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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T09

La leçon d'intonation de Simone de Beauvoir.
Étude d'intonation déclarative comparée *1

Pour découvrir les caractéristiques d'intonation d'une langue, il faut les saisir sur le
vif dans l'énonciation vraie de l'improvisation, il faut éviter le texte lu ou récité. La
conférence sur “Le Théâtre existentialiste” que nous utilisons ici remplit bien ces
conditions. Enregistrée, sans notes, par Simone de Beauvoir (S), au cours de sa visite
aux Etats-Unis en 1946, on y rencontre les hésitations, on y sent les efforts, qui
accompagnent la pensée quand la forme est improvisée, et qui nous assurent d'un
complet naturel.

Pour faire pendant au naturel de Simone de Beauvoir, nous avons cherché un
enregistrement américain également improvisé sans notes et l'avons trouvé dans une
conférence de l'anthropologue Margaret Mead (M) sur “Stripped Universals for a
World-Wide Culture”. L'hésitation, la recherche du mot juste, y sont comparables
à celles de S. Le débit est presque le même: près de 800 mots dans les cinq premières
minutes, pour l'une comme pour l'autre, qui se découpent en 244 “groupes de sens”
chez S et 230 chez M. D'autres rapprochements heureux peuvent se faire: ces femmes
sont toutes deux des intellectuelles éminentes; elles possèdent une longue habitude de
l'échange verbal et de la conférence, ce qui leur assure une rare aisance dans l'expression.

Nous avons cherché dans ces textes français et américain (a) quelles étaient les
distinctions de sens que l'intonation appuyait, (b) si ces distinctions étaient les mêmes,
ou s'utilisaient à un même degré, dans les deux langues, et (c) comment se réalisait
l'intonation dans ces distinctions, sous quelles formes mélodiques, quels dessins,
quels “contours,” dans chacune des langues. Dans les trois cas, l'analyse objective
détaillée a révélé des divergences profondes que nous allons tâcher de présenter ici
pratiquement et simplement, en nous limitant à l'intonation déclarative dans ses
deux formes à fonction contrastive: la continuation et la finalité.

Mais d'abord, un mot sur la technique d'analyse de ces conférences. Nous avons
fait, pour cinq minutes de texte de chacune des langues, deux sortes de spectrogrammes,
tous deux à filtrage étroit, montrant les harmoniques des formants. Une sorte, à
l'échelle de 2000 cycles par pouce, permet de lire les formants, donc de diviser avec
sûreté les segments — consonnes, voyelles. L'autre sorte, à l'échelle de 200 cycles par
75pouce, ne montre que les quelques harmoniques les plus bas, mais amplifiés dix fois
pour rendre mieux visibles les ondulations de la ligne mélodique. Le dessin des
variations de fréquence fondamentale (qui correspond aux montées et descentes de la
voix, contours d'intonation) peut se lire directement sur les deux spectrogrammes: à
l'échelle de 200 en suivant les ondulations du premier (fondamentale) ou second
harmonique, à l'échelle de 2000 en suivant les ondulations d'un harmonique élevé tel
que le 10e. Tout en observant ces ondulations sur les spectrogrammes, nous les avons
écoutées syllabe par syllabe, à vitesse normale ou ralentie, et avons noté ce qui, dans
ces courbes, correspondait à des effets distinctifs pour l'oreille. L'avantage d'analyser
à la fois visuellement et auditivement est de révéler la variété des formes mélodiques
qui permettent certaines distinctions auditives. Les Fig. 1 et 2 présentent les variations
de fréquence relevées sur les spectrogrammes (sans notation précise de la durée) pour
deux phrases de S et deux phrases de M. Les deux lignes horizontales marquent les
limites d'une octave — limites que les deux conférencières ne dépassent guère. M a la
voix très basse pour une femme.

1. L'intonation de continuation

Nous allons voir que la dernière syllabe des groupes de continuation est le plus souvent
marquée d'une intonation ascendante chez S, et descendante chez M.

Sur les 228 groupes de continuation de S, 213 ont une forme franchement ascendante,
et 15 seulement une forme descendante. De plus, notons que la pente de ces
15 est fort douce et contraste sans ambiguïté avec la pente brusque des descentes de
finalité. Ces 15 descentes servent de toute évidence à briser la monotonie.

Sur les 207 groupes de continuation de M, on ne compte que 22 formes ascendantes
contre 185 formes descendantes! On peut subdiviser ces dernières en 145 formes
descendantes sans retour et 40 formes descendantes mais terminées par un léger
crochet remontant qui porte le plus souvent sur la consonne finale, comme dans
certain (Fig. 2), et a, par suite, une très faible audibilité.

La forme mélodique de la dernière syllabe du groupe de continuation est souvent
complexe chez M: elle change de direction, monte et descend, descend et monte,
fait deux marches d'escaliers, etc. (voir Fig. 2). Chez S elle est plus sobre, elle suit
une ligne presque droite qui dévie un peu en haut vers l'intérieur ou l'extérieur (voir
Fig. 1).

Cette prédominance de l'intonation descendante pour exprimer la continuation en
américain est bien confirmée par les études d'intonation. Ainsi Kenneth Pike (The
Intonation of American English
, Ann Arbor, 1945, p. 155) donne les proportions
suivantes dans un texte de quelques pages pour la continuation au milieu d'une phrase:
contours descendants: 206, descendants avec crochet: 77, plats: 163, ascendants:
47, soit 9,6 pour cent seulement. Et Milton Cowan (Pitch and Intensity Characteristics
of Stage Speech
, Iowa City, 1936, p. 63) résume ainsi de volumineuses statistiques:
“… 63 per cent of all phrases ended with a falling inflection, 12 per cent with a rising
76inflection and 25 per cent with a level intonation.” Mais l'anglais d'Angleterre pourrait
avoir une moins grande tendance à baisser. La place nous manque pour examiner
cette question.

2. Les deux formes de continuation

L'intonation de continuation peut prendre deux formes distinctives en français.
Examinons la phrase suivante, divisée en six groupes de sens.

Le pensionnaire | était entré | dans le salon
sans avertir | en frappant | dans ses mains.

Pour couper la phrase en deux après salon, le français donnera au groupe 3 une intonation
B qui contrastera avec l'intonation A des groupes 1, 2, 4, ou 5. (Souvent, B
montera plus haut, mais pourra aussi se distinguer d'autres manières, comme nous les
verrons plus loin.) Pour couper la phrase en deux après avertir, c'est le groupe 4 qui
aura l'intonation B, et les groupes 1, 2, 3, ou 5 l'intonation A. 12 La différence entre A
et B est distinctive puisqu'elle change le sens de la phrase: si l'intonation B se porte sur
avertir, le pensionnaire frappe dans ses mains; si elle se porte sur salon, le pensionnaire
ne frappe pas dans ses mains. A et B indiquent tous deux la continuation mais A vient
terminer de petits groupes à sens partiel, tels que: le pensionnaire ou était entré, tandis
que B termine un groupe à sens plus complet, tel que: le pensionnaire était entré dans
le salon
, ici toute une proposition. Le rôle de l'intonation B est donc de grouper
plusieurs idées partielles en une grande idée plus complète. Donnons au contraste
d'intonation A/B le nom de: continuation simple/continuation groupante. Ce contraste
se fait régulièrement et clairement chez S. On peut observer quatre exemples de
cet effet groupant de B sur la Fig. 1: “On lui avait demandé (A) au moment de Noël (A)
d'écrire une pièce (B)
…” etc. L'intonation B sur pièce indique que ces trois petites
unités de sens se fondent en une seule unité de sens.

Sur les 228 groupes de continuation de S, l'oreille française identifie 187 intonations
A et 41 intonations B. Or l'analyse logique du texte demande 186 A et 42 B. Dans un
seul cas S s'est refusée à monter comme il l'aurait fallu pour réunir par le sens une
longue série de groupes à intonation feutrée. C'était pour mettre en valeur la série de
montées brillantes qui allait suivre.

3. Réalisation du contraste A/B, continuation
simple/continuation groupante

La réalisation du contraste A/B comporte au moins quatre traits chez S. a) Les B ont
toujours l'intonation ascendante. Les A font quelques exceptions (15 sur 186). b) La
pente ascendante est plus rapide pour les B (Fig. 1): les B de pièce, idées, Romain,
77puissance, montent plus vite que la moyenne des A représentée par surveillance, Judée.
c) La pente monte véritablement plus haut pour les B. Fig. 1: comparons le B typique
de puissance avec les quatre A ascendants qui le suivent, d) Souvent, dans l'absolu,
un B n'atteint pas plus haut qu'un A assez proche. Il faut donc que la perception du
contraste soit associée à un autre facteur: la pénultième est alors plus basse, relativement
à la finale, dans B que dans A. Fig. 1 nous en donne un excellent exemple dans
les mots Judée (A) et Romains (B) qui atteignent la même fréquence mais sont perçus
différemment sans doute parce que la pénultième Ju est plus haute que la pénultième
Ro. En résumé, la distinction A/B, régulière et bien marquée chez S, se réalise par une
montée plus haute et plus rapide, ou par un contraste plus grand entre les deux
dernières syllabes.

Chez M, il semble que le contraste A/B se fasse moins régulièrement et moins
clairement que chez S. Pour beaucoup d'Américains, il ne doit pas fonctionner du
tout. Les études d'intonation américaine, de Cowan à Pike, passent ce contraste sous
silence. Et pourtant nous en avons découvert des signes peu douteux dans la conférence
de M. Ayant marqué, sur 207 groupes de continuation, les 38 qui exigeraient la
forme B pour grouper les unités de sens qui vont logiquement ensemble, nous avons
pu les identifier à l'oreille. Surtout, nous avons trouvé que, sur les spectrogrammes,
ces 38 B se distinguaient des 169 A par plusieurs traits assez nets, a) La proportion des
terminaisons ascendantes est plus grande: 10 sur 38 B; 12 sur 169 A. b) La proportion
des crochets ascendants (après descente) est plus grande: 14 sur 38 B; 26 sur 169 A.
c) Lorsque B a la forme descendante (14 sur 38 B; 131 sur 169 A), c'est une descente,
en moyenne plus inclinée que pour A. En résumé, le contraste A/B, lorsqu'il est
perceptible chez M, se réalise en accusant légèrement plus soit la descente, soit la
montée.

4. La finalité (C)

Les 23 fins de phrases de M, aussi bien que les 16 de S, montrent nettement une descente.
C'est sans exception le signe de la finalité dans les deux langues. Mais nous
trouvons des différences dans le détail de la réalisation, a) La pente de descente de la
dernière syllabe est, en moyenne, plus abrupte chez S que chez M. Les syllabes tives
et tion (Fig. 1) sont bien abruptes. Les syllabes should et wolves (Fig. 2) le sont aussi,
mais c'est parce qu'elles portent l'accent. Dans les finalités to work with, with them,
beings, la descente de la dernière syllabe est moins abrupte, et dans anthropology,
intensively encore moins (bien que toujours nettement descendantes dans la diction
de M), b) Chez S, la descente finale commence toujours à la première syllabe de la
toute dernière unité de sens, réduite au minimum, parfois au seul dernier mot. Les
deux exemples de la Fig. 1 sont typiques — dans: qui investissaient toute tentative, la
descente commence à toute, et dans: d'une partie de la population, à de. Notons, de
plus, que la descente commence sur une note plus basse que celle de la syllabe précédente
(la dernière syllabe du groupe précédent). Chez M, la descente finale commence
78à la dernière syllabe accentuée (circumstances, intensively, beings), même si cette
syllabe est la toute dernière de la phrase, comme sur la Fig. 2 où should, comme wolves
partent de haut pour descendre très bas. c) La partie descendante est deux fois plus
longue chez S que chez M. Pour les 16 finalités de S, les groupes descendants ont en
moyenne 2 mots, ou 3, 5 syllabes. Pour les 23 finalités de M, la partie descendante a en
moyenne 1, 2 mots, ou 1, 8 syllabes, d) Ainsi la descente finale de M tend vers la forme
concave, celle de S vers la forme convexe. Fig. 1: toute tentative, de la population.

5. Le contraste AB/C, continuation/finalité

Autant ce contraste est net en français, autant il est douteux en américain. En effet,
chez S, presque toutes les continuations montent (213 sur 228) et toutes les finalités
descendent (16 sur 16). Et même quand les continuations descendent — comme dans le
cas exceptionnel de 15 continuations simples — leur pente est si douce qu'elles contrastent
encore nettement pour l'oreille avec la pente brusque de la finalité. Sur la
Fig. 1, comparons les inclinaisons des dernières syllabes de camarade ou collaboration
avec celles de tentative ou population.

Chez M, le contraste AB/C n'est pas très marqué, la grande majorité des continuations
descendant considérablement. Ce contraste est donc entre deux descentes de
degrés différents et il est loin d'être sans ambiguïté.

Tout ce que nous avons dit jusqu'ici s'applique à la. fin des groupes et des phrases,
aux toutes dernières syllabes qui contiennent la clef de l'intonation. Examinons un peu
maintenant le dessin entier du groupe ou de la phrase.

Chez M, la ligne est chargée d'ondulations résultant évidemment de la grande
inégalité des syllabes, les fortes étant hautes, les faibles basses: la Fig. 2 ne manque pas
d'exemples: Whether human beings would even walk upright … ou and are reidentified
a few days later

Chez S, bien moins d'ondulations: la ligne des syllabes est plus plane, unie, elle suit
souvent une direction sans en dévier jusqu'à l'accent. Fig. 1: certaines de ses idées
ou occupée par les Romains

On peut aussi observer que la ligne qui passerait par les syllabes accentuées est
presque toujours descendante chez M, que c'est le premier accent qui est le plus haut.
Chez S, la ligne des accents tend à monter jusqu'aux B (intonations groupantes) et à
descendre après le dernier B.

Conclusion

L'analyse spectrographique détaillée de deux conférences, choisies pour leur naturel,
nous a permis de préciser, pour une Française (S) et pour une Américaine (M), la forme
de trois intonations de la phrase déclarative: la continuation simple (A), la continuation79

image On lui avait demandé au moment de Noël d'écrire une pièce,
et il avait essayé de communiquer à ses camarades un peu d'espoir,
certaines de ses idées, malgré les surveillances, malgré les censures
qui investissaient toute tentative. il décrivait la judée
occupée par les romains, les tentations de désespoir, de collaboration
qu'il y avait dans ce p(e)tit pays écrasé par une immense puissance,
et cependant la volonté d'affirmation de résistance d'une partie
de la population.

Figure 1. Les variations de fréquence de la voix parlée de Simone de Beauvoir.

groupante (B), et la finalité (C); et la qualité fonctionnelle de deux contrastes:
A/B, continuation simple/continuation groupante, et AB/C, continuation/finalité.

En résumé, ayant vérifié que nos deux conférencières ont une diction assez typique
de leurs langues respectives, nous pouvons dire que l'intonation de la dernière syllabe
d'un groupe de sens indique la continuation en prenant essentiellement la forme
ascendante en français, la forme descendante en américain.

L'intonation de continuation se subdivise en deux formes contrastives: la continuation
simple (A) qui termine une courte unité de sens, et la continuation groupante (B)80

image We don't know for certain whether human beings would even walk
upright if they were left to themselves with nobody to tell them
they should. And, but, we're not able to perform any very good
experiments along these lines because the only suggested experiments
are the so-called “wolf children” in India who have now been pretty
well debunkt and who are believed to be miserable, disturbed,
defective children who run away front home and are re-identified
a few days later as having lived their lives with wolves.

Figure 2. Les variations de fréquence de la voix parlée de Margaret Mead.

qui termine une longue unité de sens pouvant comprendre plusieurs courtes unités.
En français, la continuation groupante se distingue de la continuation simple par une
montée plus fréquente, plus rapide, plus haute ou une plus grande différence de
hauteur entre la dernière syllabe et celle qui précède. En américain, la continuation
groupante se distingue de la continuation simple par une plus grande proportion
d'intonations ascendantes et, quand la forme est descendante, par une descente plus
accusée ou une proportion plus grande de crochets ascendants. Le contraste continuation
81simple/continuation groupante est plus perceptible et régulier en français qu'en
américain.

La finalité est descendante dans les deux langues, mais avec des formes différentes.
La descente de la dernière syllabe est plus accusée en français qu'en américain. Cela
vient de ce qu'en français la descente finale commence à la première syllabe de la toute
dernière unité de sens (une syllabe inaccentuée) et tend vers la forme convexe, tandis
qu'en américain la descente finale commence à la dernière syllabe accentuée et elle
tend vers la forme concave.

Le contraste continuation/finalité est moins accusé en américain, où il oppose deux
degrés peu différents de descente, qu'en français, où il oppose la montée à la descente.82

1* Déjà publié dans The French Review, XXXV, 1 (October, 1961), pp. 59-67.

21 La pause, plus longue après salon dans un cas, plus longue après avertir dans l'autre, joue aussi
son rôle ici, il va sans dire, mais qui n'enlève rien à celui de l'intonation.