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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T06

Les facteurs de la liaison facultative en français *1

Il y a environ huit ans, nous avons fait paraître dans cette revue une étude générale
sur la liaison (French Review, XXI, 2, 148-158). Le traitement des liaisons “facultatives”
y était fort insuffisant, même du point de vue pratique. Il est temps que nous y
revenions.

Dans cet article, nous présentions les principales liaisons “obligatoires”: entre le
déterminatif et le nom: les autres enfants; entre le pronom personnel et le verbe, et
inversement: ils ont, ont-ils; après les invariables monosyllabiques: en Espagne, très
important
; et les principales liaisons “interdites”: après un nom singulier: un jardin
immense
, un enfant arrive; après et: lui et elle; et devant h aspiré, un (numéral), huit,
onze, etc: les huit haches. Les trois principales catégories de liaisons facultatives
étaient: après les noms pluriels: des maisons immenses; après les verbes: il parlait
encore
; et après les invariables polysyllabiques: pendant un an.

Du point de vue descriptif, la liaison consiste à prononcer la consonne finale muette
d'un mot au début syllabique d'un mot suivant commençant orthographiquement par
une voyelle: il vit à la campagne. Nous notons bien que la liaison ne s'applique qu'à
une consonne finale qui serait muette dans le mot isolé, car c'est par là que ce phénomène
est unique au français. Dans le cas d'une consonne qui serait prononcée
dans le mot isolé, on dit qu'il y a “enchaînement”: Il habite à la campagne, un net
avantage
.

Du point de vue historique, la liaison résulte généralement de la survivance d'enchaînements
de consonnes finales de l'ancien français. Ces consonnes se sont conservées
dans la liaison entre deux mots étroitement unis, à cause du haut degré de syllabation
ouverte qui caractérisait la prononciation de la fin du Moyen Français: dans
la chaîne verbale, la consonne finale du premier mot était tellement unie (syllabiquement)
à la voyelle initiale du mot suivant, et tellement séparée (syllabiquement) de la
voyelle précédente, qu'elle n'a pas été atteinte par l'amuissement de la même consonne
finale dans le mot isolé ou suivi de consonne: petit [pəti], petit garçon [pəti garsɔ̃],
mais petit enfant [pəti tɑ̃fɑ̃]. Avec l'affaiblissement de l'accent d'intensité la phrase
prenait l'aspect d'une chaîne de syllabes égales — égales en intensité comme en forme:
consonne + voyelle — cachant les limites des mots et faisant le même sort aux consonnes
finales de mot qu'aux consonnes intérieures de mot (chute devant consonne,
55préservation devant voyelle). On goûtera la description suivante du français du XVIe
siècle (L'esclarcissement de la langue françoyse, composé par maistre Jehan Palsgrave,
Angloys, natyf de Londres et gradué de Paris, Londres, 1530, p. 40):

And here upon it ryseth why the frenche tong semeth so short and sodayne inpronounsyng;
they joine the consonants of the wordes that go before to the vowels of the wordes
following in redyng and speking without any pausyng …as though fyve or syx wordes
or sometyme more made but one worde: whiche thyng, though it make that tong more
hard to be atteyned, yet it maketh it more pleasant to the eare
.

Ajoutons, en passant, que le principe de la survivance d'une consonne finale devenue
intervocalique n'a pas toujours opéré aussi simplement que dans petit enfant. L'influence
de l'orthographe, surtout, n'a pas été négligeable. Ainsi la prononciation [il
zɔ̃] pour ils ont était inconnue au XVIe siècle. On prononçait alors soit [ilɔ̃], soit [izɔ̃].
Rappelons qu'au XIIIe siècle, la forme écrite du pronom personnel sujet de la 3e
personne du pluriel était encore il (Latin Vulgaire elli), prononcé [il] devant voyelle
et [i] devant consonne. Ce n'est qu'à partir du XIVe siècle qu'on a commencé à
ajouter un s, par analogie avec les noms qui prenaient un s au nominatif pluriel sous
l'influence des accusatifs pluriels. A la fin du XVIIe siècle, la prononciation [izɔ̃]
gagnait du terrain dans la classe cultivée, mais on était encore loin de dire [il zɔ̃].
Théodore de Bèze (De Francicae linguae recta pronuntiatione, 1584) donnait la prononciation
il ont dit, i disent”, d'après Charles Thurot (De la prononciation française
depuis le commencement du XVIe siècle, d'après le témoignage des grammairiens
,
Paris, 1881, II, 79).

Les liaisons dites “facultatives” sont celles que l'on peut aussi bien faire qu'omettre
sans pour cela dépasser les bornes du langage accepté. Pour l'étranger qui cherche à
perfectionner son français, la difficulté est plus grande que pour les liaisons “obligatoires”
ou “interdites” car elle comporte un choix. Il est tout aussi correct de dire:
Vous ave(z) entendu que Vous avez zentendu, mais encore faut-il savoir dans quelles
circonstances dire l'un et non l'autre. La première forme serait déplacée en présence,
ou dans la bouche, de tel personnage respectable; la seconde serait ridicule, ou
hautaine, entre bonnes connaissances dans la vie de tous les jours. L'art de faire ou
d'omettre la liaison facultative permet de garder ses distances devant les familiarités
d'Untel, ou au contraire de briser la glace et de se faire rapidement un ami. La
difficulté est augmentée, pour l'étranger, par le fait que dans les innombrables liaisons
facultatives, certaines se font plus fréquemment que d'autres. Dans Vous avez entendu,
on lie environ la moitié du temps; mais dans C'est un vieux bouquin, la liaison se fait
presque toujours, sans pour cela être absolument obligatoire; et dans Un repos
indispensable
, elle ne se fait presque jamais, sans pour cela être absolument interdite.
Il existe donc toute une hiérarchie dans la fréquence des liaisons facultatives.

Les vacillations dans la prononciation de certaines consonnes de liaison remontent
loin. On en trouve déjà au XVIe et au XVIIe siècle. Voici deux citations d'une saveur
rare, empruntées à Thurot, Op. Cit.

Selon Ramus (Gramère, 1562, p. 47): “Pour ne point tomber en déplaisante concurrence
56de voyelles, nous interposons quelquefois ung t et une s comme … at i faict,
at i chanté, ie ris et pleure pour a il chanté, ie ri et pleure: non pas que ni t, ni s soit à
telle personne, mais pour tant qu'il plaict ainsi à l'oreille.”

Selon Hindret (L'art de bien prononcer et de bien parler la langue françoise, 1687,
2e édition, p. 711): “Quelques-uns prononcent … dè janz inconu … il faut dire dè jan
inconu
…” Cette prononciation “est si naturelle que de cent personnes qui parleront
dans une conversation, quelles qu'elles soient, il y en aura bien quatre-vingt qui ne
prononceront pas les consonnes finales. De vous dire laquelle des deux prononciations
est la meilleure, c'est ce que je n'entreprendrai pas de faire.”

Ces hésitations ne sont pas près de prendre fin. Les anecdotes suivantes, empruntées
à Kr. Nyrop (Manuel de phonétique du français parlé, New York, Stechert, 1935,
p. 136) dépeignent les ennuis qu'éprouvent même les Français d'aujourd'hui à ajuster
leurs liaisons au moment et au milieu: “Un jour, dans une pièce de Mme de Girardin,
La Joie fait peur, la jeune actrice chargée du rôle de l'ingénue dit, en parlant de fleurs
qu'elle avait plantées avec son frère: nous les avions plantées zensemble, en faisant
sentir l's. Mme de Girardin bondit sur sa chaise: Pas d's! Pas d's! s'écria-t-elle.
Planté ensemble. Vous n'avez pas le droit de faire de pareilles liaisons à votre âge!
Je me moque de la grammaire! Il n'y a qu'une règle pour les ingénues, c'est d'être
ingénues! Cet affreux s vous vieillirait de dix ans!” Et dans le même esprit: “Chiffon,
la jeune espiègle d'un roman de Gyp dit, en parlant de ses cousines trop bien élevées:
elles me parlaient comme on m'a pourtant appris à parler … et je ne les comprenais
pas! … elles faisaient des liaisons! et ya rien qui me trouble comme ça! … c'est si
drôle! … il me semble qu'on joue la comédie …”

Les facteurs de la liaison

La fréquence avec laquelle se fait telle liaison facultative semble dépendre de nombreux
facteurs. Nous nous bornerons à présenter ici les cinq plus importants.

Le facteur stylistique

Le facteur stylistique est de beaucoup le plus fort. Le choix du style, exigé par les
circonstances, peut faire varier considérablement la fréquence des liaisons. “A mesure
que le ton s'abaisse et devient plus familier, on lie de moins en moins”, dit Pierre
Fouché (dans “L'évolution phonétique du français”, Où en sont les études de français,
Paris, d'Artrey, 1935, p. 52). La phrase Des hommes illustres ont attendu, empruntée
à notre article général sur la liaison (French Review, XXI, 2, 149) peut se dire au moins
sur quatre tons différents. Dans la conversation familière des gens cultivés, seule
s'entendrait la liaison entre le déterminatif et le nom: des hommes [de zɔm ilystr ɔ̃
atɑ̃dy]. Dans la conversation soignée, l'auxiliaire lierait avec le participe passé: ont
attendu
[de zɔm ilystr ɔ̃ tatɑ̃dy]. Dans la conférence, la liaison entre le nom pluriel et
l'adjectif manquerait rarement de se faire entendre: hommes illustres [de zɔm zilystr
ɔ̃ tatɑ̃dy]. Dans la récitation de vers, il serait de rigueur de lier l's d'illustres, ce qui
ajouterait une syllabe phonétique à la phrase: illustres ont [de zɔm zylystrə zɔ̃ tatɑ̃dy].57

Ce qui précède s'applique au langage de la classe la plus cultivée. A mesure que
l'on s'éloigne de cette classe, le nombre des liaisons diminue; certaines liaisons, qui
sont à la frontière des obligatoires et des facultatives, sont presque toujours observées
par les uns et presque jamais par les autres. Pour C'est un vieux clou, un journaliste
dirait naturellement [sɛ tœ vjø klu], un ouvrier [sɛ œ̃ vjø klu]. Citons encore Pierre
Fouché (Op. Cit., p. 52). Après avoir mentionné l'indignation d'une dame âgée
qui l'avait entendu dire que les gens les plus cultivés pouvaient prononcer Il est à
Paris
[il ɛ a pari], il ajoute: “Dans le langage du peuple, les liaisons sont encore
moins fréquentes que dans le langage familier de la société cultivée. Nous disons
couramment entre nous: je sui(s) arrivé mais non: il e(st) arrivé. Le peuple dit
presque toujours: il e(st) arrivé, comme il dit: san(s) avoir, à côté de sans avoir,
et mes petit(es) amies, au lieu de mes petites amies.”

Le facteur syntaxique

Le facteur syntaxique. De même que les liaisons obligatoires et interdites, les
liaisons facultatives sont en partie gouvernées par le degré d'étroitesse dans l'union
des mots. Pour mesurer le degré d'union, il faut mettre à l'épreuve la possibilité de
pause. Reprenons la phrase: Des hommes illustres ont attendu. Il est facile de sentir
que la possibilité de pause est petite entre ont et attendu (union assez forte), plus
grande entre hommes et illustres (union moins forte), et plus grande encore entre
hommes illustres et ont attendu (union faible).

Dressons une liste de quelques types de séquences syntaxiques et évaluons leurs
unions sur une échelle allant de 10 pour la plus forte à 1 pour la plus faible.

10: Entre le déterminatif et le nom: des enfants

10: Entre l'adjectif et le nom: de beaux enfants

10: Entre le pronom personnel et le verbe: ils ont

10: Entre le verbe et le pronom personnel: ont-ils

9: Entre l'adverbe et le modifié: tellement aimable

8: Entre la préposition et son complément: pendant un jour

7: Entre l'auxiliaire et le participe passé: vous avez aidé

6: Entre l'auxiliaire et l'infinitif: vous allez aider

5: Entre le nom et l'adjectif: des enfants intelligents

4: Entre le verbe et son complément: il désirait un cadeau

3: Entre le pronom et le verbe: les miens attendront

2: Entre le nom et le verbe: les enfants attendront

1: Entre la conjonction et ce qui suit: pourtant il était là

1: Entre la conjonction et ce qui précède: il sortait et ne rentrait plus.

(Les exemples sont choisis pour faire coïncider, dans la mesure du possible, la fréquence
de la liaison avec le degré d'union. Cette coïncidence disparaîtrait si on laissait
intervenir des facteurs étrangers au degré d'union. Ainsi le nom suivi de l'adjectif
n'aurait plus le coefficient 5 mais le coefficient 1 s'il était singulier, et le coefficient 0
s'il était singulier et terminé par l'n d'une consonne nasale; le déterminatif suivi d'un
nom commençant par un h aspiré aurait le coefficient 0 au lieu du coefficient 10.
C'est que, dans ces cas, le facteur historique serait intervenu.)58

Le facteur prosodique

Le facteur prosodique. L'union des mots ne dépend pas que de la syntaxe; elle peut
aussi être affectée par la prosodie de la phrase. En voici trois exemples.

A. La longueur des éléments à lier peut avoir un effet notable. Plus le sujet est long,
moins il s'unit au verbe qui le suit. Dans les enfants | attendront, la possibilité de lier
est plus forte que dans Les plus petits des enfants | attendront. Le même résultat
s'observerait si au lieu d'allonger le groupe du sujet on allongeait le groupe du verbe.
On liera plus fréquemment dans Les enfants | attendront que dans Les enfants |
attendront longtemps leurs parents
. Avec les invariables cet effet est encore plus apparent.
Plus les adverbes ou prépositions sont courts, plus ils lient. La possibilité de
liaison est nettement plus grande dans Trop aimable que dans Tellement aimable,
dans En un jour que dans Pendant un jour.

B. L'intonation de la phrase peut avoir des effets marqués sur la liaison. Dans la
phrase énonciative Quand on arrivera … la liaison après quand est très fréquente (à
classer comme obligatoire dans l'enseignement), mais dans la phrase interrogative
Quand arrivera-t-il? la liaison est très rare (à classer comme interdite). Parallèlement,
la liaison est plus fréquente dans l'énonciation: Les enfants | attendront longtemps
que dans la question: Les enfants | attendront-ils longtemps?

C. L'accent d'insistance du type le moins émotif — type qui porte toujours sur la
première syllabe, même si elle commence par une voyelle — peut affecter la liaison
de diverses manières. Ainsi l'exclamation: C'est impossible se prononcera soit en
omettant la liaison et en prolongeant la voyelle du verbe [sɛ-ɛ̃pɔsibl], soit de telle
manière que le t se réunisse implosivement à la première syllabe: [sɛt ɛ̃pɔsibl].

Le facteur phonétique

Le facteur phonétique explique bien des différences qui ne sont attribuables ni à des
différences de style, ni à des différences d'union.

A. La liaison se fait plus fréquemment après voyelle qu'après consonne. Des faits
historiques
[fe zistɔrik] lie plus que: Des heures historiques [œr zistɔrik]. Deux raisons
se présentent: d'abord il est plus aisé d'articuler une consonne que deux; ensuite le
besoin de liaison se fait moins sentir lorsqu'il y a déjà enchaînement: [œristɔrik],
puisqu'il n'y a pas de hiatus à éviter.

Dans les paires d'exemples ci-dessous, la phrase de gauche lie plus fréquemment
que celle de droite.

Des noms amusants — Des contes amusants

Des volets ouverts — Des violettes ouvertes

Des ponts étroits — Des murs étroits

Ils sont beaux à voir — Elles sont belles à voir

Ils sont beaux et secs — Ils sont riches et durs

Les miens ont fleuri — Toutes ont fleuri

Etes-vous arrivés — Sont-ils arrivés

Avez-vous étudié — Ont-elles étudié

Il est ambitieux — Vous êtes ambitieux

Il vit encore — Ils vivent encore

Il sait assez — Ils savent assez59

Il veut un chien — Ils veulent un chien

Ils tiraient au sort — Ils tirèrent au sort

Il voit encore — Il sort encore

Je vis avec eux — Je sors avec eux

Chez elle — Vers elle

Il a bien étudié — Il a fort étudié

Pourtant on le dit — Alors on le dit

Néanmoins il le sait — D'ailleurs il le sait

Là-bas il passera — Quelquepart il passera

(Dans les trois dernières paires, on le sait, la liaison serait très rare dans les phrases
de gauche, mais elle serait encore bien plus rare dans celles de droite.)

B. La liaison se fait plus facilement après une consonne qu'après deux.

Des contes amusants — Des nombres amusants

Des heures historiques — Des actes historiques

Des violettes ouvertes — Des fenêtres ouvertes

Des murs étroits — Des portes étroites

Des volets verts et rouges — Des portes vertes et rouges

Ils sont riches et durs — Ils sont pauvres et laids

Elles sont belles à voir — Elles sont tristes à voir

Toutes ont fleuri — Les vôtres ont fleuri

Ils vivent encore — Ils sortent encore

C. Peut-être aussi la liaison est-elle moins fréquente quand le hiatus à éviter est
entre deux voyelles de timbre différent: Nous avons été, Tu as été, que lorsqu'il est
entre deux voyelles de même timbre: Vous avez été.

D. Enfin si le participe présent résiste moins à la liaison que l'infinitif, c'est sans
doute en partie qu'il se présente plus de liaisons en t (ou s) que de liaisons en r. Le
facteur est ici psychologique autant que phonétique.

En donnant un rendez-vous — Pour donner un rendez-vous

En rêvant aux étoiles — Sans rêver aux étoiles

Le facteur historique

Le facteur historique répond de variations qui ont pu se maintenir au cours de
plusieurs siècles, indépendamment du style, de l'union ou des conditions phonétiques
subséquentes.

A. On sait qu'après le nom singulier terminé par une consonne non nasale, la
liaison est très rare: Un droit immuable, Un lit étroit, Un repos agréable. Elle n'est
pourtant pas impossible puisqu'on la fait régulièrement dans la récitation des vers
et dans le théâtre classique. Mais quand le nom singulier est terminé par une consonne
nasale, la liaison ne se fait absolument plus, même dans la poésie et le théâtre classique:
Un plan immuable, Une maison étroite, Un parfum agréable. C'est l'histoire de
la langue qui nous en fournit l'explication. On se souvient que vers la fin du Moyen
Français (XVIe siècle) les consonnes finales survivaient dans la liaison. Mais les
consonnes finales nasales avaient un sort particulier: elles s'étaient laissées en partie
absorber par la voyelle précédente — cette voyelle à laquelle elles avaient transmis leur
60nasalité (voir Albert Dauzat, Histoire de la langue française [Paris, Payot, 1930], p.
92). Ainsi affaiblies, elles n'ont pas eu la vigueur nécessaire pour se détacher du premier
mot et s'attacher au second, comme le faisaient les autres consonnes à mesure
que la syllabation ouverte s'affirmait: Un vin exquis, Un nom admirable, Une faim
aiguë
. Remarquons que la consonne nasale a eu cette vigueur à l'intérieur des mots:
dans année [ɑ̃ne], grammaire [grɑ̃mɛr], elle s'est conservée quand la syllabation s'est
ouverte: [ɑ̃-ne], [grɑ̃-mɛr], mais en même temps la voyelle s'est dénasalisée: [a-ne],
[gra-mer], comme s'il y avait eu (historiquement) incompatibilité entre voyelle nasale
et consonne nasale, la première ne pouvant conserver sa nasalité que si la seconde se
sacrifiait: an [ɑ̃], vin [vɛ̃]. Le même phénomène de dénasalisation s'est d'ailleurs
produit dans la liaison dans le cas de l'adjectif qui précède le nom: Bon ami, En plein
hiver
, qui étaient d'abord: [bɔ̃nami], [ɑ̃ plɛ̃nivɛr], sont devenus: [bɔnami], [ɑ̃ plɛnivɛr].

Le contraste du type Lit étroit (liaison rare) — Plan étroit (liaison impossible) se
retrouve dans bien des séquences autres que celle du nom suivi de l'adjectif. Ainsi
entre le nom et le verbe, après les invariables, après les pronoms personnels postposés
au verbe, après les pronoms non personnels:

Son dos est rond — Son vin est bon

Pourtant on le ferait — Sinon on le ferait

Néanmoins on le verra — A l'occasion on le verra

De près il en a l'air — De loin il en a l'air

Bientôt on le saura — Demain on le saura

Parfois il parle — Soudain il parle

D'après elle — Selon elle

Avons-nous appris — A-t-on appris

Prenez-les encore — Prenez-en encore

Plusieurs en parlent — Quelqu'un en parle

Ce dont on parle — Chacun en parle

Les miens ont tort — Le mien a tort

B. Nous venons de voir que la liaison après le nom singulier est rare: Un dos
étroit
, ou complètement absente: Un vin exquis. Après le nom pluriel, au contraire,
elle est assez fréquente: Des dos étroits, Des vins exquis. Or le style, l'union et les
conditions phonétiques sont les mêmes. De nouveau la divergence doit s'expliquer
par l'histoire: il faut croire que l's du pluriel a été, dans la liaison, plus résistant que
les autres consonnes finales, et cela parce qu'il avait une valeur structurale. “Les
grammairiens se sont efforcés de sauver dans ce cas les consonnes qui indiquaient
une flexion, notamment l's des pluriels …” (Dauzat, Op. Cit., p. 97). Il a ainsi pris,
dans la liaison, une fonction morphologique rendant possible (mais pas indispensable)
l'opposition du pluriel et du singulier: [do etrwa] — [do zetrwa], [vɛ̃ ɛkski] — [vɛ̃
zɛkski].

C. Enfin le cas le plus évident de cause historique est celui des h aspirés. Ni le
style, ni l'union ne peuvent expliquer qu'on fasse la liaison dans Les armes et pas
dans Les haches. Pendant la période de la chute des consonnes finales devant mot à
initiale consonantique, tout h initial qui avait été réintroduit par les invasions germaniques
61jouait encore le rôle de consonne initiale. L's de les a donc eu le même sort
dans Les Haches que dans Les Taches (Voir Dauzat, Op. Cit., p. 99).

Résumé

Ayant rappelé les difficultés que présentent les liaisons dites “facultatives”, nous
avons analysé cinq causes de variation de ces liaisons: le style, l'union syntaxique,
l'union prosodique, la phonétique descriptive, et la phonétique historique. Dans un
prochain article, nous offrirons une évaluation pratique de la fréquence des liaisons
facultatives dans la plupart des séquences de mots.62

1* Déjà publié dans The French Review, XXIX, 1 (October, 1955), pp. 42-49.