgir au
XVIe siècle à côté de gouch des formes telles que guckgauch, gutzgauch. Mais longtemps
400auparavant le néerlandais avait recopié directement le cri de l'oiseau dans
son mot koekoek, qui pénétra en Allemagne dès le XVe siècle sous la forme kuckkuck,
aujourd'hui très répandue. L'anglais a cuckoo, qu'il ne doit sans doute ni à un
héritage ni à un emprunt, mais qu'il a calqué sur le cri du coucou. De même en
russe kukúška n'est pas le représentant de v. sl. kukavica, mais une imitation du
cri du coucou suivie d'un suffixe très usité.

Lat. upupa, que l'on a étudié plus haut (p. 378), est devenu en français huppe, qui
est inexpressif et que nombre de dialectes ont remplacé par poupou ou boubou, création
nouvelle d'après le cri de l'animal ; certains autres parlers français et piémontais ont
fait püpū, bübū. C'est un autre exemple montrant qu'on n'entend pas de même
dans les divers parlers ; dans ceux où la voyelle ü est favorite on entend püpü ; on
a vu plus haut (p. 378) que le grec avait traduit le cri de la huppe par epopoĩ, et
nous savons d'autre part (cf. p. 226-7) qu'en ionien et en attique la voyelle o était
favorite.

Ce n'est pas par une simple évolution phonétique que upupa est devenu huppe
en français ; il n'aurait pu aboutir qu'à *ouppe. Il s'est fait dans l'esprit du sujet
parlant une association entre les noms de divers oiseaux crieurs, et upupa s'est
mélangé avec v. h. all. hûwo « hibou, chat-huant », qui se recommandait par
son aspiration pour évoquer l'attaque d'un cri sourd ; du mélange est résulté
*hūpupa, qui explique totalement huppe, que l'évolution a rendu absolument inerte
au point de vue expressif parce que son h ne se prononce plus et que la voyelle ū
y est devenue ü.

Ces sortes d'associations et même de confusions, dont on a signalé le principe
p. 179, entre des mots ayant quelque rapport phonique ou sémantique, ne sont
pas rares. C'est ainsi, pour ne pas sortir du domaine des animaux crieurs, que skr.
kókaḥ qui signifia « coucou » dans le Rg-Véda désigne en classique le loup et une
sorte d'oie ; gr. kokkúzō s'emploie aussi bien pour le chant du « coq » que pour
celui du « coucou », skr. kukkuvāc s'applique à une espèce d' « antilope », kukkubhaḥ au
« faisan » et lat. cucubare veut dire « faire entendre le cri du hibou ». Lat.
ululare s'applique essentiellement au hurlement des chiens et des loups, mais il
est un dérivé de ulula « chat-huant ». Le rapport qui existe entre le hurlement et
le cri du hibou ou du chat-huant paraît avoir été saisi de différents côtés, car all.
heulen « hurler », de m. h. all. hiulen, hiuweln, est apparenté à m. h. all. hiuwel, v.
h. all. hûwila « hibou, chat-huant ». C'est ce v. h. all. hûwila qui s'est mélangé
avec ululare pour produire un * hūlŭlare, d'où l'h et l'ü de fr. hurler ; d'autre part
v. fr. huler remonte à *hūwilāre, et le mot huer appartient à la même famille : il
signifie encore en terme de fauconnerie « crier comme le hibou » et n'est autre
chose qu'un dérivé de v. h. all. hûwo « hibou, chat-huant ».

Lorsqu'il s'agit de bruits moins précis et moins bien déterminés que les cris des
oiseaux dont il vient d'être question, les langues ont d'autres ressources pour réparer
leurs pertes. Elles ont toujours en magasin, si l'on peut s'exprimer ainsi, les phonèmes
qui sont propres à en peindre les caractères essentiels, par exemple l'apophonie
onomatopéique qui suffit, comme on l'a vu plus haut (p. 398), à en exprimer
la note dominante, puis les occlusives qui marquent les sons à explosion brusque,
puis les combinaisons d'occlusives avec des liquides ou des spirantes, dont la valeur a
été déterminée ci-dessus. Ainsi la mutation consonantique ôte au correspondant germanique
(v. h. all. huoh) de gr. kakházein « rire aux éclats », lat. cachinnus, skr. kákhati tout
ce qui rendait ces mots si expressifs ; mais le vieux-haut-allemand retrouve
401dans son propre fonds les éléments qui avaient servi à former ces mots en indo-européen,
et il en fait kichazzen, kachazzen. Le « geai » se dit en v. h. allemand hehara,
all. häher (qui ne font pas onomatopée) et en grec kíssa ; en sanskrit on trouve
kikiḥ, mot refait qui éveille bien le sentiment des cris aigus et saccadés de cet
oiseau ; mais la forme attendue *čičiḥ n'avait pas les mêmes qualités. Indo-eur. *klak devient
en germanique par la mutation consonantique hlah- et même en allemand
lach- qui n'ont plus du tout la valeur onomatopéique de gr. klaggḗ, lat. clangor ;
mais on refait klingen, klang.

Non seulement les langues réparent souvent, soit en créant, soit en empruntant,
les pertes que leur a causées l'évolution phonétique, mais il n'est pas rare, lorsqu'un
mot vient mal ou ne présente pas les qualités requises, qu'elles le réduisent
à un rôle secondaire, ou le rejettent complètement et le remplacent par des mots
plus expressifs qu'elles prennent où elles les trouvent, soit qu'elles les forgent, soit
qu'elles les empruntent.

Le latin rendait l'idée de « crier » par clamare ; on en a fait en v. français clamer,
je claim, qui signifiait « appeler à haute voix » et qui n'est plus guère vivant
aujourd'hui que dans les composés proclamer, acclamer, réclamer ; mais pour rendre
l'acuité d'un cri qui vibre soudain, le latin ne fournissait rien ; le latin vulgaire a
*crītāre, qui est excellent. Où l'a-t-il trouvé ? Selon toute vraisemblance dans une
forme germanique *krîtanam, postulée par m. h. all. krîzen. Et ce germ. *krîtanam
d'où sort-il lui-même ? Pas de l'indo-européen qui ne connaît pas *greid- ; il est
probable que *krît- est une fabrication germanique, apparentée onomatopéiquement
(et non pas historiquement) avec indo-eur. *qreiq- « pousser des cris aigus », que
l'on voit représenté dans gr. ékrikon, v. sl. krikŭ « cri », lit. kriksėti « crier », v.
norr. hrikta « pousser des cris aigus », v. h. all. hreigir « héron ».

Le latin ne disposait guère que de crepare pour rendre les trois nuances craquer,
croquer, claquer ; les langues romanes gardent ce mot à cause de ses qualités (it.
crepare, roum. crėp, prov. crebar, fr. crever, esp., port. quebrar), mais elles limitent
sa signification et suppléent à son insuffisance en recourant à dés formations onomatopéiques,
comme le français, qui a tiré des verbes des interjections crac, croc,
clac. All. klatschen est dérivé de la même manière de klatsch et krachen de krak ; il
n'y a évidemment aucun rapport historique entre ces mots et ceux qui leur correspondent
en français. Pour désigner le cliquetis des armes, le latin se servait d'un
dérivé du même crepare, à savoir crepitus ; l'espagnol l'a remplacé par chischas et le
français par cliquetis, qu'il a tiré de cliquet au moyen du même suffixe qui lui a
servi à distinguer le clapotis du clapotage, et cliquet lui-même n'a pas d'autres aïeux
que l'interjection clic. Ces nuances ne suffisaient pas encore aux langues modernes ;
pour ne considérer que le français, de craquer il a tiré craqueter, craqueler ; il a
même repris au latin par voie savante ce crepitare qui était excellent et qui ne lui
était pas venu par voie populaire. Il s'est encore tourné d'un autre côté, et,
ajoutant à un substantif inexpressif qu'il possédait le suffixe -iller, il a fait pétiller,
dont tous les éléments sont en valeur, car le yod, spirante prépalatale sonore, est
propre à exprimer un léger bruissement qui se prolonge (cf. p. 410).

On ne trouvera pas sans doute qu'il y ait eu appauvrissement du vocabulaire
onomatopéique.402

Les mots expressifs

On a étudié dans ce qui précède des mots désignant une action ou un objet
susceptibles de produire un son et on a vu dans quelle mesure ces mots imitent
ce son ou en suscitent l'idée, c'est-à-dire constituent, d'après la définition donnée
au début, des onomatopées.

A côté des onomatopées, il y a dans les langues quantité de mots, désignant
non plus un son, mais un mouvement, un sentiment, une qualité matérielle ou
morale, une action ou un état quelconques, dont les phonèmes entrent en jeu
pour peindre l'idée ; c'est ce qu'on peut appeler les mots expressifs. Comment donc
des sons peuvent-ils peindre une idée abstraite ou un sentiment ? Grâce à une
faculté de notre cerveau qui continuellement associe et compare ; il classe les
idées, les met par groupes et range dans le même groupe des concepts purement
intellectuels avec des impressions qui lui sont fournies par la vue, par l'ouïe, par
le goût, par l'odorat, par le toucher. Il en résulte que les idées les plus abstraites
sont constamment associées à des idées de couleur, de son, d'odeur, de sécheresse,
de dureté, de mollesse. On dit tous les jours, dans le langage le plus ordinaire,
des idées graves, légères, des idées sombres, troubles, noires, grises, ou au contraire
des idées lumineuses, claires, étincelantes, des idées larges, étroites, des
idées élevées, profondes, des pensées douces, arriérés, insipides, on dit de quelqu'un
qu'il broie du noir, qu'il a le cœur léger. Lorsqu'on emploie cette expression
« des idées sombres », on fait une comparaison ; il est évident que les idées
n'ont pas de couleur par elles-mêmes, mais cette comparaison est parfaitement
claire et intelligible grâce à une série d'associations. Enoncer cette comparaison
sans dire que l'on fait une comparaison, c'est traduire ; nous traduisons une impression
intellectuelle en une impression visuelle. Si la traduction est bien faite, l'idée
n'aura en rien perdu de sa clarté, pas plus qu'une phrase française traduite en allemand.
De l'allemand nous pouvons retraduire la même phrase en russe ou en
toute autre langue sans que l'idée soit en rien modifiée, pourvu que notre traduction
soit exacte. On peut de même traduire une impression visuelle en une
impression audible. Le langage ordinaire nous fournit les premiers éléments
d'une traduction en impressions audibles de celles qui nous sont données par les
autres sens : il distingue des sons clairs, des sons graves, des sons aigus, des sons
éclatants, des sons secs, des sons mous, des sons doux, des sons aigres, des sons
durs, etc. On vient de voir ici même qu'il y avait lieu de distinguer des voyelles
claires, aiguës, graves, sombres, éclatantes, des consonnes sèches, dures, douces,
molles. Il est donc évident qu'une voyelle sombre pourra traduire une idée sombre
et une voyelle grave une idée grave.

Ce sont les traductions de ce genre dont on va ébaucher l'étude, ce qui sera
facile maintenant que les principales valeurs des sons du langage nous sont connues
par les onomatopées. Pour celles qu'il reste à déterminer on procédera comme
on l'a fait plus haut, c'est-à-dire que l'on s'appuiera sur des considérations étrangères
aux mots dans lesquels apparaissent les phonèmes à examiner, et relatives à
la nature même de ces phonèmes. Les mots ne viendront qu'après, comme des
exemples destinés à illustrer la théorie. On échappera ainsi au danger d'attribuer
à tel son telle valeur impressive, telle signification parce qu'il apparaît dans un ou
403plusieurs mots qui présentent cette signification. Pour les exemples on aura
volontiers recours aux vers des poètes ; car il est reconnu que les poètes dignes
de ce nom possèdent un sentiment délicat et pénétrant de la valeur impressive des
mots et des sons qui les composent ; pour communiquer cette valeur à ceux qui
les lisent, il leur arrive souvent de répercuter autour du mot principal les phonèmes
qui le caractérisent, en sorte que ce mot devient en somme le générateur
du vers tout entier dans lequel il figure ; ou bien, lorsqu'aucun mot n'est particulièrement
en vue, ils accumulent dans leurs vers les phonèmes qui sont le
plus propres à mettre auditivement en lumière l'idée à exprimer.

On a vu que la répétition d'une syllabe comme dans ronron, d'une voyelle
comme dans cliquetis ou d'une consonne comme dans tinter donne l'impression
d'un bruit répété. Elle peut aussi exprimer la répétition d'un mouvement ou d'une
action quelconque ; ainsi, quand on dit que la chair des victimes palpite, on
n'entend pas par là qu'elle fasse le moindre bruit, mais les deux p qui commencent
les deux premières syllabes du mot palpiter donnent l'impression des mouvements
répétés de cette chair :

A l'appel du plaisir lorsque ton sein palpite
(Musset, Rappelle-toi).

On a de même l'expression de mouvements répétés dans les mots tituber,
titiller, tortiller, tâter, tâtonner :

Ces mains vides, ces mains qui labouraient la terre,
Il fallait les étendre en rentrant au hameau,
Pour trouver à tâtons les murs de la chaumière
(Musset, Une bonne fortune) ;

on l'a pareillement dans gr. dendíllein « regarder tantôt d'un côté tantôt de l'autre »,
dans m. h. all. zwinzen, zwinzern « cligner, clignoter » ; le mot répéter lui-même,
avec ses trois é, est bien propre à faire sentir une répétition quelconque.

Les voyelles aiguës lorsqu'elles expriment des sons aigus ne traduisent pas, elles
imitent ; mais par traduction elles peuvent donner l'impression de l'acuité
matérielle d'un objet, comme dans le mot aigu lui-même, dans all. spitzjg,
fr. piquer, épine, all. ticken « picoter », ou de l'acuité morale ou intellectuelle,
comme dans le mot français ironie lorsqu'il s'agit d'une ironie aiguë, sarcastique,
mordante, dans l'envie, la jalousie, dans la malice, la ruse, l'astuce, la list allemande,
l'esprit français lorsqu'il est vif et piquant, le witz allemand lorsqu'il est fin ou
mordant. Enfin, comme les voyelles aiguës pénètrent dans notre oreille ainsi
qu'une pointe acérée et nous font parfois une impression voisine de la douleur,
elles mettent en valeur un certain nombre de mots (savants pour la plupart, mais
dont les poètes ont fait grand usage à cause de leurs qualités), qui expriment la
tristesse ou l'horreur et qui sont comme un cri : sinistre 1186, livide, lugubre, terrible,
horrible.

Les voyelles aiguës, on l'a vu, ne sont qu'une espèce dans le genre voyelles
claires, et il se produit souvent telle circonstance, ne fût-ce que la signification du
mot, ou, comme on l'a montré plus haut, le contact avec une consonne nasale,
qui empêche leur qualité spécifique, l'acuité, de venir en lumière. Dès lors la
404valeur impressive d'un i ou d'un ü se confond à peu près avec celle d'un é, par
exemple. Toutes ces voyelles prépalatales, que l'on appelle dans certaines langues
voyelles minces par opposition avec les voyelles larges qui sont les graves,
s'expriment avec une ouverture buccale moindre que les graves, et sont plus ténues,
plus douces, plus légères. Elles sont donc particulièrement aptes à exprimer la ténuité,
la légèreté, la douceur et les idées qui se rattachent à celles-là. Dans les onomatopées
elles expriment les bruits ténus, clairs, les murmures doux et légers ; parmi
les objets qui ne rendent pas de son, ceux dont l'idée peut être suggérée par les
voyelles claires sont ceux qui, s'ils rendaient un son, feraient entendre, semble-t-il,
un petit bruit clair, ténu, doux et léger. C'est-à-dire que d'une manière générale
les voyelles claires peuvent peindre à l'oreille tout ce qui est ténu, petit, léger,
mignon. C'est le cas pour les adjectifs ténu, petit, léger, menu, fin, subtil, débile,
frêle :

J'aime vos pieds, petits à tenir dans la main
(Verlaine),

et pour les substantifs étincelle, gabelle, plume, duvet :

Et le clair Ilissos d'un flot mélodieux
A baigné le duvet de vos ailes légères
(Leconte de Lisle).

Citons encore sylphe avec cette description de V. Hugo qui est un vrai commentaire
linguistique :

Je suis l'enfant de l'air, un sylphe, moins qu'un rêve,
Fils du printemps qui naît, du mattin qui se lève,
L'hôte du clair foyer durant les nuits d'hiver,
L'esprit que la lumre à la rosée enlève,
Diaphane habitant de l'invisible éther.

A l'idée de petitesse et de légèreté se rattachent la plupart des idées gaies, riantes,
douces, gracieuses, idylliques. De là l'expression des mots gai, joyeux, joli, all.
lind, gelinde « doux en parlant de la peau, de la voix, du caractère », all. süss
« doux au goût, suave, charmant », gr. glukús « doux ». La lumière aussi est
gaie, tandis que les ténèbres sont tristes :

L'éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes
(Hugo).

Aussi les mots fr. clair, all. hell ne sont-ils pas moins expressifs appliqués à la
lumière qu'au son. Il convient d'ajouter que les diminutifs français en -ette, dont
quelques-uns sont si gracieux, ne doivent souvent leur charme qu'à la voyelle de
leur suffixe : fauvette, bergeronnette, chansonnette, violette, fleurette. Dans les parlers
régionaux du midi de la France on oppose volontiers le suffixe diminutif -et, -ette
avec sa voyelle claire au suffixe augmentatif -asse avec sa voyelle grave, tant dans
les substantifs que dans les adjectifs : on opposera ainsi une fillette et une fillasse,
cette dernière étant une fille exagérément grande et grosse ; une femme petite et
mignonne est une femmette, une grosse femme est une femmasse ; une petite fille
qui a quelque embonpoint est grossette, une femme qui en a trop est grossasse.

Le phénomène peut se manifester même dans le corps des mots, par une apophonie
spéciale, qui n'est autre que l'apophonie onomatopéique et qui devient
405ici l'apophonie expressive ; ainsi de mots à radical en a l'allemand tire des hypocoristiques
à voyelle i : all. hippe « chèvre » est un hypocoristique comme l'indique
son p géminé ; il est tiré de haber « bouc » avec une apophonie caressante (cf.
habergeiss « bécassine », *haber = lat. caper, gr. kápros) ; — bas-all, hitte
« chèvre », hypocoristique tiré de mha. hatele « chèvre » ; — all. kitze « petit
chat », bas-all, kitte, hypocoristique de katze.

A l'idée de légèreté se rattache immédiatement, comme étant de même nature,
celle de rapidité et de vivacité : vif, subit, vite :

Je les tirai bien vite et je les lui donnai
(Musset).

Un mouvement léger, rapide, un élan (physique ou moral) seront bien indiqués
par des voyelles claires :

… Oh ! si j'avais des ailes
Vers ce beau ciel si pur je voudrais les ouvrir
(Musset).

… et voit d'un œil élargi par la crainte
Surgir au bord des bois le grand fauve en arrêt
(Heredia).

Le burg…
Se dresse inaccessible au milieu des nuées
(Hugo).

De même nature que cette idée d'un élan, et comme le montre le dernier
exemple, est celle d'une tendance ou d'une aspiration vers en haut. On peut
remarquer en effet que dans un grand nombre de langues les mots qui signifient
« en haut » ou « vers le haut » sont caractérisés par un vocalisme clair,
et ceux qui signifient « en bas » ou « vers le bas » par un vocalisme grave. C'est
souvent le même mot différencié seulement par cette nuance vocalique (toute
question d'étymologie ou de grammaire mise à part) :

gr. hupér « sur », húpo « sous » ; fr. sur, sous ; all. über « sur », unter « sous » ;
mandchou wesi « monter », wasi « descendre » ; turc üst « le haut », ast « le
bas » ; finnois yli « supérieur », ala « partie inférieure » ; zyrièn. vel- « supérieur »,
ul « partie inférieure » ; mordv. vel- « supérieur », al, ala « partie inférieure » ;
bouriat. dēre « sur, en haut », dōro « vers le bas, sous », dēše « vers le
haut, en haut », dōše « vers le bas, sous », etc.

C'est encore à l'idée de rapidité qu'il faut rattacher celle de voisinage par opposition
avec celle d'éloignement, comme si l'imagination envisageait d'une part
l'instantanéité du contact et d'autre part la durée nécessaire pour franchir un long
espace. De là l'opposition vocalique (claire d'un côté, grave de l'autre) entre les
mots signifiant ici et (toute question d'étymologie et de grammaire mise à part) :

madécasse ío, áo ; Tahiti io nei, ia na ; dhimal ita, uta ; šahaptin kina, kuna ;
mutsun ne, nu ; tarahumar. ibe, abe ; Vaï ni, nu ; fr. celui-ci, celui-là, ceci, cela ; javanais
iki, iku ; tamul i, a ; magyar. ez, az, etc.

Les voyelles éclatantes conviennent à l'éclat de la lumière que la langue même
compare à celui du son, à celui de la beauté, et à tout ce qui semble comporter
quelque éclat, à tout ce qui est grand, puissant, fort ou majestueux. De là l'impression
406que font des mots comme gloire, courage, vaillance, empereur, colosse, splendeur,
ampleur, grandeur, orgueil :

Voix de l'Orgueil : un cri puissant comme d'un cor,
Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or
(Verlaine).

L'autre catégorie de voyelles graves, les sombres conviennent à l'expression de
tout ce qui est sombre dans l'ordre physique ou moral, comme dans les mots
sombre, all. dumpf, dunkel « sombre », es munkelt « il fait sombre », v. irl. dub
« noir », fr. ombre :

Quelle est l'ombre qui rend plus sombre encor mon antre ?
(Heredia).

La légèreté s'exprimant par des voyelles claires, les voyelles sombres rendront
bien la lourdeur, comme dans les mots lourd, lourdaud ; l'opposition de ces deux
valeurs est bien marquée dans ce vers de La Fontaine :

Un roitelet | pour vous est un pesant fardeau

(prononcez rwėtœlè).

Parmi les voyelles nasales, il en est de claires, d'éclatantes, de sombres, et elles
jouent le même rôle que les voyelles orales du même ordre qu'elles ; seulement
leur note est moins nette parce que la nasalité la voile. Il peut arriver que le voilement
du son par la nasalité devienne la qualité dominante, celle qui fait particulièrement
impression sur nous, le timbre passant au second plan : dès lors les
voyelles nasales sont propres, même si leur substratum oral est clair et surtout
s'il est grave, à exprimer la lenteur, la mollesse, la langueur, la nonchalance :

Et du fond des boudoirs les belles indolentes,
Balançant mollement leurs tailles nonchalantes,
Sous les vieux marronniers commencent à venir
(Musset).

Enfin la même apophonie vocalique que l'on a reconnue dans les onomatopées
existe aussi dans les mots simplement expressifs, et tandis que dans les premières
elle peignait les modulations des bruits 1187, elle marque dans les seconds la variété,
la diversité ou l'irrégularité des mouvements. On se contentera de signaler les
mots : fr. zigzag, micmac, cahin-caha, all. mischmasch, wirrwarr, angl. dingledangle,
seesaw, le phénomène est trop clair pour qu'on s'y appesantisse.

Le rôle des consonnes dans les mots expressifs est plus considérable que celui
des voyelles. On a vu les occlusives peindre dans les onomatopées des bruits secs ;
elles peuvent aussi donner l'impression de mouvements secs, saccadés, comme
des coups, ou au contraire de mouvements assez doux, mais toujours saccadés,
comme dans les mots palpiter, barboter, tâtonner, tituber :

Que ne l'étouffais-tu cette flamme brûlante
Que ton sein palpitant ne pouvait contenir ?
(Musset).407

Que l'augure, appuyé sur son sceptre d'érable,
Interroge le foie et le cœur des moutons
Et tende dans la nuit ses deux mains à tâtons
(Hugo).

Les consonnes nasales, grâce à la mollesse de leur articulation, sont propres à
exprimer, comme les voyelles nasales, la douceur, la mollesse. C'est une impression
que l'on éprouve par exemple dans les mots fr. mou, mollesse, all. mild, lind
« doux », lat. mitis « doux », all. sanft « doux » :

Cette heure a pour nos sens des impressions douces
Comme des pas muets qui marchent sur des mousses
(Lamartine).

L'l que l'on a vu plus haut exprimer le bruit du glissement ou d'une manière
plus générale la liquidité en tant qu'elle comporte un bruit, peut convenir aussi
bien à un glissement muet, et même à l'état de liquidité. C'est le cas pour les
mots couler, laver, voler, lit. leti « verser », lat. linere « oindre », qui désignent des
actions muettes, pour le mot liquide lui-même, pour all. lauge « lessive ». Ce phonème
peut aussi peindre l'état de ce qui est glissant comme dans lat. lēuis « poli »,
fr. poli, lisse, gr. leĩos « lisse », ou de ce qui est visqueux, autre manière d'être
glissant, comme dans fr. colle, huile, all. leim « colle », lehm « argile », lat. lutum
« boue », limus « limon », lit. lutynas « bourbier ».

Si la liquide est combinée avec une occlusive, celle-ci ne fait que l'appuyer et
la mettre en lumière, loin d'en effacer la valeur. Cet effet est surtout sensible
quand l'occlusive est sonore, c'est-à-dire douce, comme dans fr. glisser, all. glatt
« lisse, glissant », lit. glodas, v. slav.gladŭkŭ (même sens), fr.glu, gr. glia « glu »,
lett. glîwe « mucosité, vase, fange », lit. glitùs « glissant, gluant », lat. glus, gluten
« colle, gomme, glu », fr. glace, gr. glískhros « visqueux », v. sl. glěnŭ « mucosité »,
gr. blénna « morve », glamurós « chassieux ». Si l'occlusive est sourde,
l'effet produit est analogue, mais une explosion violente convient moins bien
à l'idée exprimée que l'explosion plus douce d'une sonore : v. h. all. clat « lisse,
glissant », v. h. all. klenan « coller, adhérer », all. kleben « coller (ntr.), poisser ».

Enfin la liquide l peut, comme les nasales, grâce à la douceur de son articulation,
contribuer à l'expression de la douceur, de la mollesse, soit seule comme
dansgr. lagarós « mou », soit en combinaison avec une occlusive comme dans lat.
blandus « caressant », soit surtout en concurrence avec une nasale comme dans
ail. mild, lind « doux », lat. lenis « doux », lentus « souple ». On étudiera plus
loin le groupe fl.

L'r, lorsqu'il s'appuie sur une voyelle claire, est grinçant, comme on l'a vu plus
haut (p. 389), et convient, parmi les mots expressifs, à ceux qui désignent une
action analogue, quoique muette, à celles qui produisent un son grinçant. Il peut
être seul, comme dans all. ritzen « égratigner », ou combiné avec une occlusive,
comme dans fr. griffer, all. kritzeln « égratigner », lit. brėʼšti « griffer (en parlant
d'un chat par exemple) ».

Appuyé sur une voyelle grave, l'r donne l'impression d'un craquement, d'un
râclement si la voyelle est éclatante et d'un grondement si elle est sombre (p. 389),
On ne peut guère dire que le mot orage est une onomatopée, mais son r, placé
408entre deux voyelles éclatantes de note variée, suscite l'idée des craquements du
tonnerre qui accompagnent généralement un orage, et rend ce mot expressif :

Roulaient et redoublaient les foudres de l'orage
(Vigny).

Ouragan appelle une observation analogue ; il fait songer au craquement de tout
ce qu'un ouragan brise sur son passage. Mordre est en général une action sans
bruit, mais ce mot contient l'o et l'r de croquer et nous fait sentir par là quelle serait
la nature du bruit qui pourrait se produire. L'horreur donne parfois une sorte
d'angoisse qui fait frémir le corps et contractant les poumons en expulse un courant
d'air qui passe entre les dents avec un vibrement analogue à celui d'un r appuyé
sur une voyelle grave :

Tu frémiras d'horreur si je romps le silence
(Racine).

Ce qui est dur, rude, raboteux, produirait un râclement au contact d'un autre
corps ; c'est ce qu'exprime all. hart, qui remonte à prégerm. *kartús. Le même
mot kartùs signifie en lituanien « amer » et produit une impression analogue transportée
par une nouvelle traduction dans le domaine du goût ; ce qui est amer,
âpre, racle la gorge et fait craquer les dents lorsqu'elles frottent les unes contre les
autres. L'amertume existe aussi dans le domaine moral, d'où la valeur du mot
all. gram « le deuil, la douleur ». Fr. courroux suppose un sourd grondement et de
même lit. grumoti « menacer », all. drohen « menacer » ; enfin un homme bourru
est toujours prêt à gronder.

Le tremblement d'une personne ou d'une matière molle est en général un mouvement
silencieux, mais il peut être accompagné chez une personne d'un claquement
des dents ou d'un frissonnement d'air sortant de la bouche, et en tout cas il est
toujours comparable au tremblement d'un objet sonore ; c'est pourquoi la combinaison
d'une occlusive sourde avec un r convient à l'expression de tous les tremblements,
l'occlusive marquant les mouvements saccadés et l'r les vibrements : gr.
trémō « je tremble », lat. tremo, lit. trimu, trišu, v. slav. tresǫ sę « je tremble »,
skr. trasati « il tremble », all. schlottern « branler, trembloter », v. irl. crith « tremblement,
fièvre », all. zittern « trembler, vibrer ». Cette dernière forme remonte
à *ti-trōmi, qui est fort remarquable parce que son redoublement bien net accuse
davantage la répétition des mouvements ; c'est précisément sans doute le sentiment
de la valeur expressive de ce redoublement qui l'a fait conserver, car les redoublements
au présent sont tout à fait exceptionnels en germanique ; on ne pourrait
guère citer comme autre exemple que beben qui signifie aussi « trembler », mais
surtout « trembler de peur », et où par conséquent le redoublement indique aussi
des mouvements répétés. Dans beben l'idée d'un vibrement n'apparaît pas ; la double
labiale sonore fait plutôt songer au bégaiement de celui qui a peur. La peur et le
tremblement ne sont d'ailleurs pas choses séparables, puisque la première est souvent
cause de la seconde ; aussi les moyens d'expression convenables pour le tremblement
sont excellents pour la peur gr. tromeĩn signifie « trembler », mais surtout
« trembler de peur, avoir peur », tréssai « avoir peur », átrestos, skr. atrastaḥ
« qui ne tremble pas, qui n'a pas peur, intrépide », v. pers. tarçatiy « il a peur »,
lett. tramdít « effrayer », lat. terreo « j'effraie », terror, fr. terreur, lett. tremju « je
chasse, c'est-à-dire j'effraie, je fais trembler de peur ».409

La spirante prépalatale yod, constituant une sorte de frémissement continu,
apporte aux verbes qui désignent la production d'un bruit ou d'un mouvement,
lorsqu'elle apparaît dans leurs éléments suffixaux, une idée de prolongement, de
durée ou de reproduction indéfinie : fr. pétiller, nasiller, titiller, frétiller, tortiller,
sautiller, babiller, éparpiller, mordiller, houspiller, émoustiller, scintiller, vaciller (dans
ces deux derniers la prononciation avec yod est récente ; auparavant la consonne
du suffixe était un l dental ; la nouvelle prononciation, rendue possible par la
valeur ambiguë de l'orthographe -ill-, a été favorisée par la valeur impressive du
yod, sous l'influence de mots comme pétiller, tortiller) ; — criailler, piailler,
tirailler, trainailler, rimailler, fouailler, fumailler, — gazouiller, gargouiller, barbouiller,
farfouiller, chatouiller, gribouiller, écrabouiller, vadrouiller. Au surplus la
nuance impressive varie suivant le timbre de la voyelle qui précède le yod ; -iller
comporte une idée de petitesse et de ténuité, qu'il s'agisse d'un bruit ou d'un mouvement ;
-ailler est le plus souvent péjoratif (cf. p. 415). Quand le yod ne fait
pas partie d'un suffixe proprement dit de dérivation mais du corps même du mot,
il ne lui donne pas cette valeur : briller, griller, fusiller, railler, rouiller, fouiller,
souiller, mouiller, à moins qu'il ne s'agisse de mots entièrement onomatopéiques
comme brailler, grouiller.

Les chuintantes sont des souffles chuchotants. Dans les mots qui désignent des
actions muettes elles ne peuvent être expressives que grâce à une traduction. Lit.
šušinu « fendre l'air en sifflant, comme un éclair » est un excellent exemple, car
il n'y a rien au monde de plus muet qu'un éclair ; mais nous comparons malgré
nous cette lueur qui fend l'espace à celle d'une fusée, par exemple, et nous lui attribuons
le bruit de l'objet auquel nous la comparons. Ce mot lituanien est rendu
expressif par le même phonème que l'exclamation allemande husch, qui s'emploie
pour marquer un mouvement très rapide et souvent muet. All. blitz « éclair » est
expressif grâce à une traduction semblable ; avec son i aigu, son t sec et son
sifflement final, il suscite tout à fait l'idée d'une fusée.

Les spirantes labio-dentales sont des souffles mous et presque sans bruit. Elles
peuvent contribuer à l'expression de la mollesse, comme le v de all. weich « mou »,
welk « fané, mou », fr. duvet, ou susciter l'idée d'un flottement comme dans fr.
voguer, ou dans all. feder « plume », anglo-sax. fiđer « aile ». Ces deux derniers
sortent de la racine *pet-, qui est absolument inexpressive (gr. pétesthai, lat. penna,
skr. pátati). Dans lat. fulmen, fulgur, on retrouve la comparaison de la foudre
avec une fusée.

On a vu que les spirantes dentales ou sifflantes sont propres à rendre onomatopéiquement
un sifflement, un bruissement, un glissement. Le glissement ou le
sifflement peuvent être imaginaires ou métaphoriques :

Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de vipères.
(Hugo, La rose de l'Infante).

Au point de vue moral l'emploi des sifflantes peut donner lieu à des impressions
assez variées. Il y a divers sentiments qui nous causent comme une sorte
de frisson et contractent nos organes phonateurs de telle manière que l'air ne
peut passer entre eux qu'en produisant une espèce de sifflement. Les sifflantes
sont donc propres à suggérer dans une certaine mesure l'idée de ces sentiments, et
410à devenir un de leurs moyens d'expression. C'est l'angoisse causée par la peur ou
la tristesse, le frisson produit par le froid moral comme par le froid physique :

Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse
(Racine, Phèdre).

C'est tout ce qui se dit d'un « ton pincé » ou les dents serrées, c'est-à-dire les
paroles qui manifestent l'ironie, le dédain, le mépris, la jalousie, la colère, la
haine, sentiments dont plusieurs ont des traits communs et apparaissent volontiers
simultanément :

sifflement de jalousie et de dépit :

Je suis le seul objet qu'il ne sauroit souffrir
(Racine, Phèdre),

sifflement d'ironie, avec une nuance plus ou moins nette de dédain ou de
mépris :

Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?
(Racine, Andromaque),

sifflement de colère et de mépris :

… malgré ses injustices,
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices ;
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir
(Racine, Britannicus),

sifflement de colère er de dédain :

On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse ?
(Racine, Britannicus),

sifflement de colère et de haine :

Et sa perte sera l'infaillible salaire
D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire
(Racine, Britannicus).

Les combinaisons de spirantes avec des liquides ou des occlusives produisent des
effets plus complexes, parce que chaque phonème garde sa valeur propre et ajoute
une nuance à l'effet total. La combinaison de f avec l réunit le souffle à la liquidité,
ce qui donne l'impression de la fluidité, comme dans fr. fluide, lat. fluere « couler »,
fluctus « flot », fr. flotter, flottement. Fr. flatter exprime une caresse sans secousses
(cf. all. flat « plat, uni »), douce comme un souffle ou comme l'attouchement
d'un liquide. On dit d'un tableau qu'il est flou lorsqu'il ne présente aucune teinte
dure ou crue, mais que les couleurs se fondent, se noient les unes dans les autres.
La flamme est aussi quelque chose de fluide et dont les mouvements peuvent être
dans une certaine mesure comparés à un souffle ; cette impression, on l'a non seulement
dans le mot flamme, mais dans le verbe flamber, dans effluve, dans all.
flackern, flammen « flamber » et flimmen « scintiller, vaciller en parlant de la
flamme » ; ce qui fait la différence de sens et d'expression de ces deux derniers
411mots, c'est uniquement leur voyelle, et cette apophonie est purement artificielle
c'est-à-dire créée pour les besoins mêmes de l'expression.

Il suffit de comparer frotter à flotter pour sentir quelle différence d'expression il
y a entre fr et fl ; fr c'est le frottement, le frôlement, le froissement, et dans l'ordre
des mots expressifs, c'est-à-dire de ceux qui ne désignent rien de bruyant, c'est
le frémissement, c'est le frisson, surtout si le mot contient en outre la spirante dentales :

Jusqu'au frémissement de la feuille froissée
(Hugo).

L'effroi donne le frisson et son groupe fr l'exprime ; ce mot est apparenté à all.
friede « paix », dont le groupe fr reste inerte parce que la signification ne lui
permet pas d'entrer en jeu. Le mot souffrir a une expression analogue ; c'est le
frisson de la douleur et le frémissement qu'il suscite. Dans all. fürchten l'f et l'r
ne sont pas en contact immédiat, mais l'impression résultante est à peu près la
même. Fr. affres, affreux supposent aussi frémissement et frisson. Le mot froid est
le plus souvent employé sans la moindre expression, c'est-à-dire sans la mise en
œuvre de ses moyens ; mais il y a des manières de dire « il fait froid » qui donnent
le frisson et réveillent le groupe fr :

Frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin
(Heredia).

On a vu plus haut que le glissement peut produire un bruissement qui s'exprime
bien par la combinaison d'un l avec une chuintante. Le même moyen d'expression
peut entrer en valeur même si le glissement, et à plus forte raison le bruissement
qui en résulterait, n'est qu'une possibilité comme dans all. schlicht « lisse, plat »,
schlüpfrig « glissant ».

L'emploi combiné de l'occlusive dentale t avec la spirante sourde s et un r produit
l'impression d'une sorte d'affriquée ts, tr reproduisant par onomatopée
l'explosion interdentale qui précède les sanglots. Cette combinaison est par conséquent
propre à peindre la tristesse, la douleur. Dans le mot triste il faut remarquer,
outre ces trois éléments, l'i aigu qui rend l'r grinçant et l's sifflant et
renforce l'expression :

Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté
(Musset).

Les labiales sont encore plus aptes que les dentales à exprimer la douleur, car
les spirantes labio-dentales reproduisent par onomatopée les soupirs, et les occlusives
labiales reproduisent les sanglots. On obtient d'ailleurs encore plus de variété
dans l'expression en combinant les deux systèmes : labiales et dentales, surtout la
spirante s ; toutes les spirantes peuvent même entrer en jeu : les labiales, les dentales
et aussi les chuintantes. Pour l'aptitude de ces dernières à rappeler les gémissements,
cf. p. 390 :

…. et lui dit en pleurant ;
Dispensez-moi, je vous supplie,
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimois un fils plus que ma vie :
Je n'ai que lui : que dis-je, hélas ! je ne l'ai plus !
On me l'a dérobé, plaignez mon infortune.
(La Fontaine).412

Le geste articulatoire

Dans les pages qui précèdent on a surtout considéré dans les consonnes la
nature de leur articulation, et on ne s'est occupé que rarement du point de la
bouche où se forme cette articulation, des organes qui entrent en jeu et des mouvements
qu'ils font dans ce jeu. Or il reste à examiner une catégorie de mots
expressifs dans lesquels certains phonèmes prennent leur valeur dans les mouvements
de physionomie que nécessite leur prononciation. Cette sorte de grimace
qu'ils nous obligent à faire se confond parfois avec des jeux de physionomie muets
dont la signification nous est connue par ailleurs, et cette signification se reporte
par une traduction sur le phonème qui a engendré ce mouvement du visage, si
bien que nous pouvons interpréter ce son aussi aisément et aussi sûrement qu'un
geste fait avec la main. Les labiales et avec elles les labio-dentales, exigeant pour
leur prononciation un gonflement des lèvres, sont propres à exprimer le mépris
et le dégoût. Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de la
lèvre inférieure des vierges sages regardant avec mépris les vierges folles. On
pourrait citer bien des passages où nos écrivains ont noté ce jeu de physionomie
et sa valeur ; celui-ci suffira :

L'ange sans dire un mot regarda ce fantôme
Fixement, et gonfla sa lèvre avec dédain.
(Hugo, La fin de Satan).

Nos exclamations de dégoût et de mépris exigent presque toutes un mouvement
des lèvres analogue ; les nuances qui marquent leur valeur particulière sont données
par les autres phonèmes qu'elles contiennent : fi ! avec son i pour seule voyelle
exprime toute la sécheresse et toute la hauteur d'un mépris aristocratique ; angl.
fie est moins sec ; all. pfui exprime plutôt le dégoût que le mépris, ou plus exactement
c'est un mélange des deux ; franc.-comt. poui, d'origine germanique,
n'exprime que le dégoût ; fr. pouah est plus gras, si l'on peut dire, et communique
le dégoût. La différence d'impression produite par l'f et le w est très considérable
parce que l'f se prononce du bout des lèvres et par conséquent est plus apte à
exprimer le mépris, tandis que le w, partant du voile du palais, communique le
sentiment du dégoût parce qu'il imite la nausée. Fr. fétide contient les éléments de
fi ; un mot comme bête est généralement inexpressif, mais il suffit, pour le
rendre méprisant de renforcer son b par un accent d'insistance : « Dieu ! qu'il est
donc bête ? », ou de le rehausser dans le contexte par d'autres labiales : « Peut-on
être assez bète pour… ? » ; mais il n'en faudrait pas conclure qu'il deviendra méprisant
toutes les fois qu'il aura d'autres labiales à côté de lui ; un exemple comme
« Plaignez cette pauvre bêle qui est martyrisée par une brute » montre une fois de
plus que les phonèmes les plus expressifs restent inertes si le sens ne les met pas
en valeur. Des mots comme vil, vilain, vain, flétrir sont fréquemment rendus
méprisants par un simple accent d'insistance sur leur labio-dentale ; le même procédé
suffit pour provoquer le dégoût de la part de mots comme fr. puer, puant,
lit. ʼstis « éprouver du dégoût pour quelque chose ».

S'il est vrai que les labiales et les labio-dentales ne sont aptes à exprimer le
mépris et le dégoût qu'à cause de la grimace que produit leur prononciation, un
413autre phonème qui obligerait à faire une grimace analogue devrait être susceptible
de la même valeur. Or les chuintantes obligent à mouvoir les lèvres à peu près
comme l'f et même d'une façon plus nette ; aussi ne doit-on pas s'étonner de
trouver en lituanien pour exprimer le mépris, sans parler de fui qui est emprunté à
l'allemand, l'interjection čiui. C'est une chuintante analogue, š, qui lorsqu'on la
prononce avec une intensité particulière peut rendre méprisants des mots tels que
all. scheu « aversion, horreur », schuft « gueux, fripon », schurke « coquin, pendard ».

Les jeux de physionomie dus essentiellement à un mouvement des lèvres sont
nombreux et correspondent à des idées diverses. Ainsi le baiser est produit par un
mouvement des lèvres qu'accompagne le plus souvent un bruit caractéristique ; le
mot français baiser, avec sa labiale et sa spirante sonores, produit un mouvement et
un brait qui suggèrent l'idée du baiser ; il en est de même de l'interjection lituanienne
bùč, qui sert à demander un baiser.

La moue est un autre mouvement labial ; le mot moue par son m en reproduit
le jeu, et le mot bouder par son b nous oblige à ébaucher un mouvement de moue.

Un sourire ironique et moqueur relève le coin des ailes du nez ; si le rire l'accompagne,
c'est un rire spécial, essentiellement nasal et dont la note est donnée par le
timbre de la voyelle o, c'est-à-dire d'une voyelle dont le point d'articulation se
produit dans la région du voile du palais. Aussi tout mot désignant l'ironie, la
raillerie, la moquerie, qui contient une nasale, devient par là expressif, parce qu'il
nous force à ébaucher un sourire ironique : skr. gañjanaḥ « méprisant, railleur »,
gr. gagganeúein « mépriser, railler », anglo-sax. canc, gecanc « raillerie ». S'il contient
en outre la voyelle o, il fait presque onomatopée ; tels sont fr. ironie, moquerie,
all. hohn, gr. mōkáomai.

Morphèmes expressifs

Outre les phonèmes isolés, outre les mots qui en présentent des agencements
divers, il y a des morphèmes, particulièrement des suffixes, qui ont une valeur
expressive. Mais ici les sons ne jouent qu'un rôle secondaire : ils permettent ou
favorisent la valeur sémantique, ils ne la déterminent pas. Le point de départ est
une signification que ces morphèmes ont acquise dans certains mots et qu'ils ont
emportée avec eux dans les autres. Soit en français la finale -asse, quelles que
soient ses origines ; on l'a vue plus haut (p. 405) dans des adjectifs avec une
valeur augmentative opposée à la valeur diminutive d'une autre finale ; dans les
substantifs, et par extension aussi dans des adjectifs, on la trouve plutôt avec une
valeur péjorative : vinasse, mélasse, lignasse, paperasse, bêtasse (subst. c'est une bêtasse,
adj. elle est bêtasse), adj. mollasse, fadasse, blondasse, bonasse, hommasse, savantasse. De
la vinasse c'est un produit qui est « de la nature du vin, qui ressemble à du vin »,
mais qui n'est pas véritablement du vin, qui est du faux vin, du mauvais vin ;
c'est dans des mots comme celui-là que cette finale a pris un sens dépréciatif, et
elle a emporté avec elle cette signification dans les autres parce qu'elle était favorisée
par sa voyelle grave (une voyelle claire ou aiguë s'y serait difficilement
prêtée) et par son s qui a apporté ici sa valeur dédaigneuse et méprisante (cf.
p. 411).414

La finale -aille a souvent un sens collectif et par suite facilement dépréciatif,
car la quantité ne va pas souvent de pair avec la qualité : des broussailles c'est un
ensemble de buissons, de ronces et d'épines, plantes sans valeur ; de la ferraille c'est
un amas de vieux fers, à peu près sans valeur ; de la tripaille c'est un amas de tripes
sans valeur ; la mangeaille c'est l'ensemble de ce que l'on donne à manger aux
animaux, ce sont des aliments grossiers ; la racaille et la canaille c'est le rebut de
la populace. De là le sens péjoratif de cette finale dans des mots comme marmaille,
prêtraille, valetaille, etc.

Conditions de la valeur impressive
des phonèmes et des mots

Le domaine de l'onomatopée, on vient de le voir, est beaucoup plus vaste
qu'on ne paraît le croire en général ; celui des mots expressifs, qu'il convient d'y
ajouter, est encore plus considérable. Entre les deux il n'y a pas de frontière bien
nette ; la ligne de démarcation est un peu flottante, et de même qu'on ne peut
pas dire exactement où finit tel dialecte et où commence tel autre, il est quantité
de mots que nous devons considérer tantôt comme des onomatopées, tantôt
comme des mots expressifs, suivant l'idée qui nous domine au moment même où
nous les employons. Ainsi le mot glisser est, comme on l'a vu, parfaitement propre
à exprimer le bruissement que fait entendre un objet en glissant doucement sur
un autre ; s'il s'agît d'un glissement de ce genre et du bruit qui en résulte, glisser
est une onomatopée sans le moindre doute. Mais si nous parlons d'un glissement
muet, comme celui d'une étoile filante par exemple, notre mot franchit la frontière
et entre dans le domaine des mots expressifs, parce qu'il n'est plus que
susceptible d'exprimer le bruit que ferait le glissement en question s'il en faisait
un.

On a vu les mêmes phonèmes servant à exprimer des idées diverses ; c'est que
leur valeur expressive n'est due qu'à des traductions, et que le nombre des
nuances d'idées à exprimer étant illimité tandis que celui des moyens d'expression
est très restreint, chacun d'eux sert forcément à tous les usages auxquels quelqu'un
de ses éléments peut lui permettre de convenir d'une façon approximative.
Il n'est pas moins vrai que les diverses valeurs d'un son dépendent strictement
de sa nature, et qu'il lui est impossible d'avoir jamais une expression qui soit
contraire à cette nature. Si bien qu'en analysant dans tous ses détails la nature
d'un phonème donné, on peut déterminer d'avance et a priori toutes les valeurs
qu'il pourra posséder au point de vue expressif. C'est même la méthode la plus
sûre, la plus exempte d'erreur. Il y a en effet un écueil et un danger à partir des
mots dans lesquels un phonème apparaît, pour déterminer sa valeur expressive ; il
suffit qu'on le trouve dans plusieurs mots qui rendent une idée analogue pour
que l'on croie que ce phonème exprime cette idée. C'est souvent faux. Soit les mots
all. gries, grus, fr. gravier, all. graupe, grütze, fr. gruau, grain ; ils ne sont pas à
proprement parler expressifs ; mais ils peuvent le devenir si leurs éléments susceptibles
d'expression, gr, sont mis en relief par la répétition de ces mêmes éléments
dans d'autres mots de la phrase et s'il est question du roulement des grains
les uns sur les autres et du bruit qui en résulte. Mais à ce taux tous les mots
415peuvent devenir expressifs : ainsi le mot peuple ne l'est nullement, mais si l'on en
relève l'élément essentiel p, qui est susceptible d'expression méprisante, il le deviendra,
comme dans ces deux vers de La Fontaine où le b du mot imbécile a suffi au
poète pour obtenir ce résultat :

Quoi ! toujours il me manquera
Quelqu'un de ce peuple imbécile !

All. grob, fr. grossier, quand on insiste sur cette idée que quelque chose est rude,
raboteux, peuvent devenir expressifs ; mais lorsque grob signifie gros il ne l'est pas
plus que ce mot français.

Les valeurs d'un son au point de vue expressif résultant uniquement de sa
nature, il ne dépend pas de nous de lui en attribuer telle ou telle, qui serait contraire
à cette nature. Nous commettrions une erreur aussi grossière qu'au cas où
nous dirions que le mot ténèbres signifie lumière. Tout ce que nous sommes en
droit de faire c'est de sentir ou de ne pas sentir dans un cas donné la valeur
expressive que tel phonème possède en puissance ; voilà où se borne l'élément
subjectif de ces questions. Le jour où un groupe d'individus perçoit dans un mot
une valeur qui y était jusque-là restée latente, ce mot change de sens ; on en a vu
des exemples. Le jour où une valeur cesse d'être perçue le mot change encore de
sens ; ainsi on a reconnu plus haut que le mot all. pfui était constitué à souhait
pour exprimer le dégoût ; mais si cette valeur cesse d'être sentie, si les phonèmes
de ce mot demeurent inertes, il ne lui reste qu'une chose, sa qualité d'exclamation.
Quittant le domaine du dégoût, cette exclamation peut s'emparer du premier
qu'elle trouvera vacant, fût-ce celui de l'admiration. Aussi ne devra-t-on
pas s'étonner d'entendre dans certains dialectes allemands des phrases comme
celle-ci :

Pfui ! wie schön ! « ah ! que c'est beau ! »

C'est là un des faits qui montrent combien les onomatopées et les mots expressifs
sont un terrain changeant. Pour peu qu'on suive leur histoire, qu'on voie
l'évolution phonétique en anéantir et en créer sans relâche, les langues rejeter le
mot dont l'expression ne les satisfait plus et s'en procurer un meilleur en l'empruntant
ou en le forgeant, on éprouvera continuellement la surprise du voyageur
qui, parcourant les sables du désert, s'étonne de trouver une vallée à l'endroit
même où la veille une montagne s'élevait.

Les liaisons et l'hiatus

Il est de règle en français, d'une manière générale, que les liaisons consonantiques
se font toujours dans l'intérieur d'un groupe rythmique et ne se font
jamais d'un groupe rythmique au suivant. Par conséquent une suite de mots
grammaticaux fait une impression psychique toute différente et peut avoir une
valeur sémantique toute autre selon que les consonnes finales y sont prononcées
ou non devant une voyelle. Ainsi l'adjectif qui précède le nom fait partie du
même groupe rythmique que le substantif qu'il qualifie et sa consonne finale se
lie ; mais quand l'adjectif est placé après le nom il est attribut, il appartient à un
416autre groupe rythmique et la consonne finale du nom ne se lie pas sur lui. C'est
ce qui permet de distinguer « un savant aveugle », avec t prononcé et « un
savan(t) aveugle », sans t ; dans le premier cas aveugle est substantif, et savant
adjectif, dans le second c'est le contraire ; dans la première phrase il s'agit d'un
aveugle qui est savant, et dans la seconde d'un savant qui est aveugle.

Dans la phrase : « Les petits enfants qui vont à l'école ne deviendront pas tous
des savants », qui vont à l'école constitue un groupe unique, dont le t se prononce
et où l'idée d'aller n'apparaît pas ; c'est une locution à peu près équivalente de qui
étudient
, et vont n'y est guère qu'un outil grammatical. Mais dans celle-ci : « Les
enfants qui vont à l'école, à la promenade, à la matinée, au Jardin des Plantes,
peuvent apprendre et voir beaucoup de choses utiles », le t de vont ne se prononce
pas, parce que qui vont forme un groupe à part où l'idée d'aller est sensible
et domine divers déterminatifs.

Quand il n'y a pas liaison consonantique, les deux voyelles sont en contact et
l'on dit qu'il y a hiatus. Originairement ce terme signifie que la bouche reste
ouverte d'une voyelle à l'autre, parce qu'il n'y a pas entre les deux une consonne
qui oblige à la refermer plus ou moins complètement ; mais en fait ce mot est
appliqué suivant les langues à des phénomènes très différents. Dans beaucoup de
langues quand deux voyelles viennent en contact la glotte se ferme entre les deux
et se rouvre sur la deuxième par un coup de glotte, c'est-à-dire par une explosive
laryngale sourde qui est une consonne au même titre qu'un k ou un t. En français
la glotte ne cesse pas de vibrer entre les deux voyelles, et il y a liaison vocalique,
en sorte que dans la conversation et d'une manière générale dans la prose
on ne remarque le plus souvent rien de particulier. Si les deux voyelles sont de
timbres différents il se produit de l'une à l'autre une modulation qui n'est pas
sans charme ; si elles sont de même timbre il n'y a entre les deux qu'un léger fléchissement
d'intensité vibratoire et c'est là qu'à proprement parler la bouche reste
sensiblement ouverte, conformément à la définition donnée plus haut. En prose il
n'en résulte rien de notable, à cause de la liaison vocalique et de la rapidité du
débit, même dans une phrase où le phénomène est répété, comme dans celle-ci :
« Papa a à aller à Arles » ; mais dans les vers, dont le débit est plus lent, il peut
se produire une impression d'hésitation, d'ânonnement, de bégaiement ou de prolongement.
Les poètes en ont habilement tiré parti. Impression d'hésitation :

La balance inclinant son bassin incertain
(Lamartine).

Impression d'un brouhaha :

A ces mots on cria haro sur le baudet
(La Fontaine).

Impression d'un état haletant :

Et bondis à travers la haletante orgie
(Heredia).

Le bourreau vient, la foule effarée écoutait
(Hugo).

Impression de prolongement ou d'immensité :

Vous savez, en été, comme on s'ennuie ici
(Musset).417

Si grands que soient les rois, les pharaons, les mages,
Qu'entoure une nuée éternelle d'hommages
(Hugo)

Le rythme

Le rythme, par lui seul, ne peut guère donner qu'une impression de régularité
ou de monotonie. Mais combiné avec le langage il est susceptible de produire des
impressions assez diverses ; comme les autres moyens d'expression envisagés plus
haut il reste inerte ou devient impressif suivant que l'idée le met en lumière ou
le laisse dans l'ombre. On donnera quelques exemples pour expliquer ces phénomènes,
et, pour la simplicité de l'exposition, on les choisira tous en français, car
chaque langue a un sentiment plus ou moins particulier de son rythme.

La célèbre phrase de Bossuet :

« Celui qui règne | dans les cieux, | et de qui relèvent | tous les empires, | à
qui seul | appartient | la gloire, | la majesté | et l'indépendance, || est aussi le
seul | qui se glorifie | de faire la loi | aux rois, | et de leur donner, | quand il lui
plaît, | de grandes | et de terribles | leçons »,

produit sur quiconque a le sentiment de la langue française une impression plus
ou moins consciente d'équilibre. Les causes de cette impression sont multiples.
Cette période est constituée par deux parties, l'une à intonation montante, l'autre à
intonation descendante, qui comprennent chacune neuf éléments rythmiques ;
(dans le texte on a séparé l'un de l'autre les divers éléments rythmiques par un
trait vertical, et les deux parties par un double trait). Mais neuf éléments rythmiques
est un nombre trop considérable pour que l'oreille puisse en faire instantanément
un compte exact ; seulement chacun de ces groupes de neuf est subdivisé
par la structure grammaticale de la phrase en 4 + 5, qui sont des groupes aisément
saisissables à l'oreille. Cette subdivision grammaticale est renforcée par le
fait que les mots qui figurent dans le quatrième élément de chacune des deux
parties ont des significations analogues : « empires » et « rois » ; de même la
séparation des deux parties est soulignée par les mots qui constituent les neuvièmes
éléments, et qui s'opposent tant par leur sens que par le nombre de leurs
syllabes : « et l'indépendance » et « leçons ». En effet le nombre des syllabes
que comprennent les éléments rythmiques joue en français un grand rôle dans les
effets que peut produire le rythme du langage : comme les temps marqués tendent
à tomber à intervalles égaux, les éléments qui contiennent moins de syllabes que
la moyenne, qui est trois, s'allongent légèrement dans la diction, tandis que ceux
qui en ont davantage se raccourcissent ; le débit des premiers est lent, celui des
seconds est rapide. Or ici le troisième élément de chacun des groupes de cinq est
un élément lent, qui constitue une sorte de repère symétrique au milieu de ces
groupes. De plus les trois derniers éléments du premier groupe de cinq accusent
une augmentation de vitesse, deux, quatre, cinq, qui favorise l'envolée de la
voix pour le point culminant de la partie montante, tandis que les trois derniers
du deuxième groupe de cinq, après avoir commencé de même par deux, quatre,
tombent lourdement sur le dissyllabe « leçons », qui marque le sujet même de l'oraison
funèbre.

Dans ce vers de Musset :

Chacun sait | aujourd'hui | quand il fait | de la prose418

chacun des quatre éléments rythmiques comprend deux syllabes inaccentuées et
une accentuée ; ils sont donc rigoureusement égaux sans allongement ni raccourcissement.
L'idée ne comportant aucune notion de mouvement, ce rythme reste
indifférent et inerte. Mais s'il y a dans le vers une idée de mouvement, un rythme
ainsi constitué donnera l'impression que ce mouvement est parfaitement régulier,
comme dans le second de ces deux vers de Boileau :

Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenoient l dans Paris | le monarque | indolent.

Et si le poète veut que ce sentiment ne risque point de ne pas surgir, il n'aura
qu'à renforcer les coupures rythmiques en faisant assonancer deux voyelles
accentuées :

Et le long | des maisons | ils passaient | lentement,
(Hugo),

ou même toutes les voyelles accentuées :

Muletiers | qui poussez | de vallée | en vallée
Vos mules sur les ponts que César éleva
(Hugo).

Il résulte de là qu'un élément lent, faisant contraste avec un élément rapide qui
l'avoisine, sera propre à exprimer la lenteur :

Le soleil est de plomb, les palmiers en silence
Sous leur ciel embrasé | pen | chent leurs longs cheveux
(Musset),

un élément rapide à donner une impression de rapidité :

A travers les rochers la peur | les précipite
(Racine).

Dans l'ordre des idées abstraites une répartition symétrique des éléments lents
et des éléments rapides est propre à donner une impression de symétrie et de
parallélisme :

Ici | l'on te retient, | là-bas | on te désire
(Hugo),

surtout si les divisions sont rehaussées par des assonances ou des allitérations :

…N'ayez d'autre souci
Que d'aplatir | vos cœurs, | et d'arrondir | vos ventres
(Hugo).

Ceux d'Ascalon | du beurre, | et ceux d'Aser | du blé
(Hugo).

Si une phrase comme celle de Bossuet qui a été citée plus haut donne par toute
sa structure et la symétrie parfaite de ses deux parties une impression d'équilibre,
celle-ci de V. Hugo, où la partie montante se développe en quatre vers tandis
que la partie descendante ne comprend qu'une seule syllabe, produit un effet de
contraste violent et donne une impression de déséquilibre, que le poète rehausse
419en mettant cet élément monosyllabique en rejet et en opposant sa lenteur à la
rapidité des éléments qui l'environnent :

Zim-Zizimi, soudan d'Egypte, commandeur
Des croyants, padischah qui dépasse en grandeur
Le César d'Allemagne et le sultan d'Asie,
Maître que la splendeur énorme rassasie, ||
Songe.

Du fait que l'on a coutume dans la conversation ordinaire de traîner sur un mot
que l'on veut mettre en évidence et de s'appesantir sur lui, les éléments d'un
nombre de syllabes inférieur à la moyenne, obligeant à ralentir le débit des mots
qui les constituent et à s'attarder sur eux, produisent naturellement une impression
d'insistance :

Fier de votre valeur, | tout, | si je vous en crois,
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois
(Racine).

Un roi qu'on avilit | tombe ; | on le destitue
Bien | quand on le méprise | et mal | quand on le tue
(Hugo).

Si les éléments lents se suivent et sont multipliés il en résulte en outre une
impression d'accumulation :

Fuyards, | blessés, | mourants, | caissons, | brancards, | civières
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières
(Hugo).

Correspondances de sons

On a rencontré dans les pages qui précèdent de nombreux exemples de répétitions
plus ou moins régulières de phonèmes, allitérations, assonances et autres, et
l'on a vu quelles impressions elles sont susceptibles de produire. Il en est quelques
autres qu'il est bon de signaler à part, parce qu'au lieu de constituer chaque fois
un cas particulier elles appartiennent à un système dont elles sont en quelque sorte
le fondement.

La rime est par définition même une correspondance de sons. Le plus souvent
elle n'a pas d'autre objet ni d'autre effet que de fournir des repères au milieu du
mouvement rythmique et de limiter les groupes de ses éléments. Mais il est aisé
de comprendre que l'on peut s'en servir pour produire des impressions diverses et
assez variées.

Impression de monotonie par la répétition des mêmes rimes :

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone
(Verlaine).420

Impression d'accumulation par l'emploi d'une suite de rimes qui, sans être
exactement la même rime, se rappellent l'une l'autre par leur son principal :

L'impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avoit usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés.
(Racine).

Naturellement ce moyen d'expression, comme ceux que l'on a examinés précédemment,
ne vient en lumière que si les idées exprimées s'y prêtent. Dans le cas
contraire de semblables répétitions ou rappels de rimes sont simplement une faute
plus ou moins choquante.

Impression de parallélisme par une disposition des rimes qui rehausse une disposition
symétrique de groupements rythmiques différents :

Maître corbeau, sur un arbre perché
Tenoit en son bec un fromage.
Maître renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage
(La Fontaine).

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
Ouvre le firmament,
Et que ce qu'ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement.
(Hugo).

Un autre système de correspondances, qui certes n'est pas codifié, mais n'est
pas moins réel, est celui qui fait, en français du moins, qu'indépendamment de
l'idée exprimée, un vers est ou n'est point musical et harmonieux. Cette impression
musicale et chantante est produite par le jeu des voyelles se correspondant par
groupes. C'est l'oreille et l'esprit qui, tout à fait inconsciemment, groupent les
voyelles et comparent les groupes. L'impression est d'autant plus nette et agréable
que le groupement des voyelles et la comparaison des groupes sont plus faciles.
La constitution des groupes est d'autant plus aisée qu'ils contiennent une modulation
plus nette, la modulation étant déjà de la musique, et qu'ils coïncident
avec les divisions rythmiques. La modulation la plus nette est produite par le
passage d'une voyelle grave à une voyelle aiguë ou d'une aiguë à une grave. Les
groupes dont la correspondance s'établit le plus aisément sont ceux dans lesquels
l'oreille retrouve le même mouvement de modulation dans le même ordre. Tel ce
vers de Heredia :

La Floride apparut sous un ciel enchanté,

où il y a quatre groupes de voyelles composés chacun de deux voyelles graves
suivies d'une aiguë : a o ia a üou un èan an é ; tel celui-ci de Musset
qui contient six groupes de deux syllabes :

Nos nuits, nos belles nuits ! nos belles insomnies,

o io èe io èe ino i.

Sans entrer dans le détail, que l'on peut trouver ailleurs (cf. Grammont, Le vers
421français), on ajoutera qu'un vers dans lequel aucun groupement possible ne fournit
les correspondances nécessaires, comme celui-ci de Boileau :

Pense de l'art des vers atteindre la hauteur,

est dénué de musique et d'harmonie.

L'accent d'insistance

Dans une langue accentuelle, comme le français, l'accent ne prend guère une
valeur psychique et impressive que lorsque son emploi fait contraste avec l'usage
courant. Ainsi c'est une règle pour le français de n'avoir pas deux syllabes de suite
accentuées, c'est-à-dire qu'un monosyllabe accentué désaccentue normalement le
mot qui le précède. On dit : un homme aimable, avec un accent sur homme et un
sur aimable, mais : un homme bon, avec un accent sur bon et aucun accent sur
homme. Mais il est possible de maintenir un accent sur homme et d'en détacher le
mot bon pour le mettre en relief ; cette consécution de deux syllabes accentuées
ne peut pas manquer d'être saisie par l'auditeur et de produire sur lui une impression
d'insistance. Dans certains cas la nuance sémantique peut être par là modifiée.
Si l'on dit : Il a connu la misère noire, sans accent sur misère, cela indique que
l'on distingue plusieurs catégories de misères et que celle dont il s'agit est la plus
profonde. Si l'on dit la même phrase avec un accent sur misère en même temps
que sur noire, cela ne signifie plus quelle catégorie de misère il a connue, mais
sous quel aspect il a connu la misère ; il ne l'a pas connue dorée, il l'a connue
noire.

Mais l'accent d'insistance proprement dit est autre chose que ce phénomène, et
il ne consiste pas à remettre ou à maintenir l'accent sur un mot qui normalement
devrait le perdre, mais à mettre un accent spécial sur une syllabe ou un m. c qui
ne comporte pas l'accent ordinaire ou sur un mot qui a déjà l'accent ordinaire.

Toutes les langues connaissent un accent d'insistance, auquel le sujet parlant
recourt lorsqu'il veut attirer l'attention sur un mot et le mettre en relief. Dans la
plupart des langues c'est un accent d'intensité qui porte, comme l'accent ordinaire,
sur une voyelle et ne se distingue de ce dernier qu'en ce qu'il est plus violent et
peut affecter, suivant les cas, soit une voyelle qui en toute autre circonstance est
inaccentuée, soit celle qui reçoit l'accent ordinaire et dont l'intensité augmente
par le fait. Tel est le cas de l'anglais, où l'emploi de l'accent d'insistance est
extrêmement développé, surtout chez les femmes ; il en résulte même qu'il perd
par sa fréquence une grande partie de sa valeur impressive. Une femme dira
souvent : Thank you very much « je vous remercie beaucoup », ce qui est déjà
une formule renforcée, en mettant un accent d'insistance sur l'e de very ; il serait
décevant de trouver pour cela dans ces mots une grande valeur affective.

En français l'accent d'insistance est tout différent et très particulier : c'est un
accent consonantique ; et comme son emploi est très restreint il garde toute sa
valeur. Si l'on dit : C'est épouvantable avec une simple valeur énonciative il y a
un accent sur -able et rien de particulier sur les quatre autres syllabes ; mais si ces
mots sont l'expression d'une émotion qu'éprouve le sujet parlant et qu'il veut
communiquer à son interlocuteur le p subit une modification très considérable :
422il devient beaucoup plus long, beaucoup plus intense et beaucoup plus haut. Et
comme les organes fortement tendus pour un pareil effort ne peuvent pas se trouver
détendus instantanément aussitôt que le p a explodé, le degré d'intensité
acquis se maintient sur le début de la voyelle suivante, qui par le fait se trouve
être aussi intense que celle de -able. (Pour le détail des faits et l'étude des divers
cas qui peuvent se présenter, voir M. Grammont, Traité pratique de prononciation
française
, 7e éd., p. 139 et suiv.). Cette prononciation insolite d'une consonne
produit sur l'auditeur une forte impression et donne au mot un relief singulier.

Le ton et l'intonation

On a vu plus haut (p. 133) qu'une phrase énonciative normale se compose en
français de deux parties, l'une à intonation montante qui fait attendre quelque
chose, et l'autre à intonation descendante qui répond à l'attente suscitée par la
première. S'il y a quelque chose de changé à cette norme l'esprit de l'auditeur
en est frappé et il en résulte qu'un mot ou la phrase tout entière prend une
valeur particulière. Lorsqu'on dit cette phrase de prose : « Tout à coup la nuit
vint, et la lune apparut sanglante », la voix monte progressivement jusqu'à
« vint », puis à partir de ce point elle descend régulièrement jusqu'à la fin. Si la
même phrase est dite en vers, tout est changé ; le vers finit avec « apparut », et
« sanglante » est en rejet ; le vers se dispose alors tout entier de manière à faire
attendre le rejet, c'est-à-dire qu'il monte progressivement depuis le commencement
jusqu'à la dernière syllabe de « apparut », qui est la plus haute de toutes,
et la voix tombe brusquement à des notes très basses pour émettre le mot
« sanglante ». Par là le relief de ce mot est énorme et l'effet saisissant.

Si l'on dit : « Vous montez » avec la seule intention de constater un fait, on
commence assez bas sur « vous », on monte sensiblement sur « mon- » et l'on
baisse sur « -tez ». Mais si l'on commence plus haut sur « vous », que l'on
monte sur « mon- » et encore beaucoup plus sur « -tez », la phrase prend un
aspect tout à fait insolite puisqu'elle ne finit pas par une chute de la voix ; elle
reste en l'air en quelque sorte, elle est incomplète puisqu'elle ne comprend qu'une
partie montante, elle appelle une partie descendante qui l'achève. Elle est par
le fait devenue interrogative, ne faisant que susciter une attente, et c'est la
réponse qui constituera sa partie descendante.

En effet dans la plupart des langues l'interrogation comporte une intonation
spéciale et elle est marquée essentiellement par un ton. Mais le régime de ce
mouvement musical diffère selon les langues. Dans certaines le ton apparaît sur le
premier mot de la phrase interrogative ; dans d'autres sur un mot spécial qui a
pour fonction particulière d'être le mot interrogatif. En français il se place sur
le mot qui appelle la réponse, et jusqu'à ce mot, qui n'est pas forcément le dernier
de la phrase, la voix monte progressivement. Il en résulte qu'une phrase peut
changer de valeur impressive et par suite de nuance sémantique selon que le ton
porte sur un mot ou sur un autre, et qu'une phrase interrogative peut comprendre
des éléments qui ne sont pas à proprement parler interrogatifs. Ainsi la phrase :
« Vous ai-je dit qu'elle était à moi ? » avec le ton sur « moi », est tout entière
interrogative et monte d'un bout à l'autre ; elle appelle une réponse comme
423celle-ci : « Oui, vous m'avez dit qu'elle était à vous » ou « Non, vous m'avez
dit qu'elle était à votre frère ». Mais dans la même phrase avec le ton sur « dit »
et la suite sur une note plus grave : « Vous ai-je dit qu'elle était à moi ? » l'interrogation
proprement dite finit avec « dit » et c'est à ce mot qu'il doit être
répondu, au fait d'avoir ou de n'avoir pas été dit ; elle comprend deux éléments
distincts et équivaut à : « Elle est à moi ; vous l'ai-je dit ? » ; et la réponse sera :
« Oui, vous me l'avez dit » ou « Non, vous ne me l'avez pas dit ». De même la
phrase : « Quel chemin a-t-il pris ? » avec le ton sur « chemin », équivaut à :
« Il a pris un chemin ; quel est ce chemin ? ».

On voit combien ces phénomènes sont délicats. Le sens des mots qui composent
de pareilles phrases est en somme secondaire ; ils n'en constituent que le
squelette ; mais ce qui donne à ces phrases le mouvement et la vie, ce qui leur
confère leur véritable aspect et leur valeur sémantique, c'est l'impression produite
sur l'esprit par la manière dont elles sont intonées.424

11. Le mot phonation désigne l'émission des phonèmes.

21. « Un homme qui ne sait pas de langues, disait le roi Louis-Philippe, à moins d'être un homme
de génie, a nécessairement des lacunes dans les idées… Il [Robert Peel] ne sait pas le français !
Aussi il ne comprend rien à la France. Les idées françaises passent devant lui comme des ombres. »
(Extraits d'une conversation rapportée par V. Hugo dans Choses vues).

32. Il ne s'agit que des langues naturelles. Les langues artificielles sont inertes ; mais les langues
naturelles, même mortes, sont vivantes et expressives.

41. Ce terme avec cette signification est dû à F. de Saussure. Voir son Cours de linguistique générale,
Paris, Payot, 1916 (2e éd. en 1922). Cet ouvrage posthume, publié par ses élèves de Genève
d'après des notes prises aux cours du maître, est d'une importance capitale, et plein de vues pénétrantes
et fécondes. On s'en est largement inspiré ici pour la phonologie, qui d'ailleurs y tient peu
de place.

51. Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 2e éd., p. 6 ; et suiv.

61. Cf. Ph. Berger, Histoire de l'écriture dans l'antiquité, Paris, Hachette, 2e éd., 1892, p. 46.

72. Id., p. 68.

83. Id., p. 25.

91. Cf. Ph. Berger, p. 221 et suiv.

101. Il ne faudrait pas croire qu'entre les grammairiens grecs ou latins et le XIXe siècle personne
ne s'est intéressé à l'étude des phonèmes et de leur articulation ; mais nous sommes très mal renseignés
sur ces périodes, et les travaux que nous y rencontrons dans cet ordre d'idées sont trop épars
pour que l'on puisse dire s'ils font partie de l'enseignement plus ou moins traditionnel d'une école
ou s'ils sont isolés. Tel le Discours sur la Parole de G. de Cordemoy, imprimé à Paris en 1668, où
les articulations d'un certain nombre de phonèmes français sont décrites avec une netteté et une
exactitude remarquables. Ce sont ces descriptions que Molière a reproduites mot pour mot dans Le
Bourgeois gentilhomme
, acte II, scène 6 (1670). Tel aussi le De corpore animato (1673) de J.-B. du
Hamel.

111. P. Rousselot, Les modifications phonétiques du langage étudiées dans le patois d'une famille de
Cellefrouin
, Paris, 1892. L'auteur a exposé, d'après des observations précises, la marche de certaines
innovations phonétiques. Il résulte de ce travail des conclusions générales, qui restent
acquises.

122. Cet ouvrage est fondamental. C'est le véritable manuel de la phonétique instrumentale. Il n'y
a peut-être pas une question de phonétique, générale ou particulière, sur laquelle l'auteur ne nous
fournisse quelque renseignement, et qu'il n'ait examinée par lui-même et avec ses appareils. Ce
n'est pas à dire que son traité soit sans défauts. Le plan n'en a pas la simplicité et l'unité d'un livre
écrit d'une haleine, et certaines questions sont étudiées à plusieurs endroits ; c'était à peu près inévitable
dans un ouvrage dont la publication a duré douze ans et qui portait sur des études en cours
d'exécution ; mais il en résulte que, même avec l'aide des index, ce n'est qu'après un assez long
commerce avec ce traité qu'on arrive à y trouver aisément ce qu'on cherche. D'autre part le développement
des diverses parties manque parfois de proportion, et certaines recherches, qui ne sont pas
toujours les plus décisives, y sont décrites avec un luxe de détails plus encombrant qu'utile.

131. On trouvera plus de détails dans Rousselot, Principes de phonétique expérimentale, p. 5 à 45
et 233 à 314.

142. Il existe des phonèmes qui sont produits par inspiration, notamment les claquements de certaines
langues de l'Afrique du Sud. Mais dans l'ensemble des langues humaines les phonèmes de ce
type sont une rareté (voir Rousselot, Principes…, p. 488-495). Dans les langues d'Europe on peut
signaler quelques bruits interjectifs produits par un mouvement de succion des lèvres ou de la
langue, et le roulement lingual (une sorte d'r) des cochers de Berlin ; ce sont à peine des phonèmes,
car ils n'entrent pas dans la formation des mots ordinaires ; en outre les poumons ne jouent aucun
rôle dans leur production, mais seulement les organes buccaux.

151. Dans toute cette description du larynx la trachée est supposée verticale.

161. Cf. Grammont, Journal de psychologie, 1929.

171. Il serait plus juste de les appeler phonologiques, comme l'a fait F. de Saussure dans son Cours
de linguistique
, puisqu'elles n'ont rien à voir avec la phonétique proprement dite ; mais ce terme
est déjà consacré par l'usage, comme tant d'autres qui ne sont pas meilleurs.

182. Bell, Visible Speech, London, 1867.

191. Jespersen, Articulations 0f Speech Sounds represented by means of analphabetic symbols, Marburg,
1889.

201. Celle des Arabes est exposée dans Brücke, Sitz. Ber. d. Wiener Akad. d. Wissensch., phil.-hist.
Cl., t. XXXIV, p. 307 et suiv.

Pour celle des Grecs et celle des Hindous on pourra se reporter à Roudet, Eléments de phonétique
générale
, Paris, 1910, où elles sont présentées d'une manière suffisamment détaillée et avec
l'essentiel de la bibliographie. L'auteur de cet ouvrage connaît bien ce qui a été fait sur la phonologie
et la phonétique statique, ainsi que les résultats obtenus par la méthode instrumentale. Mais
il manque de vues générales, et sa critique n'est pas toujours assez pénétrante pour lui permettre
de faire un choix entre les diverses opinions en présence et de rejeter celles qui sont franchement
caduques. Les chapitres qui concernent la phonétique évolutive ne dénotent pas de compétence
personnelle.

211. Le mot grec áphōna ne veut d'ailleurs pas dire qu'on ne les entend pas, mais qu'elles ne produisent
pas d'impression vocale (phōnḗ « voix »).

222. psíla, mésa, daséa.

233. brakhéa, makrà, dikhrona.

241. En sanskrit sparça- « contact, fermeture ».

251. On trouvera la description des principaux, avec l'exposé de leur emploi, dans P. Rousselot,
Principes de phonétique expérimentale, Paris, 1897-1908. — E.-W. Scripture, Elements of experimental
phonetics
, New-York and London, 1902. — Poirot, Phonetik, Leipzig, 1911.

262. Certains nomment cet appareil cymographe, du grec kỹma « flot, vague, ligne onduleuse » et
gráphein « écrire », donc « appareil qui inscrit les courbes ». On l'appellera plus simplement dans
cet ouvrage : enregistreur de la parole, et même enregistreur tout court.

271. Les mots grecs katástasis et metástasis signifient précisément « mise en position » et « déplacement ».
On a cru bon d'introduire ici ces termes nouveaux, parce que ceux qui sont usités d'ordinaire,
tels que tension pour la première phase et détente pour la troisième, répondent mal à la réalité,
comme on le verra par l'analyse contenue dans ce chapitre.

282. Au lieu d'être simple un p peut être double ou géminé, cf. p. 52.

291. Ces deux tracés ont été produits par les styles parallèles de trois tambours, mis en communication
respectivement pour la ligne supérieure avec l'orifice buccal, pour celle du milieu avec l'orifice
nasal, pour celle du bas avec le larynx. La deuxième ligne, obtenue par l'intermédiaire d'une
membrane particulièrement rigide, peut servir en même temps de point de repère pour se rendre
compte des déplacements généraux, vibrations mises à part, des styles de la bouche et du larynx.
Nous avons divisé ces deux tracés en 4 parties au moyen de 3 lignes que nous appelons verticales,
bien qu'elles ne soient pas rigoureusement verticales ni perpendiculaires à la deuxième ligne ; elles
sont un peu obliques parce qu'elles sont parallèles à l'axe du cylindre suivant lequel a été réglé
l'affleurement des styles, et que le tracé est hélicoïdal à cause du déplacement du chariot le long du
cylindre. La première partie est la fin de la voyelle A : vibrations buccales, vibrations du voile du
palais, vibrations glottales. Deuxième tranche : P, compris entre la fin des vibrations de l'A
(Ie ligne) et le commencement des vibrations nasales (2e ligne) ; au début de la première ligne les
lèvres vibrent jusqu'à ce qu'elles aient atteint le degré de fermeture et de tension nécessaires pour
maintenir l'occlusion, puis la ligne est droite et sans vibrations jusqu'à la fin du P ; la ligne du
larvnx donne pour le P une courbe caractéristique, qui sera expliquée plus loin (p. 43) ; cette ligne
est pourvue de vibrations bien plus longtemps que celle de la bouche, jusqu'au moment où la courbe
atteint son point culminant et se rapproche le plus de la ligne du nez, à l'endroit que nous marquons
dans la fig. 12 par un court trait vertical ; la ligne du nez indique des vibrations du voile du palais
jusqu'au même point. Troisième tranche : M ; vibrations nasales et glottales ; pas de vibrations à
la ligne de la bouche, les lèvres restant closes ; aucune indication sur la ligne de la bouche du passage
du P à l'M, parce que les lèvres ne se sont pas rouvertes entre les deux. Quatrième tranche :
commencement de l'A ; vibrations ininterrompues aux trois lignes ; celles de la ligne du nez ne
sont bien vite que celles du voile du palais remonté.

La seule différence essentielle entre la fig. 13 et la fig. 12, c'est que la ligne de la bouche, au lieu
d'être droite entre les deux A, s'élève brusquement à l'endroit où nous avons mis un petit trait
vertical et ne reprend sa position d'inertie qu'au moment où commence l'M, au deuxième grand
trait vertical ; au petit trait les lèvres s'ouvrent, troisième phase du P, et il sort un peu d'air qui
imprime une poussée à la membrane ; puis les lèvres se referment et le style reprend sa position
d'inertie avec l'M qui commence au grand trait.

301. Intervocalique = placé entre deux voyelles.

311. Il y a bien déplacement de certains organes après la tenue du p pour passer à l'm ; mais c'est
la catastase de l'm, et non la métastase du p. La métastase d'un phonème comporte avant tout le
déplacement des organes qui jouent le rôle le plus caractéristique dans son articulation ; la métastase
du P est donc essentiellement l'ouverture des lèvres fermées.

321. Ces chiffres n'ont rien de fatidique, mais si l'on s'en écarte trop, l'expérience peut mal venir
ou échouer.

332. Voir la note précédente.

341. Voir la note 1 de la p. 14.

351. Dans des tracés obtenus par l'intermédiaire d'une membrane tendue à outrance, il peut se faire
que la ligne baisse très légèrement pendant que la tension reste uniforme sans augmentation, à cause
de la force que déploie la membrane pour reprendre sa position d'inertie, et aussi parce qu'il peut
se produire dans les appareils de transmission une déperdition d'air infinitésimale.

362. Cette ligne du larynx a été obtenue au moyen de deux petites capsules appliquées simultanément
par l'extérieur sur les deux côtés du cartilage thyroïde. Ce procédé permet d'obtenir des vibrations
beaucoup plus nettes et beaucoup plus amples que l'emploi d'une grande capsule, comme
dans les tracés précédents. Il est naturellement peu propre à rendre les mouvements généraux ; on
remarquera néanmoins que les lignes du larynx montent légèrement durant toute la tenue du P et
du B, par l'effet du gonflement progressif des muscles ; il en ressort nettement que ce p et ce b sont
des phonèmes explosifs ou croissants.

371. Elle n'est pas initiale puisqu'elle est précédée d'une occlusive, mais elle passe pour initiale
dans les langues qui ne notent pas cette occlusive.

382. Nous donnons ce tracé d'un b implosif et décroissant avec réouverture des lèvres, montrant à
la ligne de la bouche, quelques vibrations après cette explosion, parce que certains phonéticiens ayant
examiné des tracés de la bouche analogues à celui-là en ont conclu que dans un mot français comme
robe l'e final n'était-pas totalement amuï ; c'est une erreur d'interprétation ; ces vibrations ne sont
ni un reste ni ton embryon d'e ; c'est tout simplement que l'ouverture des lèvres se produisant pendant
que les cordes vocales sont encore en vibration, c'est de l'air vibrant qui s'échappe tout d'abord
entre les lèvres ; il s'écoule quelques centièmes de seconde avant l'arrivée du souffle sourd.

391. Les figures 29, 30 et 31 obtenues avec une grande cuvette laryngale (cf. p. 42) montrent
bien les tensions, mais la fig. 22 obtenue avec deux petites cuvettes latérales montre beaucoup
mieux les vibrations.

401. Dans ces deux fig. la petite ligne verticale marque le commencement de la catastase, c'est-à-dire
la fermeture des lèvres, et la grande ligne marque l'explosion.

411. Dans ces tracés 1 centimètre vaut 6 centisecondes.

421. Le mot est de F. de Saussure (Cours de linguistique générale, p. 71).

431. En latin apex signifie « pointe ».

441. C'est-à-dire l'r de la luette, en latin uua « raisin, luette » ; le mot français représente un
diminutif latin uuetta, précédé de l'article agglutiné : l'uette.

451. tà hēmíphõna dans la classification des Grecs.

462. antaḥstha- dans la classification des Hindous.

471. Cf. Grammont, Traité pratique de prononciation française, 9e éd., p. 11 à 57.

481. Cf. Grammont, Le vers français, 4e édition, p. 233.

492. Cf. le chapitre suivant.

501. Cf. Rousselot, Phonétique expérimentale et surdité, Paris, 1903, p. 204 et suiv.

511. Cf. Grammont, Traité pratique de pron. fr., p. 49 et suiv.

522. Cf. Rousselot, Phonétique expérimentale et surdité, p. 209.

533. Cf. Rousselot, Principes, p. 182-192, 759-789.

544. Cf. Rousselot, Principes, p. 199-230, 353-403, 1175-1210.

555. Cf. Rousselot, Phonétique expérimentale et surdité.

561. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 79 à 98.

572. Pour la définition et l'explication des termes implosif et explosif, décroissant et croissant,
cf. p. 38, 39 et 45.

581. F. de Saussure n'en distingue que 7, parce qu'il place dans le même les semi-voyelles y, w,
et les voyelles i, u, ü ; on a vu plus haut et l'on verra plus loin pourquoi il y a lieu de les séparer.

592. Jespersen, Articulations of Speech Sounds represented by means of analphabetic symbols, Marburg,
1889.

603. Cf. RLR, LIX (1916), p. 402 et suiv.

611. Mais il y a d'autres langues qui possèdent l'interjection pst ! et qui la développent en pist !
Cette différence de traitement, si caractéristique, tient à ce que dans ces langues l's est décroissant,
conformément à leur système phonique, qui est sur ce point, et naturellement sur quelques autres,
le contraire du système français.

622. Nous avons exposé les conditions de ce phénomène dans un ouvrage intitulé De liquidis sonantibus
indagationes aliquot
, paru en 1895. Ce petit livre n'a généralement pas été lu, parce qu'il était
écrit en latin. Les quelques personnes qui en ont pris connaissance ne semblent pas l'avoir compris,
parce qu'elles manquaient de notions suffisantes sur la syllabe. Depuis 35 ans quelques détails de ce
travail ont vieilli, mais l'ensemble de ce qui y est exposé reste aussi neuf qu'au premier jour, et la
théorie que nous exposons aujourd'hui dans ce chapitre le confirme pleinement.

633. Grammont, Traité de prononciation française, 9e éd., p. 59.

641. Voir aussi Grammont, Traité pratique de prononciation française, p. 139, où le mécanisme
de l'accent d'insistance est exposé en détail, et Le vers français, p. 94 et suiv., où sont mesurées les
consonnes insistantes et celles qui marquent le rythme.

652. Je possède des tracés de strophes védiques dites avec la prononciation traditionnelle, où je vois
fréquemment des longues durer cinq et six fois plus que les brèves véritables.

661. Cf. Grégoire, Variations de durée dans la syllabe française, La Parole, 1899.

671. Dans les mots grecs les signes accentuels indiquent l'accent grec, non le timbre.

681. Cf. Axel Kock, Paul-Braune's Beitrāge, XIV, 53.

691. Ces faits germaniques ont été confirmés par l'étude faite par Gauthiot et Vendryès :
Note sur l'accentuation du tchèque (MSL, XI, 331). Les détails de cette note sont souvent inexacts,
parce que la méthode instrumentale employée est insuffisante ; mais les résultats généraux obtenus
ne sont certainement pas très éloignés de la vérité dans l'ensemble.

702. Il y a lieu de remarquer en outre que dans ces anciennes langues germaniques les oppositions
quantitatives avaient persisté. Les conclusions qui ressortent de l'étude de ces langues ne peuvent
pas être étendues, sans informations complémentaires, aux langues dont l'accent d'intensité est
faible ni à celles qui n'ont pas d'oppositions quantitatives.

713. En esquimo, quand une consonne intervocalique se trouve après la voyelle accentuée, elle se
redouble et se renforce : sing. améq « peau », plur. ámmit ; sing. nanóq « ours », plur. nánnut ;
sing. aƀatáq « bouée », plur. awáttat. Si la consonne intervocalique est une spirante sonore, elle se
redouble par la sourde correspondante, qui est une forte : sing. saƀík « couteau, fer », plur. sáffit
(f bilabial) ; sing. kanijóq « scorpion de mer », plur. kaníssut ; sing. taléq « bras », plur. taλλit
(l'λ est une sourde).

721. Cf. Grammont, Traité pratique de prononciation française, 9e édition, p. 121 et suiv.

732. Cf. Grammont, Traité pratique…, p. 139 et suiv., où l'on trouvera les détails de la question.

741. La Parole, 1899, p. 321 sqq.

751. La méthode qui vient d'être exposée et celle qui nous a servi pour tous les calculs d'intensité
que nous avons utilisés dans notre Traité pratique de prononciation française, dans notre livre
Le vers français, ses moyens d'expression, son harmonie, et dans le présent Traité, p. 115-119.
Les résultats ontenus par cette méthode donnent satisfaction ; mais elle est difficile à pratiquer :
l'établissement du barème en particulier demande tant de minutieuses précautions que nos
meilleurs élèves y ont renoncé.

On dispose depuis 1935 de l'Intensimètre de Neumann-Siemens, qui enregistre avec une approximation
suffisante pour nos travaux l'intensité de la voix normale (voyelles et consonnes) et de la
voix chuchotée. C'est l'intensité physique correspondant à l'ébranlement de la membrane du
tympan qu'il note indépendamment de la hauteur et du timbre, et il obtient l'intensité physio-psychique
en utilisant les courbes de correspondance de Kingsbury et autres.

761. Dans une gamme tempérée où la2 = 435 (König).

77 Voir note 76.

781. On a imaginé divers appareils qui simplifient le calcul de la hauteur. Le plus récent est celui
de Grützmacher et Lottermoser, qui a été présenté au Congrès des sciences phonétiques tenu à
Gand en juillet 1938. Il donne le fondamental (son glottique) des voyelles, des semi-voyelles et
parfois des spirantes sonores ; mais il n'enregistre pas les spirantes sourdes ni les occlusives
sourdes ou sonores.

791. On désigne ainsi un système de signes usité par les missions pour la transcription des langues
indo-chinoises.

801. Cf. Grammont, Traité pratique de prononciation française, 9e éd., p. 151 et suiv.

811. Cf. Navarro Tomás, Pronunciación española, p. 161 et suiv.

821. Cf. A. Meillet, Les origines indo-européennes des mètres grecs, Paris, Presses universitaires,
1923. Cet ouvrage contient des vues nouvelles et suggestives.

831. Cf. P. H. Urena, La versification irregular en la poesia castellana, p. 10 et suiv.

841. Pour le détail de tous ces phénomènes de versification française voir Grammont, Le vers français,
ses moyens d'expression, son harmonie
, Paris, Delagrave, 4e édition, 1937. Cet ouvrage est
essentiellement une étude de l'art dans la versification française. Pour l'accent d'insistance en
particulier voir Grammont, Traité pratique de prononciation française, Paris, Delagrave, 9e édition,
p. 139 et suivantes.

851. Voir en dernier lieu Sonnenschein, What is Rhythm ? Oxford, Blachwell, 1925.

862. Cf. Grammont, Traité pratique…, p. 163 et suiv.

871. Cf. Gauthiot, La fin du mot, p. 10.

881. Cf. Grammont, M.S.L., t. XIX, p. 245 sqq.

891. Cf. R. Gauthiot, La fin de mot en indo-européen, p. 102 sqq.

901. On n'envisage pas ici les occlusives indo-européennes qui en sanskrit, par exemple, sont suivies
d'une aspiration. Elles tombent naturellement sous le coup de la même loi ; mais leur étude
compliquerait l'exposition sans y rien ajouter d'utile ; pour l'explication qui les concerne, voir
Revue des langues romanes, t. LIX, p. 416.

911. Ce n'est d'ailleurs pas le même l : celui de altu était vélaire, celui de altitude est dental ; le
français est donc redevenu capable de prononcer un l dans cette position, mais il le prononce autrement.
Ce phénomène est comparable à celui des changements phonétiques qui reparaissent à des
époques différentes : le v. haut-allemand a fait une mutation consonantique comme le germanique
commun en avait fait une, mais il l'a faite autrement.

921. Cf. Grammont, Notes de phonétique générale, VIII : L'assimilation, Bulletin de la Société de
Linguistique
, t. XXIV, Paris, Champion, 1923.

931. Rien de commun entre cette évolution et celle du rhotacisme : cette dernière consiste en ce
qu'un s est devenu sonore entre voyelles, à savoir z alvéolaire, et de là r alvéolaire ; on la rencontre
dans quantité de langues, non seulement en latin, mais en germanique, en tchouvache, etc. Elle
a pour parallèle le changement de š en ž, puis en l : turc tiš « dents », tchouvache šyl ; turc taš
« pierre », tchouv. čol ; turc kümüš « argent », tchouv. kəməl ; turc töš « poitrail », yacout. tüös,
mandchou tulu ; osmanli köšäk « petit animal, jeune chameau », magyare kölök « petit chien, petit
animal », mongol gölöge « jeune chien, petit ».

941. Pour le détail de l'action des emphatiques sur les voyelles voir les traités spéciaux.

951. Un g qui n'a jamais été vélaire n'a pas de raison pour se transformer en n vélaire ; un e n'appelle
pas un n vélaire après lui, et un n dental n'appelle pas un n vélaire devant lui.

962. En germaniques e est devenu i devant nasale + consonne, quelle que fût la nature de la nasale
et celle de la consonne ; mais il est certain que ce résultat général n'a pas été atteint d'un coup, et
il est licite d'en déterminer les étapes successives en se fondant sur l'analyse des différents cas et
en considérant les facilités ou les difficultés qu'ils présentaient pour sa réalisation. Dans les noms
propres germaniques qu'il cite, Tacite a toujours Ing-, dont l'i était établi antérieurement à son
époque, mais il donne encore Semnones, Fenni.

971. Les dialectes connus sous le nom de doriens ne sont pas tous d'accord sur tous les points :
on ne donne ici qu'une vue générale.

981. Cf. A. Meillet, De la différenciation des phonèmes, MSL, XII, p. 14 sqq. Article fondamental.

991. Cf. P. Fouché, Études de phonétique générale, Strasbourg, 1927.

1001. La question est extrêmement complexe et obscure ; elle est encore tout à fait inconnue et
demande une étude approfondie et pénétrante.

101 Voir note 100.

1021. Cf. Grammont, Festschrift f. J. Wackernagel, p. 72 et suiv.

1031. Pour le traitement des groupes sty, zdy, sky, zgy, sk, zg devant voyelle prépalatale, sts, zdz,
cf. p. 327.

1042. Pour le détail des faits arméniens, cf. Grammont, MSL, XX, 215 et suiv.

1051. Cf. Grammont, Festgabe f. W. Streitberg, p. 111 et suiv.

1061. On n'envisage pas ici les interversions latines en syllabe intérieure, parce qu'elles sont compliquées
d'autres phénomènes qui ne peuvent pas être discutés dans ce chapitre.

1071. Pour le détail de ces derniers faits, cf. A. Meillet, I. F., XVIII, 417 et suiv.

1081. Cf. ci-dessous La dissimilation, p. 305.

1091. Il y avait des ā en v. norrois, correspondant non pas à ā ind.-eur. qui était devenu ō en germanique,
mais à germ. ā (got. ē), à germ. ai devant h, r, w : v. isl. máne « lune », cf. got.
mēna, lit. mėnů, gr. mḗnē, lat. mēnsis « mois » ; — v. norr. á « je possède », cf. got. aih ; — v.
norr. árr « messager », got. airus ; — v. norr. sál « âme », got. saiwala.

1101. Cf. Grammont, MSL, t. XX, p. 245 sqq.

1111. Cf. M. Grammont, La dissimilation consonantique dans les langues indo-européennes et dans les
langues romanes
, Dijon, 1895. Le problème de la dissimilation, à cause de sa complexité et des
complications de toute nature qui l'obscurcissent, n'a pu être résolu que par la méthode intuitive.
Naturellement le détail et en particulier l'interprétation de tel ou tel exemple ne sont pas intuitifs
et restent discutables. La loi de la dissimilation est la première loi générale et humaine d'évolution
phonétique qui ait été reconnue et formulée.

1122. C'est pourquoi on lui a donné ici un développement tout particulier.

1131. Dans ces deux derniers, confusion de la première syllabe avec le préfixe re-, favorisée et amenée
par la dissimilation.

1142. Confusion subséquente avec le préfixe prae-.

1151. Santand. musotros et vusotros, en face de castill. nosotros et vosotros, ont simplement subi
l'influence de mus « nous », vus « vous », sans dissimilation. En castillan le premier o est retenu par
nos, vos, le deuxième par otro. Quant à la finale -tros elle est inattaquable, retenue par les autres
adjectifs, qui opposent la finale masculine -o, -os, à la finale féminine -a, -as.

1162. On dit aussi roborar. Quant à révora, rébora, róbora « âge de la puberté », ce sont des noms
verbaux.

1173. Temeroso et valeroso n'ont pas grande valeur probante, car, à l'exemple de poderoso « puissant »
dérivé de poder, ils peuvent avoir subi l'influence de temer, valer. On dit aussi tembroso. Valeroso,
comme l'indique son l intervocalique, est mot savant.

Le nombre des exemples probants n'est donc pas considérable ; mais quelques-uns, comme
peçonha, tesoura, sont inattaquables.

D'autre part les mots qui ont gardé deux o dans deux syllabes consécutives ne sont pas rares en
portugais. On peut en faire plusieurs catégories :

les dissyllabes accentués sur l'initiale, comme corpo « corps », pomo « pomme ». Dans ces
mots le premier o est inattaquable parce qu'il est accentué ; le second est maintenu par l'o final de
tous les noms en -o.

les mots savants ou récents, car le phénomène dont il s'agit est ancien et populaire. Aujourd'hui,
et depuis longtemps déjà, il n'y a plus lieu à une dissimilation d'un o inaccentué par un o
accentué, puisque les o inaccentués se prononcent u. Les mots qui se reconnaissent le mieux et à
première vue comme récents sont ceux qui présentent le maintien de l, n, d originairement intervocaliques :
odor et olor « odeur, parfum » (ce dernier poétique), — colono « colon », — colorar
« colorer », — dolor, dolorido, doloroso « douleur, douloureux » (les formes populaires sont dor,
dorido), — donoso « gracieux » (litt. « doué », de donum), — bochorno « hâle, vent du sud-sud-est »,
de uulturnus, emprunté, comme l'indique son ch, à un parler espagnol qui ne fait pas la dissimilation
de o-ó ; à Santander, où elle s'est opérée, son produit a évolué jusqu'à i sous l'influence de la
dentopalatale suivante, — codorno « sorte de grosse poire », modorro « sot, assoupi », mondongo
« tripes » sont aussi dialectaux et empruntés ; le premier est usité dans la province de Tras-osmontes
avec le sens de « quignon de pain » ; les deux autres sont courants en espagnol ; modorro
est d'origine basque, — botão « bouton », esp. boton, sont empruntés au français.

les mots dans lesquels il y a un redoublement, réel ou apparent : gorgorejar « glouglouter »,
gorgomilos « gosier », — corcóva « bosse », — borbotar « bouillonner », — borboleta « papillon »,
cogombro « concombre », — cogote « occiput » ; le sentiment d'un redoublement peut d'autant
mieux conserver deux o qu'il est capable de les produire, comme dans borbote « mentonnière » de
barbote, dérivé de barba.

les dérivés tirés d'un simple qui subsiste à côté d'eux, au moyen d'un suffixe très répandu :
folhoso « feuillu » de folha « feuille », — doroso « douloureux » de dor « douleur », — fogoso « fougueux »
à côté de fogo « feu », — gostoso « savoureux » de gosto « goût », — gozoso « joyeux » de
gozo « joie », — lodoso « boueux » de lodo « boue », — mordómo « intendant d'une maison », dont
le premier terme mor « chef » est reconnu et le second inattaquable, — podoa « serpe », influence
de podar « tailler les arbres », podadeira « serpette », et de la finale fréquente -oa.

quand les deux o sont précédés d'une occlusive ou d'une spirante et séparés l'un de l'autre par
un r intervocalique, il s'établit une sorte d'harmonisation vocalique à travers l'r et d'autre part le
premier o se prononce d'une manière tout à fait indistincte ou même pas du tout (cf. L'Interversion,
p. 246) :

coronha et cronha « crosse de fusil », — coroça et croça « manteau en paille, chaumière », — carocha
et corocha « mitre en carton des condamnés », — coronica, caronica, chronica « chronique », —
coroa « couronne ».

l'l intervocalique représentant ll latin n'est jamais tombé en portugais, mais il produit harmonisation
vocalique et les deux o se prononcent : bolor « moisissure » de pallore, — bolota « gland de
chêne », dérivé de bola « boule ».

deux voyelles en contact par chute d'une consonne intervocalique s'assimilent, puis se contractent
dans certaines conditions dépendant du timbre des voyelles en jeu : pombo « pigeon »
de palumbu, par paombo, poombo. (On a de même sèta « flèche » de sagitta, par *saeta, *seeta, — besta
« arbalète » de balista, par *baesta, beesta, — quente « chaud » de calente par *caente, queente, —
quenda « calende » de kalenda, par caenda, queenda, — aquecer « chauffer » de ad-calescere, par
*acaecer, aqueecer, — mestre « maître » de magistru, par maestre, meestre ; mais l'assimilation ne s'est
pas faite quand les deux voyelles en contact étaient e et o : coelho « lapin » de cuniculu, — piolho
« pou » de peduculu).

les mots dans lesquels les deux o sont inaccentués ne rentrent pas dans la formule et ne
subissent pas de dissimilation : codorniz « caille » (id. en esp.), — cotovelo « coude », — cotovia
« alouette » (esp. totovía, it. tottovilla), — cómoro « tertre » (mot savant, de cumulus), — soborralho
« cendre chaude » (de so-, sob- « sous », préfixe fréquent, et borralho « cendres chaudes », — notomía
« anatomie » (déformation populaire de anatomia), — ocontecer « arriver, survenir » (déformation
de acontecer, sous l'influence probable de occorrer, mot savant qui a le même sens).

1181. Il faut tenir compte du fait qu'en toscan, en romagnol, en sicilien-calabrais, à Brindisi, etc. e
inaccentué est devenu régulièrement i ; dans ces parlers le produit est donc i ó.

1192. L'e de Palermo (Panormu) s'explique sans doute par un intermédiaire arabe (RLR, LX, 478).

1201. Cf. RLR, XLIV, 135, et Mélanges Meillet, p. 66.

1211. Il y a à Santander quelques vocables où il semble que e-e soit devenu i-e, tels que atriverse =
cast. atreverse, elición = cast. elección. En réalité le changement d'un des deux e en i s'est produit
en dehors de toute action de l'autre e, et sans doute sous une influence léonaise (car en léonais un e
inaccentué devient normalement i), cf. atriva = cast. atreva, lición = cast. lección.

1221. Le milanais possède aussi la forme álbor, qui doit son l à l'influence de albus « blanc » (donc
« le bois blanc ») et de alburnum « aubier ». Même influence pour ital. álbero, álbaro, vha. albári,
etc. Pour ces faits voir Grammont, La Dissimilation consonantique, p. 22-23.

1231. L'existence de léon. doulzil « clepsydre, horloge à eau » ne contredit pas ces exemples, car
ce mot, qui a disparu avec l'objet qu'il désignait, avait, à l'époque où *gelvel, *delc'hel ont pu
devenir gervel, derc'hel, la forme doulsizl, que donne encore G. de Rostrenen. Les deux l de ce mot
étaient alors dans une position qui ne donne pas lieu à une dissimilation en breton.

1241. Non seulement le léonard ne pratique pas la dissimilation de n par n, mais il nasalise volontiers
la première syllabe d'un dissyllabe qui se termine par n : léon. dindán « dessous », de didan,
qui est encore la forme vannetaise et cornouaillaise. Ce mot est formé de *tan = gall. tan « sous »
et du préfixe di- ; — léon., cornou. mintín « matin » de mitin, qui est encore la forme vannetaise ;
— léon. pinsin « piscine, bénitier » emprunté au français ; vann. picin (l'A.) ; — léon. poṅsin
« poulet », emprunté au français ; vann. poucin (l'A.) ; — léon. reṅjen « rêne », vann.rezenn(l'A.),
de lat. vulg. *retina ; — léon. riṅkin « ris moqueur », cf. fr. ricaner.

1251. Il n'y a pas de dissimilation dans léon. veṅdach « vendange », mais un changement de finale
sous l'influence du suffixe -aj, ach, qui est fréquent dans des mots empruntés au français, comme
laṅgach « langage » (l'A. langage), béach « voyage », etc.

Il y a un certain nombre de cas où en vannetais la dissimilation de n par n n'a pas eu lieu, pour
des raisons diverses : plaṅken « planche », où l'n final n'apparaît qu'au singulier (plur. plaṅket).
La dissimilation ne pouvait pas non plus être renversée parce que la finale -en est extrêmement fréquente ;
aṅkin « chagrin, angoisse », où le premier n a été retenu par celui de ankeu « angoisse
de la mort » ; — aṅden « raie entre deux champs », où il a été retenu par celui du simple aṅt,
plur. aṅdeu « raie d'un sillon » ; — kaṅden « fond d'un crible », où il a été retenu par celui du
simple kaṅt « van » ; — koṅten « conte, récit », par celui de koṅt, qui existe avec le même sens ;
karanteusement « amoureusement », par karantéus « plein d'amitié » ; d'autre part le suffixe français
-ment est d'un emploi fréquent ; — rontenn « ondulation », influence du simple ront « rond » ;
santance « sentence » (l'A.) est un mot français non bretonisé ; de même les formes suivantes
qui se trouvent chez P. de Ch. : ancien « ancien, vieux », autant « entente », fanfaron « fanfaron »,
manquin « mannequin », montant « montant (substantif) », etc. (G. de R. donne setançz
« sentence », setançzus « sentencieux », setanci « sentcncier », sans indication de dialecte et les
mots qu'il donne ainsi sont généralement léonards ; mais ils ne sont connus ni de Le Gonidec ni
de Troude, et à ce propos il faut noter combien des dénominations comme léonard, vannetais,
trécorois, cornouaillais, etc. sont imprécises ; on sait que les limites des divers phénomènes d'évolution
phonétique ne coïncident pas ; pour localiser exactement les faits de dissimilation, il faudrait
savoir où finit la zone qui dissimile et où commence celle qui ne dissimile pas).

Quant aux mots comme m. bret. istrument « instrument », léon. istand « instant », vann.
istant, léon. istinc « instinct », ils ne présentent pas plus de dissimilation que ispira « inspirer » ;
ils doivent leur forme à la tendance à supprimer n devant s + cons., que le breton possède tout
comme nombre d'autres parlers, tels que le languedocien par exemple.

1261. It., port. proprio, fr. propre sont formes savantes. De même it. prostrare, fr. prostrer, prov.,
port. prostrar ; si l'espagnol a pu faire postrar, postrado, c'est que le mot avait pris le sens d' « humilier,
affaiblir » où l'idée de « devant, en avant », que comporte le préfixe pro-, ne vient pas en
lumière, et d'autre part qu'il existait un certain nombre de mots très usités commençant par post- :
postrero, posterior, postre, etc. — Lat. propius, propietas sont attestés par plusieurs inscriptions de
l'empire.

1272. Les dissimilations latines comme fiagrare ou fraglare (cf. p. 281), avec l remplaçant r, sont
postérieures à celles qui ont supprimé l'r, comme crebui, agrestis (d'ailleurs *agrestlis était impossible
en latin).

1283. Fratre(m) n'est pas devenu *frate(m) en latin (comme en italien), parce que le latin possédait
toute la déclinaison frater, fratris, fratri, fratre et le pluriel, tandis que l'italien ne connaissait
qu'une forme. L'r du nominatif ne retenait pas forcément l'r aux autres cas, mais il rendait ce mot
inséparable pour la déclinaison de pater et de mater ; fratrem était donc retenu par patrem et
matrem. Mais en italien le seul lien qui pût réunir ces trois mots était le lien sémantique, qui, en
effet, rend padre et madre inséparables, mais laisse de côté frate qui signifie « moine ».

1291. On n'est pas bien fixé sur la manière dont l'hébreu coupait les syllabes. Placer ces mots ici
c'est supposer que la consonne dissimilée était précédée de la coupe ; si dans des mots comme
ʹifṭātōr elle précédait le groupe, ils figureraient dans la même formule, mais sous 1°.

1301. Il n'y a pas lieu de construire ici quatre formules : appuyée simple dissimile intervocalique
simple
, — appuyée simple dissimile intervocalique combinée, — appuyée combinée dissimile intervocalique
simple
, — appuyée combinée dissimile intervocalique combinée. Sans doute chacune des consonnes qui
entre dans la composition d'un groupe combiné est, à position syllabique équivalente, plus faible
que la même consonne isolée, puisqu'elle est souvent incomplète et toujours plus brève ; mais il
faut surtout se rappeler que dans un groupe combiné appuyé tous les éléments du groupe bénéficient
de l'appui, et que dans un groupe combiné intervocalique le groupe tout entier est affaibli par
la voyelle qui le précède.

1311. La dissimilation que l'on constate dans empalaer n'a pas eu lieu dans les mots en -aer qui se
trouvaient dans les mêmes conditions mais avaient à côté d'eux un mot plus simple sans ce suffixe,
parce que les deux éléments y étaient clairs et nettement distingués par le sujet parlant ; tels
sont : paperaer « papetier » de paper « papier », baraer « boulanger » de bara « pain ». En vannetais
ampérourr et ampéreurr (l'A.) sont un emprunt récent au français. — Léon. rustériou « hémorroïdes »,
que l'on doit envisager ici en le supposant appuyé par l'article, a pu échapper à la dissimilation
par une étymologie populaire qu y voit ruz « rouge » et ster, plur. stériou « rivière »,
comme le fait Le Gonidec.

1321. Gr. orthogōé « qui gémit dès l'aurore », ortholálos « qui bavarde dès l'aurore », de orthrogōé,
orthrolálos sont des formes assez mal autorisées ; elles ont pu subir l'influence de orthós.

1331. N'ont pas été dissimilés les mots dont tous les éléments sont clairs et reconnus par le sujet parlant,
tels que léon. wardrô « autour », vann. ardro retenu par war « sur », vann. ar et trô « tour » ;
— léon., vann. môrvrân « cormoran » retenu par môr « mer » et brân « corbeau » ; — léon. gourdrouz
« menace » retenu par gour-, particule augmentative, et trouz « bruit » ; en vannetais la particule
a seule été reconnue et a renversé la dissimilation : gourdous ; — léon. dargreiz « ceinture »,
dont les éléments sont aisément reconnus : da-ar er kreiz « milieu ».

1341. Il ne faut pas prendre pour des dissimilations, qui seraient contraires à cette formule, des
formes telles que fr. pampre, timbre, encre ; elles sont exactement dans les mêmes conditions que
ordre, coffre, diacre, où il ne peut pas être question d'une dissimilation, puisqu'il n'y a pas de phonème
dissimilant. C'est un phénomène de constitution des syllabes, un groupe cons.+ n n'étant pas
possible au commencement d'une syllabe en français, sauf dans des mots savants introduits récemment,
comme pneumatique, gnome, mnémotechnique.

Même phénomène en espagnol dans les finales en -mbre, -ndre, -ngre : hombre « homme », hembra
« femme », costumbre « coutume », servidumbre « servitude », herrumbre « rouille », pelambre
« poil », nombre « nom », landre « poche, glande » de glandine, cambre « comble, cime » de culmine
dont l'l a disparu par mélange avec cumulu, sangre « sang », liendre « lente », etc.

Ce changement de cons. + n au commencement d'une syllabe en cons. + r (et plus rarement en
cons. + l, esp. ingle « inguen ») apparaît dans un grand nombre de langues ; ainsi lat. crūs, cf. gr.
knḗmē, crepusculum, cf. gr. knèphas ; — breton (léonard) kreac'h « montée », au XVe siècle quenech,
knech, gall. cnwc, v. irl. cnocc ; kreon « toison », au XVe siècle kneau, gall. cneifion ; krevia « tondre »,
gall. cneifio ; kraoun « noix », plus ancien knoenn, gall. cneuen ; traonien « vallée », dérivé de tnou
encore seul usité au commencement du XVIe siècle ; gri « couture », gall. gwni ; — franc-comtois
(Dampr.) alõdròt « hirondelle » de *arundinelta ; — tsaconien krĩpe « knĩpes », laphría « láphnē,
dáphnē », húpre « húpnon », príggou « pnigō » ; — Cardeto (Calabre) primúni « poumon » de pneumúni,
prigaljážu « étouffer » de puigouridzō, láfri de dáphni- ; et avec l : íplu « húpnon » ; —
Bova (Calabre) skliÞra « ortie », cf. knídē ; plemóni « poumon » ; íplo « húpnon » ; plónno « je dors »
de hupnóuō.

1351. Galic. álbore « esp. árbol », alboreda « esp. arboleda » ont subi la double influence de l'article
arabe et de albo, cf. milan álbor, p. 277 ; almario « esp. armario » a subi la double influence de
l'article arabe et du suffixe -ario.

1362. La dissimilation de r intervocalique par r implosif n'a naturellement pas lieu dans les mots à
suffixe en -r à côté desquels il y a un simple ; tels sont marelladur « bigarrure » de marella « bigarrer »,
ereadur « action de lier » de éré « lien », ruzder « rougeur » de ruz « rouge », merer « fermier »
de méra « administrer », etc. — Elle n'a pas lieu non plus dans les mots dont tous les éléments sont
aisément reconnaissables, comme vann. argouret « forêt » du préfixe ar- et de gourhet « fuseau », —
léon. arvara « reste de pain » dont les deux éléments composants sont encore plus clairs ; — vann.
arwarek « oisif » de ar- et gwarek « lent, paresseux » ; — léon. reverzi, vann. reverhi « grande
marée » maintenus par une étymologie populaire qui y sent « trop » et varè « marée ».

1371. Les formes m. bret. nignelenn, niguolen, lignenen « ligneul », vann. nignéleenn, à côté de
lignelen, lignolen, ne sont pas des dissimilations, mais des assimilations ; cf. aminal « amiral », pestinanz
« pestilence », vann. minacl « miracle ». — C'est de même d'une assimilation qu'il s'agit dans
Nomelec = Locmellec, et dans trécor. niñsel « drap de lit » de fr. linceul.

1381. On fait remonter les noms romans de la térébenthine à terebinthina, ce qui ne fait aucune difficulté
pour roum. terebentinā, prov. ter(e)bentina et la forme française ; mais il faut dès lors supposer
pour it., catal., esp., port. trementina et port. tarmentina une assimilation de b-n en m-n que ces
langues ne font pas attendre. Il paraît probable que le latin vulgaire possédait déjà les deux formes
et les tenait telles quelles des parlers grecs. Ces deux formes auraient occupé en roman deux zones
géographiques continues, qui seraient venues s'affronter dans le midi de la France.

1391. L'accent ne commence qu'après l'occlusive.

1401. On est mal renseigné sur l'accent en vieux slave ; au cas où dans certaines de ces formes il
aurait porté sur le j combiné, le j intervocalique aurait quand même été le plus fort à cause de la
grande fréquence en vieux slave des finales et suffixes en j + voy., forcément reconnus et par le
fait inattaquables.

1411. Quand les phonèmes en jeu sont une combinée et une intervocalique, cette formule se confond
avec la formule XI : Intervocalique dissimilé combinée inaccentuée.

1422. Dans la plupart des langues le renforcement dû à l'accent commence, dans les syllabes qui
s'ouvrent par un groupe combiné, avec la deuxième consonne du groupe quand elle n'est pas une
occlusive. C'est ce qui détermine les formules III et IV. Mais il semble que les effets du ton ne se
manifestent qu'après le groupe, et c'est ce qui expliquerait attiq. phaŭlos de *phlaulos, cf. phlaũros,
p. 330. Il semble aussi que dans certaines langues l'accent ne commence qu'après le groupe combiné ;
ce serait le cas par exemple en grec moderne, où la dissimilation de liquide intervocalique et
liquide combinée est toujours régressive, quelle que soit la place de l'accent, ce qui dénote l'équivalence
des deux positions. — Ces faits demandent une étude approfondie et intelligente ; ils sont
susceptibles d'une autre explication.

1431. Il est frappant que le domaine de yolyu et celui de yilyu ne se correspondent pas. C'est que le
lis et l'ivraie ne viennent pas également bien et en égale abondance dans les mêmes régions. En
maints endroits le lis est inconnu du peuple ; partout il connaît l'ivraie, aussi yolyu est-il beaucoup
plus répandu que yilyu.

1441. Il n'y a pas à faire état de khitṓn, ion. kithṓn, mot phénicien ; l'adaptation des occlusives sémitiques
n'a pas été forcément la même dans les divers dialectes grecs. Ces formes ne soulèvent d'ailleurs
aucune difficulté au point de vue grec.

1452. On a il est vrai pháthi (ou phathí) ; mais ici il ne s'agit plus d'un groupement de suffixes toujours
le même -thē-thi ; pháthi est un impératif actif, c'est-à-dire une forme où le suffixe -thi
s'ajoute directement au thème verbal, qui est quelconque et fournirait rarement l'occasion d'une
dissimilation. Le -thi de pháthi est retenu par celui de íthi, klũthi, les deux ísthi, gnõthi, ómnuthi,
deídithi, pĩthi, dídōthi, tlẽthi, bẽthi, stẽthi, etc. ; la première aspiration de pháthi, phánēthi, hílathi, etc.
est retenue par les formes de la conjugaison dans lesquelles le thème n'est pas suivi d'une aspiration
suffixale.

1461. Il ne faut pas songer à la même explication par la pause pour rendre compte des formes
vannetaises données par l'A. meulbr « meuble », meulbrein « meubler », diolbrein « émonder ». Si
meulbr était seul, on hésiterait à envisager un autre processus, mais meulbrein et diolbrein ne s'accommodent
pas d'une dissimilation renversée, car l'affaiblissement à la pause n'atteint pas les consonnes
placées devant la voyelle accentuée (l'accent est sur la syllabe finale en vannetais). Meulbrein,
il est vrai, pourrait être dérivé de meulbr ou modelé sur lui, mais non diolbrein où le simple
n'est plus reconnu par le sujet parlant. Au surplus meulbr tout seul ferait une grosse difficulté, car
un phonème à la pause n'est pas un phonème en position faible ou relativement faible, mais un
phonème que sa position affaiblit. C'est son affaiblissement seul qui l'oblige à subir la dissimilation
au lieu de l'imposer ; il serait vraiment étrange qu'une dissimilation éprouvée par affaiblissement
aboutît à un renforcement ; l'r en effet demande en général pour son émission plus d'effort
que l'l. (Cette remarque n'est pas en contradiction avec les exemples présentés à la p. 317, tels que
fiḷor ; les conditions ne sont pas les mêmes : dans fiḷol à la pause il s'agit d'un l implosif accentué
qui peut être remplacé par un r faible, dans *meulbl il s'agit d'un l combiné inaccentué dont l'aboutissement
normal est zéro.) En fait ces formes vannetaises sont les formes meurbl, meurblein, diorblein
ayant subi, dans l'intérieur de la phrase, la métathèse qui consiste à placer les liquides dans
l'ordre dissimilatoïre, c'est-à-dire dans l'ordre où elles sont dans keltri, etc. (p. 294). Cette interprétation
est confirmée par vann. melgr « rouille », melgrein « se rouiller », à côté de léon. mergl,
merglein ; car ces formes ne remontent ni à *melgl, ni à *mergr, mais à *merg, cf. v. irl. meirg,
meirc « rouille », gaél. meirg. Léon, mergl est vraisemblablement sorti de *merg par l'addition d'un
l suffixal, comme gwerbl « tumeur » est sorti d'une forme plus simple guerp, comme léon. boestl est
sorti de boest « boîte » ; et vann. melgr est une métathèse de mergl.

1471. L'origine de ce mot a été obscurcie par l'étymologie populaire ; môrlarjez est compris « mer de
graisse » ; dans la première syllabe de meûrlarjez on sent soit meûr « grand » (grande graisse) soit
meûrs « mardi » (mardi de la graisse, comme vann. mœrh-el-lartf) ; enfin vann. mâlardê, s'il a jamais
contenu un r dans sa première syllabe (*mar-lardé « grande graisse »), a pu le perdre aussi par
déformation populaire plutôt que par dissimilation.

1482. Il est inutile d'ajouter à cette liste les mots composés dont les deux éléments peuvent être reconnus
par le sujet parlant, et qui par suite ne prouvent rien, tels que léon., vann. arvor « côte maritime »,
du préfixe ar- et de môr « mer », etc., et tous les dérivés tirés, au moyen de suffixes
connus, d'un mot simple qui existe encore, tels que : kaerder « beauté » de kaer « beau ».

1493. Divers dictionnaires français fournissent les formes hourmeau, ormeau, ormier, ormet. Les deux
premières sont la forme bretonne reprise après la dissimilation aux pêcheurs bretons par des pêcheurs
français et évoluée à la française ; ormier, qui est la forme française des Côtes-du-Nord, est ormer
avec changement de suffixe ; ormet présente aussi un changement de suffixe, mais il est bien difficile
de dire si son point de départ est ormel ou plutôt ormer prononcé à la française *ormé (non à la
normande ormèr).

1501. Dans prov. albir la dissimilation est vraisemblablement antérieure à la chute de la voyelle
finale, car on a v. prov. albires « opinion » ; esp. albedrío, étant accentué sur la syllabe -dri-, est dissimilé
normalement selon la formule IV (cf. p. 284).

1512. Autre forme v. fr. petre, avec amuïssement du premier r.

1523. Les groupes tl, dl n'existaient pas plus en toscan qu'en latin vulgaire ; pourtant la dissimilation
normale aurait pu s'accomplir si elle avait eu lieu à une date plus ancienne. C'est ainsi qu'à
Damprichard (Franche-Comté) le même ueratrum est devenu *ueraclum, d'où vrāy, en passant par
la phase dépourvue de durée *ueratlum (c'est le renouvellement du processus qui a transformé en
latin vulgaire uet(u)lu en ueclu). Ce phénomène a pu se produire à Damprichard parce que le groupe
cl ancien y était encore intact au moment où l'action dissimilante s'est manifestée ; en toscan le
groupe cl ancien était déjà atteint par la palatalisation quand la dissimilation s'est produite.

1534. Il y a une région en Galice où l'on maintient l après consonne et où par conséquent les mots
qui nous occupent ne subissent aucune modification ; il y en a même une où l'on change volontiers
cons. + r en cons. + l, et où l'on dit flayre « fraile », qui n'est pas plus une dissimilation que clèma
« crema, crème », flotar « frotar, frotter », plático « practico », platicante « practicante », plefeuto
« perfecto », blavo « bravo ».

1545. Ce traitement n'est pas très ancien ; il s'est appliqué à une couche de mots savants, mi-savants
ou empruntés, mais les mots de la première couche, dans lesquels le groupe cons. + l s'était palatalisé,
n'ont naturellement pas été atteints par lui : chama « flamme », chave « clef », cheo « plein »,
chorecer « fleurir ».

1551. Le florin est originairement la monnaie de Florence, dont les armes parlantes contiennent la
fleur de lis.

1561. L'l de *taladro, dû au groupe ancien dr, peut être plus ancien que celui de cralo, dû au groupe
récent cr, et être apparu antérieurement à l'amuïssement de l intervocalique.

1571. La dissimilation de all. almer n'est pas germanique et l'emprunt a dû être fait i une forme déjà
dissimilée. C'est d'autre part de all. almer que sont venues les formes slaves : tchèq. almara, pol.
almaryja, olmaryja, slov. almara, almarica.

1581. Pour la dissimilation en a, cf. p. 311.

1591. Ces suffixes ne remontent pas à l'indo-européen ; -ālis est une finale que l'on trouve dès l'indoeuropéen
dans les deux mots tālis et quālis (cf. v. sl. tolĭ, kolĭ) et qui, d'autre part, est née de l'addition
du suffixe -li à des thèmes en  : uītālis, librālis, animālis. Certains des mots simples d'où l'on
tira des dérivés au moyen du suffixe -li contenaient un l, d'où dissimilation de -ālis en -āris :palmāris,
alāris. Cette dissimilation paraît s'être produite dès en italique, car les deux formes du
suffixe existent aussi en ombrien.

1602. On remarquera que le suffixe -arius, qui est propre au latin et qui tantôt est un dérivé de -aris
tantôt remonte à italiq. -asios, n'est jamais devenu *-alius ; c'est que le latin ancien connaissait la dissimilation
en r d'un l intervocalique par un autre l, mais non pas la dissimilation en l d'un r intervocalique
par un autre r.

1613. Les formes telles que tanúphullos, barúktupos, bathupúthmēn, etc. sont refaites malgré la tendance
à éviter u-u.

1621. Que penser de Kleídēmos à côté de Kleitódēmos et Kleinódēmos, de Kleídikos à côté de Kleilódikos,
de Kleisthénēs à côté de Kleitosthénēs, de Kleimḗdēs à côté de Kleinómakhos, de Kleigénēs, de Kleísophos,
etc. ? Est-ce que leur premier terme est aussi kleito- ou kleino- ? Évidemment non ; ce sont des formations
analogiques faites sur le modèle de Kleitélēs qui sort de kleito + telēs, etc.

Quant aux mots qui tombaient sous le coup de la superposition syllabique et y ont échappé, ce
sont des formes artificielles ou savantes. Tels Dēmo-mélēs, Philippó-polis, Kalli-lampétēs, ornitho-thḗras,
philo-logos, grospho-phóros, lopho-phóros, amphi-phalos ; — ápolis « sans ville, sans patrie » et apópolis
« banni » sont deux mots différents, qu'il était nécessaire de ne pas confondre.

1632. De rapprochements tels que congruus : congruenter naquit le sentiment d'un suffixe -enter,
d'où rarenter de rarus, magnificenter de magnificus, etc.

Voluntas, honestas, etc. ne sortent pas de *uolunti + tas, *honesti + tas, etc. Les substantifs dérivés
de participes présents se font en -ia- : uolentia, beneuolentia, indigentia, potentia. Les substantifs
en -tas reposent sur des thèmes nominaux : facilitas, uenustas, tempestas, senectas, iuuentas (et
iuuentus), uoluptas, uoluntas (de uolo, -onis), honestas (th. honos-, hones-), tempestas (th. tempos-,
tempes-), egestas (th. egos-, eges-, cf. egēnus), maiestas (th. maios-, maies-, cf. maior, maius). —
Potestas est fait sur potens d'après le faux rapport egestas : egens.

Mansuētudo n'est pas plus pour *mansueti-tudo que mansuēfacio pour *mansuēti-facio. Ils sont tous
deux formés directement sur mansuē- pris dans mansuēs. Une fois mansuētudo ainsi formé, il naît
forcément un rapport mansuētudo : mansuētus ; d'où inquietudo sur inquietus, ualĭtudo sur ualitus, etc.
D'où le sentiment d'une substitution de suffixes commençant par t (-tus : -tudo, -tis : -tudo ; de là
habitudo sur habitus, hebetudo sur hebetis, sollicitudo sur sollicitus. D'autre part d'après mansuētudo :
mansuesco ; on crée alētudo sur alesco, ualētudo sur ualesco. — Altiludo, multitudo sont modelés sur
magnitudo ; de même beatitudo, sanctitudo, qui ne remontent pas au delà de l'époque chrétienne.

Obliuiosus ne sort pas de *obliuion-onsus mais a été tiré de obliuium comme imperiosus de imperium,
gloriosus de gloria, etc. Mais le rapport obliuio : obliuiosus naît forcément, d'où factiosus sur factio,
seditiosus sur seditio, suspiciosus sur suspicio.

Du rapport suspicio : suspiciosus, gloria : gloriosus, imperium : imperiosus naît le sentiment que les
dérivés en -osus se tirent non pas du thème, mais du nominatif en élidant la dernière voyelle de ce
cas devant l'o de -osus. De là calamitōsus de calamitās (et non *calamitat-osus), egestosus de egestas,
dignitosus de dignitas, labosus de labor, fragosus de fragor.

lat. uoluptarius est tiré de la même manière de uoluptas (et non *uoluptat-arius), uoluntarius de
uoluntas. De l'existence de mots de ce genre naît le sentiment de l'échange du suffixe -tarius avec
le suff. -tās, d'où proprietarius sur proprietas, hereditarius sur hereditas. Du rapport hereditarius :
heredis naissent solitarius, siccitarium sur solus, siccus, sans l'intermédiaire de solitas, siccitas.

Debilitare, nobilitare ne sortent pas de *debilitat-are, *nobilitat-are. Us signifient « rendre debilem,
nobilem » et non « rendre debilitatem, nobilitatem ». C'est ainsi que captare signifie « rendre captum »,
uolutare « rendre uolutum ». De verbes tels que captare comparé à capio on a tiré un faux suffixe -tare,
d'où uilitare, fecunditare, felicitare, formés directement sur l'adjectif, comme uisitare sur uisus,
haesitare sur haesus, mansitare sur mansus, etc.

Paupertinus n'est pas *paupertatinus, mais est tiré de pauper au moyen du faux suffixe -tinus, isolé
dans repenlinus, latinus libertinus, Plautinus, etc.

Tempestiuos ne représente pas *tempestatiuos, mais a été tiré de tempes- un moyen du suff. -tiuos
trouvé dans actiuos, satiuos, natiuos, uotiuos, laudatiuos, festiuos, captiuos, etc. Aestiuos est fait sur
aestas d'après le faux rapport tempestiuos : tempestas.

Cordolium n'est pas *cordi-dolium, mais se trouve dans des conditions analogues à celles de
solstitium, solsequium, muscipula, etc.

Horrifer « effrayant » n'est pas *horrori-fer, bien que ce soit le mot horror qu'y aient senti les
Latins. Il est fait sur le modèle de horrificus, où ils arrivèrent aussi à sentir horror, bien qu'il n'y
eût que horri-, comme dans horridus, horribilis ; horrifiais signifie primitivement « qui rend hérissé »
et horreo « je suis hérissé » ; cf. candificus « qui rend blanc » à côté de candidus « blanc », candor
« blancheur », candeo « je suis blanc ».

1641. Phoinikós est de l'époque impériale, c'est-à-dire d'un temps où les différences de quantité
avaient disparu.

1651. esp. ciudadano en face de it. cittadino, est sans doute entré dans l'ornière de villano.

1661. Ce qui distingue nettement ces cas d'hapaxépie du phénomène de superposition syllabique
c'est qu'ils sont des raccourcissements de formes plus longues ayant existé (au moins mentalement)
et que les deux syllabes en cause ne se sont pas trouvées rapprochées au moment de la formation
par la jonction des morphèmes, mais appartiennent toutes deux soit au thème soit au suffixe.

1672. gr. Apolhphánēs n'est pas plus pour *Apollōno-phanēs que Apollódotos, Apollódōros, Apollóthemis,
Apollokrátēs. Ce sont des composés tirés d'un faux thème Apollo-, extrait du nominatif Apóllōn,
comme Nikólaos, etc. de níkē.

1683. lat. latrocinium, lapicida ne sortent pas de *latronicinium, lapidicida, mais sont composés sur
le nominatif (ou le nominatif sans la consonne finale), comme tant d'autres qui sont composés ainsi
ou en ont l'air : angui-cornis, sangui-sugia, uati-cinium, nomen-clator, mansuē-facio (cf. homicida et
non homini-., et voir plus haut, p. 334, horrifer rapporté à horror).

1691. Leur état, parce qu'eu luchonnais un r n'est pas articulé de la même manière, selon qu'il
est initial de syllabe, combiné, implosif ou intervocalique ; intervocalique il n'a qu'un battement,
dans les autres positions il en a plusieurs.

1701. Ces deux dernières formes sont sorties de *hiritus, *hūrūto par une dissimilation régulière de
i-i en e-i, ü-ü en e-u ; cf. La dissimilation, p. 275.

1711. Les mots crabè « chevrier », crabòt « chevreau », crabik « chèvre stérile » sont dénués de toute
valeur démonstrative parce que crabo les tient sous sa dépendance absolue. Le mot sacrat « sacré »
ne prouve rien non plus parce qu'il est savant. Il commence d'ailleurs par un s, ce qui le met,
comme on va le voir, dans une condition particulière. Dans la locution sacarrabyew carbun ! « sacré-Dieu-tonnerre,
c'est-à-dire sacré tonnerre de Dieu ! » l'r s'est développé d'une manière intense,
uniquement parce qu'il s'agit d'un juron ; il s'est d'ailleurs fait précéder d'un élément vocalique,
conformément au génie de la langue.

1722. Le mot betrèles emprunté au fr. bretelles est entré dans la langue postérieurement à ces métathèses.
Le peuple a bien senti que pour le naturaliser il fallait déplacer l'r ; mais, son sentiment
n'étant pas précis, il n'a pas su où il fallait le mettre.

1731. Dans ces derniers exemples les groupes nd, mb se sont assimilés en nn, mm, puis réduits a n,
m, ce qui est régulier en luchonnais.

1741. Il convient de mettre à part or « or » et azür « azur » empruntés au français, et les adjectifs
pür « pur », amar « amer » dans lesquels le maintien de l'r, favorisé par le féminin püro, amaro, est
dû à l'influence du français.

1752. Il n'y a pas lieu de tenir compte ici de escayre « équerre », qui est un substantif verbal de
escayra, doit donc à ce verbe le maintien de son groupe final, et d'ailleurs est probablement
emprunté au languedocien, car en luch. on aurait escwa-, cf. cwayrat, cwart, etc.

1763. Pour *cweybre voir plus loin, p. 346. — Il n'y a pas à faire état de noste « notre », boste
« votre », awte « autre », qui ont perdu leur r en qualité de proclitiques, comme dans le français
de la conversation. Il n'y a qu'un mot qui ne présente pas la forme attendue ; c'est cèbe « chevron »
de *capreu. On attend *crèbe ; mais du jour où sa voyelle accentuée n'a plus été a, le rapport de ce
mot avec *cabro, crabo « chèvre » n'a plus été senti parce que sa signification était trop spéciale pour
le maintenir. Il s'est réuni aux autres dérivés de capra qui avaient un sens voisin du sien, tels que
cabirun « chevron de lucarne », cebera et cabirwa « garnir de chevrons », et dans lesquels l'absence
d'un r dans la première syllabe est régulière. C'est sous l'influence de ces mots et pour leur ressembler
davantage qu'il a perdu son r. Certains dérivés de cap « tête », tels que capyèro « faîte, arête
d'un toit », ont pu y contribuer aussi.

1771. Ce dernier est un substantif verbal de abrigá « abriter », mais fort ancien et sûrement antérieur
aux métathèses. Quant à acró « cela » il est conforme à la règle, mais il ne prouve rien, parce que
son r, sortant de -ll- (eccu-illúd), est récent et probablement postérieur aux métathèses.

1782. Ce dernier exemple est absolument démonstratif à côté de trende. Quant à diwendres « vendredi »
de die-Veneris il ne pouvait pas devenir *driwendes parce que les autres jours de la semain
commencent par di- ; il ne pouvait pas non plus devenir *dirwendes parce que le w n'admet pas le
contact d'un r implosif (cf. plus haut, p. 343) ; enfin il ne pouvait pas devenir *diwrendes parce que
le w qui ouvrait la syllabe accentuée ne peut pas se combiner avec un r en luchonnais.

1793. Le dernier exemple ne prouve rien puisqu'il n'avait pas de place où il pût recevoir un r. Mais
cabestre pouvait parfaitement devenir *cabreste. ou plutôt *crabeste, *carbeste ; de même fenestra aurait
pu devenir *frenesta, qui aurait abouti à *heryesto. C'est ce qui s'est passé en effet dans certains patois
du Béarn, dans lesquels on dit freneste, frineste, frieste « fenêtre » et crabeste « licol » ; mais dans ces
patois le mot français esprit emprunté se dit esperit, tandis qu'à Bagnères-de-Luchon il se dit esprit :
La cohésion des groupes composés de s + occl. + liq. est donc plus grande à Luchon que dans les
parlers voisins. Rien de moins surprenant ; l'évolution d'un groupe phonique déterminé peut varier
de village à village, même dans des patois qui se confondent presque. Mais à Luchon même elle
n'est vraiment étroite et indissoluble que dans le groupe -str- ; la métathèse s'y accomplit parfaitrment
lorsqu'il s'agit du groupe -spr-, comme l'a montré brespes de uesperas.

1801. Les deux formes melver et malver sont attribuées au bas-léonard par G. de R. On ne nous
renseigne pas sur la localisation de teûler, gelver, delcʼher, blérim et kleûzeur, qui sont donnés comme
léonards sans indication plus précise ; mais il est vraisemblable que ces mots appartiennent tous à la
même aire linguistique ; les limites géographiques du phénomène sont mal connues, et toler montre
qu'il s'étend au bas-vannetais.

1811. Cette étymologie est certainement préférable à l'imaginaire *skuppīre. On a aussi dialectalement
en domaine français l'équivalent d'un ancien *escouper (Dampr. ékxpā), qui est le même mot
dans une autre conjugaison.

1821. Cf. R. Gauthiot, La fin de mot en indo-européen, Paris, Geuthner, 1913. Étude très pénétrante
d'une question délicate. Bien qu'il ne l'étudié en détail que dans le domaine indo-européen, l'auteur
en montre le caractère général.

1831. Sur ces faits, voir M. Grammont, MSL, XX, p. 227 et suiv.

1841. Cf. Grammont, La dissimilation consonantique, p. 168 sqq.

1851. Pour plus de détails, cf. p. 87. On néglige ici les timbres qui n'existent pas en français proprement
dit, c'est-à-dire les timbres moyens, et ceux des i et ü ouverts. Dans les langues où ils
existent leur valeur impressive, plus aiguë ou plus grave, est ordinairement déterminée par la
nuance générale du membre de phrase dans lequel ils apparaissent.

1861. La nasale a une tendance à diminuer un peu dans ce mot l'acuité des deux voyelles qui l'entourent
(cf. p. 385) ; mais les deux s annulent son action et renforcent par leur sifflement (cf. p. 391)
l'acuité des deux i.

1871. C'est la même apophonie qui domine nombre de refrains populaires : fr. tontaine, tonton, —
la faridondaine, la faridondon, — giroflée, girofla, — tirelirelire, tirelirela, — all. juchheidi, juchheida,
valleri, vallera, etc.