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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T12

Rapports entre la durée vocalique, le timbre
et la structure syllabique en français *1

Les problèmes de durée vocalique, si variés qu'ils soient, ne sont pas très importants
en français. Et pourtant ils sont extrêmement intéressants.

Leur manque d'importance vient de ce que les différences de durée vocalique ont
très peu, ou pas, de valeur distinctive. Les cas où la distinction de sens entre deux
mots est comprise exclusivement par une différence de durée sont rares et fort instables.
Ainsi quand un Français cultivé dit négligemment [sɛ sɔ̃ mɛtr], un autre
Français risque d'interpréter aussi bien par mètre que par maître, à moins que la
situation, le courant de ses pensées, en un mot: le contexte, ne favorise un des deux
sens aux dépens de l'autre. De même, sans que les durées aient besoin d'intervenir,
[kɛl tɛt] se comprendra Quelle tête! dans telle situation et Qu'elle tette! dans telle
autre.

L'intérêt de ces problèmes vient au contraire de ce que certaines différences de
durée restent parfaitement stables en français moderne bien qu'elles ne soient pas
distinctives. C'est le cas de paires contrastives comme pomme/paume (pɔm poːm],
cote/côte [kɔt koːt], jeune/jeûne [ʒœn ʒø:n], dans lesquelles ceux qui font une différence
de timbre font toujours en même temps une différence de durée vocalique.

Nous nous trouvons donc d'une part devant des oppositions de durée potentiellement
distinctives et pourtant instables; de l'autre devant des différences non-distinctives
et cependant parfaitement stables. C'est ce dernier phénomène — celui des paires
du genre pomme/paume — qui va nous occuper ici. Pour arriver à l'expliquer, nous le
placerons d'abord dans le cadre complet des différences duratives en français; puis
nous examinerons les rapports qui pourraient exister entre la durée vocalique et la
Loi de Position.

Nous trouvons cinq types de variations duratives dans les voyelles françaises; retenons-les
par des exemples: 1. sec/sève; 2. mètre/maître; 3. patte/pâte; 4. mode/monde;
5. pomme/paume, et examinons-les séparément.

Le type 1 comprend les variations de durée vocalique involontaires corrélatives à la
consonne qui suit. Il y a bientôt vingt ans que nous montrions, dans cette revue, que
plus la consonne est forte, plus la voyelle qui précède est brève, et inversement
(French Review, XIII, 4, février 1940, “Anticipation in the séquence: vowel and
105consonant-group”, et XIV, 3, janvier 1941, “La force d'articulation consonantique en
français”). Ainsi les voyelles de sotte, sac, sept, type, sont relativement brèves devant
les consonnes fortes [k t p]; celles de sort, savent, seize, tige, relativement longues
devant les consonnes faibles [ʀ z ʒ v]. L'hypothèse explicative la plus vraisemblable
est que dans un mot comme sac on abrège la voyelle parce qu'on anticipe un plus gros
effort d'articulation que dans savent. Mais quelle que soit la source psychique de
l'abrègement il n'en reste pas moins que, sous la seule influence de la consonne (ou
groupe de consonnes) qui suit, il se produit des variations de durée vocalique d'une
étendue surprenante: les voyelles accentuées sont environ trois fois plus brèves
devant les consonnes les plus fortes [p t k] que devant les plus douces [ʀ v z ʒ]; elles
sont encore plus brèves devant les groupes de consonnes fortes, comme dans acte,
secte, inepte; et elles sont environ deux fois plus courtes devant les groupes qui
commencent par une liquide: arc, algue, perte, que devant ceux qui finissent ainsi:
acre, aigle, piètre.

Le plus remarquable est que ces différences de durée, stables et considérables,
soient absolument involontaires: elles se font mécaniquement, inconsciemment; elles
sont “conditionnées” par la consonne subséquente; pour le Français qui parle,
l'intention durative est la même, et pour le Français qui entend sans être averti
phonétiquement, la réalisation durative est la même, quelle que soit la consonne qui
suive. Ces différences de durée, si grandes qu'elles soient, ne sont donc pas “distinctives”
en français, elles ne servent pas à distinguer un sens d'un autre. Il serait d'ailleurs
difficile que ce genre de variations duratives soit distinctif car, entre les extrêmes
comme secte et sève, il y a une gradation continue, ininterrompue, de durées vocaliques
qui rend la division en brèves et longues complètement impossible.

Le type 2 comprend les cas où a) la voyelle reçoit volontairement une durée plus
grande que dans le type 1 (devant la même consonne que dans le type 1), b) sans que le
timbre de la voyelle change bien perceptiblement. Exemples: les [ɛ] de maître (souvent
prononcé plus long que dans mètre ou mettre), tête (tette), fête (faite), bête (bette),
l'être (lettre), bêle (belle), aile (elle), reine (renne), etc. Les [ɛ] de tels mots doivent leur
durée additionnelle à la chute d'un son subséquent vers le XIVe siècle (tête, du latin
testa, ancien français teste), ou à l'analogie d'une telle chute (aile, du latin ala, ancien
français ele).

Nous n'avons cité que des exemples dans lesquels la durée rend possible une
distinction de sens. Il y en a des douzaines d'autres en ê, ai, et ei, où l'[ɛ] est passible
de faire entendre une durée additionnelle: pêche, frêle, chêne, etc., faible, aide, aime,
haine, baisse, etc., peigne, pleine, seigle, etc., mais ici les phonéticiens sont moins
d'accord sur le choix des mots et le degré de stabilité.

En général, cette durée additionnelle est fort instable. La majorité des Français ne
l'observent que dans l'énonciation soignée.

Le type 3 comprend les cas où a) la voyelle reçoit volontairement une durée plus
grande que dans le type 1, b) accompagnée d'une différence de timbre. Ce sont
seulement les a dits postérieurs qui sont en jeu ici. Dans l'énonciation soignée de la
106classe cultivée, les a de tâche, lâche, pâte, mâle, l'âme, châsse, tas, las, sont plus longs
que ceux de tache, lache, patte, malle, lame, chasse, ta, . C'est là une opposition
durative légèrement plus stable que celle du type 2, peut-être parce qu'elle a un plus
grand rendement.

La différence de timbre qui accompagne celle de durée, c'est-à-dire le degré auquel
la langue est plus retirée vers le fond de la bouche pour a postérieur, est très variable:
dans les milieux cultivés, les deux a sont très proches l'un de l'autre; dans le parisien
populaire des faubourgs, par contre, l'a de patte est très antérieur et celui de pâte très
postérieur. Mais quelle que soit l'accentuation de la différence de timbre, il existe là en
français une corrélation entre le timbre et la durée: a antérieur tend à être plus bref
(durée du type 1) et a postérieur plus long. C'est à cause de cette corrélation que
lorsque, au cours du XVIIIe siècle, les a longs et postérieurs des première et deuxième
personnes du pluriel du passé simple, comme donnâmes, donnâtes, sont devenus brefs
par analogie avec les formes en îmes, îtes, ils ne tardèrent pas à prendre, de plus, le
timbre antérieur. On dit aujourd'hui sans exception [dɔnam dɔnat] avec des a brefs et
antérieurs, malgré les accents circonflexes.

La durée additionnelle des a postérieurs est presque toujours due à la disparition
d'un son subséquent vers le XIVe siècle: pâte, âme, âge, de l'ancien français paste,
anme, eage; et l'allongement de la voyelle a été suivi par la postériorisation: [anm —
a:m — ɑ:m]. Il semble donc que, même aujourd'hui, ce soit la durée qui conditionne
le timbre et non l'inverse.

Le type 4 comprend les cas où a) la voyelle reçoit involontairement une durée plus
grande que dans le type 1, b) accompagnée d'un changement de timbre — d'oral en
nasal. Sont enjeu, ici, toutes les voyelles nasales en syllabe fermée (devant consonne
prononcée dans la même syllabe). Les voyelles de mince, monde, banque, humble,
sont bien plus longues que celles de messe, mode, bac, meuble. Historiquement, on
peut attribuer la durée supplémentaire, comme dans les types 2 et 3, à la chute d'un
son subséquent — ici la consonne nasale subséquente: [mõnd — mɔ̃ːd]. Mais on peut
se demander pourquoi cette durée additionnelle se conserve si bien, depuis des siècles,
dans la voyelle nasale en syllable fermée. En syllable ouverte, en effet, la durée
additionnelle de la voyelle nasale a eu bientôt disparu après l'amuissement de la
consonne: bon n'est pas plus long que beau; lin que laid. Et la durée de ce type 4 est
bien plus stable que celle des types 2 et 3. Nous verrons plus loin que c'est sans doute
dû à l'incompatibilité qui existe dans les habitudes articulatoires du français entre le
timbre nasal et la syllabation fermée orale. Mais cela sera plus facile à formuler
lorsque le type 5 aura été examiné.

Le type 5 comprend les cas où a) la voyelle reçoit involontairement une durée plus
grande que dans le type 1, b) accompagnée d'un changement de timbre — de mi-ouvert
à mi-fermé. Sont en jeu ici tous les [o] et [ø] fermés en syllabe fermée. Dans paume
[poːm], il jeûne [ʒø:n], la voyelle est non seulement plus fermée que dans pomme
[pɔm], jeune [ʒœn], elle est aussi nettement plus longue. Et cela sans exceptions. Les
paires de mots qui se distinguent ainsi le mettent bien en évidence: dans chacune des
107oppositions ci-dessous, la voyelle fermée est plus longue que la voyelle ouverte, bien
que l'influence consonantique subséquente soit la même.

pomme | paume | [pɔm] | [poːm]

homme | heaume | [ɔm] | [oːm]

comme | Côme | [kɔm] | [koːm]

bonne | Beaune | [bɔn] | [boːn]

sonne | Saône | [sɔn] | [soːn]

cosse | causse | [kɔs] | [koːs]

os | hausse | [ɔs] | [oːs]

bosse | Beauce | [bɔs] | [boːs]

sotte | saute | [sɔt] | [soːt]

cote | côte | [kɔt] | [koːt]

hotte | hôte | [ɔt] | [oːt]

sole | saule | [sɔl] | [soːl]

molle | môle | [mɔl] | [moːl]

Paul | pôle | [pɔl] | [poːl]

roc | rauque | [rɔk] | [roːk]

notre | nôtre | [nɔtr] | [noːtr]

ode | Aude | [ɔd] | [oːd]

rode | rôde | [rɔd] | [roːd]

il est jeune | il jeûne [ʒœn] | [ʒøːn]

ils veulent | il est veule | [vœl] | [vøːl]

Il faut dire que ce n'est pas tout le monde, dans le français du Nord, qui prononce
jeûne et veule avec une voyelle fermée. Dans l'investigation de Martinet (La Prononciation
du français contemporain
, Paris, Droz, 1945, p. 134), 71% des sujets fermaient
l'eu de jeûne et 60% fermaient l'eu de veule. Mais tous ceux qui fermaient la voyelle
l'allongeaient aussi, bien qu'ils n'aient pas toujours été capables de s'en rendre
compte.

En dehors des paires distinctives ci-dessus, cette durée additionnelle (par rapport au
type 1) s'étend à des centaines d'autres [o] et [ø] en syllabe fermée, grosse, zone,
chauffe, sauge, alcôve, aube, arôme, atome, meule, meute, émeute, neutre, pleutre,
feutre, il beugle, il meugle, berceuse, creuse, heureuse, etc.

Historiquement, la durée s'explique généralement ici, comme dans les types 2, 3, 4,
par la chute d'un son subséquent (aube, du latin alba, côte, du latin costa), mais nombreux
sont les cas d'analogie (rôle, du latin médiéval rotulu, qui devient régulièrement
rôle en ancien français) ou d'influence de l'orthographe, rétablie d'après le latin
(pauvre, du latin pauper, qui donne en ancien français povre).

Retenons bien que dans le type 5, comme dans le type 4, la durée n'est pas distinctive;
seul le timbre est distinctif. On peut le vérifier en allongeant la voyelle de pomme
et en abrégeant celle de paume: le premier mot se comprend quand même apple et le
second palm.

Résumons les caratéristiques des cinq types:

Type 1: cause mécanique; aucune cause historique, analogique, ou orthographique.108

Types 2, 3, 4, 5: des causes historiques (inactives), analogiques et orthographiques
(actives).

Types 2, 3: durée volontaire, distinctive, instable.

Types 1, 4, 5: durée involontaire, non-distinctive, stable.

Attachons-nous maintenant à expliquer la stabilité de la durée vocalique additionnelle
dans le type 5.

La possibilité de cause historique doit être éliminée puisque les types 2 et 3, dont la
durée est distinctive et instable, ont une source historique aussi bien que les types 4 et
5, dont la durée est non-distinctive et stable.

Nous remarquons d'autre part que le type 5 partage plusieurs caractéristiques avec
le type 1: durée involontaire, non-distinctive et stable. Or nous savons que, dans le
type 1, la cause des variations de durée est mécanique. Cela nous permet d'admettre
que toute durée stable doit avoir une cause mécanique en français. Cherchons donc
aussi pour le type 5 une cause mécanique. Nous en trouvons une dans ce que les
philologues ont baptisé la “Loi de Position” — loi articulatoire qui veut qu'en syllabe
ouverte une voyelle moyenne tende à se fermer : j'ai, peut, sot [ʒe pø so] et en syllabe
fermée à s'ouvrir : j'aime, peuvent, sotte [ʒɛm pœv sɔt]. Ainsi quand un enfant récite
l'alphabet, il prononce f, l, m, n, s [ɛf ɛl ɛm ɛn ɛs] avec des [ɛ] ouverts parce que la
syllabe est fermée (entravée), et b, c, d, g, p [be se de ʒe pe] avec des [e] fermés parce
que la syllabe est ouverte (libre). Cette loi est si profondément ancrée dans les habitudes
articulatoires du français qu'elle surmonte même l'influence orthographique
des accents: dépêchons-nous [depeʃɔ̃nu] a un [e] fermé malgré l'accent circonflexe parce
que la syllabe est libre; cédera [sɛdra] a un [ɛ] ouvert malgré l'accent aigu parce que
la syllabe cède est entravée.

Appliquons cette loi au type 5. Pomme s'y soumet — sa voyelle ouverte [ɔ] est
entravée (suivie d'une consonne prononcée dans la même syllabe) comme le demande
la Loi de Position. Et sa durée vocalique est normale. Mais paume ne s'y soumet pas —
sa voyelle fermée [o] est entravée, tandis que la Loi de Position exige qu'une voyelle
fermée soit libre. Ainsi l'[o] fermé de paume, afin de s'accorder avec la Loi de Position
et les habitudes articulatoires du français, tend à se rendre “libre,” à ouvrir la syllabe,
c'est-à-dire à repousser l'[m] vers une syllabe suivante: [po—m]. C'est cela qui
allonge la voyelle [o].

C'est donc son désaccord avec la Loi de Position qui donnerait à l'[o] de paume
son surcroît de durée par rapport à l'[ɔ] de pomme. Et tous les [o] et [ø] en syllabe
fermée seraient ainsi plus longs que les [ɔ] et [œ] en syllabe fermée. Voilà l'explication
que nous offrons.

La stabilité de la durée additionnelle des voyelles nasales en syllabe fermée peut
s'expliquer d'une manière quelque peu analogue. Elle serait due à la difficulté qu'il y a à
faire suivre une voyelle nasale par une consonne orale dans la même syllabe: [lɑ̃g]. La
voyelle, pour rester distinctement nasale, exige de rester “libre”; elle repousse donc la
consonne subséquente vers une syllabe suivante — d'où l'allongement vocalique: [lɑ̃ːg].109

Conclusion

En comparant les divers types de variations de durée vocalique en français, nous
avons découvert un phénomène surprenant: les durées qui peuvent avoir un rôle
distinctif (types mettre/maître, patte/pâte) sont instables, et celles qui n'ont pas de
rôle distinctif (types sec/sève, mode/monde, pomme/paume) sont stables. Ayant établi
que les durées stables semblaient avoir une cause mécanique, nous avons proposé
d'expliquer la stabilité des différences de durée du type pomme/paume [pɔm poːm] par
la nécessité qu'ont certaines voyelles françaises de se soumettre à la Loi de Position.
Si la voyelle de paume — voyelle fermée et entravée, contrairement à la Loi de Position
— tend à se rendre “libre”, c'est-à-dire à repousser la consonne fermante vers une
syllabe suivante et par suite à s'allonger, c'est afin de rétablir l'accord, exigé par la
Loi de Position, entre le timbre vocalique et le type de syllabe.110

1* Déjà publié dans The French Review, XXXII, 6 (May, 1959), pp. 547-552.