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Delattre, Pierre. Studies in French and Comparative Phonetics – T26

Sur les origines celtiques de la
prononciation française *1

La grâce et la légèreté avec lesquelles M. Thérive dispose de l'influence celtique dans
l'histoire de notre langue fera écarquiller les yeux des linguistes et grincer les dents
des Celtomanes. Il faut remettre les choses au poing.

Quand M. Thérive conclut que la celtomanie de certains linguistes n'a aucun fondement,
c'est la superficialité de ses connaissances linguistiques qui le mène à la dérive,
M. Thérive. Il se base sur les quatre mots de gaulois qui nous restent, c'est-à-dire sur
le vocabulaire. Il y a là un gros malentendu. L'origine du vocabulaire, c'est peu
de chose dans l'histoire d'une langue. Ce qui compte, c'est l'origine de la prononciation
de ce vocabulaire, l'histoire des sons d'une langue. Car une langue c'est
avant tout des sons, une matière orale, d'abord modelée par la bouche, puis transportée
dans l'air sous forme d'ondes lentes, et qui vient caresser l'oreille. Le son est
la vraie réalité de la langue; tout le reste n'est qu'abstraction. L'écriture d'une langue
est une abstraction qui permet de communiquer comme oralement à distance —
distance de siècles ou distance de lieues. Qu'est-ce qui est le plus intéressant? De
savoir que le “mois d'août” vient des mots latins “mensem augusti” (venus eux-mêmes
de mots indo-européens, et avant cela mots simiesques) ou de savoir comment
et pourquoi les six sons de “mensem” sont devenus les trois sons de “mwa” et les sept
sons de “augusti” le seul son de “ou”? Le point capital n'est-il pas de savoir que si les
cinq syllabes de “mensem augusti” ont abouti aux deux syllabes de “mwa d'où” c'est
parce que, pendant des siècles de notre histoire, elles ont été modelées, mâchées par
des bouches celtiques dont les habitudes articulatoires étaient à l'opposé de celles des
Latins? On pourrait naturellement en dire autant des formes, de la syntaxe et de la
sémantique: toutes ont passé par des siècles de modelage, de façonnage, de pétrissage
dans les cervelles gauloises. Le vocabulaire n'est que la pâte d'une langue. Ce qui
importe, c'est la main, l'œil, la pensée du sculpteur. Le principal sculpteur des sons du
français — sons dans le moule desquels les poètes du bayou coulent leur pensée — c'est
la race celtique, c'est les Gaulois. Une petite histoire de la prononciation française
nous le fera comprendre.

Disons tout de suite que l'influence de l'articulation celtique n'est pas la seule. Il
215faut en compter deux; celle des Celtes et celle des Germains. Mais la première est de
beaucoup la plus profonde. C'est elle qui contracte les mots latins, qui transforme
voyelles et consonnes fortes, en un mot qui rend la langue française totalement différente
des autres langues romanes: comparez, par exemple, les trisyllabes espagnols
agosto, cabeza aux monosyllabes français août, chef.

Mais procédons par ordre.

La cause première de ces profondes modifications du langage, il faut la voir dans
le sol et le climat. La France n'est autre qu'une situation géographique. C'est cette
situation qui attire encore les meilleurs esprits du monde civilisé, lesquels, à leur tour,
entretiennent cet unique foyer artistique et intellectuel qu'est Paris. Il semble que de
tout temps la terre de France ait été l'envie des autres peuples. Entre la rudesse du
nord et l'aridité du midi se trouvent les climats tempérés, le sol incomparablement
fertile de France la doulce. D'où les invasions incessantes qu'elle a subies, tant du
nord que du sud. Les Ibères venaient du sud (Basques d'aujourd'hui), les Ligures du
nord (Alpins d'aujourd'hui), les Grecs du sud (ils ont fondé les villes du Littoral),
les Celtes du nord (traversant le Rhin vers le VIe siècle avant J.-C). Les Romains
venaient du sud (Ier siècle avant J.-C), les Germains du nord (Ve siècle après J.-C),
les Arabes du sud (VIIe siècle) et les Normands du nord (IXe siècle). C'était un jeu,
évidemment, et qui ne s'est pas terminé là. Mais nous passerons sous silence les
autres invasions parce qu'elles n'ont plus observé la règle de l'alternance nord-sud.
Là, quelqu'un a triché.

De toutes ces invasions, nous en retiendrons trois: celle des Celtes, celle des Romains
et celle des Germains. Les autres n'ont pas d'intérêt pour l'histoire de la prononciation.

Les Romains, grâce aux écoles et à la supériorité de leur civilisation purent imposer
leur langue. Mais les Gaulois avaient des habitudes articulatoires relâchées qui
n'étaient pas faites pour le latin. Ils le prononcèrent aussi mal que nos pires élèves
s'attaquant au français moderne. Dans leur bouche aux muscles détendus, les voyelles
pures se diphtonguèrent (é devint éi, è devint ié, a devint ai, o ouvert devint ouè, o
fermé devint oou, etc.), les consonnes pures se palatalisèrent et s'affriquèrent (ki
devint tsyi, ka devint tchya, l et n devant palatales devinrent l et n mouillés, etc.), et
ils supprimèrent graduellement toutes les syllabes faibles, c'est-à-dire plus d'une syllabe
sur deux. Ce manque de tenue amena des mots comme kà-me-ram à tchyambr et
ki-wi-ta-tem à tsyitàit. Ce n'était plus du latin mais ce devait être, dans un tout autre
genre, une fort gaillarde langue. Elle avait le ressort, l'élasticité que donnent les
alternances de syllabes faibles et de syllabes fortes. Comme l'anglais d'aujourd'hui,
elle se prêtait admirablement au rythme poétique. C'est à peu près la langue de la
Chanson de Roland.

Poursuivons. Les marques du relâchement se maintiennent dans la vieille langue
jusque vers le XIIe ou XIIIe siècle mais dès le VIIIe siècle on peut remarquer que le
développement de la prononciation prend une nouvelle direction. Les nouveaux mots
ne subissent plus le phénomène de la palatalisation qui est le signe le plus caractéristique
216du relâchement. Graduellement, les diphtongues deviennent des voyelles
pures, les consonnes affriquées des consonnes pures et les syllabes s'égalisent. On
arrive à la Renaissance, et la prononciation a atteint le niveau supérieur de tension
articulatoire qui caractérise le français moderne. Qu'est-il arrivé pour que se produise
un tel renversement des tendances?

Rien moins que les grandes invasions germaniques (Ve siècle). Les Francs, bien que
militairement vainqueurs, avaient adopté la langue et la civilisation du pays conquis —
contrairement à ce qu'avaient fait les Romains. Mais leurs habitudes articulatoires
étaient différentes de celles des Gaulois. Trois siècles plus tard — temps qu'il faut pour
que la fusion des races soit complétée — l'influence des Germains apparaît sous forme
d'une réduction dans le relâchement — mouvement qui se poursuivra de lui-même,
porté par la force d'inertie.

Comment peut-on vérifier que l'articulation des Celtes était plus détendue que celle
des Germains? Le plus simplement en comparant l'allemand et l'anglais modernes.
L'anglais, c'est en somme du vocabulaire germanique avec une prononciation celtique
puisque, lors des invasions par les Angles et les Saxons (IVe siècle), les Iles
Britanniques étaient habitées par des Celtes (depuis le VIe siècle avant J. C, comme
la Gaule). Or l'allemand est bien moins relâché que l'anglais: il a toujours résisté à
la palatalisation consonantique qui a eu lieu en France gauloise et en Angleterre
britannique. Le mot Caesar a gardé son k intact dans le mot kaiser tandis qu'en
vieux français le même mot était devenu tsyesar. De même, le k se conserve dans
Käse, Kind, Kirche, mots qui deviennent cheese, child, church dans la bouche des
Celtes d'Angleterre.

Voilà donc à pas de géant l'histoire de la prononciation française. Elle est unique
en ce qu'elle a deux phases, de sens complètement opposés: pendant la première
l'articulation va en se relâchant, pendant la seconde en se tendant. Chacune dure des
siècles, mais la morsure de la première est la plus profonde. Le changement de sens
opère son long tournant du VIIIe au XIIe siècle environ. Les linguistes appellent ces
deux forces successives le substrat celtique et le superstrat germanique. A ces termes
barbares, les poètes du bayou préféreront l'image du sculpteur qui pétrit d'abord sa
glaise à pleines paumes pour mieux lui imprimer ensuite une forme originale.217

1* Déjà publié, en réponse à Libre histoire de la langue française d'André Thérive (Paris, Stock, 1945),
dans Le bayou, 62, pp. 316-318.