CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T14

Durée consciente et durée inconsciente
des voyelles *1

Notre étude en cours sur la durée des voyelles en français fournit les données suivantes
pour ɛ accentué en fin de phrase:

dans le mot cep … 14,2 centièmes de seconde

dans le mot serre … 42,6 cs

dans le mot maître … 32,4 cs

dans le mot mètre … 19,8 cs 12

Les différences de timbre entre ces quatre ɛ ne constituent que des nuances et sont
très insuffisantes pour servir à les distinguer phonologiquement.

Les différences de durée, au contraire, sont fort marquées. En se basant dessus, on
serait tenté de classer l'ɛ de serre (42) avec l'ɛ de maître (32) plutôt qu'avec l'ɛ de cep
(14). Ce serait une erreur et nous nous proposons de montrer pourquoi.

On sait que, pour les phonologues de Prague, 23 la différence de durée entre les ɛ
intenses de serre (42) et cep (14) ne constitue pas une opposition phonologique, mais
seulement une variation extraphonologique qui est de caractère combinatoire parce
qu'elle dépend de la nature de la consonne subséquente.

La différence de durée entre les ɛ intenses de maîtres (32) et mètre (19), 34 bien que
considérablement moindre, constitue, par contre, une opposition phonologique. On
la nomme corrélation parce que les deux phonèmes en question sont étroitement
apparentés et parce qu'ils se distinguent par la présence ou l'absence d'un caractère
nettement perçu par chacun.

Ce caractère est absent dans mètre et il est présent dans maître. Comment le définir?
Dire que c'est une durée additionnelle n'est pas suffisant, car, à la rigueur, la différence
de durée entre les ɛ de serre (42) et cep (14) pourrait aussi se nommer additionnelle.
Or le caractère que nous cherchons à définir ne doit pas plus se trouver dans
120l'ɛ de serre que dans celui de sec ou de mètre. Il faut l'appeler une durée additionnelle
consciente, c'est-à-dire une durée qui s'ajoute consciemment à la durée inconsciente
de mètre.

Nous disons que la durée de l'ɛ de mètre, comme celle des ɛ de serre et cep, est
inconsciente parce qu'elle dépend (seulement) du jeu instinctif et mécanique des
muscles qui articulent la (ou les) consonne subséquente. L'effort articulatoire qui
produit l'ɛ est absolument le même pour cep (14) que pour serre (42) et mètre (19)
(toutes autres conditions restant égales), mais les résultats sont différents à cause de
l'influence plus ou moins abrégeante ou allongeante des consonnes qui suivent.
M. N. S. Troubetzkoy exprimerait sans doute cela en disant que les ɛ de ces trois
mots sont des intentions phoniques égales. 45

Au contraire, quand on oppose mètre (19) à maître (32), on ne peut plus parler de
même effort articulatoire pour les deux ɛ car l'influence des consonnes qui suivent est
la même et les durées ne sont pas égales. Pour que l'ɛ de maître soit plus long que
celui de mètre, il faut donc qu'à l'effort articulatoire inconscient de l'ɛ de mètre, il
s'ajoute un supplément d'effort articulatoire qui est conscient puisqu'il n'obéit plus
aux effets mécaniques de l'articulation consonantique subséquente.

Ce supplément conscient de durée permet d'appeler la durée totale de l'ɛ de maître
consciente.

On comprend donc que l'ɛ de serre (42) dont la durée est inconsciente ne puisse
être classé avec l'ɛ de maître (32) dont la durée est consciente, mais appartienne au
même phonème que l'ɛ de cep (14), malgré la forte différence de durée, parce que la
durée de ce dernier s est aussi inconsciente.121

1* Déjà publié dans The French Review, XII, 1 (October, 1938), pp. 49-50.

21 Chaque nombre représente la moyenne de cinq enregistrements faits à intervalles d'au moins
plusieurs jours par un même sujet parlant. On trouvera ci-dessous la durée des ɛ pour les cinq enregistrements
de chaque mot: cep (13, 14, 14, 15, 15), serre (41, 41, 42, 43, 46), maître (31, 32, 32, 32
35), mètre (16, 18, 20, 21, 24).

32 Cf. G. Gougenheim, Eléments de phonologie française (Paris, Les Belles Lettres, 1935).

43 Nous admettrons provisoirement que l'opposition mètre-maître soit suffisamment répandue en
français pour qu'on puisse la ranger parmi les oppositions phonologiques.

54 Cf. R.-M. S. Heffner, “The program of the Prague Phonologists”, American Speech, XI, 108-190.