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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T08

Accent de mot et accent de groupe *1

Tout mot isolé reçoit en français un accent (d'ordre rythmique ou syntaxique) sur la
dernière syllabe. Si le même mot est dans une phrase, il conserve ou perd cet accent
suivant la place qu'il occupe dans la phrase ou le rôle qu'il y joue. 12

Quand on dit que l'accent appartient non au mot mais au groupe 23 on entend justement
par là que chacun des mots, au cours de la phrase, ne porte pas un accent égal à
celui qu'il porterait à l'état isolé; et que seuls portent un accent égal à celui qu'ils
porteraient à l'état isolé les mots qui terminent un groupe. Ces groupes correspondent
généralement aux groupes de sens, exprimant une unité sémantique. Ils peuvent
cependant, selon le débit de paroles et le style, comprendre une partie seulement d'un
groupe de sens, ou, ce qui est plus fréquent, en comprendre plusieurs. On les appelle
groupes accentués ou groupes rythmiques, leur dernière syllabe étant dite accentuée et
les autres inaccentuées.

Mais dire que l'accent appartient au groupe et non au mot ne signifie pas que les
syllabes non finales de groupe soient toutes rigoureusement et également dépourvues
d'accent. Toute syllabe qui pourrait porter l'accent à l'état isolé est plus exactement
une syllabe désaccentuée qu'une syllabe inaccentuée. La désaccentuation est
souvent complète, et alors elle correspond à l'inaccentuation. Dans tous les autres
cas, elle est partielle et peut varier entre l'inaccentuation et l'accentuation normale,
sans jamais atteindre cette dernière. On doit donc dire qu'il y a des degrés dans la
désaccentuation.

Dans le groupe rythmique caractéristique, la désaccentuation des syllabes non
finales donne l'impression d'être complète ou à peu près. Exemple: C'est dans un
beau vase. Elle est beaucoup moins complète quand, à l'intérieur du groupe, se trouve
un mot important. Exemple: Un beau vase de fleurs.

Appelons mots majeurs les mots, comme vase dans la phrase qui précède, qui ont
une importance majeure dans le groupe rythmique. Nous nous proposons d'étudier la
désaccentuation incomplète des mots majeurs dans le groupe rythmique.69

Pour analyser objectivement le degré de désaccentuation d'un mot comme vase, il
faudrait mesurer l'accent de chacun des sons du mot. Mais l'accent ne se mesure pas
objectivement. Il n'y a pas d'unité d'accent. C'est un phénomène complexe que nous
mesurons subjectivement d'une manière très vague et inexacte. Nous ne pouvons
mesurer objectivement que ses éléments acoustiques, la durée, la hauteur musicale et
l'intensité, dont les unités ne sont pas les mêmes et ne sont donc pas comparables.

Dans un article récent, 34 nous avons montré l'importance de la durée comme facteur
de l'accent. C'est celui des trois éléments acoustiques qui est le plus étroitement uni à
l'accent et c'est le seul des trois qui en soit toujours un facteur. Nous pouvons donc
admettre que toute variation sensible de durée indique une variation d'accent dans le
même sens. (Dans le même sens, mais pas égale, bien entendu, d'abord parce qu'on ne
peut pas égaler des valeurs qui n'ont pas même unité, ensuite parce que les autres
éléments acoustiques sont loin d'être des facteurs négligeables de l'accent: ils peuvent
contribuer à le renforcer, comme c'est généralement le cas pour les grandes variations
de hauteur musicale, ou au contraire à l'affaiblir, ce qui arrive pour l'intensité lorsqu'elle
est plus faible dans la syllabe accentuée que dans la moyenne des autres.) Dans
ces conditions, si l'on veut évaluer l'accent français par l'un de ses éléments acoustiques,
c'est la durée qu'il faut choisir.

La comparaison que nous avions faite des a de vase selon que ce mot est final ou
intérieur de groupe rythmique était purement subjective. Grâce à la mesure possible
des durées, et en admettant qu'à toute variation sensible de la durée d'une voyelle,
il corresponde une variation d'accent dans le même sens, nous pouvons présenter des
données objectives sur la désaccentuation des mots majeurs de groupes rythmiques.
Ces données sont puisées dans nos travaux en cours sur la durée des voyelles.

Chacune des phrases mentionnées dans ce qui suit a été prononcée en un seul groupe
rythmique. Le nombre de syllabes est à peu près le même pour toutes, condition
nécessaire pour qu'on puisse les comparer. L'enregistrement au kymographe s'est
fait avec l'intonation de la simple énonciation et le débit de la conversation soignée.
Les durées indiquées sont en centièmes de seconde. Elles représentent chacune la
moyenne de cinq tracés faits dans des conditions semblables par une même personne.

Nous avons comparé le e dans des séries de phrases des trois types suivants:

1. Il prétend qu'il t'aime (34, 4).

2. Il doit aimer la pêche (9, 8).
Nous aimons qu'il prêche (11, 4).

3. On aime le français (19, 6).
On aime assez son règne (16).

Dans ces exemples, l'e est toujours suivi d'un m. La comparaison des trois types a
été faite de même pour les e suivis de chacune des consonnes simples, des plus abrégeantes
(p, t, k) aux plus allongeantes (r, z, ʒ, v).70

1. Dans le premier type de groupe rythmique, les e sont dans la syllabe finale du
dernier mot du groupe, donc franchement accentués.

2. Dans le deuxième type, les e ne sont ni dans la syllabe finale du groupe, ni dans
la syllabe finale d'un mot majeur du groupe, ils sont donc pleinement inaccentués.

3. Dans le troisième type, l'e n'est pas en syllabe finale du groupe rythmique mais
en syllabe finale d'un mot majeur du groupe rythmique autre que le dernier. Nous le
désignerons sous le nom d'e désaccentué.

Comparons les durées des trois types.

Les e désaccentués sont nettement plus longs que les e inaccentués, mais ils sont
loin d'atteindre la durée des e accentués. Cela confirme ce que nous avions admis pour
le mot vase, à savoir, que la désaccentuation des e du troisième type, bien que
marquée, est incomplète.

(Il faut faire une parenthèse ici pour mentionner que, dans le mot aime en position
accentuée, l'e a une longueur exceptionnelle pour la catégorie des e devant m. La
durée normale des e accentués devant m est représentée par des mots comme sème
(26, 8) et idem (24, 4) dans les groupes: Les inepties qu'on sème. C'est épelé idem. Par
contre l'e inaccentué aimons, aimer, correspond à l'e inaccentué normal de
cérémonie (10, 8) dans: Une cérémonie sans frais. 45)

Devant les autres consonnes simples, l'étude comparative des trois types: accentués,
inaccentués, désaccentués, a donné des résultats du même genre que dans les exemples
sus-cités devant m. Les e désaccentués sont toujours plus longs que les e inaccentués
et moins longs que les e accentués. Les durées moyennes, pour les mots qui sont
entrés dans notre comparaison, sont, dans l'ordre cité plus haut: 31, 1; 19, 5; 14.
Mais la différence entre e accentué et e désaccentué est d'autant moins forte que la
consonne subséquente est plus abrégeante. C'est donc devant les consonnes les plus
allongeantes que la désaccentuation est la plus marquée; et inversement.

On tiendra encore compte de plusieurs facteurs passibles de faire varier le degré de
désaccentuation.

a) Il faut ajouter à l'influence des consonnes simples, et des groupes de consonnes
courants, subséquents à l'e, celle des groupes de consonnes formés par la (ou les)
dernière consonne du mot et la (ou les) première consonne du mot suivant, comme
dans “On aime le français.” Ces groupes sont en grand nombre, et leur action bien
difficile à évaluer.

b) Le débit de la phrase, comme nous l'avons vu, peut permettre de réunir plusieurs
unités sémantiques dans un même groupe rythmique, ou au contraire de les
71séparer. Si la séparation ou l'union n'est pas nette, il apparaît, à la fin de chaque
groupe sémantique, une accentuation ou une désaccentuation partielles. Ainsi on
peut dire avec une infinité de nuances:

c'était mon meilleur ami,

ou:

c'était — mon meilleur ami,

ou même:

c'était — mon meilleur — ami.

c) Le degré d'étroitesse dans l'union du mot de l'e désaccentué avec le mot suivant
peut avoir pour cause non seulement le débit mais aussi le rapport syntaxique entre
les mots. Les deux phrases du type trois en sont de bons exemples:

S'il est possible de dire:

On aime — le français (19, 6),

il n'est pas possible de dire:

On aime — assez son règne (16).

L'intimité d'union des deux mots aime et assez contribue à rendre moins incomplète la
désaccentuation de aime dans la deuxième phrase. Les durées le confirment.

d) Enfin la faiblesse du mot qui suit la syllabe désaccentuée a sans doute une
influence allongeante sur l'e, c'est-à-dire une influence s'opposant à sa désaccentuation,
surtout si ce mot est un monosyllabe en “e” muet comme dans la phrase déjà
citée:

On aime le français.

Conclusion

L'accent de mot peut en partie survivre dans le groupe, car la désaccentuation des
syllabes non finales de groupe rythmique est souvent seulement partielle. Pour les
syllabes finales de mots majeurs autres que le dernier du groupe, la désaccentuation
incomplète est la règle générale.

Les proportions entre voyelles inaccentuées, désaccentuées et accentuées, devant
consonnes simples, sont entre elles très approximativement comme les chiffres 4, 6, 9.

La désaccentuation de la voyelle est d'autant plus marquée que l'influence consonantique
subséquente est plus allongeante; et inversement.

D'autres influences sur la désaccentuation sont:

a) Les influences consonantiques subséquentes des groupes formés par la dernière
du mot désaccentué et la première du mot suivant.

b) Le débit de paroles.

c) Le rapport syntaxique entre le mot désaccentué et le mot suivant.

d) La faiblesse du mot qui suit la syllabe désaccentuée.72

1* Déjà publié dans The French Review, XIII, 2 (December, 1939), pp. 1-6.

21 Cf. M. Grammont, Traité pratique de prononciation française, 8ème édition (Paris, Delagrave,
1934), p. 122.

32 Ibid.

43 [P. Delattre], “L'accent final en français: accent d'intensité, accent de hauteur, accent de durée”,
The French Review, vol. XII, No. 2 (December, 1938), pp. 141-145.

54 De plus on doit tenir compte des différences de timbre, — inévitables puisqu'elles proviennent des
différences mêmes de position qui entrent dans notre comparaison. Comme la durée a tendance à
augmenter avec l'ouverture, les e accentués et désaccentués, qui sont toujours ouverts devant consonne
simple, subissent une augmentation de durée qui ne s'applique pas aux e inaccentués dont le
timbre est normalement fermé devant consonne simple. Mais ces différences de durée, qui accompagnent
les différences de timbre, ont pour cause première, non pas les différences de timbre, mais les
différences de position.