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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T21

L'aperture et la syllabation phonétique *1

La syllabation française des groupes de consonnes est loin d'être ce que la voudraient
les grammaires et les manuels de phonétique qui continuent à l'enseigner par la règle
traditionnelle “consonne plus liquide s'unissent; tous les autres groupes se divisent
entre les deux consonnes”. Cette règle, héritée du latin, était encore relativement juste
à la fin du moyen âge lorsqu'il n'y avait pas de groupe qui ne commence ou ne finisse
par une liquide, et que l'r était prononcé de la pointe de la langue (cf. l'espagnol
[parəte, aləgo] pour parte, algo). Aujourd'hui, par la chute de l'e muet qui rapproche
deux consonnes alors séparées, et par l'emprunt de quantités de mots, le français s'est
enrichi (hélas!) de nombreux groupes de consonnes sans liquides, qui prennent pied
dans la langue (deux fois hélas!) grâce à la tension articulatoire et surtout à l'influence
de l'orthographe (trois fois hélas!) qui combat victorieusement le génie phonétique
de la langue. Nyrop avait très bien vu cela quand il a écrit: “Il nous paraît que les
Français sont en train d'acquérir peu à peu une plus grande aptitude à prononcer des
groupes de consonnes qui étaient autrefois réservés aux gosiers germaniques” (Manuel
de phonétique du français parlé
, New York, Stechert, 1925, p. 73). Des phonéticiens
osés ont déjà admis quelques groupes sans liquides au rang des groupes unis: Nicolette
Pernot ajoute le groupe [ps] (absent) (Cours pratique de prononciation française,
Ann Arbor, Edwards Bros., 1943, p. 4). M. Grammont ajoute tous les groupes qui
se terminent par une nasale (exemples: admis, augmente, stagnant, hypnotique,
abnégation, technique, atmosphère, calomnie, démener, battement, lendemain, maintenant,
cadenas, déguenillé, nous tenons) (Traité pratique de prononciation française,
Paris, Delagrave, 1938, p. 101). Mais il y a beaucoup d'autres groupes sans liquides
en français, dans les mots (budget, caoutchouc, subvint, capsule, subsiste, objet,
advint, accent, exact, abdique, rupture, acteur, anecdote, galerie, blasphème, dépecer,
gabegie, vaudeville, rapetisse, paquetage, aqueduc, brodequin, diphtongue, presbyte,
masqué, transmis, taffetas, iceberg, troussequin, pansement, acheter, etc.), et dans
les phrases (c'n'est pas d'jeu, il gout'son vin, il n'y a plus d'soupe, etc.). Puisque la
règle traditionnelle est insuffisante pour couvrir tous les cas du français moderne,
nous proposons de chercher ici le principe qui est à la base de la syllabation phonétique
du français. Dans un article précédent (PMLA, LV, 2), nous en avions mentionné
six. Ici, pour ne pas nous éloigner du point de vue pratique, nous nous limiterons
163à un seul, au plus important: la différence d'aperture, et nous omettrons les
renseignements techniques.

Nous savons qu'il n'y a pas vraiment de limite qui sépare les sons du langage en
voyelles et en consonnes, mais qu'il y a en réalité une échelle ininterrompue de sons
allant des plus ouverts (les plus vocaliques) aux plus fermés (les plus consonantiques).
Toute voyelle est plus ou moins consonantique et toute consonne plus ou moins
vocalique. Puisqu'il en est ainsi, on ne pourra pas étudier les séquences de consonnes
sans s'occuper des voyelles; il faudra étudier les séquences de sons, des plus ouverts
aux plus fermés.

En parlant, on ouvre la bouche quand elle est fermée, puis on la ferme quand elle
est ouverte, et ainsi de suite. M. de la Palice l'aurait dit et M. Jourdan l'aurait compris.
Comme la lumière jaillit par les contrastes, étudions, pour commencer, les séquences
de sons qui produisent les plus grands contrastes d'ouverture et de fermeture. Ces
séquences devront comprendre les voyelles les plus ouvertes (a, o, e) et les consonnes
les plus fermées (p, t, k).

Prenons donc un mot comme départ, et voyons ce qui se passe quand on le prononce
conformément aux habitudes de syllabation française. Dans la séquence é/p, on a
l'impression que la syllabation sépare cruellement les deux sons consécutifs (c'est-àdire
que la voyelle a une tension décroissante, la consonne une tension croissante, et
que le changement de sens de la tension — ce qu'on appelle la coupe syllabique — s'est
produit dans le cours de la transition de la voyelle à la consonne). On remarque en
même temps que la transition de la voyelle à la consonne s'est faite dans un mouvement
fermant. — Faisons un pas en avant. Dans la séquence p/a, on a l'impression
assez nette que la syllabation unit étroitement les deux sons consécutifs. On remarque
en même temps que la transition de la consonne à la voyelle s'est faite dans un
mouvement ouvrant. — Nous avons là, bien entendu, des cas extrêmes de fermeture
et d'ouverture qui correspondent à des impressions des plus nettes de syllabation.
Entre ces deux extrêmes, nous soupçonnons qu'il peut y avoir une infinité de cas
beaucoup moins clairs. Mais il saute aux yeux qu'il doit exister une relation: entre
le sens du mouvement de transition et la syllabation; entre le degré du mouvement
de transition et la syllabation. Pour le confirmer et le préciser, nous ferons appel à ce
qu'on nomme l'aperture.

Le mot aperture s'emploie au lieu d'ouverture lorsqu'on veut désigner le degré
d'ouverture (écartement du canal vocal) d'après une classification conventionnelle
qui peut être plus ou moins étroite suivant les besoins du problème. Pour la syllabation,
nous employons la classification suivante en six degrés que nous appelons:
apertures 1, 2, 3, 4, 5, 6.

aperture 1: occlusives | p t k b d g

aperture 2: nasales | m n

aperture 3: fricatives | f s ʃ v z ʒ

aperture 4: liquides et mouillées | r l n

aperture 5: semi-voyelles | j w ɥ164

aperture 6: voyelles 6a | i u y | 6b | e o ø ɛɔ œ ɛ̃ ɔ œ̃ | 6c | a ɑ̃

Dressons une série d'exemples en faisant suivre et précéder l'aperture 1 de toutes les
autres:

degrés d'aperture: 1/6 départ

1/5 troupier

1/4 patrie, tableau, aiglon

1/3 budget, pas d'si tôt

1/2 ethnique, maintenant

1/1 captif

2/1 hanneton

3/1 costume

4/1 parti, calcul

5/1 taille tout

6/1 départ

Dès qu'on lit avec observation cette série d'exemples, on se rend compte (et l'expérimentation
le vérifie) que chacune de ces séquences présente un degré différent de
syllabation. La règle traditionnelle, qui voudrait que dans les trois premières séquences
la coupe syllabique tombe avant le premier son, et dans toutes les autres entre les
deux sons, n'est vraiment juste que pour les deux extrémités, les séquences 1/6 et 6/1.
Elle n'est pas absolument exacte pour les séquences 1/5 et 1/4 où la coupe syllabique
empiète déjà un peu sur le début de la première consonne. Elle est surtout très fausse
dans les séquences 1/3 à 5/1 où la coupe syllabique ne tombe pour ainsi dire jamais
entre les deux consonnes, mais le plus souvent dans le cours de la première consonne.

Examinons chacune des séquences.

Séqu. 1/6. Nous l'avons vu, le mouvement transitoire est fort ouvrant, l'union des deux
sons est étroite, et la coupe tend à coïncider avec le début du premier son.

Séqu. 1/5. La différence d'aperture est bien moindre, le deuxième son étant assez fermé
pour produire déjà de la friction et non plus seulement de la résonance vocalique. Elle est
cependant grande, et la transition se fait dans un mouvement bien ouvrant qui tend à unir
les deux consonnes et à porter la coupe vocalique si près du début de la première consonne
qu'on peut avoir l'impression qu'elle la précède.

Séqu. 1/4. Le mouvement transitoire est encore nettement ouvrant, mais moins, ce qui
tend à unir un peu moins les deux sons, surtout si l'r est donné de la pointe de la langue. La
coupe syllabique se trouve encore assez près du début de la première consonne pour que
l'impression soit qu'elle la précède.

Séqu. 1/3. La différence d'aperture devient faible, mais elle est encore assez nette pour
qu'on sente un mouvement ouvrant dans la transition quand les deux consonnes sont proches
l'une de l'autre, comme dans la prononciation du Nord. (Il est vrai que dans le Midi, il y a
tendance à désunir les deux consonnes au point même de faire entendre parfois un e muet
entre les deux.) La coupe syllabique se trouve normalement dans la première moitié de la
première consonne, et plus elle est près du début, plus l'impression d'union est nette. De plus,
ici — et ici seulement — il est nécessaire de mentionner au moins une autre des influences qui
entrent en jeu dans la syllabation, l'influence de la force d'articulation. Dans les séquences
1651/3, la première consonne a une force d'articulation considérablement supérieure à la
seconde, ce qui tend à les unir (cf. French Review, XIV, 3).

Séqu. 1/2. Ici l'explosion buccale est généralement remplacée par une explosion nasale-vélaire,
mais de toutes façons, pour passer de la tenue du [t] à celle de l'[n], il faut faire un
mouvement ouvrant. La coupe syllabique tend encore passablement vers le début de la
première consonne, ce qui donne l'impression d'union.

Séqu. 1 /1. Nous arrivons au seul point où la différence d'aperture est négligeable et n'a plus
d'effet sur la place de la coupe syllabique qui est alors très variable. Mais par analogie avec
les séquences qui commencent par une consonne forte, le français tend à placer la coupe
plus près du début de la première consonne que de sa fin, ce qui explique que l'impression —
toujours flottante — soit plutôt à l'union qu'à la séparation. Ainsi la perte de l'équilibre
dépend un peu des éléments de la séquence. Qu'on en juge par les exemples suivants d'apertures
égales dans tous les degrés: 1/1, captif; 2/2, calomnie; 3/3, blasphème; 4/4, galerie;
5/5, taille huit [jɥ]; 6/6 européen.

Séqu. 2/1. Maintenant la transition se fait dans un mouvement légèrement fermant.
La coupe syllabique tend à se porter dans la seconde partie de la première consonne, et l'impression
de séparation commence, mais elle n'est pas nette.

Séqu. 3/1. Le mouvement fermant est un peu plus accentué. La coupe syllabique tend un
peu plus vers la fin de la première consonne, et l'impression de séparation est plus fréquente,
mais pas encore forte ni régulière.

Séqu. 4/1. La transition devient nettement fermante, et la coupe syllabique tend plus
fortement vers la fin de la première consonne, mais elle est encore loin de tomber entre les
deux consonnes. L'impression de séparation des deux sons domine, mais n'est certes pas
complète, surtout avec l'r dorsal.

Séqu. 5/1. Le mouvement fermant est maintenant ample, mais pas encore assez pour que
la coupe syllabique se porte nettement entre les deux sons et pour que l'impression de séparation
soit absolue.

Séqu. 6/1. Ce n'est qu'ici que le mouvement de transition est assez fermant pour que la
coupe syllabique atteigne vraiment la fin du premier son et que l'impression de séparation
des deux sons soit nette.

En résumé, pour deux sons consécutifs de la chaîne parlée française, la syllabation
répond aux tendances suivantes:

a. Dans la mesure où l'aperture du premier son d'une séquence est plus petite que
celle du second, la coupe syllabique tend à se porter vers le début du premier, et l'impression
d'union augmente
.

b. Inversement, dans la mesure où l'aperture du premier son d'une séquence est
plus grande que celle du second, la coupe syllabique tend à se porter vers la fin du
premier, et l'impression de séparation augmente.

c. Dans la mesure où la différence d'aperture est grande, la marge de la place de la
coupe syllabique se rétrécit, et l'impression d'union ou de séparation se fait plus
nette.

d. Inversement, dans la mesure où la différence d'aperture est minime, la marge
de la place de la coupe syllabique s'élargit, et l'impression d'union ou de séparation
se fait plus flottante.

Remarque. Les principes b, c et d ne sont que des répétitions, sous formes différentes,
du principe a.166

Conclusion

1. La syllabation phonétique française ne répond pas à des règles absolues, mais à
des tendances.

2. Dans toute séquence de deux sons, la syllabation phonétique dépend principalement
du sens (ouvrant ou fermant) du mouvement transitoire, et de son degré (conventionnellement,
six apertures).

3. L'équilibre des forces qui tendent à séparer et à unir deux sons consécutifs
correspond sensiblement à l'opposition symétrique des différences d'aperture. (Le
degré d'union dans pâti, patrie, Patsy, est sensiblement égal au degré de séparation
dans pâti, partie, pastille.)

4. L'idée traditionnelle de division de deux consonnes consécutives dans la syllabation
phonétique ne correspond aucunement à la réalité. La coupe syllabique ne se
produit normalement entre deux sons consécutifs que dans la séquence voyelle-consonne.
Pour deux consonnes, la coupe syllabique se trouve dans le cours de la
première, tendant vers le début de cette première dans la mesure où la transition
est ouvrante, et vers la fin de cette première dans la mesure où la transition est
fermante
.167

1* Déjà publié dans The French Review, XVII, 5 (March, 1944), pp. 281-285.