CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T01

Les modes phonétiques du français *1

La prononciation du français et celle de l'anglais diffèrent en tant de détails que
l'étudiant — le professeur même — a de la peine à s'y retrouver. Aussi nous proposons-nous
de ramener toutes les caractéristiques du français à trois modes: le Mode
Tendu, le Mode Antérieur et le Mode Croissant, le mot “mode” étant pris au sens
où l'on entend “mode majeur” et “mode mineur” en musique. Ces modes ne s'excluent
pas rigoureusement. Il s'agit de très fortes tendances, et telle caractéristique phonétique
se rapportera inévitablement à plus d'un de ces modes à la fois, mais il sera aisé
d'en distinguer le principal.

I. Le mode tendu

Parler sur le Mode Tendu signifie d'une manière générale qu'il y a grande dépense
d'énergie pour tendre les muscles d'articulation pendant la phonation. “… nulle part
la tension musculaire n'est comparable à celle qu'exige une prononciation française
… Remarquons toutefois que ce travail intense ne se laisse pas voir: il est tout intérieur,
et le Français, tout en s'imposant une discipline musculaire des plus rigide, ne
trahit aucunement son effort … Par conséquent, forte tension musculaire et grande
sobriété de la mimique phonatoire” (Pierre Fouché, “L'état actuel du phonétisme
français”, Conférences de l'Institut de Linguistique de l'Université de Paris, IV, Paris,
Boivin, 1936). De cette tension musculaire, il résulte une certaine stabilité du timbre
des sons au cours de l'articulation (stabilité toute relative puisque, comme on le sait,
la chaîne parlée est en changement constant) marquée, dans les voyelles, par moins
de diphtongaison; dans les consonnes, par moins d'affrication; dans les transitions
d'un son à un autre, par moins de diffusion; dans l'intontation, par moins de glissement;
dans le rythme, par moins d'inégalité de syllabe à syllabe; dans l'accent, par la
subjugation des effets d'intensité et l'indépendance des effets de durée. Reprenons ces
généralités du point de vue pratique.

1. Le français n'a ni diphtongues ni voyelles diphtonguées: bien que ses voyelles
ne soient pas littéralement “pures”, elles ont du moins le timbre infiniment moins
changeant que les voyelles anglaises. On s'en rend compte par des comparaisons du
9genre: c'est chaud [se ʃo] et say, show [sɛer ʃɔou]. (Les transcriptions ne peuvent qu'aider
à imaginer la réalité). L'absence de diphtongaison notable des [e] et des [o] doit
certainement s'attribuer en premier lieu au Mode Tendu.

2. Le français n'a pas non plus de consonnes affriquées comme dans l'anglais
church, judge. La tension les a éliminées de la langue (de même que les diphtongues)
au cours de la deuxième moitié du moyen âge. Si les occlusives ne s'affriquent pas
sensiblement en français moderne, c'est que la séparation des organes en contact se
fait bien plus vivement qu'en anglais. Comparez tu tires prononcé par un Français:
[ty tir] et prononcé par un Anglais: [tsy tsir]. Cette façon de se porter promptement
à la position ouverte est une des sources de la netteté qu'on attribue aux syllabes
françaises — netteté qui se traduit par un léger effet de staccato quand les syllabes se
suivent avec régularité.

3. Il faut aussi expliquer par la tension le rythme si particulier de la chaîne parlée
française, rythme produit par la presque égalité des syllabes qui se succèdent. Pas une
syllabe notablement plus forte que l'autre, à moins d'accent d'insistance. C'est là
peut-être que le français s'oppose le plus radicalement à l'anglais, qui base son rythme
sur l'inégalité de ses syllabes et sur le groupement de syllabes faibles autour de syllabes
fortes. Comparons les in-si-nua-tions d'l'au-teur / sont in-to-lé-rables à the author's
insinuations / are intolerable
.

4. On sait que l'accent français porte sur la dernière syllabe. Mais pour faire ressortir
cette syllabe, ce n'est pas à un excès de force (intensité) que le français fait appel
mais à un excès de durée. Pour dominer ainsi l'intensité au cours de la chaîne parlée,
et pour allonger la dernière syllabe indépendamment de l'intensité, il faut au français
un état de tension articulatoire remarquable. Voir les exemples du paragraphe
précédent, les relire.

5. La tension permet enfin de donner aux syllabes françaises une intonation relativement
“plate”. Nous voulons dire par là que le ton sur lequel une voyelle est lancée se
maintient sans grand changement jusqu'au bout. Pas de glissements vers le grave ou
l'aigu comparables à ceux de l'anglais. En français les écarts de tons se trouvent entre
les voyelles plutôt que pendant les voyelles.
Comparons il va, il vient image, image
à he goes, he comes image, image

6. Les transitions de son à son dépendent aussi du Mode Tendu, mais encore plus
du Mode Croissant. Nous les reprendrons donc tout à l'heure, et nous verrons comment,
en passant d'un son à un autre — d'un son oral à un son nasal, par exemple — la
diffusion est évitée.

II. Le mode antérieur

Parler sur le Mode Antérieur veut dire porter les lieux d'articulation, les centres des
cavités de résonance, le plus possible vers l'avant de la cavité orale. La forme concave
10et bombée de la langue, l'arrondissement des lèvres, en sont les marques les plus
concrètes. L'effet auditif ainsi produit fait dire: “Voix française”, tandis qu'une
certaine résonance postérieure, pharyngale, est caractéristique de la voix parlée
américaine. Le lieu d'articulation reculé de l'r parisien (friction entre le dos de la
langue et le fond du voile du palais) n'est, malgré les apparences, qu'une manifestation
de plus de cette antériorité; c'est grâce à cet r dorsal que la langue peut conserver
sans interruption la position bombée convexe qui favorise la résonance antérieure
générale. Que l'on y compare l'r rétroflexe américain, qui impose à la langue une
forme concave, la pointe relevée vers le centre du palais, ou même l'r espagnol, qui
fait relever la pointe de la langue vers les alvéoles.

Le Mode Antérieur peut s'observer dans les mouvements de la langue, dans ceux
des lèvres, ou dans les deux à la fois.

1. Toutes les consonnes pour lesquelles la pointe de la langue entre en jeu sont plus
antérieures en français qu'en anglais. Dans [t], [d], [n], [l] la pointe de la langue se
dirige, non vers les alvéoles ou le palais, comme en anglais, mais franchement vers
les incisives supérieures. (Devant les voyelles antérieures, la pointe de la langue descend
même souvent jusqu'aux incisives inférieures.) Comparons set, said, sane, sell,
à cette, cède, saine, celle. De même, dans les consonnes [s], [z], [ʃ], [ʒ], la pointe de la
langue, au lieu de se relever, comme en anglais, se courbe vers le bas, laissant à la
lame de la langue le rôle de fournir le canal par lequel l'air passe avant de se jeter
contre les dents (pour [s], [z]) ou contre les alvéoles (pour [ʃ], [ʒ]). Comparons race,
mise, rush, rouge, à casse, case, cache, cage.

2. L'arrondissement des lèvres entre en jeu même dans l'articulation des consonnes.
Cela provient d'une combinaison de circonstances particulières: d'une part, les
voyelles françaises sont en majorité des voyelles arrondies (deux séries arrondies:
[u o ɔ], [y ø œ], contre une seule non-arrondie: [i e ɛ]); d'autre part le français anticipe
la position d'une voyelle en articulant la consonne précédente. Ainsi toute consonne
qui est suivie d'une voyelle arrondie s'articule elle-même avec les lèvres arrondies.
C'est avec les consonnes labiales que cela s'observe le mieux. Comparons les lèvres
d'un Français qui dit pour à celles d'un Américain qui dit poor. Dans le premier cas
les lèvres se séparent en position déjà arrondie (avancée), dans le second elles se
séparent en position plate, et s'allongent seulement plus tard pour la voyelle — d'où
il résulte naturellement un effet de diphtongaison: un mot comme mur [myr] devient
[mjyr].

3. Ces deux caractères de consonnes — forme bombée de la langue, forme arrondie
des lèvres — se trouvent réunis dans la série des voyelles [y ø œ]. Exemple: il plut,
il pleut, il pleure. Si cette série est si révélatrice des habitudes de parole française, c'est
précisément parce que son caractère d'antériorité est doublement assuré, et par la
position de la langue, et par celle des lèvres. Or ces deux qualités font rarement double
emploi: normalement, les voyelles antérieures sont non-arrondies, [i e ɛ], et les voyelles
postérieures seules sont arrondies, [u o ɔ].11

III. Le mode croissant

Le terme “croissant” doit être entendu non dans un sens absolu (aucune syllabe n'est
entièrement croissante), mais dans un sens tout relatif, pour souligner le contraste
avec ce qui se passe en anglais: l'intensité de la syllabe française commence à décroître
plus tard, à un point plus proche de la fin de la syllabe; l'intensité de la syllabe
anglaise commence à décroître plus tôt, à un point plus proche du début. Parler sur
le Mode Croissant signifie donc que voyelles, consonnes, syllabes (et l'on pourrait
même appliquer le terme à des groupes de syllabes) s'articulent dans un effort soutenu
— un effort qui ne se déclare pas, dans une syllabe, au début de la voyelle pour se
relâcher aussitôt, mais qui commence sans brusquerie, augmente fermement et se
maintient jusqu'au bout de la voyelle. Après l'ouverture buccale prolongée de la
voyelle, le mouvement fermant qui suit est vif, il appartient plutôt à la transition
syllabique (entre voyelle et consonne) qu'à la voyelle même. De la sorte, une consonne
intervocalique tend fortement à se rattacher à la voyelle qui suit, et inversement tend
à se détacher de celle qui précède. Parler sur le Mode Croissant veut aussi dire que
les voyelles prennent psychologiquement une place dominante dans les syllabes, et
qu'ainsi, dans le cours des mouvements articulatoires de la chaîne parlée, le français
tend à prévoir la voyelle plus que la consonne, contrairement à l'anglais où la tendance
à l'anticipation consonantique est si caractéristique.

Les conséquences pratiques du Mode Croissant sont nombreuses.

1. Toutes les consonnes intervocaliques se rattachent à la voyelle qui les suit,
même si cette voyelle appartient à un autre mot. En parlant, un Français ne ferait pas
de différence entre too late et tool eight. Il les prononcerait tous deux comme too late.
De même il dirait a name pour an aim, a nice man pour an ice man. La transcription
syllabique d'une phrase française telle que: elle imite un autre accent serait donc:
[ɛ-li-mi-tœ̃-no-tra-ksã]. C'est ce qu'on appelle la “syllabation ouverte” — les syllabes
se terminent sur la voyelle, c'est-à-dire la bouche ouverte.

2. Du fait de l'anticipation vocalique, les consonnes sont mises d'avance dans la
position de la voyelle qui suit. Cela se remarque surtout lorsque la voyelle est arrondie:
les lèvres françaises s'arrondissent dès le début de la consonne. Nous avons déjà
comparé plus haut (II, 2) les mouvements des lèvres du français pour à ceux de l'anglais
poor.

3. C'est par l'anticipation vocalique qu'on peut aussi expliquer l'articulation très
sonore des consonnes occlusives [b d g]. On sait qu'en français les cordes vocales se
mettent à vibrer bien avant l'explosion, tandis qu'en anglais (et encore plus en allemand),
par manque d'anticipation vocalique, les cordes vocales commencent à peine
à vibrer quand l'explosion de [b d g] se produit, et l'oreille prend facilement ces
sonores pour des sourdes [p t k].

4. Parallèlement, c'est par l'anticipation vocalique qu'on peut rendre compte de
l'articulation “non-aspirée” des occlusives sourdes [p t k]. Dans l'articulation française
de ces consonnes, les cordes vocales se ferment plus tôt que dans l'articulation
12anglaise. Au moment de l'explosion, elles sont déjà fermées — par anticipation de la
voyelle qui suit — et aucune expiration de souffle venant des poumons ne peut se produire.
On sait qu'en anglais, et encore plus en allemand et dans les langues Scandinaves,
la glotte est encore ouverte au moment de l'explosion, ce qui permet au souffle
de s'échapper des poumons après l'explosion, et fait qu'on intercale, entre l'explosion
de la consonne et le début de la voyelle suivante, une friction glottale qui ressemble
fort à un [h]. Comparons le français pique [pik] à l'anglais peak [pʰik].

5. Il faut aussi attribuer au Mode Croissant le phénomène connu sous le nom de
“détente des consonnes finales”. En anglais, après s'être fermée pour une consonne
finale, la bouche ne se rouvre généralement pas, surtout dans le cas de [l n m]. En
français, d'une part l'ouverture buccale pour la voyelle de la syllabe finale se prolonge,
de l'autre la consonne finale se prononce presque comme si elle commençait une
nouvelle syllabe: la bouche se rouvre légèrement et un embryon de voyelle se fait
entendre. Comparons seal [sil], seen [sin] à fil [fi-l], fine [fi-nˑ].

6. C'est enfin le Mode Croissant qui empêche en français la diffusion de nasalité — si
fréquente dans la bouche des Anglo-Saxons. Que la nasale soit une consonne précédée
d'une voyelle orale, comme dans Jeanne [ʒa-n], ou une voyelle suivie d'une consonne
orale, comme dans tombe [tɔ̃-b], c'est par non-anticipation consonantique que le
français en vient à séparer si clairement le son oral du son nasal. Renversons notre
mode d'articulation et anticipons la consonne: Jeanne devient [ʒãn], et tombe,
[tɔ̃mb].

Conclusion

Nous avons groupé d'une manière systématique de nombreuses caractéristiques
phonétiques propres au français en les rattachant toutes à trois modes: le Mode
Tendu, le Mode Antérieur et le Mode Croissant. Ils peuvent servir dorénavant de
points de repère. Toutes les fautes de prononciation, tout ce qu'on appelle “l'accent
anglais” ou “l'accent américain” trouve son explication quand on se rapporte, comme
nous venons de le faire, à ces trois modes.13

1* Déjà publié dans The French Review, XXVII, 1 (October, 1953), pp. 59-63.