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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T20

Tendances de coupe syllabique en français *1

Nous ne nous occuperons, dans cet article, que des groupes intervocaliques de deux
consonnes (exemple: aspect).

“La structure syllabique n'est pas quelque chose d'absolument fixe en français”,
dit M. Gougenheim en se plaçant du point de vue phonologique. 12 Il va de soi que ce
manque de fixité s'attribue aussi bien à la coupe syllabique. On ne s'étonnera donc
pas de ce que les traités qui ont affaire avec la description phonétique du français
évitent parfois ce sujet et que ceux qui en parlent soient rarement d'accord. Nous
n'avons pas la prétention de trancher définitivement la question mais simplement
d'établir les tendances les plus apparentes de coupe syllabique en français moderne.
Dans ce but, nous avons relevé des exemples de tous les groupes intervocaliques de
deux consonnes qui peuvent se trouver dans la langue française et nous les avons
assemblés dans le tableau I qui suit.

Les mots dans lesquels les deux consonnes se succèdent orthographiquement
(exemple: doublé) ont été choisis de préférence; ils sont soulignés sur le tableau. A
défaut de tels mots, on a choisi ceux dans lesquels un e instable sépare orthographiquement
les deux consonnes 23 (exemple: enveloppe). A défaut de mots simples on a pris
des mots composés (pince-nez). Et à défaut de ces derniers, on a relevé des suites de
mots qui se trouvent facilement en contact dans le même groupe rythmique (chauffe-nous). 34150

On sait que les seuls groupes qui soient anciens, à l'intérieur des mots, sont les
groupes séparables: r + consonne, 45 et les groupes inséparables: occlusive ou fricative
labio-dentale + liquide. Mais beaucoup d'autres groupes ont été introduits, soit par
emprunt ou formation savante, soit par la chute d'un e instable entre deux consonnes. 56
De plus, beaucoup de groupes, qui n'existent pas à l'intérieur des mots, se trouvent,
dans des conditions phonétiques semblables, à l'intérieur de groupes rythmiques.
Cependant il ne sera pas nécessaire de remplir toutes les cases du tableau: lorsque le
groupe ne contient pas de sonante (semi-consonne, nasale ou liquide), l'assimilation
sourde-sonore est assez forte pour que le groupe donne l'impression acoustique soit
de deux sonores soit de deux sourdes. Nous avons donc alors laissé vides les cases
dans lesquelles une sourde et une sonore se rencontrent.

Les groupes dont la deuxième est une nasale mouillée ne se trouvent pas en français,
même dans l'union de deux mots, sauf pour rɲ.

Du point de vue phonétique, les deux consonnes d'un groupe intervocalique de
consonnes appartiennent à la même syllabe quand la première a une tension croissante
(a-pprend). La coupe syllabique se fait alors entre la voyelle qui précède et la première
consonne du groupe. Au contraire, lorsque la première consonne a une tension décroissante,
la coupe syllabique se fait entre les deux consonnes (ar-pent), car la deuxième
a toujours une tension croissante. 67

Lorsque la première consonne est à tension croissante, c'est cette consonne qui
attire la plus forte dépense d'énergie articulatoire. Mais si cette première est à tension
décroissante c'est sur la deuxième que se porte la plus forte dépense d'énergie articulatoire.
L'effort articulatoire n'est pas le même pour les deux consonnes. Il se
porte toujours sur l'une plus que sur l'autre et cela peut se distinguer assez facilement
sans l'aide des instruments (com-pris, cour-ber; a-ptitude, ap-titude).

On s'appuiera donc sur le principe suivant:

Si l'effort articulatoire dominant se porte sur la première consonne, c'est qu'elle a
une tension croissante et que la coupe syllabique se fait avant les deux consonnes.

Si, au contraire, l'effort articulatoire dominant va à la deuxième consonne, c'est
que la première a une tension décroissante et que la coupe syllabique se fait entre les
deux consonnes.

L'application pratique de ce principe au tableau I nous a permis d'établir le tableau
151qui expose les tendances de coupe syllabique pour les groupes intervocaliques de
consonnes (Tableau II). Expliquons ce Tableau II.

Les groupes dans lesquels les deux consonnes ont tendance à appartenir à la même
syllabe sont précédés d'un tiret (-pr); ceux dont les deux consonnes tendent à faire
partie de deux syllabes différentes ont un tiret entre les deux consonnes (r-p); et ceux
dont les tendances sont peu marquées dans un sens ou dans l'autre n'ont pas de tiret
(mn).

Les groupes du premier genre se trouvent dans la région nord-ouest, ceux du
deuxième dans la région sud-est et ceux du troisième aux environs de la diagonale
sud-ouest/nord-est.

La tendance à l'union des deux consonnes est généralement d'autant plus marquée
que le groupe est plus près du nord-ouest; et inversement la tendance à la séparation
est d'autant plus accentuée que le groupe est plus près du sud-est. C'est ainsi que les
groupes -pr et r-p, qui occupent les coins diagonalement opposés, sont exemplaires
des tendances extrêmes à l'union et à la séparation.

Le tableau se divise de lui-même en formes géométriques qui en faciliteront l'examen:
une équerre (numéros 1 et 2 sur le schéma du bas), une croix (5, 10, 7, 4, 8) et
quatre rectangles (3, 9, 11, 6). Nous ne comptons pas les trois colonnes de gauche
(consonne — semi-consonne) comme faisant partie du tableau.

Dans l'équerre se trouvent les groupes qui ont une liquide ou une nasale mouillée
pour première consonne (branche horizontale) ou pour deuxième consonne (branche
perpendiculaire).

Dans la croix, on a les groupes qui ont une nasale pour première consonne (horizontalement)
ou pour deuxième consonne (perpendiculairement).

Dans les rectangles, on a les groupes formés d'occlusives, de fricatives, ou des deux.

Mais, indiquer le sens de la tension, ou distinguer sur laquelle des deux consonnes
se porte l'effort articulatoire dominant, ce n'est pas expliquer pourquoi la coupe
syllabique se fait ici plutôt que là.

Nous avons cherché à réunir les principes qui gouvernent la syllabation phonétique
des groupes qui nous intéressent, et nous en exposons six dont les trois premiers sont
de beaucoup les plus importants.

1. Différence d'aperture

1. Différence d'aperture: Le fait que la première consonne a une aperture plus petite
que la deuxième favorise l'union des deux consonnes (a-ppris); et inversement (hardie).

F. de Saussure s'étend passablement sur l'importance du degré d'aperture dans la
consécution des explosions et des implosions. 78 Il faut citer au moins cette phrase du
chapitre sur le phonème dans la chaîne parlée: “Deux explosions peuvent se produire
consécutivement; mais si la seconde appartient à un phonème d'aperture moindre ou
d'aperture égale, on n'aura pas la sensation acoustique d'unité qu'on trouvera dans
le cas contraire …” 89 Bien qu'il ne considère que l'aperture, il prévoit qu'il ne faut pas152

tableau Nord | Ouest | Est

Tableau Iinsert

tableau Nord | Ouest | Est

Tableau IIinsert

s'arrêter là: “Ici par une simplification voulue, on ne considère dans le phonème que
son degré d'aperture, sans tenir compte ni du lieu, ni du caractère particulier de
l'articulation (si c'est une sourde ou une sonore, une vibrante ou une latérale, etc.).
Les conclusions tirées du principe unique de l'aperture ne peuvent donc pas s'appliquer
à tous les cas réels sans exception”. 910

M. Grammont distingue cinq degrés d'aperture pour les consonnes simples en
général, 1011 ce qui groupe les consonnes françaises de la manière suivante:
degré zéro: p, b, t, d, k, g;
degré 1: f, v, s, z, ʃ, ʒ;
degré 2: m, n, ɲ;
degré 3: l, r;
degré 4: j, w, ɥ.

C'est l'ordre que nous avons suivi de haut en bas et de droite à gauche dans l'organisation
du tableau, excepté pour les nasales m et n 1112 que nous avons placées entre
les occlusives et les fricatives. Cette place leur convient mieux, surtout quand elles
font partie d'un groupe consonantique.

Le principe de la différence d'aperture est le plus important des six. Son application
seule suffirait à expliquer tout le tableau en général et la plupart des cas en particulier.
Ainsi les groupes qui ne sont classés ni comme unis ni comme séparés sont ceux dans
lesquels les deux consonnes n'ont pas ou ont peu de différence d'aperture (afsa, adga,
amna, aʒla) et ceux dont l'union ou la séparation est marquée de la façon la plus
claire sont les groupes dans lesquels la différence entre l'aperture des deux consonnes
est la plus forte (apra, atra, akra; arpa, arta, arka).

2. Différence de force d'articulation

2. Différence de force d'articulation: Le fait que la première consonne a une force
d'articulation supérieure à la deuxième favorise l'union des deux consonnes (a-ppris);
et inversement (har-pie).

D'après notre étude en cours sur la durée des voyelles, on peut distinguer cinq
degrés de force d'articulation pour les consonnes simples finales. 1213
degré 1: k, t, p;
degré 2: f, l;
degré 3: n, m, s, ʃ, g, d, b;
degré 4: ɲ, j;
degré 5: v, ʒ, z, r.

Mais la force d'articulation peut varier sensiblement quand la consonne fait partie
153d'un groupe; nous ne pouvons donc nous appuyer sur ce classement que d'une
manière très générale. 1314

Ce deuxième principe s'applique aussi au tableau dans son ensemble; mais la force
d'articulation étant en général d'autant plus grande que l'aperture est plus petite, son
application est inverse de celle du premier principe dans les sections nord-ouest et
sud-est du tableau. Elle reste la même autour de la diagonale sud-ouest/nord-est.

Les groupes les plus unis sont ceux pour lesquels la force d'articulation de la première
consonne est nettement supérieure à celle de la seconde (pr, tr, kr); les groupes
les moins unis, ceux dans lesquels la force d'articulation de la première consonne est
nettement inférieure à celle de la deuxième consonne (rp, rt, rk); et les groupes sans
tendance bien dominante, ceux pour lesquels la différence de force d'articulation est
faible ou négligeable (fs, mn, pt).

Ce deuxième principe contribue aussi à expliquer des cas particuliers du tableau:
Si on peut classer les liquides r et l dans le même groupe du point de vue des
apertures (ce qui n'est d'ailleurs qu'approximatif), on ne peut certes pas le faire du
point de vue des forces d'articulation. Dans cette classification, nous l'avons vu, l est
nettement supérieur à r. Ainsi, la prononciation -lr est possible surtout à cause de la
force d'articulation inférieure de la deuxième consonne; mais dans le groupe inverse
r-l, le fait que c'est la première consonne qui a la plus petite force d'articulation
contribue à séparer les consonnes.

On peut encore comprendre, d'après ce deuxième principe, que les groupes qui se
terminent par l (apla, avla) aient une moins forte tendance à l'union que ceux qui se
terminent par r (apra, avra); et que ceux dont la première est une sourde (akra, afla)
aient une plus forte tendance à l'union que ceux dont la première est une sonore
(agra, avla).

3. Loi du moindre effort

3. Loi du moindre effort: La loi du moindre effort joue un rôle qui favorise la
séparation des consonnes, car, abstraction faite des autres influences, il est plus aisé
de séparer les consonnes que de les prononcer ensemble. (L'application de ce principe
est d'autant plus perceptible que l'aperture des consonnes est plus grande). De la
sorte, s'il est nécessaire, entre autres conditions, pour que les deux consonnes soient
nettement inséparables, que la première ait une aperture bien inférieure à la deuxième,
il n'est pas nécessaire, pour que les deux consonnes soient nettement séparables, que
la première ait une aperture supérieure à la deuxième d'une manière aussi marquée.
Cela contribue à expliquer les exemples suivants: la séparation dans orné est plus
marquée que l'union dans minerai; la séparation dans parlé est plus marquée que
l'union dans galerie; et la séparation est plus marquée dans les groupes liquide-fricative
(argent) que l'union dans les groupes fricative-liquide (lingerie).

4. Direction de la suite des mouvements articulatoires

4. Direction de la suite des mouvements articulatoires: Si le lieu d'articulation de la
deuxième consonne est plus en arrière que celui de la première (direction avant-arrière),
154l'union des deux consonnes s'en trouve favorisée car cela rend plus commode
la mise en place des organes pour la deuxième consonne pendant l'articulation de la
première; et inversement. L'effet de ce principe se voit en comparant les groupes qui
sont de part et d'autre de la diagonale sud-ouest/nord-est et dont les deux consonnes
ont même aperture. Ainsi l'union est plus favorisée dans amna que dans anma, dans
apta que dans atpa, dans afsa que dans asfa, dans alra que dans arla.

Ce principe contribue aussi à l'explication d'ensemble du tableau dont les coins
nord-ouest et sud-est représentent les extrêmes: -pr, -br sont des suites d'articulation
“avant-arrière”; r-p, r-b sont des suites d'articulation “arrière-avant”.

5. Distance des lieux d'articulation

5. Distance des lieux d'articulation: La proximité des lieux d'articulation des deux
consonnes favorise leur union; et inversement. Exemples: en ce qui concerne les deux
consonnes, apta est plus uni que akta, akra que apra, aa que akfa, agda que agba,
apfa que akfa, atsa que aksa.

Cependant il faut excepter les groupes dans lesquels les deux articulations proches
se gênent mutuellement parce qu'elles font emploi des mêmes organes, sans, en même
temps, être assez différentes de caractère. Exemples: asʃa, aʃsa, aɲna. C'est surtout
le cas pour les groupes où une occlusive est suivie d'une nasale dont l'articulation
labiale ou dentale est la même que celle de l'occlusive, à condition que l'explosion de
l'occlusive soit buccale (ce qui est rare). Exemples: abma, adna.

6. Place des consonnes par rapport à l'accent

6. Place des consonnes par rapport à l'accent: Le fait que la voyelle qui suit n'est
pas sous l'accent de groupe favorise l'union des deux consonnes; et inversement. 1415
Ce principe n'intéresse que les groupes sans tendance bien déterminée. Exemples:

gagnera tout | il gagnera

aptitude | adapté

disloqué | disloque

enveloppé | enveloppe

blasphémer | blasphème

Nous pouvons maintenant passer à l'explication de chacune des parties du tableau
II à l'aide des six principes qui précèdent et de quelques remarques complémentaires.

(0) Le rectangle perpendiculaire, à gauche et en dehors du tableau même, contient
les groupes terminés par une semi-consonne (ou semi-voyelle ou encore voyelle à
tension croissante, dite voyelle ouvrante).

Tous ces groupes sont unis, ce qui se comprend par le premier principe: l'aperture
de la première consonne est toujours nettement plus petite que celle de la deuxième,
cette dernière consonne étant dans tous les cas à aperture maximum.155

Cependant l'union est moins claire au bas du rectangle qu'au haut, la différence
d'aperture y étant réduite. Elle est moins claire aussi dans la colonne qui a pour semi-consonne
un j que dans les deux autres, l'articulation du j étant sans doute plus forte
que celle du w ou du ɥ (principe 2). Le principe 2 s'oppose aussi à l'union (mais sans
grand effet) dans les groupes où le j est précédé d'une fricative sonore ou d'un r. 1516

Le cas de rj, groupe dans lequel la différence de force d'articulation opposée à
l'union à son maximum pour cette colonne, présente de plus une particularité d'articulation
qui, comme le principe 2, s'oppose à l'union: la langue ne peut absolument
pas se mettre en position pour le j pendant l'articulation de l'r. Qu'on nous permette
une parenthèse pour faire remarquer que c'est principalement là qu'il faut chercher
l'explication de la difficulté d'articulation des groupes trja, prja, dont parle de Saussure:
“… dans un groupe comme trja les trois premiers éléments peuvent difficilement
se prononcer sans rupture de chaîne: trja (à moins que le j ne se fonde avec l'r en le
palatalisant); pourtant ces trois éléments t r j forment un chaînon explosif parfait.. .” 1617

(1) La branche perpendiculaire de l'équerre: consonne + liquide (sauf rl), lue de
haut en bas, offre d'abord des groupes nettement inséparables, remarquables par la
petite aperture de la première consonne et la grande aperture de la deuxième. A
mesure qu'on descend, la différence d'aperture diminue et les groupes deviennent de
moins en moins unis.

Les seuls groupes qu'on puisse vraiment appeler inséparables sont ceux qui ont
pour première consonne une occlusive (aperture zéro). Ceux qui commencent par une
nasale ou une fricative labio-dentale, bien qu'étant moins unis, ont encore cette
tendance d'une manière dominante. Ceux qui commencent par une fricative autre que
labio-dentale ou par une mouillée n'appartiennent nettement ni aux groupes unis ni
aux groupes séparés. Il est vrai que, dans ces derniers groupes, le principe de la
différence d'aperture s'applique encore, mais il est fortement neutralisé par le principe
3 du moindre effort; et aussi par le principe 2 de la différence d'articulation, spécialement
pour les groupes où l est précédé d'une sonore.

Enfin, dans le groupe lr, le principe 3 du moindre effort, qui a ici son application
maximum à cause de la grande aperture des deux consonnes, tendrait à les séparer,
mais les principes 2 (force d'articulation supérieure d'l) et 4 (sens avant-arrière de la
suite des mouvements articulatoires) tendent à le neutraliser, ce qui explique la possibilité
de ne pas séparer les deux liquides dans cet ordre. Dans l'ordre inverse: rl, il
est naturel que la séparation soit nette puisque les principes 2 (force d'articulation
inférieure d'r) et 4 (sens arrière-avant) secondent le principe 3 (moindre effort) au
lieu de s'y opposer.

(2) La branche horizontale de l'équerre (liquide ou mouillée + consonne) ne contient
que des groupes nettement séparables, mais qui le sont d'autant plus qu'ils
s'approchent plus de la droite.

Nous venons de parler de la séparation dans le groupe rl.156

Dans tous les autres, le principe 1 (grande aperture de la première consonne, bien
que pas maximum pour ɲ) suffirait à assurer la séparation. Il est partout renforcé par
le principe 3 (moindre effort); et le principe 2 contribue à rendre compte du fait que
la séparation est moins marquée dans les groupes dont la première est l ou ɲ, et dans
ceux dont la seconde est une sonore.

(3) Les groupes du rectangle nord-ouest (occlusive + fricative) obéissent aux principes
1 et 2 qui s'unissent pour résister au principe 3: ils ont tous une petite différence
d'aperture et une différence de force d'articulation modérée, qui font dominer la
tendance à l'union; mais cette tendance serait plus nette sans l'effet inverse du principe
du moindre effort. 1718

(4) Les groupes de la branche ouest de la croix (nasale + fricative) ont une tendance
à l'union légèrement plus faible que les précédents, mais encore dominante.

L'application des mêmes principes est enjeu. Seul le principe 3 est opposé à l'union.
Les principes 1 et 2 y contribuent dans tous les groupes. Dans les cas de mf et nf, il
doit en être de même malgré la force d'articulation de l'f, car les nasales ont tendance
à se dénasaliser par assimilation régressive pour donner partiellement l'occlusive orale
du lieu d'articulation qui leur correspond, ce qui augmente la force d'articulation de
la première consonne. Ce n'est d'ailleurs pas le seul cas de formation épenthétique
de consonne orale dans cette section du tableau; il peut s'en trouver dans les autres
groupes aussi bien, ce qui favorise toujours l'union des consonnes.

(5) Les groupes de la branche nord de la croix (occlusive + nasale) ont pour tendance
bien dominante d'être unis. Il suffirait de l'expliquer par le principe 1, car la
différence d'aperture est très nette, mais il faut y ajouter le principe 2 à cause du
phénomène habituel entre occlusive et nasale, qui produit une explosion du voile du
palais vers le nez, cette explosion étant à forte articulation, surtout lorsque l'occlusive
est sonore.

(6) Les groupes du rectangle sud-est (fricative + occlusive) ont une tendance
dominante à se séparer, ce qui s'explique par les trois premiers principes: la différence
d'aperture favorise la séparation dans tous les groupes; la différence de force d'articulation
aussi; et à cela s'ajoute le principe du moindre effort.

(7) Les groupes de la branche sud de la croix (fricative + nasale) expliquent le fait
qu'ils sont séparables par les mêmes principes 1, 2 et 3, sauf pour les groupes fn et fm
où seuls les principes 1 et 3 agissent dans le sens de la séparation.

(8) Les groupes de la branche est de la croix (nasale + occlusive) obéissent tous
aux principes 1 et 3 et sont ainsi séparables. Le principe 2 contribue seulement à la
séparation des groupes qui se terminent par une sourde; et il s'oppose à la séparation
des groupes qui se terminent par une sonore, ce qui explique que la tendance à la
séparation soit plus forte chez les premiers que chez les derniers.

(9, 10, 11) Les groupes du rectangle sud-ouest (fricative + fricative), ceux du
157rectangle central de la croix (nasale + nasale) et ceux du rectangle nord-est (occlusive +
occlusive) n'ont pas de tendance dominante bien marquée.

Les deux consonnes ayant à peu près la même aperture et la même force d'articulation,
les principes 1 et 2 n'entrent pas enjeu. Le principe 3 (moindre effort) s'applique
peu aux groupes de fricatives, et pour ainsi dire pas aux groupes d'occlusives et aux
groupes de nasales. Mais c'est dans ces trois rectangles qu'intervient l'application du
principe 4: dans chacun, les groupes du nord-ouest, dont la suite des mouvements
articulatoires a la direction avant-arrière, ont moins de tendance à la séparation que
les groupes du sud-est, dont la suite des mouvements articulatoires a la direction
arrière-avant. 1819

Après cet essai pour déterminer les tendances de la syllabation française, il serait intéressant
de voir ce que disent à ce sujet les traités de phonétique ou de prononciation.
Sur vingt livres que nous avons sous la main, dix n'abordent pas le sujet. Ce sont
ceux des auteurs suivants: L. Bascan, 1920 Ch. Bruneau, 2021 B. Dumville, 2122 J. W. Jack, 2223
Macirone, 2324 Ph. Martinon, 2425 Kr. Nyrop, 2526 Abbé Rousselot et F. Laclotte, 2627 Ed.
Tilley, 2728 H. Van Daele. 2829 Les dix autres ne s'occupent que des cas où les deux consonnes
se succèdent orthographiquement à l'intérieur d'un mot (exemples soulignés
du tableau I). Leur générosité pour les groupes unis diffère considérablement, de
Roudet qui les réduit à douze (occlusive + liquide) à Grammont qui en compte cent
quinze (consonne + sonante). Les représentations schématiques qui suivent en facilitent
la comparaison. Qu'on les examine parallèlement à nos tableaux en tenant bien
compte du fait qu'ils ne s'appliquent qu'aux cases contenant des mots soulignés dans
le tableau I.158

“En français, la consonne simple et le groupe occlusive plus l ou r se rattachent à
la voyelle suivante; tout autre groupe de deux consonnes se partage entre la voyelle
précédente et la voyelle suivante”, dit L. Roudet. 2930 (figure 1).

image unis | séparés

Figure 1

E. Bourciez est du même avis: “… en français ce n'est pas seulement occlusive + r
qui forme un groupe inséparable (pa-trie, mais aussi occlusive + l (san-glot, ta-bleau).” 3031
(figure 2).

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Figure 2

J. Vidon-Varney présente une règle détaillée: “In words having a group of two
inseparable consonants, the division comes before the group of consonants. The groups
of inseparable consonants are: bl, br, cl, cr, dr, fl, fr, gl, gr, pl, pr, tr, vr: … When b,
c, d, g, k, l, p, r, or s precede another single consonant except l or r, … they belong
to the first syllable while the following consonant belongs to the second syllable” 3132
(figure 3).159

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Figure 3

O. Bond ajoute quelques groupes inséparables: “5. Two consonants are divided
(except groups in rule 6) … 6. Consonant groups formed of a consonant (other than
l , m, n, r, or s) plus l or r are not divided but go with the following vowel: …” 3233
(figure 4).

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Figure 4

MM. W. A. Nitze et E. H. Wilkins ont presque le même traitement: “a group of two
consonant sounds of which the first is an explosive or a fricative and the second is l
or r goes with the following vowel; any other group of two consonant sounds is
divided, the first going with the preceding vowel, and the second with the following
vowel” 3334 (figure 5).

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Figure 5

J. Geddes ajoute encore aux groupes unis: “If a single consonant is followed by l or r
(except rl as in par-lait), both are united with the following vowel. … Other groups
of two … consonants, when pronounced, are generally so divided that the first goes
with the preceding syllable, the second … with the following: …” 3435 (figure 6).160

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Figure 6

P. Genévrier est plus général: “Lorsqu'une voyelle est suivie de deux consonnes
différentes (qui ne sont pas la graphie d'une consonne simple comme -ch), elle demeure
unie, pour la prononciation, à la première des deux consonnes, la seconde se reliant
à la syllabe suivante: … Lorsque dans un groupe consonantique rentre comme second
élément une liquide (l ou r), ce groupe phonétiquement indissoluble se rattache tout
entier à la voyelle qui suit” 3536 (figure 7).

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Figure 7

G. G. Nicholson mentionne les semi-voyelles: “In groups of two … consonants of
which the last is a liquid: l, r, or a semi-vowel: w, ɥ, j, the two … form a syllable with
the vowel which follows: … the groups rl, lr form exceptions: … Similarly, where the
last consonant is neither a liquid or a semi-vowel the group will be divided between
the two syllables: …” 3637 (figure 8).

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Figure 8

P. Passy n'entre pas dans les détails: “Quand il y a deux consonnes à la limite des
syllabes, la limite se trouve généralement entre ces deux consonnes; … souvent même
161deux consonnes sont réunies à la voyelle qui suit, quand la deuxième est l, r, j, w, ɥ” 3738
(figure 9).

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Figure 9

Enfin M. Grammont ajoute aux groupes dont la deuxième est une liquide ou une
semi-voyelle, ceux dont la deuxième est une nasale: “Les groupes de consonnes dont
la seconde est une sonante appartiennent tout entiers à la même syllabe que la voyelle
suivante: … Les autres groupes sont séparés par la coupe des syllabes: …” 3839 Par
sonante, il entend j, w, ɥ, r, l, ɲ, n, m (figure 10).

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Figure 10

Tous les dix comprennent ps (capsule), (objet), bz (subsiste), bv (subvint),
(caoutchouc), (budget), dv (advint), ks (accent), (suggère), gz (exact), parmi les
groupes séparés; et, tandis qu'ici, fr, fl, vr, en font aussi partie, là, rl, , ln, lm, rn, rm,
sont rangés parmi les grouper unis. Dans l'ensemble, les nombreuses omissions dans
la catégorie des groupes unis s'expliquent par l'influence de la syllabation orthographique,
qui fait retourner à l'ancien français et au latin classique. Or, la description
phonétique de la langue d'aujourd'hui ne peut se faire qu'en considérant les sons
de cette langue même et non l'origine de ces sons.

Comme nous venons de citer des traités pédagogiques, il est peut-être utile de
rappeler, en terminant, que la coupe syllabique des groupes de deux consonnes ne
s'enseigne pas par des règles. On peut constater qu'elle est relativement fixe dans
certains cas, qu'elle a des tendances plus ou moins marquées dans d'autres, mais il
n'y a pas là de lois. Ce qu'il faut enseigner, c'est la bonne prononciation des consonnes,
qui dépend avant tout de la tension articulatoire propre au français. Si cette
prononciation est correcte, la séparation des syllabes sera tout naturellement ce
qu'elle doit être.162

1* Déjà publié dans PMLA, LV, 2 (June, 1940), pp. 579-595.

21 G. Gougenheim, Eléments de phonologie française (Paris, Les Belles Lettres, 1935), p. 94.

32 Nous croyons qu'il n'y a généralement pas de différence entre le groupe de deux consonnes sans e
instable et celui avec e instable entre les deux consonnes, pour un débit normal de conversation (cf.
P. Delattre, “L'e muet dans la coupe syllabique”, Le français moderne, VII, 154-159). D'autre part
nous sommes parfaitement d'accord avec M. Gougenheim quand il dit que l'e instable entre consonnes
à l'intérieur du mot peut “être prononcé dans certaines conditions stylistiques.” Gougenheim,
op. cit., p. 97.

43 La succession de mots dont l'un se termine par une consonne et le suivant commence par une
autre consonne offre généralement les mêmes conditions phonétiques de groupement consonantique
que les groupes de consonnes entre voyelles à l'intérieur du mot (couplet, coupe-les; serment, sers-m'en),
surtout si la voyelle n'est pas sous l'accent (complaisant, coupe-les-en). (Toutefois on peut
faire une différence, sans ralentir le débit, quand les deux consonnes sont à grande aperture, la
première présentant la moins grande: carrière, car hier; enroué, nord-ouest; en ruine, genre huit.)
Il n'en serait pas ainsi de la succession de mots dont le premier se terminerait par une voyelle ferme et
le deuxième commencerait par un groupe de consonnes: dans ce cas les deux consonnes auraient une
tendance plus prononcée qu'autrement à appartenir à la même syllabe (des spécimens, aspect; très
stable, costume; bien scandé, cascade; on remet, armée). Cf. Gougenheim, op. cit., p. 94; et P.
Delattre, “Le mot est-il une entité phonétique en français?” Le français moderne, VIII, 46-55. La
différence qu'a observée Mlle Durand entre le t à tension croissante de “petit orage” et le t à tension
décroissante de “petite orange” ne s'applique sans doute qu'au cas où le second mot commence par
une voyelle. Cf. M. Durand, Le genre grammatical en français parlé à Paris et dans la région parisienne
(Paris, Français Moderne, 1936), pp. 240-241.

54 Nous employons les signes phonétiques de l'alphabet phonétique international mais nous gardons
“r” pour l'articulation dite parisienne.

65 Cf. Gougenheim, op. cit., p. 96.

76 Cf. M. Grammont, Traité de phonétique (Paris, Delagrave, 1933), p. 102.

87 F. De Saussure, Cours de linguistique générale, 3e éd. (Paris, Payot, 1931), pp. 77-95.

98 Ibid., p. 84.

109 Ibid., p. 85, note 2.

1110 Grammont, op. cit., p. 99.

1211 Dans la suite de cet article, nous appellerons ɲ “nasale mouillée” ou simplement “mouillée” et
nous garderons le terme de “nasale” pour m et n.

1312 Nous basons ce classement sur les résultats obtenus jusqu'à présent dans notre étude en cours sur
la durée des voyelles. La force d'articulation d'une consonne simple étant inverse de la durée de la
voyelle qui précède, on pourra en juger par les données suivantes qui représentent en centièmes de
secondes la durée d'ɛ accentués devant chacune des consonnes simples: p(14), t(15), k(16), f(18),
l(21), n(23), m(25), s(24), ʃ(25), d(26), g(26), b(26), ɲ(28), j(3I), v(36), ʒ(37), z(38), r(42).

1413 La durée d'ɛ accentués devant les groupes de consonnes dont la première est un r est instructive à
ce sujet si on la compare à celle qu'on trouve devant les consonnes simples: rp(11), rt(12), rk(13),
rʃ(14), rs(16), rf(17), rm(18), rn(20), rɲ(22), rg(22), rb(23), rd(25), rv(26), rʒ(27), rl(27).

1514 Cf. les observations de Mlle Durand sur le t de désinence en enchaînement (non en liaison) dans
les groupes: petite anse (t à tension toujours croissante devant voyelle accentuée) et petite orange (t à
tension généralement décroissante devant voyelle inaccentuée). Bien que le cas soit différent, il y a un
rapprochement à faire: si la leçon des exemples de Mlle Durand peut s'appliquer à la deuxième
consonne des groupes qui nous intéressent, cette deuxième consonne est plus nettement à tension
croissante devant voyelle accentuée que devant voyelle inaccentuée, et dans ce cas l'effort articulatoire
se porte plus sur la deuxième consonne et moins sur la première, ce qui tend à les désunir; et inversement.
M. Durand, op. cit., pp. 240-241.

1615 D'après la note 12, la force d'articulation de j est supérieure à celles de r, z, ʒ ou v.

1716 De Saussure, op. cit., p. 85, note 2.

1817 Cf. les tracés très instructifs de Mlle Durand, qui montrent une tension croissante pour la première
consonne dans les groupes ts de “sept sous” et ks de “asphyxie”. M. Durand, Etude expérimentale
sur la durée des consonnes parisiennes
(Paris, Français Moderne, 1936), pp. 17 et 23.

1918 L'opinion de M. Grammont est que, dans le mot aptitude, la coupe syllabique entre les consonnes
est moins fréquente que la coupe avant les consonnes, les deux prononciations étant possibles en
français. Grammont, op. cit., pp. 100-101.

Les tracés de Mlle Durand confirment également nos vues. Le groupe pt du mot aptitude s'y trouve,
sur une même page, avec p à tension croissante et avec p à tension décroissante, pour deux sujets
parlants différents. Dans le groupe sf l's est à tension décroissante dans les tracés de “asphyxie” et de
“Alice file” par le même sujet. De même pour le groupe dp (ou presque tp) de “ne boude pas”, encore
par le même sujet, le d est à tension décroissante. Or ces deux derniers groupes sont dans la région
sud-est de leurs rectangles respectifs, sur le tableau H. Durand, op. cit., pp. 21, 23, et 25.

Enfin, il semble parfaitement possible (et c'est, si nous comprenons bien, l'opinion de Mlle Durand)
que le changement de direction de la tension musculaire se produise pendant l'articulation d'une des
consonnes. Si cela peut se confirmer, la coupe syllabique n'est nécessairement ni avant, ni entre les
deux consonnes d'un groupe. Cf. ibid., pp. 11-27.

2019 Manuel pratique de prononciation et de lecture françaises, 7e éd. (London, Dent and Sons, 1933).

2120 Manuel de phonétique pratique, 2e éd. (Paris, Berger-Levrault, 1931).

2221 Elements of French Pronunciation and Diction, 4e éd. (New York, Dutton).

2322 Manual of French Pronunciation and Diction (New York, Heath).

2423 French Phonetics (New York, Allyn and Bacon, 1921).

2524 Comment on prononce le français (Paris, Larousse, 1913).

2625 Manuel phonétique du français parlé, 4e éd. (New York, Stechert, 1925).

2726 Précis de prononciation française, 3e éd. (Paris, Didier, 1927).

2827 Aid to French Pronunciation (New York, Macmillan, 1929).

2928 Phonétique du français moderne (Paris, Colin, 1927).

3029 Eléments de phonétique générale (Paris, Welter, 1910), p. 191.

3130 Précis historique de phonétique française, 7e éd. (Paris, Klincksieck, 1930), p. 37.

3231 Pronunciation of French, Articulation and Intonation (Ann Arbor, Edwards Brothers, 1933),
pp. 85-86.

3332 The Sounds of French (University of Chicago Press, 1925), pp. 9-10.

3433 A Handbook of French Phonetics (New York, Henry Holt, 1913), p. 59.

3534 French Pronunciation (New York, Oxford University Press, 1913), p. 14.

3635 Précis de phonétique comparée française et anglaise et manuel de prononciation française à l'usage
des étudiants anglo-saxons
(Paris, Didier, 1927), pp. 48-49.

3736 A Practical Introduction to French Phonetics (London, Macmillan, 1909), pp. 72-73.

3837 Les sons du français, 11e éd. (Paris, Didier, 1929), p. 60.

3938 Traité pratique de prononciation française, 8e éd. (Paris, Delagrave, 1934), p. 101.