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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T02

Le jeu de l'e instable intérieur en français *1

Nous nous proposons d'analyser le jeu de la chute et du maintien de l'e instable
intérieur (que nous noterons simplement par “ə”), et de joindre à cette analyse
théorique des listes d'exemples qui pourront servir d'exercices pratiques.

Par “intérieur” nous entendrons tout ə de syllabe intérieure de mot (seulement,
simplement) ou de syllabe intérieure de groupe rythmique (donne-les, tout le jour, pour
demain
, mais je ne te le redemanderai pas), ce qui revient au même car, en ce qui
affecte les ə, le groupe rythmique se conduit comme le mot: comme le mot — qui n'a
qu'une syllabe accentuée, sa dernière — le groupe n'a qu'une syllabe accentuée, la
dernière de son dernier mot.

Le jeu de l'ə intérieur est beaucoup plus simple que ne l'était le jeu de l'ə initial.
Il s'exprime par la grande loi générale suivante, qui ne tolère que de rares exceptions:
Suivi d'une consonne ou plus, l'ə intérieur tombe après une seule consonne et se maintient
après deux ou plus: samedi [samdi], vendredi [vɑ̃drədi], ça me dit [samdi], ça ne me dit
rien [sa nmə di rjɛ̃]
. (Naturellement, “consonne” a ici le sens phonétique et non
orthographique).

Le nombre de consonnes qui suit l'ə est donc sans effet; ce n'est que le nombre de
consonnes qui le précède qui agit. Le mot palefrenier [palfrənje], qui nous offre un
double exemple du mécanisme de la loi, nous montre aussi que les consonnes qui
suivent l'ə sont sans effet: le premier ə — qui tombe — est suivi de deux consonnes mais
précédé d'une seule; le second ə — qui se maintient — est aussi suivi de deux consonnes,
[nj], mais précédé de deux, [fr].

Cette loi est évidemment de la famille de la loi plus générale encore, dite “loi des
trois consonnes”, qui veut qu'on ne puisse pas articuler dans la même syllabe trois
consonnes contiguës ou plus. (Si l'ə se maintient dans vendredi, c'est en effet pour
éviter la rencontre des trois consonnes [drd] qui donnerait [vɑ̃drdi].) Mais il est
nécessaire de la formuler comme ci-dessus pour bien montrer le rôle prépondérant des
consonnes qui précèdent l'ə sur celles qui le suivent. Ainsi le simple énoncé de la règle
des trois consonnes ferait croire, à tort, qu'on maintient l'ə dans visite stupide, grave
scrupule
, coquetier, dans ce train, pas de bruit, tu le crois. Bien que la chute de l'ə y
17réunisse trois consonnes: [vizitstypid], [kɔktje], [dɑ̃strɛ̃], ou même quatre: [gravskrypyl],
[padbrɥi], [tylkrwa], elle se produit régulièrement parce qu'il n'est précédé
que d'une seule consonne.

Le jeu de l'ə est fortement relié au rythme de la chaîne parlée française — cette chaîne
dont les anneaux sont les syllabes qui se succèdent extraordinairement égales les unes
aux autres par comparaison avec ce qui se passe dans toute autre langue. Le jeu des
ə ne dérange pas ce déroulement de syllabes égales. Quand l'ə tombe, sa syllabe
disparaît entièrement: c'est seulement samedi [se-sœ-lmɑ̃-sa-mdi], dans le rythme:
1-2-3-4-5; quand l'ə reste, sa syllabe garde sa place dans la chaîne: c'est simplement
vendredi
[se-sɛ-plə-mɑ̃-vɑ̃-drə-di], dans le rythme: 1-2-3-4-5-6-7. Pour l'oreille d'un
Français, l'ə ne tombe jamais à moitié: il tombe ou il reste.

L'ə intérieur se présente dans diverses positions de la chaîne parlée (intérieur de mot:
c'est vendredi, final de mot: montre-les-moi, initial de mot: va au grenier, etc.), ainsi
que dans diverses conditions articulatoires (concernant surtout la nature et la disposition
syllabique des consonnes qui avoisinent l'ə: autrement, exactement, justement,
vertement, etc.). Nous présenterons donc le jeu de l'ə dans ces diverses positions et
conditions, et nous analyserons leurs effets sur la régularité de sa chute et de son
maintien.

Car la loi générale n'est pas absolue; son application donne la norme dans la
prononciation naturelle des gens cultivées, mais tandis que dans bien des cas cette
norme représente la seule prononciation possible, dans d'autres on peut en dévier.
La prononciation indiquée dans nos listes d'exemples sera toujours celle de la norme,
mais l'analyse des positions et conditions mentionnées ci-dessus nous fera connaître
les degrés possibles de déviation de la norme.

Les exemples seront partout présentés en paires contrastantes (vendredi/samedi:
ə qui reste/ə qui tombe) de façon à permettre de comparer des conditions aussi égales
que possibles en dehors du nombre de consonnes qui précèdent l'ə. Quand on utilisera
ces listes d'exemples comme exercices pratiques d'articulation, on les travaillera
d'abord verticalement, ce qui réduit la difficulté, ensuite seulement horizontalement.
Il faudra énoncer les syllabes dans un rythme égal, comme en comptant: 1-2-3
[vɑ̃-drə-di], 1-2 [sa-mdi]. Pour y arriver, on appliquera la méthode de la syllabation
ouverte (déjà présentée dans cette revue) 12; elle consiste à éviter l'anticipation consonantique,
qui ferait dire [samm-di], et à terminer toute syllabe sur sa voyelle:
[saa-mdi]. C'est souvent une exagération, mais une exagération indispensable pour
arriver plus tard à une articulation syllabique bien française.18

1. ə en syllabe intérieure de mot

Vendredi | Sam'di

Simplement | Seul'ment

Autrement | Pareill'ment

Aimablement | Égal'ment

Comprenez | Conv'nez

Vous Entrerez | Vous Pass'rez

Pauvrement | Rich'ment

Exactement | Vagu'ment

Tristement | Joyeus'ment

Justement | Fauss'ment

Calmement | Moll'ment

Bergerie | Lait'rie

Largement | Etroit'ment

Forgeron | Bûch'ron

Fermeté | Lâch'té

Marchepied | Cal'-pied

Retardement | Avanc'ment

Fortement | Douc'ment

Portefaix | Carr'four

Ici, les ə précédés d'une seule consonne (samedi, seulement, etc.) tombent avec une
régularité absolue. (Nous ne tenons compte que de la prononciation du français du
Nord, naturellement. Dans le Midi, tous ces ə se maintiendraient: on dirait [sœləmɛ̃ŋ]
au lieu de [sœlmɑ̃].)

Les ə précédés de deux consonnes (vendredi, simplement, etc.) ne restent pas tous
avec la même régularité. Ils se maintiennent très régulièrement quand les deux
consonnes qui précèdent l'ə sont syllabiquement unies 23 (les 7 premiers exemples),
mais moins régulièrement dans les autres cas, surtout si la première consonne est r
(derniers exemples). Il n'est pas rare d'entendre des Français dire [ʒystmɑ̃], [fɔrtmɑ̃],
etc. Cela peut arriver dans un style pressé ou négligé, par exemple. Cependant la
norme dans le langage naturel des gens cultivés est [ʒystəmɑ̃ fɔrtəmɑ̃].

En d'autres termes, pour être très ferme, l'ə doit s'appuyer sur deux consonnes
(vendredi). Quand les deux consonnes qui précèdent l'ə ne sont plus syllabiquement
unies, la première n'est plus entièrement dans la syllabe de l'ə mais en partie dans la
syllabe précédente: [ʒys-tə-mɑ̃]. 34 Alors l'ə ne s'appuie plus sur deux consonnes mais
sur une consonne et une fraction de consonne, et il n'est plus très ferme.19

2. ə en syllabe finale de mot

Notre bête | Sal' bête

Quatre bicyclettes | Un' bicyclette

Un autre spectacle | Le mêm' spectacle

De terribles scrupules | De vagu's scrupules

Maigre gloire | Grand' gloire

La pauvre femme | La bell' femme

Un acte juste | Un homm' juste

Une veste grise | Une rob' grise

De tristes scandales | De vagu's scandales

Un disque brisé | Une aiguill' brisée

Elle valse bien | Elle dans' bien

Elle marche vite | Elle pass' vite

Quatorze passagers | Treiz' passagers

Il se porte mieux | Il mang' mieux

Une superbe slave | Une bell' slave

Garde-la | Cach'-la

Le jeu de l'ə est sensiblement le même ici qu'en syllabe intérieure de mot:

L'ə précédé d'une seule consonne (sale bête, etc.) tombe toujours.

L'ə précédé de deux consonnes ne reste régulièrement que lorsque ces deux consonnes
sont syllabiquement unies (les six premiers exemples). Dans les autres cas,
l'ə se maintient moins régulièrement et peut tomber en langage pressé: [ma-rʃə-vit]
devient alors [marʃvit].

Mais il faut ajouter que pour l'ə final de mot après deux consonnes syllabiquement
unies, il existe une autre prononciation — reconnue négligée, mais pourtant fort
courante chez les gens cultivés eux-mêmes — qui omet à la fois l'ə et la liquide qui le
précède. De la sorte, notre devient [nɔt] et notre bête: [nɔtbɛt], quatre bicyclettes:
[katbisiklɛt], un autre spectacle: [œ̃notspɛktakl], la pauvre femme: [lapovfam]. En
voici encore quelques exemples: un maître d'école [œ̃mɛtdekɔl], l'autre jour [lotʒur],
la table de nuit [latabdənɥi], dans votre cas [dɑ̃vɔtka], un timbre d'un franc [œ̃tɛ̃bdœ̃frɑ̃],
on va le mettre dehors [ɔ̃valmɛtdəɔr], faut prendre votre billet [foprɑ̃dvɔtbije], c'est
la fièvre typhoïde
[selafjɛvtifɔid], les fables de la Fontaine [lefabdəlafɔ̃tɛn]. Remarquons
que dans cette prononciation négligée, notre loi générale reste parfaitement en vigueur:
en effet si l'ə tombe, c'est qu'il n'est plus précédé que d'une seule consonne,
la liquide s'étant totalement effacée.

3. ə en syllabe initiale de mot

A. Les deux consonnes appartiennent au même mot

Au grenier | Ses gu'nilles

On fredonne | 0n r'donne

Nous crevons | Nous v'nons20

Son brevet | Sa r'vue

En prenant | En t'nant

Un squelette | Un s'cret

Ici, l'ə précédé de deux consonnes (au grenier) se maintient régulièrement. C'est
normal puisque les deux consonnes sont syllabiquement unies, soit par leur nature,
la première étant plus fermée que la seconde (grenier), soit par leur position initiale
(squelette).

Par contre l'ə précédé d'une seule consonne (ses guenilles) ne tombe pas d'une
manière absolument régulière comme dans les types 1 (seul'ment) et 2 (sal' bête). La
norme est bien de dire: [segnij], [ɔ̃rdɔn], [nuvnɔ̃], [sarvy], [ɑ̃tnɑ̃], [œ̃skre]; mais il
suffit de quelque insistance, de quelque ralentissement du rythme, ou autre effet, pour
que l'ə réapparaisse et qu'on entende une syllabe de plus dans le rythme: [se gə nij],
[ɔ̃ rə dɔn], [nu və nɔ̃], [sa rə vy], [ɑ̃ tə nɑ̃], [œ̃ sə kre]. Le reste de vitalité de cet ə est
dû, selon toute apparence, à sa position initiale. C'est un facteur psychologique. 45

B. Les deux consonnes appartiennent à deux mots différents
(Exemple: [tl] dans cette leçon [sɛ tlə sɔ̃])

Cette leçon | Sa l'çon

Toute revue | Tout r'vu

Chaque repas | Deux r'pas

Équipe refaite | Partie r'faite

Sa coupe levée | Son couteau l'vé

Vous êtes gelé | Vous allez g'ler

Cette fenêtre | Sa f'nêtre

Une petite | Un p'tit

Une seconde | Deux secondes

Une cheminée | La ch'minée

Onze chevaux | Dix ch'vaux

Quelles menaces | Ses m'naces

Ils veulent venir | Il veut v'nir

Leur chemin | Son ch'min

Par semaine | A la s'maine

Il part demain | Il s'en va d'main

Les groupes de consonnes sont plus variés que pour 3A, mais le principe reste le
même.

L'ə précédé de deux consonnes ne se maintient de façon absolue que lorsque ces
deux consonnes sont syllabiquement unies (les sept premiers exemples). Dans les
autres cas, le maintien de l'ə n'est plus absolument régulier; et il atteint son minimum
de régularité quand la première consonne est r (pars demain). Cependant il est plus
21régulier que dans les cas correspondants du type 1 (fermeté) ou du type 2 (marche vite);
cela s'explique par le poids psychologique de la position initiale de mot (pars demain).

L'ə précédé d'une seule consonne (un p'tit, sa l'çon) se conduit exactement comme
celui du type 3A (voir commentaires précédents).

4. ə en monosyllabe

Il y a neuf monosyllabes en ə: le, je, ce, se, me, ne, de, te, que. Faisons pour chacun
d'eux une série d'exemples où ils seront précédés de consonnes d'apertures variées
allant des plus fermées (p t k b d g) aux plus ouvertes (r l). Dans chaque série, l'ə
précédé de deux consonnes se maintiendra d'autant mieux que la première consonne
sera plus fermée; et inversement.

le

Avec le mien | Sans l' mien

Coupe le pain | Prends l' pain

Attrape le ballon | Envoie l' ballon

Évite le danger | Envie l' danger

Trouve le temps | Prends l' temps

Passe le faire | Va l' faire

Pêche le thon | Vends l' thon

Donne le meilleur | Rends l' meilleur

Comme le tien | C'est l' tien

Toujours le même | Vraiment l' même

Vers le train | Dans l' train

Par le pont | sous l' pont

je

Quoique je comprenne | Quand j' comprends

Comme je vous comprends | Si j' vous comprends

Avec elle je suis franc | Avec eux j' suis franc

Car je peux | Mais j' peux

ce, se

Avec ce plat | Sans c' plat

Coupe ce pain | Prends c' pain

Attrape ce ballon | Envoie c' ballon

Évite ce danger | Envie c' danger

Il compte se venger | Il veut s' venger

Trouve ce passage | Lis c' passage

Comme ce pays | C'est c' pays

Il se trompe | On s' trompe

Par ce temps | Dans c' temps

Vers ce train | Dans c' train

Perds ce ton | Prends c' ton

me

Il manque me voir | Il va m' voir

Ils descendent me voir | Il descend m' voir

Ils peuvent me voir | Il peut m' voir22

Ils viennent me voir | Il vient m' voir

Joseph me voit | Jean m' voit

Ils veulent me voir | Il veut m' voir

Sors me voir | Viens m' voir

Pour me dire | Sans m' dire

Pierre me l'a dit | André m' l'a dit

ne

Philippe ne comprend pas | Henri n' comprend pas

Ta cravate ne va pas | Ton nœud n' va pas

Le neuf ne compte pas | Le deux n' compte pas

Ces tasses ne servent pas | Ces pots n' servent pas

Il ne comprend pas | On n' comprend pas

Albert ne sait rien | Lucie n' sait rien

Il préfère ne pas voir | Il prétend n' pas voir

de

Une coupe de fruits | Un panier d' fruits

Un bock de bière | Un pot d' bière

Une botte de foin | Un peu d' foin

Une femme de chambre | Un valet d' chambre

Une chaise de bois | Un morceau d' bois

Une tasse de thé | Un pot d' thé

Un œuf de poule | Des œufs d' poule

Un bol de lait | Un peu d' lait

Un port de mer | Un vent d' mer

Un cor de chasse | Un chien d' chasse

Un quart de litre | Un fond d' litre

Un verre de vin | Un tonneau d' vin

te

Il manque te voir | Il va t' voir

Ils descendent te voir | Il descend t' voir

Ils peuvent te voir | Il peut t' voir

Ils viennent te voir | Il vient t' voir

Joseph te croit | Jean t' croit

Ils veulent te croire | Il veut t' croire

Sors te préparer | Viens t' préparer

Pour te fatiguer | Sans t' fatiguer

Pierre te les donne | André t' les donne

que

Dites que c'est moi | Dis qu' c'est moi

Demande que j'en aie | Demandez qu' j'en aie

La pomme que nous voulons | La noix qu' nous voulons

Ils disent que c'est prêt | Il dit qu' c'est prêt

Je n'en trouve que deux | Je n'en ai qu' deux

Celles que vous voudrez | Ceux qu' vous voudrez

Ils veulent que tu parles | Il veut qu' tu parles

La poire que tu vois | L'abricot qu' tu vois

Pour que tu viennes | Afin qu' tu viennes23

Les principes dégagés dans 3B restent généralement valides ici, mais il sera intéressant
de comparer entre eux les cas des neuf monosyllabes.

Après deux consonnes (avec le mien [a vɛ klə mjɛ̃]), le maximum de régularité dans
le maintien de l'ə se produit lorsque ces deux consonnes sont syllabiquement unies.
Cela n'arrive nettement que pour le précédé d'une consonne autre que r (les neuf
premiers exemples de le). Le minimum de régularité se produit lorsque la première
consonne est r (les derniers exemples de chaque série). Les autres cas se divisent
clairement en deux: a) dans me, ne, de, te, que, le maintien de l'ə est fort régulier; b)
dans je, ce, se, il l'est un peu moins: les fricatives [ʒ] et [s] semblent légèrement
favoriser la chute de l'ə. En résumé pratique, le, me, ne, de, te, que maintiennent l'ə
régulièrement après toute consonne sauf r; je, ce, se le maintiennent un peu moins
régulièrement dans les mêmes conditions; après r, tous les monosyllabes montrent
une légère tendance à perdre l'ə, surtout dans un langage pressé ou négligé, mais la
norme reste de l'y maintenir.

Après une seule consonne: sans le mien [sɑ̃ lmjɛ̃], l'ə se conduit comme dans les
types 3A et 3B: sa chute représente la norme, mais elle n'est pas absolument régulière:
il est toujours possible de dire [sɑ̃ lə mjɛ̃] dans des circonstances particulières.

Un cas spécial est à noter: lorsque les deux consonnes sont les mêmes (il le croit
[i llə krwa]), le degré de fermeté de l'ə est toujours près du maximum: il se maintient,
indépendamment des remarques qui précèdent.

Il le croit | [i llə krwa]

Il neige je crois | [i lnɛ ʒʒə krwa]

Passe ce plat | [pa ssə pla]

Il aime me voir | [i lɛ mmə vwar]

La bonne ne fait rien | [la bɔ nnə fe rjɛ̃]

Un guide de montagne | [œ̃ gi ddə mɔ̃ taɲ]

Va vite te préparer | [va vi ttəa pre pa re]

Il ne manque que ça | [i lnə mɑ̃ kkə sa]

5. Séries d'e instables

C'est le premier ə de la série qui importe ici. Les ə qui le suivent emboîtent le pas sur
lui en tombant après une consonne et en se maintenant après deux sans considération
de la nature des consonnes. Ce premier ə peut occuper diverses positions: final de
mot, initial de mot, etc. Sa chute et son maintien se déterminent donc comme dans les
parties précédentes de cette étude. Il n'y a pas lieu d'y revenir.

Ils viennent de l' refaire | Il vient d' le r'faire

Est-ce de c' jour qu'on parle | C'est d' ce jour qu'on parle

Il est dur de s' le d'mander | Il est bon d' se l' demander

Ils viennent de m'le dire | Il vient d' me l' dire

Ils promettent de t' le r'mettre | Il promet d'te l' remettre

Ils disent que j' le sais | Il dit qu' je l' sais

Il pense que j' me l' reproche | Il croit qu' je m' le r'proche24

Il pense que l' repas est bon | Il croit qu' le r'pas est bon

Il assure que c' demi est plein | Il dit qu' ce d'mi est plein

Vous r'cevez | Vous n' rec'vez pas

Vous d'venez | Vous n' dev'nez pas

Il me (te le se) d'mande | Il ne m' (t' l' s') demande pas

On m' (t' l' s') demande | On n' me (te le se) d'mande pas

Il me (te se) l' refuse | Il ne m' (t' s') le r'fuse pas

On m' (t' s') le r'fuse | On n' me (te se) l'refuse pas

Cependant il faut noter qu'après une seule consonne initiale de mot, la chute du
premier ə d'une série est moins régulière que celle d'un ə seul (types 3 et 4). La prononciation
des exemples ci-dessus — où il tombe toujours — représente la norme, la
forme qu'il est préférable d'imiter, mais il n'est pas choquant d'entendre l'inverse
pourvu que tous les ə de la série s'inversent aussi en emboîtant le pas sur ce premier ə
qui reste au lieu de tomber. Ainsi on peut entendre: on me l' refuse au lieu de on m' le
r'fuse
, on ne m' le r'fuse pas au lieu de on n' me l' refuse pas, on vient de l' refaire au lieu
de on vient d' le refaire, etc. L'essentiel n'est pas tant dans la chute ou le maintien du
premier ə que dans le fait de ne jamais avoir deux ə successifs qui ne soient pas séparés
par deux consonnes. Ce qui choquerait vraiment une oreille française, ce serait
d'entendre [ɔ̃ nə mə lə rə fə ra pa] pour [ɔ̃ nmə lrə fra pa].

Quand la série commence par un monosyllabe initial de groupe rythmique, c'est
l'ə de ce monosyllabe initial qui décide du départ, et les ə intérieurs n'ont qu'à
emboîter le pas.

C' que j' te r'demande | [skə ʒtə rdə mɑ̃d]

J' te l' red'manderai | [ôtə lrə dmɑ̃ dre]

Je l' red'manderai | [ʒə lrə dmɑ̃ dre]

Je n' me l'red'mande pas | [ʒə nmə lrə dmɑ̃ dpa]

Je n' te l' red'mande pas | [ʒə ntə lrə dmɑ̃ dpa]

Je m' le r'demande | [ʒə mlə rdə mɑ̃d]

Se l' red'mandera-t-il | [sə lrə dmɑ̃ dra til]

Ne l' red'mande pas | [nə lrə dmɑ̃ dpa]

Ne s' le r'demande-t-il pas | [nə slə rdə mɑ̃ dti lpa]

Ne ni' la r'demande pas | [nə mlə rdə mɑ̃ dpa]

Me l' red'mandez-vous | [mə lrə dmɑ̃ de vu]

Te l' red' mander a- t-on | [tə lrə dmɑ̃ dra tɔ̃]

Que j' me l' dis souvent | [kə ʒmə ldi su vɑ̃]

Que j' te l' dis souvent | [kə ʒtə ldi su vɑ̃]

Que n' te l' dit-il encore | [kə ntə ldi ti lɑ̃ kɔr]

6. Exceptions à la loi générale

A. Devant les groupes [rj] et [lj], l'ə se maintient toujours, quel que soit le nombre des
consonnes qui le précèdent. Exemples: ə intérieur: nous causerions [nu kozərjɔ̃], vous
les aimeriez
, nous nous rappelions, Richelieu, batelier; ə final: ils ne valent rien, ils en
tiennent lieu
; ə initial: nous serions bien, vous reliez bien; ə de monosyllabe: et de rien,
en ce lieu.25

B. Le pronom “le” maintient son ə après le verbe, quel que soit le nombre de
consonnes qui précèdent. Exemples: apprends-le tout [a prɑ̃ lə tu], écris-le vite [e kri
lə vit].

C. L'ə se maintient devant un “h aspiré” quel que soit le nombre de consonnes qui
précèdent. Exemples: cette hache [sɛ tə aʃ], quelle haine [kɛ lə ɛn], c'est une honte
[se ty nə ɔ̃t].

D. Les cinq groupes je n', ce n', de n', c' que, j' te conservent cette prononciation
(acquise en position initiale) où qu'ils se trouvent. D'où leur nom de “groupes figés.”
Exemples:

Croit-il que je n' le r'ferai pas? [krwa ti lkə ʒə nlə rfə re pa]
Et si je n' rev'nais pas! [e si ʒə nrə vne pa]

Dit-il que ce n' serait pas juste? [di ti lkə sə nsə re pa ʒyst]
Mais ce n' sont pas des fautes. [me sə nsɔ̃ pa de fot]

Etes-vous certain de n' pas l' voir? [ɛ tvu sɛ rtɛ̃ də npa lvwar]
Il craint de n' pas l' comprendre. [i ikrɛ̃ də npa lkɔ̃ prɑ̃dr]

Joue de c' que tu voudras. [ʒu də skə ty vu dra]
Il demande c' que j' lui r'proche. [i ldə mɑ̃ dskə ʒlɥi rprɔʃ]

Il faut que j' te l' dise. [i lfo kə ʒtə ldiz]
Car j' te l'ai promis. [ka rʒtə le prɔ mi]

Conclusion

La grande loi d'après laquelle l'ə proconsonantique intérieur de groupe rythmique se
maintient après deux consonnes et tombe après une seule n'est pas toujours absolue.
Nous avons trouvé des irrégularités de divers degrés dans la chute et le maintien de
l'ə et nous les avons reliées à la position de l'ə dans le mot, et à son entourage consonantique.

1. La chute de l'ə après une seule consonne est régulière lorsque l'ə est intérieur ou
final de mot: seulement, sa seule dent n'ont pas d'autre prononciation possible que
[sœ lmɑ̃], [sa sœ ldɑ̃].

Quand l'ə est en syllabe initiale de mot (la petite) ou quand il est ə de monosyllabe
(tout le jour), sa tendance à tomber est moins accusée. Il arrive qu'il se maintienne
sous des effets tels qu'une insistance ou une lenteur particulière: [la pə tit], [tu lə ʒur]
au lieu de [la ptit], [tu lʒur]. Si l'ə est moins caduc dans ces deux positions, c'est pour
des raisons psychologiques plutôt que phonétiques: dans le premier cas, la position
initiale de la syllabe donne à l'ə un poids psychologique qui empêche sa syncope
d'être totale; dans le second cas, l'entité du mot (monosyllabique) produit le même
effet.

2. Le maintien de l'ə après deux consonnes est régulier lorsque ces deux consonnes
sont syllabiquement réunies, c'est-à-dire lorsque la première des deux consonnes est
plus fermée que la seconde. Les plus fermées étant p, t, k, b, d, g, et les plus ouvertes
26r, l, le maximum de régularité du maintien de l'ə se produit après les combinaisons de
ces deux séries de consonnes, soit après pr, pl, tr, etc.: vendredi, notre bête, cette leçon,
avec le mien. Mais le maintien est encore régulier tant que la première consonne est
nettement plus fermée que la seconde: pauvrement, cette fenêtre, passe le faire, comme
le tien
; sauf pour l'ə des monosyllabes je, ce et se (voir plus loin). De plus le maintien
de l'ə est régulier dans les monosyllabes me, ne, de, te, que, précédés de toute consonne
sauf r: ils veulent me voir, ces tasses ne servent pas, un œuf de poule, ils viennent te voir,
je n'en trouve que deux.

Dans les autres cas, la régularité du maintien de l'ə est moins accusée: justement,
elle valse bien, quelles menaces. Il faut ranger dans cette même catégorie l'ə des monosyllabes
je, ce et se après toute consonne: quoique je comprenne, avec ce plat.

Le maintien de l'ə atteint son minimum de régularité après les groupes dont la
première consonne est r: fortement, garde-la, il part demain, un verre de vin. Rappelons
que la norme est ici le maintien de l'ə plutôt que sa chute.

Les facteurs qui précèdent sont d'ordre phonétique. Il faut aussi mentionner les
facteurs psychologiques: a) de la position en syllabe initiale de mot; b) de l'entité du
mot. Toutes conditions d'entourage consonantique égales, l'ə de syllabe initiale de
mot est généralement plus ferme que l'ə intérieur de mot ou final de mot; et l'ə de
monosyllabe est plus ferme encore: emportement, apporte-m'en, première tenue,
Albert te ment.27

1* Déjà publié dans The French Review, XXIV, 4 (February, 1951), pp. 341-351. Cet article fait suite à
ceux de mai et octobre 1949, The French Review, XXII, 6, pp. 455-459, et XXIII, 1, pp. 43-47, sur
“Le jeu de l'e instable de monosyllabe initial en français”.

21 “La syllabation ouverte par la méthode compensatrice”, The French Review, XVII, 6 (mai 1944),
pp. 371-376.

32 Deux consonnes sont syllabiquement unies lorsque la première est plus fermée que la seconde.
L'ordre de fermeture des consonnes en allant des plus fermées aux plus ouvertes est approximativement:
p t k b d g m n f s ʃ v z ʒ v l r. Ainsi le maximum d'union se produit pour les groupes dont la
première est une des occlusives p t k b d g et la seconde une des liquides l r, (pl, pr, tr, etc.), Cf.
“Tendances de coupe syllabique en français,” PMLA, LV, 2 (juin 1940), pp. 579-595.

43 Si les consonnes ne sont pas entièrement unies syllabiquement, cela ne veut pas dire qu'elles soient
entièrement séparées. Dans un mot comme justement, la coupe syllabique phonétique n'est pas entre
s et t mais dans le cours de l's. Cf. “Tendances de coupe syllabique en français”, PMLA, LV, 2
(juin 1940), pp. 579-595.

54 Nous avons déjà mentionné le “poids psychologique” de la position initiale dans l'étude sur l'ə
de monosyllabe initial, The French Review, XXII, 6 et XXIII, 1 (mai et octobre 1949).