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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T22

L'e muet dans la coupe syllabique *1

On lit, dans un des récents traités de prononciation française à l'usage des étudiants
étrangers, la règle suivante:

“When a word contains a written mute e which disappears in the pronunciation,
the consonant that precedes the written mute e belongs to one syllable and the consonant
or consonants that follow the written mute e, to another syllable:

env(e)-lo-pper, | ɑ̃v-lo-pé;

él(e)-ver, | el-vé;

am(e)-ner, | am-né;

dév(e)-lopper, | dev-lo-pé, etc.

The above phonetic division does not correspond to the written division”. 12

Le lecteur se pose aussitôt la question: comment les syllabes se séparent-elles dans
des mots où les mêmes groupes de consonnes se trouvent réunis dans une position
semblable, sans e muet pour les séparer? Et il cherche de tels mots pour les opposer
aux exemples de la règle.

Seul le troisième de ces quatre exemples peut présenter une opposition dans la
manière de séparer les syllabes suivant qu'il y a ou qu'il n'y a pas d'e muet entre les
deux consonnes. En effet il peut arriver qu'on dise calo-mnie, inde-mnité, gy-mnastique,
bien qu'il soit généralement admis que la séparation se fait entre m et n. Mais on ne
prononce jamais be-lvédère, ca-lvaire, a-lvéole, la séparation se faisant toujours entre
les deux consonnes du groupe lv. Quant au groupe vl, il n'existe pas en français entre
voyelles, on ne peut donc le comparer à v(e)l.

Si, aux exemples cités, on en ajoute un qui représente les groupes de consonnes dits
inséparables (batterie, comparable à patrie), on se rend mieux compte qu'il se pose
là un problème discutable et que nous énoncerons de la façon suivante:

Dans le cas d'un groupe intervocalique de deux consonnes, la coupe syllabique est-elle
altérée par la présence, entre les deux consonnes, d'un e muet (écrit, mais qui
disparaît dans la prononciation)?168

Nous avons établi, pour étudier ce problème, une série des oppositions du type
patrie-batterie qu'on trouve en français.

tableau Liste I | Liste II | groupes inséparables | occlusive-liquide | appris | empereur | vibrons | biberon | patrie | batterie | prendrai | broderai | écrou | banqueroute | aggraver | droguerie | complet | appeler | doublé | gobelet | athlète | côtelette | puddler | modeler | gicler | coqueluche | occlusive-fricative | capsule | dépecer | abjurer | gabegie | advint | vaudeville | occlusive-nasale | atmosphère | battement | admis | lendemain | dogmatique | vaguemestre | ethnique | maintenant | échidnée | cadenas | technique | haquenée | diagnostique | déguenillé | nasale-nasale | calomnie | démener | occlusive-occlusive | captif | rapetisser | acteur | paquetage | anecdote | aqueduc | vodka | brodequin | fricative-liquide | affront | chauffrerette | avril | souverain | disloquer | bracelet | Israélite | causerie169

tableau groupes séparables | fricative-occlusive (ou nasale) | diphtongue | taffetas | presbyte | iceberg | masqué | troussequin | transmis | pansement | plansichter | acheter | liquide-consonne | inculpé | calepin | culbute | hallebarde | culture | bulletin | soldat | bouledogue | calmant | roulement | balnéaire | Villeneuve | calvaire | élever | répulsif | caleçon | balsamique | alezan | heurter | pureté | serment | errement | parfait | carrefour | chercher | derechef | berlue | bourrelet

Retenons bien qu'il ne s'agit pas ici de discuter le sujet de la syllabation, encore moins
celui de la syllabe, mais simplement un aspect comparatif de coupe syllabique. Nous
ne chercherons donc pas à déterminer où se séparent les syllabes dans chaque cas,
mais seulement si elles se séparent de la même manière dans les deux listes.

Nous savons qu'il y a passage d'une syllabe à une autre quand un son à tension
croissante suit un son à tension décroissante. 23

La coupe syllabique se fait avant les deux consonnes quand la première est à tension
croissante aussi bien que la seconde, car la voyelle qui précède a toujours une tension
décroissante. L'énergie articulatoire se dépense alors surtout sur la première consonne.

ca-ptif, a-près

Mais quand la première consonne est à tension décroissante et la deuxième seulement
à tension croissante, la coupe syllabique se fait entre les deux consonnes. L'effort
articulatoire se porte alors sur la deuxième plus que sur la première.

cap-tif, ar-pent

S'il est à peu près impossible, sans l'aide des instruments, d'observer le sens de la
tension pendant la prononciation des consonnes, il n'est pas impossible de distinguer
laquelle des deux consonnes attire la plus forte dépense d'énergie articulatoire.
170Prononçons donc tous ces mots avec un débit assez naturel pour que les e muets ne se
fassent pas entendre, et tâchons de distinguer sur laquelle des deux consonnes se
porte l'effort articulatoire. Il est important de faire suivre chaque mot de la liste I par
le mot de la liste II qui lui est opposé.

Pour les groupes dont la première est une occlusive et la seconde une liquide, l'effort
articulatoire dominant est toujours sur la première consonne, dans la liste II aussi
bien que dans la liste I. La différence d'aperture entre les deux consonnes de chaque
groupe est trop grande pour qu'il puisse en être autrement. La coupe syllabique se
fait donc de la même manière dans les deux listes pour ces premiers mots.

Inversement, pour les groupes dont la première est une liquide et aussi pour ceux
dont la première est une fricative et la deuxième une occlusive (ou une nasale), la
plus forte dépense d'énergie articulatoire va toujours à la deuxième consonne dans la
liste II; mais il en est de même dans la liste I. (Ici, c'est la deuxième consonne qui a
la plus petite aperture.) La coupe syllabique se fait donc identiquement dans les deux
listes pour ces derniers mots.

Ce n'est que dans les autres groupes qu'il peut être difficile de distinguer laquelle
des deux consonnes attire l'effort articulatoire dominant; et cela arrive aussi bien
pour la liste II que pour la liste I. Cette hésitation correspond principalement au
manque de différence entre les apertures des deux consonnes. 34 Il semble que l'effort
articulatoire puisse dominer dans une consonne aussi bien que dans l'autre. M.
Grammont déclare que la prononciation a-ptitude est la plus fréquente bien que la
prononciation ap-titude existe aussi. 45 Mlle Durand fournit deux tracés du mot
aptitude. 56 Sur l'un, la tension est décroissante pour p et croissante pour t; sur l'autre
la tension est croissante pour les deux. Elle présente aussi un tracé de sept sous, prononcé
setsu, sur lequel la tension est croissante pour t comme pour s. 67 Cela contredit
la notion, généralement admise, que ces groupes (sauf fr et vr) sont séparés entre les
deux consonnes. Quoi qu'il en soit, pour les groupes de consonnes dont la prononciation
est incertaine, on observe que si l'effort articulatoire se porte sur la deuxième
consonne dans la liste I (ac-teur), il en est de même et à plus forte raison pour le mot
correspondant de la liste II (paqu(e)-tage); et que si l'effort dominant se porte sur la
première consonne dans la liste I (a-dmis) il est rare qu'on ne le fasse pas porter
également sur la première consonne dans le mot correspondant de la liste II (len-d(e)main).171

En résumé, cela ne nous laisse pas beaucoup de mots de la liste II pour lesquels la
coupe syllabique soit différente de celle des mots correspondants de la liste I. Il n'y
en a point dans les premiers mots, ni dans les derniers, et il peut s'en trouver quelques-uns
dans les mots du milieu, mais seulement dans le cas où l'on ne sépare pas les
deux consonnes dans la liste I.172

1* Déjà publié dans Le Français Moderne, 7, 2 (April, 1939), pp. 154-158.

21 Nous nous abstenons de donner le titre du livre, d'abord parce que c'est une édition provisoire,
et en second lieu parce que la règle citée n'est pas celle que nous entendons discuter ici; elle y conduit
seulement.

32 Maurice Grammont, Traité de Phonétique (Paris, Delagrave, 1933), p. 102.

43 Si les groupes occlusive-fricative ne sont pas aussi nettement inséparables (capsule) que les groupes
fricative-occlusive ne sont séparables (masqué), c'est surtout qu'il est plus facile de prononcer les
consonnes séparément qu'ensemble, même avec la tension musculaire du français moderne. Il est
donc nécessaire, entre autres conditions, pour que deux consonnes successives soient à tension
croissante, que la deuxième ait une aperture nettement supérieure à la première; mais pour que deux
consonnes soient clairement séparées par la coupe des syllabes, il n'est pas nécessaire que la première
ait une aperture supérieure à la deuxième d'une manière aussi marquée.

54 Maurice Grammont, op. cit., pp. 100-101.

65 Marguerite Durand, Étude expérimentale sur la durée des consonnes parisiennes (Paris, Français
Moderne, 1936), p. 21.

76 Ibid., p. 17.